TROISIÈME PARTIE : Turbulence

18

Le temps a une flèche, m’avait un jour dit Sue Chopra. Une flèche qui file dans une seule direction. En associant du feu et du petit bois, vous obtenez des cendres. En associant du feu et des cendres, vous n’obtenez pas de bois.

La moralité a une flèche aussi. Passez à l’envers un film consacré à la Seconde Guerre mondiale et vous en inversez la logique morale. Les Alliés signeront un traité de paix avec le Japon juste avant de bombarder Hiroshima et Nagasaki. Les nazis extrairont les balles des têtes de juifs émaciés et s’occuperont d’eux jusqu’à ce qu’ils recouvrent la santé.

Le problème avec la turbulence tau, disait Sue, c’est qu’elle mélange ces paradoxes dans la vie de tous les jours.

Au voisinage d’un Chronolithe, un saint pourrait se révéler très dangereux. Un pécheur était probablement plus utile.


Sept ans après Portillo, avec l’armée qui monopolisait la production des industries de communication et de calcul, un substrat à processeur d’occasion de qualité convenable pour le grand public se négociait jusqu’à deux cents dollars sur le marché libre. Une carte Marquis Instrument de l’année 2025 surclassait ses équivalents modernes tant sur le plan de la rapidité que sur celui de la fiabilité. Cela valait littéralement son pesant d’or. J’en avais cinq dans le coffre de ma voiture.

Avec mes cartes et mon assortiment de connecteurs, d’écrans, de paraboles, de codems et autres accessoires externes en surplus, je roulais vers le marché libre de Nicollet Mail. Par cette claire et agréable matinée d’été, même les fenêtres vides de la tour Halprin – dont la construction avait cessé à mi-chantier en janvier, quand elle avait vu s’évanouir son soutien financier – semblaient joyeuses, tout là-haut dans l’air plus ou moins propre.

Un sans-abri avait déroulé sa couverture à mon emplacement habituel près de la fontaine, mais il n’a pas protesté quand je lui ai demandé de se pousser. Il connaissait les usages. Sur le marché, les créneaux étaient jalousement gardés et l’ancienneté des vendeurs scrupuleusement respectée. De nombreux vendeurs du Nicollet y venaient depuis les premiers jours de la contraction économique, époque où la police locale s’était taillé la réputation de faire appliquer les lois anticolportage à la pointe du fusil. Le genre d’épreuve qui engendre la solidarité. Nous nous connaissions tous, et même si les conflits n’étaient pas rares, les vendeurs mettaient un point d’honneur à respecter et à protéger les emplacements des autres. Les vétérans de longue date tenaient les meilleurs, et les nouveaux prenaient ce qu’il restait en attendant souvent des mois, parfois des années, qu’un emplacement se libère.

J’avais pour ma part un statut situé quelque part entre les vétérans et les nouveaux. L’emplacement de la fontaine, quoique éloigné des allées principales, était assez spacieux pour que je puisse y garer ma voiture et y décharger ma table pliante et mon stock sans chariot… du moins si j’arrivais tôt et préparais le tout avant que les foules se forment.

Ce matin-là, j’étais un peu en retard. Mon voisin d’emplacement, un vendeur et tailleur de vêtements usagés nommé Duplessy, avait déjà monté son stand. Il s’est approché tranquillement pendant que je déballais mes articles.

Il a vu la nouvelle marchandise. « Ouah, des cartes de substrat, a-t-il dit. Elles sont authentiques ?

— Ouaip.

— Elles ont l’air de bonne qualité. Tu es de mèche avec un fournisseur ?

— Non, un coup de chance. » De fait, j’avais acheté ces cartes à un liquidateur de mobilier de bureau et de lampadaires, un amateur qui n’avait pas la moindre idée de leur véritable valeur. Malheureusement, une telle occasion ne se représenterait plus.

« Un troc, ça te dit ? Je pourrais te faire un chouette costume de soirée…

— Et qu’est-ce que je ferais d’un costume, Dupe ? »

Il a haussé les épaules. « Je posais juste la question. Espérons qu’on aura des clients, aujourd’hui, malgré la parade. »

J’ai froncé des sourcils. « Encore une parade ? » Je me suis reproché de n’avoir pas écouté plus attentivement les infos.

« Une nouvelle parade A P. Avec plein de drapeaux et de connards, mais sans confettis. Ni clowns… du moins au sens propre. »

Adapt Prosper était une faction kuiniste dure, en dépit de sa rhétorique parfois conciliatrice, et chaque fois que ses membres défilaient dans les Twin Cities derrière leur bannière rouge et bleue, nous avions le droit à une contre-manifestation et à quelques matraquages photogéniques. Les jours de parade, les non-combattants tendaient à éviter les rues. J’imagine que les copperheads avaient toujours le droit d’exprimer leurs opinions, personne n’ayant abrogé la Constitution. Mais je trouvais dommage qu’ils aient choisi justement ce jour-là, que le ciel bleu et la brise fraîche rendaient parfait pour le shopping.

Dupe m’a confié son stand à surveiller le temps de courir se procurer un petit déjeuner à un chariot. À son retour, j’avais déjà vendu l’une de mes cartes à un autre vendeur, et au déjeuner, malgré l’affluence modeste, deux autres étaient parties, et toutes au prix fort. J’avais fait un joli bénéfice dans ma journée, aussi ai-je remballé lorsque les rues se sont vidées, vers une heure. « Alors, on a peur d’un bon petit combat de rues ? a persiflé Dupe de derrière ses piles de tissus de coton et de denim.

— Plutôt de la circulation. » Il y aurait sûrement des barrages de police dans tout le centre. Déjà, alors que la foule se clairsemait, j’avais vu se rassembler sur les trottoirs des jeunes hommes sinistres qui portaient des brassards A P ou arboraient des tatouages K+.

Mais la circulation et les risques de violence m’inquiétaient moins que l’homme maigre et barbu qui était passé à deux reprises devant mon stand et traînait encore dans les parages, détournant les yeux avec une indifférence de toute évidence feinte chaque fois que je regardais dans sa direction. J’avais eu mon lot de clients frileux ou indécis, mais ce monsieur-là n’avait jeté à ma marchandise qu’un bref coup d’œil superficiel et semblait plus intéressé par sa montre, qu’il consultait à tout bout de champ. Un tic inoffensif, sans doute, mais cela me rendait nerveux.

J’avais appris à me fier à ce genre d’instinct.


J’ai réussi à sortir du centre avant que les choses sérieuses commencent. Les échauffourées entre pro et anti-K étaient quasiment devenues monnaie courante ces derniers temps, et la police avait appris à les gérer. Mais les résidus des gaz pacificateurs (dont l’odeur évoquait à la fois la litière de chat humide et l’ail fermenté) flotteraient des jours durant, et la municipalité devrait dépenser une petite fortune pour débarrasser les rues des masses oxydantes de mousse-barrière.

Il y avait eu beaucoup de changements depuis l’arrivée du Chronolithe de Portillo, sept ans plus tôt.

Comptez-les, ces années : sept, les années de nervosité préguerre, les années pessimistes. Des années durant lesquelles rien n’avait semblé se dérouler correctement dans le pays, même en passant sur la crise économique, les mouvements de jeunes kuinistes et les mauvaises nouvelles venues de l’étranger. Le désastre du Mississippi-Atchafalaya s’éternisait. En aval de Bâton Rouge, le Mississippi s’était frayé un nouveau chemin vers la mer. L’industrie et le transport fluvial avaient été dévastés, des villes entières noyées ou privées d’eau potable. Rien de sinistre à cela, rien que la nature remportant un round contre le service du génie civil. La sédimentation modifiait les pentes des rivières et la gravité se chargeait du reste. Mais cela semblait bizarrement symbolique, à ce moment-là. On ne pouvait s’empêcher de remarquer le contraste entre Kuin, qui avait maîtrisé jusqu’au temps, et nous, que l’eau paralysait.

Si, sept ans plus tôt, je ne me serais jamais imaginé dans la peau d’un vulgaire ferrailleur, je m’estimais désormais privilégié d’avoir ce travail. Je gagnais en général de quoi payer le vivre et le couvert. Beaucoup n’avaient pas cette chance. Beaucoup avaient dû pointer au chômage et fréquenter les soupes populaires, terrain de recrutement favori des armées de militants P-K et A-K.

J’ai essayé de téléphoner à Janice de la voiture. Après quelques faux départs, la connexion s’est établie, à un débit en baud si ridiculement diminué que Janice semblait crier dans un rouleau de papier toilette. Je lui ai annoncé vouloir inviter Kait et David à dîner.

« C’est la dernière soirée de David, a-t-elle répondu.

— Je sais. C’est pour ça que je veux les voir. Je sais que je ne préviens pas longtemps à l’avance, mais je n’étais pas sûr que je finirais assez tôt en ville. » Ou plutôt que j’aurais assez de fric pour financer ne serait-ce qu’un repas à la maison pour quatre, mais ça, je ne l’ai pas dit à Janice. Les cartes Marquis avaient subventionné ce petit luxe.

« Très bien, mais ne les ramène pas trop tard. Demain, David se lève tôt. »

David avait reçu son avis d’incorporation en juin et devait partir faire ses classes dans un camp uniforce de l’Arkansas. Kait et lui n’étaient mariés que depuis six mois, mais le conseil de révision s’en fichait. L’intervention militaire en Chine consommait des cargaisons de fantassins.

