Robert Charles Wilson Les Chronolithes

PREMIÈRE PARTIE : L’avènement des Chronolithes

1

C’est Hitch Paley qui, en poussant sa moto Daimler déglinguée sur la plage de sable à l’arrière du Haat Thai Dance Pavillon, m’a invité à assister à la fin d’une époque. La mienne, et celle du monde. Mais je ne lui jette pas la pierre.

Les coïncidences n’existent pas. Je le sais, maintenant.

Il s’est approché de moi en souriant, ce qui, avec lui, est rarement de bon augure. Il portait la tenue classique des Américains en Thaïlande durant ce dernier bon été : un short militaire, des sandales à la saint Jean-Baptiste, un T-shirt kaki trop grand pour lui et un serre-tête élastique à fleurs. C’était un homme de haute taille, un ancien Marine qui avait adopté les usages locaux, avec une barbe et un début de bedaine. Malgré ses habits, il en imposait. Pire : il faisait peur.

Je savais pertinemment qu’il avait passé la nuit sous la marquise en compagnie d’une fonctionnaire du corps diplomatique allemand. Ils avaient commencé par se nourrir l’un l’autre de biscuits épicés assaisonnés de hasch, puis étaient sortis admirer les reflets de la lune sur la mer. Il n’aurait pas dû être déjà levé, et encore moins de bonne humeur.

Je n’aurais pas dû être debout non plus.

J’étais resté plusieurs heures devant le feu de joie avant de rentrer retrouver Janice, mais nous n’avions pas dormi. Notre fille Kaitlin avait pris froid, et Janice avait passé la soirée à la bercer tout en se battant contre les cafards gros comme le pouce établis dans les recoins chauds et graisseux de la gazinière. Étant donné la chaleur de la nuit et les relations déjà tendues entre Janice et moi, cela rendait probablement inévitable que nous nous disputions quasiment jusqu’à l’aube.

Hitch et moi n’étions donc pas en forme, ni d’ailleurs n’avions les idées bien claires, même si je retirais du soleil matinal l’impression trompeuse d’être éveillé, la conviction qu’éclairé avec tant d’éclat, le monde était forcément sûr et durable. Sous ce soleil annonciateur d’un après-midi sans nuages, les sloops de pêche sur les eaux lourdes et miroitantes du golfe ressortaient aussi nettement que sur un écran radar. La grève était large et plate comme une grande route, une route qui mènerait à une destination parfaite et anonyme.

« Dis, tu as entendu ce bruit, la nuit dernière ? » Hitch a entamé la conversation à sa manière habituelle, c’est-à-dire sans le moindre préambule, comme si nous venions de nous quitter. « Celui qui ressemblait au passage d’un jet de l’aéronavale ? »

La réponse était oui. Vers quatre heures du matin, Janice venait de se traîner jusqu’au lit. Kaitlin dormait enfin, je me trouvais donc seul attablé à la cuisine, face à une tasse de mauvais café posée sur la toile cirée marquée de brûlures. Le volume de la radio, baissé au niveau d’une conversation polie, diffusait le programme d’une station de jazz américaine.

Le son en était devenu strident et bizarre durant une trentaine de secondes. Un coup de tonnerre avait retenti, dont l’écho avait renvoyé plusieurs roulements (le « jet de l’aéronavale » mentionné par Hitch). Quelques instants plus tard, les pots de bougainvillées de Janice avaient cliqueté contre la vitre sous l’effet d’une étrange brise froide. Les stores s’étaient soulevés pour retomber en une petite révérence, la porte de la chambre de Kaitlin s’était ouverte toute seule, et sous sa moustiquaire, Kaitlin, sans se réveiller, avait poussé un petit grognement mécontent en se retournant.

Plutôt qu’à un jet de l’aéronavale, j’avais songé à un orage d’été, aux premiers ou aux derniers marmonnements d’une tempête sur le golfe du Bengale. Cela n’avait rien d’inhabituel à cette période de l’année.

« Ce matin, un groupe de traiteurs est passé au Duc nous acheter tout notre stock de glace, a raconté Hitch. Ils allaient à la datcha d’un nabab. D’après eux, cela a brassé du côté de la route de la colline. Un truc genre feu d’artifice ou tir d’artillerie qui a abattu un bosquet d’arbres. On va jeter un œil, Scotty ?

— Ça ou autre chose…

— Quoi ?

— D’accord. »


Cette décision qui allait bouleverser ma vie, je l’ai prise sur un coup de tête. La faute à Frank Edwards.

Frank Edwards, animateur de radio de Pittsburgh, a publié au siècle dernier une compilation (Stranger Than Science, 1959) de faits miraculeux présentés comme véridiques, dont des légendes aussi tenaces que le mystère de Kaspar Hauser ou l’explosion, en 1910, d’un « vaisseau spatial » au-dessus de Tunguska (Sibérie). Le livre et ses quelques suites avaient beaucoup compté chez nous, à l’âge où j’étais assez naïf pour les prendre au sérieux. J’avais dévoré en trois veillées nocturnes la vieille édition usée de Stranger Than Science que mon père avait récupérée dans les rebuts d’une bibliothèque pour me l’offrir. Sans doute pensait-il que ce genre de lecture ne pouvait que stimuler l’imagination d’un garçon de dix ans. Dans ce cas, il ne s’était pas trompé. Tout un monde séparait Tunguska du lotissement clos de Baltimore dans lequel Charles Carter Warden s’était installé avec son épouse anxieuse et leur fils unique.

En grandissant, j’avais perdu l’habitude de croire à ce genre de choses, mais le mot « étrange » était devenu à mes yeux une espèce de talisman personnel. Étrange, comme mon parcours dans la vie. Ou la décision de rester en Thaïlande une fois les contrats volatilisés. Ou ces longues journées et ces nuits de drogue sur les plages de Chumphon, Ko Samui ou Phuket. Aussi étranges que la géométrie torsadée des antiques temples bouddhistes.

Peut-être Hitch avait-il raison. Peut-être un mystérieux miracle avait-il atterri dans la province. Il s’agissait plus probablement d’un incendie de forêt ou d’une fusillade liée aux trafics de drogue, mais Hitch affirmait que les traiteurs avaient parlé de « quelque chose venu de l’espace »… Et pourquoi l’aurais-je contredit ? J’étais énervé, sans perspective plus réjouissante pour la journée que d’affronter à nouveau les récriminations de Janice. Voilà pourquoi j’ai dit merde aux conséquences et sauté en croupe sur la Daimler de Hitch. Nous nous sommes éloignés de la côte dans un nuage de gaz d’échappement bleuté. Je ne me suis pas arrêté pour informer Janice de ma destination. Je ne pensais pas que cela pourrait l’intéresser, et de toute façon j’allais revenir avant la tombée de la nuit.

À cette époque, beaucoup d’Américains disparaissaient à Chumphon et Satun, soit kidnappés pour obtenir une rançon, soit assassinés pour leur petite monnaie, soit recrutés pour transporter de l’héroïne. J’étais assez jeune pour ne pas m’en soucier.


Nous sommes passés devant le Phat Duc, la cahute dans laquelle Hitch prétendait vendre des articles de pèche mais se livrait en réalité à un florissant commerce de marijuana locale avec les vacanciers, et nous avons emprunté la nouvelle route côtière. Il n’y avait pas beaucoup de circulation, à part les bus de touristes : rien que quelques dix-huit roues sortant des établissements piscicoles C-Pro, des taxis collectifs et des songthaews décorés comme des chars de carnaval. Hitch conduisait avec la dextérité et l’insouciance d’un autochtone, transformant le voyage en exercice de contrôle de sa vessie. Mais le flot d’air humide était rafraîchissant, surtout une fois sur la route qui menait à l’intérieur des terres, et la journée peu avancée promettait d’accoucher de miracles.

À Chumphon, tout ce qui n’est pas côtes est montagnes. En tournant vers l’intérieur, nous nous sommes retrouvés quasiment seuls sur la route, jusqu’à ce qu’une escouade de la police des frontières nous double à toute vitesse en nous bombardant de gravillons. Il se passait donc bien quelque chose. Nous avons stoppé dans une station-service hawng nam le temps que Hitch se soulage. J’en ai profité pour régler ma radio portative sur une station anglophone de la région de Bangkok. J’y ai surtout entendu des chansons des tops 40 américains ou anglais, mais rien sur les Martiens. Pourtant, au moment où Hitch s’en revenait tranquillement de la gouttière servant d’urinoir, une brigade de l’armée royale est passée elle aussi à toute vitesse : trois transporteurs de troupes et une poignée de guimbardes genre grosses jeeps, tous fonçant dans la même direction que la police locale un peu plus tôt. Hitch m’a regardé et je l’ai regardé. « Sors l’appareil photo de la sacoche », a-t-il dit, sans sourire, cette fois. Il s’est essuyé la main sur son short.

Loin devant nous, pointant au-dessus des collines tourmentées, brillait une colonne de brouillard ou de fumée.


Ce que j’ignorais, c’est que Kaitlin, ma fille de cinq ans, était sortie de sa sieste matinale avec une violente fièvre, et que Janice avait perdu une bonne vingtaine de minutes à me chercher avant de finir par emmener Kaitlin à la clinique-dispensaire.

Le médecin, un Canadien arrivé à Chumphon en 2002, y avait mis en place un centre de soins plutôt moderne à l’aide de fonds débloqués par un département de l’Organisation mondiale de la santé. Les gens de la plage l’appelaient Docteur Dexter. La personne à consulter en cas de syphilis ou de parasites intestinaux. Le temps qu’il examine Kaitlin, sa fièvre approchait des 41 degrés et elle n’était plus lucide que par intermittence.

Bien entendu, Janice était folle d’inquiétude. Elle a forcément craint le pire, comme l’encéphalite japonaise dont tous les journaux avaient parlé cette année-là où la dengue qui avait fait tant de victimes au Myanmar. Docteur Dexter a diagnostiqué une banale grippe (celle qui, depuis mars, jouait à saute-mouton à Phuket et Ko Samui) et gavé Kaitlin d’antiviraux. Janice s’est installée dans la salle d’attente de la clinique en tentant à intervalles réguliers de me joindre par téléphone. Mais j’avais laissé mon portable dans un sac à dos sur une étagère de notre baraque de location. Peut-être aurait-elle essayé de contacter Hitch si celui-ci avait cru aux communications non cryptées : il se baladait avec un GPS et une boussole, s’imaginant que c’était plus que suffisant pour un costaud dans son genre.


La première fois que j’ai aperçu la colonne, entre les arbres de la forêt, j’ai cru voir le chedi d’un wat dans le lointain. Toute l’Asie du Sud-Est est parsemée de ces temples bouddhistes dont vous trouverez des photos (au moins de celui d’Angkor, Angkor Vat) dans l’encyclopédie de votre choix. On les reconnaît au premier coup d’œil, avec leurs tours reliquaires en pierre à l’apparence vaguement organique, comme si un énorme troll avait laissé ses os se fossiliser dans la jungle.

Mais ce chedi-là – que j’ai mieux vu au fur et à mesure que nous avons progressé sur cette route accidentée qui sinuait sous une longue crête en surplomb – n’était ni de la bonne forme, ni de la bonne couleur.

Nous sommes tombés juste après la crête sur un barrage de la police royale thaïe, avec des voitures de la police des frontières et divers hommes armés dans des 4x4 piquetés de rouille. Ils refoulaient tout le monde. Quatre des soldats braquaient leurs armes sur un songtheaw Hyundai antédiluvien bourré de volailles caquetantes. Les agents de la police des frontières semblaient à la fois très jeunes et très hostiles, avec leurs vêtements kaki, leurs lunettes d’aviateur et la nervosité qui transpirait de leur façon de pointer leurs fusils. Je n’avais aucune envie de me frotter à eux, ce dont j’ai fait part à Hitch.

Je ne sais pas s’il m’a entendu, tant il s’absorbait dans l’examen du monument au loin – je vais appeler cela un monument pour l’instant.

Nous le voyions maintenant plus complètement. Il chevauchait un replat supérieur d’une colline, partiellement dissimulé par un anneau de brume. Je manquais d’un point de comparaison pour évaluer sa hauteur, que j’ai estimée supérieure à cent mètres.

Ne sachant à ce moment-là rien sur lui, nous aurions pu croire qu’il s’agissait d’un vaisseau spatial ou d’une arme, mais il se trouve que j’ai pensé à une espèce de monument dès que je l’ai vu nettement. Imaginez le Washington Monument[1] mais tronqué, en verre bleu ciel et avec les coins un peu arrondis. Je n’avais pas la moindre idée de qui l’avait construit ni de comment il était arrivé là – apparemment durant la nuit – mais malgré son extrême singularité, on ne pouvait s’y tromper : l’objet était de fabrication humaine, et l’homme ne crée ce genre de choses que pour s’annoncer, pour affirmer sa présence, pour démontrer son pouvoir. La présence du monument à cet endroit-là était en soi d’une étrangeté aveuglante, et pourtant on ne pouvait se méprendre sur sa solidité – ni sur son poids, sa taille ou sa stupéfiante incongruité.

Puis de la brume est montée et nous l’a masqué.

L’air maussade, deux types en uniforme se sont avancés vers nous d’une démarche souple. « J’ai bien l’impression », a annoncé Hitch avec sa pointe d’accent du Sud-Ouest qui, en l’occurrence, semblait un peu trop traînant, « qu’on va bientôt voir débarquer ces enfoirés des États-Unis et de l’ONU. Ainsi qu’un bon paquet de ces enculés du BPP. » Déjà, un hélicoptère dépourvu de signes distinctifs mais indubitablement militaire volait en rond autour de la crête, ses pales rabattant de l’air qui perturbait la brume au sol.

« Donc, on fait demi-tour », ai-je dit.

Il a pris une photo et rangé l’appareil. « Pas besoin. On va contourner la colline par un chemin de contrebandiers très peu connu qui prend à moins d’un kilomètre derrière nous. » Il a souri à nouveau.

Je pense lui avoir rendu son sourire. J’étais de plus en plus réticent à continuer, mais tel que je connaissais Hitch, il n’en démordrait pas. Et me retrouver seul à ce checkpoint sans moyen de transport ne me disait rien du tout. Hitch a fait demi-tour et nous avons laissé les flics thaïs admirer notre pot d’échappement.

Il devait être deux ou trois heures de l’après-midi, à peu près l’heure à laquelle du pus mêlé de sang s’est mis à suinter de l’oreille gauche de Kaitlin.


Nous avons grimpé autant que possible par le chemin de contrebandiers. Lorsque la Daimler a refusé de monter plus haut, nous l’avons dissimulée dans un fourré et avons continué à pied sur quatre cents mètres.

La piste, dont on avait sacrifié le confort à la discrétion, était escarpée. Abrupte, comme a dit Hitch. Il avait des chaussures de randonnée dans les sacoches de sa Daimler, mais moi qui ne pouvais compter que sur mes baskets, je craignais les serpents et les insectes.

En restant sur la piste jusqu’au bout, nous aurions forcément abouti à une cache de drogue, à une usine de raffinage, voire à la frontière birmane, mais vingt minutes nous ont suffi pour nous retrouver aussi près que nous le voulions – et que nous le pouvions – du monument.

Nous nous en sommes approchés à moins d’un kilomètre.

D’autres avant nous l’avaient vu d’aussi près. Après tout, il bloquait une route depuis qu’il était arrivé, c’est-à-dire depuis plus de douze heures, si toutefois on devait bien à son apparition ce bruit de « jet de l’aéronavale » entendu la nuit précédente.

Mais nous étions dans les premiers.

Hitch a stoppé près des arbres tombés. La forêt – surtout des pins, avec quelques bambous sauvages – s’était effondrée à cet endroit en un motif radial autour de la base du monument, aussi des décombres obstruaient-ils le passage. Les pins devaient visiblement leur chute à une espèce d’onde de pression, mais ils n’avaient pas brûlé. Bien au contraire. Les feuilles des bambous déracinés avaient gardé leur vert et commençaient tout juste à flétrir dans la chaleur de l’après-midi. Tout – les arbres, la piste et même le sol – était d’une fraîcheur indéniable. Voire froid, comme on s’en rendait compte en plongeant la main dans la végétation. C’est Hitch qui a fait l’expérience. Pour ma part, j’avais du mal à détacher les yeux du monument.

Si j’avais su ce qui allait se passer ensuite, il m’aurait peut-être moins impressionné. Par rapport à ce qui a suivi, ce miracle était relativement mineur. Mais tout ce que je savais alors était que le hasard me mêlait à un événement infiniment plus étrange que tous ceux relatés par Frank Edwards dans ces vieux numéros du Pittsburgh Press, et cela me plongeait dans un mélange de peur et d’euphorie vertigineux.

Le monument. Tout d’abord, il ne s’agissait pas d’une statue, c’est-à-dire de la représentation d’un humain ou d’un animal, mais d’un pilier à quatre côtés au sommet lisse et conique. Constitué d’un matériau qui évoquait le verre, mais à une échelle ridicule et impossible. Il était bleu, de ce bleu profond et insondable des lacs de montagne qui parvient à paraître à la fois paisible et inquiétant. Malgré son opacité, il semblait translucide. Le côté face à nous – le côté nord – était couvert de croûtes blanches. J’ai identifié avec stupéfaction de la glace qui se sublimait lentement dans la lumière moite. Dans la forêt dévastée humide de brouillard, à la base du monument, des monticules de neige en train de fondre masquaient l’intersection entre l’objet et le sol.

C’est cette glace, avec les vagues d’air d’une fraîcheur peu naturelle émanant de la forêt dévastée, qui rendait la scène particulièrement sinistre. J’ai imaginé l’obélisque en un immense cristal de tourmaline s’élevant d’un glacier souterrain… mais ce genre de choses ne se produisait que dans les rêves. Comme je l’ai dit à Hitch.

« Alors on doit être au pays des rêves, Scotty. Ou bien à Oz. »

Un deuxième hélicoptère a contourné la cime de la colline en volant trop bas pour ne pas nous gêner. Nous nous sommes agenouillés parmi les pins tombés à terre, dans l’air frais imprégné de leur odeur. Quand l’appareil a disparu derrière la crête, Hitch m’a touché l’épaule. « C’est bon, tu en as assez vu ? »

J’ai hoché la tête. De toute évidence, il ne valait mieux pas s’attarder, même si une partie de moi voulait absolument rester jusqu’à ce que le monument prenne un sens, dénicher un peu de rationalité dans les profondeurs bleu glace de l’objet. « Hitch, ai-je dit.

— Quoi ?

— À ton avis, ce qu’on voit tout en bas… C’est une inscription ou pas ? »

Les yeux plissés, il s’est longuement livré à un ultime examen de l’obélisque. « Ça en a bien l’air, a-t-il répondu en prenant une dernière photo. Mais pas en anglais. Et on ne s’approche pas plus, même pour mieux la voir. »

Nous étions déjà restés trop longtemps.


Voici ce que j’ai appris plus tard – bien plus tard – de Janice.

À quinze heures, les médias de Bangkok ont obtenu d’un touriste américain une vidéo du monument. À seize heures, la moitié des gens qui se doraient la pilule sur les plages de la province de Chumphon avait pris la route pour assister en personne au phénomène, et se voyait refoulée en masse aux barrages routiers. On a averti les ambassades et la presse internationale a commencé à manifester de l’intérêt.

Janice se trouvait à la clinique avec Kaitlin qui, à ce moment-là, hurlait de douleur malgré les analgésiques et les antiviraux de Docteur Dexter. Après réexamen, celui-ci a informé Janice que notre fille souffrait d’une infection auriculaire bactérienne en nécrose rapide qu’elle avait dû attraper à la plage. Cela faisait d’ailleurs presque un mois qu’il signalait une forte concentration d’e. coli et d’une douzaine d’autres microbes sans obtenir la moindre réaction des responsables de la santé publique, sur qui les exploitations piscicoles C-Pro faisaient sans doute pression de peur de perdre leur licence d’exportation.

Il lui a administré une dose massive de fluoroquinolones et a contacté notre ambassade à Bangkok, qui a dépêché un hélicoptère sanitaire et réservé un lit pour Kait à l’hôpital américain.

Janice ne voulait pas partir sans moi. Elle a appelé à plusieurs reprises notre baraque de location et, en désespoir de cause, a laissé un message à notre propriétaire et à quelques amis. Qui ont exprimé leur compassion, mais ne m’avaient pas vu ces derniers temps.

Docteur Dexter a placé Kaitlin sous sédatifs pendant que Janice fonçait à la baraque empaqueter quelques affaires. Quand elle a regagné la clinique, l’hélicoptère d’évacuation attendait déjà.

Elle a dit à Docteur Dexter que je serais très certainement joignable à la tombée de la nuit, a priori en bas, sous la marquise. Si jamais je le contactais, il me communiquerait le numéro de l’hôpital et je m’arrangerais pour m’y rendre en voiture.

L’hélicoptère a décollé. Janice a elle aussi pris un sédatif tandis que trois membres du personnel médical injectaient davantage d’antibiotiques à spectre large dans le sang de Kait.

Ils ont dû grimper en altitude au-dessus du golfe, aussi Janice n’a-t-elle pu manquer de voir la cause de tout : la colonne cristalline déposée comme une question impossible sur la luxuriance verte des contreforts.


Un nid de policiers militaires thaïs nous a surpris au sortir du chemin de contrebandiers.

Hitch a courageusement amorcé un demi-tour avec la Daimler afin de nous tirer de là, mais où aurions-nous pu aller sinon retourner sur la piste en cul-de-sac ? Lorsqu’une balle a soulevé la poussière près de la roue avant, Hitch a freiné et coupé le moteur.

Les soldats nous ont ordonné de nous agenouiller, les mains sur la nuque. L’un d’eux s’est approché et a posé le canon de son pistolet sur la tempe de Hitch, puis sur la mienne. Il a prononcé quelques mots que je ne saurais traduire mais qui ont provoqué l’hilarité de ses camarades.

Nous nous sommes retrouvés quelques minutes plus tard à bord d’un fourgon militaire, sous la surveillance de quatre hommes armés qui ne parlaient pas anglais, ou prétendaient ne pas le parler. Je me suis demandé quelle quantité de contrebande Hitch avait sur lui et si cela me rendait de près ou de loin complice d’un crime. Mais personne n’a parlé de drogue. Personne n’a même rien dit, y compris lorsque le camion s’est brusquement mis en route.

Je me suis poliment enquis de notre destination. Le soldat le plus proche de moi – un adolescent costaud auquel il manquait quelques dents – a haussé les épaules et a fait mine de me menacer de la crosse de son fusil.

Ils ont pris l’appareil photo de Hitch. Il ne l’a jamais récupéré. Sa moto non plus, d’ailleurs. L’armée était mesquine dans ce genre de situations.


Nous avons roulé presque dix-huit heures d’affilée dans ce camion avant de passer la nuit en prison à Bangkok, chacun dans une cellule et avec interdiction de communiquer. J’ai appris plus tard qu’une équipe d’évaluation des risques – américaine – voulait nous « débriefer » (c’est-à-dire nous interroger) avant que nous parlions à la presse, aussi sommes-nous restés assis en isolement avec des seaux pour tout sanitaire, tandis qu’en divers emplacements du globe divers messieurs bien habillés réservaient une place sur un vol à destination de l’aéroport Don Muang. Ce qui prend du temps.

Six ou sept petits kilomètres me séparaient de l’hôpital dans lequel l’ambassade avait envoyé ma femme et ma fille, mais je n’en savais rien, et Janice non plus.

Kaitlin a saigné de l’oreille jusqu’à l’aube.

Le second diagnostic de Docteur Dexter s’est confirmé. Kaitlin avait été infectée par une vilaine bactérie multi-résistante qui lui avait aussi nettement dissous le tympan – m’a dit un docteur – que si on lui avait versé de l’acide dans l’oreille. Les petits os et les tissus nerveux environnants avaient eux aussi été touchés avant que les doses massives de fluoroquinolones ne viennent à bout de l’infection. Le soir suivant, deux choses étaient claires.

Premièrement, aucune menace ne pesait plus sur la vie de Kaitlin.

Deuxièmement, elle n’entendrait plus jamais de cette oreille. La droite fonctionnait toujours, mais pas à cent pour cent.

Peut-être d’ailleurs devrais-je dire que trois choses étaient devenues claires. La troisième étant qu’au coucher du soleil, Janice tenait mon absence pour parfaitement inexcusable et n’avait pas l’intention de me pardonner un jour ce nouveau et puéril manque de discernement. Pas cette fois-là, sauf si la mer rejetait mon cadavre sur la plage. Et encore.


Voici comment s’est déroulé l’interrogatoire.

Trois types bien élevés sont arrivés à la prison et se sont excusés d’un air contrit de nos conditions de détention. Ils étaient en contact avec le gouvernement thaï à notre sujet « au moment même où nous parlons », et nous ont demandé si nous accepterions de répondre à quelques questions en attendant.

Quels étaient, par exemple, nos noms, adresses et relations aux États-Unis, la date de notre arrivée en Thaïlande et nos activités dans ce pays ?

(Hitch a dû bien s’amuser pour répondre. Quant à moi, j’ai tout bonnement dit la vérité : j’étais venu à Bangkok travailler sur des développements logiciels pour le compte d’une chaîne d’hôtels américaine et j’y étais resté depuis la fin de mon contrat, environ huit mois auparavant. Je n’ai pas mentionné que j’avais projeté d’écrire un livre sur la montée et la chute de la culture de plage expatriée dans ce que les guides de voyage thaïs se plaisent à appeler « le Pays du Sourire » – j’avais pensé en faire une étude, puis un roman, et finalement n’avais rien écrit du tout –, ni que cela faisait six semaines que je n’avais plus un sou de côté. Je leur ai parlé de Janice mais en passant sous silence que nous nous serions retrouvés dans la misère sans l’argent qu’elle avait emprunté à sa famille. Je leur ai aussi parlé de Kaitlin, en ignorant qu’elle avait frôlé la mort moins de quarante-huit heures plus tôt… et si les costard-cravate le savaient, ils n’ont pas daigné m’en informer.)

Leurs autres questions portaient sur l’objet de Chumphon : comment nous en avions entendu parler, quand nous l’avions vu pour la première fois, à quelle distance nous nous en étions approchés et quelles étaient nos « impressions » à son sujet. Un gardien de prison thaï a vaguement supervisé le prélèvement par un toubib américain d’échantillons de sang et d’urine pour analyses complémentaires. Puis les costard-cravate nous ont remerciés et promis de nous faire libérer dès que possible.

Le lendemain, trois autres messieurs tout aussi polis et munis de nouvelles accréditations nous ont posé les mêmes questions avant de nous faire les mêmes promesses.

On a fini par nous relâcher. On nous a restitué une partie du contenu de nos portefeuilles avant de nous laisser retrouver la chaleur et la puanteur de Bangkok, quelque part du mauvais côté du fleuve Chao Phraya. Livrés à nous-mêmes et sans un sou, nous avons marché jusqu’à l’ambassade où j’ai harcelé un fonctionnaire jusqu’à ce qu’il nous avance de quoi acheter un aller simple en bus pour Chumphon et nous laisse passer gratuitement quelques coups de fil depuis son poste.

J’ai voulu joindre Janice à notre baraque de location. Aucune réponse. Comme c’était l’heure du dîner, j’ai pensé que Kait et elle étaient sorties acheter de quoi manger. J’ai essayé de contacter notre propriétaire (un Britannique grisonnant du nom de Bedford) mais n’ai obtenu que sa messagerie vocale.

Un sympathique membre du personnel de l’ambassade nous a alors ostensiblement rappelé de ne pas rater notre bus.


Je suis arrivé à la baraque bien après minuit, toujours persuadé que j’y retrouverais Janice et Kaitlin, que Janice m’en voudrait jusqu’à ce que je lui raconte ce qu’il m’était arrivé et que s’ensuivrait une réconciliation larmoyante, voire un peu de passion dans la foulée.

Dans sa hâte de rejoindre l’hôpital, Janice avait laissé la porte entrouverte. Elle avait emporté une valise pour Kaitlin et elle, et les voleurs locaux s’étaient emparés du reste, c’est-à-dire de pas grand-chose : la nourriture du réfrigérateur, mon téléphone et l’ordinateur portable.

J’ai remonté la route au pas de course pour réveiller le propriétaire. Il a reconnu avoir vu « l’autre jour » par sa fenêtre Janice trimbaler une valise et savoir que Kaitlin avait été malade, mais dans tout le tintamarre provoqué par le monument, les détails lui avaient échappé. Il m’a autorisé à utiliser son téléphone (j’étais devenu un mendiant du téléphone), ce qui m’a permis de joindre Docteur Dexter, qui m’a mis au courant de l’infection de Kaitlin et informé de son départ pour Bangkok.

Bangkok. Impossible d’appeler de chez Colin : l’appel n’était pas gratuit, m’a-t-il fait remarquer, et ne lui devais-je pas déjà de l’argent pour le loyer ?

