DEUXIÈME PARTIE : Enfants perdus

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Ce qui me frappe maintenant – si vous permettez à un vieillard de comprendre après coup ce qu’il écrit dans ses mémoires –, c’est à quel point l’avènement des Chronolithes a dû paraître étrange à la génération devenue adulte après la chute de l’Union soviétique… à la génération de mon père, même si lui n’a pas vécu assez longtemps pour en connaître le pire.

Les dictatures du tiers-monde suscitaient au sein de cette génération plus d’impatience que d’indignation. Elle ne voyait dans les palais et les monuments grandioses que l’héritage embarrassant du passé, des maisons hantées que les vents puissants soufflés par le Nikkei et le NASDAQ ne tarderaient pas à mettre bas.

L’ascension de Kuin l’a prise complètement au dépourvu. Elle n’en a pas sous-estimé les risques mais est restée sourde à ses charmes. Elle pouvait imaginer qu’un million d’Asiatiques sous-alimentés fassent acte d’allégeance au nom de Kuin. C’était au moins vaguement plausible. Mais quand ses propres enfants et petits-enfants l’ont rejetée, elle a perdu toute confiance.

Dans l’ensemble, elle a couru chercher refuge dans l’armement. Pour sembler magiques, les monuments de Kuin n’en prédisaient pas moins des conquêtes militaires dont ils étaient en fin de compte des produits dérivés, et une nation bien défendue ne pouvait être conquise. C’est du moins ce qu’elle pensait. L’arrivée de Jérusalem a engendré une deuxième vague d’investissement fédéral : dans la recherche, dans des batteries de satellites de détection, une nouvelle génération de drones chasseurs de missiles, des mines intelligentes ou des robots de combat et de soutien. La conscription a été réinstaurée en 2029, ce qui a accru l’effectif militaire d’un demi-million d’appelés (et plus ou moins permis de masquer le déclin de l’économie civile provoqué par la crise aquifère, l’état calamiteux du commerce asiatique et le début d’un désastre qui allait durer des années, celui du bassin d’Atchafalaya.)

Nous aurions bombardé Kuin alors qu’il était encore enfant, si seulement nous avions su où le trouver. Mais il n’y avait plus personne aux commandes de la Chine méridionale ni de la plus grosse partie de l’Asie du Sud-Est, où la barbarie régnait. Des chefs militaires, circulant en tout-terrain blindés, y terrorisaient les paysans affamés. N’importe lequel de ces petits tyrans pouvait être Kuin, et la plupart prétendaient d’ailleurs l’être. Sans doute Kuin n’était-il aucun d’eux. On ne savait même pas avec certitude, loin de là, si Kuin était chinois. Il pouvait se trouver n’importe où.

Il semble (maintenant) évident que c’était justement parce qu’on ignorait qui était Kuin que cela le rendait dangereux. Son programme se réduisait à la conquête, son idéologie à la victoire ultime. En ne promettant rien, il promettait tout. Tous les démunis, les privés du droit de vote ou simplement les malheureux étaient tentés de s’identifier à lui. Kuin, celui qui aplanirait les montagnes et transformerait les vallées en hauteurs. Celui qui parlerait en leur nom, puisque personne d’autre ne le faisait.

Pour la génération qui a suivi la mienne, Kuin représentait une nouveauté radicale, le renversement des anciennes structures d’autorité et l’ascension de puissances aussi froides et aussi implacablement modernes que les Chronolithes eux-mêmes.

En résumé, il nous a pris nos enfants.


Quand Janice (qui avait masqué la fenêtre vidéo de son téléphone pour dissimuler ses larmes) m’a appris la nouvelle, pour Kait, j’ai compris qu’il faudrait que je quitte Baltimore, et que j’y parvienne sans que Morris Torrance me file à travers sept États.

Ce serait difficile, mais peut-être moins qu’avant Jérusalem. Avant Jérusalem, Sue Chopra supervisait les recherches sur les Chronolithes sous une généreuse administration fédérale. Elle avait compromis cette prérogative par sa dévotion aux aspects purement théoriques de l’étude des Chronolithes – son obsession des mathématiques de la turbulence tau, par opposition aux problèmes pratiques de détection et de défense – et par sa désastreuse comparution devant le Congrès en juin 28. Au cours d’une audition publique, elle avait en effet refusé de prendre en compte la théorie du sénateur Lazar, pour qui le Chronolithe de Jérusalem pourrait être le signal de la fin des temps. (Elle avait traité le sénateur de « mal instruit » et la notion d’une apocalypse imminente de « mythologie absurde qui encourage précisément ce que nous nous efforçons de contenir ».) Lazar, un ancien républicain devenu homme de main du Parti fédéral, l’avait quant à lui qualifiée d’« athée dans sa tour d’ivoire » qu’il fallait « sevrer du sein public ».

Bien entendu, elle avait trop de valeur pour qu’on la mette complètement à l’écart. Mais elle a cessé de figurer au centre de la coordination des recherches sur les Chronolithes. On a préféré l’éloigner du regard du public. Elle restait le principal expert de la nation dans le mystérieux domaine de la turbulence tau, mais n’était plus son chouchou.

Le bon côté de la chose, c’est que le FBI s’intéressait moins au menu fretin comme moi, même si mon dossier traînait toujours dans les catacombes numériques de l’immeuble Hoover.

Morris Torrance avait préféré démissionner plutôt qu’accepter une autre affectation. Morris avait la foi. Il croyait en la divinité de Jésus-Christ, en la bonté de Sulamith Chopra et en la véracité de ses propres rêves. L’époque des Chronolithes avait rendu possibles de telles conversions. Je pense aussi qu’il était un peu amoureux de Sue, sans pour autant (contrairement à Ray Mosely) s’être jamais fait d’illusions sur sa sexualité. Il est resté comme garde du corps et chef de la sécurité, pour un salaire qui ne pouvait être qu’une misère par rapport à son traitement de fonctionnaire.

Sue et Morris tenaient à ce que je reste dans les parages, Sue parce que je figurais dans son schéma évolutif de coïncidences significatives, Morris parce qu’il me croyait important pour Sue. Qu’ils disposent de moyens de pression légaux pour m’empêcher de partir était devenu moins vraisemblable. Morris n’était plus qu’un civil, mais je ne doutais pas pour autant qu’il me poursuivrait si j’annonçais mon départ. Peut-être même tirerait-il quelques ficelles pour que je reste à ma place. Morris m’appréciait, à sa manière précautionneuse, mais il était avant tout loyal à Sue.

Entre-temps, Sue essayait de remonter sous forme d’un cercle Internet son projet Chronolithe fragmenté : elle partageait toutes les données non classées par le ministère de la Défense, approfondissait et développait les mathématiques de la turbulence tau. En février 2031, elle a dû lever d’autres fonds suite au refus du ministère de l’Énergie de continuer à la financer, alors que l’argent coulait à flots dans les projets phares comme le collisionneur à laser gamma de Stanford ou le groupe Matière exotique basé à Chicago.

J’ai occupé ma matinée à nettoyer du code que j’avais cultivé pour elle, une petite routine qui parcourait le monde à la recherche de synchronicités pertinentes dans les nœuds médiatiques, selon un algorithme de tri de noms concocté par Sue elle-même. Morris est passé une fois ou deux dans mon bureau, l’air plus maigre – et plus vieux – qu’avant. Mais toujours aussi obstinément de bonne humeur.

J’ai frappé à la porte du bureau de Sue afin de l’informer de mon départ. Pour déjeuner, voulais-je dire, mais quelque chose dans ma voix a dû lui mettre la puce à l’oreille. « Un long déjeuner ? Tu comptes aller jusqu’où, Scotty ?

— Pas loin.

— Nous n’en avons pas fini, tu sais. »

Elle parlait peut-être du code que nous développions, mais j’en doutais.

Sa jambe était guérie depuis des années, mais Jérusalem lui avait laissé d’autres cicatrices. Jérusalem, m’avait-elle confié un jour, lui avait dessillé les yeux sur les risques de son travail, lui avait montré qu’en se plaçant à proximité du centre de la turbulence tau, elle mettait en danger non seulement elle-même, mais aussi son entourage.

« J’imagine que je ne peux pas l’éviter, avait-elle ajouté tristement. Et c’est bien là le pire. À rester sur une voie ferrée, on finit tôt ou tard par rencontrer un train. »

Je lui ai dit que je finirais de déboguer dans l’après-midi. Elle m’a dévisagé d’un long regard sceptique. « Tu voulais me parler d’autre chose ?

— Pas pour l’instant.

— On en rediscutera. »

Comme souvent, sa prophétie allait s’accomplir.


Morris m’a proposé de déjeuner avec lui, mais j’ai décliné, prétendant avoir des courses à faire et risquer fort de me contenter de ne manger qu’un sandwich au passage. S’il a trouvé cela suspect, il n’en a rien laissé paraître.

J’ai fermé mon compte à la Zurich American, transféré la plus grande partie de mon avoir sur une carte de transit et converti le reste en bons vieux billets de banque verts. J’ai conduit encore un peu sans destination précise, histoire d’être sûr que Morris ne me suivait pas, même si cela semblait des plus improbables. Je trouvais plus vraisemblable qu’il ait posé un mouchard sur ma voiture. Aussi me suis-je présenté chez un revendeur Chrysler du centre-ville, ai-je annoncé à la vendeuse que je ne trouvais rien qui me convenait dans les véhicules exposés et lui ai-je demandé si elle verrait un inconvénient à ce que je m’approvisionne chez un autre franchisé. Elle a répondu par la négative et s’est chargée de me présenter l’inventaire virtuel dans leur arrière-boutique. J’ai provisoirement arrêté mon choix sur une Volks Edison au museau retroussé et à la livrée bleu cendré, sans doute l’automobile la plus anonyme jamais construite ; j’ai abandonné ma Chrysler au magasin et accepté qu’on me conduise à l’autre bout de la ville. De près, la Volks paraissait un peu plus usée que dans le virtu, mais sa centrale énergétique était robuste et en bon état, pour autant que je pouvais en juger.

Toutes ces conneries d’espion amateur laissaient bien entendu une trace électronique large comme le Missouri. Mais si additionner deux et deux et retrouver ma piste ne poseraient sûrement pas le moindre problème à Morris Torrance, il ne pourrait le faire assez vite pour m’empêcher de quitter Baltimore. À la nuit tombée, j’avais déjà roulé plus de trois cents kilomètres vers l’ouest et je continuais, les fenêtres ouvertes dans la chaude soirée de juin, tout en me gavant de médicaments alcalins destinés à calmer les bouillonnements de mon estomac.

Il y avait un grand camp de réfugiés à l’intersection de l’autoroute et de l’Ohio, environ un millier de toiles de tentes usées qui claquaient dans la brise printanière et des douzaines de braseros brûlant par à-coups. Ce devait être pour la plupart des réfugiés des plaines alluviales de Louisiane, des ouvriers des raffineries et de la pétrochimie ayant perdu leur emploi, des fermiers chassés de leurs terres par les inondations. Malgré tous les efforts du génie militaire, la solidification de l’argile dans le bassin d’Atchafalaya avait fini par pousser le Mississippi hors de ses deltas ensablés en pattes d’oiseau. Les inondations du printemps avaient déplacé plus d’un million de familles, sans parler du chaos dû à l’effondrement des ponts, au blocage des voies fluviales et aux routes obstruées par la boue.

Sur les bandes d’arrêt d’urgence des deux directions, des hommes en file indienne mendiaient un bout de chemin. Sans trop de succès, l’autostop étant interdit dans la région depuis un demi-siècle. Mais ces hommes (il n’y avait presque pas de femmes) ne s’en souciaient plus. Ils restaient raides comme des épouvantails à cligner des yeux dans la lueur des phares.

J’ai espéré que Kait avait trouvé un abri sûr pour la nuit.


Aux confins de Minneapolis, je me suis inscrit dans un motel. Le réceptionniste, une espèce de vieille tortue, a ouvert de grands yeux quand j’ai sorti du liquide de mon portefeuille. « Il va falloir que j’amène ça à la banque », a-t-il dit. J’ai donc ajouté cinquante dollars pour le dérangement et il a eu l’amabilité de ne pas me demander de pièce d’identité. Il m’a donné une chambre, ou plutôt une alcôve pourvue d’un lit, d’un terminal (compris dans le tarif), et d’une fenêtre donnant sur le parking.

J’avais terriblement besoin de dormir, mais il fallait d’abord que je contacte Janice.

C’est Whit qui a décroché. « Scott », a-t-il dit d’un ton cordial mais dépourvu de joie. Il avait l’air de manquer tout autant que moi de sommeil. « Tu veux des nouvelles de Kaitlin, j’imagine. Rien de neuf, hélas. La police semble la croire toujours en ville, alors on est relativement optimistes. On fait tout ce qu’on peut, bien entendu.

— Merci, Whit, mais là il faut que je parle à Janice.

— Il est tard. Je ne voudrais pas la déranger.

— Je ne serai pas long.

— Eh bien…», a hésité Whit avant de s’éloigner du terminal. Janice est apparue quelques instants plus tard, en robe de chambre mais visiblement bien éveillée.

« Scotty. J’ai essayé de te joindre, mais il n’y avait personne chez toi.

— Normal, je suis en ville. On peut se voir demain pour en discuter ?

— Tu es en ville ? Ce n’était pas la peine de faire tout ce chemin.

— Je crois que si. Janice ? Tu peux me consacrer une heure ? Je peux passer à la maison ou bien…

— Non. Je vais venir te voir. Où loges-tu ?

— J’aimerais mieux qu’on ne se voie pas ici. Que dirais-tu de ce petit grill sur Dunkane, tu vois duquel je parle ?

— Je ne pense pas qu’il ait fermé.

— Rendez-vous là-bas à midi ?

— Disons une heure.

— Essaye de dormir, ai-je dit.

— Toi aussi. » Elle a hésité. « Ça fait quatre jours, maintenant, Scotty. Quatre nuits. Je pense à elle tout le temps.

— On en reparle demain », ai-je dit.

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Voir une personne sur l’écran d’un téléphone n’est pas la même chose que la voir en chair et en os. J’avais beau avoir eu une demi-douzaine de fois Janice au téléphone ces derniers mois, j’ai failli ne pas la reconnaître quand elle a poussé la porte du grill.

Je pense que c’est le mélange de prospérité et de peur qui l’avait changée.

Whit s’en était bien sorti malgré la récession économique. Janice portait un joli tailleur en tweed, visiblement coûteux, mais au col tordu et aux poches non boutonnées, comme si elle l’avait arraché du cintre sans regarder dans sa penderie. La peau sous ses yeux rougis était bouffie et grisâtre.

Nous nous sommes étreints d’une manière cordiale mais neutre avant qu’elle s’assoie en face de moi.

« Rien de neuf », a-t-elle annoncé. Elle tripotait son sac à main, dans lequel elle devait garder son téléphone. « La police a promis d’appeler dès qu’elle aurait du nouveau. »

Elle a commandé une salade qu’elle n’a pas touchée et un margarita qu’elle a bu avec trop d’empressement. Nous aurions préféré parler d’autre chose, mais nous n’étions pas venus pour cela. « Je vais te demander de répéter encore une fois toute l’histoire, ai-je dit. Tu pourras le supporter ?

— Je pense, oui. Mais il faut que tu me dises ce que tu comptes faire, Scott.

— Ce que je compte faire ?

— Pour… pour tout ça. Parce que c’est entre les mains de la police, maintenant, et cela pourrait poser des problèmes que tu t’en mêles de trop près.

— Je suis son père. J’ai le droit de savoir, il me semble.

— De savoir, oui, certainement. Mais pas de t’en mêler.

— Je ne prévois pas de m’en mêler. »

Elle m’a adressé un faible sourire. « Pourquoi est-ce que je ne te trouve pas du tout convaincant ? »

J’ai commencé à lui poser une question, mais elle m’a interrompu. « Non, attends un peu. Je veux que tu aies ça. »

Elle a sorti de son sac une enveloppe de papier bulle qu’elle m’a tendue. Je l’ai ouverte et en ai retiré une photo récente de Kaitlin. Janice l’avait imprimée sur papier brillant, l’image était nette et précise.

Kait était grande pour ses seize ans, et indéniablement jolie. À en juger par l’assurance de son maintien, le destin lui avait épargné, outre le fléau de l’acné juvénile, celui de la gaucherie adolescente. Elle avait le visage sombre, mais semblait en bonne santé.

Sur le moment, je n’ai rien remarqué de particulier. Puis je me suis dit : ses cheveux. Kait avait noué sa longue chevelure blond sale en une natte qui dégageait ses oreilles.

Ses deux oreilles.

« C’est ce que tu lui as donné, Scott. Je voulais te remercier pour ça. »

La prothèse d’oreille interne ne se voyait pas, évidemment, mais la réparation esthétique avait été impeccable. Comme il se doit. L’oreille n’était pas fausse, c’était bien la sienne, génétiquement parlant, puisqu’on l’avait cultivée à partir de cellules souches de Kaitlin. Pas la moindre cicatrice sinon une vague ligne de suture. Mais après l’opération, les complexes de Kait avaient mis des années à disparaître.

« Quand on lui a enlevé les bandages, c’était complètement rose, tu sais, mais parfait. Exactement comme une nouvelle rose. »

J’avais été présent pour l’opération mais pas pour le dévoilement : il avait eu lieu pendant la crise provoquée par l’arrivée de Damas, à laquelle j’avais assisté avec Sue.

« Je lui ai dit qu’elle était superbe, a continué Janice, là-bas, à l’hôpital, devant le docteur et les infirmières. Elle a penché la tête, comme si elle ne savait pas trop d’où venait ma voix. On met du temps à s’y habituer, tu sais. Tu veux savoir ce qu’elle m’a dit ?

— Oui, quoi ? »

Une larme a dévalé la joue de Janice. « Elle m’a demandé : pourquoi tu cries ? »


— Les ennuis ont commencé, m’a expliqué Janice, lorsque Kaitlin n’est pas rentrée d’une réunion d’un groupe de jeunes.

« Quel genre de groupe de jeunes ?

— Un simple… eh bien…, a hésité Janice.

— Pas de cachotteries, sinon ça ne sert à rien.

— C’est la division jeunesse de cette organisation à laquelle appartient Whit. Il faut que tu comprennes, Scott. Ce n’est pas un truc pro-Kuin. Simplement des gens souhaitant discuter des alternatives à un conflit armé.

— Nom de Dieu…, me suis-je exclamé. Janice… Whit est copperhead ? »

Ces derniers temps, les journaux avaient ressuscité cette expression datant de la guerre de Sécession[5] en tant qu’insulte générique envers les divers mouvements kuinistes. Janice a baissé les yeux : « Nous n’utilisons pas ce terme », ce qui, ai-je pensé, signifiait qu’il déplaisait à Whit. « Je ne fais pas de politique. Tu le sais. Même Whit ne s’est impliqué dans le mouvement que parce qu’une partie de sa hiérarchie l’avait rejoint. Whit dit que se préparer à une guerre que nous n’aurons sans doute même pas à livrer n’est pas une bonne politique économique. »

C’était un argument classique des Copperheads ; mais l’entendre de la bouche de Janice m’a troublé. Il n’était d’ailleurs pas totalement idiot. Mais il contenait aussi, sous-jacent, le mépris dans lequel les kuinistes tenaient le processus démocratique, en pensant que Kuin pourrait ramener l’ordre sur une planète divisée par trop de lignes de fracture économiques, religieuses et écologiques.

J’avais suivi la montée du mouvement copperhead sur le Web – je n’avais pas eu le choix : Sue considérait cette montée comme significative et Morris y voyait une menace potentielle. Ce que j’avais vu ne m’avait pas plu.

« Et il a embringué Kaitlin là-dedans ?

— C’est Kaitlin qui voulait y aller. Au début, il l’emmenait aux réunions des adultes, mais ensuite elle s’est intéressée à la branche jeunesse.

— Alors tu l’as laissée y aller, comme ça ? »

Elle m’a regardé d’un air implorant. « Franchement, Scotty, je n’y ai rien vu de mal. Pour l’amour du Ciel, ce ne sont pas des stages de fabrication de bombes artisanales ! Rien qu’un truc social. Ils jouent au base-ball, montent des pièces de théâtre, tu vois ce que je veux dire ? Ce sont des ados, Scotty. Elle se faisait un tas de nouveaux amis – les premiers vrais amis de sa vie. Qu’est-ce que j’étais censée faire, la cloîtrer à la maison ?

— Je ne suis pas ici pour juger.

— Tant mieux.

— Raconte-moi juste ce qu’il s’est passé. »

Elle a soupiré. « Eh bien, il faut croire qu’il y avait quelques radicaux parmi eux. Difficile d’y échapper, tu sais. Les jeunes y sont particulièrement vulnérables. Les actualités, le Net, en sont pleins. Elle en parlait parfois, elle parlait de…» Elle a baissé la voix. «… de Kuin, elle disait qu’il ne fallait pas condamner ce qu’on ne comprenait pas, des choses de ce genre. Elle prenait ça plus au sérieux que je ne me l’imaginais.

— Elle s’est donc rendue à une réunion dont elle n’est pas revenue.

— Non, et dix autres non plus, la plupart plus vieux qu’elle. Apparemment, cela faisait des semaines qu’ils jouaient avec l’idée de partir en pèlerinage, ce qu’ils appellent un hadj. »

J’ai fermé les yeux.

