II

1

Cet été, j'avais très peur de rencontrer, pour une nouvelle fois, le Tsar… Oui, de revoir ce jeune empereur et son épouse dans les rues de Paris. C'est ainsi qu'on redoute la rencontre avec un ami dont le médecin vous a appris la fin imminente, un ami qui, dans une ignorance heureuse, vous confie ses projets.

Comment, en effet, aurais-je pu suivre Nikolaï et Alexandra si je les savais condamnés? Si je savais que même leur fille Olga ne serait pas épargnée. Que même les autres enfants qu'Alexandra n'avait pas encore mis au monde connaîtraient le même sort tragique.

C'est avec une joie secrète que j'aperçus, ce soir-là, un petit recueil de poèmes que ma grand-mère, assise au milieu des fleurs de son balcon, feuilletait sur ses genoux. Avait-elle senti mon embarras, se souvenant de l'incident de l'été dernier? Ou tout simplement voulait-elle nous lire un de ses poèmes favoris?

Je vins m'asseoir à côté d'elle, à même le sol, en m'accoudant sur la tête de la bacchante de pierre. Ma sœur se tenait de l'autre côté, s'appuyant sur la rampe, le regard perdu dans la brume chaude des steppes.

La voix de Charlotte était chantante comme la voulaient ces vers:

Il est un air pour qui je donnerais

Tout Rossini, tout Mozart et tout Weber

Un air très vieux, languissant et funèbre

Qui pour moi seul a des charmes secrets…

La magie de ce poème de Nerval fit surgir de l'ombre du soir un château du temps de Louis XIII et la châtelaine «blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens»…

C'est alors que la voix de ma sœur me tira de ma contemplation poétique.

– Et ce Félix Faure, qu'est-ce qu'il est devenu?

Elle restait toujours là, à l'angle du balcon, se penchant légèrement par-dessus la rampe. Avec des gestes distraits, elle arrachait de temps en temps une fleur fanée de volubilis et la jetait en suivant son tournoiement dans l'air nocturne. Plongée dans ses rêves de jeune fille, elle n'avait pas écouté la lecture du poème. C'était l'été de ses quinze ans… Pourquoi avait-elle pensé au Président? Probablement, cet homme beau, imposant, avec une élégante moustache et de grands yeux calmes concentra soudain en lui, par quelque jeu capricieux de la rêverie amoureuse, la présence masculine préfigurée. Et elle demanda en russe – comme pour mieux exprimer le mystère inquiétant de cette présence secrètement désirée: «Et ce Félix Faure, qu'est-ce qu'il est devenu?»

Charlotte me lança un coup d'œil rapide teinté de sourire. Puis elle referma le livre qu'elle tenait sur ses genoux et en soupirant doucement, regarda au loin, vers cet horizon où, il y a un an, nous avions vu émerger l'Atlantide.

– Quelques années après la visite de Nicolas II à Paris, le Président est mort…

Il y eut une brève hésitation, une pause involontaire qui ne fit qu'augmenter notre attention.

– Il est mort subitement, à l'Elysée. Dans les bras de sa maîtresse, Marguerite Steinheil…

C'est cette phrase qui sonna le glas de mon enfance. «Il est mort dans les bras de sa maîtresse…»

La beauté tragique de ces quelques mots me bouleversa. Tout un monde nouveau déferla sur moi.

D'ailleurs, cette révélation me frappa avant tout par son décor: cette scène amoureuse et mortelle s'était déroulée à l'Élysée! Au palais présidentiel! Au sommet de cette pyramide du pouvoir, de la gloire, de la célébrité mondaine… Je me figurais un intérieur luxueux avec des gobelins, des dorures, des enfilades de glaces. Au milieu de cette munificence – un homme (le président de la République!) et une femme unis dans un enlacement fougueux…

Ébahi, je me mis à traduire inconsciemment cette scène en russe. C'est-à-dire à remplacer les protagonistes français par leurs équivalents nationaux. Une série de fantômes engoncés dans des complets noirs se présentèrent à mes yeux. Secrétaires du Politburo, maîtres du Kremlin: Lénine, Staline, Khrouchtchev, Brejnev. Quatre caractères fort différents, aimés ou détestés par la population et dont chacun avait marqué toute une époque dans l'histoire de l'empire. Pourtant, tous ils avaient une qualité en commun: à leur côté, aucune présence féminine et, à plus forte raison, amoureuse n'était concevable. Il était bien plus facile pour nous d'imaginer Staline en compagnie d'un Churchill à Ialta ou d'un Mao à Moscou que de le supposer avec la mère de ses enfants…

«Le Président est mort à l'Elysée, dans les bras de sa maîtresse, Marguerite Steinheil…» Cette phrase avait l'air d'un message codé provenant d'un autre système stellaire.

Charlotte alla chercher dans la valise sibérienne quelques journaux d'époque en espérant pouvoir nous montrer la photo de Mme Steinheil. Et moi, embrouillé dans ma traduction amoureuse franco-russe, je me souvins d'une réplique qu'un soir j'avais entendue dans la bouche d'un cancre dégingandé, mon camarade de classe. Nous marchions dans les couloirs sombres de l'école, après un entraînement d'haltérophilie, la seule discipline où il excellait. En passant près du portrait de Lénine, mon compagnon avait siffloté de façon très irrespectueuse et affirmé:

– Hé, hé, quoi, Lénine. Il n'avait pas d'enfants, lui. C'est qu'il ne savait tout simplement pas faire l'amour…

Il avait employé un verbe très grossier pour désigner cette activité sexuelle, déficiente, selon lui, chez Lénine. Un verbe dont jamais je n'aurais osé me servir et qui, appliqué à Vladimir Ilitch, devenait d'une obscénité monstrueuse. Interloqué, j'entendais l'écho de ce verbe iconoclaste résonner dans de longs couloirs vides…

«Félix Faure… Le président de la République… Dans les bras de sa maîtresse…» Plus que jamais l'Atlantide-France me paraissait une terra incognita où nos notions russes n'avaient plus cours.


La mort de Félix Faure me fit prendre conscience de mon âge: j'avais treize ans, je devinais ce que voulait dire «mourir dans les bras d'une femme», et l'on pouvait m'entretenir désormais sur des sujets pareils. D'ailleurs, le courage et l'absence totale d'hypocrisie dans le récit de Charlotte démontrèrent ce que je savais déjà: elle n'était pas une grand-mère comme les autres. Non, aucune babouchka russe ne se serait hasardée dans une telle discussion avec son petit-fils. Je pressentais dans cette liberté d'expression une vision insolite du corps, de l'amour, des rapports entre l'homme et la femme – un mystérieux «regard français».

Le matin, je m'en allai dans la steppe pour rêver, seul, à la fabuleuse mutation apportée dans ma vie par la mort du Président. À ma très grande surprise, revue en russe, la scène n'était plus bonne à dire. Même impossible à dire! Censurée par une inexplicable pudeur des mots, raturée tout à coup par une étrange morale offusquée. Enfin dite, elle hésitait entre l'obscénité morbide et les euphémismes qui transformaient ce couple d'amants en personnages d'un roman sentimental mal traduit.

«Non, me disais-je, étendu dans l'herbe ondoyant sous le vent chaud, ce n'est qu'en français qu'il pouvait mourir dans les bras de Marguerite Steinheil…»


Grâce aux amants de l'Elysée, je compris le mystère de cette jeune servante qui, surprise dans la baignoire par son maître, se donnait à lui avec l'effroi et la fièvre d'un rêve enfin accompli. Oui, avant il y avait ce trio bizarre découvert dans un roman de Maupassant que j'avais lu au printemps. Un dandy parisien, tout au long du livre, convoitait l'amour inaccessible d'un être féminin composé de raffinements décadents, cherchait à pénétrer dans le cœur de cette courtisane cérébrale, indolente, semblable à une fragile orchidée, et qui le laissait espérer toujours en vain. Et à côté d'eux – la servante, la jeune baigneuse au corps robuste et sain. À la première lecture, je n'avais discerné que ce triangle qui me paraissait artificiel et sans vigueur: en effet, les deux femmes ne pouvaient même pas se considérer comme rivales…

Désormais, je portais un regard tout neuf sur le trio parisien. Ils devenaient concrets, charnels, palpables – ils vivaient! Je reconnaissais maintenant cette peur bienheureuse dont tressaillait la jeune servante arrachée de la baignoire et emportée, toute mouillée, vers un lit. Je sentais le chatouillement des gouttes qui sinuaient sur sa poitrine pulpeuse, le poids de ses hanches dans les bras de l'homme, je voyais même le remous rythmique de l'eau dans la baignoire d'où son corps venait d'être retiré. L'eau se calmait peu à peu… Et l'autre, la mondaine inaccessible qui me rappelait autrefois une fleur desséchée entre les pages d'un livre, se révéla d'une sensualité souterraine, opaque. Son corps renfermait une chaleur parfumée, une troublante fragrance faite des battements de son sang, du poli de sa peau, de la lenteur tentatrice de ses paroles.

L'amour fatal qui avait fait exploser le cœur du Président remodela la France que je portais en moi. Celle-ci était principalement romanesque. Les personnages littéraires qui se côtoyaient sur ses chemins semblaient, en ce soir mémorable, s'éveiller après un long sommeil. Autrefois, ils avaient beau agiter leurs épées, grimper des échelles de corde, avaler de l'arsenic, déclarer leur amour, voyager dans un carrosse en tenant, sur leurs genoux, la tête coupée de leur bien-aimé – ils ne quittaient pas leur monde fictif. Exotiques, brillants, drôles peut-être, ils ne me touchaient pas. Comme ce curé chez Flaubert, ce prêtre de province à qui Emma confessait ses tourments, je ne comprenais pas moi non plus cette femme: «Mais que peut-elle désirer de plus, elle qui a une belle maison, un mari travailleur et le respect des voisins»…

Les amants de l'Elysée m'aidèrent à comprendre Madame Bovary. Dans une intuition fulgurante, je saisissais ce détail: les doigts graisseux du coiffeur qui habilement tirent et lissent les cheveux d'Emma. Dans ce salon étroit, l'air est lourd, la lumière des bougies qui chasse l'ombre du soir – floue. Cette femme, assise devant la glace, vient de quitter son jeune amant et se prépare maintenant à revenir chez elle. Oui, je devinais ce que pouvait ressentir une femme adultère, le soir, chez le coiffeur, entre le dernier baiser d'un rendez-vous à l'hôtel et les premières paroles, très quotidiennes, qu'il faudrait adresser au mari… Sans pouvoir l'expliquer moi-même, j'entendais comme une corde vibrante dans l'âme de cette femme. Mon cœur résonnait à l'unisson. «Emma Bovary, c'est moi!» me soufflait une voix souriante venant des récits de Charlotte.


Le temps qui coulait dans notre Atlantide avait ses propres lois. Précisément, il ne coulait pas, mais ondoyait autour de chaque événement évoqué par Charlotte. Chaque fait, même parfaitement accidentel, s'incrustait à jamais dans le quotidien de ce pays. Son ciel nocturne était toujours traversé par une comète, bien que notre grand-mère, se référant à une coupure de presse, nous précisât la date exacte de cette apparition céleste: 17 octobre 1882. Nous ne pouvions plus imaginer la tour Eiffel sans voir cet Autrichien fou qui se lançait de la flèche dentelée et, trahi par son parachute, s'écrasait au milieu d'une foule de badauds. Le Père-Lachaise n'avait pour nous rien d'un cimetière paisible, animé du chuchotement respectueux de quelques touristes. Non, entre ses tombes, les gens armés couraient en tous sens, échangeaient des coups de feu, se cachaient derrière les stèles funéraires. Raconté une fois, ce combat entre les Communards et les Versaillais s'était associé pour toujours, dans nos têtes, au nom de «Père-Lachaise». D'ailleurs, nous entendions l'écho de cette fusillade aussi dans les catacombes de Paris. Car, selon Charlotte, ils se battaient dans ces labyrinthes, et les balles fracassaient les crânes des morts d'il y a plusieurs I siècles. Et si le ciel nocturne au-dessus de l'Atlantide était illuminé par la comète et par les zeppelins allemands, l'azur frais du jour s'emplissait de la stridulation régulière d'un monoplan: un certain Louis Blériot traversait la Manche.

Le choix des événements était plus ou moins subjectif. Leur succession obéissait surtout à notre fiévreuse envie de savoir, à nos questions désordonnées. Mais quelle que soit leur importance, ils n'échappaient jamais à la règle générale: le lustre qui tombait du plafond lors de la représentation de Faust à l'Opéra déversait immédiatement son explosion cristalline dans toutes les salles parisiennes. Le vrai théâtre supposait pour nous ce léger tintement de l'énorme grappe de verre assez mûre pour se détacher du plafond au son d'une fioriture ou d'un alexandrin… Quant au vrai cirque parisien, nous savions que le dompteur y était toujours déchiré par les fauves – comme ce «nègre du nom de Delmonico» attaqué par ses sept lionnes.

Charlotte puisait ces connaissances tantôt dans la valise sibérienne, tantôt dans ses souvenirs d'enfance. Plusieurs de ses récits remontaient à une époque encore plus ancienne, contés par son oncle ou par Albertine qui eux-mêmes les avaient hérités de leurs parents.

Mais nous, peu nous importait la chronologie exacte! Le temps de l'Atlantide ne connaissait que la merveilleuse simultanéité du présent. Le baryton vibrant de Faust remplissait la salle: «Laisse-moi, laisse-moi contempler ton visage…», le lustre tombait, les lionnes se jetaient sur l'infortuné Delmonico, la comète incisait le ciel nocturne, le parachutiste s'envolait de la tour Eiffel, deux voleurs profitant de la nonchalance estivale quittaient le Louvre nocturne en emportant la Joconde , le prince Borghese bombait la poitrine, tout fier d'avoir gagné le premier raid automobile Pékin-Paris via Moscou… Et quelque part dans la pénombre d'un discret salon de l'Elysée, un homme à la belle moustache blanche enlaçait sa maîtresse et s'étouffait dans ce dernier baiser.


Ce présent, ce temps où les gestes se répétaient indéfiniment était bien sûr une illusion d'optique. Mais c'est grâce à cette vision illusoire que nous découvrîmes quelques traits de caractère essentiels chez les habitants de notre Atlantide. Les rues parisiennes, dans nos récits, étaient secouées constamment par les explosions des bombes. Les anarchistes qui les lançaient devaient être aussi nombreux que les grisettes ou les cochers sur leurs fiacres. Certains de ces ennemis de l'ordre social garderaient longtemps pour moi, dans leur nom, un fracas explosif ou le bruit des armes: Ravachol, Santo Caserio…

Oui, c'est dans ces rues tonitruantes que l'une des singularités de ce peuple nous apparut: il était toujours en train de revendiquer, jamais content du statu quo acquis, prêt à chaque moment à déferler dans les artères de sa ville pour détrôner, secouer, exiger. Dans le calme social parfait de notre patrie, ces Français avaient la mine de mutins-nés, de contestataires par conviction, de râleurs professionnels. La valise sibérienne contenant les journaux qui parlaient des grèves, des attentats, des combats sur les barricades ressemblait, elle aussi, à une grosse bombe au milieu de la somnolence paisible de Saranza.