« Préviens Kait que j’arriverai vers cinq heures », ai-je eu le temps d’ajouter avant que la liaison téléphonique ne grésille et s’interrompe. J’ai ensuite appelé Ashlee pour l’informer que nous aurions des invités et me suis porté volontaire pour les courses.

« J’aimerais tant qu’on ait de quoi acheter de la viande, a-t-elle soupiré.

— On a.

— Tu plaisantes. Comment ? Les cartes de substrats ?

— Ouaip. »

Elle a gardé le silence un instant. « Ce ne sont pas les usages qui manqueraient pour cet argent, Scott. »

En effet, mais j’ai choisi de l’échanger sur le comptoir d’un boucher contre quatre petits biftecks dans l’aloyau. J’ai aussi pris du riz basmati, des pointes d’asperges fraîches et du vrai beurre chez l’épicier. À quoi sert de vivre si on ne peut pas, au moins une fois de temps en temps, vivre.


Kait et David s’étaient installés dans un espace de rangement réaménagé au-dessus du garage de Janice et de Whit. Cela semble très peu séduisant sur le papier, mais ils avaient réussi à transformer ce grenier froid sous les combles en un nid relativement chaud et confortable, meublé du vieux canapé de Whit et d’un grand lit en fer forgé légué par les parents de David.

Le grenier leur permettait aussi de prendre un peu de distance avec Whit, dont ils n’étaient pas en mesure de refuser la charité. En auguste copperhead, Whit désapprouvait les combats de rue, mais il prenait ses opinions politiques au sérieux, et il ne manquait jamais de prononcer un petit sermon conciliant pour la majorité au moindre temps mort dans la conversation.

Je suis allé chercher Kait et David en voiture pour les conduire au petit appartement dans lequel Ashlee et moi vivions. Kait n’a rien dit de tout le trajet, gardant une expression courageuse malgré le souci qu’elle se faisait visiblement pour son mari. David a compensé en commentant l’actualité (l’évincement du Parti fédéral, les combats à San Salvador), mais tant sa voix que ses gestes trahissaient une égale nervosité. Il y avait de quoi. Personne n’a mentionné la Chine, même en passant.

David Courtney ne m’avait pas fait forte impression quand Kait me l’avait présenté l’année précédente, mais j’en étais venu à beaucoup l’apprécier. Il avait tout juste vingt ans et affichait la fadeur émotionnelle – ce que les psychologues nommaient « manque d’affect » – caractéristique de sa génération élevée à l’ombre de Kuin. Mais derrière cette façade, David s’était révélé un jeune homme chaleureux et réfléchi, dont on ne pouvait nier l’attachement à Kait.

Il n’était pas particulièrement beau – les incendies de Lowerton en 2028 lui avaient laissé une cicatrice sur le visage – et en aucun cas riche ou de bonne famille. Mais il travaillait (ou avait travaillé jusqu’à réception de son ordre d’incorporation) comme conducteur de chargeuse à l’aéroport et était à la fois intelligent et adaptable, deux qualités indispensables dans cette période sombre d’un siècle sombre.

Leur mariage, intime et subventionné par Whit, s’était déroulé dans une église de la paroisse de Whit qui comptait sans doute une moitié de copperheads non déclarés parmi ses diacres. Kait portait la vieille robe de mariage de Janice, ce qui me rappelait quelques souvenirs gênants. Mais la cérémonie avait été jolie, selon les standards modernes, et elle avait ému aux larmes Janice et Ashlee.

Kaitlin est montée à l’appartement pendant que David et moi activions les alarmes et les protocoles de sécurité de l’automobile. Je lui ai demandé comment Kait réagissait à son départ imminent.

« Elle pleure de temps en temps. Ça ne lui plaît pas. Mais je pense qu’elle s’en sortira.

— Et toi, ça va ? »

Il a écarté les cheveux de ses yeux, révélant un instant le tissu cicatriciel qui lui gâtait le front. Il a haussé les épaules.

« Pour l’instant, ça va. »


J’ai proposé de faire griller les steaks, mais Ashlee n’a pas voulu en entendre parler. C’était nos premiers steaks depuis presque un an, et elle n’était pas prête à me les confier. Elle m’a suggéré de couper les oignons, ou mieux, d’aller tenir compagnie à Kait et David et de lui ficher la paix en cuisine.

Peut-être avais-je eu tort de choisir des steaks : c’était une nourriture de fête, et il n’y avait rien à fêter ce soir-là. Kait et David échangeaient des regards inquiets en s’efforçant visiblement d’oublier leur angoisse, sans y parvenir un seul instant. Lorsque Ashlee a servi le dîner, chacun de nous jouait manifestement la comédie aux autres.

Ashlee et moi avions loué cet appartement au quatrième étage peu de temps après notre mariage, six ans plus tôt en juillet. Le loyer en était contrôlé par la loi Stoppard, mais l’entretien de l’immeuble était d’une désinvolture qui confinait à la négligence. La tuyauterie de notre voisin du dessus avait fui dans les placards de notre cuisine jusqu’à ce qu’Ash et moi montions avec PVC et outils de plombier pour régler nous-mêmes le problème. Mais ce soir-là, par les fenêtres du salon qui donnaient au sud-ouest sur les faubourgs peu élevés – bardeaux, photopiles, cimes d’arbres –, montait au-dessus de l’horizon une grande lune presque assez lumineuse pour qu’on puisse lire à sa lueur.

« Difficile de croire que des gens vivaient là-haut », a dit Kait, presque hypnotisée par l’astre.

Le passé contenait bien d’autres choses devenues difficiles à croire. L’année précédente, j’avais observé par cette même fenêtre l’usine orbitale Corning-Gentell abandonnée brûler lors de sa rentrée dans l’atmosphère, en semant du métal fondu tel un cierge magique. Dix ans plus tôt, soixante-quinze êtres humains vivaient en orbite ou au-delà. Il n’y en avait plus un seul.

Je me suis levé pour ouvrir un peu plus les rideaux. C’est alors que j’ai repéré le vieux GM à rendement, parqué devant la porte à barreaux du Mukerjee Dollar Bargain Store, avec à la fenêtre un visage barbu que les microlampes au soufre de l’éclairage public ont illuminé jusqu’à ce que l’homme tourne la tête.

Je ne pouvais jurer qu’il s’agissait du même type que j’avais vu traîner près de mon stand au Nicollet Mail, mais j’aurais parié que oui.

Je n’en ai pas parlé à ma famille, me contentant de me rasseoir et de me forcer à sourire – tous nos sourires étaient fabriqués, ce soir-là. En prenant le café, David a parlé un peu plus en détail de ce qu’il pourrait avoir à affronter avec les Uniforces au cours de sa conscription. À moins d’avoir la bonne fortune de se retrouver dans un poste administratif ou technique, il aboutirait probablement en Chine avec l’infanterie. Mais les combats n’allaient plus durer bien longtemps, a-t-il assuré à Kait, aussi n’y avait-il pas de problèmes ; et nous avons tous fait semblant de croire à cette contrevérité absurde.

Si Kaitlin avait été enceinte, David aurait bien entendu obtenu un sursis, mais cela était impossible. En lui endommageant l’utérus, l’infection attrapée à Portillo l’avait rendue stérile. David et elle pouvaient avoir des enfants, mais uniquement par conception in vitro, ce qu’aucun d’entre nous, loin de là, n’avait les moyens de leur payer. À ma connaissance, David n’avait même jamais évoqué ce sujet – l’impossibilité d’un sursis pour cause de paternité – avec Kait. Il l’aimait, je crois, très sincèrement. Les mariages blancs pour obtenir un sursis étaient relativement courants à cette époque, mais Kait et David n’étaient pas du tout dans ce cas-là.

Ashlee a servi le café et a entretenu une conversation joyeuse pendant que je m’efforçais de ne pas penser au type dehors. Je me suis retrouvé à observer Kait qui observait David en silence, et je me suis senti très fier d’elle. Kait, qui (comme chacun de nous, à cause de cette immersion profonde dans l’Age des Chronolithes) n’avait pas eu une vie simple, avait néanmoins acquis une immense dignité personnelle, comme une lumière brillante qui parfois semblait irradier de sa peau. C’était le miracle de notre brève union, à Janice et moi, que d’avoir produit sans nous en rendre compte cette âme humaine puissamment vivante. Nous avions propagé de la bonté malgré nous.

Mais il fallait laisser Kait et David à leurs dernières heures ensemble. J’ai demandé à Ashlee de les raccompagner. Surprise, elle m’a fixé d’un regard pénétrant et inquisiteur, mais a accepté.

J’ai chaleureusement serré la main de David en lui souhaitant bonne chance. J’ai longuement étreint Kait. Et quand ils m’ont laissé seul, je suis allé dans la chambre prendre le pistolet sur la dernière étagère du placard à linge, pistolet dont j’ai enlevé le cran de sûreté.


J’ai déjà mentionné, je crois, avoir grandi dans le dégoût des armes à feu des premières décennies du siècle. (De ce siècle qui entame son dernier quart au moment où j’écris ces lignes… mais je ne devrais pas anticiper ainsi).

