IV

1

C'est en France que je faillis oublier définitivement la France de Charlotte…

En cet automne-là, vingt ans me séparaient du temps de Saranza. Je me rendis compte de cette distance – de ce sacramentel «vingt ans après» – le jour où notre station de radio diffusa sa dernière émission en russe. Le soir, en quittant la salle de rédaction, j'imaginai une étendue infinie, béante entre cette ville allemande et la Russie endormie sous les neiges. Tout cet espace nocturne qui résonnait, encore la veille, de nos voix s'éteignait désormais, me semblait-il, dans le grésillement sourd des ondes vacantes… Le but de nos émissions dissidentes et subversives était atteint. L'empire enneigé se réveillait, s'ouvrant au reste du monde. Ce pays allait bientôt changer de nom, de régime, d'histoire, de frontières. Un autre pays allait naître. On n'avait plus besoin de nous. On fermait la station. Mes collègues échangèrent des adieux artificiellement bruyants et chaleureux et s'en allèrent chacun de leur côté. Certains voulaient refaire leur vie sur place, d'autres plier bagage et partir en Amérique. D'autres encore, les moins réalistes, rêvaient du retour qui devrait les mener sous la tempête de neige d'il y a vingt ans… Personne ne se faisait d'illusions. Nous savions que ce n'était pas seulement une station de radio qui disparaissait, mais notre époque elle-même. Tout ce que nous avions dit, écrit, pensé, combattu, défendu, tout ce que nous avions aimé, détesté, redouté – tout cela appartenait à cette époque. Nous restions devant ce vide, tels des personnages en cire d'un cabinet de curiosités, des reliques d'un empire défunt.

Dans le train qui m'amenait à Paris, je tentai de donner un nom à toutes ces années passées loin de Saranza. Exil comme mode d'existence? Obtuse nécessité de vivre? Une vie à moitié vécue et, somme toute, gâchée? Le sens de ces années me paraissait obscur. J'essayai alors de les convertir en ce que l'homme considère comme valeurs sûres de sa vie: les souvenirs des dépaysements intenses («Depuis, j'ai vu le monde entier!», me disais-je avec une fierté puérile), les corps des femmes aimées…

Mais les souvenirs restaient ternes, les corps étrangement inertes. Ou, parfois, ils perçaient la pénombre de la mémoire avec l'insistance hagarde des yeux d'un mannequin.

Non, ces années n'étaient qu'un long voyage auquel je réussissais, de temps en temps, à trouver un but. Je l'inventais au moment du départ, ou déjà en route, ou même à l'arrivée quand il fallait expliquer ma présence ce jour-là, dans cette ville-là, dans ce pays plutôt que dans un autre.

Oui, un voyage d'un nulle part vers un ailleurs. Dès que l'endroit où je m'arrêtais commençait à s'attacher à moi, à me retenir dans l'agréable routine de ses jours, il fallait déjà m'en aller. Ce voyage ne connaissait que deux temps: l'arrivée dans une ville inconnue et le départ d'une ville dont les façades se mettaient à peine à frémir sous le regard… Il y a six mois, j'arrivais à Munich et en sortant de la gare, je me disais avec beaucoup de sens pratique qu'il faudrait trouver un hôtel puis un appartement le plus près possible de mon nouveau travail à la radio…

À Paris, le matin, j'eus l'illusion fugitive d'un vrai retour: dans une rue, non loin de la gare, une rue encore mal réveillée en cette matinée de brume, je vis une fenêtre ouverte et l'intérieur d'une pièce respirant un calme simple et quotidien mais pour moi mystérieux, avec une lampe allumée sur la table, une vieille commode en bois sombre, un tableau légèrement décollé du mur. Je frissonnai tant la tiédeur de cette intimité entrevue me parut tout à coup ancienne et familière. Monter l'escalier, frapper à la porte, reconnaître un visage, se faire reconnaître… Je me hâtai de chasser cette sensation de retrouvailles dans laquelle je ne voyais, alors, rien d'autre que la défaillance sentimentale d'un vagabond.


La vie s'épuisa rapidement. Le temps stagna, perceptible désormais uniquement à l'usure des talons sur l'asphalte humide, à la succession des bruits, bientôt connus par cœur, que les courants d'air traînaient du matin au soir dans les couloirs de l'hôtel. La fenêtre de ma chambre donnait sur un immeuble en démolition. Un mur couvert de papier peint se dressait au milieu des gravats. Fixé sur ce pan coloré, un miroir, sans cadre, reflétait la profondeur légère et fuyante du ciel. Chaque matin, je me demandais si j'allais retrouver ce reflet en écartant les rideaux. Ce suspens matinal rythmait, lui aussi, le temps immobile auquel je m'habituais de plus en plus. Et même l'idée qu'il faudrait, un jour, en finir avec cette vie, qu'il faudrait rompre ce peu qui me reliait encore à ces jours d'automne, à cette ville, me tuer peut-être – même une telle pensée devint bientôt une habitude… Et quand, un matin, j'entendis le bruit sec d'un éboulement et que derrière les rideaux, à la place du mur, je vis un vide fumant de poussière – cette pensée m'apparut comme une merveilleuse sortie de jeu.

Je m'en souvins quelques jours plus tard… J'étais assis sur un banc, au milieu d'un boulevard gorgé de bruine. A travers l'engourdissement de la fièvre, je sentais en moi comme un dialogue muet entre un enfant apeuré et un homme: l'adulte, inquiet lui-même, tentait de rassurer l'enfant en parlant sur un ton faussement enjoué. Cette voix encourageante me disait que je pouvais me lever et revenir au café pour prendre encore un verre de vin et rester une heure au chaud. Ou descendre dans la moiteur tiède du métro. Ou même essayer de passer encore une nuit à l'hôtel sans avoir plus de quoi payer. Ou, le cas échéant, entrer dans cette pharmacie à l'angle du boulevard et m'asseoir sur une chaise en cuir, ne pas bouger, me taire et quand les gens viendront s'attrouper autour de moi, chuchoter tout bas: «Laissez-moi tranquille, une minute, dans cette lumière et cette chaleur. Je m'en irai, je vous le promets…»

L'air aigre au-dessus du boulevard se condensa, s'émietta en une pluie fine, patiente. Je me levai. La voix rassurante s'était tue. Il me semblait que ma tête était enveloppée dans un nuage de coton brûlant. J'évitai un passant qui marchait en tenant une fillette par la main. J'avais peur d'effrayer l'enfant par mon visage enflammé, par les tremblements de froid qui me secouaient… Et voulant traverser la chaussée, je butai contre le bord du trottoir et agitai les bras comme un funambule. Une voiture freina en m'évitant de justesse. Je ressentis un bref frottement de la portière contre ma main. Le chauffeur prit la peine de baisser la vitre et il me lança un juron. Je voyais sa grimace, mais les paroles me parvenaient avec une étrange lenteur cotonneuse. Au même instant, cette pensée m'éblouit par sa simplicité: «Voilà ce qu'il me faut. Ce choc, cette rencontre avec le métal, mais bien plus violente. Ce choc qui fracasserait la tête, la gorge, la poitrine. Ce choc et le silence immédiat, définitif.» Quelques coups de sifflets percèrent le brouillard fiévreux qui me brûlait le visage. Absurdement, je pensai à un policier qui se serait jeté à ma poursuite. J'accélérai le pas, pataugeant sur un gazon détrempé. J'étouffai. Ma vue se brisa en une multitude de facettes coupantes. J'eus envie de me terrer comme une bête.

Ce portail grand ouvert m'aspira par le vide brumeux d'une large allée qui s'ouvrait derrière lui. Il me sembla nager entre deux rangs d'arbres, dans l'air mat de la fin du jour. Presque aussitôt l'allée se remplit de sifflets stridents. Je tournai dans un passage plus étroit, dérapai sur une dalle lisse, m'engouffrai entre d'étranges cubes gris. Enfin, sans force, je m'accroupis derrière l'un d'eux. Les sifflets résonnèrent un moment, puis se turent. De loin, j'entendis le grincement de la grille du portail. Sur le mur poreux du cube, je lus ces mots sans en saisir tout de suite le sens: Concession à perpétuité. N°… Année 18…

Quelque part derrière les arbres, un sifflet retentit, suivi d'une conversation. Deux hommes, deux gardiens, remontaient l'allée.