Et puis, à quelques rues des explosions, toujours dans ce présent qui ne passait pas, nous tombâmes sur ce petit bistro calme dont Charlotte, dans ses souvenirs, nous lisait en souriant l'enseigne: Au Ratafia de Neuilly. «Ce ratafia, précisait-elle, le patron le servait dans des coquilles d'argent…»

Les gens de notre Atlantide pouvaient donc éprouver un attachement sentimental envers un café, aimer son enseigne, y distinguer une atmosphère bien à lui. Et garder pour toute leur vie le souvenir que c'est là, à l'angle d'une rue, qu'on buvait du ratafia dans des coquilles d'argent. Oui, pas dans des verres à facettes, ni dans des coupes, mais dans ces fines coquilles. C'était notre nouvelle découverte: cette science occulte qui alliait le lieu de restauration, le rituel du repas et sa tonalité psychologique. «Leurs bistros favoris, ont-ils pour eux une âme, nous demandions-nous, ou, du moins, une physionomie personnelle?» Il y avait un seul café à Saranza. Malgré son joli nom, Flocon de neige, il n'éveillait en nous aucune émotion particulière, pas plus que le magasin de meubles à côté de lui, ni la caisse d'épargne, en face. Il fermait à huit heures du soir, et c'est encore son intérieur obscur, avec l'œil bleu d'une veilleuse, qui provoquait notre curiosité. Quant aux cinq ou six restaurants dans la ville sur la Volga où habitait notre famille, ils se ressemblaient tous: à sept heures précises, l'huissier ouvrait les portes devant une foule impatiente, la musique de tonnerre mêlée de graillon déferlait dans la rue, et à onze heures la même foule, ramollie et vaseuse, se déversait sur le perron, près duquel un gyrophare de police apportait une note de fantaisie à ce rythme immuable… «Les coquilles d'argent Au Ratafia de Neuilly», répétions-nous silencieusement.

Charlotte nous expliqua la composition de cette boisson insolite. Le récit, très naturellement, aborda l'univers des vins. Et c'est là que, subjugués par un flot coloré d'appellations, de saveurs, de bouquets, nous fîmes connaissance avec ces êtres extraordinaires dont le palais était apte à distinguer toutes ces nuances. Il s'agissait toujours de ces mêmes constructeurs de barricades! Et nous rappelant les étiquettes de quelques bouteilles exposées sur les rayons du Flocon de neige, nous nous rendions maintenant à l'évidence que c'étaient uniquement des noms français: «Champanskoé», «Koniak», «Silvaner», «Aligoté», «Mouskat», «Kagor»…

Oui, c'est surtout cette contradiction qui nous laissait perplexes: ces anarchistes avaient su élaborer un système de boissons aussi cohérent et complexe. Et de plus, tous ces innombrables vins formaient, selon Charlotte, d'infinies combinaisons avec les fromages! Et ceux-ci, à leur tour, composaient une véritable encyclopédie froma-gère de goûts, de couleurs locales – d'humeurs individuelles presque… Rabelais, qui hantait souvent nos soirées de steppes, n'avait donc pas menti.

Nous découvrions que le repas, oui, la simple absorption de la nourriture, pouvait devenir une mise en scène, une liturgie, un art. Comme dans ce Café Anglais boulevard des Italiens où l'oncle de Charlotte dînait souvent avec ses amis. C'est lui qui avait raconté à sa nièce l'histoire de cette incroyable addition de dix mille francs pour un cent de… grenouilles! «Il faisait très froid, se souvenait-il, toutes les rivières étaient couvertes de glace. Il a fallu appeler cinquante ouvriers pour éventrer ce glacier et trouver les grenouilles…» Je ne savais pas ce qui nous étonnait le plus: ce plat inimaginable, contraire à toutes nos notions gastronomiques, ou bien ce régiment de moujiks (nous les voyions ainsi) en train de fendre des blocs de glace sur une Seine gelée.

À vrai dire, nous commencions à perdre la tête: le Louvre, Le Cid à la Comédie-Française, les barricades, la fusillade dans les catacombes, l'Académie, les députés dans une barque, et la comète, et les lustres qui tombaient les uns après les autres, et le Niagara des vins, et le dernier baiser du Président… Et les grenouilles dérangées dans leur sommeil hivernal! Nous avions affaire à un peuple d'une fabuleuse multiplicité de sentiments, d'attitudes, de regards, de façons de parler, de créer, d'aimer.

Et puis, il y avait aussi, nous apprenait Charlotte, le célèbre cuisinier Urbain Dubois qui avait dédié à Sarah Bernhardt un potage aux crevettes et aux asperges. Il nous fallait imaginer un bortsch dédié à quelqu'un, comme un livre… Un jour, nous suivîmes dans les rues de l'Atlantide un jeune dandy qui entra chez Weber, un café très à la mode, d'après l'oncle de Charlotte. Il commanda ce qu'il commandait toujours: une grappe de raisin et un verre d'eau. C'était Marcel Proust. Nous observions cette grappe et cette eau qui, sous nos regards fascinés, se transformaient en un plat d'une élégance inégalable. Ce n'est donc pas la variété des vins ou l'abondance rabelaisienne de la nourriture qui comptaient, mais…

Nous pensions de nouveau à cet esprit français dont nous nous efforcions de percer le mystère. Et Charlotte, comme si elle voulait rendre notre recherche encore plus passionnée, nous parlait déjà du restaurant Paillard sur la Chaussée-d 'Antin. La princesse de Caraman-Chimay s'y était fait enlever, un soir, par le violoniste tsigane Rigo…

Sans oser encore le croire, je m'interrogeais silencieusement: cette quintessence française tant recherchée, n'aurait-elle pas pour source – l'amour? Car tous les chemins de notre Atlantide semblaient se croiser dans le pays du Tendre.

Saranza plongeait dans la nuit épicée des steppes. Ses senteurs se confondaient avec le parfum qui embaumait ce corps féminin couvert de pierreries et d'hermine. Charlotte contait les frasques de la divine Otero. Avec un étonnement incrédule, je contemplais cette dernière grande courtisane, toute galbée sur son canapé aux formes capricieuses. Sa vie extravagante n'était consacrée qu'à l'amour. Et autour de ce trône s'agitaient des hommes – les uns comptaient les maigres napoléons de leur fortune anéantie, les autres approchaient lentement le canon de leur revolver de leur tempe. Et même dans ce geste ultime, ils savaient faire preuve d'une élégance digne de la grappe de raisin de Proust: l'un de ces amants malheureux s'était suicidé à l'endroit même où Caroline Otero lui était apparue pour la première fois!

D'ailleurs, dans ce pays exotique, le culte de l'amour ne connaissait pas de frontières sociales, et loin de ces boudoirs regorgeant de luxe, dans les faubourgs populaires, nous voyions deux bandes rivales de Belleville s'entre-tuer à cause d'une femme. Seule différence: les cheveux de la belle Otero avaient l'éclat d'une aile de corbeau, tandis que la chevelure de l'amoureuse disputée brillait comme des blés mûrs dans la lumière du couchant. Les bandits de Belleville l'appelaient Casque d'or.

Notre sens critique se révoltait à ce moment-là. Nous étions prêts à croire en l'existence des mangeurs de grenouilles, mais imaginer des gangsters s'égorger pour les beaux yeux d'une femme!

Visiblement, cela n'avait rien d'étonnant pour notre Atlantide: n'avions-nous pas déjà vu l'oncle de Charlotte sortir en titubant du fiacre, l'œil trouble, le bras emmaillote dans un foulard ensanglanté – il venait de se battre en duel, dans la forêt de Marly, en défendant l'honneur d'une dame… Et puis, ce général Boulanger, ce dictateur déchu, ne s'était-il pas brûlé la cervelle sur la tombe de sa bien-aimée?


Un jour, au retour d'une promenade, nous fûmes surpris, tous les trois, par une averse… Nous marchions dans les vieilles rues de Saranza composées uniquement de grandes isbas noircies par l'âge. C'est sous l'auvent de l'une d'elles que nous trouvâmes refuge. La rue, étouffée par la chaleur, il y a une minute, plongea dans un crépuscule froid, balayé par des rafales de grêle. Elle était pavée à l'ancienne – de gros cailloux ronds de granit. La pluie fit monter d'eux une odeur forte de pierre mouillée. La perspective des maisons s'estompa derrière un voile d'eau – et grâce à cette odeur, on pouvait se croire dans une grande ville, le soir, sous une pluie d'automne. La voix de Charlotte, d'abord dépassant à peine le bruit des gouttes, avait l'apparence d'un écho assourdi par les vagues de pluie.

– C'est aussi une pluie qui m'a fait découvrir cette inscription gravée sur le mur humide d'une maison, dans l'allée des Arbalétriers, à Paris. Nous nous étions cachées, ma mère et moi, sous un porche, et en attendant qu'il cesse de pleuvoir, nous n'avions devant nos yeux que cet écusson commémoratif. J'ai appris sa légende par cœur: «Dans ce passage, en sortant de l'hôtel de Barbette, le duc Louis d'Orléans, frère du roi Charles VI, fut assassiné par Jean sans Peur, duc de Bourgogne, dans la nuit du 23 au 24 novembre 1407»… Il sortait de chez la reine Isabeau de Bavière…

Notre grand-mère se tut, mais dans le chuchotement des gouttes nous entendions toujours ces noms fabuleux tissés en un tragique monogramme d'amour et de mort: Louis d'Orléans, Isabeau de Bavière, Jean sans Peur…

Soudain, sans savoir pourquoi, je me souvins du Président. Une pensée très claire, très simple, évidente: c'est que durant toutes ces cérémonies en l'honneur du couple impérial, oui, dans le cortège sur les Champs-Elysées, et devant le tombeau de Napoléon, et à l'Opéra – il n'avait pas cessé de rêver à elle, à sa maîtresse, à Marguerite Steinheil. Il s'adressait au tsar, prononçait des discours, répondait à la tsarine, échangeait un regard avec son épouse. Mais elle, à chaque instant, elle était là.

La pluie ruisselait sur le toit moussu de la vieille isba qui nous abritait sur son perron. J'oubliai où j'étais. La ville que j'avais visitée autrefois en compagnie du tsar se transfigurait à vue d'œil. Je l'observais à présent avec le regard du Président amoureux.


Cette fois, en quittant Saranza, j'avais l'impression de revenir d'une expédition. J'emportais une somme de connaissances, un aperçu des us et des coutumes, une description, encore lacunaire, de la mystérieuse civilisation qui chaque soir renaissait au fond de la steppe.

Tout adolescent est classificateur – réflexe de défense devant la complexité du monde adulte qui l'aspire au seuil de l'enfance. Je l'étais peut-être plus que les autres. Car le pays que j'avais à explorer n'existait plus, et je devais reconstituer la topographie de ses hauts lieux et de ses lieux saints à travers l'épais brouillard du passé.

Je m'enorgueillissais surtout d'une galerie de types humains que je possédais dans ma collection. Outre le Président-amant, les députés dans une barque et le dandy avec sa grappe de raisin, il y avait des personnages bien plus humbles quoique non moins insolites. Ces enfants, par exemple, tout jeunes ouvriers des mines, avec leur sourire cerné de noir. Un crieur de journaux (nous n'osions pas imaginer un fou qui aurait pu courir dans les rues en criant: «La Pravda ! La Pravda! »). Un tondeur de chiens qui exerçait son métier sur les quais. Un garde champêtre avec son tambour. Des grévistes rassemblés autour d'une «soupe communiste». Et même un marchand de crottes de chiens. J'étais très fier de savoir que cette étrange marchandise était utilisée, à l'époque, pour assouplir les cuirs…

Mais ma plus grande initiation, cet été, fut de comprendre comment on pouvait être français. Les innombrables facettes de cette fuyante identité s'étaient composées en un tout vivant. C'était une manière d'exister très ordonnée malgré ses côtés excentriques.

La France n'était plus pour moi un simple cabinet de curiosités, mais un être sensible et dense dont une parcelle avait été un jour greffée en moi.

2

– Non, ce que je ne comprends pas, c'est pourquoi elle a voulu s'enterrer dans cette Saranza. Elle aurait pu très bien vivre ici, à côté de vous…

Je faillis bondir de mon tabouret près du téléviseur. C'est que je comprenais si bien pour quelle raison Charlotte tenait à sa petite ville de province. Il m'eût été si facile d'expliquer son choix aux adultes réunis dans notre cuisine. J'aurais évoqué l'air sec de la grande steppe qui distillait le passé dans sa transparence muette. J'aurais parlé de ces rues poussiéreuses qui ne menaient nulle part en débouchant, toutes, sur la même plaine infinie. De cette ville d'où l'histoire, en décapitant les églises et en arrachant les «surabondances architecturales», avait chassé toute notion de temps. La ville où vivre signifiait revivre sans cesse son passé tout en accomplissant machinalement les gestes quotidiens.

Je ne disais rien. J'avais peur de me voir expulsé de la cuisine. Les adultes, je l'avais remarqué depuis un certain temps, toléraient plus facilement ma présence. Je semblais avoir conquis, à mes quatorze ans, le droit d'assister à leurs conversations tardives. À condition de rester invisible. Ravi de ce changement, je ne voulais surtout pas compromettre un tel privilège.

Le nom de Charlotte revenait durant ces veillées d'hiver aussi souvent qu'autrefois. Oui, comme avant, la vie de ma grand-mère offrait à nos invités une matière à parler qui ménageait l'amour-propre de chacun.

Et puis, cette jeune Française avait l'avantage de concentrer dans son existence les moments cruciaux de l'histoire de notre pays. Elle avait vécu sous le Tsar et survécu aux purges staliniennes, elle avait traversé la guerre et assisté à la chute de tant d'idoles. Sa vie, décalquée sur le siècle le plus sanguinaire de l'empire, acquérait à leurs yeux une dimension épique.

C'était elle, cette Française née à l'autre bout du monde, qui suivait d'un regard vide le vallonnement des sables derrière la porte ouverte du wagon («Mais quel diable l'a entraînée dans ce fichu désert?» s'était exclamé un jour l'ami de mon père, le pilote de guerre). À côté d'elle, immobile lui aussi, se tenait son mari Fiodor. Le souffle s'engouffrant dans le wagon n'apportait aucune fraîcheur malgré la course rapide du train. Ils restèrent un long moment dans cette embrasure de lumière et de chaleur. Le vent ponçait leur front comme du papier de verre. Le soleil brisait la vue en une myriade d'éclats. Mais ils ne bougeaient pas, comme s'ils voulaient qu'un passé pénible s'effaçât par ce frottement et cette brûlure. Ils venaient de quitter Boukhara.

C'était elle qui, après leur retour en Sibérie, passait des heures interminables devant une fenêtre noire, en soufflant de temps en temps sur la couche épaisse du givre pour préserver un petit rond fondu. A travers ce judas aqueux, elle voyait une rue blanche, nocturne. Parfois une voiture glissait lentement, s'approchait de leur maison et, après un moment d'indécision, repartait. Trois heures du matin sonnaient et quelques minutes plus tard, elle entendait le crissement aigu de la neige sur le perron. Elle fermait les yeux un instant, puis allait ouvrir. Son mari rentrait toujours à cette heure-là… Les gens disparaissaient tantôt au travail, tantôt en pleine nuit, chez eux, après le passage d'une voiture noire dans les rues enneigées. Elle était sûre que tant qu'elle l'attendait devant la fenêtre, en soufflant sur le givre, rien ne pouvait lui arriver. À trois heures, il se levait, rangeait les dossiers sur son bureau, s'en allait. Comme tous les autres fonctionnaires à travers l'immense empire. Ils savaient qu'au Kremlin, le maître du pays terminait sa journée de travail à trois heures. Sans réfléchir, tout le monde s'empressait d'imiter son emploi du temps. Et on ne pensait même pas que de Moscou à la Sibérie, en enjambant plusieurs fuseaux horaires, ces «trois heures du matin» ne correspondaient plus à rien. Et que Staline se levait de son lit et bourrait la première pipe de la journée, tandis que dans une ville sibérienne, à la nuit tombante, ses sujets fidèles luttaient contre le sommeil sur leurs chaises qui se transformaient en instruments de torture. Du Kremlin, le maître semblait imposer sa mesure au flux du temps et au soleil même. Quand il allait se coucher, toutes les horloges de la planète indiquaient trois heures du matin. Du moins, tout le monde le voyait ainsi à l'époque. Un jour, Charlotte, épuisée par ces attentes nocturnes, s'endormit quelques minutes avant cette heure planétaire. Un instant après, se réveillant en sursaut, elle entendit les pas de son mari dans la chambre d'enfant. Elle y entra et le vit incliné au-dessus du lit de leur fils, de ce garçon aux cheveux noirs et lisses qui ne ressemblait à personne dans la famille…


On arrêta Fiodor non pas dans son bureau en plein jour, ni au petit matin en rompant son sommeil d'un tambourinement autoritaire contre la porte. Non, c'était le soir du réveillon. Il s'était affublé du manteau rouge du Père Noël et, méconnaissable sous une longue barbe, son visage fascinait les enfants: ce garçon de douze ans et sa sœur cadette – ma mère. Charlotte ajustait la grande chapka sur la tête de son mari, lorsqu'ils pénétrèrent dans l'appartement. Ils entrèrent sans avoir à frapper, la porte était ouverte, on attendait les invités.

