8

Serpent s’éveilla aux premiers rayons d’un lever de soleil écarlate. Melissa avait disparu. Elle avait dû s’esquiver en catimini pour regagner son écurie. Serpent craignait pour elle.

Elle s’extirpa de la banquette sur laquelle elle était recroquevillée et regagna sa chambre à pas feutrés, toujours enveloppée de sa couverture. La tour était fraîche et silencieuse. Gabriel était parti. Tant mieux, pensa-t-elle ; elle était exaspérée contre lui et ne voulait pas galvauder sa colère. Ce n’était pas lui qui en était digne, et cette fureur trouverait un meilleur emploi. Elle se leva, puis s’habilla en contemplant la vue de la vallée, encore ombragée en grande partie par les pics se dressant à l’est. Elle voyait la zone obscure perdre lentement du terrain du côté de l’écurie et du quadrillage régulier des paddocks aux clôtures blanches.

Soudain un cheval surgit au soleil, et son ombre, démesurément allongée, progressa sur le pré étincelant en une marche fantastique. C’était le grand étalon pie ; Melissa était perchée sur son dos.

Le cheval partit au petit galop, traversant le pré d’un mouvement régulier. Serpent enviait à sa protégée le plaisir de chevaucher ainsi, le visage fouetté par l’air frais du matin. Il lui semblait entendre le bruit creux des sabots sur le sol, sentir le parfum de l’herbe tendre, voir jaillir sur son passage les gouttes de rosée étincelantes.

L’étalon galopait, sa crinière et sa queue flottant au vent. Melissa était presque couchée sur son garrot. Un des hauts murs de clôture se dressa devant elle.

Serpent retint son souffle, persuadée que l’enfant n’était plus maîtresse de sa monture. Le cheval maintenait son allure. Serpent se pencha par la fenêtre comme pour les retenir dans leur course avant que l’étalon ne projette sa cavalière sur le mur. On sentait qu’il bandait ses muscles alors que Melissa était d’un calme souverain. Le cheval prit son élan et, en un vol majestueux, franchit l’obstacle impeccablement.

Il ralentit ensuite l’allure, passant du petit galop au trot pour regagner enfin l’écurie à pas posés, noblement, comme s’il n’était pas plus pressé que Melissa de la réintégrer.

La fillette venait de dissiper tous les doutes que Serpent pouvait avoir sur la véracité de ses dires. Elle avait la certitude que Ras abusait d’elle car, à cet égard, sa détresse et sa gêne ne pouvaient être feintes, mais Serpent s’était interrogée sur la réalité de ses prouesses d’écuyère : n’était-ce pas un fantasme explicable ? Non, l’enfant montait bien le cheval de Gabriel. Elle était utile à Ras et sa libération n’en serait que plus difficile. Serpent appréhendait de s’adresser directement au maire, car ils n’avaient l’un pour l’autre aucune sympathie. Comment faire accepter à quiconque ce qu’elle savait de Ras : que c’était un être abject ? À ses yeux même, la chose, vue au grand jour, était à peine croyable. Et Melissa était trop terrorisée pour accuser Ras directement. C’était bien naturel.

Serpent se rendit à l’appartement du maire et frappa à sa porte. Le bruit se répercuta en échos dans les couloirs aux murs de pierre, et elle se rendit compte qu’il devait être très tôt. Elle ne s’en souciait guère ; elle n’était pas d’humeur à respecter l’étiquette. Brian ouvrit la porte.

— Madame ?

— Je viens parler au maire de ma rétribution.

Brian s’inclina et fit entrer la guérisseuse.

— Il est réveillé. Je suis sûre qu’il vous recevra.

Ces mots firent sourciller Serpent car c’était là insinuer que le maire pourrait s’y refuser. Mais Brian avait parlé en serviteur qui vouait à son maître une telle adoration qu’il en oubliait toute autre règle de courtoisie. De toute façon il n’était pas plus digne que Gabriel de la colère de Serpent.

— Il a eu une mauvaise nuit, dit Brian en l’accompagnant à la chambre du maire. Sa croûte le démange terriblement… vous pourriez peut-être… ?

— Si ce n’est pas infecté, c’est l’affaire de la pharmacienne et non la mienne, dit froidement la guérisseuse.

— Mais, madame…

— Je lui parlerai seule, Brian. Veuillez envoyer chercher le maître d’écurie et Melissa.

— Melissa ? (À son tour le vieux serviteur joua du sourcil.) La fillette rousse ?

— Oui.

— Madame, désirez-vous réellement la faire venir ici ?

— Veuillez faire ce que je vous ai demandé.

Il s’inclina légèrement, son visage revêtant de nouveau le masque du parfait serviteur. Serpent, d’un pas ferme, entra dans la chambre du maire.

Il était tout contorsionné sur son lit ; autour de lui et sur le sol, la literie gisait en chiffon. Ses bandages et son pansement avaient glissé de sa jambe, où s’était formée une croûte brune bien nette. Avec une expression de plaisir et de soulagement, il grattait lentement la plaie en voie de guérison.

À la vue de Serpent, il essaya de remonter le bandage à sa place. Il souriait d’un air coupable.

— Ça me démange vraiment, dit-il. Je suppose que c’est bon signe ?