« Mais la police dit qu’ils n’ont probablement pas quitté la ville, s’est-elle empressée d’ajouter. Qu’ils squattent sans doute un immeuble vide avec une bande d’autres soi-disant radicaux qui font de grands discours et volent de quoi se nourrir dans les magasins. J’espère que c’est vrai, mais déjà comme ça…

— Tu l’as cherchée, toi ?

— La police le déconseille.

— Et Whit ?

Whit dit que nous devons coopérer avec la police. Cela vaut aussi pour toi, Scott.

— Tu as le nom de quelqu’un de la police avec qui je pourrais discuter ? »

Elle a sorti son carnet d’adresses, a copié un nom et un numéro de téléphone sur une serviette en papier, mais à contrecœur, en me jetant de longs regards amers.

« Et aussi le nom du club copperhead de Whit », ai-je ajouté.

Là, elle a renâclé. « Je refuse que tu causes des ennuis.

— Je ne suis pas venu pour cela.

— Arrête tes conneries. Tu es arrivé en ville avec tout ce… cette indignation morale…

— Ma fille a disparu. Je suis là pour ça. Qu’est-ce que cela a d’effrayant ? »

Elle s’est tue un instant.

Puis elle a dit : « Kait est partie depuis moins d’une semaine. Elle pourrait rentrer demain. Il faut que j’y croie. Que je croie que la police fait de son mieux. Mais j’ai bien vu ton regard. Et il ne me plaît pas du tout.

— Quel regard ?

— Celui de quelqu’un qui s’apprête à porter le deuil.

— Janice…»

Elle a frappé la table du plat de la main. « Non, Scott. Désolée. Je te suis reconnaissante pour tout ce que tu as fait pour Kait. J’ai conscience de tout le mal que tu t’es donné. Mais je ne peux pas te dire à quelles associations appartient Whit. C’est sa vie privée. Nous en avons discuté avec la police et cela n’ira pas plus loin, du moins pour l’instant. Alors ne me regarde pas avec ces… avec ces foutus yeux d’enterrement. »

J’en ai été blessé, mais je ne l’ai pas reproché à Janice, même quand elle s’est levée pour regagner la rue décolorée par le soleil. Je savais ce qu’elle ressentait. Kaitlin était en danger, et Janice se demandait quand elle n’avait pas agi au mieux, où elle avait foiré et comment les choses avaient pu si vite tourner si mal.

Je me posais les mêmes questions depuis dix ans. Mais pour Janice, c’était tout nouveau.


Après le repas, je me suis rendu en voiture à Clarion Pharmaceuticals, un grand complexe industriel à la limite des faubourgs et des champs de blé, où j’ai annoncé au garde posté à l’entrée que je venais rendre visite à M. Delahunt. Le garde a glissé une carte sous mon essuie-glace avant gauche et m’a rappelé de me munir d’un laissez-passer de visiteur à la réception. Mais la sécurité à Clarion n’était pas très stricte. Je me suis garé et j’ai profité d’une porte ouverte près des aires de chargement pour monter en ascenseur à l’étage indiqué par le répertoire comme celui du bureau de Whit.

Je suis passé devant sa secrétaire comme si j’étais de la maison, j’ai traversé un labyrinthe de salles sans porte dans lesquelles des hommes et des femmes en costumes irréprochables tenaient des conférences téléphoniques, jusqu’à tomber sur Whitman Delahunt lui-même, qui se servait à une fontaine d’eau de source filtrée et réfrigérée dans un couloir étroit. Il a écarquillé les yeux en me voyant.

Whit était toujours aussi impeccable. Les tempes un peu plus grises et la taille un peu moins fine, mais cela lui allait bien. Ses lèvres esquissaient même un sourire, qui a disparu quand il m’a aperçu. Il a jeté sa tasse en papier dans la poubelle. « Scott ! Mon Dieu. Tu aurais pu appeler.

— J’ai pensé qu’il serait bon qu’on ait une petite discussion en tête à tête.

— Bien sûr, et je ne veux pas avoir l’air sans cœur, je sais ce par quoi tu passes, mais le moment n’est pas très bien choisi en ce qui me concerne.

— Je préférerais ne pas attendre.

— Scott, sois raisonnable. Peut-être ce soir…

— Je ne pense pas me montrer déraisonnable. Cela fait cinq jours que ma fille se trouve Dieu sait où, peut-être bien à dormir dans la rue. Alors Whit, désolé que cela interfère avec ton travail et tout, mais il faut vraiment qu’on parle. »

Il a hésité, puis a pris un air important. « Je ne voudrais pas avoir à appeler la sécurité.

— Pendant que tu y réfléchis, parle-moi un peu de ce club copperhead auquel tu as adhéré. »

Il a ouvert de grands yeux. « Attention à ce que tu dis.

— Ou alors on peut en discuter en privé.

— Merde, Scotty ! D’accord. Mon Dieu ! Suis-moi. »

Il m’a emmené à la cafétéria des cadres. Le service étant terminé pour la journée, il n’y avait rien sur les présentoirs chauffe-plats ni personne dans la salle. Nous nous sommes assis à une table en bois laqué comme deux personnes civilisées.

Whit a desserré sa cravate. « Janice m’avait prévenu que cela risquait d’arriver. Que tu pourrais bien débarquer pour compliquer la situation. Tu devrais vraiment parler à la police, Scott, parce que crois-moi, j’ai bien l’intention de leur dire ce que tu fabriques.

— Tu as mentionné un club copperhead.

— Moi, non, c’est toi, et vas-tu arrêter d’utiliser ce mot obscène ? Ça n’a rien à voir. C’est un comité de citoyens, pour l’amour du Ciel. OK, il nous arrive de parler de désarmement, mais on discute aussi de protection civile. Nous ne sommes que de simples pratiquants. Ne nous juge pas en fonction des éléments extrémistes dont les actualités ont parlé.

— Comment suis-je censé appeler votre groupe, dans ce cas ?

Nous sommes…» Il a eu le tact de prendre un air embarrassé. « Nous sommes le Comité pour la Paix dans l’Honneur des Twin Cities. Tu dois bien comprendre toute l’importance de l’enjeu, Scott. Les gamins n’ont pas tort : la montée en puissance de la sphère militaire fausse l’économie, et personne ne peut prouver que les fusils et les bombes seraient utiles contre Kuin. À supposer qu’il soit une menace pour les États-Unis, ce qui reste tout autant à prouver. Nous récusons la croyance générale selon laquelle…

— Épargne-moi votre propagande, Whit. Quel genre de gens y a-t-il dans ce comité ?

— Des gens importants.

— Combien ? »

Il a rougi à nouveau. « Une trentaine.

— Et tu as initié Kait au mouvement auxiliaire pour les enfants ?

— Loin de là. Les jeunes prennent ces problèmes bien plus à cœur que nous. Que notre génération, je veux dire. Ils ne les considèrent pas d’un œil cynique. Kaitlin en est l’illustration parfaite. Elle rentrait de ces groupes de jeunes en parlant de ce qu’un leader comme Kuin pourrait accomplir si on arrêtait de s’opposer à lui à tout bout de champ. Comme si on pouvait s’opposer à un homme qui contrôle le temps ! Au lieu de trouver un moyen de faire de l’avenir un endroit fonctionnel.

— En as-tu déjà discuté avec elle ?

— Je ne l’ai pas endoctrinée, si c’est ce que tu insinues. Je respecte les idées de Kaitlin.

— Mais elle s’est mise à fréquenter des radicaux, pas vrai ? » Whit s’est tortillé sur son siège. « Je ne les qualifierais pas forcément de radicaux. Je connais certains de ces gamins. Il peut arriver qu’ils aillent un peu trop loin, mais par enthousiasme, pas par fanatisme.

— On n’en a revu aucun depuis samedi.

— J’ai le sentiment qu’ils vont bien. Ce genre de choses arrive parfois. Les gamins jettent leurs badges GPS, prennent une automobile et partent quelques jours en virée. Ce n’est pas bien, mais ils n’ont rien inventé. Je suis désolé que Kait se soit laissé entraîner par quelques pommes pourries, Scott, mais l’adolescence n’a jamais été un cap facile à passer.

— Ont-ils mentionné un hadj à un moment ou à un autre ?

— Pardon ?

— Un hadj. Janice a utilisé ce mot.

— Elle n’aurait pas dû. C’est encore un mot dont nous déconseillons l’emploi. Un hadj, c’est un pèlerinage à La Mecque. Mais les gamins lui donnent un autre sens. Pour eux, cela désigne la visite d’une pierre de Kuin, ou de l’endroit où l’une d’elles est censée arriver.

— Tu penses que c’est ce qu’ils ont en tête ?

— J’ignore ce qu’ils peuvent bien avoir en tête, mais je doute que ce soit un hadj. On ne peut pas aller en Daimler à Madras ou à Tokyo.

— Donc, tu ne t’inquiètes pas. »

Il a eu un mouvement de recul et l’air d’avoir envie de cracher. « Quelle malveillance. Bien sûr que je m’inquiète. Le monde est dangereux, et même plus que jamais, à mon avis. J’ai peur de ce qui pourrait arriver à Kaitlin. C’est bien pour ça que je compte laisser la police faire son travail sans la gêner. Et je te suggère d’en faire autant.

— Merci, Whit.

— Ne rends pas la situation encore plus difficile pour Janice.

— Je ne vois pas comment j’y arriverais.

— Parle à la police. Je suis sérieux. Ou je leur parlerai pour toi. »

Il avait retrouvé son assurance. Je me suis levé : je ne voulais pas entendre d’autres sermons sur Kait, pas de sa bouche à lui. Il m’a regardé m’éloigner en restant assis sur sa chaise comme un petit prince blessé.


J’ai rappelé Janice de la voiture. Je voulais lui parler à nouveau avant que Whitman ne le fasse.

La ville avait souffert et changé. Je suis passé devant des fenêtres à barreaux ou barricadées de planches, des commerces de produits au rabais là où s’ouvraient autrefois des boutiques convenables, des devantures d’églises aux dénominations obscures. La grève des éboueurs avait empli les trottoirs de détritus.

Au téléphone, j’ai annoncé à Janice avoir discuté avec Whit.

« Tu n’as pas pu t’en empêcher, hein ? Juste au moment où je me disais que la situation ne pouvait plus empirer. »

Sa voix avait une intonation qui ne m’a pas plu. « Janice… Tu as peur de lui ?

— Bien sûr que non, pas physiquement. Mais s’il perd son boulot ? On fera comment ? Tu ne comprends pas, Scotty. En général, ce que Whit fait est ce qu’il faut faire… il est obligé de suivre le mouvement pour s’en sortir, tu comprends ?

— Pour l’instant, je me soucie plutôt de Kaitlin.

— Je ne suis pas sûre non plus que ce que tu fais lui rende service. » Elle a soupiré. « La police m’a parlé d’un groupe de parents, ça t’intéresserait peut-être.

— Un groupe de parents ?

— Des parents dont les enfants se sont enfuis, en général des enfants aux idées kuinistes. Des parents hadj, si tu vois ce que je veux dire.

— La dernière chose dont j’ai besoin, c’est bien d’un groupe de soutien.

— Tu pourrais comparer tes notes aux leurs, voir ce que font les autres. »

J’en doutais. Mais elle m’a transmis l’adresse et je l’ai insérée dans mon répertoire.

« Entre-temps, je m’excuserai pour toi auprès de Whit.

— S’est-il excusé d’avoir laissé Kait se trouver impliquée là-dedans ?

Cela ne te regarde pas, Scott. »

12

Environ un mois après l’arrivée de Jérusalem, je suis allé voir un médecin avec qui j’ai longuement discuté d’hérédité et de folie.

Il m’était venu à l’esprit que la logique de Sue sur la corrélation pouvait avoir un aspect personnel. Ce qu’elle disait revenait à cela : nos attentes façonnent l’avenir, et les personnes exposées à une turbulence tau intense pourraient bien le façonner davantage que la moyenne.

Et si le monde était en proie à la folie, cette folie ne pouvait-elle pas avoir été favorisée par les recoins les plus secrets de mon psychisme ? Avais-je hérité de ma mère une séquence génétique défectueuse, devait-on à ma démence latente cette pluie de balles et de verre dans une suite d’hôtel sur le mont Scopus ?

Ce médecin que j’ai consulté m’a prélevé un échantillon de sang et a accepté de rechercher dans mes gènes des marqueurs de prédisposition à une schizophrénie à déclenchement tardif. Mais en me prévenant que ce n’était pas aussi simple que cela. La schizophrénie, malgré l’existence d’une prédisposition génétique, n’était pas une maladie purement héréditaire, qu’on pourrait par conséquent prévenir en intervenant sur les gènes. De complexes facteurs environnementaux influaient aussi sur son déclenchement. J’avais peut-être hérité d’une tendance à la schizophrénie – et cette information n’avait pas de substance, presque aucune signification et pas la moindre valeur prédictive.

J’y ai repensé en demandant au terminal du motel de m’afficher une carte mondiale des sites de Chronolithes. S’il s’agissait de folie, ces sites en constituaient les symptômes tangibles. L’Asie était une zone rouge, qui se dissolvait en une anarchie fiévreuse, même si de précaires gouvernements nationaux continuaient à exister au Japon – où la coalition au pouvoir avait (de justesse) survécu à un plébiscite – ainsi qu’à Pékin, mais ni dans la Chine rurale, ni à l’intérieur des terres. Les arrivées constellaient autant le sous-continent indien que le Moyen-Orient : Jérusalem et Damas mais aussi Bagdad, Téhéran et Istanbul. L’Europe n’avait encore connu aucune manifestation physique du kuinisme, qui restait bloqué au Bosphore, mais elle n’avait pu échapper à sa contrepartie politique, puisque des factions « kuinistes » rivales avaient fomenté de gigantesques émeutes à Paris et Bruxelles. L’Afrique du Nord avait subi cinq arrivées désastreuses. Un petit Chronolithe avait dénoyauté la ville équatoriale de Kinshasa pas plus tard que le mois précédent. La planète était malade, malade à en crever.

J’ai fermé la carte des Chronolithes et composé un des numéros donnés par Janice, celui du lieutenant de police Ramone Dudley. Son interface m’a informé qu’il n’était pas disponible, mais qu’on avait enregistré mon appel et qu’il me rappellerait dès que possible.

En attendant, j’ai saisi l’autre numéro, celui du « groupe de soutien », que Janice avait tenu à me communiquer et qui s’est révélé celui du terminal domestique d’une quinquagénaire nommée Regina Lee Sadler. Elle a répondu en peignoir, les cheveux dégoulinant d’eau. Je me suis excusé de l’avoir tirée de la douche.

« Vous en faites pas pour ça », m’a-t-elle rassuré d’une voix de contralto sudiste aussi sombre que sa carnation. « Sauf si vous représentez cette saloperie de bureau de recouvrement, excusez la grossièreté. »

Je lui ai expliqué ce qui était arrivé à Kaitlin.

« Ah oui, a-t-elle dit, il se trouve que je suis au courant. Quelques parents touchés par cet incident-là viennent de se joindre à nous – surtout les mamans, bien sûr. Dieu sait pourquoi, le type d’aide que nous proposons ne convient généralement pas aux papas. Mais vous-même ne semblez pas appartenir à ce clan de réfractaires…

— Je n’étais pas sur place quand Kait a disparu. » Je lui ai parlé de Janice et de Whit.

« Vous êtes donc un père absent.

— À mon corps défendant, madame Sadler. Je voudrais vous poser une question… si je peux vous parler franchement.

— Je préfère ça à l’inverse. Et appelez-moi Regina Lee, comme tout le monde.

— Qu’est-ce que cela va m’apporter de rencontrer ces gens ? Ça aidera à faire revenir ma fille ?

— Non, je ne peux rien vous promettre de ce genre. Notre groupe existe pour lui-même. C’est nous-mêmes que nous sauvons. Pas mal de parents désespèrent très vite dans des cas comme ceux-là. Discuter avec d’autres personnes dans la même situation qu’eux leur apporte éventuellement un certain réconfort. Et je vous soupçonne d’être en train de décider de vous en passer, de vous dire « ouais, je n’ai pas besoin de ces conneries de contact physique et émotionnel ». Je ne dis pas que vous avez tort, remarquez. Mais certains d’entre nous en ont besoin, et nous n’avons pas honte de l’admettre.

— Je vois.

— Cela ne veut pas dire pour autant qu’il n’y ait aucun effet de réseau. Beaucoup de nos membres ont engagé des détectives privés, des free-lance spécialistes en recherche des personnes, des déprogrammeurs ou autres. Ils comparent leurs notes et partagent leurs informations, mais franchement, je crois très peu à ce genre d’activités, et ce ne sont pas les résultats que j’ai vus qui vont me faire changer d’avis. »

Je lui ai dit que j’aimerais justement parler à ces personnes-là, ne serait-ce que pour apprendre de leurs échecs.

« Eh bien, vous n’avez qu’à venir à notre réunion de ce soir…» Elle m’a donné l’adresse d’une salle paroissiale. « Si vous venez, vous pourrez sûrement avoir des conversations de ce genre. Mais je voudrais vous demander quelque chose en échange : n’amenez pas votre scepticisme. Venez l’esprit ouvert. Sur vous-même, je veux dire. Vous avez l’air calme et maître de vous, mais je sais par expérience personnelle ce que vous endurez et avec quelle facilité on s’accroche à de faux espoirs quand quelqu’un qui vous est cher court un danger. Et ne vous y trompez pas, votre Kaitlin est en danger.

— Je sais, madame Sadler.

— Il y a savoir et savoir. » Elle a jeté un coup d’œil par-dessus son épaule, peut-être sur une horloge. « Il faut que je me prépare, mais j’ose espérer vous voir ce soir.

— Merci.

— Je prie pour que vous parveniez à une issue favorable quoi que vous fassiez, monsieur Warden. »

Je l’ai remerciée à nouveau.


La réunion se tenait dans la salle paroissiale d’une église presbytérienne, au sein d’un quartier autrefois populaire qui avait dérapé dans la pauvreté absolue quelques années plus tôt. Regina Lee Sadler arpentait la scène en robe à fleurs, un micro mains libres à l’ancienne lui dansant devant le visage. Elle m’a semblé à la fois plus robuste et plus corpulente de dix kilos que sur l’écran vidéo, et je me suis demandé si elle était suffisamment coquette pour avoir équipé son interface d’une appli amincissante.

Je me suis glissé au dernier rang sans juger bon de me présenter. La réunion ressemblait beaucoup à celles qu’organisaient les Alcooliques Anonymes, avec toutefois quelques différences. Cinq nouveaux membres se sont présentés et ont exposé leurs problèmes. Quatre d’entre eux venaient de perdre un enfant dans un hadj on une cellule kuiniste au cours du mois. La cinquième, dont la fille avait disparu depuis plus d’un an, cherchait à partager sa peine… non qu’elle ait perdu espoir, a-t-elle tenu à préciser, pas du tout, elle était juste très, très fatiguée et pensait qu’elle arriverait peut-être à dormir une nuit entière, pour une fois, si seulement elle avait quelqu’un à qui parler.

Il y a eu quelques applaudissements compatissants.

Puis Regina Lee s’est relevée pour lire une liste imprimée de nouvelles et de mises à jour : des enfants retrouvés, des rumeurs de nouveaux mouvements kuinistes dans l’Ouest et le Sud, un tas de mineurs en pèlerinage interceptés à la frontière mexicaine. J’ai pris des notes.

La réunion a alors pris un tour plus personnel comme les gens se répartissaient en « ateliers » pour discuter de « stratégies de soutien ». Je me suis éclipsé.

Je serais rentré directement au motel s’il n’y avait eu une femme assise sur les marches de l’église en train de fumer une cigarette.

Elle avait à peu près mon âge, l’air accablé de soucis mais en même temps songeur et concentré. Ses cheveux courts luisaient dans la lumière de la rue. L’ombre a masqué ses yeux quand elle les a levés vers moi. « Désolée », a-t-elle dit automatiquement en écrasant sa cigarette.

Je lui ai dit de ne pas s’en faire pour moi. Une loi récente prohibait la vente de préparations à base de tabac à toute personne qui ne pouvait présenter un certificat de dépendance ou une ordonnance, mais comme le tabac était légal dans mon enfance, j’avais les idées larges sur le sujet. « Vous en avez eu marre ? a-t-elle demandé en désignant la porte de l’église.

— Plus ou moins », ai-je répondu.

Elle a hoché la tête. « Regina Lee est super pour beaucoup de gens, et Dieu sait qu’on ne peut pas l’arrêter. Mais je n’ai pas besoin de ce qu’elle propose. Du moins, je ne pense pas. »

Nous nous sommes présentés. Elle s’appelait Ashlee Mills, et avait un fils de dix-huit ans, Adam, qui était très impliqué dans le réseau kuiniste local et avait disparu six jours plus tôt. Le même jour que Kaitlin. Aussi avons-nous comparé nos notes. Adam avait appartenu au mouvement auxiliaire junior de Whit Delahunt et à une poignée d’autres organisations radicales. Kait et lui se connaissaient donc probablement.

« Quelle coïncidence », a dit Ashlee.

Je lui ai répondu que non, que cela n’existait pas.


Nous étions toujours en train de discuter lorsque la réunion de Regina Lee a commencé à se disperser, nous chassant des marches de l’église. Je lui ai proposé de lui offrir un café dans les environs : elle habitait le quartier.

Ashlee m’a jaugé d’un regard pensif, franc et un peu intimidant. Elle m’a donné la nette impression d’une femme qui ne se faisait aucune illusion sur les hommes. Puis elle a dit : « D’accord. Il y a un café-restaurant ouvert toute la nuit à côté du drugstore, au coin de la rue. » Nous nous y sommes rendus à pied.