Les pistolets étaient redevenus à la mode durant les troubles. En posséder un ne me plaisait pas – cela me donnait entre autres un sentiment d’hypocrisie –, mais j’avais fini par me convaincre que la prudence l’imposait. Aussi avais-je suivi les cours requis, rempli tous les formulaires, enregistré tant l’arme que mon génome auprès de l’administration adéquate, et acheté ce pistolet de petit calibre qui a reconnu mes empreintes digitales (et n’en reconnaîtrait aucune autre) quand je l’ai saisi. Je le possédais depuis maintenant trois ans sans m’en être jamais servi à part au stand de tir.

Je l’ai glissé dans ma poche, puis j’ai descendu les quatre étages jusqu’à l’entrée de l’immeuble et traversé la rue en direction de l’emplacement occupé par le véhicule.

Le barbu assis sur le siège conducteur n’a montré aucun signe d’inquiétude. Il a souri – d’un sourire plutôt bête – à mon approche. Une fois à portée de voix, je me suis adressé à lui : « Il va falloir m’expliquer ce que vous faites là. »

Son sourire s’est élargi. « Tu ne me reconnais vraiment pas, hein ? Tu n’as pas la moindre idée de qui je suis. »

Je ne m’attendais pas à une telle réaction. La voix me semblait familière, mais sans que je parvienne à l’identifier.

Il a tendu la main par la fenêtre. « C’est moi, Scott. Ray Mosely. Avec vingt kilos en moins. Et la barbe en plus. »

Ray Mosely. La doublure de Sue Chopra, son incurable courtisan.

Je ne l’avais pas revu depuis l’aventure de Kait à Portillo – depuis que je m’étais retiré de toute cette histoire pour refaire ma vie avec Ashlee.

« Eh bien merde, fut tout ce que je suis arrivé à dire.

— Tu n’as pas changé. Ça nous a facilité la tâche pour te retrouver. »

Sans sa graisse corporelle, il semblait presque décharné, malgré la barbe. On aurait presque dit son fantôme.

« Ce n’était pas la peine de me prendre en filature, Ray. Il suffisait de venir me dire bonjour à mon stand.

— Les gens changent, tu sais. Tu aurais très bien pu devenir un copperhead pur et dur.

— Va te faire foutre.

— Parce que c’est important. Nous avons comme qui dirait besoin de ton aide.

— Qui ça, « nous » ?

— Sue, pour commencer. Elle aurait bien besoin d’un endroit où loger quelque temps. »

Je m’efforçais encore d’assimiler cette information lorsque la vitre arrière s’est baissée pour permettre à Sue en personne de sortir de l’obscurité sa grosse tête disgracieuse en forme de cacahouète.

Elle a souri. « Salut Scotty ! Comme on se retrouve ! »

19

Au cours des sept années précédentes, j’avais beaucoup parlé à Ashlee de Sue et de ses amis. Ce n’est pas pour autant qu’elle apprécierait de trouver à son retour deux de ces éminentes personnes sur le canapé du salon.

Après Portillo, il m’avait semblé évident que j’aurais à choisir entre vivre avec Ashlee et travailler pour Sue. Sue persistait à croire qu’avec la bonne technologie ou même le degré adéquat de compréhension, on pouvait stopper l’avance des Chronolithes. Dans mon for intérieur, j’en doutais. Considérez le mot lui-même, « Chronolithe » – un affreux mot-valise forgé peu après Chumphon par un journaliste sans oreille, un mot qui ne m’avait jamais plu mais dont j’avais fini par apprécier la pertinence. Chronos, le temps, et lithos, la pierre, n’était-on pas là au cœur du problème ? Le temps rendu solide comme un roc. Une zone de déterminabilité absolue entourée d’une écume d’éphémère (les vies humaines, par exemple) qui se déformait pour en épouser les contours.

Je refusais d’être déformé. Je voulais vivre avec Ashlee la vie que les Chronolithes m’avaient volée. Nous étions revenus de Tucson, Ash et moi, panser nos plaies et puiser l’un en l’autre la force que nous étions capables de donner. Qu’aurais-je pu donner à Ashlee en continuant à travailler pour Sulamith Chopra, à plonger dans la turbulence tau tout en m’obstinant à devenir un instrument du destin ?

Nous n’avions pas totalement rompu les ponts. Sue me consultait de temps à autre par téléphone, même si, n’ayant pas accès à ses incubateurs de code aux normes militaires, je ne pouvais lui être très utile sur le plan professionnel. Le plus souvent, elle appelait pour me tenir au courant, partager ses enthousiasmes ou ses coups de cafard, bavarder. Elle prenait, je pense, un plaisir par procuration à la vie que je m’étais créée – comme si ma vie avait quelque chose de spécial, comme s’il n’existait pas des millions de familles identiques à la mienne qui essayaient de s’en sortir en cette époque difficile. En tout cas, je ne m’attendais pas du tout à ce qu’elle frappe un jour à ma porte dans le plus pur style des romans d’espionnage.

Ash avait échangé quelques mots au téléphone avec Sue mais ne lui avait jamais été formellement présentée, et Ray lui était totalement inconnu. Je me suis chargé des présentations avec un enthousiasme peut-être un peu trop visiblement forcé. Ashlee a hoché la tête et serré les mains avant de battre en retraite dans la cuisine pour « préparer le café », autrement dit pour évacuer les soucis que lui causait leur présence.

Ce n’était qu’une visite, insistait Ray. Sue continuait à maintenir le contact avec ce qu’il restait de son réseau de chercheurs sur les Chronolithes, et elle profitait de son voyage dans l’Ouest pour nouer quelques relations. Dans son flux et son reflux vasculaire, le financement fédéral lui était redevenu favorable, même si elle gardait des détracteurs au sein du Congrès. Ces derniers temps, a-t-elle dit, tout son travail était furtif, à moitié caché, dissimulé à une agence par une autre, noyé dans des rivalités bureaucratiques qu’elle comprenait à peine. Certes, elle était à Minneapolis en voyage d’affaires, mais au fond, elle souhaitait juste un endroit accueillant où demeurer un soir ou deux.

« Tu aurais pu prévenir.

— C’est vrai, Scotty, mais va savoir qui écoute. Entre les Copperheads non déclarés parmi nos parlementaires et les cinglés de la rue…» Elle a haussé les épaules. « Si cela pose un problème, nous irons à l’hôtel.

— Tu vas rester ici, ai-je affirmé. Je demandais juste par curiosité. »

Visiblement, ce n’était pas qu’une simple réunion entre amis. Mais ni elle ni Ray n’ont spontanément fourni de détails, et je suppose que cela me convenait, du moins pour le premier soir. Sue avec toute sa fureur et son obsession me semblait de l’histoire ancienne. Beaucoup de choses avaient changé depuis Portillo.

Oh, je suivais toujours les avancées de Kuin aux infos, quand la bande passante me le permettait, et je me demandais encore à l’occasion ce que « turbulence tau » voulait dire et comment cela avait éventuellement pu m’affecter. Mais cela relevait plus de peurs nocturnes, du genre de pensées qui vous tournent dans le crâne lorsque le sommeil vous fuit et que la pluie tape à la vitre comme un visiteur indésirable. J’avais renoncé à essayer de comprendre quoi que ce soit de toute cette histoire en utilisant le vocabulaire de Sue – à tout coup, ses conversations avec Ray dérivaient trop rapidement vers la géométrie C-Y, les quarks noirs et autres sujets ésotériques du même tonneau. Quant aux Chronolithes… devais-je avoir honte d’avouer avoir abouti avec eux à une paix personnelle et séparée ? M’être résigné à n’avoir aucune influence sur ces grands et mystérieux événements ? Peut-être s’agissait-il là d’une petite trahison. Mais cela semblait n’être que du bon sens.

Pourtant, je me suis senti mal à l’aise en présence de Sue, dont les obsessions brillaient toujours avec autant d’éclat. Elle s’est montrée aimable pendant que nous discutions du passé et de nos connaissances communes. Mais son regard s’est éclairé et sa voix a pris de l’ampleur dès que la conversation a abordé le récent avènement du Chronolithe de Freetown ou l’avancée des armées kuinistes au Niger.

Je l’ai observée en train de parler. Sa couronne de cheveux frisés merveilleusement incontrôlable avait grisonné au niveau de la frange. Ses sourires plissaient la peau au coin de ses yeux en rides complexes. Elle était très mince et semblait un peu soucieuse chaque fois que faiblissait l’éclat de sa ferveur.

Si incroyable que cela paraisse, Ray Mosely était toujours amoureux d’elle. Il ne l’a pas dit, bien sûr. Je soupçonne Ray d’avoir vécu son amour envers Sulamith Chopra comme une humiliation personnelle, à jamais invisible du monde externe. Sauf qu’il n’était pas invisible. Et peut-être Ray avait-il trouvé un moyen de s’accommoder de la situation : mieux valait aimer en vain qu’admettre l’absence d’amour. Barbu, d’une maigreur confinant à l’anorexie, la chevelure s’estompant tel un souvenir d’enfance, Ray continuait à regarder Sue avec révérence et à sourire quand elle souriait, à rire quand elle riait, à prendre sa défense au premier signe de critique.

Et quand, avec un geste du menton en direction d’Ashlee dans la cuisine, Sue a dit : « Je t’envie, Scotty. J’ai toujours eu envie de m’installer avec une femme gentille comme ça », Ray a docilement gloussé. Tout en grimaçant.