— Grattez tant que vous voudrez, dit Serpent. Je serai à deux jours d’ici quand vous aurez réussi à réinfecter la plaie.

Il retira vivement sa main et replaça la tête sur ses oreillers. Tout en s’évertuant maladroitement à remettre sa literie en ordre, il regardait autour de lui, redevenu irritable.

— Où est Brian ?

— Je l’ai chargé de me rendre un service.

— Je vois, dit le maire d’un ton qui trahissait une certaine irritation. Vous vouliez me voir ?

— Oui, pour me faire payer.

— Mais oui, bien sûr… j’aurais dû vous en parler le premier. Je ne me doutais pas que vous alliez nous quitter si tôt, ma chère.

Serpent détestait être traitée affectueusement par des gens n’ayant pour elle aucune affection. Les mots tendres de Grum, répétés cinquante ou cent fois par jour, ne lui avaient pas blessé l’oreille de pareille manière.

— Il n’est aucune ville, à ma connaissance, où l’on refuse d’être payée en argent de La Montagne. On sait que jamais nous ne falsifions le métal de nos pièces de monnaie, ni ne trichons sur leur poids. Cependant nous pouvons vous payer en pierres précieuses si vous préférez.

— Je ne veux ni l’un ni l’autre. Je veux Melissa.

— Melissa ? Une citoyenne ? Allons donc, il m’a fallu vingt ans pour détruire la réputation de La Montagne comme ville esclavagiste. Nous libérons les esclaves, nous autres.

— Les guérisseurs n’ont pas d’esclaves. J’aurais dû préciser que je veux sa liberté. Elle désire partir avec moi, mais Ras, votre maître d’écurie est – comment dites-vous ? – son tuteur.

Le maire regarda Serpent avec de grands yeux.

— Mais voyons, je ne puis demander à un homme de détruire sa famille.

La guérisseuse réprima toute réaction. Elle ne voulait pas avoir à expliquer les raisons de son dégoût. Ne recevant pas de réponse, le maire s’agita, se frotta la jambe, puis retira la main de son bandage.

— C’est très compliqué. Tâchez de trouver autre chose, voulez-vous ?

— Vous rejetez ma demande ? dit Serpent.

Le ton de sa voix exprimait une menace voilée, et il ne s’y trompa pas. Il sonna et Brian apparut.

— Fais porter un message à Ras. Demande-lui de monter le plus tôt possible. Qu’il vienne avec la petite.

— La guérisseuse l’a déjà envoyé chercher.

— Ah, bon ?

Brian s’étant retiré, le maire fixa la guérisseuse.

— Supposez qu’il refuse ?

— Toute personne est libre de refuser de payer une guérisseuse. Nous ne sommes armés que pour nous défendre et nous ne proférons jamais de menaces. Mais nous évitons les lieux où nous sommes mal reçus.

— En somme vous boycottez tout endroit qui n’a pas l’heur de vous plaire.

Serpent haussa les épaules.

— Ras est là, monsieur, dit Brian à la porte.

— Fais-le entrer.

Serpent se crispa. Elle se forçait à réprimer son mépris et le dégoût qui l’avait envahie. Le grand gaillard entra, mal à l’aise. Il avait les cheveux mouillés, coiffés en arrière à la va-vite. Il s’inclina légèrement devant le maire.

Melissa se tenait derrière lui, craintive, à côté de Brian. Le vieux serviteur la fit entrer, mais elle garda les yeux baissés.

— N’aie pas peur, mon enfant, dit le maire. Tu n’es pas ici pour être punie.

— Drôle de manière de rassurer les gens ! lança Serpent.

— Asseyez-vous, s’il vous plaît, dit le maire avec douceur. Ras… ajouta-t-il, désignant deux fauteuils.

Ras s’assit, jetant à la guérisseuse un regard haineux. Brian, non sans mal, fit avancer Melissa, et elle se tint debout, les yeux toujours fixés au sol, entre Serpent et Ras.

— Ras est ton tuteur, dit le maire. Est-ce exact ?

— Oui, murmura-t-elle.

Ras, étendant le bras, mit un doigt sur l’épaule de l’enfant et lui donna une poussée légère mais ferme.

— Et le respect que tu dois à M. le Maire ?

— Monsieur, dit Melissa d’une voix faible et tremblante.

— Melissa, dit Serpent, le maire t’a fait venir pour savoir ce que tu veux faire.

Ras pivota sur son siège.

— Ce qu’elle veut faire ? Que voulez-vous dire ?

Le maire apaisa Serpent, mais sur un ton plus net, cette fois, de mise en garde.

— Je vous en prie, guérisseuse. Ras, je suis dans une situation extrêmement difficile. Et tu es le seul qui puisse m’aider, mon ami.

— Je ne comprends pas.

— La guérisseuse m’a sauvé la vie et le moment est venu de lui payer ma dette. Elle et ton enfant, semble-t-il, se sont liées d’amitié.

— Alors que voulez-vous que je fasse ?

— Je ne te demanderais pas de faire ce sacrifice si ce n’était pour le bien de notre ville. Et à en croire la guérisseuse, c’est conforme au désir de ton enfant.

— Et que désire-t-elle donc ?

— Ton enfant…

— Melissa, coupa Serpent.