Ashlee ne nageait visiblement pas dans l’opulence. Sa jupe et son chemisier, soignés mais loin d’être neufs, avaient l’air de provenir d’une association caritative. Elle les portait néanmoins avec une dignité toute naturelle, sans aucune affectation. Au café, elle a commencé à compter des pièces de un dollar. Je lui ai dit de laisser tomber et j’ai posé ma carte sur le comptoir. Elle m’a gratifié d’un autre long regard avant de hocher la tête. Nous avons trouvé un coin tranquille loin du caquetage des panneaux vidéo.

Elle a dit : « Vous voulez que je vous parle de mon fils. »

J’ai hoché la tête. « Mais nous ne sommes pas dans un des ateliers de Regina Lee. Ce que je veux vraiment savoir, c’est comment je peux aider ma fille.

— Je ne peux rien vous promettre de ce genre, monsieur Warden.

— Tout le monde me dit ça.

— Et à raison, désolée d’avoir à vous le dire. Du moins, d’après mon expérience. »

Ashlee était née et avait grandi dans le sud de la Californie avant de venir à Minneapolis travailler comme réceptionniste médicale pour son oncle, un pédicure emporté depuis par un anévrisme. Elle y avait rencontré Tucker Kellog, un programmeur de machines-outils qu’elle avait épousé à vingt ans. Tucker était parti quand leur fils Adam avait cinq ans et n’avait pas réapparu depuis. Ashlee avait demandé le divorce et aurait pu lui réclamer une pension alimentaire par voie juridique, mais y avait renoncé. Elle préférait, m’a-t-elle confié, que Tucker ne figure plus du tout dans sa vie, même marginalement. Elle avait repris son nom de jeune fille dix ans plus tôt.

Elle aimait son fils Adam, même s’il n’avait jamais été facile à vivre. « De parent à parent, monsieur Warden, il m’est arrivé de désespérer. Il a commencé tout petit à ne pas vouloir rester à l’école. Personne n’aime y aller, je suppose, mais on y va quand même tous les jours, par sens du devoir, peur des conséquences ou je ne sais quoi. Mais avec Adam, cela ne marchait pas. Impossible de l’y amener, même en faisant pression sur lui ou en essayant de lui faire honte. »

Il n’avait presque jamais cessé de suivre des programmes psychiatriques ou d’apprentissage, de fréquenter des organismes d’éducation spécialisée et parfois des centres de détention pour mineurs. Non qu’Adam manquât d’intelligence. « Il lit tout le temps. Et pas seulement des histoires. Et franchement, il faut être un minimum futé pour survivre comme il a survécu, en passant la moitié de sa vie dans la rue. En fait, Adam est quelqu’un de très intelligent. »

Lorsqu’elle parlait de son fils, son expression se teintait de fierté, de culpabilité ou d’appréhension, et quelquefois des trois à la fois. Ses grands yeux jetaient des regards sur les côtés, comme si elle s’attendait à ce qu’on nous espionne. Elle a joué avec sa serviette en papier, la pliant, la dépliant, pour finir par la déchirer en longues bandes qui sont restées sur la table comme un origami inachevé.

« Il s’est enfui un jour quand il avait douze ans, mais aucun rapport avec ce truc copperhead. Promis, j’ignore ce qu’Adam s’imagine sur Kuin, à part qu’il détruit des villes et bousille la vie des gens. Mais Kuin le fascine. La manière dont Adam regarde les infos me fait presque peur. » Elle a baissé la tête. « J’ai du mal à l’admettre, mais je crois bien que ce qui lui plaît, c’est justement que des choses soient écrasées. Je pense qu’il s’identifie à Kuin. Il veut lever le pied et rayer de la carte tout ce qu’il déteste. Tout ce bla-bla sur un nouveau type de gouvernement mondial, à mon avis, ce n’est que de la poudre aux yeux.

— Il vous a déjà parlé de Kaitlin ou de son groupe ? » Ashlee a eu un sourire triste. « La question à mille dollars… Et vous, Kaitlin en a déjà parlé avec vous ?

— Nous discutons. Mais non, elle n’a jamais parlé politique.

— Vous êtes quand même mieux loti que moi. Adam ne m’a jamais rien confié sur aucun sujet. Rien de rien. Tout ce que je sais sur mon fils, je l’ai appris en l’observant. Excusez-moi, j’ai besoin d’un autre café. »

Ce dont elle a besoin, ai-je compris, c’est d’une autre cigarette. Elle s’est arrêtée au comptoir, a commandé un double-double au serveur et s’est esquivée aux toilettes. Elle semblait plus calme quand elle en est ressortie quelques instants plus tard. Je pense que le barman a senti l’odeur du tabac lorsqu’elle a pris livraison de son café. Il l’a regardée d’un air sévère et a roulé des yeux.

Elle s’est rassise en soupirant. « Non, Adam ne m’a jamais parlé de ses réunions. Il a dix-huit ans, mais comme je vous l’ai dit, il n’est pas naïf. Il mène ses affaires avec pas mal de prudence. Mais vous savez, il m’arrive d’entendre des trucs. Je sais qu’il a fréquenté un de ces clubs copperheads de banlieue, mais au début ça me semblait presque bien. Il rencontrait des gens avec un certain bagage, vous comprenez. Avec un avenir. Sans doute qu’au fond j’espérais qu’il se ferait des amis et que cela déboucherait sur quelque chose, que cela lui ouvrirait des horizons une fois calmée toute cette… merde de voyage dans le temps, pardonnez-moi. Je pensais qu’il pourrait rencontrer une fille, ou que le père de quelqu’un lui proposerait un boulot. »

J’ai repensé au gémissement de Janice : Qu’est-ce que j’étais censée faire ? La cloîtrer à la maison ?

Janice n’avait manifestement pas imaginé sa fille en compagnie d’un Adam Mills.

« J’ai changé d’avis le jour où je suis rentrée à l’improviste alors qu’il était au téléphone. Il parlait de ces gens – dont votre Kait, j’imagine, désolée d’avoir à vous le dire. Et il en parlait de façon vraiment brutale et méprisante. Il disait que le groupe était plein de…» De honte, elle a baissé la tête. «… de petites pucelles bourgeoises. »

Elle a dû voir ma réaction. Elle a relevé le menton et durci le ton. « J’aime mon fils, monsieur Warden. Je ne me fais aucune illusion sur le genre de personne qu’est ou que sera Adam, sauf à changer de lui-même du tout au tout. Adam a de gros, gros problèmes. Mais c’est mon fils, et je l’aime.

— Je respecte cela.

— J’espère bien.

— Ils ont disparu tous les deux. Voilà ce dont nous devons nous soucier pour le moment. »

Elle a froncé les sourcils, peut-être réticente à ce que je l’inclue dans ce pronom. Ashlee avait l’habitude de gérer ses problèmes toute seule, et c’est pour cette raison qu’elle avait quitté la réunion de Regina Lee.

Mais bon, moi aussi.

« Ça m’emmerderait vraiment que vous essayiez de me draguer, monsieur Warden.

— Je ne suis pas là pour ça.

— Parce que je veux que vous me donniez votre numéro de téléphone, histoire que nous restions en contact pour Adam et Kaitlin. Je n’ai aucune information fiable, mais à mon avis tout leur petit groupe s’essaye à une espèce de connerie de pèlerinage. Dieu seul sait où. Ils sont donc probablement au même endroit. Et donc, nous devrions rester en contact. Je veux juste éviter que vous l’interprétiez mal. »

J’ai échangé l’adresse de mon portable contre celle de son terminal domestique.

Elle a fini son café et a dit : « Ce ne sont pas vraiment de bonnes nouvelles, pour vous.

— Pas forcément. »

Elle s’est levée. « Eh bien, ravie de vous avoir rencontré. » Elle m’a tourné le dos et est sortie dans la rue. De derrière la fenêtre, je l’ai observée qui marchait entre les îlots de lumière formés par les lampadaires pour atteindre, un demi-pâté de maisons plus loin, une porte jouxtant un restaurant dans laquelle elle a tâtonné avec une clé. Elle vivait dans l’appartement situé au-dessus du restaurant. Je me suis imaginé un canapé usé jusqu’à la corde, peut-être un chat. Une rose dans une bouteille de vin et un poster sous cadre au mur. L’étourdissante absence de son fils.


Ramone Dudley, le lieutenant de police chargé au niveau local des personnes disparues, a accepté de me recevoir dans son bureau le lendemain après-midi. Notre rencontre a été brève.

Dudley était visiblement un flic de bureau débordé à qui il avait trop souvent fallu annoncer les mêmes mauvaises nouvelles. « Ces gamins-là », a-t-il dit (et de toute évidence, ces gamins-là formaient à ses yeux une seule masse homogène), « n’ont aucun avenir, et ils en sont conscients. Malheureusement, ils ont raison. L’économie merde, tout le monde le sait. Et qu’avons-nous d’autre à leur offrir ? Chaque fois qu’ils entendent parler de l’avenir, c’est Kuin, Kuin, Kuin. Cet enfoiré de Kuin. Les fondamentalistes voient Kuin comme l’Antéchrist, et pour eux, il n’y a rien à faire que prier en attendant l’Extase. Washington incorpore les gamins pour une guerre que nous ne livrerons peut-être jamais. Et les copperheads disent que Kuin nous fera peut-être moins mal si nous courbons respectueusement la tête. On n’a pas vraiment le choix, quand on y pense. Rajoutez à ça toutes ces conneries qu’ils entendent dans la musique ou qu’ils apprennent dans ces chatrooms cryptés…»

Visiblement, le lieutenant Dudley tenait en grande partie ma génération responsable de tout cela. Il avait sûrement rencontré des parents incompétents dans le cadre de son travail. Sa façon de me regarder m’a indiqué qu’il était quasiment certain d’en avoir un autre en face de lui.

« Au sujet de Kaitlin…», ai-je dit.

Il a pris sur son bureau un dossier dont il m’a lu le contenu. Sans surprise. Huit jeunes en tout, tous membres du bras jeunesse du groupe de Whitman, n’étaient pas rentrés chez eux après une réunion. Parents et amis des jeunes disparus avaient tous été minutieusement interrogés… « à une exception près : vous, monsieur Warden, et j’espérais votre venue.

— Whit Delahunt vous a parlé de moi, ai-je deviné.

— Il vous a mentionné quand nous l’avons interrogé, mais sinon, pas spécialement, non. L’appel que j’ai eu provenait d’un fédé à la retraite nommé Morris Torrance. »

Il n’avait pas traîné. Mais Morris ne traînait jamais. « Qu’est-ce qu’il vous a dit ?

— Il m’a demandé de coopérer au maximum avec vous. C’est-à-dire, pour ce qui est de ma partie. Voilà à peu près tout ce que j’ai à vous dire, sauf si vous avez des questions. Ah oui, il m’a demandé aussi autre chose…

— Quoi donc ?

— De vous prier d’entrer en contact avec lui. Il a dit qu’il était désolé pour Kaitlin et qu’il pourrait peut-être vous aider. »

13

J’aurais peut-être dû profiter de la thérapie communautaire de Regina Lee pour admettre mes peurs concernant Kaitlin. Mes peurs, et ce chagrin prémonitoire qui se glissait dans ma conscience dès que je fermais les yeux. Mais ce n’était pas mon genre. J’avais très tôt appris à sembler calme face au désastre. À garder pour moi mon appréhension, comme on garde un secret honteux.

Je pensais néanmoins tout le temps à Kait. Dans ma tête, elle restait la Kaitlin de Chumphon, une gamine de cinq ans aussi intrépide que curieuse. Les enfants portent leur nature comme on porte des vêtements aux couleurs brillantes, ce qui rend leurs mensonges très transparents. Devenir adulte, c’est apprendre la duplicité. Ayant connu Kaitlin enfant, je n’avais jamais perdu de vue la vulnérabilité de son âme. Imaginer (ou m’efforcer de ne pas imaginer) où Kaitlin pouvait se trouver, et avec qui, en devenait d’autant plus douloureux. La pulsion parentale la plus fondamentale est celle de nourrir et de protéger son enfant. Pleurer son enfant revient en fin de compte à avouer son impuissance. On ne peut protéger ce qui va en terre. On ne peut border une couverture sur une tombe.

Je passais la plus grande partie de la nuit éveillé, les yeux fixés sur la fenêtre du motel, à alterner entre bière et Coca Light (et à pisser toutes les demi-heures), jusqu’à ce que la vague visqueuse du sommeil déferle et m’engloutisse. Mes rares rêves étaient chaotiques et vains. Retrouver au réveil l’ironie brutale du printemps, le soleil dans un ciel bleu sans fond, ressemblait à rêver qu’on se réveille d’un rêve.

Alors que je m’attendais à ne plus jamais avoir de ses nouvelles, Ashlee Mills m’a contacté sur mon portable dix jours après la disparition de Kaitlin. Elle avait une voix très formelle et n’a pas tardé à en venir au fait. « Je me suis arrangée pour rencontrer quelqu’un, a-t-elle annoncé. Un type qui a peut-être des informations sur Adam et Kaitlin, seulement je ne veux pas y aller seule.

— Je suis libre cet après-midi.

— Il travaille la nuit. Si on peut appeler ça travailler. Ça devrait pas être joli-joli.

— Pourquoi, c’est un maquereau ?

— Non non. Une espèce de dealer. »


J’avais consacré l’essentiel de la semaine précédente sur le Net, à effectuer des recherches sur le phénomène « jeunesse hadj » ou le mouvement kuiniste et à me frayer un chemin dans leurs chatrooms cachés.

Bien entendu, il n’existait pas de mouvement kuiniste unifié. En l’absence d’un Kuin de chair et de sang, le « mouvement » consistait en un patchwork d’idéologies utopiques et de cultes quasi religieux, chacun se battant contre les autres pour le titre. Ils n’avaient guère en commun que l’acte de vénération, l’adoration des Chronolithes. Les hadjis voyaient un Chronolithe comme un objet sacré. Ils attribuaient toutes sortes de pouvoirs à la proximité d’une pierre de Kuin : instruction, guérison, transformation psychologique, épiphanies plus ou moins importantes. Mais au contraire des pèlerins de, disons, Lourdes, les hadjis étaient surtout des jeunes. C’était un « mouvement de jeunes », comme on disait au XXe siècle. Et comme la plupart des mouvements de jeunes, il attachait autant d’importance au style qu’au fond. Très peu d’Américains sont réellement partis en pèlerinage sur un site de Chronolithe, mais il n’y avait rien d’exceptionnel à croiser un adolescent vêtu d’un T-shirt ou d’un chapeau arborant un logo kuiniste, le plus souvent l’omniprésent « K + » à l’intérieur d’un cercle rouge ou orange. (Ou n’importe lequel des signes moins ostentatoires et censément secrets : lobes d’oreille ou mamelons scarifiés, bracelets de cheville en argent, serre-tête blancs.)

Le symbole K + abondait dans le quartier d’Ashlee, tracé à la craie ou à la peinture sur les murs et les trottoirs. Quand, à l’heure convenue, j’ai arrêté la voiture devant le restaurant chinois, Ashlee s’est précipitée sur le siège passager depuis la porte de son appartement. « Ça tombe bien que vous ayez une voiture bon marché, a-t-elle dit. Ça n’attirera pas l’attention.

— Où allons-nous ? »

Elle m’a donné une adresse à cinq pâtés de maisons de là en direction du centre, où les seuls commerces encore en vie étaient des entrepôts, des fast-foods avec service à la fenêtre et des magasins de vins et spiritueux.

« Le type s’appelle Cheever Cox, a-t-elle soudain déclaré, et il touche à quasiment tous les trafics impossibles à mettre sur sa déclaration de revenus. C’est lui qui me vendait mon tabac. » Elle a dit cela d’un ton soigneusement neutre mais en guettant un signe de désapprobation. « Avant que j’obtienne ma licence d’intoxiquée, je veux dire.

— Que sait-il sur Kait et Adam ?

— Si ça se trouve, rien, mais quand je l’ai appelé hier il m’a dit avoir eu vent d’un hadj à prix cassé et de nouvelles rumeurs sur Kuin, mais a refusé d’en discuter sur une ligne non cryptée. Cheever est un peu parano là-dessus.

— Vous pensez que c’est sérieux ?

— Pour tout dire… je n’en sais trop rien. »

Elle a baissé la vitre et a allumé une cigarette, presque d’un air de défi, en attendant de voir ma réaction. Le Minnesota avait l’une des lois antitabac les plus répressives du pays. Mais j’étais d’un autre État, et assez âgé pour ne pas me scandaliser. « Ashlee ? ai-je dit. Vous n’avez jamais pensé à arrêter ?

— Oh, je vous en prie !…

— Je ne vous juge pas, j’entretiens la conversation.

— Je n’ai pas spécialement envie d’en parler. » Elle a exhalé avec bruit. « Il n’y a pas eu grand-chose ces dernières années pour me garder en un seul morceau, monsieur Warden.

— Scott.

— Scott, d’accord. Ce n’est pas par faiblesse, mais… avez-vous été fumeur ?

— Non. » On m’avait épargné les vaccins antidrogues qu’on tenait tant à administrer aux jeunes à l’époque (m’évitant par la même occasion le risque de voir mes anticorps se détraquer à l’âge adulte), mais le tabac n’était tout simplement pas un vice pour moi.

« Cela me tue probablement, mais je n’ai pas grand-chose d’autre. » Elle a semblé lutter pour saisir une pensée, qu’elle a finalement laissé filer. « Ça me calme.

— Je ne vous jette pas la pierre. En fait, j’ai toujours aimé l’odeur de la cigarette. De loin, du moins. »

Elle a eu un sourire désabusé. « Oui oui. Vous êtes un vrai dépravé, vous.

— La Californie vous manque ?

— Si la Californie me manque ? » Elle a roulé des yeux. « Vous êtes sérieux, ou c’est l’idée de rencontrer Cheever qui vous rend nerveux ? Parce qu’il n’y a pas de quoi, vous savez. Il est un peu louche, mais pas méchant.

— Voilà qui est rassurant, ai-je dit.

— Vous verrez. »

L’adresse était celle d’une maison mitoyenne à ossature en bois, plutôt délabrée. La lumière de la véranda était allumée, elle le restait probablement en permanence. Les marches branlaient. Ashlee a ouvert la porte-moustiquaire rouillée et frappé à la porte.

Cheever Cox a ouvert quand elle s’est identifiée. C’était un type chauve d’environ trente-cinq ans, vêtu d’un Levi’s et d’une chemise bleu pâle au col constellé de ce qui ressemblait à de la sauce tomate. « Salut, Ashlee ! » a-t-il aboyé en la serrant dans ses bras. Il m’a gratifié d’un bref coup d’œil.

Ashlee m’a présenté et a dit : « On vient pour ce dont toi et moi, on a parlé au téléphone. »

La pièce de devant contenait un canapé aux couleurs passées, deux chaises pliantes en bois et une table basse avec un cendrier. On voyait un bout de la cuisine dans la pénombre du couloir. Si le commerce de drogues illicites rapportait beaucoup d’argent à Cheever, il faut croire qu’il ne l’investissait pas dans la décoration. Mais peut-être possédait-il une maison de campagne.

Il a repéré le paquet de cigarettes qui saillait de la poche de chemise d’Ashlee. « Merde, Ashlee ! s’est-il exclamé. T’es sous ordonnance, toi aussi ? J’en ai plein le cul que le gouvernement me pique mes clients en leur prescrivant ces petites clopes de merde.

— Je perdrai mon ordonnance l’année prochaine si je n’ai pas un patch ou un programme, a expliqué Ashlee. Pire, je perdrai mon assurance maladie. »

Il a souri. « Alors je te reverrai peut-être plus souvent.

— Pas question. » Elle m’a jeté un coup d’œil. « Je me ferai blanchir les dents pour trouver un bon boulot.

— Tu seras une bonne citoyenne, quoi, a fait Cox.

— Exactement.

— Et t’épouseras ton petit ami, aussi ?

— Ce n’est pas mon petit ami.

— OK, Ash, désolé, fais pas gaffe. Tu as besoin de quelque chose ? Un peu plus que ce qu’on veut bien te vendre au drugstore ?

— Je veux te poser des questions sur Adam.

— Ouais, mais tu ne peux pas vouloir que ça. »

Cox lui faisait clairement comprendre qu’il ne dirait rien si elle ne lui achetait rien. Les affaires sont les affaires, a-t-il dit. « C’est mon fils, Cheever.

— Je sais, et je vous adore, ton fils et toi, mais ce sont les affaires, Ashlee. »

Elle lui a donc acheté une cartouche de ce qu’elle a appelé des « cigarettes cool » que Cox est allé chercher au sous-sol. Elle a posé la boîte sur ses genoux. La boîte empestait.

Cox s’est installé sur sa chaise. « En fait, a-t-il dit à Ashlee, comme je vais souvent dans les immeubles des squatters, surtout sur Franklin ou Lowertown, ou alors dans les anciens entrepôts Cargill, je vois ces gamins. Et puis tu sais, Adam traîne avec eux, lui aussi. Ils ont si peu de fric qu’ils piquent à l’étalage de quoi se nourrir, donc ce n’est pas un gros marché pour moi. Mais il y en a parfois un qui se procure du liquide, je ne demande pas comment. Alors ils veulent une ou deux cartouches, à fumer et à boire, des produits chimiques, etc. Le plus souvent, c’était Adam qui venait me trouver, parce que je le connaissais depuis l’époque où toi et moi faisions affaire plus régulièrement. »

Ashlee a réagi en baissant les yeux mais sans répondre.