J’ai marché jusqu’au Phat Duc, le prétendu magasin d’appâts et de matériel de pêche de Hitch.

Hitch avait lui aussi des problèmes – il caressait encore vaguement l’espoir de localiser sa Daimler perdue –, mais il m’a autorisé à dormir dans l’arrière-boutique du Duc (sur une balle humide de marijuana sinsemilla, me suis-je imaginé) et à me servir à ma guise du téléphone de la boutique : on s’arrangerait plus tard.

Cela m’a pris le reste de la nuit pour établir que Janice et Kaitlin avaient déjà quitté le pays.


Je ne la blâme pas.

Oh, j’étais en colère. Je le suis même resté six mois. Mais tout ce que je trouvais pour justifier ma colère me semblait mesquin et inadapté.

Après tout, c’est moi qui l’avais emmenée en Thaïlande alors qu’elle m’avait dit préférer rester aux États-Unis pour terminer son postdoc. Je l’y avais ensuite retenue à la fin de mes contrats, et j’étais parvenu à lui imposer une existence de pauvre (du moins pour un Américain de l’époque) tandis que je me complaisais dans une rébellion et un repli sur soi qui relevait davantage d’une angoisse post-adolescente non résolue que de quoi que ce soit de substantiel. J’avais exposé Kaitlin aux dangers d’un mode de vie d’expatrié (ce que je préférais voir comme « un moyen d’élargir son horizon »), et enfin j’avais brillé par mon absence et mon indisponibilité lorsque la vie de ma fille s’était trouvée menacée.

Je ne doutais pas que Janice me reprochât la surdité partielle de Kaitlin. Mon dernier espoir était que Kait, elle, ne me le reproche pas. Du moins, pas définitivement. Pas pour toujours.

En tout cas, je voulais rentrer. Janice avait battu en retraite dans la maison de ses parents à Minneapolis, d’où elle refusait catégoriquement de me rappeler. On m’a fait comprendre qu’une procédure de divorce suivait son cours.

Tout cela, a plus de quinze mille kilomètres de distance.

Au bout d’un mois de frustrations, j’ai informé Hitch qu’il fallait que je rentre aux États-Unis, mais que j’étais à sec.

Nous nous sommes assis sur un tronc d’arbre échoué sur le golfe. Des véliplanchistes se déployaient sur la longue étendue bleue sans se laisser le moins du monde décourager par le nombre de bactéries. Bizarre à quel point l’océan, même empoisonné, peut sembler attrayant.

La plage était bondée. Chumphon était devenue la Mecque des photojournalistes et des oisifs curieux. Le jour, ils se battaient pour photographier au téléobjectif « l’objet de Chumphon », comme ils disaient. Le soir, ils renchérissaient sur le prix des boissons alcoolisées et des hébergements. Tous se baladaient avec plus d’argent que je n’en avais vu en un an.

Je me souciais peu des journalistes et je détestais déjà le monument. Je ne pouvais reprocher à Janice ce qu’il s’était passé, et on comprendra ma réticence à m’en vouloir à moi-même, mais rien ne m’empêchait d’en rejeter toute la responsabilité sur cet objet mystérieux venu fasciner les trois quarts du globe.

L’ironie veut que j’aie détesté le monument presque avant tout le monde. Très peu de temps après, la silhouette de cette pierre fraîche et bleue allait devenir un symbole reconnu et détesté (ou, par esprit de contradiction, adoré) par la très grande majorité de la race humaine. Mais à ce moment-là, il n’y avait que moi.

J’imagine qu’on peut en tirer comme morale que l’histoire ne braque pas toujours ses projecteurs sur les gentils.

Et bien sûr, que les coïncidences n’existent pas.

« On a tous les deux besoin d’un service, a résumé Hitch avec son sourire dangereux. On devrait pouvoir se dépanner mutuellement, toi et moi. Je peux peut-être te faire rentrer, Scotty. Si tu me renvoies l’ascenseur.

— Voilà bien le genre de proposition qui me rend très prudent.

— Prudence est mère de sûreté. »

Ce soir-là, les journaux anglophones ont publié le texte découvert à la base du monument – un secret de Polichinelle ici à Chumphon.

L’inscription gravée dans la substance du pilier, profonde de deux ou trois centimètres et rédigée dans une sorte de pidgin de mandarin et d’anglais basique, n’était que la commémoration d’une bataille. En d’autres termes, la colonne était un monument de victoire.

Elle célébrait la reddition de la Thaïlande méridionale et de la Malaisie aux forces fédérées de quelqu’un (ou de quelque chose) appelé « Kuin ». La date de la bataille figurait au-dessous.

21 décembre 2041.

Soit vingt ans plus tard.

2

J’ai regagné les États-Unis à bord d’un avion appartenant à un tout nouveau transporteur aérien, avec accostages légaux à Pékin, Düsseldorf, Gander et Boston – le plus long chemin pour contourner la planète, entrecoupé d’engourdissantes escales de repos. J’ai débarqué à l’aéroport Logan muni d’un jeu d’imitations de bagages de marque dans la plus pure tradition de Bangkok, d’une provision de cinq mille dollars et d’une dette gênante, le tout grâce à Hitch Paley. J’étais rentré, pour le meilleur ou pour le pire.

Avant même que je quitte le terminal, j’ai été stupéfait que Boston me semble si riche, après une saison passée sur les plages, comme si tous ces cafés et kiosques à journaux rutilants tels des champignons de Disney aux couleurs vives avaient surgi de terre après une forte averse. Rien ne remontait à plus de cinq ans, ni l’annexe du terminal, ni les remblais gagnés sur l’Atlantique sur lesquels elle reposait, une installation plus jeune que la plupart de ceux qui s’en servaient. Je me suis soumis à un contrôle superficiel des douanes avant de rejoindre la station de taxis, de l’autre côté de la vaste zone des arrivées.

Le mystère du Chronolithe de Chumphon – comme l’avait baptisé pas plus tard que le mois précédent un journaliste de vulgarisation scientifique – n’intéressait déjà plus beaucoup le grand public. Si la presse en parlait encore, c’était surtout celle vendue aux caisses des supermarchés (le totem du Diable ou la trompette finale de la Bible) et les innombrables webjournaux dont une des chroniques se consacrait à la théorie du complot. Si incompréhensible que cela puisse paraître de nos jours au lecteur, le monde était passé à des problèmes plus immédiats – Brazzaville 3, les mariages dans la famille Windsor, la tentative d’assassinat de la diva Lux Ebone perpétrée le week-end précédent au Festival de Rome. Nous semblions tous attendre l’événement qui définirait le nouveau siècle, la chose, la personne, l’idée qui nous frapperait à jamais par son caractère novateur, par son côté « Chose du XXIe siècle ». Et bien entendu, nous ne l’avons pas reconnue lorsqu’elle s’est frayé pour la première fois un chemin dans l’actualité. Le Chronolithe était un événement isolé, insolite certes, mais en fin de compte déconcertant, et par conséquent ennuyeux. Nous l’avons mis de côté sans aller jusqu’au bout, comme avec les mots croisés du New York Times.

En réalité, cet événement en Thaïlande inquiétait pas mal de personnes, mais uniquement de celles qu’on trouve à certains échelons des services de renseignement et de sécurité nationaux et internationaux. Après tout, le Chronolithe se présentait lui-même comme une incursion militaire hostile de grande envergure et d’une furtivité irréprochable, même s’il n’y avait pas eu d’autres victimes que quelques milliers de pins de montagne noueux. La province de Chumphon était alors sous haute surveillance.

Mais cela ne me concernait pas, et je croyais pouvoir m’en tenir à l’écart en m’enfuyant simplement à quelques milliers de kilomètres.

On pensait de cette façon-là, a l’époque.


L’automne était d’un froid inhabituel. Un rideau de nuages turbulents masquait le ciel et un vent violent malmenait les derniers bateaux de pêche de l’année. Devant la gare AmMag, un alignement de drapeaux fouettait l’air.

J’ai payé le chauffeur de taxi, traversé le bâtiment et acheté une place à bord du Northern Tier Express qui passerait par Détroit et Chicago pour rejoindre Seattle, de l’autre côté de la Grande Prairie. J’allais quant à moi en descendre avant, à Minneapolis. Embarquement à 19 heures, m’a informé le distributeur automatique. Je me suis procuré un journal que j’ai lu sur un moniteur à pièces jusqu’à ce que l’horloge murale indique 16h30.

Je me suis alors levé pour inspecter du regard le hall, à la recherche d’une activité suspecte (je n’en ai repéré aucune), puis je suis sorti sur Washington Street.

À cinq pâtés de maisons au sud de la gare magrail, une minuscule boutique à l’ancienne, à l’enseigne d’Easy’s Packages and Parcels, proposait un service de boîte aux lettres.

C’était un magasin peu prospère dont un store en mylar défraîchi occultait la vitrine. J’ai vu un homme avec un déambulateur métallique y pénétrer à petits pas et en ressortir dix minutes plus tard muni d’une enveloppe de papier brun. Sans doute le client typique d’un établissement du genre d’Easy’s, me suis-je dit : un retraité qui, contre vents et marées, restait loyal aux vestiges du service postal fédéral américain.

À moins que ce monsieur à déambulateur n’ait été un criminel sous un déguisement de latex. Ou un flic.

Avais-je la conscience tranquille ? Pas du tout… du moins, je me posais des questions. Hitch avait financé mon retour, en échange d’un service qui n’avait pas semblé bien méchant quand, complètement fauché, je prenais avec lui le soleil sur la plage. J’avais fait sa connaissance presque un an avant l’arrivée du Chronolithe de Chumphon : c’était l’un des rares habitués de Haat Thai dont la conversation ne se limitait pas à ses conquêtes sexuelles ou aux drogues de luxe. Bien que spécialiste des transactions clandestines et des revenus occultes, il était foncièrement honnête et (comme je l’avais souvent répété à Janice) « pas mauvais ». Quoi que cela signifie. Je lui faisais confiance, du moins dans les limites de sa personnalité.

Mais maintenant que j’observais Easy’s Packages en cherchant des indices d’une surveillance policière – sans me faire d’illusions sur ma capacité à détecter une surveillance professionnelle tant que le ministère des Finances ne louait pas un panneau d’affichage pour en informer le public –, tous ces jugements me semblaient naïfs et superficiels. Hitch m’avait demandé de me présenter à Easy’s afin de m’y faire remettre en son nom un « paquet » à garder par-devers moi jusqu’à ce qu’il me contacte, le tout sans poser de questions.

Hitch était un dealer, après tout, même si son commerce sur la plage se limitait au cannabis, aux champignons exotiques et aux phényléthylamines les plus doux. Quant à la Thaïlande, c’était un pays producteur de stupéfiants qui figurait depuis l’époque de Marco Polo sur les routes commerciales de la drogue.

Je n’avais pas froid aux yeux en matière de stupéfiants et en avais expérimenté un certain nombre. La quasi-totalité des substances psychoactives était légale à un endroit ou à un autre de la planète et les nations occidentales libérales en avaient dépénalisé la plupart, mais aux États-Unis en général et dans le Massachusetts en particulier, le convoyage de drogues dures restait puni de lourdes peines. Si Hitch s’était débrouillé pour, disons, s’expédier un kilo d’héroïne « black tar » – et si son sens de l’humour allait jusqu’à m’en confier la garde –, j’étais peut-être en train de payer mon billet de retour par une peine de prison. Ce qui m’empêcherait de voir Kaitlin autrement que derrière une vitre en verre renforcé, du moins jusqu’à son trentième anniversaire.

D’épais rideaux de pluie se sont soudain mis à tomber. J’ai traversé la rue en courant, inspiré une bouffée d’air humide et poussé la porte d’Easy’s Packages.

Derrière un comptoir de bois dur, Easy en personne, ou quelqu’un qui lui ressemblait – un grand Noir musclé aux rides complexes qui pouvait avoir soixante ou quatre-vingts ans –, gardait une rangée de boîtes aux lettres en aluminium d’un gris terne et brumeux. Il m’a jeté un coup d’œil. « J’peux vous aider ?

— Je viens récupérer un colis.

— Comme tout le monde. Numéro de boîte ? »

Hitch ne m’avait pas donné de numéro.

« Hitch Paley a dit qu’un paquet m’attendrait ici. »

D’indignation, ses yeux se sont rétrécis et son cou a semblé s’allonger d’un centimètre.

« Hitch Paley ? »

Malgré le ton de sa voix qui indiquait sans ambiguïté que la situation se détériorait, j’ai hoché la tête.

« Merde alors ! Hitch Paley ! » Il a cogné du poing sur le comptoir. « Je ne sais foutre pas qui vous êtes, mais si vous voyez ce salopard de Hitch Paley, vous pouvez lui dire que lui et moi avons encore un compte à régler ! Et qu’il peut se garder ses paquets de merde !

— Vous n’avez rien pour moi ?

— Si j’ai quelque chose pour vous ? Si j’ai quelque chose pour vous ? Un putain de coup de pied au cul que j’ai pour vous, oui ! »

J’ai réussi à retrouver la porte.


Et voilà comment le journaliste raté, le mari raté et le père raté a raté son entrée dans une carrière criminelle.

À bord du train AmMag qui quittait le Massachusetts et le corridor urbain pour pénétrer dans un foisonnement de cabanes dressées sur de sombres terres arables, je me suis efforcé de chasser ces mystères de mon esprit.

Je me suis dit que le différend entre Hitch Paley et Easy’s Packages n’avait pas vraiment d’importance. J’avais fait ce que Hitch m’avait demandé et j’étais sincèrement soulagé de ne pas avoir en ma possession un paquet compromettant emballé dans du papier sulfurisé. Restait un problème potentiel : Hitch pourrait bien (et dans un avenir proche) vouloir récupérer son argent.

Minuit s’est évanoui dans l’obscurité et la pluie. J’ai incliné mon siège et pensé à l’avenir. À l’ouest du Mississippi, l’économie était en plein boom. Les nouvelles plates-formes à processeur covalent avaient ouvert la voie à des tas de nouveaux logiciels complexes, et je ne doutais pas de pouvoir utiliser mon diplôme avant qu’il ne devienne obsolète, en dénichant ne serait-ce qu’un contrat niveau débutant chez un des candidats au NASDAQ du Silicon Ring. Je finirais ainsi par rembourser Hitch et par annuler ma dette. Et voilà comment le crime engendre la vertu.

Je finirais, me disais-je, par devenir quelqu’un de respectable ; je prouverais ma valeur à Janice, je serais pardonné et Kait viendrait en trottinant se blottir dans mes bras.

Mais je ne pouvais m’empêcher de penser à mon père, de l’apercevoir dans le reflet que me renvoyait la fenêtre striée de pluie. L’échec est du domaine de l’entropie, semblait annoncer ce spectre, et l’entropie est une loi de la nature. L’amour devient douleur. Avec le temps, on apprend à l’ignorer. On parvient au nirvana de l’indifférence. Ce n’est pas facile, loin de là. Mais ce qui a de la valeur n’est jamais facile à obtenir.

Hitch et moi étions parmi les premiers à avoir vu le Chronolithe de Chumphon, et dans le grand amalgame de temps et d’esprit qui avait suivi… eh bien, oui, il m’était arrivé de me demander dans quelles proportions mon propre pessimisme (ou celui de mon père) avait alimenté cette boucle.

Sans parler du grain de folie du côté maternel. L’air froid qui se glissait à l’intérieur du wagon obscur m’a rappelé à quel point ma mère haïssait le froid. Elle prenait cela très à cœur, surtout à la fin de sa vie. Elle y voyait un affront personnel. Le froid était son ennemi ; la neige la tourmentait.

Elle m’avait affirmé un jour que la neige était la matière fécale des anges : même si elle ne puait pas, du fait de son origine angélique, elle n’en constituait pas moins une insulte – d’une telle pureté qu’elle brûlait comme du feu la peau des mortels.

En rangeant le talon de mon billet dans la poche de ma veste, j’ai remarqué le numéro d’index qui figurait sous le logo AmMag. 2041, comme l’échéance inscrite sur la pierre de Kuin.


À la gare de Minneapolis/Saint Paul, j’ai pris un journal local et un magazine de vulgarisation scientifique contenant un article sur le Chronolithe.

Le magazine reproduisait plusieurs photos du site thaï, qui avait beaucoup changé depuis que Hitch et moi y étions allés. Sur la terre brune autour de la colonne, des bulldozers avaient dégagé un vaste espace, périmètre désormais grêlé de tentes, d’abris à équipement polygonaux, de laboratoires de fortune et d’une série de toilettes mobiles recouvertes de peinture ocre. Les autorités du Traité du Pacifique avaient installé un pool multinational d’enquêteurs scientifiques, en majorité des spécialistes en sciences des matériaux qui, il faut bien le reconnaître, en perdaient leur latin, du moins pour le moment. Le Chronolithe était extraordinairement inerte. Il paraissait ne pas réagir le moins du monde à son environnement, on ne pouvait l’entamer ni à l’acide ni au laser, et sa température, du moins depuis la bouffée glacée concomitante à son arrivée, ne s’était jamais écartée ne serait-ce que d’un iota de la température ambiante. L’objet était d’un abord prodigieusement difficile.

L’analyse spectrale de la colonne s’était révélée tout particulièrement frustrante. Le Chronolithe laissait passer et diffractait la lumière dans la zone bleu-vert du spectre visible et, inexplicablement, à quelques longueurs d’ondes harmoniques à la fois dans l’infrarouge et l’ultraviolet. À d’autres fréquences, il était soit totalement réfléchissant – à un point inimaginable –, soit totalement absorbant. Le bilan global de la transmission de lumière semblait nul, mais personne n’en était certain, et cette symétrie présumée défiait elle-même toute explication simple. L’article se poursuivait par des conjectures sur un tout nouvel état de matière, qui constituaient moins une explication qu’un aveu d’ignorance, visiblement formulé ainsi pour éviter de perturber le flot régulier d’argent qui finançait les recherches.

Les conjectures sur la légende figurant à la base du Chronolithe étaient encore plus extravagantes et encore moins instructives. Pouvait-on vraiment « voyager dans le temps » sur le plan pratique ? La plupart des experts pensaient que non. Peut-être dans ce cas l’inscription était-elle une forme de camouflage, de la désinformation. Le nom « Kuin » lui-même recelait incroyablement peu d’informations. S’il s’agissait d’un nom propre, il pouvait être chinois, ou plus probablement hollandais, encore que le mot figurait aussi dans les vocabulaires finnois et japonais. Il existait même au Pérou une tribu indigène nommée les Huni Kuin, qu’il semblait cependant difficile de tenir pour responsable.

L’autre possibilité – qu’un seigneur de la guerre asiatique, vivant vingt petites années dans le futur, ait créé un monument célébrant une victoire mineure et l’ait projeté dans son passé récent – était tout bonnement trop ridicule pour qu’on puisse y croire. (Cela peut maintenant sembler témoigner d’un singulier manque de perspicacité, mais n’oublions pas que la communauté scientifique avait déjà dû avaler un certain nombre d’absurdités manifestes quant à la pierre de Kuin… D’où probablement sa réticence face à cette impossibilité ultime. On utilisait le mot « impossible » avec moins de scrupule, à l’époque.)

Telle était l’opinion générale à l’automne 2021.

J’avais acheté le journal local dans un but plus terre à terre. J’ai coché dans ses petites annonces immobilières les locations disponibles à proximité de l’anneau des consortiums de conception numérique suburbains. Cette liste de possibilités et quelques pots-de-vin m’ont permis de trouver un logement dès le mercredi suivant, un F1 dans un immeuble sans ascenseur très légèrement à l’ouest de l’enclave agricole des Twin Cities[2]. Comme l’appartement n’était pas meublé, j’ai acheté une chaise, une table et un lit. Tout achat supplémentaire aurait constitué un aveu d’installation définitive. J’ai décidé que j’étais « de passage ». Ensuite, je me suis mis à la recherche d’un emploi. Je n’ai pas appelé Janice, du moins pas tout de suite : je voulais d’abord avoir quelque chose à lui montrer en gage de ma crédibilité, par exemple un salaire. S’il avait existé une Médaille d’Honneur du Bon Citoyen, je me serais mis sur les rangs pour l’obtenir.

Bien entendu, tout cela n’a servi à rien. On ne peut réparer le passé, et je suis à peu près sûr que le lecteur comprend cela. La jeune génération le comprend mieux que mes pairs n’y sont jamais parvenus. Ils ont été forcés d’assimiler cette notion.

3

En février 2022, Janice et Kaitlin ont déménagé dans un agréable logement coopératif de banlieue, loin du travail de Janice mais au voisinage des bonnes écoles. Le divorce, prononcé en décembre, m’accordait la garde de Kaitlin en moyenne une semaine par mois.

Janice s’était montrée raisonnable sur le partage de Kait, et j’avais pas mal vu ma fille depuis l’automne. Je devais justement l’avoir ce samedi-là. Mais un « jour passé ensemble » accordé par un jugement de divorce n’est pas un « jour passé ensemble » ordinaire. C’est quelque chose d’autre. Quelque chose d’étrange, d’embarrassant et d’inconfortable.

J’ai sonné chez Janice à neuf heures moins le quart, par un samedi matin ensoleillé mais d’un froid brutal. Janice m’a invité à l’intérieur et informé que Kait regardait les dessins animés du matin chez une amie en attendant l’heure convenue.

Une agréable odeur de moquette neuve et de petit déjeuner flottait dans l’appartement coopératif. Janice, vêtue du jean et de la blouse qu’elle portait les matins de week-end, m’a servi une tasse de café. J’avais l’impression qu’elle et moi étions parvenus à une espèce de rapprochement… voire que nous aurions pu apprécier de nous revoir, sans ce bagage de souffrances et de récriminations que chacun de nous mettait en présence de l’autre. Et sans l’affection meurtrie, les espoirs perdus et les peines muettes.

Janice s’est assise de l’autre côté de la table basse, sur laquelle elle laissait traîner, comme par désinvolture, quelques-unes de ses antiquités. Elle collectionnait les magazines imprimés du siècle dernier : Life, Time, etc. Ils reposaient là dans leur emballage de plastique rigide, comme une publicité pour une époque révolue ou des talons de billets du Titanic. « Toujours chez Campion-Miller ? m’a-t-elle demandé.

— On m’a renouvelé mon contrat pour six mois. » Et accordé une prime de réembauche de trois mille dollars. À ce rythme, mon revenu net allait tôt ou tard passer directement de celui de débutant à celui de subalterne. J’avais dépensé la majeure partie de cette prime dans un panneau de divertissement 16/9 afin que Kait et moi puissions regarder des films ensemble. Jusqu’à Noël, je n’avais pour cela que la station portable sur laquelle je travaillais.

« Ça ressemble à du long terme, alors.

— Pour l’instant, oui. » J’ai pris une gorgée de la tasse quelle m’avait donnée.

« Ton café est infect, à propos.

— Ah oui ?

— Tu n’as jamais su en faire du bon. »

Elle a souri. « Et c’est maintenant que tu me le dis ?

— Mm-mm.

— Mon café t’a débecté pendant toutes ces années ?

— Je n’ai pas dit qu’il me débectait, juste qu’il était mauvais.

— Tu n’en as jamais refusé une tasse.

— Non, c’est vrai. »

Kait est rentrée de chez les voisins – elle a franchi en trombe la porte d’entrée, bottes en plastique dégoulinantes aux pieds et veste d’hiver plissée sur le dos. Ses lunettes se sont embuées en un instant. Elle en portait depuis peu. Elle ne souffrait que d’une légère myopie, mais n’avait pas encore atteint l’âge où cela s’opérait. Elle a essuyé ses verres de ses doigts et m’a regardé comme un hibou.

Avant, elle me souriait toujours largement quand elle me voyait. Elle me souriait encore. Mais plus aussi souvent.

« Tu as vu tes dessins animés, ma chérie ? a demandé Janice.

— Non. » Les yeux de Kait restaient plantés dans les miens. « M. Levy voulait voir les infos. »

Il ne m’est pas venu à l’esprit de demander pourquoi le voisin de Janice avait tenu à regarder les infos.

Remarquez, si j’avais posé la question, je me serais sans doute privé d’un après-midi avec Kait.

« Amuse-toi bien avec Papa, a dit Janice. Tu n’as pas besoin de passer aux toilettes avant d’y aller ?

— Non ! a répliqué Kaitlin, choquée par cette indélicatesse.

— Très bien. » Janice s’est redressée et m’a regardé.

« Tu me la ramènes à huit heures, Scott ?

— Tapantes », ai-je promis.


Nous sommes partis dans ma voiture d’occasion, que les protocoles de proximité ont soigneusement insérée dans le trafic intense du samedi. J’avais promis à Kaitlin de l’emmener dans un parc d’attractions, et déjà elle passait de l’allégresse à l’abattement et vice versa, remplissant de son caquetage de longues portions du trajet avant de se laisser aller sur le dossier avec une expression désespérée genre on n’est toujours pas arrivés ?

Pendant ses silences, j’examinais ma conscience… mais avec prudence, comme lorsqu’on manipule un serpent venimeux, même s’il est sous sédatifs. Je me suis regardé avec les yeux de Janice et j’ai vu (revu) l’homme qui les avait emmenées, sa fille et elle, dans un pays du tiers-monde, celui à cause de qui elles avaient failli y rester coincées, celui qui les avait exposées à une culture de plage expatriée qui ne manquait certes ni de couleur ni d’intérêt, mais en même temps ravagée par la drogue, dangereuse et irrémédiablement improductive.

Le qualificatif le plus aimable pour un tel comportement est « irréfléchi ». Parmi ses synonymes : « égoïste » et « imprudent ».

Avais-je changé ? Eh bien, peut-être. Mais je devais toujours plusieurs milliers de dollars à Hitch Paley (même si je n’avais pas eu de ses nouvelles depuis six mois et me prenais à espérer ne plus jamais en avoir), et une existence dans laquelle figurait Hitch Paley ne pouvait, par définition, être stable.

Pourtant, Kaitlin était là, avec moi, saine et sauve, à rebondir de temps en temps sur le siège de la voiture tel un singe capucin en harnais. Je lui avais appris à nouer ses lacets. Je lui avais montré la Croix du Sud, par une nuit sans nuages à Chumphon. J’étais son père, et elle tolérait ma présence de bon cœur.

Nous avons passé trois heures au parc, assez pour l’épuiser. Elle a été fascinée, et un peu intimidée, par les clowns dont les costumes et le maquillage s’adaptaient morphologiquement aux personnages. Elle a englouti une quantité impressionnante de nourriture du parc, assisté à deux Surround Adventures d’une demi-heure, et s’est endormie à peine assise dans ma voiture.

Arrivé dans mon appartement, j’ai allumé les lumières pour tenir à l’écart le crépuscule d’hiver qui descendait sur la plaine. J’ai préparé le repas en réchauffant du poulet surgelé et des haricots, de la nourriture de prolo mais qui a embaumé ma petite cuisine, et nous avons regardé des téléchargements en dînant. Et même si Kaitlin n’a pas beaucoup parlé, nous étions bien.

Chaque fois qu’elle tournait la tête vers la droite, elle m’exposait son oreille sourde, confortablement nichée dans sa chevelure dorée. L’oreille n’était pas déformée outre mesure, juste froncée à l’endroit où un tissu cicatriciel rosé avait remplacé la chair rongée par les bactéries.

Un appareil acoustique semblable à un minuscule coquillage poli équipait l’autre oreille de Kaitlin.

Après le dîner, j’ai lavé la vaisselle et, à force de cajoleries, réussi à persuader Kaitlin de lâcher les dessins animés pour basculer sur les infos.

Bangkok faisait la une.

« C’est ça », a dit Kaitlin d’un ton acerbe à son retour de la salle de bains, « que M. Levy voulait voir. »


Vous l’avez deviné, il s’agissait du premier des Chronolithes à ravager une ville, de la première annonce que les événements en Asie du Sud-Est ne se limitaient plus à une simple anecdote digne de Stranger Than Science.

Je me suis assis à côté de Kaitlin et l’ai laissée se blottir contre ma poitrine pendant que je regardais.

L’émission l’a tout de suite ennuyée. Les enfants de son âge manquent de contexte : pour eux, tout ce qu’on voit à la vidéo se vaut. Et ils sont avares de leur attention. Les vues d’hélicoptère montrant les alentours du fleuve, en ruine et recouverts de glace fumante dans la lumière du soleil, l’ont impressionnée, et même désorientée. Mais il n’y avait que très peu de séquences de ce genre, et du coup les chaînes d’information les diffusaient en boucle sur un brouhaha mêlant estimations du nombre de victimes et « interprétations » vides de sens. L’atmosphère de confusion, de peur et d’incrédulité qui imprégnait les commentaires l’a renfrognée quelques minutes de plus, mais elle a bientôt fermé les yeux et sa respiration s’est transformée en petits ronflements flegmatiques.