— Elle ne s’appelle pas Melissa, dit Ras d’un ton sec. Ça n’a jamais été son nom.

— Alors dites au maire comment vous l’appelez.

— Il est plus à propos de l’appeler comme je fais que de se donner de grands airs comme fait cette gamine. C’est elle qui s’est donnée le nom que vous employez.

— Alors il lui appartient d’autant plus.

— S’il vous plaît, dit le maire. Il ne s’agit pas de savoir comment s’appelle cette enfant, mais qui doit assumer sa tutelle.

— Sa tutelle ? Nous y voilà enfin ! Vous voulez que je m’en sépare ?

— Tu énonces la chose brutalement… mais correctement.

Ras jeta un regard sur Melissa, qui n’avait pas bougé, puis sur Serpent. Celle-ci vit clairement briller dans ses yeux un éclair de triomphe insolent, mais il fit taire ce sentiment avant de se tourner vers le maire.

— La confier à une étrangère ? Alors qu’elle est sous ma tutelle depuis l’âge de trois ans ? Ses parents étaient des amis à moi. Où pourrait-elle être heureuse hors d’ici ? Partout ailleurs on la dévisagerait…

— Elle n’est pas heureuse ici, dit Serpent.

— On la dévisagerait ? Et pourquoi ? dit le maire.

— Lève la tête, dit Ras à Melissa.

Comme elle n’en faisait rien, il la força à obéir d’un doigt énergique.

Le maire sut réprimer sa réaction mieux que n’avait fait Gabriel, mais sans la dominer entièrement. Melissa évita son regard, baissa la tête en laissant tomber ses cheveux sur son visage, et de nouveau resta les yeux rivés au plancher.

— Elle a été brûlée dans l’incendie de l’écurie, monsieur. Elle a failli en mourir. Je l’ai soignée.

Le maire se tourna vers Serpent.

— Guérisseuse, laissez-vous fléchir.

— Et si elle veut aller avec moi, ça ne compte pas ?

— Veux-tu aller avec la guérisseuse, mon enfant ? Ras a été bon pour toi, n’est-il pas vrai ? Pourquoi veux-tu nous quitter ?

Les mains serrées derrière le dos, Melissa ne répondait pas. Serpent savait qu’elle serait impuissante à la faire parler ; elle avait trop peur, et avec raison.

— Ce n’est qu’une enfant, dit le maire. Elle ne peut prendre une telle décision. C’est à moi qu’en incombe la responsabilité de même que pour tous les enfants de La Montagne dont j’assure la tutelle depuis vingt-cinq ans.

— Alors sachez que je peux faire plus pour elle que vous deux. Si elle reste ici, ce sera pour passer le restant de ses jours dans une écurie. Confiez-la moi et elle n’aura plus à se cacher.

— Elle se cachera toujours, dit Ras. Pauvre petite gueule brûlée.

— Vous avez fait en sorte qu’elle ne l’oublie jamais.

— Ce n’est pas là nécessairement un mauvais service à lui rendre, dit le maire avec douceur.

— Vous ne voyez que la beauté, vous autres ! cria Serpent tout en sachant très bien qu’elle ne serait pas comprise.

— Elle a besoin de moi, dit Ras. Pas vrai, fifille ? Qui prendrait soin de toi comme je le fais ? Et maintenant tu veux me quitter… ? Je ne comprends pas. Pourquoi voudrait-elle partir et pourquoi la voulez-vous ?

— C’est une excellente question, guérisseuse, dit le maire. Pourquoi voulez-vous cette fille ? Les gens seront peut-être trop heureux de dire que si nous avons cessé de vendre nos beaux enfants, c’est pour nous débarrasser de ceux qui sont défigurés.

— Elle ne peut passer toute sa vie à se cacher, dit Serpent. C’est une enfant douée, elle est vive et elle est courageuse. Je peux faire plus pour elle que n’importe qui dans cette ville. Je peux l’aider à trouver un métier. À être une personne qui ne sera pas jugée sur ses cicatrices.

— Une guérisseuse ?

— C’est possible, si tel est son désir.

— En somme vous l’adopteriez ; c’est bien ça ?

— Oui, bien sûr. C’est évident.

Le maire se tourna vers Ras.

— Ce serait un coup magistral pour La Montagne si une de ses filles devenait guérisseuse.

— Elle ne peut être heureuse ailleurs, dit Ras.

— Ne veux-tu pas faire passer avant tout l’intérêt de l’enfant ?

La voix du maire s’était faite plus douce, presque cajoleuse.

— Est-ce son intérêt de lui faire quitter son foyer ? Vous même, feriez-vous cela pour votre…

Ras se tut, blêmissant.

Le maire se coucha sur ses oreillers.

— Non, je ne chasserais pas mon propre enfant. Mais s’il décidait de partir, je l’y autoriserais. Toi et moi, nous avons des problèmes similaires, mon ami, ajouta-t-il en adressant à Ras un sourire triste. Merci de me le rappeler.

Il croisa les mains sous sa tête et fixa longuement le plafond.

— Vous ne pouvez pas la laisser partir, dit Ras. Autant la vendre comme esclave.

— Ras, mon ami, dit le maire avec douceur.

— Je n’en démordrai pas. Je sais ce que je dis et tout le monde me donnera raison.