Je me relevai lentement. Et à travers la fatigue et la torpeur du début de la maladie, je ressentis un reflet de sourire sur mes lèvres: «La dérision doit entrer dans la nature des choses de ce monde. Au même titre que la loi de la gravitation…»

Tous les portails du cimetière étaient maintenant fermés. Je contournai la niche funéraire derrière laquelle je m'étais laissé tomber. Sa porte vitrée céda facilement. L'intérieur me parut presque spacieux. Le dallage, à part la poussière et quelques feuilles mortes, était propre et sec. Je ne tenais plus sur mes jambes. Je m'assis, ensuite m'étendis de tout mon long. Dans l'obscurité ma tête frôla un objet en bois. Je le touchai. C'était un prie-Dieu. Je posai ma nuque sur son velours flétri. Étrangement, sa surface sembla tiède, comme si quelqu'un venait de s'y agenouiller…

Les deux premiers jours, je ne quittais mon refuge que pour aller chercher du pain et me laver. Je rentrais aussitôt, je m'allongeais, je plongeais dans un engourdissement fiévreux que seuls les sifflets à l'heure de la fermeture interrompaient pour quelques minutes. Le grand portail grinçait dans le brouillard, et le monde se réduisait à ces murs de pierre poreuse que je pouvais toucher en écartant mes bras en croix, au reflet des vitres dépolies de la porte, au silence sonore que je croyais entendre sous les dalles, sous mon corps…

Je m'embrouillai rapidement dans la suite des dates et des jours. Je me souviens seulement que, cet après-midi-là, je me sentis enfin un peu mieux. A pas lents, plissant les paupières sous le soleil qui revenait, je rentrais… chez moi. Chez moi! Oui, je le pensai, je me surpris à le penser, je me mis à rire en m'étranglant dans un accès de toux qui fit se retourner les passants. Cette niche funéraire, vieille de plus d'un siècle, dans la partie la moins visitée du cimetière, car il n'y avait pas de tombes célèbres à honorer – un chez-moi. Avec stupeur, je me dis que je n'avais pas employé ce mot depuis mon enfance…

C'est durant cet après-midi, dans la lumière du soleil d'automne qui illuminait l'intérieur de ma niche, que je lus les inscriptions sur les plaquettes de marbre fixées à ses murs. C'était, en fait, une petite chapelle appartenant aux familles Belval et Castelot. Et les laconiques épitaphes sur les plaquettes retraçaient, en pointillé, leur histoire.

J'étais encore trop faible. Je lisais une ou deux inscriptions et je m'asseyais sur les dalles, en respirant comme après un gros effort, la tête bourdonnante de vertige. Né le 27 septembre 1837 à Bordeaux. Décédé le 4 juin 1888 à Paris. C'étaient peut-être ces dates qui me donnaient le vertige. Je percevais leur temps avec la sensibilité d'un halluciné. Né le 6 mars 1849. Rappelé à Dieu le 12 décembre 1901. Ces intervalles se remplissaient de rumeurs, de silhouettes, de mouvements mélangeant histoire et littérature. C'était un flux d'images dont l'acuité vivante et très concrète me faisait presque mal. Je croyais entendre le froissement de la longue robe de cette dame qui montait dans un fiacre. Elle rassemblait dans ce geste simple les jours lointains de toutes ces femmes anonymes qui avaient vécu, aimé, souffert, avaient regardé ce ciel, respiré cet air… J'éprouvais physiquement l'immobilité engoncée de ce notable en habit noir: le soleil, la grande place d'une ville de province, les discours, les emblèmes républicains tout neufs… Les guerres, les révolutions, le grouillement populaire, les fêtes se figeaient, pour une seconde, dans un personnage, un éclat, une voix, une chanson, une salve, un poème, une sensation – et le flux du temps reprenait sa course entre la date de la naissance et celle de la mort. Née le 26 août 1861 à Biarritz. Décédée le 11 février 1922 à Vincennes…

Je progressai lentement d'une épitaphe à l'autre: Capitaine aux dragons de l'Impératrice. Général de division. Peintre d'Histoire, attaché aux armées françaises: Afrique, Italie, Syrie, Mexique. Intendant général. Président de section au Conseil d'État. Femme de lettres. Ancien grand référendaire du Sénat. Lieutenant au 224 d'Infanterie. Croix de Guerre avec Palmes. Mort pour la France… C'étaient les ombres d'un empire qui avait jadis resplendi aux quatre coins du monde… L'inscription la plus récente était également la plus brève: Françoise, 2 novembre 1952 – 10 mai 1969. Seize ans, toute autre parole eût été de trop.

Je m'assis sur les dalles, en fermant les yeux. Je sentais en moi la densité vibrante de toutes ces vies. Et sans tenter de formuler ma pensée je murmurai:

– Je devine le climat de leurs jours et de leur mort. Et le mystère de cette naissance à Biarritz, le 26 août 1861. L 'inconcevable individualité de cette naissance, précisément à Biarritz, ce jour-là, il y a plus d'un siècle. Et je ressens la fragilité de ce visage disparu le 10 mai 1969, je la ressens comme une émotion intensément vécue par moi-même… Ces vies inconnues me sont proches.

Je partis au milieu de la nuit. La clôture de pierre n'était pas haute à cet endroit. Mais le bas de mon manteau fut retenu par une des pointes de fer fixées sur la tranche du mur. Je faillis culbuter. Dans le noir, l'œil bleu d'un réverbère décrivit un point d'interrogation. Je tombai sur une épaisse couche de feuilles mortes. Cette chute me parut très longue, j'eus l'impression d'atterrir dans une ville inconnue. Ses maisons, à cette heure nocturne, ressemblaient aux monuments d'une cité abandonnée. Son air sentait la forêt humide.

Je me mis à descendre une avenue déserte. D'ailleurs, toutes les rues que je suivais descendaient – comme pour me pousser toujours plus au fond de cette mégapole opaque. Les rares voitures qui me croisaient faisaient mine de la fuir à toute vitesse, droit devant elles. Un clochard, à mon passage, remua dans sa carapace de cartons. Il sortit la tête, la vitrine d'en face l'éclaira. C'était un Africain, aux yeux lourds d'une sorte de folie acceptée, calme. Il parla. Je m'inclinai vers lui, mais je ne compris rien. C'était sans doute la langue de son pays… Les cartons de son abri étaient couverts d'hiéroglyphes.

Quand je traversai la Seine, le ciel commença à pâlir. Depuis un moment, je marchais d'un pas de somnambule. La fièvre joyeuse de convalescence avait disparu. J'avais la sensation de patauger dans l'ombre encore épaisse des maisons. Le vertige incurvait les perspectives, les enroulait autour de moi. L'amoncellement des immeubles le long des quais et sur l'île avait l'air d'un gigantesque décor de cinéma dans l'obscurité des projecteurs éteints. Je ne pouvais plus me rappeler pourquoi j'avais quitté le cimetière.

Sur la passerelle en bois, je me retournai à plusieurs reprises. Je crus entendre des pas résonner derrière mon dos. Ou les battements du sang dans mes tempes. Leur écho devint plus sonore dans une rue courbe qui m'entraîna comme un toboggan. Je fis volte-face. Il me sembla apercevoir une silhouette féminine, en long manteau, qui glissa sous une voûte. Je restai debout, sans forces, en m'appuyant contre un mur. Le monde se désagrégeait, le mur cédait sous ma paume, les fenêtres dégoulinaient sur les façades blêmes des maisons…

Ils surgirent comme par enchantement, ces quelques mots tracés sur une plaque de métal noircie. Je m'accrochai à leur message: un homme prêt à sombrer dans l'ivresse ou la folie s'accroche ainsi à une maxime dont la logique banale, mais infaillible, le retient de ce côté-ci des choses… La plaquette était fixée à un mètre du sol. Je lus trois ou quatre fois son inscription:


Crue. Janvier 1910


… Ce n'était pas un souvenir, mais la vie elle-même. Non, je ne revivais pas, je vivais. Des sensations très humbles en apparence. La chaleur de la rampe en bois d'un balcon suspendu dans l'air d'une soirée d'été. Les senteurs sèches, piquantes des herbes. Le cri lointain et mélancolique d'une locomotive. Le léger froissement des pages sur les genoux d'une femme assise au milieu des fleurs. Ses cheveux gris. Sa voix… Et ce froissement et cette voix se mélangeaient maintenant avec le bruissement des longues branches des saules – je vivais déjà sur la rive de ce courant perdu dans l'immensité ensoleillée de la steppe. Je voyais cette femme aux cheveux gris qui, plongée dans une rêverie limpide, marchait lentement dans l'eau et qui paraissait si jeune. Et cette impression de jeunesse me transportait sur le palier d'un wagon volant à travers la plaine étincelante de pluie et de lumière. La femme, en face de moi, me souriait en rejetant les mèches mouillées de son front. Ses cils s'irisaient sous les rayons du couchant…

Crue. Janvier 1910. J'entendais le silence brumeux, le clapotis de l'eau au passage d'une barque. Une fillette, le front collé à la vitre, regardait le miroir pâle d'une avenue inondée. Je vivais si intensément cette matinée silencieuse dans un grand appartement parisien du début du siècle… Et ce matin s'ouvrait, en enfilade, sur un autre, avec le crissement du gravier dans une allée dorée par les feuillages d'automne. Trois femmes, en longues robes de soie noire, aux larges chapeaux chargés de voiles et de plumes, s'éloignaient comme si elles emportaient avec elles cet instant, son soleil et l'air d'une époque fugitive… Un autre matin encore: Charlotte (je la reconnaissais maintenant) accompagnée d'un homme, dans les rues sonores du Neuilly de son enfance. Charlotte, avec une joie un peu confuse, joue au guide. Je croyais distinguer la transparence de la lumière matinale sur chaque pavé, voir la palpitation de chaque feuille, deviner cette ville inconnue dans le regard de l'homme et la perspective des rues, si familière aux yeux de Charlotte.