On y est allés tous les deux, Kait, ai-je pensé. Vus d’en haut, les décombres de Bangkok ressemblaient à une carte routière mal imprimée, j’ai reconnu les méandres du Chao Phraya à travers la ville, le quartier Rattanakosin dévasté et l’ancienne Cité royale, où le Klong Lawd se jette dans le fleuve. Cette zone verte était probablement ce qu’il restait du parc Lunipini. Mais le quadrillage des rues avait été réduit à un terrain vague incompréhensible empli de briques, de poutrelles, de fer-blanc et de carton sur de l’asphalte épaissi de givre, le tout scintillant de glace et balayé par le brouillard. La glace n’avait pas empêché un certain nombre de conduites de gaz brisées de s’embraser, créant des îlots de flammes au milieu des débris gelés. Il y avait eu énormément de victimes, comme les commentateurs ne se lassaient pas de le répéter. Une partie des gros objets que l’on voyait partout dans les rues ne pouvait guère être que des cadavres humains.

Sauf à aller dans les faubourgs, il n’y avait qu’une seule structure intacte, dressée au cœur même du désastre : le Chronolithe.

Il ne ressemblait pas beaucoup à celui de Chumphon. Il était plus haut, plus majestueux, avec des détails plus complexes et une facture plus fine. Mais je n’ai pas manqué de reconnaître, là où le givre une fois disparu la rendait visible, sa surface bleue translucide, sa peau singulière et indifférente.

Le monument était « arrivé » (d’une manière explosive) à la nuit tombée, heure de Bangkok. Les séquences qu’on nous montrait étaient plus récentes : certaines avaient été filmées au cours de cette nuit de chaos ; la plupart dataient du matin. Petit à petit, les chaînes d’information ont relayé davantage de prises de vue aériennes. On nous a montré une sorte de montage dans lequel le nouveau Chronolithe se dépouillait de sa couverture d’humidité condensée et gelée pour évoluer de ce qu’il semblait être – une colonne blanche d’un volume inhabituel et d’une taille monstrueuse – à ce qu’il était en réalité : la représentation stylisée d’une silhouette humaine.

En le voyant, on songeait aussitôt aux monuments publics de la Russie stalinienne, comme la Victoire ailée à Leningrad. Ou bien au Colosse de Rhodes, jambes écartées au-dessus du port. À ces structures intimidantes par leur taille démesurée mais aussi par l’extrême froideur de leur style. Ce n’était pas une image mais un schéma d’être humain, jusqu’au visage arrangé pour évoquer une espèce de perfection eurasienne hors de portée du monde réel. Des croûtes de glace restaient accrochées aux dômes des yeux, aux crevasses des narines. Malgré son apparence masculine, la silhouette pouvait être celle de n’importe qui. Du moins, de n’importe qui doté à la fois d’une confiance infinie et d’un pouvoir absolu.

Kuin, ai-je supposé. Tel qu’il voulait qu’on se le représente.

Son torse fusionnait dans la structure colonnaire fondamentale du Chronolithe. La base du monument, d’environ quatre cents mètres de diamètre, chevauchait le Chao Phraya, formant une couche de glace à l’endroit où il touchait l’eau. Le soleil brisait cette couche et le courant l’emportait, minuscules icebergs tropicaux qui se heurtaient à la coque des barges touristiques à moitié coulées.

À dix heures, Janice a appelé et exigé de savoir ce que j’avais fait de Kait. J’ai consulté ma montre, grincé des dents et l’ai priée de m’excuser. Je lui ai raconté notre journée et expliqué que je m’étais laissé distraire par le Chronolithe de Bangkok. « Ah, ce truc- », a-t-elle dit comme si c’était déjà de l’histoire ancienne. Et peut-être cela en était-il à ses yeux : elle avait déjà classé les Chronolithes parmi les menaces symboliques générales, terrifiantes mais distantes. Cela semblait lui déplaire que j’aborde le sujet.

« Je peux te ramener Kaitlin ce soir, ai-je proposé, ou alors je la garde jusqu’à demain matin, comme tu veux. Elle dort sur le canapé, pour le moment.

— Trouve-lui un oreiller et une couverture », a répondu Janice comme si je n’y avais pas déjà pensé. « J’imagine que c’est aussi bien qu’elle passe la nuit chez toi. »

J’ai fait mieux : j’ai porté Kaitlin dans le lit et me suis installé sur le canapé. J’ai regardé la télé quasiment toute la nuit, le son baissé au maximum. Je n’entendais pas les commentaires, mais cela valait sans doute mieux. Il ne me restait que les images, de plus en plus complexes au fur et à mesure que les équipes de reporters progressaient dans les ruines. Au matin, des nuages couronnaient la vaste tête de Kuin et la pluie s’était mise à mouiller la cité en flammes.


Cet été-là (l’été où Kaitlin a appris à faire du vélo sur celui que je lui avais offert pour son anniversaire), un troisième Chronolithe a arraché le cœur de Pyongyang, et la Crise asiatique a commencé pour de bon.

4

Le temps a passé.

Dois-je m’excuser pour ces trous, une année ici, une autre là ? Après tout, l’histoire n’est pas linéaire, elle s’écoule en hauts-fonds et en passages étroits, en bayous et en baies. (Sans oublier les courants traîtres et les tourbillons cachés.) Et relater ce qu’on a vécu est aussi une espèce d’histoire.

Mais cela dépend sans doute de pour qui j’écris, ce que je n’ai toujours pas déterminé. À qui suis-je en train de m’adresser ? À ma génération, dont tant sont morts ou vont mourir sous peu ? À nos descendants, qui n’ont pas forcément vécu ces événements, mais les ont étudiés à l’école ? Ou à une génération plus lointaine d’hommes et de femmes qu’on aurait autorisée, plaise à Dieu et si impossible que cela paraisse, à oublier une petite partie de ce qu’a connu ce siècle ?

En d’autres termes, jusqu’où dois-je expliquer, quel niveau de détails dois-je donner ?

Mais la question est purement rhétorique.

En réalité, nous ne sommes que deux, ici.

Moi. Et vous. Qui que vous soyez.


Près de cinq ans se sont écoulés entre ma visite au parc avec Kaitlin et le jour où Arnie Kunderson m’a convoqué dans son bureau alors que je testais un tri de lots – et il se peut que cette convocation constitue le tournant suivant de ma vie, du moins si vous croyez que la causalité est linéaire et que l’avenir tient poliment compte du passé. Mais sentez d’abord le goût de ces années : imaginez-les, si vous les avez oubliées.

Cinq étés, des étés chauds à l’actualité (entre les événements de Kuin) dominée par la nappe aquifère d’Oglalla, en cours d’épuisement. Le Nouveau-Mexique et le Texas avaient déjà perdu presque toute capacité à irriguer leurs terres sèches. La nappe aquifère d’Oglalla, un plan d’eau souterrain de la taille du lac Huron hérité du dernier âge glaciaire, demeurait vitale pour l’agriculture du Nebraska, du Kansas, de l’Oklahoma et de certaines parties du Wyoming comme du Colorado… Et elle continuait à baisser, aspirée toujours plus profond par des pompes centrifuges d’une efficacité implacable. Les journaux télévisés diffusaient à satiété d’âpres images d’exode rural : des familles à bord de camions de transport délabrés échoués sur l’autoroute, leurs enfants maussades avec des web-joueurs qui se bouchaient les oreilles et se masquaient les yeux. Des files d’attente d’hommes et de femmes cherchant du travail à Los Angeles ou Détroit, les sombres dessous de notre économie florissante. La plupart d’entre nous ayant un emploi, nous nous accordions le luxe de la pitié.

Cinq hivers. Pour nous, ils ont été froids et secs. Les nantis portaient les premiers vêtements à adaptation thermique, donnant aux quartiers commerciaux les plus chics l’air d’avoir été envahis par des extraterrestres en respirateurs et joggings de polyester. Le reste d’entre nous descendait précipitamment les rues en parkas volumineuses ou s’éloignait le moins possible des passerelles reliant les immeubles. On voyait un nombre croissant de robots domestiques (aspirateurs autoguidés, tondeuses à gazon assez intelligentes pour ne pas estropier les enfants du quartier) ; le promeneur de chiens Sony était retiré du marché après un accident très médiatisé impliquant un lampadaire défectueux et une paire de Shi Tzus. Au cours de ces années-là, même les personnes âgées ont cessé d’appeler « télévisions » leurs panneaux de divertissement. Lux Ebone a annoncé, deux fois, qu’elle prenait sa retraite. Cletus King a battu la présidente sortante Marylin Leahy, offrant ainsi la Maison-Blanche au Parti fédéral, même si la majorité du Congrès restait démocrate.

Sombrées depuis dans l’oubli général, les accroches publicitaires à la mode étaient : « Maintenant donne-moi le mien », « Brutal, mais sympa ! » et « Comme le jour dans un tiroir ».

Les noms et lieux que nous trouvions importants : le Dr Dan Lesser, le palais de justice Wheeling, Beckett et Goldstein, Kwame Finto.

Événements : la seconde vague d’alunissages, la pandémie au Zaïre, la crise monétaire européenne et la prise d’assaut de La Haye.

Et Kuin, bien sûr, comme un battement de tambour allant crescendo.

Pyongyang, puis Hô Chi Minh-Ville, et en fin de compte Macao, Sapporo, la plaine du Kantô, Yichang…

Et toutes les premières fascinations, la « Kuin-mania », les dix mille sources web aux théories bizarres et contradictoires, l’incessant bouillonnement de la presse spécialisée dans l’insolite, les symposiums et les rapports de commissions, les groupes d’experts et les enquêtes parlementaires. Le jeune homme de Los Angeles qui a officiellement changé son nom en « Kuin » et tous ceux qui l’ont imité.

Kuin, qui ou quoi qu’il puisse être, avait déjà causé la mort de milliers de personnes. Son nom était par conséquent prononcé avec gravité dans les cercles respectables, et devenait populaire parmi les humoristes et les concepteurs de T-shirts. Certaines écoles ont interdit l’imagerie « kuiniste » dans leurs locaux, provoquant l’intervention de la Ligue américaine des droits du citoyen. Comme on ne voyait pas ce qu’il représentait d’autre que la destruction et la conquête, Kuin devenait une ardoise sur laquelle les mécontents griffonnaient leurs revendications. En Amérique du Nord, on ne prenait pas véritablement tout cela au sérieux. Ailleurs, le grondement du séisme se montrait plus inquiétant.


J’ai suivi tout cela de très près.

J’ai travaillé pendant deux ans dans l’établissement de recherche de Campion-Miller, à l’extérieur de Saint Paul, où je retouchais du code autodéveloppé d’interface commerciale. On m’a ensuite muté dans les bureaux en ville où j’ai intégré une équipe effectuant à peu près le même genre de travail, mais sur un matériau beaucoup plus sécurisé, le code source de Campion-Miller lui-même, un code très surveillé sur lequel tous nos principaux produits étaient basés. En général, j’allais au bureau en voiture, mais au plus fort de l’hiver je prenais le nouveau métro aérien, une chambre en aluminium dans laquelle trop de banlieusards déversaient leur chaleur et leur humidité, mélangeaient leurs odeurs corporelles et leurs après-rasage, avec la ville en une vague toile de fond pâle sur les fenêtres d’un blanc fumant.

(C’est au cours d’un de ces trajets que j’ai vu, assise au milieu du wagon, une jeune femme avec un chapeau portant l’inscription « VINGT ET TROIS » – vingt ans et trois mois, l’intervalle nominal entre l’apparition du Chronolithe et la conquête qu’il prédisait. Elle lisait un exemplaire déglingué de Stranger Than Science, dont le tirage devait être épuisé depuis bien soixante ans. J’ai eu envie de l’aborder, de lui demander comment elle s’était ainsi retrouvée en possession de ces totems, de ces échos de mon passé, mais ma timidité l’a emporté, et de toute façon, de quelle manière aurais-je pu poser une question comme celle-là ? Je ne l’ai jamais revue.)

J’ai eu plusieurs aventures. Je suis sorti pendant presque un an avec Annali Kincaid, qui travaillait à la division contrôle qualité de Campion-Miller, adorait la couleur turquoise et le Nouveau Drame, et s’intéressait beaucoup à ce qu’il se passait dans le monde. Elle m’a traîné à des conférences et à des exposés auxquels je n’aurais prêté aucune attention sans elle. Nous avons fini par rompre, parce qu’elle avait des convictions politiques profondes et complexes alors que je n’en avais aucune. Politiquement, à part au sujet de Kuin, j’étais agnostique.

J’ai quand même eu au moins une occasion de l’impressionner. Elle avait utilisé les références d’une personne de Campion-Miller pour nous permettre d’assister à une conférence universitaire : « Les Chronolithes : problèmes scientifiques et culturels. » (Mon idée autant que la sienne, en l’occurrence. Voire plutôt la mienne. Annali n’avait déjà pas apprécié que j’aie décoré ma chambre avec des photographies aériennes et orbitales des Chronolithes, ni que des téléchargements kuinistes jonchent mon appartement.) Nous venions de passer l’essentiel d’un agréable samedi après-midi à suivre trois exposés lorsque Annali a annoncé qu’elle trouvait cela un peu trop abstrait. Mais alors que nous traversions le hall, une femme m’a hélé. Une femme plus âgée que moi, qui portait un jean ample et un pull vert pomme trop grand pour elle, et me fixait de derrière de monstrueuses lunettes.

Elle s’appelait Sulamith Chopra. J’avais fait sa connaissance à l’université Cornell. Sa carrière l’avait amenée à s’impliquer complètement dans la partie physique fondamentale des recherches sur les Chronolithes.

J’ai présenté Sue à Annali.

Annali en a été abasourdie. « Madame Chopra, j’ai entendu parler de vous. La presse cite souvent votre nom.

— Eh bien, j’ai accompli quelques petites choses.

— Je suis ravie de faire votre connaissance.

— Moi de même ». Mais Sue ne m’avait pas quitté des yeux.

« Curieux que ce soit sur toi que je tombe ici, Scotty.

— Vraiment ?

— Inattendu. Significatif, peut-être. Ou peut-être pas. Il faudrait qu’on reprenne contact, un de ces jours. »

Cela m’a flatté. J’avais très envie de discuter avec elle. Je lui ai tendu d’un geste pitoyable ma carte de visite professionnelle.

« Inutile, a-t-elle décrété. Je saurais te retrouver en cas de besoin, Scotty, ne te fais pas de souci.

— Vraiment ? »

Mais déjà elle se fondait dans la foule.

« Je vois que tu connais du beau monde », m’a dit Annali pendant que nous rentrions en voiture.

C’était inexact. (Sue ne m’a pas appelé – pas cette année-là – et aucune de mes tentatives pour la joindre n’a abouti.) Je connaissais des gens, pas forcément ceux qui comptaient, mais pas n’importe lesquels non plus. Tomber sur Sue Chopra était un présage, comme cette femme dans le métro aérien, mais un présage dont la signification restait obscure, une prophétie proférée dans une langue indéchiffrable, un signal perdu dans du bruit.


Être convoqué dans le bureau d’Amie Kunderson n’augurait jamais rien de bon. Je l’avais comme superviseur depuis que je travaillais chez Campion-Miller, et j’avais largement eu le temps de remarquer qu’il se déplaçait pour vous annoncer une bonne nouvelle. Quand il vous convoquait dans son bureau, mieux valait s’attendre au pire.

Arnie s’était énervé très récemment, quand l’équipe placée sous ma responsabilité avait bousillé un protocole de tri et d’expédition de commandes, manquant nous faire perdre un contrat avec un détaillant d’envergure nationale. Mais j’ai su que c’était encore plus grave dès que je suis entré dans son bureau, car quand Arnie se mettait en colère, il gesticulait et devenait tout rouge. Or, ce jour-là, c’était pire : il restait assis à son bureau avec l’expression fuyante d’un homme chargé d’une mission répugnante mais nécessaire – l’expression d’un croque-mort, par exemple. Il évitait mon regard.

J’ai approché une chaise et attendu. Nos relations n’avaient rien de formel. Chacun de nous s’était rendu aux barbecues de l’autre.

Il a joint les mains. « Il n’y a pas de bonne manière de faire ça. Scott, je suis chargé de t’informer que Campion-Miller ne renouvelle pas ton contrat. Nous l’annulons. Je te le notifie officiellement. Je sais que cela vient sans aucun avertissement et Dieu sait que ça me fait vraiment chier de te l’assener comme ça. Tu as le droit à la totalité de l’indemnité de départ ainsi qu’à une compensation généreuse pour les six mois qui restaient à courir. »

Cela ne m’a pas autant surpris qu’il semblait s’y attendre. L’effondrement économique de l’Asie avait creusé un gros trou dans la clientèle étrangère de Campion-Miller. Rien que l’année précédente, la compagnie avait été rachetée par une multinationale dont la direction avait licencié un quart du personnel et revendu la plupart des filiales pour profiter de leur valeur immobilière.

Ce qui ne m’empêchait de me sentir pris en traître.

Le chômage augmentait, cette année-là. La crise d’Oglalla et l’effondrement des économies asiatiques avaient jeté beaucoup de monde sur le marché du travail. Un village de tentes se dressait à quatre pâtés de maisons de là, au bord de la rivière. Je me suis imaginé là-bas.

« Tu l’annonceras toi-même à l’équipe, ou tu veux que je m’en charge ? » ai-je demandé.

Mon équipe travaillait sur un logiciel de prévision du marché, l’un des produits les plus lucratifs de Campion-Miller. Plus précisément, nous factorisions de l’aléatoire et du pseudoaléatoire dans des applications servant à établir des tendances de consommation ou des prix compétitifs.

Demandez à un ordinateur de choisir au hasard deux chiffres entre un et dix, et la machine vous fournira une séquence vraiment aléatoire : par exemple 2 et 3, ou 1 et 9, etc. Alors qu’en reportant sur un graphe les réponses d’un échantillon conséquent d’êtres humains à la même question, vous obtiendrez une courbe de distribution avec de gros pics à 3 et 7. Quand les gens pensent au « hasard », ils ont tendance à se représenter des chiffres que l’on pourrait appeler « discrets » : ni trop près des limites, ni au milieu, ni appartenant à une séquence prédéterminée (2, 4, 6), etc.

Autrement dit, il existe ce qu’on pourrait appeler un aléatoire intuitif qui diffère radicalement de l’aléatoire authentique.

Pouvait-on tirer avantage de cette différence dans des applications commerciales de grand volume, tels que portefeuilles d’actions, marketing ou détermination du prix des produits ?

Nous pensions que oui. Nous avions progressé. Le travail avançait assez bien pour que l’annonce d’Arnie semble intervenir à un moment (pour le moins) curieux.

Il s’est éclairci la gorge. « Tu m’as mal compris. L’équipe ne s’en va pas.

— Pardon ?

— Ce n’est pas moi qui ai pris la décision, Scott.

— Tu l’as déjà dit. OK, ce n’est pas ta faute. Mais puisque le projet avance…

— Ne me demande pas de justifications. Franchement, je suis incapable de t’en fournir. »

Il a laissé ses paroles faire leur effet.

« Cinq ans, ai-je lâché. Merde, Arnie ! Cinq ans !

— Rien n’est garanti. C’est fini, ce temps-là. Tu le sais aussi bien que moi.

— Ça passerait sans doute mieux si je comprenais pourquoi. »

Il s’est tortillé dans son fauteuil.

« Je ne suis pas autorisé à te le dire. Je suis très content de ton travail, et je suis prêt à le mettre par écrit.

— Je me suis fait un ennemi à la direction, c’est ça ? »

Il a failli hocher la tête. « Le travail que nous faisons ici est surveillé de très, très près. Certaines personnes deviennent nerveuses. Je ne sais pas au juste si tu t’es fait un ennemi. Peut-être plutôt les amis qu’il ne fallait pas. »


J’en doutais : je ne m’en étais pas fait beaucoup.

Des gens avec qui partager un repas ou assister à un match des Twins, oui, j’en connaissais. Mais personne sur qui je pouvais compter. D’une façon ou d’une autre, par un lent processus d’attrition émotionnelle, j’étais devenu le genre de type qui bossait dur, souriait avec affabilité et rentrait chez lui passer la soirée en buvant quelques bières devant son panneau vidéo.

C’est d’ailleurs de cette manière que je l’ai passée, le jour où Arnie Kunderson m’a viré.

L’appartement n’avait pas beaucoup changé depuis que j’y avais emménagé (excepté un des murs de la chambre dont je me servais comme tableau d’affichage pour des articles de presse, pour des photos des sites des Chronolithes et pour mes abondantes notes sur le sujet). Les rares améliorations étaient presque toutes dues à Kaitlin. Elle avait alors dix ans et se plaisait à critiquer mes goûts en matière de mode, sans doute pour se donner l’impression de grandir. J’avais fini par remplacer le canapé à force d’entendre Kait répéter à quel point il était « inactuel » (son mot de dérision favori).

Bref, mon vieux canapé avait cédé la place à une banquette capitonnée d’un bleu austère qui avait l’air géniale tant qu’on ne tentait pas de s’y installer confortablement.

J’ai songé à appeler Janice, mais j’ai décidé de m’en abstenir. Janice n’appréciait pas les coups de fil spontanés. Elle préférait avoir de mes nouvelles selon un planning régulier et prévisible. Quant à Kaitlin… mieux valait ne pas la déranger non plus. Sinon, elle serait capable de se lancer dans un compte rendu détaillé de ce qu’elle avait fait ce jour-là avec Whit, comme on l’encourageait à appeler son beau-père. Whit était génial, selon elle. Whit la faisait rire. Je devrais peut-être parler à Whit, me suis-je dit. Peut-être qu’il me ferait rire aussi.

Et donc, ce soir-là, je n’ai fait que téter quelques bières en naviguant d’un satellite à l’autre.

Même les bouquets bon marché incluaient des chaînes « nature et sciences ». L’une d’elles proposait des images récentes de la Thaïlande, celles d’un reportage vidéo sur une expédition véritablement dangereuse qui cherchait à atteindre les ruines de Bangkok en remontant le Chao Phraya. La National Géographie Society et une demi-douzaine d’autres compagnies dont le générique de début mettait les logos bien en évidence sponsorisaient ladite expédition.

J’ai coupé le son pour laisser les images parler d’elles-mêmes.

On avait très peu reconstruit le cœur urbain de Bangkok depuis 2021. Personne ne voulait vivre ou travailler au voisinage du Chronolithe – des rumeurs de « maladie de proximité » effrayaient la population, malgré l’absence de tout diagnostic en ce sens dans la littérature médicale. Bandits et milices révolutionnaires étaient par contre omniprésents. Tout cela n’empêchait pas le commerce fluvial de prospérer le long du Chao Phraya, y compris à l’ombre de Kuin.

Le programme débutait par une prise de vue aérienne de la ville. De grossiers docks bancals permettaient d’accéder à des entrepôts sommaires, à un marché, à des stocks de fruits et de légumes frais, l’ordre émergeant du chaos, des rues regagnées sur les ruines et ouvertes au commerce. En prenant suffisamment d’altitude, on aurait cru à une illustration de la manière dont l’homme reprend le dessus après un désastre. Vu du sol, l’impression se révélait moins flatteuse.

Lorsque l’expédition s’est approchée du cœur de la cité, le Chronolithe a commencé à apparaître dans chaque plan : de loin, dominant le fleuve, ou de près, imposant dans la mi-journée tropicale.

Le monument était d’une propreté ahurissante. Les oiseaux et les insectes eux-mêmes l’évitaient. De la poussière charriée par le vent s’était accumulée dans les quelques crevasses protégées du visage sculpté, adoucissant légèrement le regard préoccupé de Kuin. Mais rien n’y poussait, même dans cette terre abritée : elle était d’une stérilité absolue. Sur l’une des berges, là où l’énorme base octogonale du monument coupait le sol, quelques lianes avaient bien tenté l’escalade, mais rien ne parvenait à s’accrocher à cette surface hostile lisse comme un miroir.

L’expédition a jeté l’ancre au milieu du fleuve et débarqué pour tourner d’autres images. L’une des séquences montrait une tempête tourbillonnant sur l’antique cité. La pluie cascadait du Chronolithe en torrents miniatures, petites chutes d’eau qui soulevaient des panaches de limon au fond du fleuve.

Les marchands sur les quais couvraient leurs stands de toiles goudronnées et de bâches en plastique avant de se réfugier dessous.

Plan de coupe sur un singe sauvage qui aboyait au ciel depuis un panneau publicitaire Exxon tombé à terre.

Les nuages s’ouvraient pour contourner le promontoire formé par l’énorme tête de Kuin.

Le soleil a émergé derrière l’horizon vert et projeté l’ombre du Chronolithe sur la cité, tel le style d’un gigantesque et lugubre cadran solaire.

Le reste ne m’apprenait rien. J’ai éteint le moniteur et suis allé me coucher.


Nous – le monde anglophone – avions à cette époque adopté un certain nombre de termes descriptifs pour les Chronolithes. Ainsi, un Chronolithe apparaissait ou arrivait… certains préféraient se poser, un peu comme pour une tornade à bout de force.

Le plus récent des Chronolithes était apparu (était arrivé, s’était posé) plus de dix-huit mois auparavant en nivelant le front de mer de Macao. Six mois seulement plus tôt, un monument similaire avait détruit Taipei.

Comme les précédentes, ces deux pierres célébraient des victoires militaires situées environ vingt ans dans le futur. Vingt et trois : à peine la durée d’une vie, mais sans doute assez pour que Kuin (s’il existait, s’il était plus qu’un symbole arrangé ou une abstraction) masse ses forces en prévision de ses présumées conquêtes asiatiques. Assez pour qu’un jeune homme approche de la cinquantaine. Ou pour qu’une petite fille devienne une jeune femme.

Mais le monde n’avait pas connu la moindre arrivée de Chronolithe depuis plus d’un an, et certains d’entre nous avaient choisi de croire que la crise était, sinon complètement terminée, du moins exclusivement asiatique – confinée par la géographie, limitée par les océans.

Nos conversations publiques étaient distantes, détachées.

L’essentiel de la Chine méridionale se trouvait dans un état de chaos politique et militaire, un no man’s land dans lequel Kuin rassemblait peut-être déjà un noyau de partisans. Pourtant, le journal de la veille se demandait en éditorial si Kuin ne pourrait pas, à long terme, se révéler une force positive : un empire kuiniste, même s’il y avait fort peu de chances qu’il prenne la forme d’une dictature bienveillante, restaurerait peut-être la stabilité dans une région dangereusement déstabilisée. L’année précédente, les dernières bribes de la bureaucratie pékinoise avaient tenté de détruire ce qu’on appelait le Kuin de Yichang à laide d’un engin nucléaire tactique. L’explosion avait provoqué la rupture d’un barrage ainsi qu’une inondation qui avait charrié de la boue radioactive jusque dans la mer de Chine orientale. Le régime de Kuin pourrait-il être pire que cela ?

Je n’avais pas d’opinion sur le sujet. Nous sifflions tous dans le cimetière, ces années-là, même ceux d’entre nous qui suivaient l’affaire, analysaient les Chronolithes (par date, heure, taille, conquête impliquée, etc.) afin d’avoir l’air de les comprendre. Mais je préférais éviter de jouer à ce jeu-là. Les Chronolithes avaient jeté leur ombre sur ma vie depuis que cela avait mal tourné avec Janice. Ils représentaient toutes les forces nuisibles et imprévisibles de ce monde. Il m’arrivait d’avoir une peur atroce d’eux, ce que je ne m’avouais qu’une fois sur deux.

En étais-je obsédé ? Annali le pensait.

J’ai essayé de dormir. D’un sommeil qui débrouille les fils noués[3], etc. D’un sommeil qui tue cette période étrange séparant minuit de l’aube.

Mais je n’ai même pas pu dormir aussi longtemps. Une heure avant le lever du soleil, le téléphone a sonné. J’aurais dû laisser le serveur prendre l’appel. Mais j’ai attrapé à tâtons le combiné, l’ai ouvert avec la peur au ventre – comme chaque fois que le téléphone sonne au milieu de la nuit – qu’il soit arrivé quelque chose à Kait. « Allô ?

— Scott, a dit une rude voix masculine. Scotty. »

J’ai eu un instant de panique en pensant à Hitch Paley. Hitch, avec qui je n’avais pas échangé un mot depuis 2021. Hitch Paley, surgi du passé comme un fantôme en colère.

Mais ce n’était pas lui.

C’était un autre fantôme.

J’ai écouté la respiration calme, la compression et l’expansion de l’air nocturne dans un soufflet flétri. « Papa ?

— Scotty, a-t-il dit comme s’il n’arrivait à prononcer que mon nom.

— Papa, tu as bu ? » J’ai eu assez de courtoisie pour éviter d’inclure le mot encore dans ma question.

« Non, a-t-il répondu avec colère. Non, je… Ah, et puis merde. C’est le genre de… le genre de traitement… eh bien, puisque c’est ça, putain, merde. »

Et il a raccroché.

Je suis sorti du lit.