— Mais songe au profit…

— Pouvez-vous croire qu’il se trouvera quelqu’un pour envisager de faire de cette pauvre gosse une guérisseuse ? Ça ne tient pas debout !

Melissa jeta sur sa protectrice un regard rapide, furtif, masquant comme toujours ses émotions, puis baissa les yeux.

— Je n’aime pas être traitée de menteuse dit Serpent.

— Guérisseuse, les paroles de Ras dépassaient sa pensée. Gardons tous notre calme. Il ne s’agit pas tant de la réalité que des apparences. Les apparences sont une chose très importante car les gens jugent d’après elles. Je dois en tenir compte. Ne croyez pas que ma charge soit facile à assumer. Je connais plus d’un jeune brandon de discorde – jeune ou pas tellement jeune – qui me chasserait de chez moi si je ne veillais au grain. Peu leur importent mes vingt années de service. Si l’on m’accusait d’enfreindre les lois contre l’esclavage…

Serpent voyait le maire s’acheminer de nouveau vers un refus sans qu’elle pût rien faire pour renverser le courant. Ras avait su choisir les arguments auxquels il devait être le plus sensible. Et Serpent avait eu tort de croire qu’on lui ferait confiance, ou à tout le moins qu’on lui donnerait satisfaction. Pourtant la possibilité d’un interdit prononcé par les guérisseurs contre La Montagne constituait un problème à long terme, problème rendu plus grave encore par la rareté de leurs visites depuis quelques années.

Si le maire pouvait cependant risquer d’accepter l’ultimatum de Serpent elle ne pouvait prendre le risque de le mettre à exécution. Elle ne pouvait laisser Melissa à son tuteur un jour de plus, une heure de plus, elle l’avait trop dangereusement compromise. Qui plus est, elle n’avait pas caché son antipathie pour le maître d’écurie, le maire pourrait donc ne pas ajouter foi à ses révélations. Même si Melissa l’accusait, il n’y aurait pas de preuves contre lui. Serpent cherchait désespérément un autre moyen d’obtenir la liberté de Melissa ; elle espérait n’avoir pas déjà détruit toutes ses chances d’y parvenir.

Elle dit, avec tout le calme dont elle était capable :

— Je retire ma requête.

Melissa eut un sursaut mais s’abstint de lever les yeux. Le visage du maire prit une expression de soulagement, et Ras se cala dans son fauteuil.

— À une condition, dit Serpent. Lorsque Gabriel partira, il ira vers le nord. Que Melissa l’accompagne jusqu’à Middlepath.

Serpent ne dit rien des projets de Gabriel ; c’était son affaire et cela ne regardait personne.

— Dans cette ville exerce une excellente éducatrice de filles, et sa porte est ouverte à quiconque peut avoir besoin de ses conseils.

Une tache humide s’élargit sur le devant de la chemise de Melissa tandis que coulaient ses larmes sur le tissu grossier. Serpent enchaîna rapidement :

— Laissez partir Melissa avec Gabriel. Son éducation, pour être entreprise si tardivement, prendra peut-être plus longtemps qu’à l’ordinaire. Mais il y va de sa santé et de sa sécurité. Même si Ras l’aime – ce mot faillit l’étrangler –, l’aime trop pour la confier aux guérisseurs, il n’ira pas lui refuser cela.

La face rougeaude de Ras pâlit.

— Middlepath ? dit le maire, se renfrognant. Nous avons ici d’excellents éducateurs. Pourquoi faudrait-il l’envoyer à Middlepath ?

— Je sais que vous faites grand cas de la beauté, mais je crois que vous prisez aussi la maîtrise de soi. Que Melissa en apprenne les techniques, dût-elle chercher ailleurs une éducatrice.

— Vous prétendez que cette enfant n’a jamais été éduquée ?

— Bien sûr que si ! cria Ras. C’est un subterfuge pour soustraire cette enfant à notre tutelle ! Vous vous croyez tout permis ! hurla-t-il à l’adresse de la guérisseuse. Vous croyez pouvoir vous amener ici pour tout chambouler à votre guise, et vous avez la prétention de faire avaler tout ce que vous pouvez raconter sur moi, vous et cette petite morveuse ingrate ? Tout le monde vous craint, vous et vos reptiles visqueux, mais moi je n’ai pas peur. Lâchez-en un contre moi, allez-y, et je l’écrabouillerai.

Il se tut brusquement et jeta des regards autour de lui comme s’il avait oublié où il se trouvait. On eût dit un acteur incapable de réussir sa sortie.

— Vous n’avez rien à craindre de mes serpents, dit Serpent.

Mais le maire, indifférent à cette empoignade, se pencha sur Melissa.

— Mon enfant, as-tu été confiée à une éducatrice ?

Melissa hésita, puis répondit :

— Je ne sais pas ce que c’est.

— Personne ne voudrait d’elle, dit Ras.

— Ne dis pas de bêtises. Nos éducatrices ne refusent personne. Oui ou non, as-tu fait le nécessaire ?

Ras, les yeux fixés sur ses genoux, ne répondait pas.

— C’est facile à vérifier.

— Non, monsieur.

— Non ! Tu dis non ?