Et cette scène d'arrestation, qui s'était déjà répétée des millions de fois durant une seule décennie dans la vie du pays, eut ce soir pour décor ce sapin de Noël, ces deux enfants avec leurs masques en carton – lui, le lièvre, elle, l'écureuil. Et au centre de la pièce – ce Père Noël, figé, devinant très bien la suite et presque heureux que les enfants ne remarquent pas la pâleur de ses joues sous la barbe de coton. Charlotte, d'une voix très calme, dit au lièvre et à l'écureuil qui regardaient les intrus sans enlever leurs masques:

– Allons à côté, les enfants. Vous allez allumer les feux de Bengale.

Elle avait parlé en français. Les deux agents échangèrent un coup d'œil lourd de sous-entendus…


Fiodor fut sauvé par ce qui, logiquement, aurait dû le perdre: la nationalité de sa femme… Quand, quelques années auparavant, les gens avaient commencé à disparaître, famille par famille, maison par maison, il avait tout de suite pensé à cela. Charlotte portait en elle deux graves défauts le plus souvent imputés aux «ennemis du peuple»: les origines «bourgeoises» et le lien avec l'étranger. Marié à un «élément bourgeois», de surcroît à une Française, il se voyait naturellement accusé d'être un «espion à la solde des impérialistes français et britanniques». La formule, depuis le temps, était devenue courante.

Cependant, c'est justement dans cette évidence parfaite que la machine bien rodée des répressions s'enraya. Car d'habitude, en fabriquant un procès, on était obligé de démontrer que l'accusé avait habilement et pendant des années caché ses liens avec l'étranger. Et quand il s'agissait d'un Sibérien ne parlant que sa langue maternelle, n'ayant jamais quitté sa patrie ou rencontré un représentant du monde capitaliste – une telle démonstration, même totalement falsifiée, exigeait un savoir-faire certain.

Mais Fiodor ne cachait rien. Le passeport de Charlotte indiquait, noir sur blanc, sa nationalité: française. Sa ville de naissance, Neuilly-sur-Seine, dans sa transcription russe, ne faisait que souligner son étrangeté. Ses voyages en France ses cousins «bourgeois» qui vivaient toujours là-bas, ses enfants qui parlaient le français autant que le russe – tout était trop clair. Les faux aveux qu'on arrachait d'habitude sous la torture, après des semaines d'interrogatoires, avaient été livrés, cette fois, de bonne grâce dès le début. La machine piétina sur place. Fiodor fut incarcéré, puis devenant de plus en plus gênant, muté à l'autre bout de l'empire, dans une ville annexée à la Pologne.

Ils passèrent une semaine ensemble. Le temps du voyage à travers le pays et d'une journée d'emménagement, longue et désordonnée. Le lendemain, Fiodor partait à Moscou pour se faire réintégrer au Parti dont on l'avait promptement exclu. «C'est une affaire de deux jours», dit-il à Charlotte qui l'accompagnait à la gare. En rentrant, elle s'aperçut qu'il avait oublié son porte-cigarettes. «Ce n'est pas grave, pensa-t-elle, dans deux jours…» Et ce temps tout proche (Fiodor entrerait dans la pièce, verrait ce porte-cigarettes sur la table et, se donnant une petite claque sur le front, s'exclamerait: «Quel imbécile! Je l'ai cherché partout…»), oui, ce matin de juin serait le premier dans un long ruissellement de jours heureux…

Ils se reverraient quatre ans après. Et Fiodor ne retrouverait jamais son porte-cigarettes, échangé par Charlotte, en pleine guerre, contre une miche de pain noir.


Les adultes parlaient. La télévision avec ses actualités radieuses, ses échos des dernières performances de l'industrie nationale, ses concerts du Bolchoï, formait un paisible fond sonore. La vodka atténuait l'amertume du passé. Et je sentais que nos invités, même les nouveaux venus, aimaient tous cette Française qui avait accepté sans broncher le destin de leur pays.

Ces récits m'apprenaient beaucoup. Je devinais à présent pourquoi les fêtes du nouvel an avaient toujours dans notre famille un reflet d'inquiétude, semblable à un courant d'air sournois qui fait claquer les portes dans une demeure vide, à l'heure du crépuscule. Malgré la gaieté de mon père, malgré les cadeaux, le bruit des pétards et le scintillement du sapin, cet impalpable malaise était là. Comme si au milieu des toasts, des claquements des bouchons et des rires, on attendait l'arrivée de quelqu'un. Je crois même que, sans se l'avouer, nos parents accueillaient le calme neigeux et quotidien des premiers jours de janvier avec un certain soulagement. En tout cas, c'était ce moment d'après les fêtes que nous préférions, ma sœur et moi, à la fête elle-même…

Les jours russes de ma grand-mère – ces jours qui, à un moment donné, devenaient tout simplement sa vie et non pas une «étape russe» avant le retour en France – avaient pour moi une tonalité secrète que les autres ne discernaient pas. C'était une sorte d'invisible aura que Charlotte portait en elle à travers ce passé ressurgi dans notre cuisine enfumée. Je me disais avec un étonnement émerveillé: «Cette femme qui attendait durant des mois et des mois le coup des fameuses trois heures du matin, devant la fenêtre couverte de glace, cette femme, c'était le même être mystérieux et si proche qui avait vu, un jour, des coquilles d'argent dans un café de Neuilly!»


Jamais, quand ils parlaient de Charlotte, ils ne manquaient de raconter cette matinée…

C'est son fils qui se réveilla soudain au milieu de la nuit. Il sauta de son lit pliant et, pieds nus, les bras tendus devant lui, alla à la fenêtre. En traversant la pièce dans l'obscurité, il percuta le lit de sa sœur. Charlotte ne dormait pas non plus. Elle était couchée, les yeux ouverts dans le noir, en essayant de comprendre d'où provenait cette rumeur dense et monotone qui semblait imprégner les murs de vibrations sourdes. Elle sentit son corps, sa tête trépider dans ce bruit lent et visqueux. Les enfants se réveillèrent et coururent vers la fenêtre. Charlotte entendit le cri étonné de sa fille:

– Ah! Toutes ces étoiles! Mais elles bougent…

Sans allumer, Charlotte alla les rejoindre. En passant, elle aperçut sur la table un vague reflet métallique: le porte-cigarettes de Fiodor. Il devait rentrer de Moscou au matin. Elle vit des rangées de points lumineux qui glissaient lentement dans le ciel nocturne.

– Des avions, dit le garçon de sa voix calme qui ne changeait jamais d'intonation. Des escadrilles entières…

– Mais où volent-ils tous comme ça? soupira la fille en écarquillant ses yeux lourds de sommeil.

Charlotte les prit tous les deux par les épaules.

– Allez vous coucher! Ça doit être les manœuvres de notre armée. Vous savez, la frontière est toute proche. Les manœuvres ou peut-être l'entraînement pour une parade d'aviation…

Le fils toussota et dit doucement, comme pour lui-même et toujours avec cette tristesse tranquille qui surprenait tellement chez cet adolescent:

– Ou, peut-être, une guerre…

– Ne dis pas de bêtises, Sergueï, le reprit Charlotte. Allez vite au lit. Demain nous irons chercher votre père à la gare.

En allumant une lampe de chevet, elle consulta sa montre: «Deux heures et demie. Donc, déjà aujourd'hui…»

Ils n'eurent pas le temps de se rendormir. Les premières bombes déchirèrent la nuit. Les escadrilles qui, depuis une heure déjà, survolaient la ville avaient pour cible des régions bien plus reculées, dans la profondeur du pays, où leur assaut aurait l'apparence d'un tremblement de terre. C'est seulement vers trois heures et demie du matin que les Allemands commencèrent à bombarder la ligne frontalière en déblayant la voie pour leur armée de terre. Et cette adolescente ensommeillée, ma mère, fascinée par d'étranges constellations trop bien ordonnées, se trouvait, en fait, dans une fulgurante parenthèse entre la paix et la guerre.

Il était déjà presque impossible de quitter la maison. La terre tanguait, les tuiles, une rangée après l'autre, glissaient du toit et se brisaient avec un craquement sec sur les marches du perron. Le bruit des explosions enveloppait les gestes et les paroles d'une épaisse surdité.

Charlotte réussit enfin à pousser les enfants dehors, sortit elle-même en emportant une grande valise qui lui pesait lourdement sur le bras. Les immeubles d'en face n'avaient plus de vitres. Un rideau ondoyait sous le vent à peine réveillé. Le tissu clair gardait dans son mouvement toute la douceur des matins de paix.

La rue qui menait à la gare était jonchée d'éclats de verre, de branches cassées. Parfois, un arbre brisé en deux barrait la route. À un moment, il leur fallut contourner un énorme entonnoir. C'est à cet endroit que la foule des fuyards devenait plus dense. En s'écartant du trou, les gens chargés de sacs se poussaient, et soudain se remarquaient les uns les autres. Ils essayaient de se parler, mais l'onde du choc égarée au milieu des maisons surgissait tout à coup et, d'un écho assourdissant, les bâillonnait. Ils agitaient les bras avec impuissance et reprenaient leur course.

Quand, au bout de la rue, Charlotte vit la gare, elle sentit physiquement sa vie d'hier se précipiter dans un passé sans retour. Seul le mur de la façade restait debout et à travers les orbites vides des fenêtres on voyait le ciel pâle du matin…

La nouvelle répétée par des centaines de bouches perça enfin le bruit des bombes. Le dernier train pour l'Est venait de partir, en respectant avec une précision absurde les horaires habituels. La foule se heurta contre les ruines de la gare, s'immobilisa, puis, écrasée par le hurlement d'un avion, se dissipa dans les rues avoisinantes et sous les arbres d'un square.

Charlotte, déroutée, promena son regard autour d'elle. Une pancarte tramait à ses pieds: «Ne pas traverser les voies! Danger!» Mais la voie, arrachée par les explosions, n'était que ces rails fous dressés dans une courbe raide contre le support en béton d'un viaduc. Ils pointaient vers le ciel, et leurs traverses ressemblaient à un escalier fantasmagorique qui menait tout droit dans les nuages.

«Là, il y a un train de marchandises qui va partir», entendit-elle soudain murmurer la voix calme et comme ennuyée de son fils.

Au loin, elle vit un convoi de gros wagons bruns autour desquels s'agitaient des figurines humaines. Charlotte saisit la poignée de sa valise, les enfants attrapèrent leurs sacs.

Quand ils furent devant le dernier wagon, le train s'ébranla, et l'on entendit un soupir de joie craintive qui salua ce départ. Un tassement compact de gens apeurés apparaissait entre des parois coulissantes. Charlotte, sentant la lenteur désespérante de ses gestes, poussa ses enfants vers cette ouverture qui s'éloignait lentement. Le fils grimpa, attrapa la valise. Sa sœur dut déjà accélérer le pas pour s'accrocher à la main que le garçon lui tendait. Charlotte saisit l'enfant par la taille, la souleva, parvint à la hisser sur le bord du wagon bondé. Il lui fallait à présent courir tout en essayant de s'agripper à la grande clenche de fer. Cela ne dura qu'une seconde, mais elle eut le temps d'apercevoir les visages figés des rescapés, les larmes de sa fille et, avec une netteté surnaturelle, le bois fissuré de la paroi du wagon…

Elle trébucha, tomba à genoux. Le reste fut si rapide qu'elle crut ne pas avoir touché le gravier blanc du remblai. Deux mains lui serrèrent fortement les côtes, le ciel décrivit un brusque zigzag, elle se sentit propulsée dans le wagon. Et dans un éclair lumineux, elle entrevit la casquette d'un cheminot, la silhouette d'un homme qui, une fraction de seconde, se profila à contre-jour entre les parois écartées…

Vers midi, le convoi traversa Minsk. Dans la fumée épaisse, le soleil rougeoyait comme celui d'une autre planète. Et d'étranges papillons funèbres – de grandes floches de cendre – voltigeaient dans l'air. Personne ne pouvait comprendre comment, en quelques heures de guerre, la ville avait pu se transformer en ces enfilades de carcasses noircies.

Le train s'avançait lentement, comme à tâtons, dans ce crépuscule carbonisé, sous un soleil qui ne faisait plus mal aux yeux. Ils s'étaient déjà habitués à cette marche hésitante et au ciel rempli de rugissements d'avions. Et même à ce sifflement strident au-dessus du wagon suivi d'une giclée de balles sur son toit.

En quittant la ville calcinée, ils tombèrent sur les restes d'un train éventré par les bombes. Plusieurs wagons étaient renversés sur le remblai, d'autres, couchés ou encastrés dans un monstrueux télescopage, encombraient les rails. Quelques infirmières, plongées dans une torpeur d'impuissance devant le nombre de corps étendus, marchaient le long du convoi. Dans ses entrailles noires on voyait des contours humains, parfois un bras pendait à une fenêtre brisée. Le sol était recouvert de bagages éparpillés. Ce qui étonnait surtout, c'était la quantité de poupées qui gisaient sur les traverses et dans l'herbe… L'un des wagons restés sur les rails avait sa plaque d'émail où l'on pouvait lire la destination. Perplexe, Charlotte constata qu'il s'agissait du train qu'ils avaient manqué ce matin. Oui, ce dernier train pour l'Est qui avait respecté les horaires d'avant la guerre.

À la tombée de la nuit, la course du train s'accéléra. Charlotte sentit sa fille se caler contre son épaule et frissonner. Elle se releva alors pour libérer la grande valise sur laquelle elles étaient assises. Il fallait se préparer pour la nuit, retirer les vêtements chauds et deux sacs de biscuits. Charlotte entrouvrit le couvercle, plongea sa main à l'intérieur et se figea, ne pouvant réprimer un cri bref qui réveilla ses voisins.

La valise était remplie de vieux journaux! Dans l'affolement de ce matin, elle avait emporté la valise sibérienne…

Sans pouvoir encore en croire ses yeux, elle tira une feuille jaunie et dans la lumière grise du crépuscule, elle put lire: «Députés et sénateurs sans distinction d'opinion avaient répondu avec empressement à la convocation qui leur était adressée par MM. Loubet et Brisson… Les représentants des grands corps de l'Etat se groupaient dans le salon Murat…»

D'un geste somnambulique, Charlotte referma la valise, s'assit et regarda autour d'elle en secouant légèrement la tête comme si elle voulait nier une évidence.

– J'ai dans mon sac une vieille veste. Et puis, j'ai ramassé le pain dans la cuisine, en partant…

Elle reconnut la voix de son fils. Il avait dû deviner son désarroi.

La nuit, Charlotte s'endormit le temps d'un rêve rapide, mélange de sons et de couleurs d'autrefois… Quelqu'un, en glissant vers la sortie, la réveilla. Le train était arrêté au milieu des champs. L'air nocturne n'avait pas ici la même densité de noir que dans la ville dont ils s'étaient enfuis. La plaine qui s'étendait devant le rectangle pâle de la porte ouverte gardait le teint cendré des nuits du Nord. Quand ses yeux apprivoisèrent l'obscurité, elle distingua à côté de la voie, dans l'ombre d'un bosquet, les contours d'une isba assoupie. Et devant, dans un pré qui longeait le remblai, elle vit un cheval. Le silence était tel qu'on entendait le léger crissement des tiges arrachées et le piétinement mou des sabots sur la terre humide. Avec une sérénité amère qui l'étonna elle-même, Charlotte entendit naître et résonner dans son esprit cette pensée transparente: «Il y a eu cet enfer des villes brûlées et quelques heures plus tard – ce cheval qui broute l'herbe pleine de rosée, dans la fraîcheur de la nuit. Ce pays est trop grand pour qu'ils puissent le vaincre. Le silence de cette plaine infinie résistera à leurs bombes…»

Jamais encore elle ne s'était sentie aussi proche de cette terre.