J’ai regardé le soleil se lever sur les coopés, à l’est, les grandes exploitations agricoles collectives, notre rempart contre la famine. De la neige poudreuse s’était rassemblée dans les champs, d’un blanc étincelant entre les sillons vides de maïs.


Plus tard, ce jour-là, j’ai pris ma voiture pour aller frapper chez Annali.

Nous ne sortions plus ensemble depuis plus d’un an, mais étions toujours aimables l’un envers l’autre lorsque nous nous croisions au coin café ou à la cantine. Ces derniers temps, elle me portait un intérêt vaguement maternel, s’enquérant de ma santé comme si elle s’attendait à ce que quelque chose de terrible m’arrive dans les prochains jours. (Et peut-être était-ce arrivé, même si je continuais à bénéficier d’une santé de fer.)

Mais quand elle m’a trouvé devant sa porte, elle a été surprise. Et s’est nettement rembrunie.

Elle savait qu’on m’avait viré. Elle en savait peut-être même davantage.

C’était d’ailleurs pour cela que j’étais venu : je pensais qu’elle pourrait éventuellement m’aider à comprendre ce qu’il s’était passé.

« Scotty, a-t-elle dit. Hé, tu aurais pu prévenir.

— Je te dérange ? » Elle n’avait pas l’air occupée. Elle portait une ample jupe-culotte et un T-shirt jaune passé. Le genre de vêtements qu’on met pour nettoyer sa cuisine.

« Je sors dans quelques minutes. Je t’inviterais bien à entrer, mais je dois m’habiller et tout. Qu’est-ce que tu fais là ? »

Je me suis aperçu qu’en fait, elle avait peur de moi… ou qu’on la voie en ma compagnie.

« Scott ? » Elle a parcouru le couloir du regard. « Tu as des problèmes ?

— Pourquoi en aurais-je, Annali ?

— Eh bien… J’ai appris qu’on t’avait viré.

— Il y a combien de temps ?

— Pardon ?

— Depuis quand sais-tu qu’on va me virer ?

— Est-ce que c’était de notoriété publique, tu veux dire ? Non, Scott. Mon Dieu, ça aurait été vraiment humiliant. Non. Bien sûr, il y avait des bruits qui couraient…

— Quel genre de bruits ? »

Elle a froncé les sourcils et s’est mordu la lèvre. Un tic que je ne lui connaissais pas.

« Dans son domaine d’activité, Campion-Miller ne peut pas se permettre d’avoir des ennuis avec le gouvernement.

— Mais bordel, qu’est-ce que cela a à voir avec moi ?

— Ça ne sert à rien de crier, tu sais.

— Annali… Quels ennuis avec le gouvernement ?

— Pour tout dire, on m’a rapporté que certaines personnes se renseignaient sur toi. Des personnes style agents du gouvernement.

— La police ?

— Non… Tu as des démêlés avec la police ? Non, juste des types en costard. Le fisc, peut-être, j’en sais rien.

— N’importe quoi !

— Je ne fais que répéter ce que j’ai entendu dire, Scott. Ce n’est peut-être que des conneries. Je te jure que j’ignore complètement pourquoi on t’a renvoyé. Mais bon, il faut que C-M garde toutes ses autorisations en règle, vu la quantité de personnel technique qu’on envoie à l’étranger. Quand quelqu’un se pointe en posant des questions sur toi, ça peut mettre tout le monde en danger.

— Annali, je ne représente aucun risque pour la sécurité.

— Je le sais bien, Scott. » Elle n’en savait rien du tout. Elle évitait mon regard. « Promis, je suis sûre que c’est que des conneries. Mais il faut vraiment que je m’habille ». Elle a commencé à refermer la porte. « La prochaine fois, appelle, bon dieu ! »

Elle vivait au premier des trois étages d’un petit bâtiment en briques de l’ancien quartier d’Edina. Appartement 203. Je suis resté un certain temps à fixer le numéro sur la porte. Vingt et trois.

Je n’ai jamais revu Annali Kincaid. Il m’arrive de me demander ce qu’elle est devenue. De quelle manière elle a passé ces longues et difficiles années.


Je n’ai pas informé Janice de mon licenciement. Non que je cherchais encore à lui prouver quoi que ce soit. Mais peut-être que j’essayais de me prouver quelque chose à moi-même. Et j’essayais très probablement de prouver quelque chose à Kaitlin.

Non que Kait se souciait de la manière dont je gagnais ma vie. À dix ans, on est encore à un âge où les affaires des adultes semblent opaques et sans le moindre intérêt. Tout ce qu’elle savait, c’était que « j’allais au travail » et que cela me rapportait assez d’argent pour faire de moi un membre sinon riche, du moins respectable du monde des adultes. Ce qui me convenait tout à fait. J’aimais ce reflet de moi-même que je voyais parfois dans les yeux de Kait : stable. Prévisible. Voire ennuyeux.

Mais pas décevant.

Et certainement pas dangereux.

Je ne voulais pas que Kait (ni Janice, ni même Whit) sache qu’on m’avait viré… du moins pas tout de suite, pas tant que je n’aurais rien à ajouter à cette histoire. Une fin heureuse, ou ne serait-ce qu’un deuxième chapitre, une suite…

… qui est arrivée sous la forme d’un autre coup de fil inattendu.

Pas une fin heureuse, non. Pas une fin du tout. Et certainement pas heureuse.


Janice et Whit m’ont invité à dîner. Ils m’invitaient tous les trimestres, comme on épargne pour sa retraite ou on donne à une association caritative méritante.

Janice n’était plus une mère célibataire habitant une petite maison mitoyenne à loyer contrôlé. Elle s’était débarrassée de ce stigmate en épousant Whitman Delahunt, son superviseur au laboratoire biochimique où elle travaillait. Whit était un type ambitieux doté de solides capacités de gestion. Clarion Pharmaceuticals avait réussi à prospérer malgré la crise asiatique en fournissant les marchés occidentaux qui s’étaient retrouvés du jour au lendemain privés des imports biochimiques chinois ou taïwanais à prix cassés. (Whit qualifiait parfois les Chronolithes de « petite taxe divine », provoquant un sourire gêné chez Janice.) Je crois qu’il ne m’aimait pas beaucoup, mais il m’acceptait comme on accepte un cousin de la campagne, relié à Kaitlin par un inavouable et désagréable accident de paternité.

Je reconnais qu’il a fait son possible pour me mettre à l’aise, du moins ce soir-là. Il m’a ouvert la porte de sa maison à étage, découpant sa silhouette dans la chaude lumière jaune. Il a souri. Whit était l’un de ces grands types mous taillés comme un ours en peluche et à peu près aussi velus. Pas bel homme, mais avec ce physique que les femmes appellent « mignon ». Il avait dix ans de plus que Janice et commençait à se dégarnir, mais cela lui allait bien. Son sourire était expansif, quoique affecté, et ses dents d’une blancheur éclatante. J’étais presque sûr qu’il avait le meilleur dentiste, le meilleur cariotome radial et la meilleure voiture de tout le quartier. Je me suis demandé si Janice et Kaitlin avaient du mal à être la meilleure épouse et la meilleure fille.

« Entre donc, Scott ! s’est-il exclamé. Enlève tes bottes, réchauffe-toi près du feu. »

Nous avons mangé dans la vaste salle à manger, où des fenêtres à verre cathédrale de provenance distinguée vibraient dans leurs cadres. Kait a un peu parlé de l’école. (Elle avait quelques problèmes cette année-là, surtout en maths.) Whit a parlé avec bien plus d’enthousiasme de son travail. Janice, qui s’occupait toujours de synthèses de protéines plutôt routinières à Clarion, n’a pas parlé du tout du sien. Laisser Whit fanfaronner semblait lui convenir.

Kait a quitté la table la première et s’est précipitée dans une pièce adjacente où le marmonnement de la télévision servait de contrepoint au bruit du vent. Whit a sorti une carafe de brandy. Il nous a servis gauchement, comme un Occidental qui s’essaierait à la cérémonie japonaise du thé. Whit ne buvait pas beaucoup.

« J’ai bien peur d’avoir monopolisé la conversation, a-t-il dit. Et pour toi, Scott ? Comment va la vie ?

— « La fortune offre des biens inattendus. »

— Scotty cite encore un poème, a expliqué Janice.

— Je voulais dire qu’on m’avait proposé un boulot.

— Tu penses à quitter Campion-Miller ?

— Nos chemins se sont séparés il y a déjà une quinzaine de jours.

— Oh ! Une décision courageuse, Scott.

— Merci, Whit, mais cela n’en avait pas l’air à l’époque. »

Janice s’est montrée plus perspicace : « Et alors, tu travailles où, maintenant ?

— Eh bien, rien n’est fait, mais… tu te souviens de Sue Chopra ? »

Elle a froncé les sourcils, puis son regard s’est éclairé. « Ah oui ! À Cornell, c’est ça ? La jeune prof qui donnait ce cours loufoque aux première année ? »

Janice et moi nous étions connus à l’université. La première fois que je l’ai vue, elle traversait le labo de chimie avec un flacon d’aluminium-lithium à la main. Elle aurait pu nous tuer si elle l’avait lâché. Première règle d’une relation stable : ne pas lâcher ce foutu flacon.

C’est Janice qui m’avait présenté à Sulamith Chopra, une postdoc ridiculement grande et potelée dont la réputation croissait dans le département de physique. On avait chargé Sue (sans doute en punition d’une quelconque indiscrétion académique) d’un cours de deuxième année interdisciplinaire, du genre de ceux que l’on présente aux étudiants en anglais comme une unité de valeur scientifique et aux étudiants en sciences comme une UV d’anglais. Elle avait renversé la situation en rédigeant pour ce cours une présentation si intimidante qu’elle avait fait fuir tout le monde, à part quelques prétendus artistes naïfs ou informaticiens troublés. Et moi. La bonne surprise, c’est que Sue ne voyait pas l’intérêt de coller quelqu’un. Sa description de cours visait à décourager les parvenus. Tout ce qu’elle demandait au reste d’entre nous, c’était une conversation intéressante.

Ainsi « Métaphore et modelage de la réalité en littérature et en sciences physiques » était-il devenu une espèce de salon hebdomadaire, et le seul critère requis pour décrocher l’UV consistait-il à prouver qu’on avait lu le programme du cours de Sue et à pouvoir en discuter sans la barber. Pour obtenir la moyenne, il suffisait de lui demander de parler de ses sujets de recherche favoris (la géométrie Calabi-Yau, la différence entre les forces antérieures et contextuelles) : elle tenait alors le crachoir pendant vingt minutes et vous notait en fonction de la plausibilité de l’air captivé que vous aviez affiché.

Mais Sue était également quelqu’un avec qui on avait plaisir à déconner, aussi la plupart de ses cours devenaient-ils de longues sessions de déconnades. À la fin du semestre, je ne voyais plus en elle une excentrique mal sapée d’un mètre quatre-vingt-dix aux yeux globuleux, mais la femme drôle et férocement intelligente qu’elle était.

« Sue Chopra me propose du boulot », ai-je annoncé.

Janice s’est tournée vers Whit pour lui expliquer : « Une de nos profs à Cornell. Les journaux en ont parlé il n’y a pas longtemps, il me semble. »

Sans doute, mais on s’aventurait en terrain mouvant. « Elle appartient à un groupe de recherche financé sur fonds fédéraux. Elle a le bras assez long pour embaucher un assistant.

— Et c’est toi qu’elle est venue chercher ?

— Il doit y avoir une façon plus sympa de le dire, a fait observer Whit.

— Ne t’inquiète pas, Whit. Janice se demande ce qu’une universitaire du calibre de Sulamith Chopra peut bien vouloir d’un pisseur de code comme moi. La question est légitime.

— Et quelle est la réponse ? a demandé Janice.

— Je suppose qu’ils ont besoin d’un pisseur de code de plus.

— Tu lui avais dit que tu cherchais un boulot ?

— Eh bien, tu sais ce que c’est. On reste en contact. »

(Je saurais te retrouver en cas de besoin, Scotty, ne te fais pas de soucis)

« Ah bon », a dit Janice, sa manière de me faire comprendre qu’elle n’était pas dupe. Mais elle n’a pas insisté.

« Eh bien, c’est super, Scott, a estimé Whit. Les temps sont trop durs pour rester sans travail. Donc, c’est super. »

Nous n’avons plus abordé ce sujet avant la fin du repas, au moment où Whit s’est levé de table. Janice a attendu qu’il soit hors de portée de voix pour me demander : « Il y a une chose dont tu n’as pas parlé ? »

Il y en avait même plusieurs. J’en ai mentionné une. « Le poste est à Baltimore.

— Baltimore ?

— Baltimore, dans le Maryland.

— Tu veux dire que tu vas déménager à l’autre bout du pays ?

— Si on me donne ce boulot. Cela reste à faire.

— Mais tu n’as rien dit à Kaitlin.

— Non, pas encore. Je voulais t’en parler d’abord.

— Ah bon. Eh bien, que pourrais-je te répondre ? Je veux dire, c’est si soudain. La question est de savoir à quel point cela va bouleverser Kait. Mais je n’en sais rien. Sans vouloir te vexer, elle parle moins souvent de toi qu’avant.

— Je ne vais quand même pas disparaître de sa vie. On peut se rendre visite.

— Se rendre visite et élever un enfant, ce n’est pas la même chose, Scott. Une visite, c’est… c’est un truc d’oncle. Mais je ne sais pas. Ce n’est peut-être pas plus mal. Whit et elle s’entendent plutôt bien.

— Même si je n’habite plus dans le coin, je reste son père.

— Dans la mesure où tu l’as été un jour, oui, c’est vrai.

— Tu as l’air en colère.

— Non. Je me demande juste si je ne devrais pas l’être. »


Whit est redescendu et nous avons bavardé encore un peu, mais le vent a forci, de la neige dure a cogné aux fenêtres et Janice s’est inquiétée à voix haute des conditions de circulation. Aussi ai-je salué Whit et Janice avant d’attendre comme à l’accoutumée sur le seuil que Kait vienne me serrer dans ses bras pour me dire au revoir.

Elle s’est avancée dans le vestibule mais s’est immobilisée à quelques pas de moi, le regard furieux, la lèvre tremblante.

« Kaity, mon canard ? me suis-je étonné.

— Ne m’appelle pas comme ça. Je ne suis pas un bébé. » Alors j’ai compris. « Tu as écouté. »

Son handicap auditif ne l’empêchait pas d’écouter aux portes. Il l’avait peut-être même rendue plus discrète et plus curieuse.

« Hé, a-t-elle dit, ce n’est pas grave. Tu déménages dans une autre ville. C’est normal. »

Parmi tout ce que j’aurais pu dire, j’ai choisi ceci : « Ça ne se fait pas d’écouter les conversations des autres, Kaitlin.

— Ne me dis pas ce que j’ai à faire », a-t-elle répliqué. Puis elle s’est détournée et a couru dans sa chambre.

5

La veille du jour où je suis parti à Baltimore pour discuter avec Sue Chopra, Janice m’a téléphoné. J’ai été surpris d’entendre sa voix : elle m’appelait rarement à l’improviste.

« Tout va bien, m’a-t-elle aussitôt rassuré. Je voulais juste, eh bien, te souhaiter bonne chance. »

Le genre de chance qui me garderait hors de la ville ? Mais c’était une pensée mesquine. « Merci, ai-je répondu.

— Sincèrement. J’y ai repensé. Et je voulais que tu saches… Kaitlin le prend mal, c’est vrai. Mais elle s’en sortira. Si cela la bouleverse autant, c’est parce qu’elle tient à toi.

— Eh bien… Merci de l’avoir dit.

— Je n’ai pas fini. » Elle a hésité. « Ah, Scott, on a vraiment merdé, hein ? Là-bas, en Thaïlande. Mais c’était trop bizarre. Trop étrange.

— Je m’en suis déjà excusé.

— Je ne t’appelle pas pour avoir des excuses. Tu comprends ce que je veux dire ? J’ai peut-être ma part de responsabilité dans toute cette histoire.

— On ne va pas s’amuser à chercher à qui la faute, Janice. Mais je te suis reconnaissant de l’avoir dit. »

Je ne pouvais m’empêcher de passer mon appartement en revue pendant notre conversation. Il semblait déjà vide. Sous les stores défraîchis, les fenêtres étaient blanches de glace.

« Je voulais te dire que j’ai conscience des efforts que tu fais. Vis-à-vis de Kaitlin, pas de moi, je suis une cause perdue, pas vrai ? »

Je n’ai pas répondu.

« Pendant tout ce temps où tu travaillais à Campion-Miller… Tu sais quoi, j’étais inquiète à l’époque, quand tu es revenu de Thaïlande. Je me demandais si tu n’allais pas m’assiéger ou me harceler, et même s’il fallait laisser Kaitlin te revoir. Mais je dois bien l’avouer, tu as l’étoffe d’un bon père divorcé. Tu as fait traverser à Kait cette période difficile comme si c’était un champ de mines, en prenant tous les risques pour toi. »

Nous n’avions plus parlé aussi intimement depuis des années, ce qui m’a un peu décontenancé.

Elle a continué. « On aurait dit que tu essayais de te prouver quelque chose, que tu pouvais te comporter comme il faut, en adulte responsable.

— Je n’essayais pas de le prouver, je le faisais.

— Oui, mais en te punissant en même temps. En te réprimandant. Ce qui est une des composantes d’un comportement responsable. Mais jusqu’à un certain point, Scott, tant qu’on ne dépasse pas les bornes. Il n’y a que les moines qui arrivent à se flageller sans arrêt.

— Je ne suis pas un moine, Janice.

— Alors n’agis pas comme si tu en étais un. Si ce boulot te semble intéressant, prends-le. Prends-le, Scott. Kait ne va pas cesser de t’aimer simplement parce que tu ne la verras plus toutes les semaines. Pour l’instant, elle est dans tous ses états, mais elle finira par comprendre. »

C’était un bien long discours. Mais aussi ce que Janice avait tenté de mieux jusque-là pour m’accorder l’absolution, pour me féliciter d’avoir reconnu quel désastre j’avais fait de nos vies.

C’était bon. Généreux. Mais sonnait en même temps comme une porte qui se ferme. Elle me donnait la permission de chercher une vie meilleure, parce qu’il aurait été complètement irréaliste de croire que ce qu’il y avait eu autrefois entre nous pouvait être recréé.

Nous le savions tous les deux. Mais le cœur a parfois des raisons que la raison ignore.

« Il faut que j’y aille, Scotty. »

Sa voix avait eu une petite hésitation, presque un hoquet.

« OK, Janice. Mes amitiés à Whit.

— Appelle-moi quand tu auras trouvé du boulot.

— Promis.

— Kait a encore besoin que tu lui donnes de tes nouvelles, même si elle pense le contraire. Vu l’époque et le monde dans lesquels nous vivons…

— Je comprends.

— Et sois prudent sur la route de l’aéroport. La chaussée est glissante depuis la dernière grosse chute de neige. »


À mon arrivée à l’aéroport de Baltimore, je m’attendais à trouver un chauffeur avec mon nom inscrit sur un carton, mais j’ai été accueilli par Sulamith Chopra en personne.

Impossible de ne pas la reconnaître, même après toutes ces années. Elle dépassait de la foule. Jusqu’à sa tête qui était toute en longueur, une espèce de longue cacahouète brune surmontée de boucles noires en léger désordre. Elle portait un pantalon kaki taille montgolfière et une blouse qui avait dû être blanche, mais sur laquelle d’autres vêtements avaient apparemment déteint dans la machine à laver. Elle donnait tellement l’impression d’avoir choisi ses vêtements à l’Armée du Salut que j’ai douté de sa capacité à embaucher qui que ce soit… puis je me suis dit monde universitaire et scientifiques.

Elle a souri. J’ai souri aussi, mais avec moins d’énergie.

J’ai tendu la main, mais elle n’en a pas voulu, elle m’a attrapé pour me serrer très fort dans ses bras, me relâchant une fraction de seconde avant que cela ne devienne douloureux. « Ce bon vieux Scotty.

— Cette bonne vieille Sue, ai-je réussi à répondre.

— J’ai ma voiture dehors. Tu as mangé ?

— Je n’ai pas eu de petit déjeuner.

Alors je t’invite. »


Deux semaines plus tôt, Sue m’avait appelé un après-midi, me tirant d’une sieste sans rêves. Ses premiers mots avaient été : « Salut, Scotty ! J’ai appris que tu n’avais plus de boulot. »

Alors que je n’avais pas échangé un traître mot avec cette femme depuis notre brève rencontre fortuite à Minneapolis. Qu’elle ne m’avait jamais rappelé depuis. J’ai eu besoin de quelques secondes pour reprendre mes esprits et simplement reconnaître sa voix.

« Excuse-moi de ne pas t’avoir rappelé plus tôt, a-t-elle continué. J’avais mes raisons. Mais ça ne m’empêchait pas de garder un œil sur toi.

— Tu gardais un œil sur moi ?

— C’est une longue histoire. » J’ai attendu qu’elle me la raconte. Au lieu de cela, elle est longuement revenue sur le bon vieux temps à Cornell et m’a résumé sa carrière depuis, y compris le travail universitaire qu’elle effectuait sur les Chronolithes, sujet qui m’intéressait au plus haut point… Et distrayait mon attention, ce qui n’était sûrement pas innocent de sa part.

Elle a parlé de physique avec trop de détails pour que je puisse suivre : des espaces de Calabi-Yau et de quelque chose qu’elle appelait « la turbulence tau ».

Jusqu’à ce que je lui demande enfin : « Donc ouais, je n’ai plus de boulot. Comment tu le sais ?

— Eh bien, c’est aussi pour ça que je t’appelle. J’ai bien l’impression d’y être un peu pour quelque chose. »

Je me suis souvenu des « ennemis dans la direction » sous-entendus par Arnie Kunderson. Des « hommes en costume » évoqués par Annali. « Crache le morceau.

— D’accord, mais il va falloir que tu sois patient. Je suppose que tu n’as pas besoin de sortir ? Ni d’aller bientôt aux toilettes ?

— Je te le ferai savoir.

— OK. Bon, par où commencer ? Scotty, tu as déjà remarqué à quel point il était difficile de distinguer la cause de l’effet ? Tout se mélange. »

Elle avait publié un certain nombre d’articles sur les formes exotiques de la matière et les transformations C-Y (« la matière non baryonique et comment dénouer des nœuds dans une corde ») au moment de l’apparition du Chronolithe de Chumphon. La plupart traitaient de problèmes dans la symétrie temporelle – un concept qu’elle m’aurait expliqué en long et en large si je l’avais laissée faire. Après Chumphon, quand le Congrès avait commencé à prendre au sérieux la menace potentielle que représentaient les Chronolithes, on l’avait invitée à se joindre à une équipe de recherche patronnée par une poignée d’agences de sécurité et financée par une ligne du budget fédéral. Un travail à temps partiel, lui avait-on précisé, qui consisterait en de la recherche fondamentale, impliquerait la collaboration de la faculté de Cornell comme de divers collègues plus anciens, et serait du plus bel effet sur son CV. « Comme Los Alamos, tu comprends, mais un petit peu plus détendu, a-t-elle expliqué.

— Ah oui ?

— Enfin, du moins au début. Alors j’ai accepté. C’est au cours de ces premiers mois que je suis tombée sur ton nom. Tout était très ouvert, à l’époque. J’ai vu toutes sortes de conneries de sécurité. Il y avait une liste maître de témoins oculaires, des gens qu’ils avaient débriefés en Thaïlande…

— Ah…

— Et bien sûr, ton nom y figurait. On a pensé convoquer tous ces gens, enfin, tous ceux que nous pourrions retrouver, histoire de leur faire passer des tests sanguins et autres, mais finalement on a renoncé : c’était trop lourd, trop envahissant, et trop peu susceptible de donner du concret. Sans compter les atteintes aux libertés civiques. Mais je me souviens que ton nom figurait sur cette liste.

« Je savais que c’était bien le tien parce qu’on y avait joint ta biographie quasi complète, y compris Cornell, y compris un lien hypertexte sur moi. »

Une fois de plus, j’ai pensé à Hitch Paley. Son nom figurait aussi sur cette liste. Ils avaient peut-être examiné un peu plus attentivement ses activités, depuis Hitch était peut-être en prison. Ce qui expliquerait pourquoi il n’y avait pas eu de paquet ce jour-là à Easy’s Packages, et pourquoi je n’avais pas entendu parler de lui depuis.

Mais bien entendu, je n’ai pas soufflé mot de tout cela à Sue.

« Eh bien, j’ai en quelque sorte pris note, a-t-elle continué, mais sans plus, du moins jusqu’à ces derniers temps. Scotty, il y a une chose qu’il faut que tu comprennes : l’évolution de cette crise a rendu tout le monde beaucoup plus parano. Et si ça se trouve, à juste titre. Surtout depuis Yichang. Tout le monde a pété les plombs à cause de Yichang. Tu sais combien de morts il y a eu rien que dans l’inondation ? En plus, c’était la première explosion atomique à peu près guerrière depuis le siècle dernier. »

Elle n’avait pas besoin de me le dire. Je m’étais tenu au courant. Il n’y avait même rien de surprenant à ce que la NSA, la CIA ou le FBI s’impliquent à ce point dans les recherches de Sue. Les Chronolithes étaient devenus, à la base, un problème de défense. L’image qui se tapissait au fond de toutes les têtes – rarement exprimée, rarement explicite – était celle d’un Chronolithe sur le sol américain : Kuin trônant sur Houston, New-York ou Washington.

« Et donc, quand ton nom m’est retombé sous les yeux… eh bien, c’était sur une liste d’un autre genre. Le FBI enquêtait à nouveau sur les témoins. Je veux dire, ils te gardaient plus ou moins à l’œil depuis le début. Tu n’étais pas surveillé à proprement parler, mais si tu déménageais dans un autre État ou je ne sais quoi, ils s’en seraient rendu compte et l’auraient noté dans ton dossier.

— Bon Dieu, Sue !

— Simple routine, rien de bien méchant. Jusqu’à récemment. Ton travail à Campion-Miller est apparu sur l’écran radar.

— J’écris des logiciels de gestion. Je ne vois pas…

— Ne sois pas si modeste, Scotty. Tu t’en es très bien sorti avec ces heuristiques de marketing et ces anticipations collectives. J’ai jeté un œil sur ton code…

— Tu as vu le code source de Campion-Miller ?

— Campion-Miller a bien voulu le mettre à la disposition des autorités. »

Les pièces du puzzle se mettaient peu à peu en place. Une enquête du FBI chez Campion-Miller ne manquerait pas d’inquiéter la direction, surtout si les questions portaient sur du code sensible. D’où l’étrange intransigeance d’Arnie Kunderson et cette atmosphère « taisez-vous, méfiez-vous » qui entourait mon licenciement.

« Tu veux dire que c’est toi qui m’as fait virer ?

— Personne ne voulait que tu perdes ton emploi. Mais en l’occurrence, c’est plutôt commode. »

Commode était sans doute le dernier mot qui me serait venu à l’esprit.

« Tu vois comment ça se goupille, Scotty ? Tu es sur place à l’arrivée du Chronolithe de Chumphon, qui te marque pour la vie à lui tout seul. Et voilà que cinq ans plus tard, il s’avère que tu élabores des algorithmes tout à fait pertinents pour les recherches qu’on effectue ici.

— Vraiment ?

— Crois-moi. C’est ce qui a fait ressortir ton dossier. J’ai glissé un mot gentil sur toi histoire qu’ils te lâchent un peu, mais pour parler franchement : il y a des gens très puissants qui s’énervent beaucoup trop. À cause de Yichang, mais aussi de l’économie, des émeutes, de tous ces problèmes au cours des dernières élections… cela rend incroyablement nerveuses certaines personnes. Donc, quand j’ai entendu dire que tu avais été viré, j’ai eu la brillante idée de te faire venir ici.

— En tant que quoi ? Prisonnier ?

— Pas vraiment. Je ne plaisantais pas à propos de ton travail, Scotty. En termes de culture de code, c’est vraiment chouette. Et très, très pertinent. Ça n’en a peut-être pas l’air, mais ce dont je me suis occupée ces derniers temps concerne en grande partie la modélisation de l’effet d’anticipation sur le comportement de masse. L’application d’un feedback et la théorie de la récurrence à la fois sur les événements physiques et sur le comportement humain.

— Je ne suis qu’un pisseur de code, Sue. Je cultivais des algorithmes que je ne prétends pas comprendre.

— Tu es trop modeste. C’est un travail capital. Et franchement, ce serait bien plus sympa si tu le faisais pour nous.

— Je ne comprends pas. Qu’est-ce qui vous intéresse, mon travail ou ma présence à Chumphon à l’époque ?

— Les deux. Je les soupçonne d’être liés.

— Ce n’est pourtant qu’une coïncidence.

— Au sens conventionnel du terme, oui, mais… oh, Scotty, c’est bien trop compliqué à expliquer au téléphone. Il faut que tu viennes me voir.