Le maire écarta ses draps d’un coup sec, trébucha, se rattrapa. Il se dressa devant Ras ; les deux hommes se faisaient face, tous deux grands et beaux, l’un livide de rage, l’autre blême devant cette fureur.

— Pourquoi non ?

— Elle n’en a pas besoin.

— Comment peux-tu oser dire une chose pareille ? cria le maire se courbant toujours davantage sur le maître d’écurie, qui, dans un mouvement de recul, se tassait au creux de son fauteuil. Tu oses mettre sa vie en danger, tu oses la condamner à l’ignorance et à l’insécurité ?

— Elle n’est pas en danger. Elle n’a pas besoin de protection… qui voudra jamais la toucher ?

— Toi, tu me touches ! cria Melissa, et elle alla se jeter sur Serpent, qui la serra dans ses bras.

— Toi… ?

Le maire se redressa et fit un pas en arrière. Brian, en une apparition silencieuse, le soutint contre l’effort excessif infligé à sa jambe.

— Que veut-elle dire, Ras ? Pourquoi a-t-elle l’air terrorisée ?

Ras secoua la tête.

— Faites-le parler ! cria Melissa, campée face aux deux hommes. De force ! insista-t-elle.

Le maire s’avança vers elle en boitillant et se pencha sur elle gauchement. Il la regarda droit dans les yeux, et elle soutint son regard.

— Je sais qu’il te fait peur, Melissa. Mais pourquoi lui fais-tu tellement peur ?

— Parce que Mme Serpent me croit.

Le maire fit une longue inspiration.

— Etais-tu consentante ?

— Non, murmura-t-elle.

— Sale petite mioche ingrate ! hurla Ras. Affreuse chipie ! Qui, à part moi, voudra d’elle ?

Sourd à ces insultes, le maire prit la main de Melissa dans les siennes.

— La guérisseuse sera désormais ta tutrice. Tu es libre de partir avec elle.

— Merci, merci, Monsieur le Maire.

Le maire se redressa en titubant.

— Brian, trouve-moi ses certificats de tutelle dans les archives… Assieds-toi, Ras… Autre chose, Brian ; il me faut un messager à cheval. Pour aller en ville et faire venir les redresseurs.

— Espèce de marchande d’esclaves, grommela Ras. C’est comme ça que vous nous volez nos enfants ? Les gens vont…

— Tais-toi, Ras, dit le maire, qui, tout pâle, paraissait beaucoup plus épuisé que ne l’eût justifié le bref effort qu’il venait de fournir. Je ne puis t’exiler, et je suis responsable de la sécurité de mes administrés. Je dois protéger leurs enfants. Ce dont tu souffres, j’en souffre aussi, et il faut y porter remède. Veux-tu voir les redresseurs ?

— Je n’ai que faire des redresseurs.

— Que préfères-tu ? Accepter de les voir ou être jugé.

Ras se laissa tomber lentement dans son fauteuil et fit un signe de tête affirmatif.

— J’accepte de les voir.

Serpent se leva, le bras sur les épaules de Melissa. L’enfant tenait sa protectrice par la taille, la tête légèrement tournée de telle sorte que sa brûlure était presque cachée. Elles sortirent.

— Merci, guérisseuse, dit le maire.

— Au revoir, dit Serpent, et elle ferma la porte.

Elle regagna sa chambre avec Melissa, le long du couloir aux échos sonores.

— J’ai eu une de ces peurs ! dit Melissa.

— Moi aussi. Pendant un moment j’ai pensé qu’il allait falloir t’enlever.

— Vous l’auriez fait ?

— Oui.

— Je regrette.

— Tu regrettes ! Quoi donc ?

— J’aurais dû vous faire confiance. Oui, j’aurais dû. C’est ce que je ferai toujours à partir d’aujourd’hui. Je n’aurai plus peur.

— Tu avais le droit d’avoir peur, Melissa.

— En tout cas c’est fini. Pour toujours. Où allons-nous ?

C’était la première fois, depuis que l’enfant avait offert à Serpent de monter Ecureuil, que sa voix exprimait l’assurance et l’enthousiasme sans aucune nuance de peur.

— Eh bien, le mieux, je pense, c’est que tu ailles vers le nord pour gagner le centre des guérisseurs. Chez moi.

— Et vous ?

— J’ai encore une chose à faire avant de rentrer. Ne t’inquiète pas, tu pourras faire près de la moitié du chemin avec Gabriel. Je te donnerai une lettre à remettre aux guérisseurs. Comme tu auras Ecureuil, on saura que c’est moi qui t’ai envoyée là-bas.

— Je préfère aller avec vous.

Voyant à quel point Melissa était ébranlée, Serpent se reprit.

— Moi aussi, je préférerais t’avoir avec moi, tu peux m’en croire. Mais il faut que j’aille à la grande cité et ça pourrait être dangereux.

— Je n’ai pas peur des fous. Et si je suis avec vous, nous pourrons faire le guet.

Ce fut un choc pour Serpent, car elle avait perdu de vue son agresseur.

— Oui, c’est là un autre problème. Mais l’hiver approche avec ses tempêtes. Je ne sais pas si j’aurais le temps de rentrer avant la mauvaise saison.

Serpent préférait imaginer l’enfant bien installé au centre des guérisseurs, avant son retour, pour le cas où son voyage au Centre serait un échec. Dans cette hypothèse les guérisseurs pourraient garder Melissa même s’ils renvoyaient sa mère adoptive.