Pendant les premiers mois de la guerre, son sommeil était traversé par un incessant défilé de corps mutilés qu'elle soignait en travaillant quatorze heures par jour. Dans cette ville, à une centaine de kilomètres de la ligne du front, on amenait les blessés par convois entiers. Souvent, Charlotte accompagnait le médecin qui venait à la gare pour accueillir ces trains remplis de chair humaine écharpée. Il lui arrivait alors de remarquer, sur la voie parallèle, un autre train, plein de soldats fraîchement mobilisés qui partaient dans le sens opposé, se dirigeant vers le front.

La ronde des corps mutilés ne s'interrompait pas même dans son sommeil. Ils traversaient ses rêves, se rassemblaient à la frontière de ses nuits, l'attendaient: ce jeune fantassin à la mâchoire inférieure arrachée et dont la langue pendait sur les pansements sales, cet autre – sans yeux, sans visage… Mais surtout ceux, de plus en plus nombreux, qui avaient perdu bras et jambes – horribles troncs sans membres, regards aveuglés par la douleur et le désespoir.

Oui, c'étaient surtout ces yeux qui déchiraient le voile fragile de ses rêves. Ils formaient des constellations scintillantes dans l'obscurité, la suivaient partout, lui parlaient silencieusement.

Une nuit (des colonnes infinies de chars traversaient la ville), son sommeil fut plus que jamais fragile – une série de brefs oublis et de réveils au milieu du rire métallique des chenilles. C'est sur le fond pâle de l'un de ces songes que Charlotte commença soudain à reconnaître toutes ces constellations des yeux. Oui, elle les avait déjà vues, un jour dans une autre ville. Dans une autre vie. Elle se réveilla, surprise de ne plus entendre le moindre bruit. Les chars avaient quitté la rue. Le silence assourdissait. Et dans cette obscurité compacte et muette, Charlotte revoyait les yeux des blessés de la Grande Guerre. Le temps de l'hôpital de Neuilly se rapprocha soudain. «C'était hier», pensa Charlotte.

Elle se leva et vint à la fenêtre pour fermer un vasistas. Son geste s'arrêta à mi-chemin. La tempête blanche (la première neige de ce premier hiver de guerre) tapissait, à grandes volées, la terre encore noire. Le ciel brassé par les vagues neigeuses aspira son regard dans des profondeurs mouvantes. Elle pensa à la vie des hommes. A leur mort. À la présence quelque part sous ce ciel tumultueux d'êtres sans bras ni jambes, à leurs yeux ouverts dans la nuit.

La vie lui apparut alors comme une monotone suite de guerres, un interminable pansement de plaies toujours ouvertes. Et le fracas de l'acier sur les pavés humides… Elle sentit un flocon se poser sur son bras. Oui, ces guerres sans fin, ces plaies et, dans une attente secrète au milieu d'elles, cet instant de la première neige.


Les regards des blessés s'effacèrent dans ses rêves deux fois seulement pendant la guerre. D'abord quand sa fille tomba malade du typhus, et il fallait trouver coûte que coûte du pain et du lait (ils mangeaient depuis des mois des éplu-chures de pommes de terre). La deuxième fois, lorsqu'elle reçut du front un avis de décès… Arrivée à l'hôpital le matin, elle y resta toute la nuit en espérant être assommée par la fatigue, en craignant de rentrer, de voir les enfants, de devoir leur parler. Vers minuit, elle s'assit enfin près du poêle, la tête contre le mur, ferma les yeux et tout de suite s'engagea dans une rue… Elle entendait la sonorité matinale des trottoirs, respirait l'air éclairé d'un soleil pâle, oblique. En marchant dans cette ville encore endormie, elle reconnaissait à chaque pas sa topographie naïve: café de la gare, église, place du marché… Elle ressentait une joie étrange à lire le nom des rues, à regarder le reflet des fenêtres, le feuillage dans le square derrière l'église. Celui qui marchait à côté d'elle lui demanda de traduire l'un de ces noms. Elle devina alors ce qui rendait si heureuse cette promenade à travers la ville matinale…

Charlotte sortit du sommeil en gardant dans le mouvement des lèvres les dernières paroles prononcées là-bas. Et quand elle comprit toute l'invraisemblance de son rêve – elle et Fiodor dans cette ville française par une matinée claire d'automne -, quand elle pénétra l'irréalité absolue de cette promenade pourtant si simple, elle tira de sa poche un petit rectangle de papier et relut pour la centième fois la mort imprimée en lettres floues et le nom de son mari écrit à la main, à l'encre violette. Quelqu'un l'appelait déjà de l'autre bout du couloir. Le nouveau convoi des blessés allait arriver.

Des «samovars»! C'est ainsi que dans leurs conversations nocturnes, mon père et ses amis appelaient parfois ces soldats sans bras ni jambes, ces troncs vivants dont les yeux concentraient tout le désespoir du monde. Oui, c'étaient des samovars: avec des bouts de cuisses semblables aux pieds de ce récipient en cuivre et des moignons d'épaules, pareils à ses anses.

Nos invités en parlaient avec une drôle de crâ-nerie, moquerie et amertume mélangées. Ce «samovar» ironique et cruel signifiait que la guerre était loin, oubliée par les uns, sans intérêt pour les autres, pour nous, les jeunes nés une dizaine d'années après leur Victoire. Et pour ne pas paraître pathétiques, pensais-je, ils évoquaient le passé avec cette désinvolture un peu canaille, sans croire ni au bon Dieu ni au diable, selon un dicton russe. C'est bien plus tard que ce ton désabusé me révélerait son vrai secret: un «samovar» était une âme happée par un morceau de chair désarticulé, un cerveau détaché du corps, un regard sans force englué dans la pâte spongieuse de la vie. Cette âme meurtrie, les hommes l'appelaient «samovar».


Raconter la vie de Charlotte était pour eux aussi une façon de ne pas étaler leurs propres plaies et leurs souffrances. D'autant plus que son hôpital, en brassant des centaines de soldats venus de tous les fronts, condensait des destins innombrables, accumulait tant d'histoires personnelles.

Ce soldat, par exemple, qui m'impressionnait toujours avec sa jambe farcie de… bois. Un éclat s'incrustant sous son genou avait concassé une cuillère en bois qu'il portait plantée dans la longue tige de sa botte. La blessure était sans gravité, mais il fallait retirer tous les débris. «Toutes ces échardes», selon Charlotte.

Un autre blessé se plaignait, à longueur de journées, en affirmant que sous le plâtre, sa jambe le démangeait «à vous arracher les tripes». Il se tortillait, grattait la carapace blanche comme si ses ongles pouvaient pénétrer jusqu'à la plaie. «Enlevez-le, implorait-il. Ça me ronge. Enlevez-le, ou je vais le casser moi-même avec un couteau!» Le médecin-chef qui ne lâchait pas le scalpel douze heures par jour ne voulait rien entendre, croyant avoir affaire à un geignard. «Les samovars, eux, ne se plaignent jamais», se disait-il. C'est Charlotte qui l'avait enfin persuadé d'opérer une petite ouverture dans le plâtre. C'est elle aussi qui, avec une pincette, tira de la chair sanguinolente des vers blancs, et lava la plaie.

À ce récit, tout se révoltait en moi. Mon corps tressaillait devant cette image de désagrégation. Je sentais sur ma peau l'attouchement physique de la mort. Et, les yeux écarquillés, j'observais les adultes que ces épisodes, tous semblables à leur sens, amusaient: des morceaux de bois dans la plaie, des vers…

Et puis, il y avait cette blessure qui ne voulait pas se refermer. Pourtant elle se cicatrisait bien; le soldat, calme et sérieux, restait couché à la différence des autres qui, à peine opérés, se mettaient à traîner dans les couloirs. Le médecin se penchait sur cette jambe et hochait la tête. Sous les pansements, la plaie, tendue la veille d'un fin vernis de peau, saignait de nouveau, ses bords sombres ressemblaient à une dentelle déchirée. «Bizarre!» s'étonnait le médecin, mais il ne pouvait pas s'y attarder plus longtemps. «Refaites un pansement!» disait-il à l'infirmière de service en se faufilant entre les lits serrés les uns contre les autres… C'est la nuit suivante que Charlotte, involontairement, surprit le blessé. Toutes les infirmières portaient des chaussures dont les talons remplissaient les couloirs d'un tambourinement pressé. Seule Charlotte, dans ses bottillons de feutre, se déplaçait sans bruit. Il ne l'avait pas entendue entrer. Elle pénétra dans cette salle noire, s'arrêta près de la porte. La silhouette du soldat assis sur son lit se découpait distinctement sur les vitres éclairées par la neige. Charlotte eut besoin de quelques secondes pour deviner: le soldat frottait sa plaie avec une éponge. Sur son oreiller s'enroulaient les pansements qu'il venait d'enlever… Le matin, elle parla au médecin-chef. Celui-ci, après une nuit sans sommeil, la regardait comme à travers un brouillard, ne comprenant pas. Puis, en secouant sa torpeur, jeta d'une voix rauque:

– Qu'est-ce que tu veux qu'on en fasse? Je leur téléphone tout de suite et qu'on l'embarque. C'est de l'automutilation…

– Il passera en conseil de guerre…

– Et alors? Il l'a mérité, non? Tandis que les autres crèvent dans les tranchées… Lui… Déserteur!

Il y eut un moment de silence. Le médecin s'assit et se mit à se masser le visage avec ses paumes maculées de teinture d'iode.

– Et si on lui mettait un plâtre? dit Charlotte.

Le visage du médecin apparut derrière ses paumes dans une grimace de colère. Il entrouvrit déjà la bouche, puis se ravisa. Ses yeux rougis s'animèrent, il sourit.

– Toujours tes histoires de plâtre. On le casse chez l'un, parce que ça lui gratte, on en met à l'autre parce qu'il se gratte. Tu n'as pas fini de m'étonner, Charlota Norbertovna!

À l'heure de la visite, il examina la plaie et d'un ton très naturel dit à l'infirmière:

– Il faudra lui mettre un plâtre. Juste une couche. Charlota le fera avant de partir.


L'espoir revint quand, un an et demi après le premier avis de décès, elle en reçut un autre. Fiodor ne pouvait pas avoir été tué deux fois, pensait-elle, donc il était peut-être vivant. Cette double mort devenait une promesse de vie. Charlotte, sans rien dire à personne, se remettait à attendre.


Il revint, arrivant non pas de l'Ouest, au début de l'été comme la plupart des soldats, mais de l'Extrême-Orient, en septembre, après la défaite du Japon…

Saranza, d'une ville qui avait côtoyé le front, s'était transformée en un endroit paisible, revenant à son sommeil des steppes, derrière la Volga. Charlotte y vivait seule: son fils (mon oncle Sergueï) était entré dans une école militaire, sa fille (ma mère) – partie pour la ville voisine, de même que tous les élèves qui voulaient continuer leurs études.

Par un soir tiède de septembre, elle sortit de la maison et marcha dans la rue déserte. Avant la nuit, elle voulait cueillir, aux abords de la steppe, quelques tiges d'aneth sauvage pour ses salaisons. C'est sur le chemin du retour qu'elle le vit… Elle portait un bouquet de longues plantes surmontées d'ombelles jaunes. Sa robe, son corps étaient emplis de la limpidité des champs silencieux, de la lumière fluide du couchant. Ses doigts gardaient la senteur forte de l'aneth et des herbes sèches. Elle savait déjà que cette vie, malgré toute sa douleur, pouvait être vécue, qu'il fallait la traverser lentement en passant de ce coucher du soleil à l'odeur pénétrante de ces tiges, du calme infini de la plaine au gazouillement d'un oiseau perdu dans le ciel, oui, en allant de ce ciel à son reflet profond qu'elle ressentait dans sa poitrine comme une présence attentive et vivante. Oui, remarquer même la tiédeur de la poussière sur ce petit chemin qui menait vers Saranza…

Elle leva les yeux et le vit. Il marchait à sa rencontre, il était encore loin, au fond de la rue. Si Charlotte l'avait accueilli au seuil de la pièce, s'il avait ouvert la porte et était entré, comme elle imaginait cela depuis si longtemps, comme faisaient tous les soldats en revenant de la guerre, dans la vie ou dans les films, alors elle aurait sans doute poussé un cri, se serait jetée vers lui en s'agrippant à son baudrier, aurait pleuré…

Mais il apparut très loin, se laissant reconnaître peu à peu, laissant à sa femme le temps d'apprivoiser cette rue rendue méconnaissable par la silhouette d'un homme dont elle remarquait déjà le sourire indécis. Ils ne coururent pas, n'échangèrent aucune parole, ne s'embrassèrent pas. Ils croyaient avoir marché l'un vers l'autre pendant une éternité. La rue était vide, la lumière du soir reflétée par le feuillage doré des arbres – d'une transparence irréelle. S'arrêtant près de lui, elle agita doucement son bouquet. Il hocha la tête comme pour dire: «Oui, oui, je comprends.» Il ne portait pas de baudrier, juste un ceinturon à la boucle de bronze terni. Ses bottes étaient rousses de poussière.

Charlotte habitait au rez-de-chaussée d'une vieille maison en bois. D'année en année, depuis un siècle, le sol s'élevait imperceptiblement, et la maison s'affaissait, si bien que la fenêtre de sa pièce dépassait à peine le niveau du trottoir… Ils entrèrent en silence. Fiodor posa son sac sur un tabouret, voulut parler, mais ne dit rien, toussota seulement, en portant ses doigts aux lèvres. Charlotte se mit à préparer à manger.

Elle se surprit à répondre à ses questions, à répondre sans y réfléchir (ils parlèrent du pain, des tickets de rationnement, de la vie à Saranza), à lui proposer du thé, à sourire quand il disait qu'il faudrait «affûter tous les couteaux dans cette maison». Mais en participant à cette première conversation encore hésitante, elle était ailleurs. Dans une absence profonde où résonnaient des paroles toutes différentes: «Cet homme aux cheveux courts et comme saupoudrés de craie est mon mari. Je ne l'ai pas vu depuis quatre ans. On l'a enterré deux fois – dans la bataille de Moscou d'abord, puis en Ukraine. Il est là, il est revenu. Je devrais pleurer de joie. Je devrais… Il a les cheveux tout gris…» Elle devinait que lui aussi était loin de cette conversation sur les tickets de rationnement. Il était revenu quand les feux de la Victoire s'étaient depuis longtemps éteints. La vie reprenait son cours quotidien. Il revenait trop tard. Comme un homme distrait qui, invité au déjeuner, se présente à l'heure du dîner, en surprenant la maîtresse de maison en train de dire ses adieux aux derniers convives attardés. «Je dois lui paraître très vieille», pensa soudain Charlotte, mais même cette idée ne sut pas rompre l'étrange manque d'émotion dans son cœur, cette indifférence qui la laissait perplexe.

Elle pleura seulement quand elle vit son corps. Après le repas, elle chauffa de l'eau, apporta un bassin en zinc, la petite baignoire d'enfant qu'elle installa au milieu de la pièce. Fiodor se recroquevilla dans ce récipient gris dont le fond cédait sous le pied en émettant un son vibrant. Et tout en versant un filet d'eau chaude sur le corps de son mari qui, maladroitement, se frottait les épaules et le dos, Charlotte se mit à pleurer. Les larmes traversaient son visage dont les traits restaient immobiles, et elles tombaient, se mélangeant à l'eau savonneuse du bassin.