Je compris à ce moment-là que l'Atlantide de Charlotte m'avait laissé entrevoir, dès mon enfance, cette mystérieuse consonance des instants éternels. A mon insu, ils traçaient, depuis, comme une autre vie, invisible, inavouable, à côté de la mienne. C'est ainsi qu'un menuisier façonnant, à longueur de jours, des pieds de chaises ou rabotant des planches n'aperçoit pas que les dentelles des copeaux forment sur le sol un bel ornement scintillant de résine, attirant par sa transparence claire, aujourd'hui, le rayon du soleil qui perce à travers une étroite fenêtre encombrée d'outils, demain – le reflet bleuté de la neige.

C'est cette vie qui se révélait maintenant essentielle. Il fallait, je ne savais pas encore comment, la faire s'épanouir en moi. Il fallait, par un travail silencieux de la mémoire, apprendre les gammes de ces instants. Apprendre à préserver leur éternité dans la routine des gestes quotidiens, dans la torpeur des mots banals. Vivre, conscient de cette éternité…


Je retournai au cimetière juste avant la fermeture du portail. Le soir était clair. Je m'assis sur le pas de la porte et je me mis à écrire dans mon carnet d'adresses depuis longtemps inutile:

Ma situation outre-tombe est idéale, non pas seulement pour découvrir cette vie essentielle, mais aussi pour la recréer, en l'enregistrant dans un style qui reste à inventer. Ou plutôt, ce style sera désormais ma façon de vivre. Je n'aurai d'autre vie que ces instants renaissant sur une feuille…

À défaut de papier, mon manifeste allait bientôt s'interrompre. L'écrire fut un geste très important pour mon projet. Dans ce credo grandiloquent, j'affirmais que seules les œuvres créées au bord de la tombe ou bien outre-tombe résisteraient à l'épreuve du Temps. Je citais l'épilepsie des uns, l'asthme et la chambre de liège des autres, l'exil, plus profond que les caveaux, d'autres encore… Le ton ampoulé de cette profession de foi disparaîtrait rapidement. Il serait remplacé par ce bloc de «papier-brouillon» que j'achèterais le lendemain avec mon dernier argent et sur la première page duquel j'inscrirais très simplement:


Charlotte Lemonnier. Notes biographiques.


D'ailleurs, le matin même, je quittais à jamais la niche funéraire des Belval et Castelot… Je me réveillai en pleine nuit. Une pensée impossible, insensée venait de me traverser l'esprit, telle une balle traçante. Je dus la prononcer à haute voix pour mesurer sa réalité extraordinaire:

– Et si Charlotte vivait encore?…

Ébahi, je l'imaginai sortir sur son petit balcon couvert de fleurs, se pencher sur un livre. Depuis bien des années, je n'avais aucune nouvelle provenant de Saranza. Charlotte pouvait donc continuer de vivre un peu comme avant, comme du temps de mon enfance. Elle aurait plus de quatre-vingts ans à présent, mais cet âge ne l'atteignait pas dans ma mémoire. Elle restait, pour moi, toujours la même.

C'est alors que ce rêve s'esquissa. C'est probablement son halo qui venait de me réveiller. Retrouver Charlotte, la faire venir en France…

L'irréalité de ce projet formulé par un vagabond étendu sur les dalles d'une niche funéraire était suffisamment évidente pour que je n'essaye pas de me la démontrer. Je décidai, pour le moment, de ne pas réfléchir aux détails, de vivre en gardant au fond de chaque jour cet espoir déraisonnable. Vivre de cet espoir.

Cette nuit-là, je ne parvins pas à me rendormir. M'enveloppant dans mon manteau, j'allai dehors. La tiédeur de l'arrière-saison avait cédé la place au vent du nord. Je restai debout en regardant les nuages bas qui s'imbibaient peu à peu de la pâleur grise. Je me souvenais qu'un jour, dans une plaisanterie sans gaieté, Charlotte m'avait dit qu'après tous ses voyages à travers l'immense Russie, venir à pied jusqu'en France n'aurait pour elle rien d'impossible…

Au début, pendant de longs mois de misère et d'errances, mon rêve fou ressemblerait de près à cette triste bravade. J'imaginerais une femme vêtue de noir qui, aux toutes premières heures d'une matinée d'hiver sombre, entrerait dans une petite ville frontalière. Le bas de son manteau serait éclaboussé de boue, son gros châle – chargé de brouillard froid. Elle pousserait la porte d'un café au coin d'une étroite place endormie, s'installerait près de la fenêtre, à côté d'un calorifère. La patronne lui apporterait une tasse de thé. Et en regardant, derrière la vitre, la face tranquille des maisons à colombages, la femme murmurerait tout bas: «C'est la France… Je suis retournée en France. Après… après toute une vie.»

2

En sortant de la librairie, je traversai la ville et je m'engageai sur le pont figé au-dessus de l'étendue ensoleillée de la Garonne. Je me disais qu'il y avait dans les films anciens cette bonne vieille astuce pour survoler en quelques secondes plusieurs années de la vie des héros. L'action s'interrompait et sur le fond noir apparaissait cette inscription dont la franchise sans détour m'avait toujours plu: «Deux ans plus tard», ou bien «Trois ans passèrent». Mais qui oserait employer de nos jours ce procédé démodé?

Et cependant, en entrant dans cette librairie déserte, au milieu d'une ville provinciale assommée par la chaleur, et en trouvant sur l'étalage mon dernier livre, j'avais eu justement cette impression: «Trois ans passèrent». Le cimetière, la niche funéraire des Belval et Castelot, et – ce livre dans la marqueterie colorée des couvertures, sous l'affichette: «Nouveautés du roman français»…

Vers le soir j'atteignis la forêt landaise. Je marcherais maintenant, pensais-je, pendant deux jours ou peut-être plus, en pressentant derrière ces vallonnements recouverts de pins, l'éternelle attente de l'océan. Deux jours, deux nuits… Grâce aux «Notes», le temps avait acquis pour moi une densité étonnante. Vivant dans le passé de Charlotte, il me semblait pourtant n'avoir jamais ressenti aussi intensément le présent! C'étaient ces paysages d'autrefois qui apportaient un relief tout singulier à ce pan de ciel entre les grappes d'aiguilles, à cette clairière illuminée par le couchant comme une coulée d'ambre…

Le matin, reprenant la route (un tronc de pin entaillé, que je n'avais pas aperçu la veille, pleurait sa résine – sa «gemme» comme on disait dans cette contrée), je me rappelai, sans raison, ce rayonnage au fond de la librairie: «La littérature de l'Europe de l'Est». Mes premiers livres y étaient, serrés, à m'en donner un vertige mégalomane, entre ceux de Lermontov et de Nabokov. Il s'agissait, de ma part, d'une mystification littéraire pure et simple. Car ces livres avaient été écrits directement en français et refusés par les éditeurs: j'étais «un drôle de Russe qui se mettait à écrire en français». Dans un geste de désespoir, j'avais inventé alors un traducteur et envoyé le manuscrit en le présentant comme traduit du russe. Il avait été accepté, publié et salué pour la qualité de la traduction. Je me disais, d'abord avec amertume, plus tard avec le sourire, que ma malédiction franco-russe était toujours là. Seulement si, enfant, j'étais obligé de dissimuler la greffe française, à présent c'était ma russité qui devenait répréhensible.