— Je n’ai pas peur des tempêtes, dit l’enfant.

— Je sais. Mais je ne vois aucune raison à t’exposer à un danger.

Melissa ne répondit pas. Serpent s’agenouilla et tourna l’enfant face à elle.

— Est-ce que tu t’imagines que c’est moi, à présent, qui cherche à t’éviter ?

Au bout d’un moment Melissa répondit.

— Je ne sais plus ce qu’il faut penser, madame Serpent. Vous m’avez dit que si je ne vivais plus ici je serais responsable de mes actions, que ce serait à moi de décider ce qu’il faut faire. Mais je trouve que ce ne serait pas bien de vous laisser seule avec le fou et les tempêtes.

Serpent s’assit sur les talons.

— J’ai dit tout cela, c’est vrai. Et je le pensais.

Après avoir regardé ses mains balafrées, elle soupira et de nouveau leva les yeux sur Melissa.

— Mieux vaut te dire la vraie raison pour laquelle je désire que tu ailles au centre des guérisseurs. J’ai trop tardé à te le dire.

— Pourquoi donc ?

La voix de Melissa était tendue par son effort pour se dominer ; elle s’attendait à recevoir un nouveau coup. Serpent lui prit la main.

— La plupart des guérisseuses ont trois serpents. Je n’en ai que deux. J’ai fait une bêtise, et le troisième a été tué.

Elle raconta à Melissa les circonstances de la mort de Sève.

— Les serpents du rêve sont peu nombreux, continua-t-elle. Ils se reproduisent difficilement. En fait nous ne pouvons rien faire pour les y aider, nous ne comptons pour cela que sur d’heureux hasards. Pour en avoir davantage, il faut faire à peu près ce que j’ai fait pour Ecureuil.

— Avec le médicament spécial ?

— Si tu veux.

La physiologie étrangère des serpents du rêve ne se prêtait ni à la transduction virale ni à la microchirurgie. Les virus terrestres ne pouvaient interréagir avec les éléments biochimiques tenant lieu d’A.D.N. à ces reptiles ; rien de comparable à un virus n’avait pu en être isolé. Les guérisseurs ne pouvaient donc transférer à un autre serpent les gènes produisant le venin du serpent du rêve ; et personne n’avait réussi à synthétiser les centaines de composants du venin.

— Sève était mon œuvre, dit Serpent, ainsi que quatre autres serpents du rêve. Mais je ne pourrais pas recommencer. Je n’ai plus la main assez ferme, et cela pour la même raison qui me faisait souffrir hier du genou.

Serpent s’interrogeait souvent sur son arthrite. Etait-ce la réaction, psychologique autant que physique, aux heures passées au laboratoire à manipuler délicatement, sans relâche, une micro-pipette, et à se fatiguer les yeux pour isoler chacun des innombrables noyaux contenus dans une seule cellule de serpent du rêve ? La première depuis quelques années, elle avait réussi à transplanter du matériel génétique dans un ovule non fertilisé. Elle avait dû renouveler l’expérience plusieurs centaines de fois avant de produire, pour finir, Sève et ses quatre congénères ; pourcentage d’ailleurs plus qu’honorable par rapport à tous ceux qui avaient jusque-là réussi l’opération. Personne n’avait jamais pu découvrir comment ces reptiles venaient à maturité. Les guérisseurs avaient donc un petit stock d’ovules immatures congelés, prélevés sur les corps de serpents du rêve qui étaient morts, mais personne n’était capable de reproduire ces animaux par clonage à partir de ces œufs ; ils avaient aussi un stock congelé de ce qui semblait être du sperme de serpent d’outreciel, cellules trop immatures pour fertiliser les ovules en éprouvette.

Serpent attribuait sa réussite à la chance autant qu’à la technique. Si les laboratoires de son centre jouissaient d’une technologie assez avancée pour qu’on y construisît les microscopes électroniques décrits dans les livres, elle était persuadée qu’on découvrirait des gènes indépendants des noyaux, des molécules infimes au point d’être invisibles, trop petites pour être transplantées à moins d’être aspirées par une chance heureuse, dans la micro-pipette.

— Je vais à la grande cité pour y délivrer un message et demander à ses habitants de nous aider à renouveler notre stock de serpents du rêve. Mais je crains qu’ils ne refusent. Et si je rentre à mon centre sans avoir pu remplacer celui que j’ai perdu, je ne sais ce qui arrivera. Il en est peut-être né quelques-uns depuis mon départ, mais dans le cas contraire, il se peut qu’on m’interdise d’exercer mon métier, car il faut un serpent du rêve pour faire une bonne guérisseuse.

— S’il n’y en a pas d’autres, on devrait vous donner un de ceux que vous avez fabriqués. Ce serait la seule chose juste.

— Pas pour les jeunes guérisseurs à qui je les ai donnés. Me vois-tu leur annoncer qu’ils devraient renoncer à exercer leur métier hors le cas où les serpents du rêve dont nous disposons consentiraient à se reproduire ? C’est pourquoi, poursuivit Serpent après avoir poussé un long soupir, je veux que tu me précèdes là-bas pour te faire connaître de tout le monde. Je t’ai arrachée à ton tuteur, mais si nous arrivions ensemble chez les guérisseurs, je ne suis pas certaine que ta situation s’en trouverait beaucoup plus brillante.