Avant d’aller me coucher, j’ai ouvert le canapé-lit et déplié draps et couverture de rechange. Quelle torture cela a dû être pour Ray, de dormir ainsi à côté de Sue dans une chasteté totale et indiscutable, d’écouter le bruit de sa respiration. Mais c’était tout ce que j’avais à offrir, à part le plancher.

Avant de regagner ma chambre, j’ai pris Sue à part. « Je suis content de te revoir, lui ai-je dit. Vraiment. Mais si tu veux plus de moi que quelques nuits sur un clic-clac, il faut que tu me le dises.

— Nous en parlerons plus tard, a-t-elle tranquillement répondu. Bonne nuit, Scotty. »

Ashlee, au lit, n’a pas fait preuve d’autant d’optimisme. Elle s’est dite ravie de rencontrer ces personnes qui avaient tant compté dans ma vie : cela donnait de la substance à tout ce que je lui avais raconté. Mais en même temps, ils lui faisaient peur.

« Peur ?

— De la même manière que Kait a peur de la conscription. Et pour la même raison. Ils veulent quelque chose de toi, Scotty.

— Ne t’inquiète pas pour ça.

— Je suis forcée de m’en inquiéter. Ce ne sont pas des idiots. Ils ne seraient pas venus s’ils ne pensaient pas pouvoir te convaincre de… de faire ce qu’ils veulent que tu fasses.

— Je ne suis pas si facile à convaincre, Ash. » Elle s’est tournée de l’autre côté en soupirant.


En sept ans, Kuin n’avait toujours pas planté de Chronolithe sur le sol américain, du moins pas au nord de la frontière mexicaine. Avec l’Europe du Nord, la partie méridionale de l’Afrique, le Brésil, le Canada, les Antilles et diverses autres régions, nous restions une des constituantes d’un archipel de santé mentale dans un monde assiégé par la folie. L’impact de Kuin sur les Amériques avait été plus économique que politique. Le chaos global, surtout en Asie, avait asséché la demande étrangère en produits finis. L’argent avait déserté les industries de biens de consommation pour se canaliser dans la défense. Ce qui menait à un taux de chômage assez bas (à part chez les réfugiés de Louisiane) mais à de nombreuses pénuries ponctuelles et à un peu de rationnement. Les copperheads criaient à la soviétisation progressive de l’économie, et peut-être n’avaient-ils pas tout à fait tort, du moins sur ce point-là. Il n’existait toujours pas de réelle tendance pro-K au Congrès ni à la Maison-Blanche. Nos kuinistes (et leur contrepartie radicale A-K) étaient des combattants de rue, pas des organisateurs. Du moins, jusqu’ici. Quant aux copperheads respectables à la Whit Delahunt, c’était autre chose : on les trouvait partout, mais avançant à pas feutrés.

J’avais lu une partie de la littérature copperhead, les auteurs académiques (Daudier, Pressinger, le Groupe de Paris) tout autant que les écrivaillons populistes (Les Habits de l’Empereur de Forrestall au moment où il avait atteint la liste des best-sellers). J’avais même goûté aux travaux des musiciens et romanciers qui représentaient la face publique du mouvement underground kuiniste. Si impressionnantes que certaines de ces œuvres puissent paraître de prime abord, elles m’avaient paru au mieux comme un souhait, au pire comme un moyen de permettre à la nation ou plus probablement à leurs auteurs de s’insinuer dans les bonnes grâces d’une inéluctable autocratie kuiniste.

Et on n’avait toujours aucune preuve directe de l’existence de Kuin lui-même. Il existait, il n’y avait aucun doute à ce sujet, probablement quelque part dans le sud de la Chine continentale, mais la majeure partie de l’Asie était fermée aux médias et aux télécommunications, souffrant d’une infrastructure complètement délabrée ainsi que de famine et de troubles qui avaient provoqué des millions de morts. Le chaos qui contribuait à créer Kuin servait aussi à le protéger d’une exposition prématurée.

La technologie nécessaire à la création d’un Chronolithe se trouvait-elle déjà aux mains de Kuin ?

Probablement, m’a dit Sue.

En ce dimanche matin, Ashlee, toujours nerveuse, était partie à Saint Paul rendre visite à sa cousine Alathea. (Celle-ci gagnait tout juste sa vie en vendant au porte-à-porte des pots en cuivre décoratifs. Ashlee allait chaque dimanche chez elle par pure dévotion familiale, car Alathea était une femme désagréable aux convictions religieuses excentriques et aux talents domestiques inexistants.) Je me suis assis avec Sue à la table de la cuisine pour grignoter un petit déjeuner et plus généralement savourer mon jour de congé, tandis que Ray sortait se procurer du café frais – nous avions épuisé les réserves de la maison.

Il n’y avait dans le monde, m’a dit Sue, qu’une poignée de gens maîtrisant suffisamment la théorie moderne sur les Chronolithes pour imaginer les moyens d’en créer un. Il se trouvait qu’elle en faisait partie. D’où cet intérêt si ambivalent du gouvernement fédéral, qui hésitait entre la soutenir et lui mettre des bâtons dans les roues. Mais ce n’était pas le plus important, du moins pour le moment. Notre principal problème, a-t-elle expliqué, venait du gouvernement chinois qui, de plus en plus désespéré, avait des années auparavant lancé ses propres programmes intensifs de recherche appliquée aux moyens de courber le tau, pour interdire ensuite toute communication entre ces labos de recherche et la communauté internationale.

Et pourquoi cela était-il gênant ?

Parce que le gouvernement chinois, divisé, avait fini par s’effondrer sous le poids de son insolvabilité, et qu’on supposait désormais ces labos de recherche sous le contrôle direct des insurgés kuinistes.

« Tout se met donc en place, a-t-elle continué. Kuin se trouve quelque part en Asie et il dispose de la technologie. Nous ne sommes qu’à quelques années de la conquête de Chumphon, qui paraît tout à fait du domaine du possible. Et nous n’y pouvons rien. Le sud-est de l’Asie est entièrement aux mains de divers mouvements d’insurgés kuinistes – il faudrait une armée colossale pour occuper les collines qui dominent Chumphon, et par conséquent déplacer des troupes et des fournitures actuellement positionnées en Chine, ce à quoi personne ne tient. Tout se met donc en place très, très proprement… pour ainsi dire, inexorablement.

— Ce sont les ombres des choses qui doivent être.

— Voilà.

— Et nous ne pouvons rien pour l’empêcher.

— Eh bien, je n’en suis pas sûre, Scotty. Je peux peut-être bien faire quelque chose. » Elle a souri, d’un sourire à la fois malicieux et triste.

Mais parler de tout cela me mettait mal à l’aise, aussi ai-je essayé de changer de sujet en lui demandant si elle avait des nouvelles récentes de Hitch Paley. (Pour ma part, je n’en avais eu aucune depuis Portillo.)

« Nous sommes toujours en contact, a-t-elle répondu. Il va passer en ville dans quelques jours. »


Je suppose qu’on peut mettre sur le compte du charme inné (quoique particulier) de Sue le fait que, le soir suivant, Ashlee, assise à ses côtés sur le canapé, l’écoutait d’un air captivé donner son interprétation de l’Âge des Chronolithes.

Quand je les ai rejointes, Ash disait : « Je ne comprends toujours pas pourquoi vous estimez si important d’en détruire un. »

Sue a pesé sa réponse avec l’air intensément sérieux d’un fanatique religieux.

Ce qu’elle était peut-être, du moins selon elle. Lors de ses séminaires de vulgarisation de physique à Cornell, elle se plaisait à comparer le zoo des particules (hadrons, fermions et toutes les variétés de quarks qui les constituaient) aux déités du panthéon hindou – toutes différentes et en même temps représentant chacune un aspect d’une seule et même divinité globale. Sue n’était pas religieuse au sens conventionnel du terme et n’avait même jamais mis les pieds dans le Madras natal de ses parents, elle usait de cette métaphore de façon peu rigoureuse et souvent comique. Mais je n’avais pas oublié sa description des deux visages de Siva : le destructeur et celui qui amène la vie, le jeune ascétique et celui qui engendre avec son lingam – Sue avait détecté la présence de Siva dans chaque dualité, dans chaque symétrie du quantum.

Elle a joint le bout des doigts. « Dites-moi, Ashlee, comment définiriez-vous le mot « monument » ?

— Eh bien, a répondu Ashlee d’un ton hésitant, c’est une chose, une structure, par exemple un immeuble. C’est, euh, de l’architecture.

— Quelle différence avec une maison ou un temple, alors ?

— J’imagine qu’on n’utilise pas un monument de la même manière qu’une maison ou une église. Il est simplement là, plus ou moins à s’annoncer lui-même.

— Mais il a une utilité, pas vrai ? De même qu’une maison en a une ?

— Je ne sais pas si je dirais qu’il est utile… mais oui, sans doute, il sert à quelque chose. Mais pas à quelque chose de très concret.

— Exactement. C’est une structure avec un usage, un usage non concret, mais spirituel… du moins symbolique. Il proclame le pouvoir et la primauté, ou alors il commémore un événement qui concerne la communauté. C’est une structure physique mais dont toute la signification, l’utilité, est insufflée par l’esprit humain.

— Les Chronolithes aussi ?