— Sue…

— Tu vas me dire que tu as l’impression que je t’ai mis la tête dans le mixeur. Que tu ne peux pas prendre une décision comme ça, en pyjama, à boire une cannette de bière tout en te désolant sur ton sort. »

J’étais en jean et en sweat-shirt, mais à part ça, elle avait mis dans le mille.

« Alors ne décide pas, a-t-elle intimé. Mais viens me voir. Viens à Baltimore. À mes frais. On pourra en discuter. Je m’occuperai de ton voyage. »

Une des principales caractéristiques de Sulamith Chopra, c’est que quand elle disait qu’elle allait faire quelque chose, elle le faisait.


La récession avait frappé plus durement à Baltimore qu’à Minneapolis/Saint Paul. La ville s’en était sortie sans problème dans les premières années du siècle, mais le centre-ville avait vite perdu ensuite ce lustre de prospérité, s’était petit à petit transformé en un ensemble de devantures vides, d’écrans à plasma brisés, de panneaux d’affichages criards rendus pastel par le soleil et les intempéries.

Sue s’est garée derrière un petit restaurant mexicain et m’a accompagné à l’intérieur. Le personnel l’a reconnue et l’a saluée par son nom. Le costume de notre serveuse lui donnait l’air de sortir d’une mission du XVIIe siècle, ce qui ne l’a pas empêchée de nous énumérer les plats du jour avec un accent heurté de Nouvelle-Angleterre. Elle a adressé à Sue un sourire qui rappelait celui d’un métayer à un propriétaire bienveillant : j’en ai déduit que Sue ne lésinait pas sur les pourboires.

Nous avons discuté un moment de tout et de rien : des événements actuels, de la crise d’Oglalla, du procès Pemberton. Sue essayait de retrouver le ton de notre relation, cette intimité familiale qu’elle avait établie avec tous ses étudiants à Cornell. Elle n’avait jamais aimé être traitée en figure d’autorité. Elle ne s’en remettait à personne et ne supportait pas qu’on s’en remette à elle. Elle était assez vieux jeu pour imaginer les scientifiques au travail comme des plaignants munis des mêmes droits face à la barre absolue de la vente.

Depuis Cornell, m’a-t-elle appris, le projet Chronolithe l’avait accaparée de plus en plus, jusqu’à devenir toute sa carrière. Elle avait publié d’importants articles théoriques durant cette période, mais jamais sans l’imprimatur de la sécurité nationale. « Et notre travail le plus important ne peut être publié, de peur de mettre l’arme entre les mains de Kuin.

— Tu en sais donc bien plus que ce que tu peux dire.

— Oui, bien plus… mais pas assez. » La serveuse a apporté du riz et des haricots. Sue s’est plongée dans son assiette en fronçant les sourcils. « Je suis aussi au courant pour toi, Scotty. Tu as divorcé de Janice, ou vice versa. Ta fille vit maintenant avec sa maman. Janice s’est remariée. Pendant cinq ans, tu as effectué à Campion-Miller un travail de qualité mais dans un domaine extrêmement limité, ce qui est honteux, parce que tu es une des personnes les plus brillantes que je connaisse. Pas un génie du genre en chaise roulante, mais brillant. Tu peux faire mieux.

— C’est ce qu’on écrivait toujours sur mon bulletin scolaire : « peut mieux faire ».

— Tu as réussi à t’en remettre, pour Janice ? »

Sue posait des questions intimes avec la brusquerie d’un agent du recensement. Je ne crois pas qu’il lui soit jamais venu à l’esprit qu’on puisse s’en offusquer.

Aussi ne s’en offusquait-on pas.

« En gros, oui, ai-je répondu.

— Et votre fille ? Kaitlin, c’est ça ? Mon Dieu, je me souviens quand Janice était enceinte. Avec son gros ventre. On aurait dit qu’elle avait planqué une Coccinelle Volkswagen sous ses vêtements.

— Kait et moi nous entendons bien.

— Tu aimes toujours ta fille ?

— Oui, Sue, j’aime toujours ma fille.

— Bien entendu. C’est tellement toi. » Elle a eu l’air sincèrement ravie.

« Et toi, à propos ? Tu as quelque chose en cours ?

— Eh bien, je vis seule. Je vois bien quelqu’un de temps en temps, mais ce n’est pas vraiment une relation. » Sue a baissé les yeux avant d’ajouter : « Elle est poète. Le genre de poète qui travaille dans un magasin. Je ne me résous pas à lui apprendre que le FBI a déjà mis le nez dans sa vie. Elle en sauterait au plafond. De toute façon, elle voit aussi d’autres personnes. Nous ne sommes pas monogames. Plutôt polyamoureux. Et surtout, nous sommes à peine ensemble. »

J’ai levé mon verre. « Drôle d’époque.

— Drôle d’époque. Skol. Au fait, j’ai vu que tu ne parlais pas à ton père. »

J’ai failli m’étouffer.

« J’ai eu le relevé de ta ligne téléphonique sous les yeux, a-t-elle expliqué. C’est lui qui appelle, et cela ne dure jamais plus de trente secondes.

— On fait un concours. Pour gagner, il faut raccrocher le premier. Merde, Sue, ce sont des appels privés.

— Il est malade, Scotty.

— Vas-y, dis-moi tout.

— Non, vraiment. Tu savais pour son emphysème, j’imagine. Mais il a consulté un oncologue. Cancer du foie, métastatique, qui ne réagit pas aux traitements. »

J’ai posé ma fourchette.

« Oh ! Désolée, Scotty, a-t-elle dit.

— Tu réalises que je ne te connais pas ?

— Bien sûr que si, tu me connais.

— Je t’ai connue il y a longtemps. Et pas intimement. J’ai connu une jeune universitaire, pas une femme qui me fait virer… et branche mon téléphone sur une putain de table d’écoute !

— Il n’y a plus de vie privée, de nos jours. Plus vraiment.

— Il est… mourant ?

— Sans doute. » Son visage s’est assombri quand elle a pris conscience de ses paroles. « Oh, mon Dieu ! Pardonne-moi, Scotty. Je parle sans réfléchir. Comme si j’étais limite autiste ou je ne sais quoi. »

Ça, au moins, c’était quelque chose que je savais sur elle. Je suis sûr qu’on a répertorié et génétiquement cartographié le défaut de Sue, cette incapacité bénigne à lire ou à prédire les sentiments des autres. En plus, elle adorait parler… du moins à l’époque.

« Ça ne me regarde pas, a-t-elle reconnu. Tu as raison.

— Je n’ai pas besoin d’un parent de substitution. Je ne suis même pas sûr d’avoir besoin de ce boulot.

— Scotty, ce n’est pas moi qui ai commencé à tenir la liste de tes appels. Tu peux prendre ce boulot ou non, mais le refuser ne te procurera pas une vie normale. Que tu l’aies su ou non à l’époque, tu y as renoncé à Chumphon. »

J’ai pensé : mon père est en train de mourir. Je me suis demandé si je m’en fichais ou pas.


De retour dans la voiture, Sue s’excusait toujours. « Ai-je tort de remarquer qu’il y a un lien entre nous ? Que les Chronolithes ont donné à nos deux vies une forme que nous ne pouvons contrôler ? Mais j’essaye de faire pour le mieux, Scotty. J’ai besoin de toi ici, et je pense que tu t’accomplirais davantage dans ce travail que chez Campion-Miller. » Elle est passé au feu orange et le clignotement de réprimande sur son contrôle tête haute l’a fait ciller. « Je me trompe en soupçonnant que tu veux être impliqué dans ce que nous faisons ? »

Non, mais je ne lui ai pas donné la satisfaction de l’avouer.

« Et puis…» Est-ce qu’elle rougissait ? « Franchement, j’apprécie ta compagnie.

— Tu ne dois pourtant pas en manquer.

— J’ai des collègues, pas de la compagnie. Personne qui compte. Et de toute façon, tu sais que ce n’est pas une mauvaise proposition. Pas dans le monde dans lequel nous vivons. » Elle a ajouté d’une voix presque timide : « Et ça te permettrait de voyager. De voir du pays. D’assister à des miracles. »

Stranger than science.

6

Dans la grande tradition de l’emploi fédéral, j’ai attendu trois semaines que quelque chose se produise. Les employeurs de Sulamith Chopra m’ont trouvé un motel et m’y ont abandonné. Chaque fois que j’appelais Sue, on me passait à un fonctionnaire du nom de Morris Torrance, qui me conseillait d’être patient. Le service en chambre était gratuit, mais on ne peut pas vivre uniquement de service en chambre. Je ne voulais pas abandonner mon appartement de Minneapolis tant que je n’avais rien signé de concret, et chaque jour passé dans le Maryland me faisait perdre de l’argent.

Le terminal du motel était presque certainement sur écoute, et le FBI avait sûrement trouvé le moyen de se brancher sur mon terminal portable avant même que son signal n’atteigne un satellite, Cela ne m’a pas empêché de faire ce qu’ils s’attendaient sans doute à me voir faire : j’ai continué à rassembler des données sur Kuin et me suis intéressé d’un peu plus près à certaines des publications de Sue.

Elle avait publié deux articles importants dans le nexus de Nature et un sur le site de Science. Tous trois sur des sujets qui dépassaient mes compétences et ne semblaient avoir qu’un vague rapport avec les Chronolithes : « Une hypothétique énergie unificatrice du tauon », « Structures matérielles non hadroniques », « La gravitation et les forces de liaison temporelles ». Tout ce que j’ai compris du texte est que Sue avait produit quelques solutions intéressantes à des problèmes de physique fondamentale. Les articles étaient très détaillés et, pour moi, difficilement compréhensibles, un peu comme Sue elle-même.

Comme j’avais du temps devant moi, j’en ai consacré une partie à penser à elle. Bien entendu, elle avait été plus qu’une enseignante pour ceux qui avaient appris à la connaître. Mais elle s’était toujours montrée très discrète sur sa vie privée. Originaire de Madras, la famille de Sue avait émigré aux États-Unis lorsqu’elle avait trois ans. Son enfance avait été des plus solitaires, partagée entre ses devoirs scolaires et ses intérêts intellectuels alors naissants. Elle était homosexuelle, bien entendu, mais parlait très peu de ses partenaires, qu’elle ne semblait jamais garder bien longtemps, et n’avait jamais évoqué la manière dont ses parents, qu’elle décrivait comme « plutôt conservateurs, légèrement religieux », avaient réagi à l’annonce de son homosexualité. Comme si elle trouvait ces sujets triviaux, indignes qu’on en parle. Peut-être nourrissait-elle une vieille douleur. Dans ce cas, elle le cachait bien.

Elle trouvait son bonheur dans son travail, qu’elle effectuait avec un enthousiasme d’une sincérité évidente. Son travail, ou sa capacité à l’accomplir, était la récompense dont la vie la gratifiait, et pour Sue, cela compensait tout le reste. Elle avait des plaisirs intenses, mais monacaux.

Sue ne se limitait sûrement pas à cela. Mais elle n’avait rien voulu partager d’autre.

« Une hypothétique énergie unificatrice du tauon »… Qu’est-ce que cela pouvait bien signifier ?

Cela signifiait qu’elle avait inspecté de près la mécanique de l’univers. Qu’elle ne se laissait pas intimider par les choses fondamentales.


Je souffrais de la solitude, mais j’étais trop mal à l’aise pour y remédier, et je m’ennuyais assez pour tenter de repérer, parmi les automobiles garées sur le parking du motel, celle abritant l’équipe du FBI chargée de ma surveillance, si toutefois elle se servait d’une voiture.

Mais quand j’ai fini par avoir affaire au FBI, cela n’a rien eu de furtif. Morris Torrance m’a téléphoné pour m’informer que j’avais rendez-vous au Bâtiment fédéral du centre-ville, où l’on me demanderait de fournir un échantillon de sang et de me soumettre au détecteur de mensonge. Qu’il faille franchir de tels obstacles pour décrocher un emploi rémunéré comme gardien du code de Sue Chopra montrait avec quel sérieux le gouvernement prenait ses recherches, ou du moins l’investissement consenti par le Congrès.

Mais Morris lui-même avait sous-estimé ce que les Fédéraux exigeraient de moi. Outre un prélèvement de sang, j’ai subi une radio du torse ainsi qu’un scan-laser crânien. On m’a soulagé d’échantillons d’urine, de matières fécales et de cheveux. On a relevé mes empreintes digitales, on m’a fait signer une autorisation de séquençage de chromosomes, et on m’a accompagné jusqu’au détecteur de mensonge.

Lorsque Morris Torrance avait mentionné ce détecteur, au téléphone, je n’avais ensuite pu penser qu’à une chose : Hitch Paley.

Ce que je savais sur Hitch pouvait l’envoyer en prison, s’il ne s’y trouvait pas déjà, et cela me posait un problème. Hitch n’avait jamais été mon ami le plus intime et j’ignorais jusqu’à quel point je devais lui être loyal, après tant d’années. Mais je n’en avais pas dormi de la nuit et j’avais fini par décider que je déclinerais l’offre d’emploi de Sue plutôt que de compromettre la liberté de Hitch. Certes, Hitch était un criminel passible de prison selon la loi, mais je ne voyais pas quelle justice il y avait à emprisonner un homme pour avoir vendu de la marijuana à des oisifs fortunés qui, sans cela, auraient claqué leur fric dans des boissons à base de vodka, de la coke ou des méthamphétamines.

Non que Hitch ait été particulièrement scrupuleux sur ce qu’il vendait. Mais moi, je l’étais sur qui je vendais.

Malgré sa blouse blanche, l’opérateur du détecteur de mensonge ressemblait plus à un videur qu’à un médecin, et l’incontournable Morris Torrance nous a rejoints dans la pièce d’une nudité clinique afin de superviser le test. Morris était de toute évidence un employé fédéral ; il avait une douzaine de kilos en trop et n’était plus dans la fleur de l’âge depuis une dizaine d’années. Son crâne s’était dégarni de cette manière qui donne l’air tonsuré à certains hommes mûrs. Mais il avait une poignée de main ferme, des manières décontractées, et ne me semblait pas vraiment hostile.

J’ai laissé l’opérateur me fixer les électrodes et répondu à ses questions d’étalonnage sans bafouiller. Morris a ensuite pris le relais et s’est mis à revoir avec moi, détail après détail, ma première expérience du Chronolithe de Chumphon, s’interrompant de temps à autre pour laisser le gourou du détecteur gribouiller des annotations sur le listage craché par la machine (qui ressemblait à une antiquité, et en était bien une puisqu’on l’avait conçue conformément à des spécifications formulées par une jurisprudence du XXe siècle.) J’ai raconté mon histoire sans mentir et en détail, sans hésiter à mentionner le nom de Hitch Paley, mais en passant sous silence la manière dont il gagnait sa vie. J’ai même ajouté un petit quelque chose sur son commerce d’appâts, qui était des plus légitimes, après tout, du moins de temps en temps.

Quand j’en suis arrivé à Bangkok et à la prison, Morris a demandé : « Vous a-t-on fouillé à la recherche de drogue ?

— On m’a fouillé plusieurs fois. Peut-être qu’ils cherchaient de la drogue, je n’en sais rien.

— A-t-on trouvé des drogues ou des substances interdites sur votre personne ?

— Non.

— Avez-vous fait passer des frontières nationales ou d’État à des substances interdites ?

— Non.

— Étiez-vous averti de l’aspect du Chronolithe avant son arrivée ? Aviez-vous une quelconque connaissance préalable de cet événement ?

— Non.

— Son arrivée vous a-t-elle surpris ?

— Oui.

— Connaissez-vous le nom de Kuin ?

— Je l’ai appris grâce aux informations.

— Avez-vous vu l’image sculptée dans les monuments actuels ?

— Oui.

— Ce visage vous est-il familier ? Le reconnaissez-vous ?

— Non. »

Morris a hoché la tête puis a conféré en privé avec l’opérateur du détecteur. Quelques minutes plus tard, on m’a séparé de la machine.

Morris m’a raccompagné à l’extérieur du bâtiment. « Est-ce que j’ai réussi le test ? » lui ai-je demandé. Il a souri. « Ce n’est pas mon rayon. Mais à votre place, je ne me ferais pas de souci. »


Sue m’a appelé le lendemain matin pour me dire de me présenter au travail.

Le gouvernement fédéral, pour des raisons que le plus ancien des sénateurs du Maryland est probablement le seul à connaître, avait installé cette branche de sa force d’enquête sur le Chronolithe dans un immeuble quelconque d’un parc industriel de la périphérie de Baltimore. C’était une simple enfilade basse de bureaux et de bibliothèques improvisées. Sue m’a expliqué que la part purement scientifique des travaux de recherches était effectuée par des universités et des laboratoires fédéraux. Sa responsabilité à elle tenait plus de l’animation d’un groupe de réflexion chargé de collationner les résultats, de fournir des prestations d’expert-conseil et d’agir comme chambre de compensation pour la bourse allouée par le congrès. En essence, le travail de Sue consistait à évaluer l’état actuel des connaissances et à identifier les nouvelles lignes de recherche les plus prometteuses. Ses supérieurs immédiats travaillaient dans des agences gouvernementales ou en tant qu’assistants parlementaires. Elle représentait l’échelon supérieur, dans les forces de recherche sur les Chronolithes, de ce qu’on pouvait raisonnablement appeler la science.

Je me suis demandé comment quelqu’un d’aussi attaché à la recherche que Sue Chopra avait pu aboutir dans un vulgaire boulot de direction. J’ai arrêté de me poser la question lorsqu’elle a ouvert la porte de son bureau pour m’inviter du geste à y entrer. La grande pièce renfermait un bureau laqué d’occasion et d’innombrables meubles-classeurs. L’espace entourant son terminal de travail croulait sous les coupures de presse, les journaux, les impressions de courriers électroniques. Quant aux murs, ils étaient recouverts de photographies.

« Bienvenue dans le saint des saints », a dit Sue d’un air enthousiaste.

Des photos des Chronolithes.

De tous les Chronolithes, portraits professionnels avec beaucoup de piqué, instantanés pris par des touristes ou énigmatiques clichés satellites en fausses couleurs. Il y avait celui de Chumphon avec plus de détails que je n’en avais jamais vu, les lettres de son inscription mises en valeur par une lumière rasante. Et celui de Bangkok, et la première image gravée de Kuin lui-même. (La plupart des experts doutaient de la fidélité de la représentation. Ils en trouvaient les traits trop génériques, presque comme s’ils sortaient d’un processeur graphique programmé pour fournir une image de « maître du monde ».)

Il y avait ceux de Pyongyang et de Hô Chi Minh-Ville. Ceux de Taipei, de Macao et de Sapporo, celui de la plaine de Kantô dominant une paire de silos foudroyés. Celui de Yichang, avant et après l’inutile frappe nucléaire, avec le monument hautainement intact et l’artère tranchée et ravagée là où l’explosion avait brisé le barrage sur la rivière Jaune.

Et aussi, vu d’orbite, l’écoulement brun dans la mer de Chine.

Sur toutes, le visage de Kuin, imperturbable, observait les environs comme depuis un trône de nuages.

« En fin de compte, les Chronolithes ont presque complètement inversé le concept de monument, m’a dit Sue tandis que je regardais ces images. Un monument sert à laisser un message au futur, à permettre aux morts de parler à leurs descendants.

« Contemplez mon œuvre, ô puissants, et vous désespérez[4]. »

— Exactement. Sauf qu’avec les Chronolithes, c’est l’inverse. Ils n’annoncent pas « j’étais ici » mais « j’arrive. Je suis votre avenir, que cela vous plaise ou non ».

— Contemplez mon œuvre et tremblez.

— C’est d’une perversité admirable.

— Tu l’admires, toi ?

— Pour tout te dire, Scotty… j’en ai parfois le souffle coupé.

— Moi aussi. » Sans dire que cela m’avait aussi séparé de ma femme et de ma fille.

Découvrir sur le mur de Sue Chopra une recréation de mon obsession envers les Chronolithes m’a perturbé, comme si je venais de m’apercevoir que nous avions un poumon commun. Mais bien entendu, c’était justement pour cela que ce travail lui plaisait : il lui permettait de savoir à peu près tout ce qu’il était possible de savoir sur les Chronolithes. De la recherche plus appliquée l’aurait confinée dans une perspective bien plus limitée, du genre dénombrement des anneaux de réfraction ou débusquage d’insaisissables bosons.

Et il lui permettait aussi de se consacrer aux maths approfondies, et peut-être même davantage que par le passé, étant donné que, jour après jour, la quasi-totalité des travaux de recherche classés secrets passait sur son bureau.

« Et voilà, Scotty.

— Montre-moi mon poste de travail. »

Elle m’a conduit à un bureau périphérique meublé d’une table et d’un terminal. Le terminal, quant à lui, était connecté à un ensemble de stations de travail Quantum Organics disposées en rangs serrés, dont la puissance de calcul tout comme la sophistication dépassaient ce que Campion-Miller avait jamais eu les moyens de s’offrir.

Dans un coin, Morris Torrance, perché sur une chaise en bois inclinée contre le mur, lisait l’édition papier de Golf.

« Il est compris dans le lot ? ai-je demandé.

— Vous pouvez vous partager l’endroit quelque temps. Morris a besoin d’être proche de moi, physiquement parlant.

— Morris est un bon ami ?

— C’est mon garde du corps, entre autres. »

Morris a souri et lâché son magazine. Il s’est gratté la tête, un geste étrange sans doute destiné à dévoiler le pistolet qu’il portait sous sa veste. « Je suis globalement inoffensif », a-t-il déclaré.

Je lui ai à nouveau serré la main… mais plus chaleureusement, cette fois, vu qu’il ne me tourmentait pas pour obtenir un échantillon d’urine.

« Pour l’instant, a décrété Sue, contente-toi de te familiariser avec ce que je fais. Je n’ai pas ton niveau de maîtrise du code, alors prends des notes. Nous discuterons de la manière de procéder à la fin de la semaine. »

C’est donc à cela que j’ai consacré la journée. Je n’ai regardé ni les données entrées par Sue, ni ses résultats, mais les couches procédurales, les protocoles utilisés pour traduire les problèmes en systèmes limités et en solutions autorisées à se reproduire et à mourir. Elle avait installé les meilleures applications génétiques commerciales, mais celles-ci étaient franchement inadaptées (ou du moins d’une lourdeur absurde) à une partie de ce qu’elle essayait de faire. Nous appelions ce genre d’applis des « règles à calcul » : utiles pour une première approximation, mais primitives.

Morris a fini son Golf et a rapporté de quoi manger de chez le traiteur en bas de la rue, avec un exemplaire du Pêcheur à la mouche pour occuper son début d’après-midi. Sue émergeait à intervalles réguliers pour nous regarder d’un air ravi : nous représentions sa zone tampon, une couche d’isolant entre le monde et les mystères de Kuin.


Le dernier soir de ma première semaine dans le projet, je regagnais en voiture un autre appartement presque vide quand j’ai soudain compris que ma vie venait subitement de prendre un tournant irrévocable.

Peut-être à cause de l’ennui de la conduite, ou des colonies de tentes qui ressemblaient à des carcasses de voitures rouillées sur le bord de la route, ou tout simplement de la perspective d’un week-end de solitude. Le mot « déni » a mauvaise réputation, contrairement au stoïcisme. Le stoïcisme n’est-il pas pourtant fondé sur le déni, le refus définitif de capituler devant une vérité affreuse ? Je m’étais montré vraiment très stoïque, ces derniers temps. Mais alors que je déboîtais pour doubler un camion-citerne, une fourgonnette Leica jaune s’est mise à me presser de derrière, et au même moment le camion a commencé à sortir de sa file pour empiéter sur la mienne. Son conducteur avait dû faire désactiver les contrôles automatiques de proximité, ce qui est tout à fait illégal mais assez fréquent chez les routiers indépendants. Et je me trouvais dans son angle mort, et la Leica refusait de freiner, et pendant cinq bonnes secondes je n’ai rien eu sous les yeux qu’une prémonition de mon corps aplati comme une crêpe sur la colonne de direction.

Puis le routier m’a aperçu dans son rétroviseur, s’est rabattu sur la droite et m’a laissé le doubler.

La Leica m’a dépassé à fond comme si de rien n’était. Je me suis retrouvé couvert de sueur froide au volant… sans forces, fondamentalement perdu, à descendre une route grise entre l’oubli et l’oubli.


Une semaine plus tard, j’ai reçu une bonne nouvelle, Janice m’a appelé pour m’informer qu’on allait donner une oreille neuve à Kait.

« Ce sera une réparation complète, Scott, du moins on l’espère, étant donné qu’elle est née avec une ouïe normale et que les circuits nerveux nécessaires à l’audition doivent toujours être en place. Ça s’appelle une prothèse mastoïdo-cochléaire.

— C’est vraiment possible ?

— La procédure est assez récente, mais le taux de réussite approche des cent pour cent pour les patients au passé médical identique à celui de Kait.

— Il n’y a pas de danger ?

— Pas vraiment. Mais c’est une opération chirurgicale importante. Elle passera plus d’une semaine à l’hôpital.

— C’est pour quand ?

— Dans six mois, jour pour jour.

— Et pour le financement ?

— Whit est bien couvert. Sa mutuelle accepte d’en prendre en charge au moins une partie. Je peux retirer un peu d’argent de mon plan de retraite, et Whit est prêt à payer le reste de sa poche. Il faudra peut-être prendre une deuxième hypothèque sur la maison. Mais c’est le prix à payer pour que Kaitlin puisse avoir une enfance normale.

— Laisse-moi participer.

— Je sais que tu ne roules pas vraiment sur l’or en ce moment, Scott.

— J’ai de l’argent de côté.

— Et je te remercie de ta proposition. Mais… franchement, Whit serait plus à l’aise s’il s’en occupait lui-même. »

Kait s’était bien adaptée à sa perte auditive. À moins de remarquer sa façon de pencher la tête ou celle de se renfrogner quand les conversations se faisaient moins sonores, on ne s’apercevait pas de son handicap. Mais il la rendait inévitablement différente, la condamnait au premier rang en classe, où trop d’enseignants s’étaient adressés à elle en exagérant leurs voyelles et en se comportant comme si son problème d’audition provenait d’une déficience intellectuelle. Elle était gênée quand elle jouait dans la cour de l’école, et on la surprenait facilement de derrière. Tout cela, associé à sa timidité naturelle, l’avait rendue un peu trop accro au Net, égocentrique, et parfois maussade.

Mais cela changerait. Les dégâts semblaient sur le point d’être réparés grâce aux progrès récents de l’ingénierie biomédicale. Et grâce à Whitman Delahunt. Et si mon ego se froissait un peu de le voir se mêler de l’intérêt de ma fille… eh bien, mon ego pouvait aller se faire foutre.

Kaitlin retrouverait son intégrité. Le reste n’avait aucune importance.

« Mais j’y tiens, Janice. Je le dois à Kaitlin depuis longtemps.

— Pas vraiment, Scott. Tu n’es en aucun cas responsable de son problème d’oreille.

— Je veux participer à sa diminution.

— Eh bien… Whit te laisserait sans doute apporter une petite contribution, si tu insistes. »

J’avais eu cinq années frugales. Ma « petite contribution » s’est montée à cinquante pour cent du coût de l’opération.


« Bon, Scotty, a dit Sue Chopra, prêt à partir en voyage ? »

Je lui avais déjà parlé de l’opération de Kaitlin. Je lui avais annoncé vouloir tenir compagnie à Kait pendant sa convalescence et je l’avais prévenue que je ne transigerais pas là-dessus.

« On l’opère dans six mois, a dit Sue. Nous serons revenus bien avant. »

Sibyllin. Mais elle semblait enfin prête à lever le voile sur toutes ses allusions des derniers jours.

Dans la cafétéria spacieuse mais quasiment vide, nous nous sommes assis tous les quatre à une table près de la seule fenêtre, qui surplombait l’autoroute. Sue, Morris Torrance, un jeune homme du nom de Raymond Mosely et moi.

Ray Mosely, étudiant en physique de troisième cycle issu du MIT, travaillait avec Sue sur les inventaires des sciences dures. Il avait vingt-cinq ans, de la bedaine, l’air peu soigné de sa personne et en même temps brillant comme un sou neuf. Il était d’une timidité maladive. Il m’avait évité des semaines durant, apparemment parce qu’il ne m’avait jamais vu avant. Il avait fini par m’accepter quand il avait compris n’avoir pas en moi un rival pour l’affection de Sue Chopra.

Sue, bien entendu, avait au moins douze ans de plus que lui et ses inclinations sexuelles ne la poussaient aucunement vers les hommes, encore moins vers les jeunes physiciens timides qui s’imaginaient qu’une longue conversation sur les interactions du muon constituait une invite à une intimité physique. Sue lui avait expliqué tout cela une fois ou deux. Ray était censé s’être résigné à cette explication, mais il lui lançait toujours des regards stupides de l’autre côté de la table poisseuse et se rangeait à son opinion avec la loyauté d’un amant.