— Serpent ! cria Melissa, furieuse. De toute façon je préfère être avec toi qu’avec… qu’à La Montagne. Et quoi qu’il arrive. Même si tu me frappes…

— Melissa ! dit la jeune femme.

C’était à son tour d’être choquée.

La fillette fit un sourire qui lui releva légèrement le côté droit de la bouche.

— Tu vois ? dit-elle.

— Très bien.

— Ça ira, dit Melissa. Je ne me soucie pas de ce qui peut arriver au centre des guérisseurs. Et je sais que les tempêtes sont dangereuses. J’ai vu dans quel état tu étais après t’être bagarrée avec le fou, alors, je sais qu’il est dangereux, lui aussi. Mais je veux tout de même t’accompagner. Je t’en prie, ne m’oblige pas à aller avec quelqu’un d’autre.

— Tu es sûre ?

Melissa acquiesça.

— J’accepte, dit Serpent, et elle sourit de toutes ses dents. C’est la première fois que j’adopte un enfant. La théorie, c’est très joli, mais s’il s’agit de l’appliquer c’est une autre affaire. Nous irons ensemble.

À vrai dire on ne pouvait reprocher à Melissa de manquer de confiance en soi, et c’était une chose que sa mère adoptive appréciait.

Elles suivirent le couloir la main dans la main, en balançant les bras ; on eût dit deux enfants plutôt qu’une enfant et sa mère. Au détour du dernier angle du passage, Melissa eut un brusque mouvement de recul.

Gabriel était assis devant la porte de Serpent, sa sacoche de selle à ses côtés, le menton sur ses genoux repliés.

— Gabriel, dit Serpent.

Il leva les yeux, sans réagir cette fois à la vue de Melissa.

— Bonjour, dit-il. Je regrette.

Melissa s’était tournée vers Serpent de manière à cacher le plus gros de sa brûlure.

— N’en parlons plus. Je suis habituée.

— La nuit dernière je n’étais pas vraiment réveillé lorsque…

Mais voyant l’expression du visage de son amie, le jeune homme se tut.

Melissa jeta un regard sur Serpent qui pressa sa main, puis sur Gabriel, et de nouveau sur la jeune femme.

— Je ferais mieux… Je vais préparer les chevaux.

— Melissa !

Serpent voulut la retenir, mais elle s’enfuit. Sa mère adoptive la regarda s’éloigner, soupira, puis elle ouvrit la porte de sa chambre. Gabriel se leva.

— Je regrette, répéta-t-il.

— Tu as le chic, vraiment.

Elle entra, ramassa ses sacoches de selle et les jeta sur le lit.

Gabriel la suivit.

— Je t’en prie, ne sois pas fâchée.

— Je ne suis pas fâchée, dit la jeune femme, ouvrant les poches de la sacoche. Hier soir oui, mais plus maintenant.

— Je suis content, dit Gabriel, s’asseyant sur le lit et regardant son amie faire ses préparatifs. Je suis prêt à partir. Je voulais te dire au revoir. Et merci. Et je regrette.

— N’en parlons plus.

— Très bien.

Serpent plia sa robe de désert propre et la rangea dans la sacoche de selle.

— Pourquoi n’irais-je pas avec toi ? dit Gabriel qui, les coudes sur les genoux, se pencha d’un air anxieux vers son amie. Plutôt que de voyager seule, tu aurais quelqu’un avec qui parler ?

— Je ne serai pas seule. Melissa m’accompagne.

— Oh !

Gabriel avait l’air peiné.

— Je l’ai adoptée, Gabriel. La Montagne ne lui convient pas. Pas plus qu’à toi pour le moment. Je puis l’aider mais tout ce que je pourrais faire pour toi, c’est de te faire vivre sous ma protection. Et je m’y refuse. Jamais tu ne pourras te réaliser si tu n’as pas ta liberté.

Serpent rangea dans une poche de la sacoche un sac contenant de l’aspirine, du dentifrice, un peigne et du savon, puis, s’asseyant à côté de Gabriel, prit sa main douce et puissante.

— Ici on te fait la vie dure. Avec moi l’existence serait peut-être trop facile. Cela ne vaudrait pas mieux.

Il porta à ses lèvres la main de Serpent et l’embrassa sur le dessus, basané et couturé, puis sur la paume.

— Tu vois comme tu apprends vite.

De sa main libre, elle caressa ses beaux cheveux blonds.

— Te reverrai-je jamais ?

— Je ne sais pas. Probablement pas. Ce sera inutile, ajouta-t-elle avec un sourire.

— Je voudrais bien te revoir, dit Gabriel, songeur et triste.

— Fais ton chemin dans le monde. Prends ta vie en main et forge ton destin.

Il se leva, se courba, et embrassa Serpent. Elle se leva et lui rendit son baiser plus tendrement qu’elle n’aurait voulu. Elle regrettait qu’ils n’eussent pas plus de temps, ou que leur première rencontre ne se fût pas produite un an plus tard. Ouvrant ses doigts en éventail sur le dos du jeune homme elle transforma leur baiser en une étreinte.

— Au revoir, Gabriel.