Le soir, installé pour la nuit, je relisais les dernières feuilles des «Notes». Dans le fragment marqué la veille, j'écrivais: «Un garçon de deux ans est mort dans la grande isba face à l'immeuble où habite Charlotte. Je vois le père de l'enfant appuyer, contre la rampe du perron, une caisse oblongue tendue de tissu rouge – un petit cercueil! Ses dimensions de poupée me terrifient. Il me faut trouver immédiatement un endroit, sous ce ciel, sur cette terre, où l'on puisse imaginer cet enfant vivant. La mort d'un être bien plus jeune que moi remet en cause l'univers tout entier. Je me précipite vers Charlotte. Elle perçoit mon angoisse et me dit quelque chose d'étonnant dans sa simplicité: "Tu te souviens, en automne, nous avons vu un vol d'oiseaux migrateurs? – Oui, ils ont survolé la cour et puis ils ont disparu. – C'est ça, mais ils continuent à voler, quelque part, dans les pays lointains, seulement, nous, avec notre vue trop faible, nous ne pouvons pas les voir. Il en est de même pour ceux qui meurent…"»

À travers le sommeil, je croyais distinguer le bruit des branches qui fut plus puissant et soutenu que d'ordinaire. Comme si le vent n'avait pas cessé, un instant, de siffler. Le matin, je découvrais que c'était la rumeur de l'océan. La veille, fatigué, je m'étais arrêté, sans le savoir, sur cette frontière où la forêt s'enlisait dans les dunes battues par les vagues.

Je passai toute la matinée sur cette berge déserte en suivant l'imperceptible montée des eaux… Quand la mer entama son reflux, je repris mon chemin. Pieds nus sur le sable humide, dur, je descendrais maintenant vers le sud. Je marchais en pensant à cette sacoche que ma sœur et moi appelions, du temps de notre enfance, «le sac du Pont-Neuf» et qui contenait les petits cailloux enveloppés dans des bouts de papier. Il y avait un «Fécamp», un «Verdun» et aussi un «Biarritz», dont le nom nous faisait penser au quartz et non pas à la ville qui nous était inconnue… J'allais longer l'océan pendant dix ou douze jours et retrouver cette ville dont une infime parcelle était égarée quelque part au fin fond des steppes russes.

3

C'est en septembre, par l'intermédiaire d'un certain Alex Bond, que les premières nouvelles de Saranza me parvenaient…

Ce «Mr. Bond» était en fait, homme d'affaires russe, un représentant très caractéristique de cette génération des «nouveaux Russes» qui, à ce moment-là, commençaient à se faire remarquer dans toutes les capitales de l'Occident. Ils charcutaient leur nom, à l'américaine, s'identifiant, souvent sans s'en apercevoir, aux héros des romans d'espionnage ou bien aux extraterrestres des récits de science-fiction des années cinquante. Lors de notre première rencontre, j'avais conseillé à Alex Bond, alias Alexeï Bondartchenko, de franciser son nom et de se présenter comme Alexis Tonnelier plutôt que de le mutiler ainsi. Sans une ombre de sourire, il m'expliqua les avantages d'un nom court et euphonique dans les affaires… J'avais l'impression de comprendre de moins en moins la Russie que je voyais maintenant à travers les Bond, les Kondrat, les Fed…

Il allait à Moscou et avait accepté, touché par le côté sentimental de ma commission, de faire ce détour. Venir à Saranza, marcher dans ses rues, rencontrer Charlotte, me paraissait bien plus étrange que voyager sur une autre planète. Alex Bond s'y était rendu «entre deux trains», selon son expression. Et sans deviner ce qu'était pour moi Charlotte, il parla au téléphone comme s'il s'agissait des nouvelles qu'on échange après les vacances:

– Non, mais quel trou noir, cette Saranza! Grâce à vous j'ai découvert la Russie profonde, ha, ha. Et toutes ces rues qui débouchent sur la steppe. Et cette steppe qui ne finit nulle part… Elle va très bien, votre grand-mère, ne vous inquiétez pas. Oui, elle est encore très active. Quand je suis arrivé, elle n'était pas là. Sa voisine m'a dit qu'elle assistait à une réunion. Les habitants de leur immeuble ont créé un comité de soutien ou je ne sais quoi, pour sauver une vieille isba qu'on veut démolir dans leur cour, une énorme bâtisse, vieille de deux siècles. Et donc votre grand-mère… Non, je ne l'ai pas vue, j'étais entre deux trains, et le soir, je devais être coûte que coûte à Moscou. Mais j'ai laissé un mot… Vous pouvez aller la voir. Maintenant, on laisse entrer tout le monde. Ha, ha, ha, le rideau de fer n'est plus qu'une passoire, comme on dit…

Je n'avais que mes papiers de réfugié, plus un titre de voyage qui m'autorisait à visiter «tous pays sauf U.R.S.S.». Le lendemain de ma conversation avec le «nouveau Russe», j'allai à la préfecture de Police pour me renseigner sur les formalités de la naturalisation. J'essayais de faire taire en moi cette pensée qui insidieusement me revenait à l'esprit: «Désormais, il faudra affronter cette invisible course contre la montre. Charlotte a l'âge où chaque année, chaque mois, peut être le dernier.»

C'est pour cette raison que je ne voulais ni écrire ni téléphoner. J'avais une crainte superstitieuse de compromettre mon projet par quelques mots banals. Il me fallait obtenir rapidement un passeport français, venir à Saranza, parler plusieurs soirées de suite avec Charlotte et l'amener à Paris. Je voyais s'accomplir tous ces gestes dans une fulgurante simplicité de rêve. Puis brusquement, cette image se brouillait et je me retrouvais dans un magma collant qui entravait mes mouvements – le Temps.

Le dossier qu'on me demandait de réunir me rassura: aucun document impossible à trouver, aucune embûche bureaucratique. Seule ma visite chez le médecin me laissa une impression pénible. L'examen pourtant ne dura que cinq minutes et fut, somme toute, assez superficiel: l'état de ma santé se serait révélé compatible avec la nationalité française. Après m'avoir ausculté, le médecin me dit de m'incliner en gardant les jambes bien droites et en touchant le sol de mes doigts. Je m'exécutai. C'est mon empressement outré qui dut créer ce malaise. Le médecin parut gêné et balbutia: «Merci, c'est bon.» Comme s'il avait peur que, dans mon élan, je répète cette inclinaison. Souvent, un petit rien dans nos attitudes suffit pour changer le sens des situations les plus quotidiennes: deux hommes, dans un cabinet médical étroit, dans une lumière blanche, crue; l'un d'eux, tout à coup, se ploie, touche le sol presque aux pieds de l'autre et reste un moment ainsi en attendant, on dirait, l'approbation du second.

En sortant dans la rue, je pensai aux camps où, par des tests physiques semblables, on triait les prisonniers. Mais cette réflexion plus qu'exagérée n'expliquait pas mon malaise.

C'était le zèle avec lequel j'avais accompli la commande. Je le retrouvai en feuilletant les pages de mon dossier. Je vis que partout cette envie de convaincre quelqu'un était présente. Et bien que cela ne me fût pas demandé dans les questionnaires, j'avais mentionné mes lointaines origines françaises. Oui, j'avais parlé de Charlotte, comme si j'avais voulu prévenir toute objection et dissiper, par avance, tout scepticisme. Et à présent, je ne pouvais plus me défaire du sentiment de l'avoir en quelque sorte trahie.


Il fallait attendre plusieurs mois. On m'indiqua un délai. Son échéance arrivait au mois de mai. Et tout de suite, ces jours de printemps encore bien irréels se remplirent d'une luminosité particulière, s'arrachant du cercle des mois et formant un univers qui vivait de son propre rythme, dans son propre climat.

Ce fut pour moi le temps des préparatifs, mais surtout des longues conversations silencieuses avec Charlotte. En marchant dans les rues, j'avais maintenant l'impression de les observer avec ses yeux. De voir, comme elle eût vu, ce quai désert où les peupliers, sous un coup de vent, semblaient se transmettre un message chuchoté, urgent, de ressentir, comme elle eût ressenti, la sonorité des pavés sur cette vieille petite place dont la tranquillité provinciale en plein Paris cachait la tentation d'un bonheur simple, d'une vie sans éclat.

Je compris que tout au long des trois années de ma vie en France, mon projet n'avait jamais interrompu son lent et discret cheminement. De cette vague image d'une femme vêtue de noir qui traversait à pied une ville frontalière, mon rêve s'était dirigé vers une vision plus réelle. Je me voyais aller chercher ma grand-mère à la gare, l'accompagner jusqu'à l'hôtel où elle vivrait durant son séjour parisien. Puis, une fois la période de la misère la plus noire achevée, je m'étais mis à me figurer un intérieur plus confortable qu'une chambre d'hôtel et où Charlotte se sentirait plus à l'aise…

C'est grâce à ces rêves, peut-être, que j'avais pu endurer et cette misère et l'humiliation, souvent atroce, qui accompagne les premiers pas dans le monde où le livre, cet organe le plus vulnérable de notre être, devient marchandise. Une marchandise vendue à la criée, exposée sur les étals, bradée. Mon rêve était un contrepoison. Et les «Notes» – un refuge.