« Le plus stupéfiant, a commencé Sue, est la quantité de ce que nous n’avons pas appris sur les Chronolithes en dépit de toutes ces années écoulées depuis Chumphon. Tout ce que nous pouvons faire, c’est les caractériser un peu. Nous savons par exemple qu’il est impossible de renverser une pierre de Kuin, y compris en sapant ses fondations, parce qu’elle se maintient dans une orientation précise, à une distance fixe du centre de la Terre, même s’il lui faut pour cela flotter dans l’air. Nous la savons spectaculairement inerte, nous savons qu’elle a un indice de réfraction donné, nos inspections nous ont appris qu’elle a plus probablement été moulée que sculptée, etc., etc. Mais rien de tout cela ne relève d’une véritable compréhension. Nous comprenons les Chronolithes de la manière dont un théologien du Moyen-âge comprendrait une automobile. C’est lourd, les garnitures chauffent si on les laisse au soleil, il y a des pièces pointues et d’autres non. Certains de ces détails peuvent avoir de l’importance, la plupart n’en ont sans doute pas, mais on ne peut les éliminer sans s’appuyer sur une théorie globale. Ce qui est précisément ce dont nous manquons. »

Nous avons hoché la tête avec sagesse, comme d’habitude lorsque Sue se lançait dans des explications.

« Certains détails ont pourtant plus d’intérêt que d’autres, a-t-elle continué. Nous avons par exemple plus ou moins la preuve qu’il se produit une augmentation graduelle et progressive de la radiation de bruit de fond locale au cours des semaines précédant la manifestation d’un Chronolithe. Augmentation qui n’a rien de dangereux, mais est parfaitement mesurable. Les Chinois ont un peu creusé la question, à l’époque où ils nous communiquaient encore le résultat de leurs recherches. Et puis les Japonais ont eu un coup de pot.

« Ils ont toujours un réseau de stations de mesure de radioactivité en service autour de leur réacteur à fusion Sapporo/Technics. Tokyo tentait de repérer la source de tout ce rayonnement parasite dans les jours précédant l’apparition du Chronolithe. Les mesures ont atteint un maximum à l’arrivée du monument, et ont très vite retrouvé ensuite un niveau normal.

Ce qui signifie, a expliqué Ray Mosely comme s’il servait d’interprète à des idiots, que si nous ne pouvons empêcher l’arrivée d’un Chronolithe, nous pouvons plus ou moins la prévoir.

— Et avertir la population, a ajouté Sue.

— Ça semble prometteur… si on sait où regarder, ai-je dit.

— Ouais, c’est là que le bât blesse, a admis Sue. Mais il y a beaucoup d’endroits où on surveille la radioactivité ambiante. Et Washington s’est arrangé avec un certain nombre de gouvernements amis pour qu’on mette en place des détecteurs dans les principales zones urbaines. D’un point de vue protection civile, cela signifie que nous pourrons faire évacuer.

— Mais nous, est intervenu Ray, cela nous intéresse plutôt d’y être. »

Sue lui a jeté un regard sévère, comme s’il lui avait volé sa chute.

« Ce ne serait pas un peu dangereux ? ai-je demandé.

— Pouvoir enregistrer l’événement, obtenir des mesures précises de l’explosion produite par l’arrivée, assister à l’intégralité du processus… serait d’une valeur inestimable.

— Y assister de loin, j’espère, a glissé Morris Torrance.

— Nous pouvons minimiser tout danger physique.

— C’est pour bientôt ? ai-je voulu savoir.

— Nous partons dans un jour ou deux, Scotty, et ça sera peut-être un peu juste. Je sais que le délai est court. Nos avant-postes sont déjà prêts et nous avons des spécialistes sur place. Tout laisse penser à une grosse manifestation dans une quinzaine de jours maximum. Les journaux devraient titrer sur l’évacuation dès ce soir.

— Et nous allons à… ?

— Jérusalem », a dit Sue.


Elle m’a donné une journée pour boucler mes valises et mettre de l’ordre dans mes affaires. J’en ai profité pour prendre ma voiture et partir.

7

Un jour, alors que j’avais dix ans, je suis rentré à la maison et j’y ai trouvé ma mère en train de récurer la cuisine. La situation ne m’a pas du tout semblé anormale… jusqu’à ce que j’observe ma mère d’un peu plus près (j’avais déjà appris à l’observer soigneusement).

Ma mère n’était pas très belle, et je crois que je le savais déjà, de cette manière dont les enfants sentent vaguement ce genre de choses. Son visage dur et étroit faisait de ses sourires autant d’événements mémorables. Le soir, dans mon lit, je me repassais ses rires dans ma tête. Elle venait d’avoir trente-cinq ans, ne se maquillait jamais et négligeait certains matins de se brosser les cheveux, ce qui ne se voyait pas trop grâce aux reflets naturels de sa chevelure brune.

Elle détestait acheter des vêtements. Elle portait toujours les siens jusqu’à ce qu’ils deviennent littéralement immettables. Il m’arrivait de me sentir gêné qu’elle m’emmène faire les courses, parce qu’on voyait la bretelle de son soutien-gorge par un trou de cigarette sur le côté de son pull bleu, ou une décoloration de la forme de la Californie qui descendait sous l’épaule droite de son chemisier jaune.

Si je lui en parlais, elle me regardait sans piper mot et rentrait à la maison enfiler quelque chose de vaguement plus présentable. Mais j’avais horreur de lui en parler car cela me donnait l’impression d’être un petit saint efféminé, le genre de Garçon Qui Se Soucie Des Vêtements, ce que je n’étais en rien. Seulement, je ne voulais pas des regards obliques dans les allées du supermarché.

Ce jour-là, quand je suis rentré, elle portait un blue-jean et une chemise de mon père trop grande pour elle. Elle avait les bras enfoncés jusqu’aux épaules dans des gants de caoutchouc jaune qui masquaient, cela m’a échappé sur le moment, un certain nombre de griffures assez profondes pour saigner. C’était sa tenue de ménage, et elle avait travaillé d’arrache-pied : la cuisine empestait le Lysol, l’ammoniaque et une demi-douzaine des détergents et désinfectants qu’elle remisait dans le placard sous l’évier. Elle s’était attaché les cheveux sur la nuque avec un bandana et se concentrait sur le sol carrelé. Il a fallu que je pose bruyamment la boîte de mon déjeuner sur le comptoir pour qu’elle me voie.

« Ne reste pas dans la cuisine, a-t-elle dit d’une voix blanche. C’est ta faute.

— Ma faute ?

— C’est ton chien, non ? »

Elle parlait de Chuffy, notre springer, et je me suis mis à avoir peur… moins à cause de ses paroles que de la manière dont elle les avait prononcées.

Elle me souhaitait bonne nuit de la même manière. Tous les soirs, elle entrait dans ma chambre, se penchait sur mon lit, ajustait le drap de coton et la couverture matelassée, puis déposait un baiser sur le bout de ses doigts qu’elle frottait ensuite sur mon front. Et neuf fois sur dix, je trouvais cela aussi réconfortant que cela en a l’air. Mais certains soirs… certains soirs, peut-être qu’elle avait un peu bu, elle se courbait sur moi en dégageant, comme un poêle à charbon dégage de la chaleur, une odeur féroce de sueur et d’alcool, et elle avait beau prononcer les mêmes mots, les mêmes « Bonne nuit, Scotty, dors bien », elle avait l’air de jouer un rôle, et ses doigts sur ma peau étaient froids et rêches. Ces soirs-là, je tirais la couverture sur ma tête et je comptais les secondes (mille un, mille deux) jusqu’à ce que le bruit de ses pas s’évanouisse dans le couloir.

C’est cette même voix qu’elle avait ce jour-là. Ses yeux étaient trop écarquillés et sa bouche restait pincée en une ligne étroite, et je me suis douté qu’en l’approchant je sentirais cette même puanteur saumâtre et repoussante de plage à marée basse.

Elle a continué son ménage et je me suis glissé dans le salon pour allumer la télé et regarder sans la voir une rediffusion de Seinfeld, jusqu’à ce que me revienne à l’esprit sa remarque sur Chuffy.

Ma mère ne l’avait jamais aimé. Elle le tolérait, mais c’était notre chien, à mon père et à moi, pas le sien. Si par exemple Chuffy s’était oublié sur le sol de la cuisine, cela n’expliquerait-il pas la réaction de ma mère ? Et où diable était-il, d’ailleurs ? D’habitude, à ce moment-là de la journée, il attendait sur le canapé qu’on lui gratte les oreilles. Je l’ai appelé.

« Cet animal est dégoûtant, a dit ma mère dans la cuisine. Laisse cet animal tranquille. »

J’ai retrouvé Chuffy à l’étage, enfermé dans le cabinet de toilette de la chambre de mes parents. On lui avait récuré l’arrière-train et les pattes jusqu’au sang, probablement à l’aide d’une de ces pailles métalliques que nous réservions à la vaisselle grasse. Sa peau saignait à une douzaine d’endroits où le pelage était parti, et quand j’ai voulu le réconforter, il a planté ses dents dans mon avant-bras.


Les faubourgs du Maryland dans lesquels vivait mon père avaient mal vieilli. Le quartier, autrefois semi-rural, était devenu un nid de boîtes de strip-tease, de boutiques de produits érotiques et de tours de logement pour ouvriers. Le lotissement clos existait toujours, mais la loge du portier était inoccupée et couverte de graffitis arabes. La maison sur Provender Lane, celle de mon enfance, était quasi méconnaissable derrière des haies de neige bosselées. L’une des gouttières de la corniche s’était détachée du toit et derrière elle les bardeaux s’affaissaient de façon inquiétante. La maison ne ressemblait pas à celle de mes souvenirs, mais c’était tout à fait le type de maison qu’habiterait (ou peut-être que devrait habiter) mon père : à la fois mal entretenue et inhospitalière.

Je me suis garé, j’ai coupé le moteur et je suis resté un moment assis dans la voiture.

Bien entendu, venir avait été une idée stupide. J’avais obéi à une de ces impulsions téméraires aussi spectaculaires que vides de sens. J’avais décidé que je devais revoir mon père avant de quitter le pays (implicitement : avant sa mort)… mais pour quoi faire exactement ? Qu’avais-je à lui dire, qu’avions-nous à nous dire ?

Au moment où je tendais la main vers la clé de contact, il est sorti sur la véranda de bois grinçant pour y ramasser son journal du soir. Dans la lumière bleutée du crépuscule, l’éclairage de la véranda a teinté sa peau de jaune aigre. Il a jeté un coup d’œil à la voiture, s’est penché pour prendre le journal, a regardé à nouveau. Finalement, il s’est avancé jusqu’au trottoir en pantoufles et tricot de corps blanc. Cet exercice inhabituel l’a laissé à bout de souffle.

J’ai baissé ma vitre.

« Je me disais bien que c’était toi », a-t-il prononcé.

Le son de sa voix a ravivé tout un régiment de souvenirs en moi. Je n’ai pas répondu.

« Eh bien, entre. Il fait froid dehors. »

J’ai verrouillé la voiture derrière moi et activé les protocoles de sécurité. Au bout de la rue, trois jeunes Asiatiques au visage sans expression m’ont regardé gagner la porte sur les talons de mon père mourant.


Chuffy s’est rétabli mais ne s’est plus jamais approché de ma mère. Ce sont les blessures de ma mère qui se sont révélées permanentes et handicapantes. On m’a dit, à un stade de son déclin, qu’elle souffrait d’un dérèglement neurologique appelé schizophrénie, qu’il s’agissait d’une maladie, d’une panne quelque part dans le fonctionnement mystérieux mais normal du cerveau. Je n’y ai pas cru, je savais par expérience le problème à la fois plus simple et plus effrayant : une bonne et une mauvaise mère s’étaient mises à habiter le même corps. Et parce que j’aimais la bonne mère, il devenait possible et même nécessaire de détester la mauvaise.

Hélas, chacune déteignait sur l’autre. La bonne mère pouvait m’embrasser lorsque je partais le matin, mais quand je rentrais de l’école (tard, à contrecœur), l’usurpatrice folle avait pris le contrôle. Je n’ai pas eu d’amis proches avant mes dix ans, parce que quand on en a il faut les laisser venir chez soi, et la dernière fois que j’avais essayé, la fois où j’avais ramené chez nous un garçon roux et timide nommé Richard avec qui je m’étais lié d’amitié en classe de géographie, elle l’avait sermonné vingt minutes durant sur les dangers que les moniteurs vidéo faisaient courir à sa future fertilité. Sauf qu’elle avait utilisé un vocabulaire nettement plus explicite. Le lendemain, Richard m’avait battu froid, m’avait ignoré, comme si j’avais fait quelque chose d’épouvantable. Je voulais lui dire que ce n’était pas ma faute, ni même celle de ma mère. Nous étions les victimes d’un cas de possession.

Comme elle ne se croyait pas malade, elle projetait sa faiblesse sur moi, et elle a exigé un nombre incalculable de fois pendant mon adolescence que je cesse de la regarder « comme ça », c’est-à-dire avec une expression d’effroi manifeste. Et une des ironies de la schizophrénie paranoïaque est qu’elle répond avec une rigueur presque mathématique à ses pires appréhensions. Ma mère pensait que nous conspirions pour la rendre folle.

Rien de tout cela ne nous a rapprochés, mon père et moi. Bien au contraire. Il avait refusé le diagnostic avec presque autant de véhémence que ma mère, mais son refus à lui avait pris une forme plus directe. Je pense qu’il avait toujours eu le sentiment de s’être marié en dessous de sa condition, d’avoir fait une faveur aux parents de ma mère, là-bas à Nashua, dans le New Hampshire, en les débarrassant de leur fille versatile et renfermée. Peut-être s’était-il imaginé que le mariage lui arrangerait le caractère. Raté. Elle l’avait déçu, et peut-être l’avait-il déçue lui aussi. Mais il a continué à exiger beaucoup d’elle. Il lui reprochait le moindre de ses actes irrationnels comme s’il s’adressait à quelqu’un à même de porter un jugement moral et éthique, ce dont elle était effectivement capable, mais pas tout le temps. Ainsi la bonne mère souffrait-elle des péchés de la mauvaise. La mauvaise pouvait se montrer acerbe et obscène, mais on pouvait intimider et malmener la bonne. On pouvait réduire la bonne mère à se confondre lâchement en excuses, ce à quoi mon père se livrait à intervalles réguliers. Il lui criait dessus, la frappait à l’occasion, l’humiliait assez souvent, tandis que, terré dans ma chambre, j’essayais d’imaginer un monde où la bonne mère et moi pourrions les abandonner l’un et l’autre, mon père et l’encombrante pseudo-maman. Nous vivrions heureux, me disais-je, dans le genre de foyer chaleureux qu’elle avait au moins essayé de créer, pendant que mon père continuerait à se battre contre son irrationnelle épouse truquée dans un endroit distant et isolé, une cellule de prison, par exemple, ou un asile de fous.

Plus tard, après mon seizième anniversaire et mon permis de conduire, mais avant l’internement de ma mère dans la maison résidentielle du Connecticut où elle allait finir ses jours, mon père nous a emmenés en voyage à New York. Je pense qu’il croyait – et c’était sans doute par désespoir qu’il se raccrochait à un tel fétu de paille – que des vacances feraient du bien à ma mère, qu’elles lui « nettoieraient la tête », comme il aimait à le dire. Nous avons donc chargé la voiture de nos bagages, changé le filtre à huile et rempli le réservoir d’essence, et nous sommes partis tels des pèlerins à l’esprit chagrin. Ma mère avait tenu à ce qu’on lui réserve la banquette arrière. Je me suis donc installé devant, à la place du navigateur, me retournant de temps en temps pour la prier d’arrêter de s’arracher la peau des lèvres avec les dents, car sa bouche commençait à saigner.

Je n’ai guère gardé que deux souvenirs de notre week-end à New York.

Le samedi, nous avons visité la statue de la Liberté, et en me remémorant la scène je peux presque compter combien de marches lustrées nous avons montées jusqu’au sommet. Je me souviens de cette sensation à la fois de petitesse et de grandeur à notre arrivée là-haut, de l’odeur de sueur et de cuivre chaud dans l’atmosphère figée de juillet. Ma mère a eu un mouvement de recul face au panorama de Manhattan et s’est lamentée à voix basse pendant que je m’absorbais dans le spectacle des mouettes plongeant vers la mer. J’ai rapporté de ce voyage un modèle réduit de la statue, en cuivre creux et grand comme ma main. Je me souviens que le dimanche matin de ce même week-end, ma mère est sortie sans but précis de la chambre d’hôtel tandis que mon père prenait une douche et que j’insérais des pièces de monnaie dans le distributeur de boissons fraîches du couloir. À mon retour, trouvant la chambre vide, j’ai paniqué, mais sans me résoudre à interrompre la toilette de mon père, probablement parce qu’il m’aurait reproché (ou parce que je m’imaginais qu’il me reprocherait) d’avoir perdu ma mère. J’ai préféré parcourir d’un bout à l’autre le tapis rouge du couloir en longeant les plateaux de service en chambre et les chariots de linge d’un blanc immaculé, puis prendre l’ascenseur jusqu’au rez-de-chaussée. Là, j’ai vu de l’autre côté du hall la chevelure brune de ma mère disparaître derrière les portes à tambour. Je ne l’ai pas appelée, de peur d’attirer l’attention des étrangers et de provoquer un scandale public, mais je l’ai poursuivie, manquant renverser au passage le présentoir à journaux devant la boutique de cadeaux. Mais le temps que je passe la porte vitrée et débouche sur le trottoir, elle avait à nouveau disparu. Le portier en livrée rouge soufflait dans son sifflet, et je n’ai compris pourquoi qu’en découvrant ma mère allongée dans le caniveau, ma mère qui gémissait doucement tandis que le livreur de fleurs qui venait de lui briser les jambes sautait à bas de sa camionnette de livraison et se penchait sur elle en tremblant, les yeux écarquillés comme deux pleines lunes. Et je n’ai alors ressenti qu’un froid brutal et glacé.


Ma mère a été internée dans une unité de soins de longue durée après ce voyage à New York – et après la guérison de ses jambes, et après que les docteurs du Central Mercy ont dû la bourrer de Haldol jusqu’à ce qu’on lui retire ses plâtres. Le salon dans lequel mon père et moi avions pris place avait remarquablement peu changé depuis. Non que mon père se soit efforcé de garder la maison telle quelle, comme un mausolée pour son épouse. Il n’avait tout simplement rien changé. Cela ne lui était pas venu à l’esprit.

« J’ai reçu toutes sortes de coups de fil à ton sujet, a-t-il dit. J’ai même cru un moment que t’avais braqué une banque. »

Les rideaux étaient tirés. La maison n’était pas très lumineuse, de toute façon. Et l’antique lampadaire ne faisait pas grand-chose pour repousser la pénombre.

Assis dans son vieux fauteuil vert, la respiration courte, mon père a attendu ma réponse.

« C’était pour un boulot, ai-je expliqué. Ils vérifiaient mes antécédents.

— Ça doit pas être un boulot comme les autres, pour que le FBI se déplace à domicile. »

Le maillot exposait sa frêle silhouette. C’était un homme imposant, autrefois. Imposant et irascible, le genre à qui personne ne cherche de noises. Il avait désormais des bras squelettiques et la chair flasque. Son ample torse avait fondu jusqu’aux côtes, et sa ceinture était au moins au cinquième cran, avec le bout libre battant sur le haut de la hanche.

« Je vais quitter le pays quelque temps, lui ai-je annoncé.

— Combien de temps ?

— À vrai dire, je n’en sais rien.

— Le FBI t’a dit que j’étais malade ?

— J’ai appris ça.

— Je ne le suis peut-être pas autant qu’ils le prétendent. Je ne me sens pas en forme, mais…» Il a haussé les épaules. « Ces docteurs n’y connaissent que dalle, sauf pour vous faire raquer.

— Un café ?

— Je m’en occupe. J’imagine que la cafetière est toujours au même endroit ?

— Tu me trouves trop fragile pour préparer le café ?

— Je n’ai pas dit ça.

— Je peux encore faire le café, nom de Dieu.

— Je ne tiens pas à t’en empêcher. »

Il est allé dans la cuisine. Je me suis levé pour le suivre mais me suis arrêté sur le seuil en le voyant verser en douce une bonne dose de Jack Daniel’s dans sa tasse. Ses mains tremblaient.

J’ai attendu dans le salon en regardant la bibliothèque. La plupart des livres avaient appartenu à ma mère. Ses goûts la portaient vers Nora Roberts, vers Sur la route de Madison, et vers les innombrables Tim LaHaye. Mon père avait fourni les vieux Tom Clancy en plus de Stranger Than Science. J’avais quant à moi possédé de nombreux livres lorsque j’habitais là – j’étais un étudiant brillant, probablement par crainte de quitter l’école pour rentrer chez moi – mais j’avais gardé à part, sur une étagère de ma chambre, mes livres policiers et mes romans à suspense, affectant un manque d’enthousiasme à mêler Conan Doyle et James Lee Burke avec des auteurs du genre de V.C. Andrews ou de Catherine Coulter.

Mon père est revenu avec deux chopes de café. Il m’a tendu celle qui arborait, presque effacé, le nom de son dernier employeur, CORIOLIS SHIPPING. Il avait géré le réseau de distribution de Coriolis pendant vingt-trois ans et continuait à toucher son chèque de retraite toutes les fins de mois. Le café était à la fois amer et léger. « Je n’ai ni crème ni lait normal, a-t-il prévenu. Je sais que tu l’aimes blanc. J’ai mis du lait en poudre.

— Ça ira très bien. »

Il s’est réinstallé dans son fauteuil. Une télécommande reposait sur la table basse devant lui, sans doute celle de son panneau vidéo. Il l’a regardée d’un air mélancolique et songeur, mais sans tendre la main pour la saisir. « Ce boulot pour lequel tu postules doit vraiment être spécial, vu les questions bizarres qu’ont posées les types du FBI.

— Comme quoi ?

— Eh bien, les questions habituelles, j’imagine, où t’es allé à l’école, quelles notes t’avais en général, où t’as travaillé et tout ça. Mais ils voulaient plein de détails. Si tu faisais du sport, comment t’occupais ton temps libre, si tu discutais beaucoup politique ou histoire. Si t’avais beaucoup d’amis ou si t’étais plutôt du genre solitaire. Le nom de notre médecin de famille, si t’avais eu des maladies infantiles inhabituelles, si t’avais déjà consulté un psy. Et plein de questions sur Elaine, aussi. Ils savaient qu’elle avait été malade. Sur ce sujet, je leur ai dit en gros d’aller se faire voir. Mais apparemment, ils en savaient déjà beaucoup.

— Ils ont posé des questions sur Maman ?

— C’est ce que je viens de dire, non ?

— Quel genre de questions ?

— Sur ses, euh, symptômes. Quand ils étaient apparus et comment elle se comportait. Comment t’avais réagi. Des affaires de famille qui ne regardent que la famille, franchement. Mon Dieu, Scotty, ils ont mis leur nez partout. Ils voulaient voir tes vieilles affaires, celles qui sont rangées dans le garage. Ils ont pris des échantillons d’eau du robinet, tu le crois, ça ?

— Tu es en train de me dire qu’ils sont venus à la maison ?

— Ouais.

— Ils ont pris autre chose que de l’eau du robinet ?

— Pas que j’aie remarqué, mais il y en avait tant que je pouvais pas tous les garder à l’œil. Si tu veux vérifier tes vieilles affaires, la boîte est toujours là, derrière la Buick. »

Curieux et troublé, je me suis excusé le temps de faire un tour dans le garage non chauffé.

La boîte dont il parlait contenait un fatras de détritus de mes années de lycée. Des livres de classe, quelques récompenses académiques, des vieux romans et DVD, quelques jouets et souvenirs. Y compris, ai-je découvert, la statue de la Liberté en cuivre que j’avais rapportée de New York. La base verte en était élimée et le corps de cuivre creux, terni. Je l’ai prise et l’ai fourrée dans ma poche. S’il manquait quelque chose à cet assortiment, j’étais incapable de déterminer quoi. Mais j’avais des frissons dans le dos à l’idée d’agents anonymes du FBI fouillant dans des boîtes du garage.

Tout au fond de la boîte, j’ai trouvé une pile de dessins remontant à l’école primaire. Dessiner n’avait jamais été mon fort, mais ma mère avait trouvé ceux-là dignes d’être conservés. Du papier bruni et raide comme des feuilles mortes, recouvert de peinture à l’eau qui s’écaillait. Des scènes enneigées, pour la plupart. Des pins courbés, de grossières cabanes bloquées par la neige… des choses solitaires au milieu de vastes paysages.

Quand j’ai regagné la maison, mon père dodelinait de la tête dans son fauteuil. Sa tasse de café vacillait sur le bras capitonné. Je l’ai posée sur la table. La sonnerie du téléphone l’a tiré du sommeil. Un vieux téléphone à combiné muni d’un adaptateur numérique à l’endroit où le cordon sortait du mur.

Mon père a décroché, cligné des yeux, dit « ouais » une fois ou deux puis m’a tendu le combiné. « Pour toi.

— Pour moi ?

— Tu vois quelqu’un d’autre dans la pièce ? »

À l’autre bout du fil, il y avait Sue Chopra, la voix ténue sur la ligne à faible bande passante.

« Tu nous donnes du souci, Scotty.

— Vous aussi.

— Tu te demandes comment nous t’avons retrouvé. Tu peux te réjouir que nous l’ayons fait. Tu nous as pas mal inquiétés en t’enfuyant comme ça.

— Sue, je ne m’enfuis pas. Je passe l’après-midi avec mon père, c’est tout.

— Je comprends. Mais on aurait préféré que tu nous préviennes avant de quitter la ville. Morris t’a fait suivre.

— Morris peut aller se faire foutre. Je dois demander la permission pour quitter la ville, maintenant ?

— Ce n’est pas dans les textes, mais c’aurait été sympa. Scotty.

— Je sais que tu dois être très en colère. J’ai connu ça avant toi. Je ne peux pas te le justifier. Mais les temps changent. La vie est plus dangereuse qu’avant. Tu rentres quand ?

— Ce soir.

— Très bien. Je crois qu’il faut qu’on parle. »

Je lui ai répondu que je le croyais aussi.


Je suis resté assis quelques minutes avec mon père avant de lui annoncer que je devais partir. Derrière la fenêtre, la faible lumière du jour avait complètement disparu. La maison pleine de courants d’air sentait la poussière et la chaleur sèche.

Il s’est tortillé dans son fauteuil : « T’as fait tout ce chemin juste pour boire un café et marmonner trois mots ? Écoute, je sais pourquoi t’es venu. Je vais te dire, je n’ai pas spécialement peur de mourir. Ni même d’en parler. On se réveille, on lit le courrier et on se dit, eh bien, ce ne sera pas pour aujourd’hui. Mais ce n’est pas la même chose que de ne pas savoir.

— Je comprends.

— Non, tu ne comprends pas. Mais je suis content que tu sois venu. »

Venant de lui, c’était une parole stupéfiante. J’ai été incapable de trouver une réponse.

Il s’est levé, le pantalon mal arrimé à ses hanches osseuses. « Je n’ai pas toujours traité ta mère au mieux. Mais j’étais là, Scotty. Souviens-t’en. Même quand elle était à l’hôpital. Même quand elle délirait. Je ne t’y emmenais que lorsque je la savais dans un de ses bons jours. Elle disait de ces trucs, t’en serais resté sur le cul. Et puis t’es parti à l’université. »

Elle était morte de complications de pneumonie l’année avant mon diplôme. « Tu aurais pu m’appeler quand elle est tombée malade.

— Pour quoi faire ? Pour que ton dernier souvenir de ta mère soit qu’elle te maudissait sur son lit de mort ? Cela aurait servi à quoi ?

— Je l’aimais, moi aussi.

— C’était facile, pour toi. Peut-être que je l’aimais, peut-être pas, je me souviens plus. Mais j’étais avec elle, Scotty, tout le temps. Je ne me montrais pas forcément gentil avec elle. Mais j’étais avec elle.

Je me suis dirigé vers la porte. Il a fait quelques pas a ma suite puis s’est immobilisé, à bout de souffle.

« Souviens-toi de ça sur moi », a-t-il dit.

8

À notre arrivée à Ben Gourion, l’aéroport était en plein chaos, bondé de touristes qui s’enfuyaient. Notre vol El Al – retardé de quatre heures par les conditions météorologiques, après un délai « diplomatique » de trois jours dont Sue refusait de parler – était pratiquement vide. Mais il ne lui resterait plus une place au décollage : l’évacuation de Jérusalem continuait.