« Et puis franchement, Adam en a un peu plus dans le ventre que la plupart de ces gamins. Ils se prétendent hadjis ou kuinistes, mais ils ont autant de sens politique qu’une brique. Tu sais qui fait les véritables hadjs ? Les gamins riches. Les riches et les célébrités. Ils vont en Israël ou en Égypte brûler leurs chandelles odorantes ou je ne sais quoi. En ville, c’est différent. La plupart de ces gamins ne feraient pas un détour pour Kuin s’il donnait un bal de couronnement derrière chez eux. Eh bien, Adam a compris ça. C’est pour ça qu’il fricotait avec les clubs copperheads de Wayzata et d’Edina… pour chercher des jeunes qui partagent ses opinions, mais qui sont peut-être un petit peu plus crédules et un petit peu plus en fonds que le tout-venant du centre.

— Cheever, a dit Ash, tu sais s’il est toujours en ville ?

— Je n’en mettrai pas ma main au feu, mais à mon avis, non. En tout cas, je ne l’ai pas vu. Je parle aux gens, tu vois, je suis des liens, je laisse traîner une oreille. Il y a toujours des rumeurs qui circulent. Tu te souviens de Kirkwell ? »

L’été précédent, à Kirkwell, au Nouveau-Mexique, un boucher à la retraite cliniquement paranoïaque avait annoncé mesurer une augmentation de la radiation de fond à une source tarie en dehors de la ville – comme par hasard, sur sa propriété. Il espérait probablement en faire une attraction touristique. Il y avait réussi. En septembre, dix mille jeunes hadjis sans ressources campaient là. La Garde nationale avait parachuté rations et eau en exhortant les pèlerins à rentrer chez eux, mais il avait fallu une épidémie de choléra pour parvenir à leur faire enfin vider les lieux. Le boucher à la retraite avait aussitôt disparu en laissant dans son sillage de nombreuses actions en justice individuelles ou collectives pour atteinte à l’intérêt général.

« Ces rumeurs vont et viennent, a continué Cox, mais en ce moment la plus persistante concerne le Mexique. Ciudad Portillo. Adam était ici même il y a trois semaines, et il en parlait. Sans que grand monde lui prête attention. C’est pour cela qu’il s’est branché avec les copperheads de banlieue, je pense, parce qu’il voulait aller au Mexique et qu’il pensait que cette bande-là pourrait au moins lui fournir un peu d’argent et un moyen de transport.

— Il est parti au Mexique ? » a demandé Ashlee.

Cox a levé les mains. « Je ne sais pas vraiment. Mais si on me demandait de parier, je dirais qu’il est en route pour la frontière, s’il ne l’a pas déjà franchie. »

Ashlee n’a rien dit. Pensive et pâle, elle semblait presque brisée. Cox a émis un bruit compatissant. « C’est ça l’ennui, a-t-il dit. Les gens stupides agissent de façon stupide, mais Adam est assez futé pour faire quelque chose de vraiment stupide. »

Nous avons discuté encore un peu, mais Cox n’avait rien d’autre à ajouter. Ashlee a fini par se lever et par se diriger vers la porte.

Cox l’a à nouveau serrée dans ses bras.

« Viens me voir quand ton ordonnance sera épuisée », lui a-t-il dit.


En la ramenant en voiture, j’ai demandé à Ashlee comment elle s’était aperçue de la disparition d’Adam.

« C’est-à-dire ?

— Apparemment, il fréquentait les squatters. S’il ne vivait pas chez vous, comment vous êtes-vous rendu compte qu’il avait disparu ? »

Nous nous sommes immobilisés contre le trottoir. « Je vais vous montrer », a dit Ashlee.

Elle a déverrouillé la porte d’entrée et m’a fait monter l’étroite volée de marches menant à son appartement. Celui-ci avait la disposition classique d’un appartement chemin de fer : une grande pièce frontale donnant sur la rue, deux minuscules chambres desservies par un couloir, une cuisine carrée avec une fenêtre sur l’allée de derrière. Il sentait le renfermé : Ashlee m’a expliqué qu’elle préférait garder les fenêtres fermées jusqu’à la fin de la grève des éboueurs. Mais elle avait meublé son domicile avec soin et intelligence, comme une personne qui a du goût et du sens pratique, à défaut d’argent.

« Voilà la porte de la chambre d’Adam, m’a annoncé Ashlee. Il n’aime pas trop qu’on y entre, mais il n’a qu’à être là pour nous en empêcher. »

En un sens, mon premier contact réel avec Adam a été ce coup d’œil dans sa chambre. Je m’attendais sans doute au pire : de la pornographie, des graffitis, voire un flingue au fond du bac à linge sale.

Mais la chambre d’Adam ne ressemblait pas du tout à cela. Elle était plus que rangée, elle était d’une netteté glacée. Le lit était fait. Le nombre de cintres nus que l’on voyait par la porte du placard, ouverte, suggérait qu’Adam avait préparé ses bagages en prévision d’un long voyage, mais ce qu’il restait de sa garde-robe était proprement disposé. Sur les étagères de briques et de planches, les livres étaient rangés à la verticale et en ordre alphabétique, non de l’auteur mais du titre.

Les livres vous en apprennent beaucoup sur celui qui les choisit et les lit. Adam préférait manifestement les ouvrages non romanesques les plus techniques : des manuels d’électronique, des livres scolaires (y compris de chimie organique et d’histoire de l’Amérique), Les Bases du calcul, un échantillon de biographies (Picasso, Lincoln, Mao Tsé-toung), Les Procès célèbres du XXe siècle, Comment réparer presque n’importe quoi, Augmenter l’efficacité d’une pile à combustible en dix étapes. Un bouquin d’astronomie pour enfant et un guide d’observation des orbites des satellites habités. Feu et glace : l’histoire secrète de la tragédie de la base lunaire. Et bien entendu, des livres sur Kuin. Si quelques-uns provenaient du circuit éditorial classique, comme L’Asie assiégée de McNeil et Cassel, la plupart étaient des publications criardes et marginales portant des titres du style La Fin des temps ou Le Cinquième Cavalier.

Je n’ai vu aucune photographie de quelqu’un de vivant, mais les murs étaient tapissés de photos de divers Chronolithes parues dans des magazines. (Un instant, un instant désagréable, cela m’a rappelé le bureau de Sue Chopra à Baltimore.)

« Cela donne l’impression qu’il ne rentrera plus, non ? a demandé Ashlee. Ici, c’est la base arrière d’Adam. Il ne revenait pas forcément y passer la nuit, mais il y passait bien huit à dix heures par jour. Tous les jours. »

Elle a refermé la porte.

« C’est bizarre, a-t-elle dit. Je me suis toujours considérée comme la personne qui assurait un foyer à Adam. Mais ça ne s’est pas passé comme ça. Il s’est construit son propre chez-lui. Et il s’est trouvé que son chez-lui se situait chez moi. »


Elle a préparé du café et nous avons continué à discuter quelque temps sur son grand canapé, avec le bruit de la circulation qui montait de la rue et pénétrait par les fenêtres closes mais sans double vitrage. L’instant avait quelque chose de profondément réconfortant, avec Ashlee qui se déplaçait dans la cuisine en lissant par réflexe ses cheveux raides. Quelque chose de presque viscéralement réconfortant, l’ombre du genre de vie de famille que j’avais égaré plus de dix ans auparavant. Je lui en ai été reconnaissant.

Mais cet instant ne pouvait durer. Elle m’a interrogé sur Kaitlin et je lui ai raconté (en partie) Chumphon et la manière dont j’avais passé les dix dernières années. Que j’aie assisté à l’arrivée de Jérusalem l’a impressionnée, non parce qu’elle vénérait Kuin en quoi que ce soit, mais parce que cela signifiait que j’avais évolué, ne serait-ce qu’en périphérie, avec le genre de personnes qu’elle imaginait relativement riches et vaguement célèbres. « Au moins vous n’avez pas fait que pédaler dans la semoule. »

Je lui ai répondu que de, toute évidence, elle avait elle aussi fait plus que cela. Élever un enfant durant la crise économique n’avait pas dû être une partie de plaisir pour une femme seule.

« On dit qu’on pédale dans la semoule quand on n’arrive plus à avancer, a-t-elle dit. Et cela doit correspondre exactement à ce que je ressens au sujet d’Adam. J’ai essayé de l’aider, mais je ne parvenais pas à trouver une prise pour avancer. » Elle s’est tue et s’est tournée vers moi, l’expression moins réservée qu’auparavant. « Et si Adam, Kaitlin et le reste du groupe sont vraiment partis au Mexique… Qu’est-ce qu’on fait ?

— Je ne sais pas, ai-je dit. Il faut que j’en discute avec certaines personnes.

— Vous suivriez Kaitlin jusqu’à Portillo ?

— Si je pensais pouvoir l’aider. Si je pensais que cela servirait à quelque chose.

— Mais vous n’en êtes pas sûr.

— Non, je n’en suis pas sûr. »

Mon portable a sonné. Je l’avais paramétré en mode répondeur, mais j’ai quand même jeté un coup d’œil à l’affichage. Cela aurait pu être Janice m’annonçant que Kait était rentrée et que toute cette histoire n’avait été qu’un malentendu stupide. Ou Ramone Dudley m’informant que la police avait retrouvé le corps de Kait.

Ce n’était ni l’une ni l’autre. À en croire l’afficheur, l’appel provenait de Sue Chopra. Elle avait retrouvé l’adresse de mon terminal personnel (dont j’avais pourtant changé à mon départ de Baltimore) et voulait que je la rappelle dès que possible.

« Il faudrait que je prenne ça en privé », ai-je dit à Ashlee. Elle m’a raccompagné en bas jusqu’à la voiture. J’ai pris sa main. Il était tard et il n’y avait plus personne dans la rue. La lumière ambre des lampadaires, d’un vieux modèle à vapeur de mercure, mettait en valeur la courte chevelure blonde d’Ashlee. Sa main était chaude.

« Si vous avez du nouveau, il faudra que vous me le disiez. Vous me le promettez ? »

J’ai promis.

« Appelez-moi, Scott. »

Je pense qu’elle voulait sincèrement que je l’appelle. Je pense qu’elle ne croyait pas que je le ferais.


« Tout d’abord », a dit Sue en se penchant tellement sur l’objectif que, sur le terminal du motel, son visage a occupé tout l’écran du téléphone telle une lune marron et myope, « je veux que tu saches que je ne t’en veux pas d’avoir quitté la ville de cette manière. Je comprends pourquoi tu l’as fait, et si tu as choisi de ne pas m’en parler, je suppose que je ne peux m’en prendre qu’à moi. Encore que… Je ne sais pas pourquoi, Scotty, mais tu t’attends toujours au pire de la part des gens. Il ne t’est jamais venu à l’esprit que nous pourrions avoir envie de t’aider ?

— Tu es au courant, pour Kait.

— Nous avons étudié la situation, ouais.

— Vous avez parlé à la police.

— Je sais que tu vas faire ce que tu as à faire, mais je veux être sûre que tu ne te sens pas dans la peau d’un fugitif. » Elle a ajouté d’un ton plus plaintif : « Et j’aimerais bien qu’on discute de temps en temps. En ce qui me concerne, tu travailles toujours ici. Ray est une fine lame en maths, et Morris se donne beaucoup de mal pour comprendre ce que nous faisons, mais j’ai besoin de quelqu’un d’assez intelligent pour être à la fois attentif et ouvert. » Elle a baissé les yeux. « À moins que ce ne soit qu’un prétexte. J’ai peut-être juste besoin de quelqu’un à qui parler. »

C’était, entre autres choses, sa manière de demander pardon pour ces dernières années où l’on avait exercé sur moi une pression envahissante. Mais je ne lui en avais jamais voulu pour cela. Peut-être étaient-ce ses idées sur la turbulence tau qui m’avaient rendu vulnérable, mais elle avait toujours pris soin de dresser un mur entre le mastodonte fédéral et moi. Le mastodonte avait récemment porté son attention sur autre chose, et Sue voulait toujours être mon amie.

« Je suis vraiment désolée, pour Kaitlin, a-t-elle assuré.

— Tout ce que je peux dire sur Kait, c’est qu’elle n’est toujours pas rentrée. Je préfère éviter d’y penser. Alors distrais-moi. Raconte-moi les derniers ragots. Ray a-t-il trouvé une petite amie ? Et toi ?

— Tu t’es mis à boire, Scotty ?

— Oui, mais pas assez pour justifier ta question. »

Elle a souri d’un air triste. « Très bien. Ray erre toujours dans le désert. Quant à moi, je fréquente une femme rencontrée dans un bar. Une très gentille rousse qui collectionne la porcelaine de Saxe et les poissons tropicaux. Mais il n’y a rien de sérieux entre nous. »

Bien sûr que non. Sue menait sa vie amoureuse presque de loin, en tout cas avec circonspection et en s’attendant à être déçue.

Elle n’avait comme seul amour véritable que son sujet de conversation favori : son travail. « Le fait est, Scotty, qu’on a découvert un petit quelque chose. Tout le monde ne pense qu’à ça, en ce moment. C’est en grande partie classé secret, mais avec toutes les rumeurs qui courent sur le Net, je peux bien t’en parler un petit peu. »

Elle m’en a sans doute raconté plus qu’elle ne l’aurait dû, mais je n’en ai pas compris la plus grande partie. En substance, quelqu’un au MIT avait réussi à extraire les particules tau-négatives du vide (qui est en tout état de cause un chaudron bouillonnant de ce que les physiciens appellent des particules « virtuelles ») et à les stabiliser assez longtemps pour démontrer l’effet. C’était des hadrons à durée en essence négative. Autrement dit, ils creusaient des trous dans le passé. Des trous d’une milliseconde, pas les gigantesques vingt ans et trois mois de Kuin, mais sur le principe, le phénomène était identique.

« Nous ne sommes pas loin d’arriver à comprendre exactement ce que fait Kuin, a annoncé Sue. Et certains aspects ont pu échapper à Kuin lui-même. Avec le temps, cela peut conduire à des technologies radicalement nouvelles. Aux voyages interstellaires, par exemple, Scotty : ce serait vraiment possible !

— C’est important ?

— Évidemment ! Ça représenterait une éventuelle nouvelle ère de l’histoire des espèces, alors merde, oui, c’est important !

— Kuin a déjà laissé ses empreintes digitales sur la moitié du globe, Sue. Ça me déplairait franchement de voir qu’il ne se limite pas à la surface de la planète.

— Justement, la clé est aussi là. Si on arrive à comprendre comment marche un Chronolithe, on pourra interférer avec lui. En se débrouillant bien, on arrivera peut-être même carrément à faire disparaître un Chronolithe.

— La belle affaire ! » Mon cynisme avait pris de l’ampleur au cours des jours précédents. « C’est un peu trop tard, maintenant, tu ne crois pas ?

— Non, je ne crois pas. Souviens-toi, ce n’est pas Kuin qu’il faut craindre. Ni même les Chronolithes. Le feedback, Scotty, voilà la clé. Notre vrai problème, en l’occurrence, c’est la perception de l’invincibilité de Kuin, et elle repose sur l’invincibilité de ses monuments. Qu’on en détruise un, et d’un coup il ne sera plus une force divine, mais un autre petit tyran cherchant à concurrencer Hitler ou Staline. »

J’ai suggéré qu’il était quand même peut-être trop tard.

« Pas si nous pouvons démontrer sa faiblesse.

— Et vous le pouvez ? »

Elle s’est arrêtée. Son sourire a hésité. « Eh bien, peut-être. Peut-être assez vite. »


Mais pas assez vite pour Kait, qui se trouvait probablement au Mexique, imprégnée de sa propre conception des promesses et de l’invincibilité de Kuin. J’ai rappelé à Sue que j’avais à faire. Elle a dit : « Désolée de t’avoir retenu, Scotty, mais vraiment, je pense qu’il est important que nous restions en contact. »

Parce que, évidemment, elle n’avait pas abandonné son idée pseudo-jungienne sur l’entrelacement de nos vies, elle pensait toujours que Kuin, entre autres choses, nous avait imposé un destin.

« Bref, a-t-elle repris, si je t’appelle, c’est surtout parce que j’ai parlé à quelqu’un de ton problème. Et qu’il veut t’aider.

— Pas Morris, ai-je répliqué. Je l’aime bien, mais il te dira lui-même qu’en tant qu’agent, il manque d’expérience sur le terrain.

— Non, pas Morris, même s’il serait ravi de te donner un coup de main. Non, quelqu’un avec une expérience tout à fait différente. »

J’aurais dû la voir venir. Après tout, elle avait plongé au cœur de mon passé, plus particulièrement dans sa partie Chumphon. Elle m’a quand même pris complètement au dépourvu.

« Tu te souviens peut-être de lui. Il s’appelle Hitch Paley. »

14

À un moment, cette semaine-là – avant que Hitch n’arrive, avant que les événements n’échappent à notre contrôle – Ashlee m’a demandé au milieu d’une conversation téléphonique : « Vous vous souvenez de ce conte de Charles Dickens, Un chant de Noël ?

— Oui, pourquoi ?

Je pensais à Kuin, aux Chronolithes et tout. Vous vous rappelez que, chez Dickens, Scrooge assiste dans l’avenir à son propre enterrement ? Et il demande au fantôme quelque chose comme « Est-ce l’image de ce qui doit être, ou de ce qui pourrait être ? »

Exact.

— Eh bien, Scott, les Chronolithes… ce sont des doit être ou des pourraient être ? »

Je lui ai répondu que nul n’en savait rien. Mais si je comprenais bien Sue, les événements commémorés par les Chronolithes déjà existants se classaient sous une forme ou sous une autre parmi les doit être. Il n’existait pas un autre et superbe avenir dans lequel nous stopperions Kuin avant ses conquêtes et transformerions les Chronolithes en d’inoffensifs paradoxes flottant librement. Kuin allait vraiment conquérir Chumphon, la Thaïlande, le Vietnam, le Sud-Est asiatique ; si le temps pouvait être incertain, les monuments eux-mêmes étaient fondamentalement immuables.

Pourquoi alors ne pas céder au désespoir ? Sue répondrait, j’imagine, que la bataille n’était pas terminée. La plupart du monde civilisé restait libre de Chronolithes, ce qui suggérait que les conquêtes de Kuin étaient un processus à étapes connaissant des succès et des revers. Aucun Chronolithe n’était encore arrivé sur le sol nord-américain. Peut-être n’y en aurait-il jamais, si nous faisions ce qu’il fallait. Quoi que ce fût.

Sue m’avait expliqué le concept de « feedback négatif ». Si ce que Kuin créait avec les Chronolithes était une espèce de feedback positif – un signal que renforçaient et amplifiaient le temps et les attentes des hommes –, alors son inverse pouvait représenter la solution. Détruire un Chronolithe qui apparaissait jetterait le doute sur le processus, et l’impression cancéreuse que Kuin était invincible se verrait, sinon anéantie, du moins affaiblie.

Il prendrait peut-être la moitié de la Terre, mais pas notre moitié.

Voilà ce en quoi Sue Chopra avait foi. J’espérais qu’elle avait raison, et j’étais prêt à agir sur la base de cette supposition.

Mais en toute honnêteté, je ne peux affirmer que j’y croyais.


Et donc, réapparition de Hitch Paley, qui descendait sur le parking du motel d’une petite Sony cabossée (en tout état de cause, cela aurait dû être d’une moto). Nous étions convenus de nous voir à neuf heures, ce matin-là. Il avait un quart d’heure de retard. Ou dix ans, en un sens.

Il avait peu changé. Je n’ai eu aucune peine à le reconnaître, même à une douzaine de mètres de distance dans l’ombre de la marquise du café-restaurant. J’étais ravi et j’avais peur.

Il portait la barbe ainsi qu’un blouson de cuir caca d’oie. Il s’était un peu empâté, ce qui ne faisait que renforcer son grand nez, ses hautes pommettes et son front néandertalien. Il m’a aperçu, a traversé sur ses jambes arquées l’espace ensoleillé qui nous séparait, et m’a tendu son énorme main droite : « Salut, mon pote ! T’as le paquet que je t’avais demandé de récupérer ? »


Quand j’ai marmonné je ne sais trop quoi à propos du paquet, il a souri et m’a flanqué une claque dans le dos : « Je te charrie, Scotty. On en parlera plus tard. » Nous sommes entrés dans le café-restaurant pour nous installer dans un box.

Bien entendu, Sue Chopra savait, pour Hitch. Tous mes efforts pour le protéger – en évitant par exemple de le compromettre durant mon passage au détecteur de mensonge – avaient été évidents et inutiles. Hitch était l’un des « observateurs principaux » de Sue, et avait dû figurer dès le début dans son projet reliez-les-points. Hitch avait été profondément plongé dans la turbulence tau, certainement tout aussi profondément que moi.

J’avais de plus supposé qu’il resterait introuvable, mais il avait sans doute traîné dans la région de Chumphon plus longtemps qu’il ne s’y serait risqué s’il s’était douté de la minutie avec laquelle on enquêtait sur les témoins – il y avait en tout cas traîné assez longtemps pour que le FBI cible sa signature Internet ou même dissimule un dispositif de localisation sur sa personne. Bref, ils l’avaient retrouvé.

Ils l’avaient retrouvé, et Sue lui avait donné le choix entre être arrêté immédiatement et accepter le boulot qu’elle lui proposait. Hitch avait fait le choix le plus sensé.