Ce corps était celui d'un homme qu'elle ne connaissait pas. Un corps criblé de cicatrices, de balafres – tantôt profondes, aux bords charnus, comme d'énormes lèvres voraces, tantôt à la surface lisse, luisante, comme la trace d'un escargot. Dans l'une des omoplates, une cavité était creusée – Charlotte savait quel genre de petits éclats griffus faisaient ça. Les traces roses des points de suture entouraient une épaule, se perdant dans la poitrine…

À travers ses larmes, elle regarda la pièce comme pour la première fois: une fenêtre au ras du sol, ce bouquet d'aneth venant déjà d'une autre époque de sa vie, un sac de soldat sur le tabouret près de l'entrée, des grosses bottes couvertes de poussière rousse. Et sous une ampoule nue et terne, au milieu de cette pièce à moitié enfouie dans la terre – ce corps méconnaissable, on eût dit déchiré par les rouages d'une machine. Des mots étonnés se formèrent en elle, à son insu: «Moi, Charlotte Lemonnier, je suis là, dans cette isba ensevelie sous l'herbe des steppes, avec cet homme, ce soldat au corps lacéré de blessures, le père de mes enfants, l'homme que j'aime tant… Moi, Charlotte Lemonnier…»

Un des sourcils de Fiodor portait une large entaille blanche qui, s'amincissant, lui barrait le front. Son regard en paraissait constamment surpris. Comme s'il ne parvenait pas à s'habituer à cette vie d'après la guerre.

Il vécut moins d'un an… En hiver, ils déménagèrent dans l'appartement où, enfants, nous viendrions rejoindre Charlotte, chaque été. Ils n'eurent même pas le temps d'acheter la nouvelle vaisselle et les couverts. Fiodor coupait le pain avec le couteau ramené du front – fabriqué à partir d'une baïonnette…

En écoutant les récits des adultes, j'imaginais ainsi notre grand-père durant ces retrouvailles incroyablement brèves: un soldat montait le perron de l'isba, son regard se noyait dans celui de sa femme, et il avait juste le temps de dire: «Je suis revenu, tu vois…», avant de tomber et de mourir de ses blessures.

3

La France, cette année, m'enferma dans une solitude profonde et studieuse. À la fin de l'été, je revenais de Saranza, tel un jeune explorateur avec mille et une trouvailles dans mes bagages – de la grappe de raisin de Proust à l'écusson attestant la mort tragique du duc d'Orléans. En automne et surtout durant l'hiver, je me transformai en un maniaque d'érudition, en un archiviste glanant avec obsession tout renseignement sur le pays dont il n'avait réussi qu'à entamer le mystère par son excursion d'été.

Je lus tout ce que la bibliothèque de notre école possédait d'intéressant sur la France. Je plongeai dans les rayonnages plus vastes de celle de notre ville. Au pointillé des récits impressionnistes de Charlotte, je voulais opposer une étude systématique, en progressant d'un siècle à l'autre, d'un Louis au suivant, d'un romancier à ses confrères, disciples ou épigones.

Ces longues journées passées dans les labyrinthes poussiéreux chargés de livres correspondaient sans doute à un penchant monacal que tout le monde ressent à cet âge. On cherche l'évasion avant d'être happé par les engrenages de la vie adulte, on reste seul à fabuler les aventures amoureuses à venir. Cette attente, cette vie de reclus devient vite pénible. D'où le collectivisme grouillant et tribal des adolescents – tentative fébrile de jouer, avant l'heure, tous les scénarios de la société adulte. Rares sont ceux qui, à treize ou quatorze ans, savent résister à ces jeux de rôles imposés aux solitaires, aux contemplatifs, avec toute la cruauté et l'intolérance de ces enfants d'hier.

C'est grâce à ma quête française que je sus préserver mon attentive solitude d'adolescent.

La société en miniature de mes collègues manifestait à mon égard tantôt une condescendance distraite (j'étais un «pas mûr», je ne fumais pas et je ne racontais pas d'histoires salaces où les organes génitaux, masculins et féminins, devenaient des personnages à part entière), tantôt une agressivité dont la violence collective me laissait pantois: je me sentais très peu différent des autres, je ne me croyais pas digne de tant d'hostilité. C'est vrai que je ne m'extasiais pas devant les films que leur mini-société commentait pendant les récréations, je ne distinguais pas les clubs de football dont ils étaient des supporters passionnés. Mon ignorance les offensait. Ils y voyaient un défi. Ils m'attaquaient avec leurs moqueries, avec leurs poings. C'est pendant cet hiver que je commençai à discerner une vérité déroutante: porter en soi ce lointain passé, laisser vivre son âme dans cette fabuleuse Atlantide, n'était pas innocent. Oui, c'était bel et bien un défi, une provocation aux yeux de ceux qui vivaient au présent. Un jour, excédé par les brimades, je fis semblant de m'intéresser au score du dernier match et, me mêlant de leur conversation, je citai des noms de footballeurs appris la veille. Mais tout le monde flaira l'imposture. La discussion s'interrompit. La mini-société se dispersa. J'eus droit à quelques regards presque compatissants. Je me sentis encore plus déprécié.


Après cette tentative piteuse, je m'enfonçai davantage dans mes recherches et mes lectures. Les reflets éphémères de l'Atlantide dans le cours du temps ne me suffisaient plus. Désormais, j'aspirais à connaître l'intimité de son histoire. Errant dans les cavernes de notre vieille bibliothèque, j'essayais d'éclaircir le pourquoi de cet extravagant mariage entre Henri Ier et la princesse russe Anna. Je voulais savoir ce que son père, le célèbre Iaroslav le Sage, pouvait bien envoyer comme dot. Et comment il faisait parvenir de Kiev des troupeaux de chevaux à son beau-fils français attaqué par les belliqueux Normands. Et quel était le passe-temps quotidien d'Anna Iaroslavna dans de sombres châteaux moyenâgeux où elle regrettait tant l'absence des bains russes… Je ne me contentais plus du récit tragique peignant la mort du duc d'Orléans sous les fenêtres de la belle Isabeau. Non, à présent je me lançais à la poursuite de son meurtrier, de ce Jean sans Peur dont il fallait remonter la lignée, attester les exploits guerriers, reconstituer les vêtements et les armes, situer les fiefs… J'apprenais quel était le retard des divisions du maréchal Grouchy, ces quelques heures de plus, fatales pour Napoléon à Waterloo…

Bien sûr, la bibliothèque, otage de l'idéologie, était très inégalement fournie: je n'y trouvai qu'un seul livre sur le temps de Louis XIV, tandis que l'étagère voisine offrait une vingtaine de volumes consacrés à la Commune de Paris et une douzaine sur la naissance du parti communiste français. Mais, avide de connaître, je sus déjouer cette manipulation historique. Je me tournai vers la littérature. Les grands classiques français étaient là et, à l'exception de quelques proscrits célèbres comme Rétif de La Bretonne, Sade ou Gide, ils avaient, dans l'ensemble, échappé à la censure.

Ma jeunesse et mon inexpérience me rendaient fétichiste: je collectionnais plus que je ne saisissais la physionomie du temps historique. Je recherchais surtout des anecdotes semblables à celles que racontent aux touristes les guides devant les monuments d'un site. Il y avait dans ma collection le gilet rouge de Théophile Gautier que celui-ci avait porté lors de la première d'Hernani, les cannes de Balzac, le narguilé de George Sand et la scène de sa trahison dans les bras du médecin qui était censé soigner Musset. J'admirais l'élégance avec laquelle elle offrait à son amant le sujet de Lorenzaccio. Je ne me lassais pas de revoir les séquences pleines d'images qu'enregistrait, en grand désordre il est vrai, ma mémoire. Comme celle où Victor Hugo, patriarche grisonnant et mélancolique, rencontrait sous le dais d'un parc Leconte de Lisle. «Savez-vous à quoi j'étais en train de penser?» demandait le patriarche. Et devant l'embarras de son interlocuteur, il déclarait avec emphase: «Je pensais à ce que je dirai à Dieu quand, très bientôt peut-être, je rejoindrai son royaume…» C'est alors que Leconte de Lisle, ironique et respectueux à la fois, affirmait avec conviction: «Oh, vous lui direz: "Cher confrère…"»


Étrangement, c'est un être qui ne savait rien de la France, qui n'avait jamais lu un seul auteur français, quelqu'un qui ne pouvait, j'en étais sûr, localiser ce pays sur la mappemonde, oui, c'est lui qui, involontairement, m'avait aidé à sortir de ma collection d'anecdotes en orientant ma quête vers une direction tout à fait nouvelle. C'était ce cancre qui m'avait appris un jour que si Lénine n'avait pas d'enfants, c'est qu'il ne savait pas faire l'amour…

La mini-société de notre classe lui vouait autant de mépris qu'à moi, mais pour des raisons tout autres. Ils le détestaient parce qu'il leur renvoyait une image très déplaisante de l'adulte. De deux ans notre aîné, installé donc dans cet âge dont les élèves savouraient d'avance les libertés, mon ami le cancre n'en profitait guère. Pachka, ainsi que tout le monde l'appelait, menait la vie de ces moujiks bizarres qui gardent en eux, jusqu'à la mort, une part d'enfance, ce qui contraste tellement avec leur physique sauvage et viril. Obstinément, ils fuient la ville, la société, le confort, se fondent dans la forêt et, chasseurs ou vagabonds, y finissent souvent leurs jours.

Pachka apportait dans la classe l'odeur du poisson, de la neige et, au temps du redoux, celle de la glaise. Il pataugeait des journées entières sur les berges de la Volga. Et s'il venait à l'école, c'était pour ne pas faire de peine à sa mère. Toujours en retard, ne remarquant pas les coups d'œil dédaigneux des futurs adultes, il traversait la classe et glissait derrière son pupitre, tout au fond. Les élèves reniflaient avec ostentation à son passage, la maîtresse soupirait en levant les yeux au ciel. L'odeur de neige et de terre humide remplissait lentement la salle.

Notre statut de parias dans la société de notre classe finit par nous unir. Sans devenir amis à proprement parler, nous remarquâmes nos deux solitudes, y vîmes comme un signe de reconnaissance. Désormais, il m'arrivait souvent d'accompagner Pachka dans ses expéditions de pêche sur les rives enneigées de la Volga. Il trouait la glace à l'aide d'un puissant vilebrequin, jetait dans la percée sa ligne et s'immobilisait au-dessus de cette ouverture ronde qui laissait apparaître l'épaisseur verdâtre de la glace. J'imaginais un poisson qui, au bout de cet étroit tunnel, long parfois d'un mètre, s'approchait prudemment de l'appât… Des perches au dos tigré, des brochets tachetés, des gardons à la queue rouge vif surgissaient de la trouée et, décrochés de l'hameçon, tombaient sur la neige. Après quelques soubresauts, leurs corps se figeaient, gelés par le vent glacial. Les épines dorsales se couvraient de cristaux, tels les fabuleux diadèmes. Nous parlions peu. Le grand calme des plaines neigeuses, le ciel argenté, le profond sommeil du grand fleuve rendaient les paroles inutiles.

Parfois Pachka, à la recherche d'un endroit plus poissonneux, s'approchait dangereusement des longues plaques de glace sombre, humide, minée par les sources… Je me retournais en entendant un craquement et je voyais mon camarade qui se débattait dans l'eau et enfonçait ses doigts en éventail dans la neige granuleuse. Je courais vers lui et à quelques mètres de la brèche, je me mettais à plat ventre et lui jetais le bout de mon écharpe. D'habitude, Pachka parvenait à s'en sortir avant mon intervention. Tel un marsouin, il s'arrachait à l'eau et retombait, la poitrine sur la glace, rampait en dessinant une longue trace mouillée. Mais parfois, surtout pour me faire plaisir sans doute, il attrapait mon écharpe et se laissait sauver.

Après une telle baignade, nous allions vers l'une des carcasses des vieilles barques qu'on voyait, ici et là, se dresser au milieu des congères. Nous allumions un grand feu de bois dans leurs entrailles noircies. Pachka enlevait ses grosses bottes de feutre, son pantalon ouaté, et les mettait près des flammes. Puis, les pieds nus posés sur une planche, il se mettait à griller le poisson.

C'est autour de ces feux de bois que nous devenions plus volubiles. Il me racontait les pêches extraordinaires (un poisson trop large pour passer dans le trou percé par le vilebrequin!), les débâcles qui, dans le déferlement assourdissant des glaces, emportaient les barques, les arbres arrachés et même des isbas avec des chats grimpés sur le toit… Moi, je lui parlais des tournois chevaleresques (je venais d'apprendre que les guerriers d'antan, en enlevant leur heaume après une joute, avaient le visage couvert de rouille: le fer plus la sueur; je ne sais pas pourquoi, mais ce détail m'exaltait davantage que le tournoi lui-même…), oui, je lui parlais de ces traits virils accentués par des filets roussâtres, et de ce jeune preux qui soufflait trois fois dans sa corne en appelant du renfort. Je savais que Pachka sillonnant, été comme hiver, les rives de la Volga, rêvait secrètement des étendues marines. J'étais heureux de trouver pour lui dans ma collection française ce combat terrifiant entre un marin et une énorme pieuvre. Et comme mon érudition se nourrissait essentiellement des anecdotes, je lui en racontais une, bien en rapport avec sa passion et notre escale dans la carcasse d'une vieille barque. Sur une mer dangereuse d'autrefois, un bateau de guerre anglais croise un navire français et, avant de se lancer dans une bataille sans merci, le capitaine anglais s'adresse à ses ennemis de toujours en mettant les mains en porte-voix: «Vous, les Français, vous vous battez pour l'argent. Et nous, les sujets de la reine, nous nous battons pour l'honneur!» Alors, du navire français, on entend parvenir avec une bouffée de vent salé cette exclamation joyeuse du capitaine: «Chacun se bat pour ce qu'il n'a pas, sir!»

Un jour, il faillit se noyer pour de bon. C'était tout un pan de glace – nous étions en plein redoux – qui céda sous ses pieds. Sa tête seule sortait de l'eau, puis un bras qui cherchait un appui inexistant. Dans un effort violent, il projeta sa poitrine sur la glace, mais la surface poreuse se cassa sous son poids. Le courant entraînait déjà ses jambes aux bottes pleines d'eau. Je n'eus pas le temps de dérouler mon cache-nez, je m'aplatis sur la neige, je rampai, je lui tendis ma main. C'est à ce moment que je vis passer dans ses yeux une brève lueur d'effroi… Je crois qu'il s'en serait tiré sans mon aide, il était trop aguerri, trop lié aux forces de la nature pour se laisser piéger par elles. Mais cette fois, il accepta ma main sans son sourire habituel.

Quelques minutes plus tard, le feu brûlait et Pachka, les jambes nues et le corps couvert uniquement d'un long pull que je lui avais prêté le temps de sécher ses vêtements, dansotait sur une planche léchée par les flammes. Avec ses doigts rouges, écorchés, il pétrissait une boule de glaise dont il enveloppait le poisson avant de le mettre dans la braise… Il y avait autour de nous le désert blanc de la Volga hivernale, les saules aux branches fines, frileuses, qui formaient une broussaille transparente le long du rivage, et, noyée sous la neige, cette barque à moitié désintégrée dont la membrure alimentait notre feu de bois barbare. La danse des flammes semblait rendre le crépuscule plus épais, l'éphémère sensation de confort plus saisissante.