— Là est la question. En tant qu’arme destructrice, un Chronolithe est relativement banal. Seul, il n’accomplit rien de particulier. Sa portée relève tout entière du domaine de la signification et de l’interprétation. C’est là que se déroule la bataille, Ashlee. » Elle s’est tapé le front. « L’architecture la plus étrange est tout entière là-dedans. Il n’existe rien dans le monde physique qui puisse rivaliser avec les monuments et les cathédrales que nous construisons à l’intérieur de nos crânes. Une partie de cette architecture est simple et vraie, une autre est baroque, une troisième est magnifique et il y en a une autre encore, affreuse et dangereusement précaire. Mais celle-là compte plus que toutes les autres, parce que c’est avec elle que nous construisons le futur. L’histoire n’est qu’un enregistrement fossile de ce que les hommes et les femmes ont bâti à partir du contenu de leurs esprits. Tu comprends ? Et le génie de Kuin n’a rien à voir avec les Chronolithes ; les Chronolithes ne sont que de la technologie, que des gens qui font sauter la nature dans des cerceaux. Le génie de Kuin consiste à s’en servir pour coloniser le monde de l’esprit, pour construire sa propre architecture directement dans nos têtes.

— À faire en sorte qu’on croie en lui.

— En lui, en son pouvoir, en sa gloire, en sa bienveillance. Mais par-dessus tout en son inéluctabilité. Et c’est cela que je veux changer. Parce que rien de ce qui concerne Kuin n’est inévitable, absolument rien. Nous construisons Kuin jour après jour, nous le façonnons avec nos espoirs et nos peurs. Il nous appartient. C’est une ombre que nous projetons tous ensemble. »

Ce qu’elle disait n’avait rien de neuf en soi. Cette stratégie fondée sur l’attente, sur l’anticipation avait même été débattue dans la presse. Quelque chose pourtant dans son discours m’a donné la chair de poule. L’intensité de sa conviction, la désinvolture de son éloquence. Mais je crois qu’il n’y avait pas que cela. Je crois que, pour la première fois, je comprenais que Sue avait déclaré une guerre privée et très personnelle à Kuin. Mieux : qu’elle croyait se trouver en ce moment même au centre exact du conflit – ointe par la turbulence tau, promue directement dans la divinité.


Ce dimanche soir-là, j’ai dîné dehors avec Kaitlin, dans un simple fast-food, qui m’a coûté ce qu’il me restait du profit inattendu du week-end.

L’air courageux mais inconsolable, Kait est descendue de l’appartement sis au-dessus du garage de Whit. Elle venait de passer ses premières nuits sans David, et cela se voyait. Le manque de sommeil lui cernait les yeux et donnait à son visage un teint cireux. Elle m’a adressé un sourire presque furtif, comme si elle n’avait pas à sourire pendant que David était à la guerre.

Nous avons partagé des sandwiches à la pâte de haricots dans un People’s Kitchen aux couleurs autrefois vives mais devenues ces derniers temps indécentes. Kait savait que Sue Chopra et Ray Mosely étaient en ville, et nous en avons un peu discuté, mais elle ne portait manifestement que peu d’intérêt à ce qu’elle appelait « l’ancien temps ». Elle m’a révélé que des cauchemars la perturbaient. Dans ses rêves, elle se trouvait de nouveau à Portillo, mais avec David, cette fois, et David courait un danger mortel dont elle ne pouvait le sauver. Elle y était enfoncée jusqu’aux genoux dans le sable, dominée par le Kuin de Portillo presque vivant, hargneux, malveillant.

Je l’ai patiemment écoutée vider son sac. Le rêve n’était pas difficile à interpréter. J’ai fini par demander : « Tu as des nouvelles de David ?

— Il m’a appelée quand son bus est arrivé à Little Rock. Rien depuis. Les classes doivent l’accaparer, j’imagine. »

J’imaginais aussi. Je lui ai alors demandé comment sa mère et Whit prenaient la situation.

« Maman me soutient. Quant à Whit…» Elle a eu un geste de la main. « Tu le connais. Il n’approuve pas la guerre et se comporte parfois comme si David en était personnellement responsable, comme s’il avait choisi de recevoir son ordre d’incorporation. Avec Whit, il n’est question que de grands problèmes, il n’y a jamais de personnes impliquées, sauf comme obstacles ou comme exemples à ne pas suivre.

— Je ne suis pas certain non plus que la guerre soit bénéfique, Kait. Si David avait voulu éviter l’armée, je l’aurais aidé à se planquer. »

Elle m’a souri d’un air triste. « Je sais. Et David le savait aussi. Le plus bizarre, c’est que Whit ne voulait pas en entendre parler. Pas par amour de la guerre, juste parce qu’il refuse qu’on contrevienne à la loi, qu’on mette la famille en danger sur le plan légal, ce genre de conneries. David pensait même que s’il essayait de se soustraire à l’incorporation, Whit le dénoncerait.

— Tu crois qu’il l’aurait fait ? »

Elle a hésité. « Je ne déteste pas Whit…

— Je sais.

— Mais oui, je l’en crois éventuellement capable. » Rien d’étonnant à ce qu’elle souffre de cauchemars. « Janice doit passer plus de temps à la maison depuis que son emploi s’est volatilisé, ai-je avancé.

— Oui, et ça m’aide bien. Je sais que David lui manque aussi. Mais elle ne parle ni de la guerre, ni de Kuin, ni des opinions de Whit. Ce sont tous des sujets tabous. »

La loyauté de Janice envers son second mari était remarquable et sans doute admirable, même si j’avais du mal à l’admettre. À partir de quel moment la loyauté devient-elle martyre, à quel point exactement Whitman Delahunt était-il dangereux ? Mais je ne pouvais pas poser ces questions à Kait.

Elle était incapable d’y répondre. Tout comme moi.


Quand je suis rentré à la maison, Ashlee était déjà couchée. Sue et Ray ne dormaient pas : ils discutaient à voix basse, penchés sur une carte de l’ouest des États-Unis étalée sur la table de la cuisine. Ray s’est tu quand j’ai traversé la pièce, mais Sue m’a invité à m’asseoir avec eux et à participer à la conversation. Au grand soulagement de Ray, j’ai poliment décliné, préférant rejoindre Ashlee que j’ai trouvée recroquevillée sur le flanc gauche, le drap en boule à ses pieds et l’extérieur de la cuisse hérissé de chair de poule par une brise nocturne.

Devais-je me sentir coupable parce que finalement je n’avais ni cherché ni obtenu un martyre personnel – comme Janice, liée à Whit par son sens du devoir ; comme David, pointé sur la Chine telle une balle de fusil et tout autant jetable ; ou même comme mon père, qui justifiait sa vie par le martyre ? (J’étais avec elle, Scotty.)

Quand je me suis couché, Ashlee a remué, marmonné et pressé contre moi son corps tiède dans la nuit fraîche.

J’ai tenté d’imaginer le martyre allant à l’envers, comme le ferait une horloge détraquée. Quel plaisir de renoncer à la divinité, de descendre de la croix, de voyager depuis la transfiguration jusqu’à la simple sagesse pour parvenir enfin à l’innocence.

20

Hitch est arrivé en ville en boitant et avec deux doigts en moins à la main gauche, il m’a semblé ne plus sourire aussi volontiers qu’avant, même s’il a souri à Sue et m’a jaugé d’un coup d’œil plutôt amical. Il n’a certes pas fait sourire Ashlee.

Ashlee travaillait pour la municipalité à l’usine de traitement d’eau, où elle s’occupait, en plus de la rédaction des rapports requis par les réglementations étatiques et fédérales, de gérer les comptes clients pour le directeur financier. Elle est rentrée fatiguée et a failli s’évanouir en voyant Hitch Paley, qui avait pourtant mis un costume convenable et même une cravate. Hitch lui rappelait de mauvais souvenirs : il était là quand elle avait perdu Adam.

Bien entendu, elle n’a pas reconnu l’ex-employé de bureau du FBI, Morris Torrance, désormais plus chauve encore que Ray Mosely, et arrivé lui aussi dans la grande camionnette utilitaire garée devant l’immeuble. J’ai essayé de faire les présentations, mais Ashlee m’a coupé d’une voix blanche : « Nous ne pouvons pas loger tout ce monde, Scott. Même pour une nuit. »

Son intonation trahissait une légère appréhension et une forte animosité.

« Inutile, s’est empressé de préciser Hitch. Je viens de louer quelques chambres au Marriott. Content de vous revoir, Ashlee.

— Pareil pour moi, j’imagine, a-t-elle répondu.

— Et merci de nous avoir dépannés jusqu’à aujourd’hui, a ajouté Sue Chopra. Nos excuses pour le dérangement. »

Ashlee a hoché la tête, peut-être amadouée de voir que Sue avait déjà bouclé son sac marin. « Au Marriott ?

— Le vent a tourné en notre faveur », a indiqué Sue.

J’ai suivi Hitch jusqu’à la camionnette tandis que Sue et Ray terminaient leurs bagages. Hitch a fourré le sac de Sue à l’arrière puis m’a pris par l’épaule. « Scotty, demain, je ne refuserais pas un peu d’aide, si tu crois pouvoir te libérer.

— Un peu d’aide pour quoi ?

— Acheter des grosses machines, du style générateurs diesel ou autres.

— Les grosses machines, ce n’est pas vraiment mon rayon, Hitch.

— En fait, ce que je veux, c’est que tu me tiennes compagnie.

— Je travaille, demain.

— Ton stand au marché aux puces ? Prends ta journée.

— Je ne peux pas me le permettre.