« Ce n’est pas vraiment un emploi de bureau, m’a-t-il précisé. C’est bien payé, avec des voyages, sans entourloupes. On m’a promis un casier judiciaire vierge à la fin, encore que la fin ne soit pas encore en vue. Ils ont commencé par m’envoyer dans le bassin du Pacifique recueillir des rumeurs sur Kuin, mais ça n’a rien donné de substantiel. Mais j’ai eu de quoi m’occuper, Scotty. Des reconnaissances des sites d’atterrissage, tu vois le genre, à Ankara ou Istanbul, des petits trucs officieux à droite et à gauche, des conversations avec des kuinistes – et dernièrement avec des gamins de chez nous. Des copperheads et des hadjis.

— Tu es un espion ? »

Il m’a gratifié d’un regard acerbe. « Ouais, c’est ça, je suis un espion. Je bois des martinis et je n’arrête pas de jouer au baccara.

— Mais tu es au courant de cette histoire de hadj.

— J’en sais plus sur cette histoire de hadj que la plupart des gens. Je la connais de l’intérieur. Et je vais faire mon maximum pour t’aider à retrouver Kait. »

Je me suis appuyé au dossier du box en me demandant si c’était ce que je voulais. Si c’était bien prudent.

« Tu sais, a dit Hitch, quand je pense à Kaitlin, je la revois à Chumphon. Avec sa façon de courir sur la plage dans ce maillot une pièce rosé que Janice aimait lui mettre… elle laissait derrière elle des empreintes de pied dans le sable, on aurait dit de minuscules traces d’oiseau. Nous aurions dû mieux nous en occuper, Scotty. »

Il disait « nous » pour se montrer aimable. Il parlait de moi.


Hitch ne s’est pas étendu sur le passé et n’a pas perdu de temps. Ramone Dudley lui avait déjà fourni les données du problème, et pendant que nous étudiions le menu, j’y ai ajouté le peu que j’avais appris de mon côté.

« Le Mexique, ce n’est pas une mauvaise idée, a-t-il dit. Mais on a besoin de davantage d’informations avant d’en arriver aux conclusions. »

Il a suggéré une nouvelle entrevue avec Whit Delahunt. J’ai accepté, à condition d’éviter d’inquiéter Janice. « Et on devrait parler aussi à Ashlee Mills. Si elle est chez elle, on peut la prendre en allant voir Whit.

— Mieux vaut éviter d’impliquer trop de personnes à la fois, a répondu Hitch.

— Ashlee est tout autant impliquée que moi. En fait, elle m’a plus aidé que la police.

— Tu t’en portes garant, Scotty ?

— Sans problème.

— OK. » Il m’a regardé d’un œil critique. « Tu as l’air de ne pas manger correctement. Ou bien de ne pas dormir correctement.

— Ça se voit ?

— Tu devrais essayer le steak à cheval.

— Je n’ai pas faim.

— Le steak à cheval, Scotty. Disons que c’est pour Kait. »

Je ne voulais pas manger, mais la nourriture que la serveuse nous a apportée avait l’air appétissante. J’ai été surpris de finir aussi facilement mon assiette.

« Tu te sens mieux ? a demandé Hitch.

— Ce que je sens surtout, ce sont mes artères qui durcissent.

— N’importe quoi. Le corps a besoin de protéines. Nous avons du boulot à abattre, et pas seulement aujourd’hui. »

Je me suis entendu demander : « On peut vraiment la retrouver ?

— On va la retrouver. Tu peux y compter. »


Ashlee a marqué un temps d’arrêt en découvrant Hitch Paley, puis elle m’a regardé l’air de dire : vous avez des gens comme ça parmi vos amis ?

Ce n’était que justice. Hitch ressemblait toujours à un criminel à la petite semaine – on aurait pu le prendre pour un dealer à la Cheever Cox, ou peut-être pour un de ces types imposants chargés de recouvrer les créances douteuses. J’ai esquissé une partie de notre passé et répété une partie de ce que Hitch m’avait raconté. Ashlee a hoché la tête mais, visiblement, sans cesser de soupçonner Hitch d’être plus que les oreilles de Sue Chopra dans les milieux occultes.

Elle m’a pris à part : « Il peut nous aider à retrouver Kait et Adam ? C’est tout ce que j’ai besoin de savoir.

— Je crois qu’il peut, oui.

— Alors, allons voir ce Whitman Delahunt. »

C’est moi qui ai conduit. Cet après-midi-là, une petite brise soufflait sous le ciel que balayaient des nuages d’altitude. Hitch a gardé le silence dans la voiture. Ashlee a fredonné une mélodie que j’ai reconnue pour une vieille chanson de Lux Ebone, une chanson triste. Datant de l’époque où les chansons avaient encore de l’importance, où tout le monde connaissait les mêmes.

Pour moi, toutes les chansons populaires de cette année-là ressemblaient à des marches militaires : des percussions, des cymbales et des trompettes qui noyaient leurs notes dans leur propre écho. Mais j’imagine que chaque décennie a la musique qu’elle mérite.

Les marques de nicotine sur les doigts d’Ashlee n’ont pas échappé à Hitch. « Allez-y, vous pouvez fumer, lui a-t-il dit. J’en ai rien à foutre. »


La maison qu’habitaient Whit et Janice n’avait pas particulièrement bien vieilli, et le quartier non plus, mais l’une et l’autre restaient bien au-dessus de la moyenne nationale. Dans le coin, les gens pouvaient se permettre de faire enlever leurs ordures, même pendant la grève des éboueurs. Les pelouses étaient vertes. Ici ou là, des robots paysagistes piqués de rouille rampaient entre les haies tels des tatous apathiques. En plissant un peu les yeux, on pouvait oublier que dix ans s’étaient écoulés.

Whitman a ouvert la porte et reculé en me voyant. L’apparence de Hitch et d’Ashlee ne lui a pas davantage plu. Il a adopté une expression neutre pour me dire : « Janice est en haut, Scott. Veux-tu que je l’appelle ?

— Nous voudrions seulement te poser deux ou trois questions, ai-je répondu. Inutile de déranger Janice. »

Il n’avait manifestement aucune envie de nous inviter à entrer, mais la perspective de discuter de ses idées copperheads à portée d’oreille d’un voisin qui passerait dans la rue ne devait pas l’enchanter davantage. Nous nous sommes avancés dans la pénombre fraîche de la maison. J’ai présenté Hitch et Ashlee sans préciser pourquoi ils m’accompagnaient. Une fois à l’écart de la porte, Hitch a pris l’initiative. « Scotty m’a parlé du club auquel vous appartenez, M. Delahunt. Nous avons maintenant besoin de la liste des autres membres adultes.

— Je l’ai déjà donnée à la police.

— Ouais, mais il nous en faut une aussi.

— Vous n’avez pas le droit de l’exiger.

— Exact, a reconnu Hitch, et vous n’êtes pas obligé de nous la donner, mais cela nous aiderait à retrouver Kaitlin.

— J’en doute. » Whit s’est tourné vers moi. « J’aurais pu parler de toi à la police, Scott. J’aurais même dû.

— Pas de problème, ai-je dit. Je lui ai parlé moi-même.

— Tu vas à nouveau avoir affaire à elle si tu persistes à…

— À quoi ? l’a coupé Hitch. À tenter de sauver votre fille du pétrin où elle s’est fourrée ? »

Whit a eu l’air de vouloir taper du pied. « Je ne vous connais même pas ! Qu’est-ce que vous avez à voir avec Kaitlin ? »

Hitch a ébauché un sourire. « Elle avait une cicatrice sous le genou gauche, qu’elle s’était ouvert en tombant sur un tesson de bouteille devant le Haat Thaï. A-t-elle toujours cette cicatrice, monsieur Delahunt ? »

Whit a ouvert la bouche pour répondre, mais une voix l’a devancé.

« Oui. »

La voix de Janice, depuis l’escalier. Elle avait suivi la conversation. Elle a fini de descendre, royale dans son chagrin. « Elle y est toujours, mais presque effacée. Salut, Hitch. »

Cette fois le sourire de Hitch était sincère. « Janice.

— Tu aides Scott à retrouver Kaitlin ? » Il a confirmé.

« Très bien. Whit, voudrais-tu donner à ces personnes les informations qu’elles demandent ?

— C’est absurde ! Ils ne peuvent pas débarquer comme ça en exigeant ce genre de choses !

— Ils m’ont plutôt eu l’air de demander. Et s’ils peuvent venir en aide à Kait, le reste n’a pas d’importance, tu ne crois pas ? »

Whit a ravalé une protestation. La voix de Janice recelait de la férocité, une ancienne et puissante colère. Peut-être a-t-elle échappé à Hitch et à Ashlee, mais pas à moi. Ni à Whit.

Cela a pris un peu de temps, mais il a fini par nous remettre une liste manuscrite à peu près lisible de noms, d’adresses et de numéros de terminal.

« Évitez de parler de moi », a-t-il marmonné.

Hitch a serré Janice très fort dans ses bras, et elle en a fait autant avec lui. Elle ne l’avait jamais beaucoup apprécié, probablement avec raison, mais qu’il soit venu à la recherche de Kait avait dû redorer son blason. Elle a pris ma main alors que nous partions : « Merci, Scott. Vraiment. Je te demande pardon pour ce que j’ai dit l’autre jour.

— Inutile de t’excuser.

— La police persiste à croire Kait en ville. Mais c’est faux, n’est-ce pas ?

— Sans doute, oui.

— Mon Dieu, Scott, tout ça est si…» Elle n’a pu trouver le terme approprié. Elle a porté sa main à sa bouche. « Sois prudent, a-t-elle dit. Je veux dire, trouve-la mais… en faisant attention. »

Je le lui ai promis.

« Janice sait qu’elle est mariée à un connard ? m’a demandé Hitch en sortant de la maison.

— Elle commence à s’en douter », ai-je répondu.


Nous sommes allés dîner et mettre au point une stratégie chez Ashlee.

J’ai donné un coup de main à Ashlee dans la cuisine tandis que Hitch passait quelques coups de fil sur son terminal portable, Ashlee a préparé ce qu’elle appelait « le pilaf du pauvre », un plat à base de riz et de poulet pour lequel elle a soigneusement coupé le poulet cru en cubes à l’aide d’un couperet métallique bon marché. Elle a voulu savoir combien de temps j’étais resté marié avec Janice.

« Environ cinq ans. Nous étions très jeunes.

— Alors vous êtes divorcés depuis longtemps.

— Je n’ai pas toujours l’impression que cela remonte à si loin.

— Elle m’a semblé très équilibrée.

— Elle l’est, mais elle manque parfois de flexibilité. Ça a été dur, pour elle.

— Elle a plutôt de la chance de vivre ce genre de vie. Elle devrait l’apprécier.

— Je ne pense pas qu’elle ait le sentiment d’avoir de la chance en ce moment.

— Non, je ne voulais pas dire que…

— Je comprends, Ashlee.

— J’ai encore foutu les pieds dans le plat. » Elle a dégagé ses cheveux de devant ses yeux.

« Je vous coupe ces carottes ? »

Elle a méticuleusement assaisonné le pilaf juste comme il faut. Nous l’avons laissé cuire et sommes allés rejoindre Hitch.

Il avait posé ses grands pieds bottés sur la table basse d’Ashlee. « Voilà ce que nous avons, a-t-il récapitulé. De Whitman et de quelques autres, dont ce flic, Ramone Dudley. Cette merde de club copperhead auquel appartient Whit compte vingt-huit membres réguliers à jour de leurs cotisations, dont dix sont cadres supérieurs dans la compagnie qui l’emploie, donc il ne ment peut-être pas en prétendant y avoir adhéré pour favoriser sa carrière. Vingt-huit adultes, dont dix-huit célibataires ou sans enfants. Dix membres ont des enfants d’âges variés mais il se trouve que neuf seulement ont inscrit leur progéniture au groupe de jeunesse. Dont un frère et une sœur, ce qui fait dix gamins plus six venus de l’extérieur, comme Adam qui a demandé de lui-même à en devenir membre. Mais il y avait un noyau de huit qui s’impliquait énormément, dont Kait et Adam. Ce sont ceux-là qui ont disparu.

— OK, ai-je dit.

— Supposons maintenant qu’ils ont quitté la ville. Ils auraient été trop facilement repérables en voyageant ensemble en avion ou en bus. Et je doute que ces gamins de banlieue aient accepté de faire de l’autostop, avec le nombre de paumés adultes déjà sur la route. Ce qui nous amène à un moyen de transport privé. Probablement assez spacieux. Entasser huit personnes dans une berline n’est pas impossible, mais pas sans attirer l’attention ni porter sur les nerfs de tout le monde.

— Cela fait pas mal d’hypothèses, ai-je dit.

— Ouais, mais écoute-moi encore une minute. S’ils conduisent, ils conduisent quoi ?

— Certains d’entre eux doivent posséder leurs propres voitures, a avancé Ashlee.

— Exact. Et Ramone Dudley a enquêté dans cette direction. Quatre des huit possèdent effectivement un véhicule à leur nom, mais aucun ne manque à l’appel. Aucun parent n’a porté plainte pour vol d’automobile, et en fait quasiment toutes les voitures volées en ville depuis la disparition des gamins l’ont manifestement été soit par un professionnel, soit pour un « rodéo », et ont fini brûlées ou en morceaux. Voler une bagnole n’est plus aussi facile qu’autrefois. Même si vous arrivez à passer les serrures personnalisées : chaque automobile importée ou assemblée ces dix dernières années émet systématiquement son numéro de série et ses coordonnées GPS. En général, on s’en sert pour la retrouver dans le parking, mais cela complique aussi considérablement le vol. De nos jours, un voleur d’automobiles est un technicien qui s’y connaît en décryptages divers et variés, pas un lycéen.

— Donc ils ne se sont servis ni de leurs voitures personnelles, ni d’une qu’ils auraient volée, a dit Ashlee. Super. Ce qui nous laisse avec rien. Peut-être bien qu’ils sont toujours en ville, après tout.

— C’est ce que pense Ramone Dudley, mais cela n’a aucun sens. Il me semble plutôt évident que ces gamins sont en hadj. J’ai donc demandé à Dudley de revérifier les quatre automobiles qu’ils possèdent. Il l’a fait.

— Ah… et il a trouvé quelque chose ?

— Que dalle. Aucun changement. Trois sont exactement au même endroit que la semaine dernière. La seule à s’être déplacée depuis la disparition a effectué quelques allers-retours à l’épicerie locale, c’est-à-dire moins de trente kilomètres en tout au compteur. Le gamin avait laissé un jeu de clés à sa mère.

— On n’est pas plus avancés.

— Sauf sur un point. Cette maman qui va faire des courses avec la voiture de son fils… D’après la liste de Whit, elle s’appelle Eleanor Helvig, membre très estimée du club copperhead, comme son mari Jeffrey. Jeff est second vice-président à Clarion Pharmaceuticals, quelques niveaux au-dessus de Whit. Il se fait pas mal de fric ces temps-ci, et il y a trois véhicules enregistrés au nom de la famille : la sienne, celle de sa femme et celle de son fils. Et pas n’importe lesquelles : deux Daimler plus une Edison d’occasion pour Jeff Jr.

— Et alors ?

— Et alors, pourquoi madame prend-elle l’Edison pour aller à l’épicerie alors qu’elle a une Daimler, autrement dit un grand véhicule utilitaire avec plein de place à l’arrière ?

— Elle peut avoir toutes sortes de raisons, a dit Ashlee.

— Ouais… mais on devrait lui poser la question, vous croyez pas ? »


Le dîner était excellent – j’ai félicité Ashlee – mais nous ne pouvions pas nous attarder pour le savourer. Ashlee a préféré rester chez elle pendant que Hitch et moi allions sur le terrain, mais nous a fait promettre de l’appeler dès que nous aurions du nouveau.

« Pour ce paquet…, ai-je dit dans la voiture.

— C’est vrai, le paquet. Laisse tomber, Scotty.

— Pas question que je laisse tomber une vieille dette. Tu m’as filé le fric dont j’avais besoin pour quitter la Thaïlande. En échange d’un service que je ne t’ai pas rendu.

— Ouais, mais au moins tu as essayé, pas vrai ?

— Je suis allé là où tu m’avais dit.

— Chez Easy ? » Hitch souriait, maintenant, de ce sourire qui me mettait si mal à l’aise autrefois (et me mettait d’ailleurs toujours mal à l’aise).

« Je suis allé chez Easy, mais…

— Tu as donné mon nom au type ?

— Ouais…

— Un vieux aux cheveux gris, plutôt grand, couleur café ?

— Ça y ressemble. Mais il n’y avait pas de paquet, Hitch.

— Quoi, c’est ce qu’il t’a dit ?

— Oui oui.

— Il te l’a dit poliment ?

— Loin de là.

— Il s’est un peu énervé, hein ?

— Il a failli sortir un flingue. » Hitch hochait la tête : « Bien… bien.

— Bien ? Le paquet était en retard, ou quoi ?

— Non. Scotty, il n’y a jamais eu de paquet.

— Mais celui que tu m’as demandé de récupérer pour toi ?…

— … n’existe pas. Désolé.

— Mais cet argent que tu m’as donné…

— En gros, sans vouloir te vexer, j’ai pensé que tu serais plus en sécurité à Minneapolis. Je veux dire, tu étais là, coincé sur la plage, loin de Janice et Kaitlin, tu commençais à picoler pas mal, et Chumphon n’est pas un bon endroit pour un Américain saoul, surtout avec tous ces journalistes qui se faisaient régulièrement dévaliser. Alors j’ai eu pitié de toi. Je t’ai filé le fric. J’en avais de côté, les affaires marchaient bien. Mais je pensais que tu refuserais que je te le donne, et je ne voulais pas te le prêter : tu aurais essayé de me retrouver pour me le rendre, comme un bon petit scout. C’est ce que tu aurais fait, pas vrai ? Alors j’ai inventé cette histoire de colis.

— Tu l’as inventée ?

— Je suis désolé, Scotty, j’imagine que tu as cru convoyer de la drogue ou quelque chose de ce genre, mais en plus j’ai trouvé ça marrant, connaissant l’image de diplômé bien propre sur soi que tu te fais de toi-même, je veux dire. J’ai pensé qu’un petit dilemme moral pourrait mettre un peu de piment dans ta vie.

— Non, ai-je dit. Tu te fiches de moi. Le type chez Easy a reconnu ton nom… et tu viens de me le décrire. »

Je roulais vers le soleil couchant et les lumières du tableau de bord venaient de s’allumer. Il entrait par la vitre un air frais assez doux. Hitch a pris son temps pour répondre.

« Laisse-moi te raconter une petite histoire, Scotty, a-t-il fini par dire. Quand j’étais gamin, je vivais à Roxbury avec ma mère et ma petite sœur. Nous étions pauvres, mais à l’époque les allocations suffisaient à s’en sortir, en faisant attention. Ce n’était pas spécialement dur pour moi, du moins je ne savais rien d’autre qu’être heureux avec ce que j’avais, en ajoutant peut-être un peu de vol à l’étalage. Sauf que Maman se sentait seule, et donc, quand j’avais seize ans, elle a épousé un tas de vieille merde coriace nommé Easy G. Tobin. Easy possédait une affaire de boîtes aux lettres et vendait de la coke et de la meth sous le manteau. Je reconnais qu’il n’a jamais levé la main sur ma mère, ni sur ma sœur et moi, d’ailleurs. Ce n’était pas un monstre. Et il ne se servait jamais de la maison pour son commerce de drogue. Mais c’était un méchant. Il parlait méchamment. Il était assez futé pour ne jamais avoir besoin d’élever la voix, il lui suffisait de quelques mots pour te descendre, parce qu’il avait le talent de découvrir ce que tu détestais en toi. Il me l’a fait à moi et il l’a fait à ma sœur, mais nous jouions en division d’honneur. Il l’a surtout fait à ma mère, et le temps que je sois prêt à quitter la maison, quelques années plus tard, je l’avais vue pleurer plus que je ne l’aurais voulu. Elle voulait se débarrasser de lui mais ne savait pas comment s’y prendre, surtout qu’il fréquentait d’autres dames. Alors avec une bande de potes, on l’a suivi chez une de ses copines, on est rentrés et on l’a puni un peu. On ne l’a pas, tu sais, passé à tabac, mais on lui a fichu la trouille, on l’a malmené et on lui a dit de virer son cul de la maison de ma mère ou alors on lui ferait pire. Il a répondu que c’était d’accord de son côté, qu’il en avait marre de moi et de ma sœur et qu’il en avait fini avec ma mère – ce sont ses mots –, et que de toute façon il voulait partir, et j’ai dit que ça posait pas de problèmes du moment qu’il le faisait, que je l’aurais à l’œil. Il m’a répondu « j’aurais oublié ton nom la semaine prochaine, petit merdeux », alors je lui ai promis qu’il entendrait parler de moi de temps en temps, qu’il ferait bien de ne pas oublier mon nom parce que moi je n’oublierais pas le sien. Et nous sommes partis. Mais pendant quelques années, j’ai tenu à ce qu’il tombe effectivement sur mon nom, au moins de temps en temps, de temps à autre. Une carte, un coup de téléphone, comme pour lui rappeler un souvenir, mais pas un bon. Juste pour qu’il ne dorme pas sur ses deux oreilles. Et il n’a pas l’air de m’avoir oublié, hein, Scotty ?

— Il aurait pu me tuer, ai-je dit.

— Ouais, mais je ne pensais pas qu’il le ferait. Et puis je t’avais filé un gros paquet de fric. Je me suis dit que tu comprendrais qu’il y ait une part de risque.