— Au revoir. Serpent.

La porte se referma doucement derrière lui.

Serpent fit sortir Brume et Sable de leur sacoche pour leur donner quelques moments de liberté avant le grand départ. Ils glissèrent sur son pied et autour de sa jambe tandis qu’elle regardait par la fenêtre.

On frappa à la porte.

— Un instant.

Elle fit ramper Brume le long de son bras et sur son épaule, puis recueillit Sable dans ses deux mains, il n’allait pas tarder à devenir trop grand pour se lover confortablement autour de son poignet.

— Vous pouvez entrer.

Brian parut, puis recula brusquement.

— Ne craignez rien. Ils sont calmes.

Sans reculer davantage, Brian observa les serpents attentivement. Leurs têtes se tournaient à l’unisson au gré des mouvements de leur maîtresse ; ils sortaient et rentraient la langue d’un coup sec, regardant tous deux l’intendant et le flairant.

— Je vous apporte les papiers de l’enfant. Ils certifient que vous êtes désormais sa tutrice.

Serpent enroula le crotale autour de son bras droit et prit de la main gauche les papiers que Brian lui tendait délicatement. Elle les regarda avec curiosité. Le parchemin était raide et froissé, encombré de cachets de cire. La signature en pattes de mouche de l’édile en occupait un coin, le côté opposé portant celle de Ras, prétentieuse et tremblée.

— Ras peut-il exercer un recours quelconque contre ce document ?

— Il en aurait la possibilité mais je crois qu’il n’en fera rien. Supposons qu’il prétende qu’il a signé contraint et forcé, il faudra qu’il précise la nature de cette contrainte. Alors il aurait à s’expliquer sur d’autres… contraintes. Je pense qu’il préfère s’avouer vaincu sans y être forcé publiquement.

— Bien.

— Autre chose, guérisseuse.

— Oui ?

Il tendit à la jeune femme un petit sac pesant, rempli de pièces qui tintaient avec le bruit clair et dur de l’or. Serpent jeta sur Brian un regard narquois.

— Votre rétribution, dit-il, et il tendit à la guérisseuse un reçu et une plume pour signer.

— Le maire craint-il toujours d’être accusé de trafic d’esclaves ?

— Ça pourrait arriver. Mieux vaut être sur ses gardes.

Serpent modifia comme suit les termes du reçu :

« Accepté pour paiement du travail de ma fille comme dresseuse de chevaux. » Puis elle signa et rendit le papier à Brian.

— C’est mieux ainsi. Ce n’est que justice pour Melissa, et si ses services sont rétribués, il est bien évident qu’elle n’est pas esclave.

— Cela confirme que vous l’avez adoptée. Je pense que le maire sera satisfait.

Serpent glissa la bourse d’or dans une poche de la sacoche de selle et fit rentrer Brume et Sable dans leurs logements. Elle haussa les épaules. « Après tout, que m’importe. Du moment que Melissa peut partir. » Elle se sentit envahie par une soudaine dépression. En déployant tant de ténacité et d’arrogance pour tout plier à sa volonté, n’avait-elle pas, peut-être, bouleversé la vie des autres sans profit pour eux ? Elle ne doutait pas qu’elle eût bien fait d’arracher Melissa à la tyrannie de Ras. Quant à savoir si Gabriel avait gagné au change, ou le maire, ou même Ras…

La Montagne était une ville riche, et la plupart de ses habitants semblaient heureux ; ils étaient certainement plus heureux et plus en sécurité qu’avant l’entrée en fonction du maire, vingt ans auparavant. Mais quel profit les enfants de son propre foyer en avaient-ils retiré ? Serpent était heureuse de quitter ces lieux, heureuse aussi du départ de Gabriel, quelles que dussent en être les conséquences.

— Guérisseuse ?

— Oui, Brian ?

Il posa un instant la main sur l’épaule de la jeune femme. « Merci », dit-il. Lorsque Serpent se retourna, il avait déjà, silencieusement, disparu.

Tandis que la porte de sa chambre se refermait avec douceur. Serpent entendit claquer une autre porte avec un bruit sourd, celle de la grande entrée du château. Regardant par la fenêtre, elle vit Gabriel sur son grand cheval pie. Le jeune homme dirigea ses regards sur la vallée, puis se retourna lentement pour faire face à la fenêtre de son père. Il la fixa un long moment. Serpent n’eut pas besoin de tourner les yeux vers l’autre tour pour savoir, d’après l’attitude de Gabriel, que son père ne se montrait pas. Le jeune homme voûta les épaules, puis se redressa, et lorsqu’il jeta un regard sur la tour de Serpent, il avait une expression sereine. Il la vit et lui adressa un sourire triste et plein d’humilité. Il la salua de la main. Elle lui rendit son salut.

Quelques minutes plus tard le cheval pie, agitant sa longue queue noire et blanc, disparut au dernier tournant visible de la piste du nord. D’autres sabots résonnèrent dans la cour. L’esprit de Serpent fut ramené à son propre voyage. Melissa, montant Ecureuil et tenant Vive par la bride, lui fit un signe. Serpent sourit et acquiesça de la tête ; puis elle jeta ses sacoches de selle sur son épaule, prit le sac aux serpents et alla rejoindre sa fille.

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