— Mais si, tu peux. Nous avons le budget pour. »

Il a cité un tarif horaire pour une journée de huit heures. Pour simplement lui coller aux basques, la somme était princière, surtout de la part de quelqu’un dont les amis mendiaient une place sur mon canapé-lit quelques jours plus tôt à peine. Manifestement, il n’était pas arrivé en ville les mains vides, et son offre me tentait. Mais j’hésitais à l’accepter.

« Imagine-toi, a-t-il dit, que nous avons une ligne de crédit au ministère de la Défense, du moins pour le moment. L’argent est disponible et je sais que tu ne peux te permettre de manquer le boulot en étant prévenu si peu à l’avance. Et pourtant, il faut vraiment qu’on discute de deux ou trois trucs, toi et moi.

— Hitch…

— Et puis ça ne fait de mal à personne, si ? »

Là était la question. « J’ai l’impression que l’enjeu est plus important que ce que j’en vois.

— Ben, ouais. Tu l’as dit. On en reparle demain. Je t’appelle de l’hôtel et on avise à ce moment-là.

— Pourquoi moi ?

— Parce qu’il y a une flèche braquée sur toi, mon pote. » Il s’est hissé sur le siège conducteur, a grimacé en tirant derrière lui sa mauvaise jambe. « Du moins, c’est ce que croit Sue. »


Et donc, Hitch Paley et moi roulions sous le soleil matinal en direction des zones industrielles délabrées à l’ouest de la rivière. La climatisation de la camionnette ne fonctionnait plus. (Rien d’étonnant à cela : les pièces de rechange se faisaient rares et les militaires en accaparaient la plus grande partie.) À l’extérieur, la température de l’atmosphère desséchée approchait de celle d’une fournaise et Hitch conduisait en gardant les vitres teintées fermées mais les buses d’aération grandes ouvertes. Arrivés à destination, l’habitacle empestait le vinyle chaud, l’huile de moteur et la sueur.

Hitch avait rendez-vous avec le directeur commercial de Tyson Brothers, un distributeur de machines et de pièces détachées. J’ai traversé derrière lui le hall de réception pour m’asseoir dans le bureau du type en examinant son ficus flétri et ses murs à la décoration passe-partout tandis que Hitch négociait l’achat au comptant de deux petits bulldozers et d’assez de génératrices portatives pour alimenter une petite ville, le tout assorti d’une bonne quantité de pièces de rechange. Le vendeur s’est montré curieux et a demandé à deux reprises si nous étions des entrepreneurs indépendants. Il a semblé contrarié que Hitch élude sa question, mais était tout aussi manifestement ravi de remplir le bon de commande. Pour ce que j’en savais, Hitch pouvait bien sauver Tyson Brothers de la faillite, ou du moins retarder cette échéance inévitable.

En tout cas, il a dépensé davantage d’argent en quelques heures que je n’en avais gagné l’année précédente. Il a laissé au distributeur un numéro pour le contacter et l’a averti que quelqu’un appellerait pour les modalités de livraison. Il a ensuite salué la réceptionniste de sa main intacte, la droite, et est sorti d’un pas nonchalant dans la canicule. « Vous voulez faire quoi, exactement ?… Creuser un trou et l’éclairer ? lui ai-je demandé dans la camionnette.

— Nous sommes un peu plus ambitieux que ça, Scotty. Nous allons abattre l’une de ces pierres de Kuin.

— Avec une poignée de bulldozers ?

— C’est juste qu’il nous en manquait un peu. Nous avons un bataillon de génie militaire quasi complet qui n’attend qu’un mot de Sue pour se mettre en route.

— Vous voulez vraiment démolir un Chronolithe ?

— Sue affirme que nous le pouvons. Enfin, elle le croit.

— Et lequel avez-vous l’intention d’abattre ?

— Celui du Wyoming.

— Il n’y a pas de Chronolithe dans le Wyoming.

— Pas pour l’instant, c’est vrai. »


Hitch m’a expliqué toute l’histoire telle qu’il l’avait comprise. Sue a complété plus tard.

Sue Chopra n’avait pas chômé pendant ces quelques années.

« Tu t’es tiré pour te faire ta petite vie avec Ashlee, a dit Hitch, et tant mieux pour toi, Scotty, mais ce n’est pas parce que tu as cessé de cultiver notre code que nous, on est restés à se tourner les pouces. »

Je ne comprenais pas à l’époque et ne comprends toujours pas la physique des Chronolithes, à part dans le sens vulgarisation scientifique. Je savais que la technologie impliquait la manipulation d’espaces de Calabi-Yau, qui sont les plus petites parties constituantes à la fois de la matière et de l’énergie, et qu’elle utilisait une technique nommée décohésion fermionique lente pour rendre praticables les niveaux d’énergie nécessaires à cette manipulation. Mais pour ce qui se produisait réellement dans l’origami complexe de l’espace-temps, je n’en sais toujours pas plus qu’un nouveau-né. On dit de la géométrie à neuf dimensions qu’elle est une langue en elle-même. Il se trouve que je ne la parle pas.

Mais Sue, oui, et je pense que personne n’avait idée à quel point elle la comprenait bien. Le gouvernement fédéral l’avait à la fois traitée en alliée et traquée comme si elle lui devait de l’argent, mais il n’avait aussi cessé de la sous-estimer. Elle évoluait avec tant de facilité dans la géométrie Calabi-Yau que je finissais par croire qu’elle y passait une partie de sa vie, qu’elle avait habité dans ces abstractions tel un astronaute sur une étrange et lointaine planète. Les paradoxes n’existent pas, m’a-t-elle affirmé un jour. Les paradoxes, disait-elle, ne sont que les illusions dues à l’observation par une fenêtre à trois dimensions d’un problème à n dimensions. « Tout est lié, Scotty, même si nous ne voyons ni les boucles ni les nœuds. Le passé et l’avenir, le bien et le mal, le çà et le là… Tout cela ne fait qu’un. »

En termes plus précis, les collaborateurs de Sue avaient déjà réussi à produire des événements tau-turbulents de petite échelle. De simples grains de sable comparés aux Chronolithes de Kuin, bien sûr, mais identiques sur le principe. Sue se croyait désormais à même de perturber l’arrivée d’un Chronolithe, en effectuant la même manipulation dans l’espace physique où le Chronolithe allait se manifester.

Elle préconisait cette action depuis presque un an, mais les systèmes globaux de surveillance et de prédiction des arrivées étant soit extrêmement secrets, soit en déroute (et parfois l’un et l’autre), l’examen comme l’approbation de ses propositions par la bureaucratie militaire avaient pris du temps. Le Wyoming représentait sa première opportunité réelle, m’a dit Hitch… et peut-être sa dernière. Et même le Wyoming n’était pas dépourvu de dangers : il était devenu une Mecque pour les milices copperheads d’obédiences politiques diverses (et souvent incompatibles). Côté bonnes nouvelles, ils disposaient d’une généreuse fenêtre de trois semaines avant l’arrivée, ainsi que d’un soutien militaire total. Leur action ne serait pas rendue publique, de peur d’attirer davantage de kuinistes. Elle serait donc furtive, mais pas timorée pour autant.

Tout cela était très bien, ai-je dit à Hitch, mais n’expliquait pas pourquoi j’étais là, dans sa camionnette, à écouter ce qui m’avait de plus en plus l’air d’un boniment commercial.

Hitch a pris une expression grave. « Cela n’a rien d’un boniment, Scotty. Du moins de ma part. Si je t’apprécie comme être humain, je ne suis pas convaincu pour autant que tu seras un atout dans cette expédition-là. Je respecte tout ce que tu as accompli ici, Dieu sait combien il est difficile de nos jours de garder une famille unie, mais nous avons besoin de techniciens, d’ingénieurs, de types capables de manipuler un équipement lourd, pas de quelqu’un qui vend des merdouilles d’occase au marché aux puces.

— Eh bien… merci !

— Ceci dit sans vouloir t’offenser. Mais bon… j’ai raison, non ?

— Oui, tu as raison.

— C’est Sue qui te veut avec nous, pour des raisons auxquelles elle se contente plus ou moins de ne faire qu’allusion.

— Tu as parlé d’une flèche.

— En fait, il s’agit plutôt d’un jeu genre points à relier. Je peux te raconter une histoire ?

— Tant que tu gardes les yeux sur la route. » La moitié des rues de Minneapolis étant retournées à l’état non surveillé, seul l’équipement embarqué d’un véhicule pouvait lui éviter une collision. Hitch s’était suffisamment approché de la carriole d’un colporteur pour déclencher la stridence des alarmes de proximité.

« Je hais la circulation », a-t-il dit.


Six mois plus tôt, Hitch était parti pour le compte de Sue à El Paso enquêter sur des menaces de mort qu’elle avait reçues sur son terminal domestique, une adresse que seuls quelques proches collaborateurs étaient censés connaître.

En théorie, c’était à Morris de se charger de la sécurité de Sue, mais le travail de terrain était toujours confié à Hitch. Il avait des relations dans les cercles kuinistes et assez de crédibilité dans la rue pour impressionner la plupart des voyous. Il savait se battre et sans doute aussi se servir d’armes de toutes sortes, mais je n’ai pas posé la question.