En ces quelques mois d'attente, la topographie de Paris changea. Comme sur certains plans où les arrondissements sont colorés différemment, la ville s'emplissait, dans mes yeux, de tons variés que nuançait la présence de Charlotte. Il y avait des rues dont le silence ensoleillé, tôt le matin, gardait l'écho de sa voix. Des terrasses de café où je devinais sa fatigue à la fin d'une promenade. Une façade, un vitrail qui, sous son regard, revêtait la légère patine des réminiscences.

Cette topographie rêvée laissait bien des taches blanches sur la mosaïque colorée des arrondissements. Nos trajets, très spontanément, éviteraient les audaces architecturales des dernières années. Les jours parisiens de Charlotte seraient trop brefs. Nous n'aurions pas le temps d'apprivoiser, par notre regard, toutes ces nouvelles pyramides, tours de verre et arcs. Leurs silhouettes se figeraient dans un étrange demain futuriste qui ne troublerait pas l'éternel présent de nos promenades.

Je ne voulais pas non plus que Charlotte vît le quartier où j'habitais… Alex Bond venant à notre rendez-vous, s'était exclamé, goguenard: «Mais écoutez, bonnes gens, on n'est plus en France ici, mais en Afrique!» Et il s'était lancé dans un exposé qui, par son contenu, m'avait rappelé les propos de tant de «nouveaux Russes». Tout y était: la dégénérescence de l'Occident et la fin toute proche de l'Europe blanche, l'invasion des nouveaux barbares («Nous, les Slaves, y compris», avait-il ajouté pour être juste), un nouveau Mahomet «qui brûlera tous leurs Beaubourgs» et un nouveau Gengis Khan «qui mettra fin à tous leurs salamalecs démocratiques». S'inspirant de l'incessant défilé des gens de couleur devant la terrasse où nous étions assis, il parlait en mélangeant les prévisions apocalyptiques et l'espoir d'une Europe régénérée par le jeune sang des barbares, les promesses d'une guerre interethnique totale et la confiance en un métissage universel… Le sujet le passionnait. Il devait se sentir tantôt du côté de l'Occident moribond, car sa peau était blanche et sa culture européenne, tantôt du côté des nouveaux Huns. «Non, vous pouvez dire tout ce que vous voulez, mais quand même, il y a trop de métèques!» concluait-il son discours en oubliant qu'une minute avant, c'est à eux qu'il confiait le sauvetage du vieux continent…

Nos promenades, dans mes rêves, contournaient ce quartier et la bouillie intellectuelle que sa réalité engendrait. Non que sa population eût pu heurter la sensibilité de Charlotte. Émigrante par excellence, elle avait toujours vécu au milieu d'une extrême multiplicité de peuples, de cultures, de langues. De la Sibérie à l'Ukraine, du Nord russe à la steppe, elle avait connu toute cette diversité des races humaines que brassait l'empire. Pendant la guerre, elle les avait retrouvées, à l'hôpital, dans l'égalité absolue face à la mort, dans l'égalité nue comme les corps opérés.

Non, ce n'est pas la nouvelle population de ce vieux quartier parisien qui aurait pu impressionner Charlotte. Si je ne voulais pas l'y amener, c'est parce qu'on pouvait traverser ces rues sans entendre un mot de français. Certains voyaient dans cet exotisme la promesse d'un monde nouveau, d'autres – un désastre. Mais nous, ce n'est pas l'exotisme, architectural ou humain, que nous recherchions. Le dépaysement de nos jours, pensais-je, serait bien plus profond.

Le Paris que je m'apprêtais à faire redécouvrir à Charlotte était un Paris incomplet et même, à certains égards, illusoire. Je me rappelais ces mémoires de Nabokov où il parlait de son grand-père vivant ses derniers jours et qui, de son lit, pouvait apercevoir, derrière l'épaisse étoffe du rideau, l'éclat du soleil méridional et les grappes de mimosa. Il souriait, se croyant à Nice, dans la lumière du printemps. Sans se douter qu'il mourait en Russie, en plein hiver, et que ce soleil était une lampe que sa fille installait derrière le rideau en créant pour lui cette douce illusion…

Je savais que Charlotte, tout en respectant mes itinéraires, verrait tout. La lampe derrière le rideau ne la tromperait pas. Je voyais le rapide clin d'œil qu'elle me jetterait devant quelque indescriptible sculpture contemporaine. J'entendais ses commentaires, pleins d'un humour très fin et dont la délicatesse ne ferait qu'accentuer l'obtuse agressivité de l'œuvre observée. Elle verrait aussi le quartier, le mien, que j'essaierais d'éviter… Elle irait là-bas toute seule, en mon absence, à la recherche d'une maison, dans la rue de l'Ermitage, où habitait autrefois le soldat de la Grande Guerre, celui qui lui avait donné un petit éclat ferreux qu'enfants nous appelions «Verdun»…


Je savais aussi que je ferais tout mon possible pour ne pas parler des livres. Et que nous en parlerions quand même, beaucoup, souvent jusque tard dans la nuit. Car la France, apparue un jour au milieu des steppes de Saranza, devait sa naissance aux livres. Oui, c'était un pays livresque par essence, un pays composé de mots, dont les fleuves ruisselaient comme des strophes, dont les femmes pleuraient en alexandrins et les hommes s'affrontaient en sirventès. Enfants, nous découvrions la France ainsi, à travers sa vie littéraire, sa matière verbale moulée dans un sonnet et ciselée par un auteur. Notre mythologie familiale attestait qu'un petit volume à la couverture fatiguée et à la tranche d'un or terni suivait Charlotte au cours de tous ses voyages. Comme le dernier lien avec la France. Ou peut-être, comme la possibilité constante de la magie. «Il est un air pour qui je donnerais…» – combien de fois, dans le désert des neiges sibériennes, ces vers s'étaient édifiés en «un château de brique à coins de pierre, aux vitraux teints de rougeâtres couleurs…». La France se confondait pour nous avec sa littérature. Et la vraie littérature était cette magie dont un mot, une strophe, un verset nous transportaient dans un éternel instant de beauté.

J'avais envie de dire à Charlotte que cette littérature-là était morte en France. Et que dans la multitude des livres d'aujourd'hui que je dévorais depuis le début de ma réclusion d'écrivain, je cherchais en vain celui que j'eusse pu imaginer dans ses mains, au milieu d'une isba sibérienne. Oui, un livre ouvert, ses yeux avec une petite étincelle de larmes…

Dans ces conversations imaginaires avec Charlotte, je redevenais adolescent. Mon maximalisme juvénile, éteint depuis longtemps sous les évidences de la vie, s'éveillait. Je cherchais de nouveau une œuvre absolue, unique, je rêvais d'un livre qui pourrait par sa beauté refaire le monde. Et j'entendais la voix de ma grand-mère me répondre, compréhensive et souriante, comme autrefois, à Saranza, sur son balcon:

– Tu te rappelles encore ces étroits appartements en Russie qui croulaient sous les livres? Oui, des livres sous le lit, dans la cuisine, dans l'entrée, empilés jusqu'au plafond. Et des livres introuvables qu'on vous prêtait pour une nuit et qu'il fallait rendre à six heures du matin précises. Et d'autres encore, recopiés à la machine, six feuilles de papier carbone à la fois; on vous en transmettait le sixième exemplaire, presque illisible et appelé «aveugle»… Tu vois, il est difficile de comparer. En Russie, l'écrivain était un dieu. On attendait de lui et le Jugement dernier et le royaume des cieux à la fois. As-tu jamais entendu parler là-bas du prix d'un livre? Non, parce que le livre n'avait pas de prix! On pouvait ne pas acheter une paire de chaussures et se geler les pieds en hiver, mais on achetait un livre…

La voix de Charlotte s'interrompit comme pour me faire comprendre que ce culte du livre en Russie n'était plus qu'un souvenir.

«Mais ce livre unique, ce livre absolu. Jugement et royaume à la fois?» s'exclama l'adolescent que j'étais redevenu.