Pourquoi, ce jour-là, lui racontai-je cette histoire plutôt qu'une autre? Il y avait eu sans doute une raison à cela, une amorce de conversation qui m'avait suggéré ce sujet… C'était un résumé, très écourté d'ailleurs, d'un poème de Hugo que Charlotte m'avait narré il y a bien longtemps et dont je ne me rappelais même pas le titre… Quelque part à côté des barricades détruites, les soldats fusillaient les insurgés, au cœur de ce Paris rebelle où les pavés avaient l'extraordinaire capacité de se dresser subitement en remparts. Une exécution routinière, brutale, impitoyable. Les hommes se mettaient le dos contre le mur, fixaient un moment les canons des fusils qui visaient leur poitrine, puis levaient le regard vers la course légère des nuages. Et ils tombaient. Leurs compagnons prenaient la relève face aux soldats… Parmi ces condamnés se trouvait une sorte de Gavroche dont l'âge aurait dû inspirer la clémence. Hélas, non! L'officier lui ordonna de se mettre dans la file d'attente fatale, l'enfant avait le même droit à la mort que les adultes. «Nous allons te fusiller toi aussi!» maugréa ce bourreau en chef. Mais un instant avant d'aller au mur, l'enfant accourut vers l'officier et le supplia: «Permettez-vous que j'aille rapporter cette montre à ma mère? Elle habite à deux pas d'ici, près de la fontaine. Je reviendrai, je vous le jure!» Cette astuce enfantine toucha même les cœurs ensauvagés de cette soldatesque. Ils s'esclaffèrent, la ruse paraissait vraiment trop naïve. L'officier, riant aux éclats, proféra: «Vas-y, cours. Sauve-toi, petit vaurien!» Et ils continuaient à rire en chargeant les fusils. Soudain, leurs voix se coupèrent net. L'enfant réapparut et se mettant près du mur, à côté des adultes, lança: «Me voilà!»

Tout au long de mon récit, Pachka sembla à peine me suivre. Il restait immobile, incliné vers le feu. Son visage se cachait sous la visière rabattue de sa grosse chapka de fourrure. Mais lorsque j'en fus arrivé à la dernière scène – l'enfant revient, le visage pâle et grave, et se fige devant les soldats – oui, quand j'eus prononcé sa dernière parole: «Me voilà!», Pachka tressaillit, se redressa… Et l'incroyable se produisit. Il enjamba le bord de la barque et, pieds nus, se mit à marcher dans la neige. J'entendis une sorte de gémissement étouffé que le vent humide dissipa rapidement au-dessus de la plaine blanche.

Il fit quelques pas, puis s'arrêta, enlisé jusqu'aux genoux dans une congère. Interdit, je restai un moment sans bouger, en regardant, de la barque, ce grand gars vêtu d'un pull étiré que le vent gonflait telle une courte robe de laine. Les oreillettes de sa chapka ondoyaient lentement dans ce souffle froid. Ses jambes nues enfoncées dans la neige me fascinaient. Ne comprenant plus rien, je sautai par-dessus bord et j'allai le rejoindre. En entendant le crissement de mes pas, il se retourna brusquement. Une grimace douloureuse crispait son visage. Les flammes de notre feu de bois se reflétaient dans ses yeux avec une fluidité inhabituelle. Il se hâta d'essuyer ces reflets avec sa manche. «Ah, cette fumée!» bougonna-t-il en clignant des paupières et, sans me regarder, il regagna la barque.

C'est là, en poussant ses pieds frigorifiés vers la braise, qu'il me demanda avec une insistance coléreuse:

– Et après? Ils l'ont tué, ce gars, c'est ça?

Pris de court et ne trouvant dans ma mémoire aucun éclaircissement sur ce point, j'émis un balbutiement hésitant:

– Euh… C'est que je ne sais pas au juste…

– Comment, tu ne sais pas? Mais tu m'as tout raconté!

– Non, mais, tu vois, dans le poème…

– On s'en fout du poème! Dans la vie, on l'a tué ou pas?

Son regard qui me fixait par-dessus les flammes brillait d'un éclat un peu fou. Sa voix se faisait à la fois rude et implorante. Je soupirai, comme si je voulais demander pardon à Hugo et, d'un ton ferme et net, je déclarai:

– Non, on ne l'a pas fusillé. Un vieux sergent qui était là s'est souvenu de son propre fils resté dans son village. Et il a crié: «Celui qui touche à ce gosse aura affaire à moi!» Et l'officier a dû le relâcher…

Pachka baissa le visage et se mit à retirer le poisson moulé dans l'argile en remuant la braise avec une branche. En silence, nous brisions cette croûte de terre cuite qui se détachait avec les écailles et nous mangions la chair tendre et brûlante en la saupoudrant de gros sel.

Nous nous taisions aussi en retournant, à la nuit tombante, à la ville. J'étais encore sous l'impression de la magie qui venait de se produire. Le miracle qui m'avait démontré la toute-puissance de la parole poétique. Je devinais qu'il ne s'agissait même pas d'artifices verbaux ni d'un savant assemblage de mots. Non! Car ceux de Hugo avaient été d'abord déformés dans le récit lointain de Charlotte, puis au cours de mon résumé. Donc doublement trahis… Et pourtant, l'écho de cette histoire en fait si simple, racontée à des milliers de kilomètres du lieu de sa naissance, avait réussi à arracher des larmes à un jeune barbare et le pousser nu dans la neige! Secrètement, je m'enorgueillissais d'avoir fait briller une étincelle de ce rayonnement qu'irradiait la patrie de Charlotte.

Et puis, ce soir, je compris que ce n'étaient pas les anecdotes qu'il fallait rechercher dans mes lectures. Ni des mots joliment disposés sur une page. C'était quelque chose de bien plus profond et, en même temps, de bien plus spontané: une pénétrante harmonie du visible qui, une fois révélée par le poète, devenait éternelle. Sans savoir la nommer, c'est elle que je poursuivrais désormais d'un livre à l'autre. Plus tard, j'apprendrais son nom: le Style. Et je ne pourrais jamais accepter sous ce nom des exercices vains de jongleurs de mots. Car je verrais surgir devant mon regard les jambes bleues de Pachka plantées dans une congère, au bord de la Volga, et les reflets fluides des flammes dans ses yeux… Oui, il était plus ému par le destin du jeune insurgé que par sa propre noyade évitée de justesse une heure avant!

En me quittant à un carrefour de la banlieue où il habitait, Pachka me tendit ma part de poisson: quelques longues carapaces d'argile. Puis, d'un ton bourru, en évitant mon regard, il demanda:

– Et ce poème sur les fusillés, on peut le trouver où?

– Je vais te l'apporter demain, à l'école, je dois l'avoir chez moi, recopié…

Je le dis d'un trait, en maîtrisant mal ma joie. C'était le jour le plus heureux de mon adolescence.

4

«Mais c'est que Charlotte n'a plus rien à m'apprendre!»

Cette pensée déconcertante me vint à l'esprit le matin de mon arrivée à Saranza. Je sautai du wagon devant la petite gare, j'étais seul à descendre ici. À l'autre bout du quai, je vis ma grand-mère. Elle m'aperçut, agita légèrement la main et alla à ma rencontre. C'est à ce moment-là, en marchant vers elle, que j'eus cette intuition: elle n'avait plus rien de nouveau à m'apprendre sur la France, elle m'avait tout raconté et, grâce à mes lectures, j'avais accumulé des connaissances plus vastes peut-être que les siennes… En l'embrassant, je me sentis honteux de cette pensée qui m'avait pris au dépourvu moi-même. J'y voyais comme une trahison involontaire.

D'ailleurs, depuis des mois déjà, j'éprouvais cette angoisse bizarre: celle d'avoir trop appris… Je ressemblais à cet homme économe qui espère voir la masse de son épargne lui procurer bientôt une façon de vivre toute différente, lui ouvrir un horizon prodigieux, changer sa vision des choses – jusqu'à sa manière de marcher, de respirer, de parler aux femmes. La masse ne cesse pas de gonfler, mais la métamorphose radicale tarde à venir.

Il en était de même avec ma somme de connaissances françaises. Non que j'eusse désiré en tirer quelque profit. L'intérêt que mon camarade le cancre portait à mes récits me comblait déjà amplement. J'espérais plutôt un mystérieux déclic, pareil à celui du ressort dans une boîte à musique, un cliquetis qui annonce le début d'un menuet que vont danser les figurines sur leur estrade. J'aspirais à ce que ce fouillis de dates, de noms, d'événements, de personnages se refonde en une matière vitale jamais vue, se cristallise en un monde foncièrement nouveau. Je voulais que la France greffée dans mon cœur, étudiée, explorée, apprise, fasse de moi un autre.

Mais l'unique changement du début de cet été fut l'absence de ma sœur qui était partie continuer ses études à Moscou. J'avais peur de m'avouer que ce départ allait peut-être rendre impossibles nos veillées sur le balcon.

Le premier soir, comme pour avoir la confirmation de mes craintes, je me mis à interroger ma grand-mère sur la France de sa jeunesse. Elle répondait volontiers, estimant ma curiosité sincère. Tout en parlant, Charlotte continuait à repriser le col dentelé d'un chemisier. Elle maniait l'aiguille avec ce brin d'élégance artistique qu'on remarque toujours chez une femme qui travaille et entretient en même temps la conversation avec un invité qu'elle croit intéressé par son récit.

Accoudé à la rampe du petit balcon, je l'écoutais. Mes questions machinales amenaient, en écho, des scènes du passé mille fois contemplées dans mon enfance, des images familières, des êtres connus: ce tondeur de chiens sur le quai de la Seine, le cortège impérial parcourant les Champs-Elysées, la belle Otéro, le Président enlaçant sa maîtresse dans un baiser fatal… À présent, je me rendais compte que toutes ces histoires, Charlotte nous les avait répétées chaque été, cédant à notre désir de réécouter le conte favori. Oui, exactement, ce n'était rien d'autre que des contes qui enchantaient nos jeunes années et qui, comme tout conte véritable, ne nous lassaient jamais.

J'avais quatorze ans cet été. Le temps des contes, je le comprenais bien, ne recommencerait pas. J'avais trop appris pour me laisser griser par leur sarabande colorée. Étrangement, au lieu de me réjouir de ce signe évident de mon mûrissement, ce soir-là, je regrettais beaucoup ma confiance naïve d'autrefois. Car mes nouvelles connaissances, contrairement à mon attente, semblaient obscurcir mon imagerie française. À peine voulais-je revenir dans l'Adantide de notre enfance qu'une voix docte intervenait: je voyais les pages des livres, les dates en caractères gras. Et la voix se mettait à commenter, à comparer, à citer. Je me sentais atteint d'une étrange cécité…

À un moment, notre conversation s'interrompit. J'avais écouté si distraitement que les dernières paroles de Charlotte – ce devait être une question – m'échappèrent. Confus, je scrutais son visage levé vers moi. J'entendais dans mes oreilles la mélodie de la phrase qu'elle venait de prononcer. C'est son intonation qui m'aida à en restituer le sens. Oui, c'était l'intonation qu'adopte le conteur en disant: «Non, mais celle-ci, vous l'avez déjà sans doute entendue. Je ne vais pas vous ennuyer avec mes vieilleries…» et il espère, secrètement, que ses auditeurs se mettent à l'encourager en affirmant ignorer son histoire ou l'avoir oubliée… Je secouai légèrement la tête, l'air dubitatif.

– Non, non, je ne vois pas. Mais tu es sûre de me l'avoir déjà racontée?

Je vis un sourire éclairer le visage de ma grand-mère. Elle reprit son récit. Je l'écoutais, cette fois, avec attention. Et pour la énième fois surgit devant mon regard la rue étroite d'un Paris moyenâgeux, une nuit d'automne froide et, sur un mur – cet écusson sombre qui avait uni pour toujours trois destins et trois noms d'antan: Louis d'Orléans, Jean sans Peur, Isabeau de Bavière…

Je ne sais pas pourquoi je lui coupai la parole à cet instant. Je voulais sans doute lui montrer mon érudition. Mais surtout, ce fut cette révélation qui m'aveugla subitement: une vieille dame, sur un balcon suspendu au-dessus de la steppe sans fin, répète encore une fois une histoire connue par cœur, elle la répète avec la précision mécanique d'un disque, fidèle à ce récit plus ou moins légendaire parlant d'un pays qui n'existe que dans sa mémoire… Notre tête-à-tête dans le silence du soir me parut tout à coup saugrenu, la voix de Charlotte me rappela celle d'un automate. Je saisis au vol le nom du personnage qu'elle venait d'évoquer, je me mis à parler. Jean sans Peur et ses honteuses collusions avec les Anglais. Paris où les bouchers, devenus «révolutionnaires», faisaient la loi et massacraient les ennemis de Bourgogne ou prétendus tels. Et le roi fou. Et les gibets sur les places parisiennes. Et les loups qui rôdaient dans les faubourgs de la ville dévastée par la guerre civile. Et la trahison inimaginable commise par Isabeau de Bavière qui rejoignit Jean sans Peur et renia le dauphin en prétendant qu'il n'était pas le fils du roi. Oui, la belle Isabeau de notre enfance…

L'air me manqua tout à coup, je m'étranglai avec mes propres paroles, j'avais trop à dire.

Après un moment de silence, ma grand-mère hocha doucement la tête et dit avec beaucoup de sincérité:

– Je suis ravie que tu connaisses si bien l'histoire!

Pourtant dans sa voix, pleine de conviction, je crus distinguer l'écho d'une pensée inavouée: «C'est bien de connaître l'histoire. Mais quand je parlais d'Isabeau et de cette allée des Arbalétriers, de cette nuit d'automne, je songeais à une tout autre chose…»

Elle se pencha sur son ouvrage, en donnant des petits coups d'aiguille, précis et réguliers. Je traversai l'appartement, descendis dans la rue. Un sifflet de locomotive retentit au loin. Sa sonorité adoucie par l'air chaud du soir avait quelque chose d'un soupir, d'une plainte.

Entre l'immeuble où habitait Charlotte et la steppe, il y avait une sorte de petit bois très dense, impénétrable même: des broussailles de mûriers sauvages, des branches griffues de coudriers, des tranchées affaissées pleines d'orties. D'ailleurs, même si, au cours de nos jeux, nous parvenions à percer ces encombrements naturels, d'autres, ceux fabriqués par l'homme, obstruaient le passage: les rangs entortillés de barbelés, les croisements rouillés des obstacles antichars… On appelait cet endroit la «Stalinka» d'après le nom de la ligne de défense qu'on avait construite ici pendant la guerre. On craignait que les Allemands ne viennent jusque-là. Mais la Volga et surtout Stalingrad les avaient arrêtés… La ligne avait été démontée, les restes du matériel de guerre s'étaient retrouvés abandonnés dans ce bois qui en avait hérité le nom. «La Stalinka», disaient les habitants de Saranza, et leur ville semblait entrer ainsi dans les grands gestes de l'Histoire.

On affirmait que l'intérieur du bois était miné. Cela dissuadait même les plus crânes parmi nous qui auraient voulu s'aventurer dans ce no man's land replié sur ses trésors rouillés.

C'est derrière les fourrés de la Stalinka que passait ce chemin de fer à voie étroite; on eût dit une voie ferrée miniature, avec une petite locomotive toute noire de suie, des wagonnets, petits eux aussi, et – comme dans une illusion d'optique – le conducteur vêtu d'un maillot maculé de cambouis: un faux géant se penchant par la fenêtre. Chaque fois, avant de traverser l'un des chemins qui s'enfuyaient vers l'horizon, la locomotive poussait son cri mi-tendre, mi-plaintif. Doublé par son écho, ce signal ressemblait à l'appel sonore d'un coucou. «La Koukouchka», disions-nous avec un clin d'œil en apercevant ce convoi sur ses rails étroits envahis de pissenlits et de camomilles…

C'est sa voix qui me guida ce soir-là. Je contournai les broussailles à l'orée de la Stalinka, je vis le dernier wagonnet qui glissait en s'estompant dans la pénombre tiède du crépuscule. Même ce petit convoi répandait l'inimitable odeur des chemins de fer, un peu piquante et qui appelait insensiblement aux longs voyages décidés sur un heureux coup de tête. De loin, de la brume bleutée du soir, j'entendis planer un mélancolique «cou-cou-ou». Je posai mon pied sur le rail qui vibrait tout doucement sous le train disparu. La steppe silencieuse semblait attendre de moi un geste, un pas.