— Ça alors, ai-je dit d’une voix faible.

— Et puis, tu vois ? Comme ça, tu n’as pas besoin de me remercier. »


Nous avons eu la chance de trouver Mme Jeffrey Helvig seule chez elle.

Elle s’est présentée à la porte en tenue décontractée, et nous voir dans la lumière de la véranda l’a aussitôt mise sur ses gardes. Nous lui avons annoncé venir à propos de son fils, Jeff Jr. Elle nous a répondu avoir déjà parlé à la police et que nous n’avions certainement pas l’air de policiers, alors qui étions-nous et que voulions-nous vraiment ?

Je lui ai montré assez de pièces d’identité pour établir que j’étais le père de Kaitlin. Elle connaissait Janice et Whit, mais pas très bien, et avait rencontré Kait en une ou deux occasions. Quand je lui ai précisé que je voulais parler de Kaitlin, elle s’est laissé fléchir et nous a fait entrer, mais manifestement à contrecœur.

La maison était d’une propreté méticuleuse. Eleanor Helvig adorait les dessous de verre en liège et les têtières en dentelle. Un dépoussiéreur électrique bourdonnait dans un coin du salon. Mme Helvig se tenait ostensiblement près du panneau de sécurité domotique, où elle pouvait d’un simple geste donner l’alerte et transmettre une vue de la caméra de surveillance au poste de police local. Nous étions probablement déjà filmés. Je me suis dit qu’elle n’avait pas peur de nous, mais qu’elle était très prudente par nature.

« Je sais ce que vous endurez, monsieur Warden, a-t-elle dit. Je l’endure moi aussi. Vous comprendrez que je n’ai pas envie de reparler de la disparition de Jeff. »

Elle se défendait contre une accusation que personne n’avait encore portée. Cela m’a fait réfléchir. Son mari était copperhead – et lui y croyait vraiment, d’après Whit. Elle l’avait accompagné à la plupart des réunions, mais pas à toutes. Elle proférerait sans doute les mêmes opinions que son mari, mais n’était peut-être pas aussi profondément et aussi sincèrement convaincue de leur bien-fondé. J’ai espéré que non.

« Cela vous surprendrait-il, madame Helvig, si je vous disais qu’apparemment votre fils et ses amis sont partis en hadj ? » ai-je demandé.

Elle a cillé. « En tout cas, cela m’offenserait. Utiliser ainsi ce mot est une insulte à la foi musulmane, ainsi qu’à de nombreux jeunes gens sincères.

— Des jeunes gens sincères comme Jeff ?

— J’espère que Jeff est sincère, mais je n’accepterai aucune explication simpliste quant à ce qui lui est arrivé. Pour parler franchement, ces pères absents qui redécouvrent leurs enfants en période de crise me laissent sceptique. Mais c’est la faute de la société, n’est-ce pas ? Les gens voient en la paternité ou en la maternité un moyen de mélanger leurs gènes, non un lien sacré.

— Vous pensez que Kuin va améliorer cela ? » a voulu savoir Hitch.

Elle a soutenu son regard avec un air de défi. « Je crois qu’il peut difficilement faire pire.

— Savez-vous ce qu’est un hadj, madame Helvig ?

— Je vous ai dit que je n’aimais pas ce mot…

— Mais beaucoup de monde s’en sert. Dont beaucoup d’enfants idéalistes. J’en ai vu quelques-uns. Vous avez raison, le monde dans lequel nous vivons est brutal, surtout pour les enfants. Je les ai vus. J’ai vu des gamins partis en hadj massacrés au bord de la route. Des enfants violés et assassinés, madame Helvig. Ils sont jeunes et sans doute idéalistes, mais ils se font aussi beaucoup d’illusions sur les qualités nécessaires pour survivre hors des banlieues de Minneapolis. »

Eleanor Helvig a blêmi. (Moi aussi, je crois.) « Qui êtes-vous ? a-t-elle demandé à Hitch.

— Un ami de Kaitlin. Vous avez déjà rencontré Kait, madame Helvig ?

— Je crois qu’elle est passée à la maison une fois ou deux.

— Je suis sûr que votre Jeff est un jeune homme solide, mais Kait ? Comment pensez-vous qu’elle va s’en sortir dehors, madame Helvig ?

— Je ne…

— Dehors sur la route, je veux dire, avec tous ces sans-abri et ces soldats. Parce que si ces gamins sont vraiment partis en hadj, ils seront bien plus en sécurité dans une voiture. Même Jeff.

— Jeff sait prendre soin de lui, a murmuré Eleanor Helvig.

— Vous ne voudriez pas qu’il fasse du stop, si ?

— Bien sûr que non.

— Où est la voiture de votre mari, madame Helvig ?

— Il est parti au travail avec. Il n’est pas encore rentré, mais…

— Et celle de Jeff ?

— Dans le garage.

— Et la vôtre ? »

Elle a hésité juste assez longtemps pour confirmer les soupçons de Hitch. « Chez le garagiste.

— Lequel, au juste ? » Elle n’a pas répondu.

« Nous ne sommes pas forcés d’en parler à la police, a dit Hitch.

— Il est plus en sécurité en voiture. Vous l’avez reconnu vous-même. »

Elle chuchotait, désormais.

« Je suis sûr que vous avez raison.

— Jeff Jr. n’a pas parlé de… pèlerinage, mais j’aurais peut-être dû m’en douter quand il m’a demandé la voiture. Son père ne veut pas qu’on en parle à la police, il dit que cela ne servirait qu’à faire de Jeff un criminel. Et peut-être bien nous aussi, pour complicité. Mais il rentrera. J’en suis certaine.

— Vous pourriez nous aider…, a commencé Hitch.

— Vous voyez comme tout est sens dessus dessous ? Est-ce vraiment la faute des enfants ?

— Donnez-nous votre permis de conduire et la signature GPS de la voiture. Nous n’impliquerons pas la police. »

Elle s’est distraitement emparée de son sac, puis a hésité. « Si vous les retrouvez, vous serez gentils avec Jeff ? »

Nous le lui avons promis.


Hitch a parlé à Morris Torrance, qui a remonté la trace de la voiture jusqu’à El Paso. Le module GPS se trouvait dans la cour d’un ferrailleur local, le reste de la voiture manquait, vraisemblablement vendu ou troqué contre le passage sans risque de la frontière. « Il est presque certain qu’ils sont partis à Portillo, m’a dit Hitch.

— Alors on y va. »

Il a hoché la tête. « Morris s’occupe de notre avion. Il faut partir dès que possible. »

J’y ai réfléchi. « Ce n’est pas qu’une rumeur, n’est-ce pas ? Pour Portillo, je veux dire. Pour le Chronolithe.

— Non, a-t-il répondu d’une voix éteinte. Ce n’est pas qu’une rumeur. Il faut y aller au plus vite. »

15

À la sortie pour Portillo, des soldats nous ont refoulés en nous informant que la ville était déjà quasi inhabitable, pleine d’Américains accroupis comme des chiens dans la rue, une vraie honte. Comme pour le confirmer, ils ont fait signe de passer à des camions de secours de la Croix-Rouge.

Hitch n’a pas discuté avec les militaires et a continué sur la route crevassée et défoncée. Selon lui, il y avait un autre accès pour Portillo quelques kilomètres plus loin, un accès pas plus large qu’un sentier à chèvres mais suffisant pour la camionnette délabrée que nous avions louée à l’aéroport.

« Les petits chemins sont plus sûrs, de toute façon, a-t-il affirmé. Du moment qu’on ne s’arrête pas. » Hitch avait toujours préféré les petits chemins.

« Pourquoi ici ? s’est demandé Ashlee en regardant par la fenêtre le paysage vide caractéristique de la région de Sonora, avec les agaves, les broussailles d’herbe jaune et quelques maigres ranchs d’élevage.

La récession Kuin avait durement frappé le Mexique. Elle avait annulé les avancées du gouvernement Gonsalvez et remis au pouvoir le vénérable et corrompu Partido Révolucionario Institucional. La pauvreté rurale avait atteint des niveaux prémillénaires. La densité de la population, la pollution et le taux de criminalité de Mexico dépassaient ceux de toute autre ville du continent. Quant à Portillo, ce n’était guère qu’une bourgade sans la moindre importance militaire ou stratégique, un autre de ces villages poussiéreux à bout de prospérité qu’on laissait mourir.

« Il y a plus de Chronolithes à l’extérieur qu’à l’intérieur des centres urbains, ai-je expliqué à Ashlee. À part les jalons de grande échelle comme Bangkok ou Jérusalem, les sites d’atterrissage semblent quasi aléatoires. Personne ne sait pourquoi. Ils sont peut-être plus faciles à construire dans un endroit dégagé. À moins que les monuments les plus petits ne soient érigés avant la prise de la ville par les kuinistes. »

Nous avions une glacière pleine de bouteilles d’eau et quelques boîtes de casse-croûte. Plus qu’il ne nous en fallait. Sue Chopra, de retour à Baltimore, n’avait pas achevé la corrélation des données de son réseau d’informateurs officieux avec celles fournies par la toute dernière génération de satellites de surveillance. Les nouvelles concernant Portillo n’avaient pas été rendues publiques. Les autorités craignaient que cela ne fasse qu’attirer des pèlerins supplémentaires. Ce à quoi les rumeurs sur Internet étaient parvenues à merveille, en dépit du black-out officiel.

Nous disposions de cinq jours minimum de vivres et d’eau, ce qui était largement suffisant puisque les dernières estimations de Sue plaçaient l’atterrissage à cinquante heures tout au plus.


Le « sentier à chèvres » était une ornière coupant dans le maquis rocheux que couronnait l’infinité du ciel turquoise. Une vingtaine de kilomètres nous séparaient encore de la ville lorsque nous avons vu le premier cadavre.

Ashlee a tenu à ce que nous nous arrêtions, même s’il était évident qu’il n’y avait plus rien faire. Elle voulait une certitude. Selon elle, le corps était de la même taille que celui d’Adam.

Mais la mort de ce jeune homme vêtu d’une chemise de chanvre sale et d’un pantalon en Kevlar jaune ne datait pas de la veille. On l’avait dépouillé de ses chaussures, de sa montre, de son terminal et sûrement aussi de son portefeuille, même si nous n’avons pas vérifié. On lui avait fracassé le crâne à l’aide d’un instrument contondant. Le corps avait enflé sous l’effet de la décomposition, et d’évidence attiré de nombreux prédateurs, même si on ne voyait en l’occurrence que des fourmis qui parcouraient nonchalamment son bras droit desséché par le soleil.

« Nous en verrons très probablement d’autres, a prévenu Hitch en relevant les yeux pour les fixer sur l’horizon. La région compte plus de voleurs que de mouches, du moins depuis l’annulation des dernières élections par le PRI. Des milliers d’Américains inévitablement naïfs réunis au même endroit, cela attire comme un aimant le moindre connard meurtrier vivant au sud de Juarez, et ils ont bien trop faim pour avoir des scrupules. »

Je suppose qu’il aurait pu l’annoncer avec plus de ménagement, mais à quoi bon ? La preuve de ses dires gisait au bord de la route, puante sur le sable.

J’ai jeté un coup d’œil à Ashlee. Elle regardait le jeune Américain mort, le visage blême, les yeux luisant de désarroi.


Ashlee avait soutenu qu’elle devait nous accompagner, et j’avais fini par me ranger à son avis. J’arriverais peut-être à sauver Kaitlin de ce désastre, mais je n’aurais aucune influence sur Adam Mills. Ashlee affirmait que même si je le trouvais, je n’arriverais pas à le convaincre d’abandonner le hadj. Peut-être que personne n’en serait capable, d’ailleurs, pas même elle, mais il fallait qu’elle essaye.

Bien sûr, il y avait du danger, un danger brutal, mais Ashlee montrait assez de détermination pour se lancer dans cette expédition avec ou sans nous. Et je la comprenais. Les exigences de notre conscience ne sont pas toujours négociables. Ce n’est pas une question de courage. Nous n’étions pas là par courage, mais parce que c’était notre devoir.

Cet Américain mort symbolisait pourtant toutes les vérités auxquelles nous aurions préféré échapper : que nos enfants étaient venus à un endroit où ce genre de choses se produisait. Que ce jeune mis au rebut au bord de la route aurait aussi bien pu être Adam ou Kaitlin. Qu’on ne pourrait sauver tous les enfants en danger.

Hitch a grimpé au volant de la camionnette. Je me suis assis à l’arrière avec Ash. Elle a posé sa tête sur mon épaule, sa première manifestation de fatigue depuis notre départ des États-Unis.

Nous avons eu d’autres preuves que nous n’étions pas les premiers Américains à avoir pris cette route pour aller à Portillo. Cette berline, par exemple, abandonnée sur le talus sur lequel elle avait brisé un essieu. Ou cette Edison mangée par la rouille et immatriculée dans l’Oregon qui nous a témérairement doublés à toute vitesse, en soulevant des nuages de poussière alcaline dans l’air de l’après-midi. Enfin, après une montée, le village de Portillo s’est étalé devant nous, avec des tentes igloos groupées comme des œufs d’insecte autour de ses voies d’accès. La route principale qui traversait Portillo était bordée de garages d’adobe, de tas d’ordures produits par le hadj, de logements pour miséreux et d’un labyrinthe presque infranchissable d’automobiles américaines. La bourgade elle-même, du moins à cette distance, ressemblait à une boursouflure d’architecture coloniale délimitée par des stations-service et par quelques motels franchisés. Tout cela appartenait désormais, par défaut, aux kuinistes. Des jeunes hadjis de tous genres s’étaient rassemblés là, la plupart mal approvisionnés et sans beaucoup de talent pour la survie. Hitch nous a appris que beaucoup des résidents permanents de Portillo avaient abandonné leurs demeures pour rejoindre la ville, ne laissant derrière eux que les infirmes, les vieillards, les voleurs, les vendeurs d’eau, les opportunistes et les agents de police locaux, d’ailleurs débordés. Il y avait très peu de nourriture devant les tentes de ravitaillement des organisations humanitaires internationales. Le blocus militaire refoulait les vendeurs dans l’espoir que la faim disperserait les pèlerins.

Ashlee a longuement fixé cette Mecque blanche de poussière.

« En supposant qu’ils soient là, a-t-elle demandé avec une pointe de désespoir, comment on va faire pour les retrouver ?

— On va m’envoyer sur le terrain, voilà tout, a répondu Hitch. Mais il faut d’abord s’approcher un peu plus. »

Nous avons roulé sur le sol rocheux jusqu’à trouver un ruban de goudron crevassé. La puanteur du hadj s’est introduite par les fenêtres avec la délicatesse d’un poing fermé et Ashlee a allumé une cigarette, surtout pour masquer l’odeur.


Hitch nous a garés derrière une cabane d’adobe noircie par le feu, à un peu moins d’un kilomètre du village. Un bosquet de jacarandas secs et des poulaillers couverts d’excréments dissimulaient la camionnette à la route principale.


Hitch avait acheté des armes après le passage de la frontière, et il a insisté pour nous montrer, à Ashlee et moi, la manière de nous en servir. Non que nous ayons résisté. Je n’avais jamais tiré de ma vie – j’avais grandi au cours d’une décennie peu portée sur les armes et acquis une aversion civilisée envers les armes de poing – mais Hitch m’a laissé un pistolet avec un chargeur plein et s’est assuré que je savais en ôter la sécurité et le tenir dans une position qui me permettrait de presser la détente sans me briser le poignet.

Ashlee et moi devions rester à proximité de la camionnette afin de protéger notre nourriture, notre eau et notre moyen de transport, pendant que Hitch irait à Portillo localiser le groupe hadj d’Adam et négocier une rencontre. Ashlee voulait se rendre directement au village – ce que je comprenais très bien –, mais Hitch n’a rien voulu entendre. La camionnette était notre atout principal et il fallait la protéger ; sans véhicule, nous ne servirions à rien à Kaitlin et à Adam.

Hitch a pris une de ses armes et s’est mis en marche vers le village. Je l’ai observé disparaître dans le crépuscule. Puis j’ai verrouillé les portes de la camionnette et rejoint Ashlee à l’avant, où elle avait préparé un repas de barres énergétiques et de pommes arrosé de café instantané tiède issu d’un thermos.

Nous avons mangé en silence tandis que le ciel se vidait de lumière. Les étoiles se sont montrées, brillantes et nettes malgré le voile de fumée et le pare-brise poussiéreux.

Ashlee a posé sa tête sur moi. Aucun de nous n’avait pris de bain depuis la frontière, ce qui se sentait très nettement mais n’avait aucune importance. C’est la chaleur, le contact, qui comptaient. « Il va falloir dormir à tour de rôle, ai-je annoncé.

— Tu crois qu’il y a du danger, par ici ?

— À mon avis, oui.

— Je ne suis pas sûre d’arriver à dormir. » Mais elle réprimait un bâillement en disant cela.

« Glisse-toi à l’arrière, lui ai-je conseillé. Mets-toi sous la couverture et ferme les yeux un moment. »

Elle a hoché la tête et s’est allongée sur une des banquettes arrière. Le pistolet à mes côtés, je me suis assis au volant, empreint d’un sentiment de solitude et de futilité, alors que se diluait la chaleur du jour.

Malgré la distance, les bruits nocturnes de Portillo restaient perceptibles. Il n’y en avait d’ailleurs qu’un, une vague de bruit blanc, mélange de voix, de musique enregistrée, de crépitements de flammes, de rires et de hurlements. J’ai eu l’impression d’être confronté à la folie millénariste à laquelle nous avions échappé au tournant du siècle, ces centaines de hadjis tirant profit de la carte blanche que leur procurait sur le plan moral la garantie d’une fin du monde. Que Kuin soit rédempteur ou destructeur, le lendemain comme le surlendemain lui appartenaient, voire tous les lendemains, du moins dans l’esprit des hadjis. Et du moins, en l’occurrence, ils ne seraient pas déçus : le Chronolithe arriverait comme prévu ; Kuin imprimerait sa marque sur le sol nord-américain. Un grand nombre d’entre eux laisserait probablement la vie dans le choc thermique et les secousses, mais s’ils le savaient, et selon toute probabilité ils le savaient, ils ne s’en souciaient pas. C’était une loterie, après tout. Gros lots et risques de tombeau. Kuin récompenserait les croyants… du moins les croyants qui survivraient.

Je ne pouvais m’empêcher de me demander à quel point Kait adhérait à cette folie. Elle ne manquait pas d’imagination et avait vécu une enfance solitaire. Imagination et naïveté : une combinaison peu recommandée, dans ce monde-là.

Kait croyait-elle sincèrement en Kuin ? En un avatar spécifique de Kuin suscité par ses envies et par son sentiment d’insécurité ? Ou bien tout cela n’était-il pour elle qu’une aventure, un moyen mélodramatique d’échapper à la vie de recluse qu’elle menait dans le foyer de Whitman Delahunt ?

Le fait était qu’elle ne serait pas forcément contente de me voir. Mais je la sortirais de cet enfer, de gré ou de force. Si je ne pouvais l’obliger à m’aimer, je pouvais lui sauver la vie. Et pour le moment, cela me suffisait.

La nuit s’est installée. Le grondement de Portillo montait et descendait selon un rythme stochastique insaisissable, comme le flux des vagues sur une plage. Dans un buisson de sauge sauvage, à l’est de la camionnette, un grillon ajoutait distinctement sa voix à la cacophonie. J’ai bu une nouvelle tasse du café d’Ashlee et suis sorti quelques instants de la camionnette pour me soulager, contournant pour cela un essieu et une transmission rouilles tapis dans les hautes herbes tel un piège à gibier. Ashlee a remué et marmonné dans son sommeil lorsque j’ai refermé la portière.

Il y avait un peu de circulation sur la route, en général des hadjis en « rodéo », hurlant aux fenêtres de leur véhicule volé. Personne ne nous a repérés ; personne ne s’est arrêté. Je commençais à piquer du nez quand Ashlee m’a tapé sur l’épaule. L’horloge du tableau de bord indiquait 2h30.

« À moi », a-t-elle dit.

Je n’ai pas discuté. Je lui ai montré où j’avais posé le pistolet et me suis étendu sur la banquette arrière. La couverture avait gardé une partie de la chaleur corporelle d’Ashlee. J’ai fermé les yeux et me suis endormi aussitôt.


« Scott ? »

Elle m’a secoué sans brutalité mais de manière insistante.

« Scott ! »

Je me suis redressé. Ashlee, penchée par-dessus le siège conducteur, me secouait par l’épaule. « Il y a quelqu’un dehors, a-t-elle murmuré. Écoute ! »

Elle s’est retournée vers l’avant et s’est baissée pour garder sa tête hors de vue. L’obscurité n’était pas totale. Une demi-lune avait fait son apparition. Il y a eu un long moment de silence absolu. Puis, pas très loin, le hurlement terrifié d’une femme, suivi d’un rire étouffé.

« Ashlee…, ai-je dit.

— Ils sont arrivés il y a une minute. En voiture, par la route. Ils se sont garés et arrêtés, et il y a eu un peu de, euh, chahut. Ensuite… je n’ai pas bien vu jusqu’à ce que j’oriente le rétroviseur extérieur, et même là il y avait un arbre au milieu, mais on aurait dit que quelqu’un tombait de la voiture et se mettait à courir dans le champ. Une femme, je crois. Puis deux types l’ont poursuivie. »

J’ai étudié la situation. « Quelle heure est-il ?

— À peine quatre heures.