Ce chuchotement fiévreux m'arracha à ma discussion inventée. Honteux comme celui que l'on surprend en train de parler avec lui-même, je me voyais tel que j'étais. Un homme gesticulant au milieu d'une petite chambre obscure. Une fenêtre noire bute contre un mur de brique et n'a besoin ni de rideaux ni de volets. Une chambre qu'on peut traverser en trois pas, où les objets, par manque de place, s'agglutinent, empiètent les uns sur les autres, s'enchevêtrent: vieille machine à écrire, réchaud électrique, chaises, étagère, douche, table, spectres de vêtements accrochés aux murs. Et partout des feuilles de papier, des bouts de manuscrits, des livres qui donnent à cet intérieur encombré une sorte de folie très logique. Derrière la vitre, le début d'une nuit d'hiver pluvieuse et, coulant du dédale des maisons vétustes – cette mélodie arabe, plainte et jubilation confondues. Et cet homme vêtu d'un vieux manteau clair (il fait très froid). Aux mains il porte des mitaines, nécessaires pour taper à la machine dans cette pièce glacée. Il parle en s'adressant à une femme. Il lui parle avec cette confiance qu'on n'a pas toujours même pour l'intimité de sa propre voix. Il l'interroge sur l'œuvre unique, absolue, sans craindre de paraître naïf ou ridiculement pathétique. Elle va lui répondre…

Je pensai, avant de m'endormir, que venant en France, Charlotte essaierait de comprendre ce qu'était devenue la littérature dont quelques vieux livres représentaient pour elle, en Sibérie, un minuscule archipel français. Et j'imaginais qu'en entrant, un soir, dans l'appartement où elle vivrait, je remarquerais sur le bord d'une table ou sur l'appui d'une fenêtre – un livre ouvert, un livre récent que Charlotte lirait en mon absence. Je me pencherais au-dessus des pages et mon regard tomberait sur ces lignes:

Ce fut en effet le matin le plus doux de cet hiver-là. Il faisait du soleil comme aux premiers jours d'avril. Le givre fondait et l'herbe mouillée brillait comme humectée de rosée… Ayant passé mon unique matinée à revoir mille choses, avec une mélancolie toujours croissante, sous les nuages d'hiver-j'avais oublié ce vieux jardin et ce berceau de vigne à l'ombre duquel s'était décidée ma vie… Vivre à l'image de cette beauté, c'est cela que je voudrais savoir faire. La netteté de ce pays, la transparence, la profondeur et le miracle de cette rencontre de l'eau, de la pierre et de la lumière, voilà la seule connaissance, la première morale. Cette harmonie n'est pas illusoire. Elle est réelle, et devant elle je ressens la nécessité de la parole…

4

Les jeunes fiancés, la veille des noces, ou encore les gens qui viennent d'emménager, doivent ressentir cette bienheureuse disparition du quotidien. Les quelques journées festives ou le joyeux désordre de l'installation dureront toujours, leur semble-t-il, en devenant la matière même, légère et pétillante, de leur vie.

Je vivais dans un enivrement pareil les dernières semaines de mon attente. Je quittai ma petite chambre, je louai un appartement que je savais ne pouvoir payer que pendant quatre ou cinq mois. Cela m'importait peu. De la pièce où vivrait Charlotte on voyait l'étendue bleu-gris des toits qui reflétaient le ciel d'avril… J'empruntai ce que je pus, j'achetai des meubles, des rideaux, un tapis et tout ce grouillement ménager dont je m'étais toujours passé dans mon ancien logis. D'ailleurs, l'appartement restait vide, je dormais sur un matelas. Seule la future chambre de ma grand-mère avait maintenant l'air habitable.

Et plus le mois de mai était proche, plus cette inconscience heureuse, cette folie dépensière grandissait. Je me mis à acheter chez les brocanteurs des petits objets anciens qui devaient, selon mon idée, donner une âme à cette chambre d'apparence trop ordinaire. Dans la boutique d'un antiquaire, je trouvai une lampe de table. Il l'alluma pour me faire la démonstration, j'imaginai le visage de Charlotte dans la lumière de son abat-jour. Je ne pouvais pas repartir sans cette lampe. Je remplis l'étagère de vieux volumes au dos de cuir, des illustrés du début du siècle. Chaque soir, sur la table ronde qui occupait le milieu de cette pièce décorée, j'étalais mes trophées: une demi-douzaine de verres, un vieux soufflet, une pile de cartes postales anciennes…

J'avais beau me dire que Charlotte ne voudrait jamais quitter Saranza et surtout la tombe de Fiodor pour longtemps, et qu'elle eût été aussi à l'aise dans un hôtel que dans ce musée improvisé, je ne pouvais plus m'arrêter d'acheter et de parfaire. C'est que même initié à la magie de la mémoire, à l'art de recréer un instant perdu, l'homme reste attaché avant tout aux fétiches matériels du passé: comme ce prestidigitateur qui, ayant acquis, par la volonté de Dieu, un don de thaumaturge, lui préférait l'adresse de ses doigts et ses valises à double fond qui avaient l'avantage de ne pas troubler son bon sens.

Et la vraie magie, je le savais, se révélerait dans ce reflet bleuté des toits, dans la fragilité aérienne des lignes derrière la fenêtre que Charlotte ouvrirait le lendemain de son arrivée, de très bon matin. Et dans la sonorité des premières paroles françaises qu'elle échangerait avec quelqu'un au coin d'une rue…

Un des derniers soirs de mon attente, je me surpris à prier… Non, ce n'était pas une prière en bonne et due forme. Je n'en avais jamais appris une seule, ayant grandi dans la lumière démystificatrice d'un athéisme militant et presque religieux par son inlassable croisade contre Dieu. Non, c'était plutôt une sorte de supplique dilettante et confuse dont le destinataire demeurait inconnu. Me prenant en flagrant délit de cet acte insolite, je me hâtai de le tourner en dérision. Je pensai que, vu l'impiété de ma vie passée, j'aurais pu m'exclamer comme ce marin dans un conte de Voltaire: «J'ai marché quatre fois sur le crucifix dans quatre voyages au Japon!» Je me traitai de païen, d'idolâtre. Pourtant ces moqueries ne rompirent pas le vague murmure intérieur que j'avais discerné au fond de moi. Son intonation avait quelque chose d'enfantin. C'était comme si je proposais à mon interlocuteur anonyme un marché: je ne vivrais encore que vingt ans, même quinze ans, bon, soit, seulement dix, pourvu que cette rencontre, ces instants retrouvés fussent possibles…

Je me levai, je poussai la porte de la pièce voisine. Dans la pénombre d'une nuit de printemps, la chambre veillait, animée d'une attente discrète. Même ce vieil éventail, pourtant acheté il y a deux jours, semblait être resté depuis de longues années sur la petite table basse, dans la pâleur nocturne des carreaux.


C'était un jour heureux. L'un de ces jours paresseux et gris, égarés au milieu des fêtes au début du mois de mai. Le matin, je clouai un grand portemanteau au mur, dans l'entrée. On pouvait y accrocher au moins une dizaine de vêtements. Je ne me posai même pas la question de savoir si, en été, nous en aurions besoin.

La fenêtre de Charlotte restait ouverte. A présent, entre les surfaces argentées des toits, on voyait, ici et là, les îlots clairs de la première verdure.

Dans la matinée, j'ajoutai encore un court fragment à mes «Notes». Je me souvins qu'un jour, à Saranza, Charlotte m'avait parlé de sa vie à Paris après la Première Guerre mondiale. Elle me disait que cet après-guerre, qui devenait, sans que personne puisse le deviner, l'entre-deux-guerres, avait dans son climat quelque chose de profondément faux. Une fausse jubilation, un oubli trop facile. Cela lui rappelait étrangement ces publicités qu'elle avait lues dans les journaux durant la guerre: «Chauffez-vous sans charbon!» et on expliquait comment on pouvait utiliser «des boules de papier». Ou encore: «Ménagères, faites votre lessive sans feu!» Et même: «Ménagères, économisez: le pot-au-feu sans feu!»… Charlotte espérait qu'en revenant à Paris avec Albertine, qu'elle allait rejoindre en Sibérie, elles retrouveraient la France d'avant la guerre…

En notant ces quelques lignes, je me disais que je pourrais bientôt poser tant de questions à Charlotte, préciser mille détails, apprendre, par exemple, qui était ce monsieur en frac sur l'une de nos photos de famille et pourquoi une moitié de ce cliché avait été soigneusement coupée. Et qui était cette femme en veste ouatée dont la présence parmi les personnages de la Belle Époque m'avait jadis étonné.

C'est en sortant en fin d'après-midi que je trouvai cette enveloppe dans ma boîte aux lettres. D'une couleur crème, elle portait l'en-tête de la préfecture de Police. Arrêté au milieu du trottoir, je mis longtemps à l'ouvrir, en la déchirant maladroitement…

Les yeux comprennent plus vite que l'esprit, surtout quand il s'agit d'une nouvelle que celui-ci ne veut pas comprendre. En ce bref moment d'indécision, le regard essaye de briser l'implacable enchaînement des mots, comme s'il pouvait changer le message avant que la pensée veuille en saisir le sens.