«Comme c'était bien avant, disait en moi une voix sans paroles. Cette Koukouchka que je croyais s'en aller dans une direction inconnue, vers des pays inexistants sur la carte, vers des montagnes aux sommets neigeux, vers une mer nocturne où se confondent les lampions des barques et les étoiles. Maintenant je sais que ce train va de la briqueterie de Saranza à la gare où l'on décharge ses wagonnets. Deux ou trois kilomètres en tout et pour tout. Beau voyage! Oui, maintenant je le sais et je ne pourrai donc plus jamais croire que ces rails sont infinis et ce soir, unique, avec cette senteur forte de la steppe, ce ciel immense, et avec ma présence inexplicable et étrangement nécessaire ici, près de cette voie avec ses traverses fendillées, à cet instant précis, avec l'écho de ce "cou-cou-ou" dans l'air violet. Autrefois, tout me paraissait si naturel…»

La nuit, avant de me rendormir, je me rappelai avoir enfin appris le sens de la formule énigmatique dans le menu du banquet en l'honneur du Tsar: «bartavelles et ortolans truffés rôtis». Oui, je savais à présent qu'il s'agissait du gibier très apprécié des gourmets. Un plat délicat, savoureux, rare, mais rien de plus. J'avais beau répéter comme autrefois: «Bartavelles et ortolans», la magie qui remplissait mes poumons du vent salé de Cherbourg était caduque. Et avec un désespoir hésitant, je murmurai tout bas, pour moi-même, en écarquillant les yeux dans l'obscurité:

– J'ai donc déjà vécu une partie de ma vie!


Désormais, nous parlions pour ne rien dire. Nous vîmes s'installer entre nous l'écran de ces mots lisses, de ces reflets sonores du quotidien, de ce liquide verbal dont on se sent obligé, on ne sait pourquoi, de remplir le silence. Avec stupeur, je découvrais que parler était, en fait, la meilleure façon de taire l'essentiel. Alors que pour le dire, il aurait fallu articuler les mots d'une tout autre manière, les chuchoter, les tisser dans les bruits du soir, dans les rayons du couchant. Une nouvelle fois, je ressentais en moi la mystérieuse gestation de cette langue si différente des paroles émoussées par l'usage, une langue dans laquelle j'aurais pu dire tout bas en rencontrant le regard de Charlotte:

– Pourquoi j'ai le cœur serré quand j'entends l'appel lointain de la Koukouchka? Pourquoi une matinée d'automne à Cherbourg d'il y a cent ans, oui, cet instant que je n'ai jamais vécu, dans une ville que je n'ai jamais visitée, pourquoi sa lumière et son vent me paraissent plus vivants que les jours de ma vie réelle? Pourquoi ton balcon ne plane plus dans l'air mauve du soir, au-dessus de la steppe? La transparence de rêve qui l'enveloppait s'est brisée, tel un matras d'alchimiste. Et ces éclats de verre grincent et nous empêchent de parler comme autrefois… Et tes souvenirs que je connais maintenant par cœur ne sont-ils pas une cage qui te tient prisonnière? Et notre vie, n'est-elle pas justement cette transformation quotidienne du présent mobile et chaleureux en une collection de souvenirs figés comme les papillons écartelés sur leurs épingles sous une vitre poussiéreuse? Et pourquoi alors je sens que je donnerais sans hésiter toute cette collection pour l'unique sensation d'aigreur qu'avait laissée sur mes lèvres l'imaginaire coupelle d'argent dans ce café illusoire de Neuilly? Pour une seule gorgée du vent salé de Cherbourg? Pour un seul cri de la Koukouchka venu de mon enfance?

Cependant, nous continuions à remplir le silence, tel le tonneau des Danaïdes, de mots inutiles, de répliques creuses: «Il fait plus chaud qu'hier! Gavrilytch est de nouveau ivre… La Koukouchka n'est pas passée ce soir… C'est la steppe qui brûle là-bas, regarde! Non, c'est un nuage… Je vais refaire du thé… Aujourd'hui, au marché, on vendait des pastèques d'Ouzbékistan…»

L'indicible! Il était mystérieusement lié, je le comprenais maintenant, à l'essentiel. L'essentiel était indicible. Incommunicable. Et tout ce qui, dans ce monde, me torturait par sa beauté muette, tout ce qui se passait de la parole me paraissait essentiel. L'indicible était essentiel.

Cette équation créa dans ma jeune tête une sorte de court-circuit intellectuel. Et c'est grâce à sa concision que, cet été, je tombai sur cette vérité terrible: «Les gens parlent car ils ont peur du silence. Ils parlent machinalement, à haute voix ou chacun à part soi, ils se grisent de cette bouillie vocale qui englue tout objet et tout être. Ils parlent de la pluie et du beau temps, ils parlent d'argent, d'amour, de rien. Et ils emploient, même quand ils parlent de leurs amours sublimes, des mots cent fois dits, des phrases usées jusqu'à la trame. Ils parlent pour parler. Ils veulent conjurer le silence…»

Le matras d'alchimiste s'était brisé. Conscients de l'absurdité de nos paroles, nous poursuivions notre dialogue journalier: «Il va peut-être pleuvoir. Regarde ce gros nuage. Non, c'est la steppe qui brûle… Tiens, la Koukouchka est passée plus tôt que d'habitude… Gavrilytch… Le thé… Au marché…»

Oui, une partie de ma vie était derrière moi. L'enfance.


Finalement, nos conversations sur la pluie et le beau temps n'étaient pas, cet été, tout à fait injustifiées. Il pleuvait souvent, et ma tristesse colora ces vacances dans ma mémoire de tons brumeux et tièdes.

Parfois, du fond de cette lente grisaille de jours, un reflet de nos veillées d'autrefois surgissait – quelque photo que je découvrais par hasard dans la valise sibérienne dont le contenu n'avait, depuis longtemps, plus de secret pour moi. Ou, de temps à autre, un fugitif détail du passé familial qui m'était encore inconnu et que Charlotte me livrait avec la joie timide d'une princesse ruinée qui trouve soudain sous la doublure élimée de sa bourse une fine piécette d'or.

C'est ainsi que par un jour de grande pluie, en retournant les piles des vieux journaux français entassés dans la valise, je tombai sur cette page provenant, sans doute, d'un illustré du début du siècle. C'était une reproduction, à peine revêtue d'un teint brun et gris, d'un tableau de ce réalisme très fouillé qui attire par la précision et l'abondance des détails. C'est en les examinant durant cette longue soirée pluvieuse que je dus retenir le sujet. Une colonne très disparate de guerriers, tous visiblement éprouvés par la fatigue et l'âge, traversait la rue d'un village pauvre, aux arbres nus. Oui, les soldats étaient tous très âgés – des vieillards, me sembla-t-il, avec de longs cheveux blancs s'échappant des chapeaux aux larges bords. C'étaient les tout derniers hommes valides dans une levée en masse populaire déjà engloutie par la guerre. Je n'avais pas retenu le titre du tableau, mais le mot «derniers» y était présent. Ils étaient les derniers à faire face à l'ennemi, les tout derniers à pouvoir manier les armes. Celles-ci d'ailleurs étaient très rudimentaires: quelques piques, des haches, de vieux sabres. Curieux, je détaillais leurs vêtements, leurs gros godillots avec de grandes boucles de cuivre, leurs chapeaux et parfois un casque terni, semblable à celui des conquistadors, leurs doigts noduleux crispés sur les manches des piques… La France, qui était toujours apparue devant mes yeux dans les fastes de ses palais, aux heures glorieuses de son histoire, se manifesta soudain sous les traits de ce village du nord où les maisons basses se recroquevillaient derrière des haies maigres, où les arbres rabougris frissonnaient sous le vent d'hiver. Étonnamment, je me sentis très proche et de cette rue boueuse, et de ces vieux guerriers condamnés à tomber dans un combat inégal. Non, il n'y avait rien de pathétique dans leur démarche. Ce n'étaient pas des héros exposant leur bravoure ou leur abnégation. Ils étaient simples, humains. Surtout celui-ci, portant le vieux casque à la conquistador, un vieil homme de grande taille qui marchait en s'appuyant sur une pique, à la fin de la colonne. Son visage me subjugua par une surprenante sérénité, amère et souriante à la fois.

Tout à ma mélancolie d'adolescent, je fus transporté subitement par une joie confuse. Je crus avoir compris le calme de ce vieux guerrier face à la défaite imminente, face à la souffrance et à la mort. Ni stoïque ni âme béate, il marchait, la tête haute, à travers ce pays plat, froid et terne, et qu'il aimait malgré tout en l'appelant «patrie». Il paraissait invulnérable. Pour une fraction de seconde mon cœur sembla battre au même rythme que le sien, triomphant de la peur, de la fatalité, de la solitude. Dans ce défi je sentis comme une nouvelle corde de l'harmonie vivante qu'était pour moi la France. Je tentai tout de suite de lui trouver un nom: orgueil patriotique? panache? Ou la fameuse furia francese que les Italiens reconnaissaient aux guerriers français?

En évoquant mentalement ces étiquettes, je vis que le visage du vieux soldat se refermait lentement, ses yeux s'éteignirent. Il redevenait un personnage d'une vieille reproduction aux couleurs grises et bistre. C'était comme s'il avait détourné son regard pour me cacher son mystère que je venais d'entrevoir.


Un autre éclat du passé fut cette femme. Celle, en veste ouatée et en grosse chapka, dont j'avais découvert la photo dans un album rempli de clichés datant de l'époque française de notre famille. Je me rappelai que cette photo avait disparu de l'album aussitôt après que je m'y étais intéressé et que j'en avais parlé à Charlotte. Je m'efforçai de me souvenir pourquoi, alors, je n'avais pas pu obtenir de réponse. La scène se présenta à mes yeux: je montre la photo à ma grand-mère et soudain je vois passer une ombre rapide qui me fait oublier ma question; sur le mur je recouvre de ma paume un étrange papillon, un sphinx à deux têtes, à deux corps, à quatre ailes.

Je me disais qu'à présent, quatre ans après, ce sphinx double n'avait plus rien de mystérieux pour moi: deux papillons accouplés, tout simplement. Je pensai aux gens accouplés, en essayant d'imaginer le mouvement de leurs corps… Et tout à coup je compris que depuis des mois déjà, des années peut-être, je ne pensais qu'à ces corps enlacés, confondus. J'y pensais sans m'en rendre compte, à chaque instant de la journée, en parlant d'autre chose. Comme si la caresse fiévreuse des sphinx brûlait tout le temps ma paume.

Interroger Charlotte pour savoir qui était cette femme en veste ouatée me paraissait maintenant définitivement impossible. Un obstacle absolu surgissait entre ma grand-mère et moi: le corps féminin rêvé, convoité, possédé mille fois en pensée.

Le soir, en me versant du thé, Charlotte dit d'une voix distraite:

– C'est drôle, la Koukouchka n'est pas encore passée…

Émergeant de ma rêverie, je levai les yeux sur elle. Nos regards se rencontrèrent… Nous ne nous dîmes plus rien jusqu'à la fin du repas.


Ces trois femmes changèrent ma vue, ma vie…

Je les avais découvertes par hasard, au verso d'une coupure de presse enfouie dans la valise sibérienne. Je relisais, une nouvelle fois, l'article sur le premier raid automobile «Pékin-Paris via Moscou», comme pour me prouver à moi-même qu'il n'y avait plus rien à apprendre, que la France de Charlotte avait été bel et bien épuisée. Distrait, j'avais laissé glisser la page sur le tapis, j'avais regardé par la porte ouverte du balcon. C'était une journée particulière, à la fin du mois d'août, fraîche et ensoleillée, quand le vent froid franchissant l'Oural apportait dans nos steppes le premier souffle de l'automne. Tout brillait dans cette lumière limpide. Les arbres de la Stalinka se dessinaient avec une netteté fragile sur le ciel d'un bleu ravivé. L'horizon traçait une ligne pure, tranchante. Avec un apaisement amer, je me disais que la fin des vacances approchait. La fin aussi d'une période de ma vie, une fin marquée par cette découverte extraordinaire: toutes mes connaissances ne me garantissaient ni le bonheur ni le contact privilégié avec l'essentiel… Une autre révélation aussi: à longueur de temps je pensais au corps féminin, aux corps des femmes. Toutes les autres pensées étaient complémentaires, accidentelles, dérivées. Oui, je me rendais à l'évidence qu'être un homme signifiait penser constamment aux femmes, que l'homme n'était autre que ce rêveur de femmes! Et que je le devenais…

Par un caprice comique, la page du journal, en glissant sur le tapis, s'était retournée. Je la ramassai et c'est alors qu'au dos, je les aperçus, ces trois femmes du début du siècle. Je ne les avais encore jamais vues, considérant le revers de cette coupure de presse comme inexistante. Cette rencontre imprévue m'intrigua. J'approchai la photo vers la lumière qui venait du balcon…

Et tout de suite, je tombai amoureux d'elles. De leurs corps et de leurs yeux tendres et attentifs qui laissaient trop bien deviner la présence d'un photographe courbé sous une bâche noire, derrière un trépied.

Leur féminité était celle qui devait infailliblement toucher le cœur de l'adolescent solitaire et farouche que j'étais. Une féminité en quelque sorte normative. Toutes les trois portaient une longue robe noire qui mettait en valeur l'ample arrondi de leur poitrine, moulait les hanches, mais surtout, avant d'embrasser les jambes et de se déverser en de gracieux plis autour des pieds, le tissu esquissait le galbe discret de leur ventre. La sensualité pudique de ce triangle légèrement rebondi me fascina!

Oui, leur beauté était justement celle qu'un jeune rêveur encore charnellement innocent pouvait imaginer sans cesse dans ses mises en scène érotiques. C'était la représentation d'une femme «classique». Idée de féminité incarnée. Vision de la maîtresse idéale. C'est ainsi en tout cas que je contemplais ces trois élégantes avec leurs grands yeux ombrés de noir, leurs volumineux chapeaux aux rubans en velours sombre, leur air d'autrefois qui, dans les portraits des générations précédentes, nous apparaît toujours comme le signe d'une certaine naïveté, d'une candeur spontanée qui manque à nos contemporains et qui nous touche en nous inspirant confiance.

En fait, j'étais surtout émerveillé par la précision de cette coïncidence: mon inexpérience amoureuse faisait appel justement à cette Femme en général, une femme encore dépourvue de toutes les particularités charnelles que le désir mûr saurait détecter dans son corps.

Je les contemplais avec un malaise croissant. Leurs corps m'étaient inaccessibles. Oh, il ne s'agissait pas d'une impossibilité réelle de les rejoindre. Depuis longtemps mon imagination érotique avait appris à déjouer cet obstacle. Je fermais les yeux et je voyais mes belles promeneuses – nues. Tel un chimiste, par une savante synthèse, je pouvais recomposer leur chair à partir des éléments les plus banals: la pesanteur de la cuisse de cette femme qui un jour m'avait frôlé dans un autobus bondé, les courbes des corps bronzés sur les plages, tous les nus des tableaux. Et même mon propre corps! Oui, malgré le tabou qui, dans ma patrie, frappait la nudité et, à plus forte raison la nudité féminine, j'aurais su reconstituer l'élasticité d'un sein sous mes doigts et la souplesse d'une hanche.

Non, les trois élégantes m'étaient tout autrement inaccessibles… Quand je voulus recréer le temps qui les entourait, ma mémoire s'exécuta tout de suite. Je me souvenais de Blériot qui, vers cette époque, traversait la Manche sur son monoplan, de Picasso qui peignait Les Demoiselles d'Avignon… La cacophonie des faits historiques résonna dans ma tête. Mais les trois femmes restaient immobiles, inanimées – trois pièces de musée sous une étiquette: les élégantes de la Belle Époque dans les jardins des Champs-Élysées. Je tentai alors de les rendre miennes, d'en faire mes maîtresses imaginaires. Par ma synthèse érotique, je modelais leurs corps, elles bougèrent, mais avec la raideur des léthargiques qu'on aurait voulu transporter, debout, habillées, en imitant leur réveil. Et comme pour accentuer cette impression de torpeur, la synthèse dilettante puisa dans ma mémoire une image qui me fit grimacer: ce sein nu, flasque, le sein mort d'une vieille ivrogne que j'avais vue, un jour, à la gare. Je secouai la tête pour me défaire de cette vision écœurante.