— Donne-moi le pistolet, Ash. »

Elle a semblé réticente. « Qu’est-ce qu’on va faire ?

— Je vais prendre le pistolet et sortir de la camionnette. Toi, à mon signal, tu allumeras les phares et tu lanceras le moteur. J’essaierai de rester en vue.

— Et s’il t’arrive quelque chose ?

— Alors tu fuis aussi vite que possible. S’il m’arrive quoi que ce soit, ils auront le flingue. Alors ne reste pas dans les parages, Ash, d’accord ?

— Mais je fuis où ? »

Bonne question. Fallait-il aller à Portillo ? Retourner aux camps humanitaires, au barrage routier ? Je ne savais pas trop quoi lui répondre.

Mais dehors la femme a hurlé à nouveau, et je n’ai pu m’empêcher de penser que cela pourrait être Kaitlin. La voix ne ressemblait pas à celle de Kait. Mais je ne l’avais plus entendue hurler depuis sa petite enfance.

J’ai assuré à Ash que je me montrerais prudent, mais que s’il se passait quoi que ce soit, l’important était qu’elle parte – par exemple qu’elle aille cacher la camionnette plus près de la ville pour guetter le retour de Hitch au matin.

Je suis sorti du véhicule et j’ai refermé la portière tout doucement derrière moi. Je me suis éloigné de quelques mètres avant de faire signe à Ash d’actionner la commande des phares.

Ils ont percé la nuit étoilée comme des projecteurs militaires, et le moteur a rompu le silence d’un rugissement de fauve enroué. À moins de dix mètres de moi, la femme et ses deux agresseurs se sont figés dans les faisceaux aveuglants des phares.

Trois jeunes, peut-être de l’âge d’Adam. Les hommes avaient entrepris un rapport sexuel forcé avec la femme allongée sur le dos dans l’herbe. L’un lui clouait les épaules au sol et l’autre lui écartait les jambes. Elle détournait son visage de la lumière, tandis qu’eux dressaient la tête, comme des chiens de prairie ayant repéré un prédateur.

Ils ne semblaient pas armés, ce qui a fait prendre un poids presque vertigineux au pistolet dans ma main.

J’ai levé l’arme vers leurs visages stupéfaits. Je leur aurais ordonné – comme je l’avais prévu – de s’éloigner d’elle si mon doigt, en se crispant de nervosité sur la détente, n’avait fait partir le coup malgré moi.

J’ai failli en lâcher le pistolet. J’ignore où la balle a abouti… en tout cas, elle n’a touché personne. Mais le coup de feu les a très efficacement effrayés. À moitié aveuglé par l’éclair de la déflagration, j’ai quand même pu suivre des yeux les candidats violeurs qui se ruaient vers leur voiture. Je me suis demandé si je devais tirer une nouvelle fois, mais j’avais peur de ce qui pourrait arriver, que je veuille tirer ou non. (Hitch m’a expliqué plus tard que l’arme avait été modifiée pour en rendre la détente plus sensible et avait sans doute servi dans des crimes avant que nous ne nous la procurions.)

Les deux hommes ont bondi dans leur automobile avec une étonnante économie de mouvements. S’ils y avaient gardé des armes, j’aurais pu me retrouver en mauvaise posture – j’y ai pensé un peu tard –, mais soit ils n’en avaient pas, soit ils ne s’en sont pas servis. Ils ont démarré en trombe vers Portillo, en projetant du gravier sur les poulaillers.

Il ne restait plus que la fille.

Je me suis tourné vers elle en prenant bien soin, cette fois, de garder le pistolet pointé vers le sol. Mon poignet droit se ressentait encore du recul inattendu.

Déjà la fille s’était levée et reboutonnait son Levi’s déchiré dans l’éclat des phares. Elle m’a regardé avec une expression que je n’ai pas tout à fait réussi à déchiffrer – une grande part de peur, je crois, mais il y avait aussi de la honte. Jeune, le visage sale et maculé de larmes, elle était mince à en sembler anorexique et une longue éraflure en cours de coagulation parcourait son sein gauche.

Je me suis raclé la gorge pour lui annoncer : « Ils sont partis… Vous êtes en sécurité, maintenant. »

Peut-être ne parlait-elle pas anglais. Il est plus probable qu’elle ne m’a pas cru. Elle a fait volte-face et est partie en courant dans les hautes herbes qui longeaient la route, exactement comme fuirait un animal effarouché.

J’ai avancé de deux ou trois pas mais ne l’ai pas suivie. La nuit était trop sombre, et je ne voulais pas laisser Ashlee seule.

J’ai espéré que la fille s’en tirerait, même si cela paraissait très peu probable.


Après cela, il n’était plus question de dormir. J’ai rejoint Ashlee à l’avant et nous sommes restés assis côte à côte, l’esprit en alerte et gorgés d’adrénaline. Ash a glissé entre ses lèvres une cigarette qu’elle a allumée à un minuscule briquet à gaz. Nous n’avons pas parlé de l’agression dont nous avions été témoins, mais un peu plus tard, alors qu’à l’est un vague bleu apparaissait dans le ciel, Ashlee m’a dit : « Il ne faut pas que tu lui demandes. À Kaitlin, je veux dire.

— Ne pas lui demander quoi ? » Mais la question était stupide.

« Tu n’as probablement pas besoin de mes conseils. Je ne suis pas vraiment un parent modèle ou quoi que ce soit. Mais quand tu récupéreras Kaitlin, ne l’interroge pas. Peut-être qu’elle te parlera, peut-être pas, mais laisse-la décider d’elle-même.

— Si elle a besoin d’aide…

— Si elle a besoin d’aide, elle te le dira. »

Je n’ai pas poursuivi la discussion. Je refusais de m’interroger sur ce qui avait pu ou non arriver à Kait. Ashlee avait dit ce qu’elle avait à dire et elle s’est retournée vers la vitre, me laissant me demander ce qui l’avait poussée à me donner ce conseil, ce qu’elle-même avait autrefois pu subir qu’elle refusait d’avouer.

Nous avons somnolé tandis que le soleil entreprenait de réchauffer le monde. Un peu plus tard, le tapotement de Hitch sur la vitre nous a réveillés en sursaut. Ash a tendu la main vers le pistolet mais j’ai intercepté son poignet.

J’ai baissé la fenêtre.

« Impressionnante, cette façon de monter la garde, a-t-il dit. J’aurais pu vous tuer tous les deux.

— Tu les as retrouvés ?

— Kaitlin est là. Adam aussi. Vous n’auriez pas à manger pour moi ? On a pas mal de boulot devant nous. »

16

Nous avons pénétré au ralenti dans le village de Portillo, en insinuant la camionnette entre les piétons sur l’unique file laissée libre par les véhicules hadjis garés ou abandonnés. Dans la lumière matinale, la route principale était aussi bondée que l’allée centrale d’une fête foraine, à laquelle elle ressemblait, même si la nuit avait gommé tout enthousiasme dans la foule. Les pèlerins erraient, l’air perdu, ou dormaient dans des sacs de couchage sous les auvents en loques de la ville, plus en sécurité en plein jour que dans l’obscurité. Bidons en plastique jetés sur les épaules, des vendeurs d’eau parcouraient la foule. On avait déployé bannières et symboles kuinistes aux fenêtres supérieures des immeubles. Les installations sanitaires locales avaient été submergées et les feuillées répandaient partout une odeur affreuse. La plupart des gens étaient arrivés au cours des trois derniers jours, nous a appris Hitch, mais déjà des cas de dysenterie se déclaraient aux tentes de secours.

Adam et compagnie campaient à l’ouest de la route principale. Durant la nuit, Hitch avait un peu discuté avec Adam et pas du tout avec Kait, bien qu’il ait eu confirmation de sa présence. Adam avait accepté de parler à Ashlee mais s’était montré peu disposé à autoriser Kait à me voir. À l’évidence, il commandait aux autres et parlait en leur nom, et Ashlee a baissé la tête et marmonné dans sa barbe quand elle l’a compris.

On notait aussi la présence, du moins à la périphérie de Portillo, de membres de la presse derrière les fenêtres polarisées de leurs camions régie blindés à liaison satellite. Les médias m’inspiraient des sentiments partagés. Dans son interprétation des Chronolithes et de leur métacausalité, Sue leur imputait une responsabilité importante dans l’amplification de la boucle de rétroaction. C’était précisément la diffusion planétaire de l’image de ces objets qui gravait dans l’imagination collective l’impression que Kuin ne pouvait être vaincu.

Mais comment aurions-nous pu faire autrement ? Réprimer, démentir ? Tout le génie des monuments de Kuin était là, dans leur évidence absurde, l’impossibilité de les ignorer.

« On y va, a annoncé Hitch, vous me laissez parlementer un peu, et on voit ce qui se passe.

— Pas terrible, comme plan, ai-je estimé.

— C’est le meilleur qu’on ait. »


Nous avons garé la camionnette aussi près que possible du groupe de tentes qu’Adam et ses amis avaient planté à côté de douzaines d’autres. Les tentes semblaient presque ridicules dans cet endroit sec, surgissant du parking en terre battue comme autant de champignons en nylon bleu, rouge et jaune. Inquiète, Ashlee a commencé à hausser le cou pour chercher Adam du regard. Aucun signe de Kaitlin.

« Restez ici, nous a intimé Hitch. Je vais négocier notre entrée.

— Négocier ? » a demandé Ashlee d’un ton un peu outré. Hitch l’a fait taire du regard et a refermé la portière derrière lui. Quelques enjambées l’ont emmené à un abri octogonal de mylar argent photosensible où il a lancé un appel qui nous a échappé. Une poignée de secondes plus tard, le rabat s’est soulevé et a livré passage à Adam Mills. J’ai su que c’était lui en entendant Ashlee retenir son souffle.

Malgré son treillis kaki encroûté de poussière, il semblait globalement en bonne santé. Très mince mais grand, presque autant que Hitch, il portait un sac à dos noir sur les épaules. Il n’a pas jeté le moindre coup d’œil à la camionnette, se contentant d’attendre que Hitch prenne la parole. La distance ne me permettait pas de distinguer son expression, mais il ne ressentait de toute évidence ni tension ni peur.

Ashlee a tendu la main vers la portière, mais je l’ai écartée. « Donne-lui une minute. »

Hitch a parlé. Adam a parlé. Hitch a fini par tirer de sa poche revolver un rouleau de billets qu’il a comptés dans la paume d’Adam.

« Qu’est-ce que c’est que ça ? s’est offusquée Ashlee. Un pot-de-vin ? Il soudoie Adam ? »

J’ai répondu que cela m’en avait tout l’air.

« Pourquoi ? Pour que tu puisses voir Kait ? Ou pour que je puisse le voir lui ?

— Je n’en sais rien, Ash.

— Mon Dieu, c’est si…» Elle n’a pas trouvé de mot pour dire son mépris.

« Nous vivons une époque bizarre, ai-je dit. Dans laquelle il se passe des choses bizarres. »

Elle est retombée en arrière, humiliée, et a gardé le silence jusqu’à ce que Hitch nous fasse signe de sortir. J’ai activé les protocoles de sécurité de la camionnette, même si je doutais que cela nous assure une réelle protection. Dehors, l’air était sec et la puanteur accablante. À quelques mètres de nous, un jeune homme vêtu d’un pantalon autrefois blanc pelletait de la terre dans les feuillées.

Ashlee s’est approchée d’Adam en hésitant. Je n’en suis pas certain, mais je soupçonne qu’elle hésitait à lui faire face maintenant que le moment tant attendu était enfin arrivé… qu’elle renâclait à affronter la futilité de cette rencontre, à accepter que son fils résiste. Elle lui a posé la main sur l’épaule et l’a regardé dans les yeux. Imperturbable, Adam lui a rendu son regard. Il était jeune, mais ce n’était plus un enfant. Il n’a pas cédé de terrain, il est resté là à attendre qu’Ashlee parle, c’est-à-dire, je suppose, à faire ce pour quoi Hitch l’avait payé.

Adam et elle se sont éloignés de quelques pas sur un sentier entre les tentes. Hitch s’est adressé à moi : « Elle n’a aucune chance. Mais elle n’en sait rien.

— Et Kait ? »

Il a désigné une petite tente jaune orangé.


Je me suis mis à penser à l’arrivée du Caire, trois ans plus tôt. Sue Chopra en avait obtenu des enregistrements vidéo sous une douzaine d’angles, dans toutes ses phases : le calme avant la manifestation, le choc et les vents thermiques, la colonne de glace et de poussière bouillonnant dans un ciel bleu et sec, et enfin le Chronolithe lui-même, d’un éclat éblouissant, enchâssé dans les larges banlieues du Caire telle une épée enfoncée dans un rocher.

(Et qui tirerait cette épée du rocher ? Quelqu’un au cœur pur, peut-être. Parents absents et maris ratés s’abstenir.)

Je suppose que ce qui m’avait tant frappé au Caire était cette association incongrue de la glace et des vagues tremblantes de la chaleur du désert. Et les couches historiques mal assorties, les tours de bureaux érigées sur les ruines d’une autocratie vieille d’un millier d’années, avec le dernier des monuments, un Kuin pesant et distant, tel un pharaon sur son trône glacé.

J’ignore pourquoi cette image m’est revenue avec tant de force. Peut-être parce que ce village desséché de Sonora allait lui aussi recevoir son trône de glace, et peut-être parce qu’il flottait déjà dans l’air une espèce de frisson imperceptible, un tremblement prémonitoire, l’odeur amère du futur.

« Kaitlin ? » ai-je appelé.

Un vent errant a soulevé le rabat de la tente. Je me suis accroupi pour glisser la tête à l’intérieur.

Kait s’y trouvait seule, elle se déroulait d’un nid de couvertures sales. Elle a cligné des yeux dans le nimbe jaune que le soleil projetait sur le nylon. Elle avait le visage maigre et les yeux striés de fatigue.

Elle m’a paru plus vieille que dans mon souvenir, et j’en ai attribué la raison à ce qu’elle avait vécu durant ce hadj, la faim, l’angoisse, mais le fait est qu’elle m’avait échappé, que bien avant de quitter Minneapolis elle avait divergé de la représentation mentale que je me faisais d’elle.

Elle m’a regardé, longuement, son expression passant de l’incrédulité à la suspicion, puis à la gratitude, au soulagement et à la culpabilité. « Papa ? »

Son nom est tout ce que j’ai réussi à dire. Cela valait sans doute mieux.

Elle est sortie des couvertures pour venir dans mes bras. J’ai vu les bleus sur ses poignets, la profonde entaille qui de son épaule allait presque jusqu’à son coude dans une piste brune de sang coagulé. Mais je n’ai posé aucune question, et la sagesse du conseil d’Ashlee m’est apparue : je ne pouvais pas faire disparaître ses blessures. Je ne pouvais que la tenir dans mes bras.

« Je suis venu te ramener à la maison », ai-je annoncé.

Elle a évité de croiser mon regard mais a prononcé d’une voix presque inaudible : « Merci. »

Une autre brise a écarté le rabat de la tente et Kaitlin a frissonné. Je lui ai dit de s’habiller aussi vite que possible. Elle a enfilé un jean en lambeaux ainsi qu’un châle mexicain de mauvaise qualité.

Et j’ai frissonné aussi, et il m’est venu à l’esprit que l’air était un peu trop froid pour cette matinée écrasée de soleil… anormalement froid.

Dehors, Hitch m’appelait.


« Fais-la monter dans la camionnette, m’a-t-il dit, et le plus vite possible. Ce n’était pas prévu dans l’accord… Je t’ai négocié le droit de lui parler, pas celui de l’emmener. » Il a détourné la tête afin de humer le vent. « J’ai l’impression que les événements se précipitent un peu par rapport à nos prévisions. »

Kaitlin s’est jetée sur l’une des banquettes arrière de la camionnette, où elle s’est enveloppée d’une vieille couverture.

Je lui ai dit de garder la tête baissée, juste pour quelque temps. Hitch a verrouillé la portière et est parti récupérer Ashlee.

Kait a reniflé, et pas seulement à cause de la proximité de ses larmes. Elle m’a dit avoir attrapé quelque chose, la grippe ou une de ces maladies intestinales qui circulaient dans Portillo où, face aux foules de plus en plus assoiffées, les vendeurs d’eau se montraient de moins en moins scrupuleux. Elle avait les yeux voilés et un peu vagues. Elle a toussé dans son poing.

Dehors, tentes et abris de toile claquaient dans le vent qui forcissait. Petit à petit, le bruit a attiré les hadjis à l’extérieur, des dizaines de pèlerins perplexes en tenues kuinistes et en habits déchirés qui se sont abrité les yeux en se demandant – en commençant à se demander – si ce coup de vent marquait le début d’un événement sacré, si cet abaissement de la température et cette augmentation du vent annonçaient l’arrivée d’un Chronolithe.

Et peut-être était-ce le cas. Le Kuin de Jérusalem était apparu plus brutalement, précédé de moins de signes avant-coureurs, mais l’intensité, la durée et le pouvoir destructeur des arrivées de Chronolithes variaient d’un site à l’autre (et d’un moment à l’autre). Les calculs de Sue Chopra se fondaient sur des données satellites dont la fiabilité relative pouvait les avoir faussés de quelques heures… au moins.

Autrement dit, nous courions peut-être un danger mortel.

Une rafale a secoué la camionnette et attiré l’attention de Kaitlin. Elle a pressé son visage sur la fenêtre latérale et est restée bouche bée devant les nuages festonnés de poussière sonorienne qui du désert s’approchaient soudain en gros tourbillons. « Papa, est-ce que c’est ?…

— Je n’en sais rien. »

J’ai cherché Ash des yeux, mais la foule des hadjis de plus en plus anxieux la masquait. Je me suis demandé quelle distance nous séparait à l’est du centre de Portillo, mais c’était impossible à estimer… un kilomètre et demi, disons, au mieux. Et il n’y avait aucun moyen de déterminer avec précision où apparaîtrait le Chronolithe, de calculer le périmètre de la zone dangereuse.

J’ai dit à Kait de rester sous la couverture.

La foule a commencé à se déplacer, presque comme si, sans se concerter, les hadjis étaient arrivés à un consensus, avaient décidé de quitter ce terrain poussiéreux pour gagner les rues adjacentes et se diriger vers le village. J’ai aperçu la barbe noire et bouclée de Hitch, puis Hitch lui-même, ainsi qu’Ashlee et Adam.

Hitch tentait apparemment de convaincre Ashlee, et Ash, les mains posées sur les bras d’Adam comme pour le supplier, tentait de convaincre son fils. Lui restait résolument immobile, subissait l’étreinte, ses cheveux blonds fouettés devant les yeux par le vent. S’il avait souffert au cours de ce hadj, il n’en montrait rien. Impassible, il a levé les yeux du visage de sa mère pour regarder le ciel qui s’obscurcissait. Il a sorti de son sac à dos ce qui ressemblait à une veste isotherme enroulée.

J’ignore ce qu’Ashlee a dit à Adam – elle n’en a jamais discuté avec moi – mais même de loin, cela crevait les yeux qu’il ne reviendrait pas avec nous. Du début à la fin de la rencontre, le langage corporel d’Adam a exprimé une vie entière de frustration. Ce qu’Ashlee n’arrivait pas à admettre – elle tentait de l’entraîner, elle l’implorait –, c’est qu’il ne se souciait pas le moins du monde de ce qu’elle souhaitait, qu’il ne s’en souciait plus depuis longtemps, qu’il ne s’en était peut-être jamais soucié. Il ne voyait en elle que ce qui distrayait son attention de l’événement des plus intéressants qui semblait avoir débuté : la manifestation physique de Kuin, de l’idée ou de la mythologie dans laquelle il avait investi toute sa loyauté.

Hitch tirait maintenant Ashlee, tentait de la ramener à la camionnette, le visage plissé contre le vent abrasif mais les gestes presque frénétiques. Ashlee l’a ignoré autant qu’elle l’a pu, jusqu’à ce qu’Adam se libère d’elle et qu’il ne lui reste plus que Hitch pour ne pas tomber à genoux.

Elle a levé les yeux vers son fils et a dit un seul mot. Son nom, je pense, de même que j’avais prononcé celui de Kaitlin. Je n’en suis pas sûr, car le rugissement du vent et le bruit de la foule étaient très vite devenus intenses, mais je crois que ce bruit qui a coupé l’air de plus en plus épais était Ashlee pleurant le nom de son fils.

Je me suis installé au volant. Kaitlin a gémi sous sa couverture.

Hitch a traîné Ashlee jusqu’à la camionnette et l’a poussée à l’intérieur, puis a grimpé sur le siège passager. Je me suis rendu compte que j’avais déjà lancé le moteur.

« Roule, bordel », a dit Hitch.

Mais avancer rapidement au sein de cette mer de hadjis était quasi impossible. Si Adam avait campé plus près de Portillo, nous aurions été bloqués, nous n’aurions pas réussi à nous glisser vers le bord de la route et à nous frayer lentement mais régulièrement un chemin vers l’ouest, la pression des pèlerins s’amenuisant au fur et à mesure de notre retraite.

Mais le ciel s’était beaucoup assombri, et il faisait maintenant froid, et la poussière constellant le pare-brise réduisait la visibilité à quelques mètres.

Je n’avais aucune idée de l’endroit où menait la route. Nous n’étions pas venus de cette direction-là. J’ai posé la question à Hitch, qui m’a répondu n’en rien savoir ; la carte était fourrée quelque part à l’arrière, et de toute façon cela n’avait aucune importance, nous n’avions plus le choix.