J’ai quitté l’avion au sein d’un groupe restreint formé par Sue Chopra, Ray Mosely et Morris Torrance, qu’entourait un cordon d’agents du FBI équipés de tactoculaires à vision améliorée et d’armes dissimulées, eux-mêmes escortés par cinq conscrits des Forces de défense israéliennes en jeans et T-shirts blancs, leurs Uzis pendus à l’épaule, qui nous avaient rejoints au pied de la passerelle. On nous a aussitôt fait franchir la douane israélienne et sortir de Ben Gourion pour parvenir à ce qui ressemblait à un sheruti, une camionnette-taxi privée, réquisitionnée pour faire face à l’urgence. Sue s’est faufilée sur le siège à côté de moi, encore étourdie par le voyage. Morris et Ray sont montés à l’arrière, et le groupe moteur a bourdonné doucement quand la camionnette a démarré.

Une pluie monotone rendait l’autoroute n°1 luisante. La longue file de voitures qui avançait au ralenti vers Tel Aviv miroitait faiblement sous les rangées de nuages, mais il n’y avait personne sur les voies menant vers Jérusalem. Devant nous, sur le bas-côté, d’immenses écrans de service public annonçaient l’évacuation. Dans notre dos, ils indiquaient les itinéraires d’évacuation.

« Aller à un endroit dont tout le monde part, il y a de quoi vous rendre un peu nerveux », a estimé Sue.

Sur la banquette arrière, l’homme des FDI – qui avait plutôt l’air d’un adolescent – a émis un bref ricanement.

« Il y a pas mal de sceptiques, a commenté Morris. Et aussi pas mal de mauvaise humeur. Le Likoud pourrait perdre les prochaines élections.

— Mais seulement s’il ne se passe rien, a dit Sue.

— Ça a une chance de se produire ?

— Quasiment aucune. »

L’homme des FDI a grogné à nouveau.

Une bourrasque de pluie s’est abattue en cliquetant sur le sheruti. En Israël, la saison des pluies a lieu en janvier et février. J’ai tourné la tête vers la fenêtre pour regarder un bosquet d’oliviers qui se courbait dans le vent. J’avais toujours en tête ce que Sue m’avait raconté dans l’avion.


Quand j’étais revenu de chez mon père, Sue était restée inaccessible des jours durant. Elle avait travaillé presque jusqu’à la dernière minute à aplanir les difficultés diplomatiques qui nous retenaient à Baltimore.

J’avais occupé ma semaine à réviser du code et passé une ou deux soirées dans un bar du coin avec Morris et Ray.

Je me plaisais plus que je ne l’aurais cru en leur compagnie. J’en voulais à Morris de m’avoir fait suivre jusque chez mon père… mais Morris Torrance était l’un de ces hommes qui élèvent l’affabilité au rang d’art. À moins qu’il ne s’en servît comme d’un outil. La colère rebondissait sur lui comme les balles sur la poitrine de Superman. Il n’était pas dogmatique à propos des Chronolithes et ne nourrissait aucune conviction particulière quant à la signification de Kuin, même si visiblement il s’y intéressait beaucoup. On pouvait donc déconner avec lui, balancer des idées parfois complètement loufoques sans craindre de se heurter à une fixation politique ou religieuse. Était-il sincère ? Après tout, il représentait le FBI. Tout ce que nous lui disions se retrouvait peut-être dans un dossier. Mais avec lui, cela semblait n’avoir aucune importance.

Même Ray Mosely s’ouvrait en compagnie de Morris. J’avais classé Ray comme un type brillant mais socialement handicapé, au radar sexuel désespérément et malheureusement braqué sur Sue. Je ne me trompais pas beaucoup à son sujet. Mais quand il s’est détendu, il a révélé une passion pour l’American League de base-ball qui nous a donné un point commun. Ray appréciait la nouvelle équipe de Tucson – ou il était né – et a réussi à énerver un type de la table d’à côté avec ses remarques sur les Orioles. Qu’il n’a pas retirées une fois mis en demeure de le faire. Ray n’était pas un lâche. C’était un solitaire, mais sur le plan purement intellectuel. Il avait tendance à se taire lorsqu’il prenait conscience d’avoir atteint un niveau trop élevé pour nous. Dans ces cas-là, il ne se montrait jamais condescendant – enfin, presque jamais –, juste triste que nous ne puissions pas partager ses pensées.

À mon avis, c’était cette solitude que Sue comblait pour lui. Peu importait qu’elle réservât son affection physique à de brefs contacts qu’elle prenait soin de tenir à l’écart de son travail. Je n’ai pas l’impression d’exagérer en disant que, d’une certaine manière, Ray lui faisait l’amour en discutant physique avec elle.

Nous avons très peu vu Sue. « C’était pareil à Cornell, ai-je confié à Morris et à Ray. Pour ses étudiants, je veux dire. Elle nous rassemblait, mais nous avons eu certaines de nos meilleures conversations après le cours, une fois Sue partie.

— Ça a dû être une espèce de répétition générale, a avancé Morris d’un air songeur.

— Une répétition pour quoi ? Pour ça ? Pour les Chronolithes ?

— Oh, elle n’en savait rien, bien entendu. Mais ça ne vous arrive jamais d’avoir l’impression que votre vie n’a été qu’une grande répétition en vue d’un événement crucial ?

— Peut-être. Des fois.

— Comme si elle n’avait pas le bon casting à Cornell et qu’il fallait fignoler le scénario, a ajouté Morris. Mais tu as dû être bien, Scott. » Il a souri. « On t’a gardé dans le montage final.

— Et cet événement, ce serait quoi ? ai-je demandé. Ce truc à Jérusalem ?

— Peut-être… ou bien ce qui va venir ensuite. »


Sue et moi n’avons pu discuter en privé qu’une fois au milieu de l’Atlantique, quand elle m’a emmené au fond de la section économique déserte pour me dire : « Désolée de te laisser ainsi dans le noir, Scotty. Et de cette histoire avec ton père. Je pensais qu’en ce qui te concerne, on pourrait en faire un simple emploi de jour, et non…

— Un boulot en résidence surveillée, ai-je proposé.

— Voilà, de la résidence surveillée. Parce que je suppose que ça en est, d’une certaine façon. Mais pas que pour toi. Je suis dans la même situation que toi. Ils veulent que nous restions ensemble et sous observation. »

Sue souffrait d’un rhume de cerveau dont elle s’extrayait avec sa détermination habituelle. Assise dans un rayon de soleil, les mains sur les genoux, elle triturait un mouchoir et semblait aussi contrite et aussi fondamentalement immuable que le Mahatma Gandhi. À l’avant, un steward d’El Al servait œufs brouillés et toasts sur des plateaux en plastique. « Mais pourquoi moi, Sue ? ai-je demandé. Personne ne veut me le dire. Tu aurais pu engager un meilleur cultivateur de code. J’étais à Chumphon, mais ça n’explique pas tout.

— Ne sous-estime pas tes capacités. Mais je comprends ta question. La surveillance du FBI, les agents chez ton père… Scotty, il y a quelques années, j’ai fait une erreur : j’ai voulu publier un article sur un phénomène que j’ai baptisé « la turbulence tau ». Certaines personnes influentes l’ont lu. »

Une réponse qui s’orientait vers de la théorie abstraite risquait de ne pas en être une du tout. J’ai attendu, les sourcils froncés, qu’elle ait fini de se moucher, bruyamment.

« Pardon, a-t-elle repris. L’article traitait de causalité, je suppose qu’on pourrait le dire comme ça, relativement aux problèmes de symétrie temporelle et aux Chronolithes. C’était surtout des maths, la plupart concernant divers aspects contestés du comportement quantique. Mais j’y réfléchissais aussi à ce que les Chronolithes pourraient changer dans notre manière habituelle de comprendre la cause et l’effet au niveau macroscopique. En gros, j’y énonçais que dans un événement tau localisé – hypothétiquement, la création d’un Chronolithe – l’effet, qui bien entendu précède la cause, crée aussi une sorte d’espace fractal dans lequel les plus significatifs des connecteurs entre les événements ne deviennent pas déterministes mais corrélatifs.

— Je ne sais pas ce que cela veut dire.

— Pense à un Chronolithe comme à un événement local dans l’espace-temps. Il existe une interface, une frontière, entre le flot conventionnel du temps et l’anomalie tau négative. Cela ne se limite pas à l’avenir qui parle au présent : il y a des ondulations, des tourbillons, des courants. L’avenir transforme le passé, qui à son tour modifie le futur. Tu comprends ?

— À peu près.

— On obtient donc une espèce de turbulence, marquée moins par la cause et l’effet ou même par le paradoxe que par une écume de corrélations et de coïncidences. Inutile de chercher la cause de la manifestation de Bangkok : elle n’existe pas encore. Mais on peut rechercher des indices dans la turbulence, dans les termes corrélatifs inattendus.

— Comme quoi ?

— Quand j’ai écrit l’article, je n’ai pas donné d’exemples. Mais quelqu’un m’a prise assez au sérieux pour déterminer ce que cela impliquait. Le FBI s’est remis à étudier tous ceux qu’on avait interviewés après Chumphon, autrement dit l’échantillon statistique le plus petit et le plus complet dont nous disposions. Ensuite, il a compilé une base de données contenant identité et biographie de tous ceux qui s’étaient à un moment ou à un autre exprimés en public sur les Chronolithes, du moins dans les premiers jours, de tous ceux impliqués dans les études scientifiques sur le site de Chumphon, jusqu’aux conducteurs de tracteurs et aux installateurs des chiottes, et enfin de tous ceux qu’il avait interrogés après l’atterrissage. Puis il s’est mis à la recherche de corrélations.

— Et il en a trouvé, j’imagine ?

— Dont certaines assez bizarres. Mais l’une des corrélations les plus bizarres était celle entre toi et moi.

— Comment ça ? À cause de Cornell ?

— En partie, mais considère un instant l’ensemble des données, Scotty. D’un côté une femme qui parlait d’anomalies tau et de matière exotique bien avant Chumphon, et qui est depuis devenue une sommité en Chronolithes. De l’autre, un de ses anciens étudiants, un vieux copain qui se trouvait justement sur la plage de Chumphon et qu’on a arrêté à moins de deux kilomètres du premier Chronolithe connu, quelques heures après son apparition.

— Sue, ai-je objecté. Cela ne veut rien dire. Tu le sais.

— Cela n’a pas de signification causale, tu as raison, mais là n’est pas la question. L’important, c’est que cela nous marque. Tenter de comprendre la genèse d’un Chronolithe ressemble à essayer de défaire un pull avant même qu’il ne soit tricoté. C’est impossible. Au mieux, on peut dénicher certains fils de la bonne longueur ou de la même couleur, et deviner certaines choses sur la manière dont ils pourraient s’entremêler.

— C’est pour ça que le FBI a enquêté sur mon père ?

— Ils ne négligent absolument rien. Parce qu’on ne sait pas ce qui pourrait être important.

— C’est une logique paranoïaque.

— Ouais… Exactement, c’est une logique paranoïaque. Voilà pourquoi toi et moi sommes sous surveillance. On ne nous soupçonne de rien de criminel, en tout cas certainement pas au sens habituel. Mais ce qui les inquiète, c’est ce que nous pourrions devenir.

— Nous sommes peut-être les méchants, c’est ça que tu veux dire ? »

Elle a regardé par le hublot de l’avion de ligne et a scruté les cumulus discontinus et l’océan étalé dessous comme un miroir bleu et lustré.

« Songes-y, Scotty. Quoi que soit Kuin, il n’est sans doute pas à l’origine de cette technologie. Les conquérants et les rois sont rarement des as en physique. Ils utilisent ce qu’ils peuvent prendre. Kuin pourrait être n’importe qui et se trouver n’importe où, mais selon toute probabilité il va voler cette technologie, et va savoir s’il ne va pas la voler à nous ? À moins que nous ne soyons les gentils, ceux qui vont trouver la solution de ce casse-tête. C’est possible aussi, il s’agit juste d’une autre sorte de corrélation. Nous ne sommes pas simplement des prisonniers, sinon nous serions en cellule, à l’heure qu’il est. Ils nous surveillent et ils nous protègent en même temps. »

J’ai vérifié d’un coup d’œil dans l’allée que personne ne nous écoutait, mais Morris bavardait à l’avant avec une hôtesse de l’air et Ray s’absorbait dans son bouquin. « Ça, je peux l’accepter dans une certaine limite, ai-je dit. Je suis raisonnablement bien payé quand beaucoup ne le sont pas du tout, et j’assiste à des événements auxquels je n’aurais jamais cru assister un jour. » Et j’alimente mon obsession sur les Chronolithes, me suis-je abstenu d’ajouter. « Mais seulement dans une certaine limite. Je ne peux pas promettre…»

De ne pas vous lâcher un jour ou l’autre, voulais-je dire. De devenir un acolyte à la Ray Mosely. Pas quand le monde se transformait en enfer et que j’avais une fille à protéger.

Sue m’a interrompu avec un sourire pensif. « Ne t’inquiète pas, Scotty. Personne ne promet plus jamais rien, c’est fini ce temps-là. Parce que personne n’est plus sûr de rien. La certitude est l’un de ces luxes dont nous devons apprendre à nous passer. »

Pour ma part, il y avait bien longtemps que j’avais appris à me passer de certitudes. L’une des règles que vous enseigne la vie avec un parent schizophrène, c’est qu’on peut tolérer l’étrangeté. On arrive à la supporter. Du moins – comme je l’avais dit à Sue – dans une certaine limite.

Une fois cette limite franchie, la folie se répand partout. Elle vous pénètre et s’installe en vous jusqu’à ce que vous n’ayez plus confiance en personne. Pas même en vous.


Le premier contrôle sur l’autoroute n°1 a été le plus difficile à franchir. C’était à cet endroit que les FDI refoulaient de prétendus pèlerins, attirés, a contrario, par l’évacuation.

« Le syndrome de Jérusalem » avait été identifié comme pathologie psychiatrique des décennies plus tôt. La cité a une telle importance culturelle et mythologique que certains visiteurs ne le supportent pas. Ils s’identifient trop complètement, se vêtent de draps de lit et de sandales, prononcent des sermons au mont des Oliviers, tentent de sacrifier des animaux sur la colline du Temple. Ce phénomène fournissait des clients à l’hôpital psychiatrique Kfar Shaul depuis bien avant le tournant du siècle.

La vague d’incertitude globale générée par les Chronolithes avait déjà déclenché une nouvelle vague de pèlerinage, que l’évacuation avait portée à son comble. On évacuait les habitants de Jérusalem pour leur propre sécurité, mais depuis quand un fanatique se souciait-il de sécurité ? Nous nous sommes faufilés à travers une file de véhicules, certains abandonnés au poste de contrôle par leurs conducteurs qui avaient refusé de rebrousser chemin. Il y avait un transit régulier de voitures de police, d’ambulances et de dépanneuses.

Nous avons franchi l’obstacle au crépuscule et sommes arrivés à un grand hôtel situé sur le mont Scopus au moment précis où s’évanouissait la dernière lueur du ciel.

Des postes d’observation avaient été établis dans toute la ville, les nôtres, mais aussi des stations militaires, un poste des Nations Unies, des délégations de quelques universités israéliennes ainsi qu’un site pour la presse internationale sur la promenade Haas. Mais le mont Scopus (Har HaTsofim en hébreu, ce qui veut aussi dire « examiner ») était un choix très judicieux. C’était là que les Romains avaient établi leur campement en 70 ap. J.-C, peu avant d’aller écraser la rébellion juive. Les Croisés y étaient venus aussi, pour le même genre de raisons. La vue de la vieille ville était à la fois affreuse et spectaculaire. L’évacuation, surtout celle des zones palestiniennes, ne s’était pas déroulée sans heurts. Certains incendies restaient à éteindre.

J’ai suivi Sue à travers le hall vide de l’hôtel jusqu’à une suite de chambres communicantes au dernier étage. C’était le cœur des opérations. On avait enlevé les rideaux et une équipe de techniciens avait monté des appareils de photographie et de surveillance ainsi que, plus inquiétant, une série de puissants radiateurs. La plupart de ces gens appartenaient au projet de recherche de Sue, mais seuls quelques-uns l’avaient déjà rencontrée en chair et en os. Beaucoup se sont précipités pour lui serrer la main. Sue y a consenti de bonne grâce malgré sa fatigue manifeste.

Morris nous a montré nos quartiers, puis a suggéré que nous nous retrouvions en bas, au restaurant de l’hôtel, une fois douchés et changés.

Sue s’est demandé à voix haute comment le restaurant pouvait rester ouvert pendant l’évacuation. « L’hôtel ne fait pas partie de la zone d’exclusion primaire, a expliqué Morris. Le personnel a été réduit au minimum pour s’occuper de nous. Ce sont tous des volontaires et ils ont un bunker chauffé à l’arrière des cuisines. »

Une fois dans ma chambre, je suis resté quelques minutes à observer la ville, déployée comme une couverture rocheuse sur les collines de Judée. Il ne circulait dans les rues du voisinage que les patrouilles de sécurité et quelques ambulances qui sortaient du Hadassah Mount Sinaï, à quelques pâtés de maisons de là. Les feux tricolores tremblotaient dans le vent comme des anges pris de frissons.

L’homme des FDI nous avait raconté une anecdote intéressante, quand nous franchissions le poste de contrôle. Avant, nous avait-il dit, les fanatiques qui venaient à Jérusalem s’imaginaient être Jésus de retour sur Terre, ou saint Jean-Baptiste, ou bien le premier et seul véritable Messie.

Maintenant, avait-il conclu, ils ont plutôt tendance à prétendre être Kuin.

La cité qui avait assisté à de bien trop nombreux événements historiques allait bientôt en connaître un nouveau.


Sue, Morris et Ray m’attendaient dans l’immense cour de l’hôtel. Morris a eu un geste en direction des cinq niveaux de plantes suspendues : « T’as vu ça, Scotty ? Les jardins de Babylone !

— Babylone se trouve très loin à l’est, l’a repris Sue, mais ouais, on peut dire ça. »

Au restaurant de l’hôtel, nous avons choisi la table la plus éloignée de celles des seuls autres clients, un groupe d’hommes et de femmes des RM serrés dans un petit box de vinyle rouge. Notre serveuse (la seule du restaurant) était une femme âgée à l’accent américain. Elle a affirmé ne pas être gênée par l’évacuation même si cela l’obligeait à dormir à l’hôtel : « Je me plaignais de la circulation, mais je n’ai aucune envie de conduire dans ces rues désertes. » Elle nous a proposé en plat du jour du poulet aux amandes. « Et c’est tout, sauf si vous êtes allergique ou quoi que ce soit, dans ce cas on peut demander un petit ajustement au chef. »

Poulet pour tout le monde, et Morris nous a commandé une bouteille de vin blanc.

Je me suis enquis du programme du lendemain. « En plus du travail scientifique, a répondu Morris, nous recevrons la visite du ministre israélien de la Défense dans l’après-midi. Accompagné d’équipes photo et vidéo. » Il a ajouté : « Visite sans aucune signification. Nous ne serions pas ici si nous n’avions pas déjà transmis au gouvernement israélien toutes les informations que nous pouvions. Ce sera juste une représentation promotionnelle pour les pools de presse. Mais Ray et Sue devront interpréter pour les profanes.

— On lui parle de la glace de Minkowski, ou du feedback ? » a demandé Ray.

Morris et moi avons pris un air déconcerté.

« N’exclus pas les gens de la conversation, Ray, l’a réprimandé Sue. C’est mal élevé. Morris, Scotty, vous avez dû plus ou moins en entendre parler dans les topos pour le Congrès.

— C’est difficile à lire, a répondu Morris.

— Nous avons passé beaucoup de temps à traduire les maths en langage courant.

— À traquer la métaphore, a glissé Ray.

— C’est important de faire comprendre aux gens. Qu’ils comprennent au moins ce que nous, nous comprenons. C’est-à-dire pas grand-chose.

— La glace de Minkowski, a insisté Ray, ou le feedback positif ?

— Le feedback, je pense.

— Je me sens toujours exclu », est intervenu Morris.

Sue a froncé les sourcils et a rassemblé ses pensées. « Morris, Scotty, vous savez ce qu’est un feedback ? »

La moitié de mon travail sur le code de Sue impliquait la récursivité et l’auto-amplification. Mais elle parlait de manière plus générale. J’ai répondu : « C’est ce qu’il se produit quand on se lève dans l’amphi du lycée pour faire son discours d’adieu et que la sono se met à couiner comme un cochon à l’abattoir. »

Elle a souri. « Bon exemple. Décris le processus, Scotty.

— Il y a un amplificateur entre le micro et les haut-parleurs. Dans la situation la plus défavorable, ils se parlent l’un l’autre. Ce qui entre dans le micro sort par les haut-parleurs, en plus fort. S’il y a le moindre bruit dans le système, ça part en boucle.

— Exactement. Tout son capté par le microphone est restitué en plus fort par le haut-parleur. Le microphone l’entend et l’amplifie encore plus, etc., jusqu’à ce que le système se mette à sonner comme une cloche… ou à couiner comme un cochon.

— Mais quel rapport avec les Chronolithes ? a voulu savoir Morris.

— Le temps est en lui-même une espèce d’amplificateur. Tu connais cette vieille théorie sur la possibilité pour le battement d’ailes d’un papillon en Chine de déclencher une tempête sur l’Ohio ? Cela met en jeu un phénomène appelé « dépendance sensible ». Un gros événement n’est souvent rien qu’un petit événement qu’a amplifié le temps.

— Comme dans ces films où un type voyage dans le passé et finit par changer son propre présent.

— Voilà, a confirmé Sue, ce sont deux exemples d’amplification. Mais quand Kuin nous envoie un monument qui commémore une victoire située à vingt ans dans l’avenir, cela revient à pointer le microphone sur le haut-parleur : cela crée délibérément une boucle de feedback. Elle s’amplifie toute seule. Nous pensons que c’est peut-être pour ça que les Chronolithes étendent si vite leur territoire. En marquant ses victoires, Kuin nous incite à croire qu’il va gagner. Ce qui rend sa victoire bien plus probable, voire inéluctable. Et au suivant. Et ainsi de suite. »

Je n’étais pas en terra incognita. J’avais déjà compris tout cela des travaux de Sue et des spéculations de la presse populaire. « Une ou deux questions, ai-je dit.

— Vas-y.

— Je pense que je vais d’abord poser celle-là : à quoi ça ressemble du point de vue de Kuin ? Que s’est-il produit pour lui quand il nous a envoyé la pierre de Chumphon ? N’a-t-il pas changé son propre passé ? Il y a deux Kuin maintenant ou quoi ?

— Je n’en sais pas plus que toi. Tu me demandes si nous comprenons mieux le phénomène au niveau théorique. Eh bien, oui et non. Nous aimerions éviter le modèle multi-univers, si possible…

— Pourquoi, si c’est la réponse la plus facile ?

— Parce que nous avons des raisons de la penser fausse. Et si cette réponse est vraiment la bonne, cela limite nos moyens de traiter le problème. Par contre, l’autre réponse…

— … est que Kuin commet une espèce de suicide à chaque fois qu’il envoie une pierre », a complété Ray.

La serveuse nous a apporté nos repas sur un chariot recouvert d’un linge, puis est repartie vers la cuisine en poussant le chariot vide. De l’autre côté de la salle, les FDI terminaient leur dîner en attaquant le dessert. Je me suis demandé s’ils avaient déjà mangé dans un restaurant quatre étoiles. Ils n’en donnaient pas l’impression, à déguster ainsi chaque bouchée en se laissant parfois aller à commenter ce que cela leur aurait coûté s’ils avaient dû payer.

« Il change ce qu’il a été, a continué Sue entre deux coups de fourchette. Il l’efface, il le remplace, ce qui n’est pas exactement un suicide, n’est-ce pas ? Imaginez un Kuin hypothétique, un chef militaire originaire d’un pays en voie de développement, qui, on ne sait comment, met les mains sur cette technologie. Il actionne un interrupteur et tout d’un coup voilà qu’il n’est plus Kuin, mais le Kuin, celui que tout le monde attend, il est devenu un putain de Messie, l’homme providentiel, et à ses yeux rien n’a changé. Une partie au moins de son passé a disparu, mais il ne s’en aperçoit pas. On lui rend gloire, il dispose désormais d’une armée conséquente, d’une crédibilité énorme et d’un avenir brillant. C’est soit ça, soit un individu plus ambitieux qui a grandi en voulant être Kuin et qui lui a pris sa place. Au pire c’est une espèce de mort, mais aussi un ticket potentiel pour la gloire. Et on ne peut pas regretter ce qu’on n’a jamais eu, si ? »

J’y ai réfléchi. « Cela me semble toujours un gros risque. Pourquoi recommencer après la première fois ?

— Qui sait ? Par idéologie, par délire de grandeur, par ambition aveugle, par impulsion autodestructrice. Ou simplement parce que des revers militaires l’y obligent en dernier ressort.

— Peut-être qu’il a une raison différente chaque fois. Mais de toute façon, cela le place toujours en plein dans la boucle de feedback. Il est le signal qui génère le bruit.

— Et ainsi un petit bruit en devient un grand, a dit Morris. Un pet se transforme en coup de tonnerre. »

Sue a hoché la tête avec vivacité. « Mais le facteur d’amplification n’est pas limité au temps. Il y a aussi ce que l’humanité attend et la manière dont elle interagit. Les rochers s’en foutent, de Kuin, et les arbres n’en ont rien à secouer, mais nous… Nous réagissons par rapport à ce que nous anticipons, et cela devient de plus en plus facile d’anticiper Kuin le toujours victorieux, Kuin le dieu-roi. Nous sommes tentés d’abandonner, de collaborer, d’idéaliser le conquérant, de participer au processus pour éviter qu’il nous broie.

— Tu veux dire que c’est nous qui créons Kuin.

— Pas nous en particulier, mais les gens, ouais, les gens en général.

— C’était pareil avec ma femme, avant qu’on se sépare, est intervenu Morris. Elle avait tellement peur d’être déçue qu’elle y pensait tout le temps. Quoi que je fasse, que je la rassure souvent ou pas, que je gagne beaucoup d’argent ou pas, que j’aille toutes les semaines à l’église ou pas, ça ne changeait rien : j’étais toujours en liberté surveillée. « Tu me quitteras un jour », elle disait. Mais à force de répéter ce genre de choses, elles finissent par devenir vraies. »

Morris a pris conscience de ce qu’il venait de nous révéler, a repoussé son verre de vin et a rougi.

« L’attente, oui, le feedback, a dit Sue. Tout à fait. Soudain, Kuin personnifie quelqu’un que nous craignons, ou que nous voulons en secret…

— Qui se dirige tranquillement vers Jérusalem pour y naître », ai-je ajouté.

Cette idée a semblé jeter un froid dans la salle. Jusqu’au chahut des adolescents du FDI qui a diminué.

« Eh bien, ai-je repris, voilà qui n’est pas des plus rassurants, mais au moins j’en comprends la logique. Qu’est-ce que c’est, la glace de Minkowski ?

— Une métaphore dans un autre domaine. Mais assez parlé de ça pour ce soir. Attends demain, Scotty. Ray l’expliquera au ministre de la Défense. »

Elle a eu un sourire triste, tandis que Ray bombait le torse.

Nous nous sommes séparés après le café, et j’ai rejoint ma chambre seul.

J’ai voulu appeler Janice et Kaitlin, mais le réceptionniste m’a interrompu pendant que je composais le numéro pour me prévenir que la bande passante était saturée et qu’il y avait au moins une heure d’attente. J’ai donc sorti une bière du frigo de courtoisie et posé mes pieds sur le rebord de la fenêtre pour observer une voiture qui fonçait dans les rues sombres de la zone d’exclusion. Les projecteurs qui illuminaient le Dôme du Rocher lui donnaient l’air aussi vénérable et aussi solide que l’histoire, mais dans moins de quarante-huit heures un monument plus grand et plus spectaculaire encore se dresserait à quelques petits kilomètres de là.


Je me suis réveillé à sept heures du matin, peu reposé mais sans avoir faim. Je me suis douché, habillé et demandé jusqu’où les types de la sécurité me laisseraient aller si je m’essayais à un peu de tourisme, par exemple à une promenade autour de l’hôtel. J’ai décidé d’en avoir le cœur net.

Deux fringants FDI m’ont stoppé devant l’ascenseur. L’un deux a posé sur moi un regard vide. « Vous allez où, patron ?

— Petit-déjeuner.

— Il faut d’abord nous montrer votre badge.

— Quel badge ?

— Personne n’accède à cet étage ou ne le quitte sans badge. »

Je ne voulais pas d’une saloperie de badge… Mais apparemment je n’avais pas le choix. « Qui peut m’en procurer un ?

— Demandez à ceux qui vous ont amené ici, patron. »

Ce qui n’a pas pris longtemps, car dans mon dos Morris Torrance s’est précipité sur moi, m’a salué d’un ton enjoué et a épinglé une étiquette d’identification en plastique au revers de ma chemise. « Je descends avec toi », a-t-il décrété.