Il fallait donc se résigner à ce musée peuplé de momies, de figures de cire avec leurs étiquettes «Trois élégantes», «Président Faure et sa maîtresse», «Vieux guerrier dans un village du Nord»… Je refermai la valise.

M'accoudant à la rampe du balcon, je laissai s'égarer mon regard dans la dorure transparente du soir, au-dessus de la steppe.

«À quoi, en fin de compte, leur beauté a-t-elle servi? pensai-je avec une clarté subite, tranchante comme cette lumière du couchant. Oui, à quoi ont servi leurs beaux seins, leurs hanches, leurs robes qui moulaient si joliment leurs jeunes corps? Être si belles et se retrouver enfouies dans une vieille valise, dans une ville ensommeillée et poussiéreuse, perdue au milieu d'une plaine infinie! Dans cette Saranza dont, de leur vivant, elles n avaient pas la moindre idée… Tout ce qui reste d'elles, c'est donc ce cliché, rescapé d'une suite inimaginable de grands et de petits hasards, conservé uniquement comme le revers de la page évoquant le raid automobile Pékin-Paris. Et même Charlotte ne garde plus aucun souvenir de ces trois silhouettes féminines. Moi, moi seul sur cette terre, je préserve le dernier fil qui les unit au monde des vivants! Ma mémoire est leur ultime refuge, leur dernier séjour avant l'oubli définitif, total. Je suis en quelque sorte le dieu de leur univers vacillant, de ce bout de Champs-Elysées où leur beauté brille encore…»

Mais tout dieu que j'étais, je ne pouvais leur offrir qu'une existence de marionnettes. Je remontais le ressort de mes souvenirs, et les trois élégantes se mettaient à trottiner, le président de la République enlaçait Marguerite Steinheil, le duc d'Orléans tombait, transpercé de poignards perfides, le vieux guerrier empoignait sa longue pique et bombait la poitrine…

«Comment se fait-il, me demandai-je avec angoisse, que toutes ces passions, douleurs, amours, paroles laissent si peu de traces? Quelle absurdité les lois de ce monde où la vie des femmes si belles, si désirables dépend de la voltige d'une page: en effet, si cette feuille ne s'était pas retournée, je ne les aurais pas sauvées de leur oubli qui serait devenu éternel. Quelle bêtise cosmique la disparition d'une belle femme! Disparition sans retour. Effacement complet. Sans ombre. Sans reflet. Sans appel…»

Le soleil s'éteignit au fond de la steppe. Mais l'air garda longtemps la luminosité cristalline des soirées d'été fraîches. Derrière le bois résonna le cri de la Koukouchka, plus sonore dans cet air froid. Le feuillage des arbres était émaillé de quelques feuilles jaunes. Les toutes premières. Le cri de la petite locomotive retentit de nouveau. Déjà au loin, affaibli.

C'est alors qu'en revenant au souvenir des trois élégantes, j'eus cette pensée simple, ce dernier écho des réflexions tristes dans lesquelles je m'étais embrouillé tout à l'heure: «Mais c'est qu'il y avait dans leur vie cette matinée d'automne, fraîche et limpide, cette allée au sol jonché de feuilles mortes, où elles s'étaient arrêtées, un instant, s'immobilisant devant l'objectif. Immobilisant cet instant… Oui, il y avait dans leur vie une matinée d'automne claire…»

Cette brève parole provoqua le miracle. Car soudain, par tous mes sens, je me transportai dans l'instant que le sourire de trois élégantes avait suspendu. Je me retrouvai dans le climat de ses odeurs automnales, mes narines palpitèrent tant l'arôme amer des feuilles était pénétrant. Je clignais des yeux sous le soleil qui perçait à travers les branches. J'entendis le bruit lointain d'un phaéton roulant sur les pavés. Et le ruissellement encore confus de quelques répliques amusées que les trois femmes échangeaient avant de se figer devant le photographe… Oui, intensément, pleinement, je vivais leur temps!

L'effet de ma présence dans cette matinée d'automne, à côté d'elles, fut si grand que je m'arrachai à sa lumière, presque effrayé. J'eus soudain très peur d'y rester pour toujours. Aveuglé, assourdi, je revins dans la pièce, je retirai la page du journal…

La surface du cliché sembla frémir, comme celle, aux couleurs humides et vives, d'une décalcomanie. Sa perspective plate se mit soudain à s'approfondir, à s'enfuir devant mon regard. C'est ainsi, enfant, que je contemplais deux images identiques qui naviguaient lentement l'une vers l'autre avant de se confondre en une seule, sté-réoscopique. La photo des trois élégantes s'ouvrait devant moi, m'entourait peu à peu, me laissait entrer sous son ciel. Les branches aux larges feuilles jaunes me surplombaient…

Mes réflexions d'il y a une heure (l'oubli total, la mort…) ne voulaient plus rien dire. Tout était trop lumineux, sans paroles. Je n'avais même plus besoin de regarder la photo. Je fermais les yeux, l'instant était en moi. Et je devinais jusqu'à cette joie qu'éprouvaient les trois femmes, celle de retrouver, après la chaleur oisive de l'été, la fraîcheur d'automne, les vêtements de saison, les plaisirs de la vie citadine et même, bientôt, la pluie et le froid qui allaient en augmenter le charme.

Leurs corps, inaccessibles il y a un moment, vivaient en moi, baignant dans la senteur piquante des feuilles sèches, dans la légère brume pailletée de soleil… Oui, je devinais chez elles cet imperceptible frémissement avec lequel le corps féminin accueille le nouvel automne, ce mélange de jouissance et d'angoisse, cette mélancolie sereine. Il n'y avait plus aucun obstacle entre ces trois femmes et moi. Notre fusion, je le sentais, était plus amoureuse et plus charnelle que n'importe quelle possession physique.

J'émergeai de cette matinée d'automne, me retrouvant sous un ciel déjà presque noir. Fatigué comme si je venais de traverser un grand fleuve à la nage, je regardais autour de moi en reconnaissant à peine les objets familiers. J'eus quand même envie de rebrousser chemin pour revoir les trois promeneuses de la Belle Époque.

Mais la magie dont je venais de faire l'expérience sembla m'échapper encore. Ma mémoire, à mon insu, recréa un tout autre reflet du passé. Je vis un bel homme habillé de noir, au milieu d'un luxueux bureau. La porte s'ouvrait silencieusement, une femme, le visage masqué par un voile, pénétrait dans la pièce. Et, bien théâtralement, le Président enlaçait sa maîtresse. Oui, c'était la scène, mille fois surprise, du rendez-vous secret des amoureux de l'Elysée. Convoqués par mon souvenir, ils s'exécutèrent en la rejouant une nouvelle fois à la manière d'un vaudeville hâtif. Mais cela ne me suffisait plus…

La transfiguration des trois élégantes me laissait espérer que la magie pourrait se reproduire. Je me rappelais très bien cette phrase si simple qui avait tout déclenché: «Et pourtant, il y avait dans la vie de ces trois femmes cette matinée fraîche et ensoleillée…» Tel un apprenti sorcier, j'imaginai de nouveau l'homme à la belle moustache dans son bureau, devant la fenêtre noire, et je chuchotai la formule magique:

– Et pourtant, il y a eu dans sa vie un soir d'automne quand il se tenait devant la fenêtre noire derrière laquelle s'agitaient les branches nues du jardin de l'Elysée…

Je ne me rendis pas compte à quel moment la frontière du temps s'était dissipée… Le Président fixait les reflets mouvants des arbres, sans voir. Ses lèvres étaient si proches de la vitre qu'un rond de buée la voila pour une seconde. Il le remarqua et hocha légèrement la tête en réponse à ses pensées muettes. Je devinais qu'il sentait la raideur bizarre du vêtement sur son corps. Il se voyait étranger à lui-même. Oui, une existence inconnue, tendue, qu'il était obligé de maîtriser par son immobilité apparente. Il pensait, non, ne pensait pas, mais percevait quelque part dans cette obscurité humide derrière la vitre la présence de plus en plus intime de celle qui bientôt entrerait dans la pièce. «Le président de la République, dit-il tout bas en détachant lentement les syllabes. L'Elysée…» Et soudain, ces mots si cou-tumiers lui parurent sans aucun rapport avec ce qu'il était. Intensément, il se sentit l'homme qui, dans un moment, serait de nouveau ému par la douceur chaude des lèvres féminines sous le voile scintillant de gouttelettes glacées…

Je gardai quelques secondes sur mon visage cette sensation contrastée.

La magie de ce passé transfiguré m'avait à la fois exalté et brisé. Assis sur le balcon, je respirais par saccades, le regard aveugle perdu dans la nuit des steppes. Je devenais sans doute maniaque de cette alchimie du temps. À peine revenu à moi, je redis mon «sésame»: «Et pourtant, il y a eu dans la vie de ce vieux soldat ce jour d'hiver…» Et je voyais le vieil homme portant un casque à la conquistador. Il marchait s'appuyant sur sa longue pique. Son visage rougi par le vent était refermé sur des pensées amères: sa vieillesse et cette guerre qui se poursuivrait encore quand il ne serait plus là. Soudain, dans l'air terne de cette journée glaciale, il sentit l'odeur d'un feu de bois. Ce goût agréable et un peu acide se mêlait à la fraîcheur du givre dans les champs nus. Le vieillard aspira profondément une âpre gorgée d'air hivernal. Un reflet de sourire colora son visage austère. Il plissa légèrement les paupières. C'était lui, cet homme qui aspirait avec avidité le vent glacé sentant le feu de bois. Lui. Ici. Maintenant. Sous ce ciel… La bataille à laquelle il allait prendre part, et cette guerre et même sa mort lui parurent alors des événements sans importance. Oui, des épisodes d'une destinée infiniment plus grande dont il serait, dont il était déjà un participant pour le moment inconscient. Il respirait fortement, il souriait, les yeux mi-clos. Il devinait que l'instant qu'il vivait était le début de cette destinée pressentie…


Charlotte revint à la nuit tombante. Je savais que de temps en temps elle passait la fin de l'après-midi au cimetière. Elle sarclait la petite plate-bande de fleurs devant la tombe de Fiodor, arrosait, nettoyait la stèle surmontée d'une étoile rouge. Quand le jour commençait à décliner, elle s'en allait. Elle marchait lentement, en traversant toute la Saranza, en s'asseyant parfois sur un banc. Ces soirs-là, nous ne sortions pas sur le balcon…

Elle entra. J'entendis avec émoi ses pas dans le couloir, puis dans la cuisine. Sans me laisser le temps de réfléchir à mon geste, j'allai lui demander de me raconter la France de sa jeunesse. Comme autrefois.

Les instants dans lesquels je venais de séjourner m'apparaissaient à présent comme l'expérimentation d'une étrange folie, belle et effrayante en même temps. Il était impossible de les nier, car tout mon corps en gardait l'écho lumineux. Je les avais réellement vécus! Mais par un sournois esprit de contradiction, mélange de peur et de bon sens révolté, il me fallait désavouer ma découverte, détruire l'univers dont j'avais entrevu quelques fragments. J'espérais de Charlotte un apaisant conte d'enfant sur la France de ses jeunes années. Un souvenir familier et lisse comme un cliché photographique et qui m'aiderait à oublier ma folie passagère.

Elle ne répondit pas tout de suite à ma question. Sans doute avait-elle compris que si j'osais troubler ainsi nos habitudes c'est qu'une raison grave m'y avait forcé. Elle dut penser à toutes nos conversations pour rien depuis plusieurs semaines, à notre tradition des récits au coucher du soleil, un rituel, cet été, trahi.

Après une minute de silence, elle soupira avec un petit sourire au coin des lèvres:

– Mais qu'est-ce que je peux te raconter? Tu connais maintenant tout… Attends, je vais te lire plutôt un poème…

Et j'allais vivre un début de nuit, le plus extraordinaire de ma vie. Car Charlotte ne put longtemps mettre la main sur le livre qu'elle cherchait. Et avec cette merveilleuse liberté avec laquelle nous la voyions parfois bouleverser l'ordre des choses, elle, femme par ailleurs ordonnée et pointilleuse, transforma la nuit en une longue veillée. Des piles de livres s'entassaient sur le plancher. Nous grimpions sur la table pour explorer les rayons supérieurs des étagères. Le livre était introuvable.

C'est vers deux heures du matin que, se dressant au milieu d'un pittoresque désordre de volumes et de meubles, Charlotte s'exclama:

– Que je suis bête! Mais ce poème, j'ai commencé à vous le lire, à toi et à ta sœur, l'été dernier, tu te souviens? Et puis… Je ne me rappelle plus. Enfin, nous nous sommes arrêtés à la première strophe. Donc il doit être là.

Et Charlotte s'inclina vers une petite armoire près de la porte du balcon, l'ouvrit, et à côté d'un chapeau de paille, nous vîmes ce livre.

Assis sur le tapis, je l'écoutais lire. Une lampe de table posée à terre éclairait son visage. Sur le mur, nos silhouettes se dessinaient avec une précision hallucinante. De temps en temps, une bouffée d'air froid venant de la steppe nocturne s'engouffrait par la porte du balcon. La voix de Charlotte avait la tonalité des paroles dont on écoute l'écho, des années après leur naissance:

Or, chaque fois que je viens à l'entendre,

De deux cents ans mon âme rajeunit…

C'est sous Louis treize; et je crois voir s'étendre

Un coteau vert, que le couchant jaunit.

Puis un château de brique à coins de pierre,

Aux vitraux teints de rougeâtres couleurs,

Ceint de grands parcs, avec une rivière

Baignant ses pieds, qui coule entre des fleurs;

Puis une dame, à sa haute fenêtre,

Blonde aux yeux noirs, en ses habits anciens,

Que, dans une autre existence peut-être,

J'ai déjà vue… et dont je me souviens!

Nous ne nous dîmes plus rien durant cette nuit insolite. Avant de m'endormir, je pensai à cet homme qui, dans le pays de ma grand-mère, il y a un siècle et demi, avait eu le courage de raconter sa «folie» – cet instant rêvé, plus vrai que n'importe quelle réalité de bon sens.

Le lendemain matin, je me réveillai tard. Dans la chambre voisine, l'ordre était déjà revenu… Le vent avait changé de direction et apportait le souffle chaud de la Caspienne. La journée froide d'hier paraissait très lointaine.

Vers midi, sans nous concerter, nous sortîmes dans la steppe. Nous marchions en silence, côte à côte, en contournant les broussailles de la Stalinka. Ensuite nous traversâmes les rails étroits envahis d'herbes folles. De loin, la Koukouchka fit entendre son appel sifflant. Nous vîmes apparaître le petit convoi qui semblait courir entre des touffes de fleurs. Il s'approcha, croisa notre sentier et se fondit dans le voile de chaleur. Charlotte l'accompagna du regard, puis murmura doucement en reprenant la marche:

– Il m'est arrivé, dans mon enfance, de prendre un train qui était un peu cousin de cette Koukouchka. Lui, il transportait des passagers, et avec ses petits wagons il sinuait longtemps à travers la Provence. Nous allions passer quelques jours chez une tante qui habitait à… Je ne me rappelle plus le nom de cette ville. Je me souviens seulement du soleil qui inondait les collines, du chant sonore et sec des cigales quand on s'arrêtait dans de petites gares ensommeillées. Et sur ces collines, à perte de vue, s'étendaient des champs de lavande… Oui, le soleil, les cigales et ce bleu intense et cette odeur qui entrait avec le vent par les fenêtres ouvertes…

Je marchais à côté d'elle, muet. Je sentais que la «Koukouchka» serait désormais le premier mot de notre nouvelle langue. De cette langue qui dirait l'indicible.

Deux jours après je quittais Saranza. Pour la première fois de ma vie, le silence des dernières minutes avant le départ du train ne devenait pas gênant. De la fenêtre, je regardais Charlotte, sur le quai, au milieu des gens qui gesticulaient comme des sourds-muets, de peur que ceux qui partaient ne les entendent pas. Charlotte se taisait et, rencontrant mon regard, souriait légèrement. Nous n'avions pas besoin de mots.

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