La tempête de poussière a opacifié le pare-brise et, d’après le bruit, n’était pas loin d’étouffer le moteur. J’ai remonté les vitres et augmenté le chauffage jusqu’à ce que nous transpirions tous. Notre piste de poussière a abouti en cul-de-sac à un pont de bois jeté sur le lit peu profond d’une rivière à sec. Fendu, le pont se balançait dans le vent de plus en plus fort, et ne supporterait manifestement pas le poids de la camionnette. « Descends la berge, Scotty, a dit Hitch. Mets au moins un peu de terre entre nous et Portillo.

— La pente est plutôt raide.

— Tu as une meilleure idée ? »

Alors j’ai quitté la route, écrasé quelques fragiles broussailles et descendu la berge. La camionnette a freiné sporadiquement d’elle-même tandis que le tableau de bord s’illuminait de voyants d’alarme, et je pense que nous aurions capoté si je n’avais tenu – plus par instinct que par savoir-faire – le volant d’une poigne de fer. Hitch et Ashlee ont gardé le silence, mais Kaitlin a laissé échapper un petit son à peu près aussi aigu que celui du vent. Nous venions d’atteindre le bassin plat et rocheux quand un acacia déraciné a volé au-dessus de nos têtes comme un merle rigide. Même Hitch en a eu le souffle coupé.

« Froid », a gémi Kaitlin.

Ashlee a déplié nos dernières couvertures, en a donné deux à Kait et nous en a lancé une. À l’intérieur de la camionnette, l’air empestait, le bobinage brûlant du chauffage, mais la température n’avait que peu augmenté. J’avais assisté – de loin – au choc thermique à Jérusalem, mais je n’avais pas deviné à quel point était douloureux ce froid soudain et engourdissant qui partait des extrémités pour irradier vers le cœur.

De l’énergie volée, puisée dans l’environnement immédiat par la force inconnue capable de faire remonter le temps à un objet massif. Un vent frais a hurlé au-dessus de l’arroyo et le ciel a pris une couleur d’écailles de poisson. Nous avons déballé les vêtements thermo-adaptatifs que nous avions emportés ; Ashlee a aidé Kait à enfiler un blouson un peu trop grand pour elle.

Une pensée horrible m’a traversé l’esprit. J’ai tendu la main vers la poignée de la portière.

« Scotty ? s’est étonné Hitch.

— Il faut vider le radiateur, ai-je expliqué. Si l’eau gèle, on perd notre moyen de transport. »

Nous avions eu la sagesse d’utiliser pour notre eau potable des sacs flexibles qui s’agrandiraient autant que nécessaire. Nous avions également versé de l’antigel dans le radiateur, mais nous n’avions pas prévu de nous trouver aussi près de l’arrivée.

Un gros gel éclair démolirait sans doute le système de refroidissement du moteur, ce qui nous clouerait sur place.

« Y a peut-être pas le temps.

— Alors souhaite-moi bonne chance. Et passe-moi la boîte à outils. »

Je me suis glissé dans le vent de tempête, qui a claqué la portière derrière moi. Il remontait l’arroyo depuis le sud, alimentant les thermoclines abruptes du Chronolithe qui arrivait. L’air regorgeait de sable et de poussière. J’ai dû me protéger les yeux de la main rien que pour arriver à les entrouvrir. Je me suis dirigé à tâtons vers l’avant de la camionnette.

Elle avait descendu la pente abrupte jusqu’à une crête sableuse, dans laquelle son avant s’était enfoncé jusqu’au pare-chocs. Il y a eu un éclat de lumière aurorale au-dessus de moi pendant que je dégageais le sable à main nue. Le blouson isotherme maintenait ma température corporelle – du moins pour l’instant – mais mon haleine gelait à chaque expiration et mes doigts engourdis étaient malhabiles et brûlants. Je n’avais plus le temps de retourner chercher des gants. J’ai réussi à ouvrir la boîte à outils et à y dénicher une clef.

Le radiateur était conçu pour être vidé par en dessous, en desserrant un écrou. J’ai pesé sur l’écrou avec ma clef mais il a refusé de bouger.

Faire levier, ai-je pensé en calant mon pied sur le pneu et en me penchant dans l’angle de la clef comme un rameur en couple se penche sur sa rame. Malgré son vacarme, le vent n’a pas tout à fait masqué un autre bruit : le coup de tonnerre de l’arrivée, puis l’onde de choc dans le sol, comme une méchante ruade de bas en haut.

L’écrou a sauté et je me suis affalé dans le sable.

Un filet d’eau a jailli pour geler aussitôt sur le sol – il en est sorti une quantité suffisante pour libérer en partie le radiateur de la pression, mais si nous jouions de malchance, la glace restante pourrait quand même abîmer un ou plusieurs systèmes vitaux.

J’ai essayé de me lever et me suis aperçu que je n’y arrivais pas.

Aussi ai-je roulé dans le maigre abri que formait l’angle de la camionnette contre le sol. Ma tête était soudain trop lourde pour que je la maintienne, et j’ai glissé mes mains engourdies entre mes cuisses, me suis recroquevillé autour de la maigre chaleur de ma veste isotherme et ai aussitôt perdu connaissance.


Quand j’ai rouvert les yeux, l’air avait retrouvé son calme et j’étais à nouveau à l’intérieur de la camionnette.

La lumière du soleil brûlait l’écran de glace formé sur le pare-brise. Le chauffage soufflait de l’air chaud et humide.

Je me suis assis en frissonnant. Déjà éveillée, Ashlee frictionnait les mains de Kaitlin entre les siennes. Ce qui m’a inquiété, mais Ashlee m’a rassuré sans attendre : « Elle va bien. Elle respire. »

Hitch Paley m’avait tiré dans la camionnette une fois passé le gros du choc thermique. Il venait de revisser l’écrou que j’avais desserré. Il s’est redressé, a jeté un coup d’œil par la fenêtre embuée et a levé les pouces à mon intention quand il a vu que j’étais conscient.

« Je pense que nous allons nous en sortir », a dit Ashlee. Elle parlait d’une voix rauque et je me suis rendu compte en déglutissant que j’avais moi aussi la gorge irritée, sûrement parce que nous avions inhalé de l’air qui avait atteint durant quelques instants une température extrêmement basse. J’avais aussi un peu mal aux poumons, et l’extrémité des doigts et des orteils toujours privée de sensations. Au creux de ma main droite, une petite croûte de sang marquait l’endroit où la clé en gelant m’avait arraché un bout de peau. Mais Ashlee avait raison : nous avions survécu.

Kait a gémi à nouveau. « Nous la garderons couverte en permanence, a dit Ash. Mais elle est déjà malade, Scott. Une pneumonie n’est pas à exclure.

— Il faut la ramener dans la civilisation. » Et commencer par remonter sur cette berge. Pas évident.

Quand je m’en suis senti capable, j’ai ouvert la portière côté conducteur et suis descendu. L’air était à nouveau relativement chaud, et, chose surprenante, dégagé, à part un nuage de poussière qui se déposait partout à la manière de fins flocons de neige. Les vents dominants avaient emporté le brouillard glacé vers l’est.

Du givre fumait sur les rochers et le sable du lit de la rivière. J’ai escaladé la berge pour observer le village… ou ce qu’il en restait.

Le Kuin de Portillo était toujours enveloppé de glace, mais on voyait qu’il s’agissait d’un grand monument. La silhouette de Kuin, debout, levait un bras en un geste d’invite.

Portillo gisait à ses pieds immenses, indistinct dans la brume mais de toute évidence dévasté.

Le rayon du choc thermique était énorme. Seuls quelques hadjis m’ont paru avoir échappé à la mort, même si j’ai vu des véhicules se déplacer à la périphérie de la ville, probablement des stations mobiles de la Croix-Rouge.

Le souffle court, Ashlee m’a rejoint en haut de la pente. Sa respiration s’est interrompue quelques secondes quand elle a constaté l’étendue des dégâts. Ses lèvres ont tremblé. Des larmes ont dévalé son visage bruni par la poussière.

« Peut-être qu’il a pu s’échapper quand même », a-t-elle murmuré, en parlant d’Adam, bien entendu.

J’ai répondu que c’était possible.

En moi-même, j’en doutais.

17

Une suite de mauvaises routes et de pistes à bétail nous a permis de contourner les ruines fumantes de Portillo pour rejoindre enfin la route principale.

Les morts – sans doute en nombre énorme – sont restés en ville, mais nous avons dépassé des groupes de réfugiés le long de la route. Beaucoup boitaient, estropiés par la morsure du gel. Certains avaient été aveuglés par des cristaux de glace, d’autres blessés par la chute de blocs de pierre ou différents événements liés à l’onde de choc. Ils ne dégageaient plus aucune impression de menace, et à deux reprises Ashlee a voulu que nous nous arrêtions pour leur distribuer nos quelques couvertures et un peu de nourriture, et aussi pour s’enquérir d’Adam.

Mais aucun de ces jeunes gens ne connaissait Adam, et c’était le cadet de leurs soucis. Ils nous ont suppliés de transmettre des messages, d’appeler qui parents, qui amis, qui famille à L.A., Dallas, Seattle… Un étalage effarant de misère dont Ashlee elle-même a fini par se détourner, mais seulement quand nous sommes parvenus si loin vers le nord qu’un hadji – Adam ou autre – n’aurait pu y arriver à pied. Voir les camions de secours et les ambulances militaires couler à flots vers Portillo a soulagé sa conscience, à défaut de ses craintes. Elle s’est prostrée sur son siège, ne s’animant que de temps en temps pour prendre soin de Kaitlin.

Mon appréhension concernant Kaitlin a empiré au cours du trajet. Elle était plus malade que je ne l’avais cru, et l’exposition au choc thermique avait aggravé son état. Ashlee lui a pris sa température avec le thermomètre de la trousse à pharmacie, a froncé les sourcils et lui a fait absorber quelques gélules antipyrétiques avec un grand verre d’eau. Nous avons dû nous arrêter plusieurs fois pour que Kaitlin puisse se précipiter dehors pour vider ses intestins. Elle revenait chaque fois d’un pas mal assuré, visiblement plus faible et atrocement humiliée.

Il fallait l’amener dans un bon hôpital. Hitch a appelé Sue Chopra et l’a rassurée : nous avions survécu, mais Kait était malade. Sue nous a conseillé d’essayer de franchir la frontière avant de faire soigner Kait, car en ce moment les autorités mexicaines emprisonnaient les jeunes Américains sans papiers. Le passage de la frontière à Nogales était submergé – une rumeur, fausse celle-là, y prévoyait une arrivée sous peu –, mais Sue a promis de s’arranger pour qu’un membre du consulat nous escorte de l’autre côté. Une chambre d’hôpital nous attendrait à Tucson.

Ashlee a pris un antibiotique à spectre large dans notre trousse médicale et l’a administré à Kait, qui a passé tout cet après-midi torride à dormir par à-coups. Hitch et moi nous sommes relayés au volant.

J’ai pensé à Ashlee. Elle venait de perdre son fils, du moins c’est ce qu’elle croyait. Je l’ai admirée de pouvoir un tant soit peu s’occuper de Kaitlin – de continuer si délibérément à agir malgré le poids de son chagrin. Et Kait réagissait d’instinct à cette gentillesse. Elle se sentait à son aise la tête sur les genoux d’Ashlee.

Je me suis rendu compte que je les aimais toutes les deux.


J’ai suivi la recommandation d’Ashlee : ni alors ni plus tard, je n’ai demandé à Kaitlin ce qui lui était arrivé durant le hadj.

Peut-être devrais-je me montrer moins affirmatif. À un moment, alors qu’assis avec elle dans sa chambre d’hôpital à Tucson j’attendais que le docteur revienne avec ses analyses de sang, je n’ai pas pu m’en empêcher. Je ne lui ai pas demandé directement ce qu’il s’était passé à Portillo, seulement pourquoi elle y était allée, ce qui l’avait poussée à quitter la maison et à s’allier avec des gens comme Adam Mills.

Elle a détourné la tête, très embarrassée. Ses cheveux se sont répandus sur l’oreiller d’un blanc immaculé, et j’ai aperçu la vieille cicatrice laissée des années plus tôt par son opération cochléaire : une ligne de suture pâle et à peine discernable qui descendait vers sa gorge.

« Je voulais juste que les choses soient différentes », a-t-elle répondu.


Ashlee est restée avec moi à Tucson pendant le rétablissement de Kait.

Nous avons loué une chambre de motel que nous avons partagée en toute chasteté pendant une semaine. Le chagrin d’Ashlee était profondément personnel, souvent presque invisible. Certains jours, elle semblait presque elle-même, elle me souriait quand je rentrais avec un sac de nourriture chinoise ou mexicaine. Au fond d’elle-même, elle espérait peut-être qu’Adam avait survécu (elle refusait pourtant de discuter de cette possibilité et ne tolérait pas qu’on mentionne le nom de son fils).

Mais elle était d’une humeur sombre, taciturne. Elle passait les après-midi étouffants à dormir, et au soir la nervosité la gagnait, elle restait souvent assise devant l’antique panneau vidéo câblé bien après que j’étais allé me coucher.

Néanmoins, nous étions elle et moi parvenus à un carrefour important. Nos avenirs s’étaient entremêlés.

Nous n’en parlions pas. Toutes nos conversations étaient ostensiblement banales. Sauf une fois, alors que je m’apprêtais à me rendre à la supérette ouverte la nuit au coin de la rue. Je lui ai demandé si elle avait besoin de quelque chose.

« Je veux une cigarette, a-t-elle dit d’un ton ferme. Et qu’on me rende mon fils. »


Kait a passé presque une autre semaine à l’hôpital afin de recouvrer ses forces et de passer une nouvelle batterie de tests. J’allais la voir tous les jours, mais pas trop longtemps : elle semblait préférer ça.

Au cours de ma dernière visite avant sa sortie, son médecin et elle m’ont appris de mauvaises nouvelles.

Je ne voulais pas ennuyer Ashlee avec cela – du moins, pas tout de suite. À mon retour dans la chambre d’hôtel, j’ai trouvé Ash plus ou moins remise, plus volubile. Je l’ai emmenée dîner, encore que pas bien loin : au restaurant du motel. On nous a servi des aiguillettes de bœuf et du café. Les gravures en faux navajo sous cadre et le décor de crânes de bétail relevaient d’un manque de classe rassurant.

Ashlee a parlé (elle semblait soudain en avoir besoin) de son enfance et de son mariage avec Tucker Kellog, moins sous forme de récits que de descriptions, d’instantanés mentaux. Une journée sèche et venteuse à San Diego où sa mère et elle étaient allées faire les magasins pour acheter du linge. Un voyage scolaire dans un zoo où on pouvait toucher les animaux. Sa première année à Minneapolis, et sa stupéfaction devant les tempêtes de neige et les « bancs » de feuilles amassés par le vent. Les vieilles émissions qu’elle regardait à la télé, dont j’avais vu certaines moi aussi : Someday, Blue Horizon, Next Weeks Family.

Au dessert, elle m’a dit : « J’ai pris contact avec la Croix-Rouge. Elle est toujours à Portillo, il lui reste des identités à relever… des morts à dénombrer. Si Adam a survécu, il ne s’est inscrit auprès d’aucune des organisations humanitaires présentes. D’un autre côté, s’il est mort…» Elle a dit cela avec une nonchalance étudiée, manifestement factice. « Eh bien, ils n’ont pas identifié son corps, alors qu’ils sont très forts pour cela. Je les ai autorisés à consulter le profil génétique de son dossier médical. Aucune correspondance. J’ignore par conséquent s’il est vivant ou non. Mais je me suis rendu compte d’une chose. »

Ses yeux ont scintillé. « Nous ne sommes pas obligés d’en discuter, lui ai-je dit.

— Ça va, Scott, ne t’inquiète pas. Ce dont je me suis rendu compte, c’est que vivant ou mort, je l’avais perdu. Je le reverrai peut-être un jour, peut-être pas, mais c’est lui qui en décidera, s’il est toujours en vie, je veux dire. C’est ça qu’il a essayé de me faire comprendre à Portillo. Pas qu’il me déteste. Mais que de toutes les façons qui comptent, il n’est pas à moi. Il n’appartient qu’à lui-même. Je crois même que cela a toujours été ainsi. »

Elle s’est tue quelques instants, puis a fini son café et renvoyé la serveuse qui venait la resservir. « Il m’a donné quelque chose.

— Adam ? me suis-je étonné.

— Oui. À Portillo. Il a dit que cela me ferait un souvenir, Tiens, regarde. »

— Elle avait enveloppé le cadeau dans un mouchoir qu’elle gardait dans son sac. Elle l’a déballé et poussé vers moi sur la table.

C’était un collier, une chaîne de pacotille avec un pendentif qui ressemblait à un bout de plastique noir criblé de petits trous et percé d’un œillet. C’était d’une laideur quasi provocante.

« Adam m’a dit l’avoir acheté à un marchand de Portillo. C’est une espèce d’objet sacré. Ce n’est pas une pierre, mais…

— Une relique de l’arrivée.

— Oui, il l’a appelé comme ça. »

L’arrivée d’un Chronolithe créait des débris bizarres. Les variations brutales de température et de pression près du point d’impact gelaient, fendaient, gauchissaient, estropiaient ou autre les matériaux ordinaires. Des chasseurs de souvenirs vendaient aux naïfs des objets de ce genre, rarement authentiques.

« Une relique de Jérusalem, a ajouté Ashlee. Paraît-il. »

Si c’était exact, ce morceau difforme pouvait provenir d’un objet utile : poignée de porte, presse-papiers, stylo, peigne…

« J’espère que ce n’est pas le cas », ai-je dit.

Ashlee a pris une mine déconfite. « Je pensais que ça t’intéresserait, toi qui étais justement à Jérusalem quand c’est arrivé. Une coïncidence, en quelque sorte.

— Je n’aime pas ce genre de coïncidences. »

Je lui avais parlé de la notion de turbulence tau de Sue. Je lui avais dit m’être retrouvé trop souvent dans cette turbulence et ne pas aimer la manière dont elle avait affecté ma vie (si toutefois « affecté » était le terme approprié pour une connexion acausale).

Ma réponse l’a plongée dans le désarroi. Ses lèvres ont articulé les mots turbulence tau sans les prononcer. « On peut l’attraper d’un truc comme ça ? a-t-elle demandé.

— Je ne crois pas. Il ne s’agit pas d’une maladie, Ash. Ce n’est pas contagieux. Je n’aime pas qu’on me le rappelle, voilà tout. »

Elle a replié le collier dans son mouchoir qu’elle a rangé dans son sac.

Nous sommes revenus dans notre chambre. Ashlee a branché le panneau vidéo mais ne lui a pas prêté la moindre attention. J’ai lu un livre. Plus tard, Ashlee est venue au lit et m’a embrassé – ce qu’elle avait déjà fait par le passé, mais pas avec autant de passion depuis quelque temps.

C’était bon de l’avoir à nouveau dans les bras, de me pelotonner contre son petit corps souple.

Plus tard, j’ai ouvert les rideaux et nous sommes restés allongés, invisibles dans le noir, à regarder les voitures passer sur la route, leurs phares comme des torches de parade, leurs feux arrière comme des braises flottantes. Ashlee m’a demandé comment s’était déroulée ma visite à Kait.

« Elle va mieux. Janice arrive demain en avion pour la ramener à la maison.

— Elle a parlé du hadj ?

— Très peu.

— Elle a beaucoup souffert.

— Elle en gardera des séquelles, ai-je dit.

— J’imagine.

— Non, je veux dire, j’ai aussi vu son médecin. Elle souffrait également d’une infection secondaire, une infection utérine. Un truc attrapé à Portillo. Qui est guéri, mais lui a laissé des séquelles. Kait ne pourra pas avoir d’enfants, pas de façon naturelle, sauf en louant les services d’une mère porteuse. Elle est stérile. »

Ash s’est écartée de moi, a fixé l’obscurité et la route. Elle a tâtonné sur la table de chevet pour y prendre une cigarette.

« Je suis désolée, a-t-elle dit d’un ton qui semblait un peu forcé.

— Elle est vivante, c’est tout ce qui compte. »

(En fait, Kait avait gardé le silence pendant que son médecin me communiquait ces mauvaises nouvelles. Elle m’avait regardé de son lit, sans ciller, tentant sûrement de déchiffrer ma réaction sur mon visage, de deviner si j’allais lui retirer mon soutien et la laisser en plan sous ces draps d’hôpital tout blancs.)

« Je sais ce qu’elle ressent, a dit Ashlee.

— Tu trembles.

Scott, je sais ce qu’elle ressent parce qu’on m’a dit la même chose après la naissance d’Adam. Il y avait eu des complications. Je ne peux plus avoir d’enfants. »

D’autres véhicules sont passés sur la route, générant un roulement de barres lumineuses sur la texture du plafond. Nous nous sommes assis dans l’ombre pour nous regarder comme deux enfants perdus, puis nous nous sommes à nouveau blottis dans les bras l’un de l’autre.


Au matin, nous avons fait nos bagages pour regagner Minneapolis. Ashlee a quitté la chambre quelques instants pendant que je me rasais.

Elle n’a pas pensé que je la verrais passer la porte.

Par la fenêtre, je l’ai observée qui traversait le parking, évitait le pare-chocs arrière d’une camionnette de livraison de fleurs, piochait au fond de son sac un mouchoir plié et déposait un baiser sur le paquet chiffonné avant de le jeter dans une benne à ordures.

Je lui ai rendu la pareille dans la journée : j’ai appelé Sue Chopra pour l’informer que je ne travaillais plus pour elle.

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