Les lettres sautillèrent devant mes yeux, me criblant d'éclats de mots, de bouts de phrases. Puis, pesamment, le mot essentiel, imprimé en gros caractères espacés comme pour être scandé, s'imposa: IRRECEVABILITÉ. Et se mélangeant avec les battements du sang dans mes tempes, des formules explicatives le suivirent: «votre situation ne répond pas…», «en effet, vous ne réunissez pas…». Je restai au moins un quart d'heure sans bouger, le regard fixé sur la lettre. Enfin je me mis à marcher devant moi, en oubliant où je devais aller.

Je ne pensais pas encore à Charlotte. Ce qui me faisait mal en ces premières minutes, c'était le souvenir de ma visite chez le médecin: oui, cette inclinaison absurde jusqu'au sol et mon zèle me paraissaient maintenant doublement inutiles et humiliants.

C'est seulement en rentrant que je pris vraiment conscience de ce qui m'arrivait. J'accrochai ma veste au portemanteau. Derrière la porte du fond, je vis la chambre de Charlotte… Ce n'était donc pas le Temps (Oh, combien il faut se méfier des majuscules!) qui risquait de compromettre mon projet, mais la décision de ce modeste fonctionnaire par quelques phrases d'une seule feuille dactylographiée. Un homme que je ne connaîtrais jamais et qui ne me connaissait que par le biais des questionnaires. C'est à lui que j'aurais dû, en fait, adresser mes prières dilettantes…

Le lendemain, j'envoyai un recours. «Un recours gracieux», ainsi que mon correspondant l'appelait. Jamais encore je n'avais écrit une lettre aussi faussement personnelle, aussi stupidement hautaine et implorante en même temps.


Je ne remarquais plus le glissement des jours. Mai, juin, juillet. Il y avait cet appartement que j'avais rempli de vieux objets et de sensations d'autrefois, ce musée désaffecté dont j'étais l'inutile conservateur. Et l'absence de celle que j'attendais. Quant aux «Notes», je n'en avais ajouté aucune depuis le jour du refus. Je savais que la nature même de ce manuscrit dépendait de cette rencontre, la nôtre, que malgré tout j'espérais possible.

Et souvent, durant ces mois, je fis le seul et même rêve qui me réveillait en pleine nuit. Une femme en long manteau sombre entrait dans une petite ville frontalière par un matin d'hiver silencieux.

C'est un jeu ancien. On choisit un adjectif exprimant une qualité extrême: «abominable», par exemple. Puis on lui trouve un synonyme qui, tout en étant très proche, traduit la même qualité de façon légèrement moins forte: «horrible», si l'on veut. Le terme suivant répétera cet imperceptible affaiblissement: «affreux». Et ainsi de suite, en descendant chaque fois une minuscule marche dans la qualité annoncée: «pénible», «intolérable», «désagréable»… Pour en arriver enfin à tout simplement «mauvais» et, en passant par «médiocre», «moyen», «quelconque», commencer à remonter la pente avec «modeste», «satisfaisant», «acceptable», «convenable», «agréable», «bon». Et parvenir, une dizaine de mots après, jusqu'à «remarquable», «excellent», «sublime».

Les nouvelles que je reçus de Saranza au début du mois d'août avaient dû suivre une modification semblable. Car transmises d'abord à Alex Bond (il avait laissé à Charlotte son numéro de téléphone à Moscou), ces nouvelles et le petit colis qui les accompagnait avaient longtemps voyagé, en passant d'une personne à l'autre. A chaque transmission, leur sens tragique diminuait, l'émotion s'effaçait. Et c'est presque sur un ton jovial que cet inconnu m'annonça au téléphone:

– Écoutez, on m'a donné là un petit paquet pour vous. C'est de la part de… je ne sais pas qui c'était, enfin votre parente qui est décédée… En Russie. Vous étiez sans doute déjà au courant. Oui, elle vous a transmis votre testament, hé, hé…

Il avait voulu dire, en plaisantant, «votre héritage». Par erreur, par ce relâchement verbal surtout que je constatais souvent chez les «nouveaux Russes» dont l'anglais devenait la principale langue d'usage, il parla du «testament».

Je l'attendis longtemps dans le hall d'un des meilleurs hôtels parisiens. Le vide glacé des miroirs, des deux côtés des fauteuils, correspondait parfaitement à ce néant qui remplissait mon regard, ma pensée.

L'inconnu sortit de l'ascenseur en laissant passer devant lui une femme blonde, grande, éclatante, au sourire qui semblait s'adresser à tous et à personne. Un autre homme, très large d'épaules, les suivait.

– Val Grig, se nomma l'inconnu en me serrant la main, et il me présenta ses compagnons, en précisant: «Ma volage interprète, mon fidèle garde du corps.»

Je savais que je ne pourrais pas éviter l'invitation au bar. Écouter Val Grig serait une façon de le remercier pour le service rendu. Il avait besoin de moi pour goûter pleinement et le confort de cet hôtel, et sa nouvelle qualité de «businessman international», et la beauté de sa «volage interprète». Il parlait de ses succès et du désastre russe, ne se rendant peut-être pas compte qu'involontairement une cocasse relation de cause à effet s'établissait entre ces deux sujets. L'interprète qui avait certainement entendu ces récits plus d'une fois paraissait endormie, les yeux ouverts. Le garde du corps, comme pour justifier sa présence, dévisageait les personnes qui entraient et sortaient. «Il serait plus facile, pensai-je tout à coup, d'expliquer ce que je ressens aux Martiens qu'à eux trois…»

J'ouvris le colis dans la rame du métro. Une carte de visite d'Alex Bond glissa sur le sol. C'étaient quelques mots de condoléances, des excuses (Taïwan, Canada…) pour ne pas avoir pu me remettre le colis personnellement. Mais surtout la date de la mort de Charlotte. Le neuf septembre de l'année dernière!

Je ne suivais plus la suite des stations, revenant à moi seulement au terminus. Septembre de l'année dernière… Alex Bond était venu à Saranza en août, il y a un an. Quelques semaines après, je déposais ma demande de naturalisation. Au moment même peut-être où Charlotte se mourait. Et toutes mes démarches, tous mes projets, tous ces mois d'attente se situaient déjà après sa vie. En dehors de sa vie. Sans aucun lien possible avec cette vie achevée… Le colis était conservé par la voisine, puis, seulement au printemps, transmis à Bond. Sur le papier kraft, il y avait quelques mots écrits de la main de Charlotte: «Je vous prie de faire parvenir cette enveloppe à Alexeï Bondartchenko qui aura l'obligeance de la transmettre à mon petit-fils.»

Je repris la rame au terminus. En ouvrant l'enveloppe, je me disais avec un douloureux soulagement que ce n'était pas la décision du fonctionnaire qui avait, en fin de compte, brisé mon projet. C'était le temps. Un temps pourvu d'une ironie grinçante et qui, par ses jeux et ses incohérences, nous rappelle son pouvoir sans partage.

L'enveloppe ne contenait rien d'autre qu'une vingtaine de pages manuscrites retenues par une agrafe. Je m'attendais à lire une lettre d'adieux, aussi ne comprenais-je pas cette longueur, sachant combien peu Charlotte était encline à des formules solennelles et à des effusions verbeuses. Ne me décidant pas à entamer une lecture suivie, je feuilletai les premières pages, ne rencontrant nulle part des tournures du genre «quand tu liras ces lignes, je ne serai plus là», que je craignais justement de rencontrer.