Morris avait remonté la trace des menaces jusqu’à une des grandes cellules kuinistes opérant depuis le Texas, et Hitch était parti s’infiltrer dans les armées de rue locales d’El Paso. « Malheureusement, j’ai fait l’erreur à ne pas faire, m’a-t-il raconté. J’ai posé trop de questions trop vite. Ça ne porte pas forcément à conséquence si l’ambiance est bonne. Mais ces foutus Texans sont paranos. Quelque part sur la route, quelqu’un a décidé que j’étais un client à risques. »

Finalement, cinq membres des troupes de choc kuinistes l’avaient traîné derrière une boutique d’entretien et de réparation automobile pour l’interroger à l’aide d’une machette à dents de scie.

Hitch a levé la main gauche pour mettre en évidence les moignons de son index et de son majeur. Tous deux avaient été sectionnés à ras. Les points de suture étaient irréprochables, mais on voyait que l’amputation avait été brutale. J’y ai réfléchi. J’ai réfléchi à la douleur.

« Fais pas cette tête, a-t-il dit. C’aurait pu être pire. J’ai réussi à m’échapper.

— Ton boitement aussi, il vient de là ?

— D’une balle de petit calibre dans le tissu musculaire. Au moment où je quittais les lieux. Ils avaient un vieux pistolet, une antiquité du XXe siècle au fût à moitié rongé par la rouille. Le problème, Scotty, c’est que j’ai reconnu celui qui m’a tiré dessus.

— Tu l’as reconnu ?

— Et je crois qu’il m’a reconnu aussi, du moins qu’il savait qu’il m’avait déjà vu quelque part. Ça l’a un peu ébranlé, sinon il aurait mieux visé. C’était Adam Mills. »

Presque par réflexe, je me suis éloigné de lui et collé contre la porte passager, glacé malgré la chaleur estivale. « Impossible, ai-je décrété.

— Putain que si, c’est possible. Il n’est pas mort à Portillo… il a dû en sortir avec les réfugiés.

— Et tu tombes sur lui à El Paso ? Comme ça ?

— Pas par coïncidence, d’après Sue. À cause de la turbulence tau. C’est une synchronicité significative. Et notre relation à Adam passe justement par toi, Scotty. La flèche, c’est Adam Mills, et elle est pointée droit sur toi.

— Je ne l’admets pas.

— Tu n’as pas à l’admettre, en ce qui me concerne. Je ne voulais pas de cette balle dans ma jambe. Pour tout te dire, il a fallu que je tue deux personnes pour ramener cette information à Sue. Ce qu’elle en fait, ce que tu en fais, cela ne me regarde pas.

— Tu as tué deux personnes ?

— Tu crois que je fais quoi, au juste, Scotty ? Que je me balade dans le pays en prêchant la bonne parole ? Ouais, j’ai tué des gens. » Il a secoué la tête. « Voilà exactement le genre de situation qui me rend nerveux. Tu me regardes et tu vois ce grand pote pittoresque avec qui tu traînais à Chumphon. Mais j’avais déjà tué un type avant de te connaître, Scotty. Sue le sait. Je dealais à l’époque, tu sais, je ne vendais pas des maillots de bain. Et il arrive qu’on se retrouve en mauvaise posture. Pareil maintenant. Je n’ai pas ton genre de conscience. Je sais que tu te prends pour un pestiféré moral parce que tu as merdé avec Janice et Kait, mais au fond, Scotty, tu es fait pour la vie de famille, voilà tout.

— Et Sue, qu’est-ce qu’elle veut de moi ?

— Ça, j’aimerais bien le savoir. »

21

Le Marriott attirait peu de clients en ces jours peu glorieux. À part Morris Torrance montant la garde devant l’entrée, il n’y avait que Sue dans la salle piscine et sauna.

Elle a levé les yeux vers moi depuis les eaux bouillonnantes de la piscine à remous. Elle portait un maillot une pièce rouge pompier et un bonnet de bain élastique jaune. Ni l’un ni l’autre ne l’avantageaient, mais Sue ne s’était jamais intéressée à la mode. Elle avait même gardé ses énormes verres archaïques, sertis dans ce qui ressemblait à de la bakélite noire éraflée. « Tu devrais te laisser tenter, Scotty, c’est très relaxant.

— Je ne suis pas d’humeur.

— Tu as discuté avec Hitch, si je comprends bien ?

— Oui. »

Elle a soupiré. « Bon, donne-moi une minute. »

Elle a hissé son corps piriforme hors du bassin et a arraché son bonnet, dont ses cheveux ont jailli comme un animal d’une cage. « J’aime bien m’installer sur une des chaises longues près des fenêtres, a-t-elle dit. Si toutefois tu n’as pas trop chaud avec tes habits.

— Ça va », ai-je répondu malgré la chaleur tropicale et le chlore qui empuantissait l’atmosphère. Quelque part, cet inconfort me semblait adapté à la situation.

Elle a déployé une serviette de bain et s’est installée avec des allures de reine. « Hitch t’a dit, pour Adam Mills ?

— Oui. Je n’en ai pas encore parlé à Ashlee.

— Ne le fais pas, Scotty.

— Que je n’en parle pas à Ashlee ? Pourquoi, tu comptes le lui apprendre toi-même ?

— Certainement pas, et j’espère bien que tu t’en abstiendras.

— Elle le croit peut-être mort. S’il ne l’est pas, elle a le droit de le savoir.

— Adam est vivant, cela ne fait aucun doute. Mais demande-toi à quoi cela servirait qu’elle le sache. Tu crois que cela vaut vraiment mieux pour elle qu’elle sache qu’il est vivant et qu’il a commis des meurtres ?

— Des meurtres ? C’est vrai ?

— Oui, des meurtres. Nous l’avons établi de manière indubitable. Adam Mills est un kuiniste endurci et dévoué, un meurtrier récidiviste qui sert d’homme de main à l’un des gangs P-K les plus brutaux du pays. Tu crois qu’Ash a besoin de savoir ça ? Tu veux lui apprendre que son fils vit d’une manière qui ne devrait pas tarder à l’envoyer soit au cimetière, soit en prison ? Et tu veux la voir reprendre son deuil du début si cela se produit ? »

J’ai hésité, je m’étais mis à la place d’Ashlee : si je me demandais depuis sept ans si Kait avait survécu ou non à Portillo, j’aurais accueilli avec plaisir la moindre information sur le sujet.

Mais Adam n’était pas Kaitlin.

« Regarde tout ce qu’elle a obtenu depuis Portillo. Un boulot, une famille, une vraie vie… l’équilibre, Scotty, dans un monde où c’est un luxe rare. Bien entendu, tu la connais mieux que moi. Mais réfléchis bien avant de lui reprendre tout ça. »

J’ai décidé de laisser le problème en suspens. Je n’étais pas venu voir Sue pour cela.

« Je le lui reprendrai tout autant en t’accompagnant dans l’Ouest… et c’est ce que tu souhaites de moi, à en croire Hitch.

— C’est vrai, mais pas longtemps. Tu veux bien t’asseoir, Scotty ? J’ai horreur de parler en levant la tête. Ça me rend nerveuse. »

J’ai tiré un transat en face du sien. De l’autre côté de la fenêtre embuée, la ville cuisait dans le soleil de l’après-midi. Les rayons du soleil se reflétaient sur les fenêtres, les toits et les trottoirs émaillés de mica.

« Bon, écoute, a-t-elle dit. C’est important, et je veux que tu gardes l’esprit ouvert, même si cela semble difficile dans cette situation. Je sais qu’on t’a caché beaucoup de choses, mais essaye de comprendre : il fallait qu’on soit prudent. Nous devions nous assurer que tu n’avais pas changé d’avis sur Kuin – ne fais pas cette tête, on a vu arriver plus étrange – ou que tu n’appartenais pas à des cercles copperheads comme le mari de Janice, comment c’est déjà, Whitman. Morris n’arrête pas de répéter qu’on ne peut faire confiance à personne, même quand je lui dis que tu es un type bien. Parce que je te connais, Scotty. Tu es dans la turbulence tau presque depuis le début. Comme moi.

— Nous sommes unis par un lien sacré. Arrête tes conneries, Sue.

— Ce ne sont pas des conneries. Ni uniquement conjectural, d’ailleurs. D’accord, j’interprète, mais les calculs laissent penser que…

— Je me fiche complètement de ce que les calculs laissent penser.

— Eh bien, contente-toi de m’écouter, alors, et je te dirai ce que je pense être vrai. »

Elle a détourné le regard, l’a fixé au loin. Son expression à la fois fervente et distante, presque inhumaine, ne m’a pas plu.

« Scotty, je ne crois pas au destin. C’est un concept dépassé. La vie d’une personne est un phénomène d’une complexité phénoménale qui la rend bien moins prévisible que celle d’une étoile. Mais je sais aussi que la turbulence tau a éparpillé de la causalité sur tout le cours du temps. N’est-ce vraiment qu’une coïncidence que Hitch et toi ayez tous deux fini par travailler pour moi, ou qu’à Portillo Adam Mills soit venu partager notre turbulence ? Dans un cas comme dans l’autre, on peut construire une séquence logique d’événements qui l’explique de façon presque, mais pas tout à fait, satisfaisante. Je suis associée à Hitch Paley par les événements de Chumphon, pas complètement par hasard ; tu as rencontré Ashlee parce qu’elle et toi aviez un enfant pris dans un hadj. Mais prends un peu de recul et étudie ça plus longuement, Scotty. Cela se combine trop bien. Les causes antécédentes ne suffisent pas. Il doit y avoir une cause postcédente. »

Hitch se frottant à Adam, en l’occurrence. Plus qu’une coïncidence. Mais impossible à interpréter, là aussi. « C’est une question de foi, ai-je dit doucement.