Les deux types se sont écartés à la manière des portes de l’ascenseur placé sous leur surveillance. Ils ont salué Morris de la tête et le moins agressif des deux m’a souhaité une bonne journée.

« Compris, patron, ai-je répondu.

— Simple précaution, a expliqué Morris au cours de la descente.

— Comme embêter mon père ? Comme lire mon dossier médical ? »

Il a haussé les épaules. « Sue ne t’a pas expliqué ?

— Un peu. Tu n’es pas que son garde du corps, n’est-ce pas ?

— Mais je le suis aussi.

— Tu es le gardien.

— Sue n’est pas en prison. Elle peut aller où elle veut.

— Du moment que tu le sais. Du moment qu’on la surveille.

— Nous avons conclu un marché, en quelque sorte, a répliqué Morris. Bon, tu veux aller où, Scotty ? Petit déj’ ?

— J’ai besoin de prendre l’air.

— Tu veux jouer au touriste ? Tu te rends compte que c’est une très mauvaise idée ?

— Je suis curieux.

— Eh bien… Je suppose que je peux nous avoir une voiture des FDI avec les autorisations requises. Y compris pour aller dans la zone d’exclusion, si c’est ce que tu veux. »

Je n’ai pas répondu.

« Sinon, étant donné la situation, tu es plus ou moins coincé à l’hôtel.

— Ça te plaît, ce genre de boulot ?

— On va en discuter, si tu veux », a dit Morris.


Il a emprunté une voiture banalisée bleue avec tous les laissez-passer existants collés sur le pare-brise et un système GPS perfectionné étalé sur le côté passager du tableau de bord. Il a descendu la rue Lehi pendant que je regardais (une fois de plus) par la fenêtre.

C’était une autre journée de pluie, avec les palmiers dattiers qui s’affaissaient le long des boulevards. En plein jour, les rues étaient loin d’être vides : on voyait aux carrefours principaux des gardiens de la défense civile, et partout des flics et des patrouilles FDI. Seule la zone d’exclusion entourant l’endroit où devait se produire l’atterrissage avait été totalement évacuée.

Morris nous a conduits à l’intérieur de la ville neuve et a tourné sur King David Street, au cœur de la zone d’exclusion.

L’évacuation d’une métropole ne se limite pas à déplacer des gens, même si effectivement cela revient à cela, à une échelle presque ingérable. Il y a aussi certains travaux à effectuer. La plupart des dommages que cause un Chronolithe sont dus au choc initial provoqué par le froid, à ce qu’on appelle l’impulsion thermique. Dans une zone donnée autour de l’arrivée, tout récipient rempli d’eau liquide allait éclater. On avait encouragé les propriétaires fonciers à vider leurs tuyaux avant de quitter Jérusalem, et la municipalité tentait de sauvegarder le système hydraulique en dépressurisant le centre, même si cela compliquerait l’extinction des incendies – il y en aurait forcément lorsque liquides volatiles et gaz s’échapperaient des réservoirs brisés ou affaiblis par le froid. Le gaz de ville avait déjà été coupé. En théorie, toute chasse d’eau avait été vidée, toute cuve à gaz vidangée, toute bouteille de propane enlevée. En pratique, à moins d’un épuisant porte-à-porte, nul ne pouvait garantir un tel résultat. Et près du point d’arrivée, l’impulsion thermique transformerait une banale bouteille de lait en un engin explosif potentiellement mortel.

Je n’ai rien dit pendant que nous passions devant les entreprises au rideau de fer tiré, les fenêtres barrées de ruban adhésif, les gratte-ciel sans lumière et le King David Hôtel aussi animé qu’un cadavre.

« Une ville vide, ce n’est pas naturel, a proféré Morris. C’est contre nature, si tu vois ce que je veux dire. » Il a ralenti à un point de contrôle et a salué de la main les soldats qui jetaient un coup d’œil à nos autocollants. « Je vais te dire, Scotty, je ne prends pas le moindre plaisir à vous coller aux basques, à Sue et à toi.

— C’est censé me rassurer ?

— J’entretiens la conversation, voilà tout. Mais tu dois bien reconnaître que c’est normal, que cela répond à une certaine logique.

— Ah oui ?

— On te l’a expliquée.

— Cette histoire de coïncidences ? Ce que Sue appelle la « turbulence tau » ? Je ne sais pas trop jusqu’où je peux y croire.

— L’apparence que cela a pour le Congrès et l’Administration n’est pas non plus à négliger. Deux faits avérés sur les Chronolithes, Scotty : d’abord, personne ne sait en construire un. Ensuite, ce savoir est justement en cours d’acquisition. Voilà pourquoi on donne à Sue et à ses semblables les moyens de comprendre comment construire ce genre de trucs, ce qui est probablement la chose à ne pas faire, parce que cela dissémine le savoir qui risque, du coup, d’aboutir dans de mauvaises mains. Peut-être ne se serait-il rien passé du tout si nous n’avions pas commencé par ouvrir la boîte de Pandore.

— Ça se mord la queue.

— Ce qui ne signifie pas pour autant que ce soit faux. Dans la situation dans laquelle on se trouve, il faudrait exclure une possibilité parce qu’elle ne produit pas un joli petit syllogisme bien formel ? »

J’ai haussé les épaules.

« Je ne vais pas m’excuser pour la façon dont on a fouillé dans ton passé, a-t-il continué. C’est le genre de choses qu’on fait en cas d’urgence nationale. De même qu’on incorpore des citoyens et qu’on organise des collectes d’aliments.

— J’ignorais avoir été incorporé.

— Essaye de le voir sous cet angle.

— Parce que j’ai étudié avec Sue Chopra ? Parce que par hasard j’étais sur la plage à Chumphon ?

— Plutôt parce que nous sommes liés par une corde que nous ne distinguons pas clairement.

— Voilà qui est… poétique. »

Morris a conduit en silence quelque temps. Le soleil nous parvenait par les trouées de la couche nuageuse, telles des colonnes lumineuses parcourant les collines de Judée.

« Scotty, je suis quelqu’un de raisonnable. Du moins, j’aime à le penser. Je vais toujours à la messe le dimanche. Travailler pour le FBI ne vous transforme pas en monstre. Tu sais à quoi ressemble le FBI, de nos jours ? Les gendarmes et les voleurs, les trench-coats et toutes ces conneries, c’est fini cette époque-là. J’ai passé vingt ans dans un bureau à Quantico. Je suis compétent sur le stand de tir et tout, mais je n’ai jamais déchargé une arme en situation réelle. Nous ne sommes pas si différents que ça, toi et moi.

— Tu ne sais pas qui je suis, Morris.

— OK, tu as raison. Ce n’est qu’une supposition, mais disons pour les besoins de la discussion que toi et moi sommes des gens normaux. Personnellement, je ne crois à rien de plus surnaturel que ce que tu as lu dans la Bible, et encore, je ne le crois qu’un jour sur sept. On trouve que j’ai la tête sur les épaules. Voire que je suis ennuyeux. Tu me trouves ennuyeux, toi ? »

Je n’ai pas répondu.

Il a repris : « Mais je fais des rêves, Scotty. La première fois que j’ai vu le truc de Chumphon, c’était sur un poste de télé à Washington. Mais le plus extraordinaire, c’est que je l’ai reconnu. Je l’avais déjà vu. Dans mes rêves. Rien de spécifique, aucune prophétie ou truc de ce genre, rien de démontrable. Mais dès que je l’ai vu, j’ai su qu’il ferait partie de ma vie. »

Il a regardé droit devant lui. « Ce serait bien que le ciel se dégage d’ici demain soir, a-t-il dit. Ça faciliterait l’observation.

— Morris, y a-t-il la moindre parcelle de vérité dans tout ça ?

— Je ne te raconterais pas de craques.

— Pourquoi pas ?

— Pourquoi pas ? Eh bien, parce que toi aussi je t’ai reconnu, Scotty. Tu étais dans mes rêves, et dès que je t’ai vu, je t’ai reconnu. Tout comme Sue. »

9

En relisant ces pages, j’ai l’impression d’avoir trop parlé de moi et pas assez de Sue Chopra. Mais comment pourrais-je faire autrement que raconter ma propre histoire, telle que je l’ai vécue ? À mon avis, Sue s’absorbait dans son travail et restait aveugle aux forces qui l’avaient infantilisée, qui l’avaient transformée en un gardien de l’État. Qu’elle accepte cette condition me gênait, probablement parce que je renâclais sous les mêmes contraintes qu’elle tout en récoltant les mêmes bénéfices, j’avais accès aux plates-formes de processeur les meilleures et les plus récentes, aux incubateurs de code les plus pointus. Mais j’étais en même temps sous surveillance et payé pour fournir échantillons d’ADN et d’urine à la science naissante de la turbulence tau.

Je m’étais promis d’endurer la situation jusqu’à ce que j’aie financé au moins la part du lion de l’opération de Kaitlin. Ensuite, je ne garantissais plus rien. Si les Chronolithes continuaient à progresser, je voulais être chez moi, auprès de Kaitlin, lorsque la crise s’aggraverait.

Quant à Kait… je ne pouvais guère lui procurer alors qu’un soutien émotionnel, un refuge si les choses tournaient mal avec Whit, un parent de remplacement. Mais j’avais le sentiment, un sentiment peut-être comparable en puissance et en précision au rêve de Morris, qu’elle aurait tôt ou tard besoin de moi.


Nous étions à Jérusalem parce que le Chronolithe s’était annoncé par des murmures dans la radioactivité ambiante, tels les grondements annonciateurs d’une éruption volcanique. Y avait-il aussi dans ce cas, me suis-je demandé, une turbulence tau prémonitoire, quoi que cela puisse vouloir dire ? Une trace d’étrangeté dans l’air, une cascade fractale de coïncidences ? Et si oui, était-elle perceptible ? Significative ?

À mon réveil, le jeudi matin, il restait moins de quinze heures avant l’atterrissage du Chronolithe, selon les estimations. Ce jour-là, tout l’étage était bouclé, on n’autorisait personne à y accéder ou à le quitter, à part les techniciens qui faisaient la navette entre les moniteurs installés à l’intérieur et la batterie d’antennes du toit. Nous avions paraît-il reçu des menaces de la part d’un groupe radical anonyme. La cuisine de l’hôtel fournissait les repas selon un planning strict.

La ville quant à elle restait calme et tranquille, sous le ciel turquoise cendré.

Dans l’après-midi, le ministre de la Défense israélien est arrivé pour sa séance de photos. Deux photographes du pool de presse, trois jeunes conseillers militaires et quelques ministres du cabinet l’ont suivi dans la suite technique. Les photographes de presse avaient leurs appareils fixés à l’épaule par des montures gymbal. Le ministre de la Défense, un chauve en kaki, a écouté Sue décrire l’équipement de reconnaissance avant de prêter une oreille attentive aux explications hésitantes de Ray Mosely sur « la glace de Minkowski » – une métaphore qui m’a semblé plutôt maladroite.

Minkowski, un physicien du XXe siècle, avait proposé de représenter l’univers sous forme d’un cube quadridimensionnel, dans lequel tout événement se voyait symbolisé par un point. L’ensemble de tous les points formait l’univers, passé, présent et futur.

— Essayez de vous représenter ce cube de Minkowski, a dit Ray, sous la forme d’un bloc d’eau liquide en train de geler (si contre nature que cela semble) du bas vers le haut. Cette progression du gel représente entre autres notre expérience, à nous humains, de la marche du temps : ce qui est gelé est le passé, immuable, inaltérable. La partie liquide est l’avenir, indéterminé, incertain. Et nous vivons sur la limite de cristallisation. Pour voyager dans le passé, il faut décréer (ou, je suppose, dégeler) un univers entier. Un concept absurde, à n’en pas douter : quelle serait la puissance nécessaire pour inverser la rotation des planètes, pour réveiller les étoiles mortes, pour dissoudre les bébés dans l’utérus ? Mais ce n’était pas ce que Kuin avait fait, même si ce qu’il avait accompli était déjà extraordinaire. Un Chronolithe, a expliqué Ray, était une sorte d’aiguille brûlante enfoncée dans la glace de Minkowski. Cela avait des effets saisissants mais strictement locaux. À Chumphon, en Thaïlande, en Asie, voire dans le monde entier, les conséquences en étaient étranges et paradoxales, mais la lune ne s’en souciait pas, les comètes ne changeaient pas d’orbite et les étoiles ne cessaient pas de briller pour autant. L’aiguille refroidissait, la glace de Minkowski se recristallisait autour d’elle et le temps s’écoulait comme auparavant, subtilement blessé, peut-être, mais fondamentalement inchangé.

Le ministre de la Défense a écouté Ray avec le scepticisme personnel mais manifeste d’un religieux musulman visitant le Vatican. Il a posé quelques questions, admiré les vitres blindées par lesquelles on avait remplacé les fenêtres de l’hôtel et loué brièvement le dévouement des hommes et des femmes grâce auxquels le système fonctionnait. Il a espéré que nous apprendrions tous quelque chose d’utile au cours des prochaines heures si, à Dieu ne plaise, la tragédie annoncée avait bien lieu. Puis on l’a escorté en haut pour qu’il jette un coup d’œil à notre batterie d’antennes, talonné par les photographes qui engloutissaient du café dans des tasses en papier.

Tout cela, bien sûr, serait remonté avant d’être livré à la consommation du public comme preuve du calme avec lequel le gouvernement affrontait la crise.

Invisible, la glace de Minkowski fondait inexorablement.

Malgré la monopolisation des liaisons de l’hôtel par notre partage de données à bande extrêmement large, j’ai pris un appel, ce jour-là. Un appel de Janice, qui voulait m’informer que mon père était mort durant son sommeil.

Une quinzaine de centimètres de neige poudreuse avait recouvert la quasi-totalité du Maryland. Le moniteur médical porté par mon père n’avait pas manqué de donner l’alerte lorsqu’il était entré en détresse cardiaque, mais le temps que l’ambulance arrive, il avait dépassé le point où on pouvait le ramener à la vie.

Janice m’a proposé de s’occuper de tout pendant que j’étais à l’étranger (mon père n’avait pas d’autre parent en vie). J’ai accepté et l’ai remerciée.

« Je suis désolée, Scott, a-t-elle dit. Je sais qu’il n’était pas facile. Mais je suis désolée. »

J’ai essayé de ressentir la perte d’une façon significative.

Mais je n’ai pu m’empêcher de me demander à combien de traumatismes il avait échappé en s’éclipsant de l’histoire à ce moment charnière, à quelles dîmes il ne serait pas soumis.


À la nuit tombante, Morris a frappé à ma porte et m’a ramené dans la suite technique, où les moniteurs irradiaient une lueur bleue. En tant que simples observateurs, lui et moi avions été relégués aux chaises alignées contre le mur du fond, où nous ne gênerions personne. Dans la salle chaude et sèche, des rangées d’appareils de chauffage portatifs luisaient déjà avec acharnement. Les techniciens semblaient trop vêtus et suaient devant leurs consoles.

À l’extérieur, le ciel dégagé a pris une couleur d’encre. La ville était d’un calme exceptionnel. « Il n’y en a plus pour longtemps », a chuchoté Morris. Si on n’avait jamais prédit l’arrivée d’un Chronolithe avec une telle précision, les calculs restaient néanmoins approximatifs, et le compte à rebours indécis. « Gardez l’œil ouvert, nous a intimé Sue en passant.

— Et s’il ne se passe rien ? a demandé Morris.

— Alors le Likoud perdra les élections. Et nous, notre crédibilité. »

Les minutes ont passé. On a distribué des anoraks à ceux qui n’avaient pas revêtu de vêtements protecteurs. En sueur, visiblement agité, Morris s’est à nouveau penché hors de l’obscurité. « Selon les dernières estimations, il va atterrir dans le quartier des affaires. Intéressant comme il évite la vieille cité et la colline du Temple.

— Kuin en César, ai-je dit. Adore les dieux que tu veux, du moment que tu t’inclines devant le conquérant.

— Rien de bien nouveau pour Jérusalem. »

En effet, mais c’était peut-être la dernière fois. Les Chronolithes avaient réveillé toutes les peurs apocalyptiques que le XXe siècle avait associées aux armes nucléaires ; la sensation qu’une nouvelle technologie avait accru les risques de conflit, l’impression diffuse qu’enfin l’alternance cyclique des montées et des chutes d’empires touchait à sa fin. Ce qui était bien trop facile à croire à ce moment-là. Après tout, la vallée de Megiddo n’était distante que de quelques kilomètres.

On nous a rappelé de garder nos anoraks fermés en dépit de la chaleur. Sue voulait que la température de la pièce soit aussi élevée que nous pourrions le supporter, afin de servir de tampon entre nous et le choc thermique.

Nous savions à peu près à quoi nous attendre grâce aux analyses très poussées des arrivées précédentes. À l’endroit de son apparition, un Chronolithe ne déplace ni l’air ni le soubassement rocheux, mais les transforme pour les incorporer à sa propre structure. L’onde de choc résultait de ce que Sue avait baptisé « refroidissement par rayonnement ». Dans un rayon de quelques mètres autour de la pierre de Kuin, l’air lui-même se condensait, se solidifiait et tombait par terre ; pendant une fraction de seconde, l’air s’engouffrant dans le vide ainsi créé subissait le même sort. À l’intérieur d’un périmètre un peu plus étendu, l’atmosphère gelait en fractions de ses gaz constituants : oxygène, azote et dioxyde de carbone. De la vapeur d’eau était précipitée sur un périmètre bien plus large.

La présence d’eau dans le sol générait des phénomènes similaires dans la terre et le soubassement, fendant la roche et provoquant une onde de choc terrestre.

Tout cet air refroidi créait en se déplaçant des cellules de convection, un vent violent au point d’impact et un brouillard aussi imprévisible qu’envahissant à des kilomètres à la ronde.

Voilà pourquoi personne ne protestait contre la chaleur sèche et la fermeture hermétique de la salle.

Les techniciens en blouse blanche, principalement des étudiants diplômés prêtés par des universités, s’occupaient de la rangée de terminaux situés face à la fenêtre. Leurs mesures télémétriques leur parvenaient des antennes du toit ou de senseurs distants disposés plus près de la zone d’arrivée. Ils criaient régulièrement des chiffres qui n’avaient aucune signification pour moi. Mais visiblement, la tension montait. Sue circulait parmi ces jeunes gens comme une mère inquiète.

Elle s’est arrêtée devant nous, pimpante dans son blue-jean neuf et son chemisier blanc. « La radioactivité ambiante augmente très vite, a-t-elle annoncé. Considérez cela comme un avertissement, les gars : plus que deux minutes.

— On ne devrait pas porter des lunettes de protection ou je ne sais quoi ? a demandé Morris.

— Ce n’est pas une bombe H, Morris. Ça ne va pas t’aveugler. » Et elle s’est éloignée.

L’une des techniciennes s’occupant des moniteurs s’était levée, une jeune femme blonde qui ne m’avait pas l’air beaucoup plus âgée que Kaitlin. Elle s’approchait de Sue, un sourire implorant aux lèvres. Le contingent des FDI chargé de la sécurité ne la quittait pas des yeux. Morris non plus.

La fille ne semblait pas avoir tous ses esprits, peut-être ne se contrôlait-elle plus tout à fait. Elle a hésité. Puis elle a eu un geste d’enfant presque touchant : elle a tendu la main pour prendre celle de Sue.

« Cassie ? s’est étonnée Sue. Qu’est-ce qu’il se passe ?

— Je voulais vous dire… merci », a prononcé Cassie d’une voix timide mais pleine de ferveur.

Sue a froncé les sourcils. « C’est gentil, mais… merci pour quoi ? »

Au lieu de répondre, Cassie a baissé la tête et battu en retraite, comme si elle avait agi sur une impulsion déjà évanouie. Elle s’est couvert la bouche de la main. « Oh ! Pardon. Je voulais juste… J’ai juste dû avoir l’impression qu’il fallait vous remercier. Je ne sais pas ce qu’il m’a pris. » Elle a rougi.

« Vous devriez vous rasseoir », lui a gentiment conseillé Sue.

Nous nous trouvions maintenant au beau milieu de la turbulence tau. Une odeur chaude et électrique flottait dans la pièce. Derrière la fenêtre, le cœur de la cité a frémi sous une soudaine aurore boréale.


Tout s’est déroulé en quelques secondes, mais le temps était élastique, nous vivions les secondes comme s’il s’agissait de minutes. J’admets volontiers que j’avais peur.

La lumière incidente générée par l’arrivée formait un rideau de couleur en décalage rapide, le bleu-vert s’assombrissant en rouge et violet. Il planait sur la ville et emplissait notre salle d’une ombre sinistre.

« Mille neuf cents et sept minutes, a lu Sue sur sa montre. En plein dans le mille.

— Il fait déjà froid, m’a dit Morris. Tu as remarqué ? »

La température de la pièce donnait l’impression d’avoir chuté de plusieurs degrés, j’ai hoché la tête.

Nerveux, l’un des FDI s’est levé en tripotant son arme. Aussi vite qu’elle était apparue, la lumière a commencé à baisser, et…

… soudain le Chronolithe était tout simplement là.

Il avait surgi derrière le Dôme du Rocher, plus haut que les collines, d’une taille grotesque, blanc de glace dans la lumière froide de la lune.

« Atterrissage ! a annoncé quelqu’un aux consoles. Radiation ambiante en chute libre. Températures extérieures extrêmement basses…

— Accrochez-vous », a prévenu Sue.

L’onde de choc a fléchi la vitre et grondé comme le tonnerre. Le Chronolithe a presque aussitôt disparu dans une tornade blanche tandis que le choc thermique arrachait son humidité à l’atmosphère. À quelques kilomètres de là, les écarts de température lézardaient le béton, fendaient les charpentes et ne manquaient pas de détruire les tissus vivants de toute créature assez malchanceuse pour s’être attardée dans la zone d’exclusion. (Il y en a eu quelques-unes : des chiens, des chats, des pèlerins et des sceptiques.)

Une vague blanche a rayonné hors de la tornade, du gel qui a escaladé les collines de Judée comme du feu, et toute une série de lampadaires municipaux s’est éteinte lorsque les transformateurs se sont mis en court-circuit dans une gerbe d’étincelles. Le nuage a englouti l’hôtel : un vent violent et rapide a secoué les fenêtres. Soudain, la pièce était sombre, avec le frémissement des lumières des consoles comme le reflet d’étoiles sur un étang.

« Saloperie de froid », a grommelé Morris.

Je me suis entouré de mes bras et j’ai vu Sue Chopra faire de même en se détournant de la fenêtre.

Le FDI qui s’était dressé quelques instants plus tôt a levé son fusil automatique. Il a crié quelque chose que le vacarme de la tornade a emporté. Puis il a ouvert le feu dans la pièce assombrie.


Le tireur se nommait Aaron Weiszack.

Tout ce que je sais de lui, je l’ai lu le lendemain dans les journaux. Vous ne croyez pas que le monde s’épargnerait bien des souffrances si nous pouvions lire les gros titres des journaux avant que ce dont ils parlent se produise ?

Peut-être pas, après tout.

Né à Cleveland, dans l’Ohio, Aaron Weiszack avait immigré avec sa famille en Israël en 2001. Il avait passé son adolescence dans les faubourgs de Tel Aviv et avait déjà fricoté avec pas mal d’organisations politiques radicales au moment de son incorporation, en 2020. On l’avait détenu brièvement, sans le mettre en accusation, lors des émeutes au mont du Temple en 2025. Son dossier FDI, par contre, était irréprochable, et il avait pris soin de cacher à ses supérieurs ses liens avec une cellule « kuiniste » marginale nommée Étreignez l’avenir.

Il était, sinon dérangé, du moins déséquilibré. Ses motifs restent obscurs. Il n’a tiré que quelques balles avant qu’un autre des soldats FDI, une certaine Leah Agnon, l’abatte d’une courte rafale de son arme.

Weiszack a succombé à ses blessures quelques instants plus tard. Mais il y a eu d’autres victimes dans la pièce.

J’ai souvent pensé que l’acte d’Aaron Weiszack revêtait au moins autant d’importance que l’arrivée du Kuin de Jérusalem… D’une certaine manière, il donnait une idée bien plus précise de ce que l’avenir nous réservait.


La dernière rafale de Weiszack avait fendu l’une des fenêtres prétendument blindée (mais apparemment pas à l’épreuve des balles), qui s’est effondrée en une pluie de pépites argentées. Le vent glacé et l’épais brouillard se sont glissés dans la pièce. Assourdi par les coups de feu, je me suis levé en clignant bêtement des yeux. De sa chaise, Morris a bondi sur Sue Chopra, qui venait de tomber, et l’a couverte de son corps. Personne ne savait si l’attaque était terminée ou ne faisait que commencer. Je ne voyais pas Sue, que Morris me dissimulait complètement, et j’ignorais la gravité de ses blessures, mais il y avait du sang partout : celui de Weiszack étalé sur le papier peint, et celui des jeunes techniciens constellé sur leurs consoles. J’ai repris ma respiration et, l’ouïe me revenant, j’ai entendu des hurlements, ceux des gens et celui du vent. De petits grains de glace volaient comme du shrapnel à travers la salle, propulsés par les thermoclines incroyablement abruptes qui balayaient la ville.

Les FDI ont entouré le corps de Weiszack, leurs armes braquées sur lui. Les types du FBI se sont déployés pour sécuriser les lieux, et certains des postdocs de Sue se sont penchés sur leurs compagnons blessés pour tenter de leur porter les premiers secours. Des voix, parmi lesquelles il m’a semblé reconnaître celle de Morris, ont réclamé de l’aide. Nous avions bien un paramédical avec nous dans la salle, mais il était sûrement submergé, voire blessé aussi.

Je me suis penché pour ramper jusqu’à Morris. Il s’était dégagé de Sue et lui berçait la tête entre ses bras. Elle avait été touchée, car il y avait du sang sur la moquette, une poignée de gouttelettes rouges qui fumaient dans le froid brutal. Morris m’a jeté un coup d’œil. « Rien de grave », m’a-t-il dit en articulant exagérément pour que je le comprenne malgré le mugissement du vent. « Aide-moi à la transporter dans le couloir.

Non ! » Sue s’est dressée contre lui, et j’ai vu la balafre ensanglantée sous le tissu de son jean déchiré par une balle ou un shrapnel, un sillon qui saignait abondamment dans la partie charnue de sa cuisse droite. Mais si c’était là sa seule blessure, Morris avait raison, elle ne courait aucun danger immédiat.

« Il faut qu’on s’occupe de ça, lui a-t-il répondu avec fermeté.

— Il y a des blessés ! » Ses yeux se sont tournés vers la rangée de terminaux où, chacun dans une position différente, ses étudiants et techniciens restaient paralysés de terreur ou s’étaient effondrés sur leurs chaises. « Oh mon Dieu ! Cassie ! »

Cassie, la charmante étudiante de troisième cycle, avait perdu une partie de son crâne dans la fusillade.

Sue a fermé les yeux, nous l’avons traînée hors du froid et Morris a articulé des paroles dans son téléphone portable, tandis que de la paume je pressais la blessure sanglante sur la jambe de Sue.

Les ambulances du Hadassah Mount Sinaï, déjà en route, dérapaient sur les croûtes de glace qui s’accrochaient encore à la rue Lehi.


Les ambulanciers ont organisé un triage dans le hall de l’hôtel, où ils ont couvert les vitres brisées de couvertures de survie et branché des appareils de chauffage sur le groupe électrogène de l’hôtel. L’un d’eux a mis un pansement compressif sur la blessure de Sue et a dirigé au fur et à mesure de leur arrivée les renforts médicaux sur les blessés les plus critiques, dont certains avaient été transportés jusque dans le hall tandis que d’autres restaient immobilisés en haut. Les FDI et la police civile ont encerclé le bâtiment pendant que des sirènes hurlaient de tous côtés.

« Elle est morte », a dit Sue, accablée.

Cassie, bien sûr.

« Elle est morte… Tu l’as vue, Scotty. Vingt ans. Diplômée du MIT. Une gentille gamine toute mignonne. Elle m’a remerciée, et elle s’est fait tuer. Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce que cela veut dire quelque chose ? »

À l’extérieur, de la glace tombait des corniches et des toits de l’hôtel pour aller se fracasser sur le trottoir. Le clair de lune est entré dans les ruines d’un blanc vitreux et a tracé la silhouette de plus en plus nette du Kuin de Jérusalem.


Le Kuin de Jérusalem : une colonne à quatre pans se dressant pour former un trône sur lequel Kuin est assis.

Le regard placide de Kuin traverse Le Dôme du Rocher, désormais en miettes, pour scruter le désert de Judée. L’homme est vêtu en paysan d’un pantalon et d’une chemise. Sur sa tête, un bandeau qui pourrait être une modeste couronne, orné de demi-lunes et de feuilles de laurier. Son visage est solennel et majestueux, mais ses traits imprécis.

L’immense base du monument rencontre la terre au fond des ruines de la place de Sion. Le pic atteint quatre cent vingt mètres d’altitude.

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