D'ailleurs, la lettre, dans son début, semblait ne s'adresser à personne. Passant rapidement d'une ligne à l'autre, d'un alinéa au suivant, je crus comprendre qu'il s'agissait d'une histoire sans aucun rapport avec notre vie à Saranza, notre France-Atlantide et cette fin dont Charlotte aurait pu me faire deviner l'imminence…

Je sortis du métro et sans vouloir monter tout de suite, je continuai ma lecture distraite, m'asseyant sur le banc d'un jardin. Je voyais maintenant que le récit de Charlotte ne nous concernait pas. Elle transcrivait, dans son écriture fine et précise, la vie d'une femme. Inattentif, je dus sauter l'endroit où ma grand-mère expliquait comment elles avaient fait connaissance. Cela m'importait, du reste, peu. Car cette vie racontée n'était qu'un destin féminin de plus, l'un de ces destins tragiques du temps de Staline, qui nous bouleversaient quand nous étions jeunes et dont la douleur s'était émoussée depuis. Cette femme, fille d'un koulak, avait connu, enfant, l'exil dans les marécages de la Sibérie occidentale. Puis, après la guerre, accusée de «propagande antikolkhozienne», elle s'était retrouvée dans un camp… Je parcourais ces pages comme celles d'un livre connu par cœur. Ce camp, les cèdres que les prisonniers abattaient, s'enlisant dans la neige jusqu'à la taille, la cruauté quotidienne, banale, des gardes, les maladies, la mort. Et l'amour forcé, sous la menace d'une arme ou d'une charge de travail inhumaine, et l'amour acheté avec une bouteille d'alcool… L'enfant que cette femme avait mis au monde purgeait la peine de sa mère, telle était la loi. Dans ce «camp de femmes», il y avait une baraque à part prévue pour ces naissances-là. La femme était morte, écrasée par un tracteur, quelques mois avant l'amnistie du dégel. L'enfant allait avoir deux ans et demi…

La pluie me chassa de mon banc. Je cachai la lettre de Charlotte sous ma veste, je courus vers notre maison. Le récit interrompu me paraissait très typique: aux premiers signes de la libéralisation, tous les Russes s'étaient mis à retirer des cachettes profondes de leur mémoire le passé censuré. Et ils ne comprenaient pas que l'Histoire n'eût pas besoin de ces innombrables petits goulags. Un seul, monumental et reconnu classique, lui suffisait. Charlotte, en m'envoyant ses témoignages, avait dû être piégée, comme les autres, par l'ivresse de la parole libérée. L'inutilité touchante de cet envoi me fit mal. Je mesurai de nouveau l'indifférence dédaigneuse du temps. Cette femme emprisonnée avec son enfant vacillait au bord de l'oubli définitif, retenue uniquement par ces quelques feuilles manuscrites. Et Charlotte, elle-même?

Je poussai la porte. Un courant d'air agita avec un claquement mat les battants d'une fenêtre ouverte. J'allai la fermer dans la chambre de ma grand-mère…

Je pensai à sa vie. Une vie qui reliait des époques si différentes: le début du siècle, cet âge presque archaïque, presque aussi légendaire que le règne de Napoléon et – la fin de notre siècle, la fin du millénaire. Toutes ces révolutions, guerres, utopies échouées et terreurs réussies. Elle en avait distillé l'essence dans les douleurs et les joies de ses jours. Et cette densité palpitante du vécu allait sombrer bientôt dans l'oubli. Comme le minuscule goulag de la prisonnière et de son enfant.

Je restai un moment à la fenêtre de Charlotte. J'avais imaginé, pendant plusieurs semaines, son regard se poser sur cette vue…

Le soir, plutôt par acquit de conscience, je me décidai à lire les pages de Charlotte jusqu'au bout. Je retrouvai la femme emprisonnée, les atrocités du camp et cet enfant qui avait apporté dans ce monde dur et souillé quelques instants de sérénité… Charlotte écrivait qu'elle avait pu obtenir l'autorisation de venir à l'hôpital où la femme mourait…

Soudain, la page que je tenais dans ma main se transforma en une fine feuille d'argent. Oui, elle m'éblouit par un reflet métallique et sembla émettre un son froid, grêle. Une ligne brilla – le filament d'une ampoule lacère ainsi la prunelle. La lettre était écrite en russe et c'est seulement à cette ligne que Charlotte passait au français, comme si elle n'était plus sûre de son russe. Ou comme si le français, ce français d'une autre époque, devait me permettre un certain détachement vis-à-vis de ce qu'elle allait me dire:

«Cette femme, qui s'appelait Maria Stepanovna Dolina, était ta mère. C'est elle qui a voulu qu'on ne te dise rien le plus longtemps possible…»

Une petite enveloppe était agrafée à cette dernière page. Je l'ouvris. Il y avait une photo que je reconnus sans peine: une femme en grosse chapka aux oreillettes rabattues, en veste ouatée. Sur un petit rectangle de tissu blanc cousu à côté de la rangée des boutons – un numéro. Dans ses bras, un bébé entouré d'un cocon de laine…

La nuit, je retrouvai dans ma mémoire l'image que j'avais toujours crue une sorte de réminiscence prénatale me venant de mes ancêtres français et dont, enfant, j'étais très fier. J'y voyais la preuve de ma francité héréditaire. C'était ce jour d'automne ensoleillé, à l'orée d'un bois, avec une invisible présence féminine, avec un air très pur et les fils de la Vierge ondoyant à travers cet espace lumineux… Je comprenais maintenant que ce bois était, en fait, une taïga infinie, et que le charmant été de la Saint-Martin allait disparaître dans un hiver sibérien qui durerait neuf mois. Les fils de la Vierge, argentés et légers dans mon illusion française, n'étaient que quelques rangées de barbelés neufs qui n'avaient pas eu le temps de rouiller. Avec ma mère, je me promenais sur le territoire du «camp de femmes»… C'était mon tout premier souvenir d'enfance.


Deux jours après je quittai cet appartement. Le propriétaire était venu la veille et avait accepté une solution à l'amiable: je lui laissais tous les meubles et les objets anciens que j'avais accumulés pendant plusieurs mois…

Je dormis peu. À quatre heures j'étais déjà levé. Je préparai mon sac à dos en pensant partir le jour même pour mon habituelle marche. Avant de m'en aller, je jetai le dernier coup d'œil dans la chambre de Charlotte. Sous la lumière grise du matin, son silence ne rappelait plus un musée. Non, elle ne paraissait plus inhabitée. J'hésitai un moment, puis je saisis un vieux volume posé sur l'appui de la fenêtre et je sortis.

Les rues étaient désertes, embuées de sommeil. Leurs perspectives semblaient se composer à mesure que j'avançais vers elles.

Je pensais aux «Notes» que j'emportais dans mon sac. Ce soir ou demain, me disais-je, j'ajouterais ce nouveau fragment qui m'était venu à l'esprit cette nuit. C'était à Saranza, durant mon dernier été chez ma grand-mère… Ce jour-là, au lieu d'emprunter le sentier qui nous menait à travers la steppe, Charlotte s'était engagée sous les arbres de ce bois encombré de matériel de guerre et que les habitants appelaient «Stalinka». Je l'avais suivie d'un pas indécis: selon les rumeurs, dans les fourrés de la Stalinka on pouvait tomber sur une mine… Charlotte s'était arrêtée au milieu d'une large clairière et avait murmuré: «Regarde!» J'avais vu trois ou quatre plantes identiques qui nous arrivaient jusqu'aux genoux. De grandes feuilles ciselées, des vrilles qui s'accrochaient à des baguettes fines enfoncées dans le sol. De minuscules érables? De jeunes arbustes de cassis? Je ne comprenais pas la joie mystérieuse de Charlotte.

– C'est une vigne, une vraie, m'avait-elle dit enfin.

– Ah, bon…

Cette révélation n'augmentait pas ma curiosite. Je ne pouvais pas lier, dans ma tête, cette plant modeste et le culte que vouait au vin la patrie de ma grand-mère. Nous étions restés quelque minutes au cœur de la Stalinka, devant la secrèt plantation de Charlotte…

Me souvenant de cette vigne, je ressentis un douleur à peine supportable et, en même temp une joie profonde. Une joie qui m'avait par d'abord honteuse. Charlotte était morte et à l'en droit de la Stalinka, selon le récit d'Alex Bond, on avait construit un stade. Il ne pouvait pas y avoir de preuve plus tangible de la disparition totale définitive. Mais la joie l'emportait. Elle avait sa source dans cet instant vécu au milieu d'une clarière, dans le souffle du vent des steppes, dans le silence serein de cette femme se tenant devant quatre arbustes sous les feuilles desquels je dev nais maintenant les jeunes grappes.


En marchant, je regardais de temps en temps la photo de la femme en veste ouatée. Je comprena désormais ce qui donnait à ses traits une lointain ressemblance avec les personnages des album de ma famille adoptive. C'était ce léger sourire apparu grâce à la formule magique de Charlotte – «petite pomme»! Oui, la femme photographiée près de la clôture du camp avait dû prononcer, à part soi, ces syllabes énigmatiques… Je m'arrêtais une seconde, je fixais ses yeux. «Il faudra m'habituer à l'idée que cette femme, plus jeune que moi, est ma mère», me disais-je alor

Je rangeais la photo, je repartais. Et quand je pensais à Charlotte, sa présence dans ces rues assoupies avait l'évidence, discrète et spontanée, de la vie même.

Seuls me manquaient encore les mots qui pouvaient le dire.

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