— Alors regarde-moi, Scotty ! Regarde le pouvoir que je tiens entre les mains. » Elle les a tournées vers le haut, a révélé la pâleur de ses paumes. « Le pouvoir d’abattre un de ces foutus Chronolithes ! Cela me donne un rôle à jouer dans la résolution de ces événements. Scotty, je suis une cause postcédente !

— La mégalomanie, ça existe.

— Sauf que je ne l’ai pas inventé, que je n’ai rien inventé ! S’il se trouve que personne sur cette planète ne comprend la physique des Chronolithes mieux que moi, ce n’est ni pure invention ni vanité de ma part. Que Hitch et toi vous trouviez à Chumphon et à Portillo, que toi et moi étions à Jérusalem, je ne l’ai pas rêvé non plus. Ce sont des faits, Scotty, et ces faits exigent une interprétation qui aille plus loin que le hasard ou la simple coïncidence.

— Pourquoi veux-tu de moi au Wyoming ? »

Elle a cligné des yeux. « Mais non, je ne veux pas de toi là-bas. Tu es probablement plus en sécurité ici. Mais je ne peux pas non plus ignorer les faits. Je crois – oui, c’est une intuition, probablement sans rien de scientifique, mais je m’en fiche – je crois que tu as un rôle à jouer dans la fin des Chronolithes. En bien ou en mal, je ne sais pas vraiment, même si je suis sûre que tu ne ferais rien qui me nuise ou serve les intérêts de Kuin. Je pense que ce serait mieux que tu viennes avec nous, parce qu’il y a quelque chose de spécial en toi. Le fait qu’Adam Mills soit vivant, cela agit comme un panneau d’affichage. Chumphon, Jérusalem, Portillo, le Wyoming. Toi. Ça ne te plaît peut-être pas, Scotty, mais tu comptes dans cette histoire. » Elle a haussé les épaules. « Voilà ce que je crois, et très fermement. Mais si je n’arrive pas à te convaincre de venir, tu ne viendras pas, et peut-être est-ce notre destin, peut-être ton refus est-il précisément ce qui nous lie.

— Tu ne peux pas faire peser ce poids sur moi.

— Non, Scotty, je ne peux pas. » Elle a cligné des yeux d’un air triste. « Mais je ne peux pas non plus l’enlever de tes épaules. »

Rien de tout cela ne me semblait bien sensé, j’avais appris, sans doute « grâce » à ma mère, à détecter l’irrationnel à l’oreille. Enfant déjà, je repérais tout de suite les moments où ma mère déviait vers la folie. Je reconnaissais les assertions grandiloquentes, l’inflation de suffisance, les indices d’une menace imminente. Et cela provoquait toujours en moi la même réaction, un retrait confinant au dégoût, un gel émotionnel rapide et total.

« Tu te souviens de Jérusalem ? a demandé Sue. Et de ces jeunes gens, ceux qui se sont fait tuer ? Je pense souvent à eux, Scotty, je pense à cette jeune fille qui est venue vers moi juste au moment où le Chronolithe arrivait, au plus fort de la turbulence tau. Elle s’appelait Cassie. Tu te souviens de ce que Cassie a dit ?

— Elle t’a remerciée.

— Elle m’a remerciée pour quelque chose que je n’avais pas fait, et ensuite elle est morte. Je ne pense pas impossible qu’elle ait été aussi profond qu’on puisse être dans la turbulence tau, que le fait de sa mort ait débordé sur les dernières minutes de sa vie. Je ne sais pas exactement pourquoi elle m’a remercié, Scotty, et je ne suis même pas sûre qu’elle le savait. Mais elle avait dû sentir quelque chose… quelque chose d’une importance capitale. »

Elle a détourné les yeux de moi d’un air presque penaud, une expression qui nous a ramenés au niveau de simples humains.

« J’ai besoin de me montrer à la hauteur de cela, a-t-elle dit. Du moins, j’ai besoin d’essayer. »


Si vous êtes tombé amoureux un jour, il y a une chance sur deux que vous ayez un endroit qui vous est spécial. Une plage, un jardin, un banc public près d’une bibliothèque. Pour Ashlee et moi, il s’agit d’un parc situé à quelques pâtés de maisons à l’est de chez nous, un parc de banlieue ordinaire avec une mare à canards en béton, une aire de jeux et un terrain de softball à la pelouse bien taillée. Nous l’avions souvent fréquenté peu après Portillo, lorsque Ash se remettait de la perte d’Adam et après que j’avais coupé les ponts avec Sue et les autres.

C’est là que je l’avais demandée en mariage. Nous avions apporté un pique-nique, mais des nuages d’orage avaient tangué vers nous depuis l’horizon et il s’était soudain mis à pleuvoir à verse. Nous avions couru jusqu’au terrain de softball nous réfugier dans les tribunes couvertes. Le rafraîchissement de l’atmosphère et l’humidité du vent avaient poussé Ashlee à se blottir contre mon épaule. Les immenses ormes du parc se dressaient dans la tempête, leurs branches entremêlées comme des doigts, et c’est ce moment-là que j’avais choisi pour demander à Ashlee si elle consentirait à m’épouser, et elle m’avait embrassé en répondant oui. Cela avait été aussi simple et aussi parfait que cela.

Je l’y ai emmenée à nouveau.

Obnubilée par la réhabilitation des banlieues au début du siècle, la ville avait sans doute créé trop de ces parcs. Plusieurs avaient été réaménagés en logements sociaux ou s’étaient détériorés jusqu’à devenir totalement inutilisables. Celui-ci constituait une exception, toujours obstinément sollicité par les familles du quartier, défendu par une armée d’ordonnances locales, patrouillé dès la nuit tombée par des volontaires de la communauté. Nous y sommes arrivés en fin d’après-midi d’un jour moins étouffant que la veille, le genre de jour d’été si beau qu’il donne envie de le ranger dans sa poche. Il y avait des pique-niqueurs près de la mare et des essaims de bambins sur les balançoires ou les jeux d’escalade récemment repeints.

Nous nous sommes assis dans les tribunes vides. En chemin, nous avions acheté de la nourriture à emporter, de petits beignets filiformes au poulet. Ashlee a picoré les siens sans appétit. Son malaise transparaissait dans le moindre de ses gestes. Je suppose qu’on pouvait en dire autant pour moi.

J’avais initialement prévu (du moins, peut-être) de lui faire part ce jour-là de ce que j’avais appris sur Adam. J’avais dernièrement compris que je n’en ferais rien. C’était une décision par défaut, peut-être attribuable à un manque de courage. Je continuais à croire qu’Ash méritait de savoir qu’Adam était en vie. Mais Sue avait raison aussi. Cela lui ferait plus de mal que de bien.

Malgré toutes les protestations de ma conscience, je n’ai pu me résoudre à blesser Ash à ce point.

C’est de telles décisions que se bâtit le destin, j’imagine, planches et clous, comme une potence.

« Tu te souviens du garçon ? » a demandé Ashlee en s’essuyant les lèvres à une serviette. « Le petit garçon du match de base-ball ? »

Nous étions venus là un samedi, peu après notre mariage. Il s’y disputait un match d’entraînement pour les juniors, aussi partagions-nous les tribunes avec deux entraîneurs et quelques parents. Le batteur était un gamin qu’on aurait dit nourri exclusivement de viande rouge et de stéroïdes, le genre d’enfant de onze ans obligé de se raser avant de partir à l’école. Le lanceur était au contraire un blond style enfant abandonné, très doué pour les balles plongeantes. Malheureusement, il en avait fait passer une au-dessus du marbre. La balle était repartie de la batte et avait rejoint le monticule avant que le chétif lanceur – distrait par quelque chose du côté de la première base – ait le temps de lever un gant. Au moment où il tournait la tête, la balle l’avait frappé en pleine tempe.

Silence, puis hoquets de surprise ainsi qu’un ou deux cris. Le lanceur avait cligné des yeux avant de tomber, de tomber en un seul mouvement souple, et était resté allongé immobile sur le lopin de terre nue servant de monticule.

Mais voilà le plus étrange. Alors que ni parents ni participants, nous n’étions que des spectateurs de passage profitant d’un jour de congé pour musarder, j’avais composé le numéro des urgences avant que quiconque dans les tribunes ait pensé à mettre la main dans la poche, et Ashlee, qui avait suivi quelques cours d’infirmière, avait atteint le monticule avant l’entraîneur.

La blessure était superficielle. Ash avait tranquillisé et calmé le garçon en attendant l’arrivée de l’ambulance. L’incident n’avait eu de spécial que notre rapidité de réaction.

« Je me souviens, lui ai-je répondu.

— J’ai appris quelque chose ce jour-là. J’ai appris que toi et moi sommes prêts au pire. Toujours. Peut-être que quelque part, on s’attend au pire. Sans doute à cause de mon père, en ce qui me concerne. » Elle avait eu un père alcoolique, une situation qui force souvent un enfant à atteindre prématurément l’âge adulte. Il était mort d’un cancer du foie juste après le quinzième anniversaire d’Ashlee. « Et toi à cause de ta mère. » S’attendre au pire : eh bien, oui, forcément. (Et sa voix a retenti un instant dans ma tête : Scotty, arrête de me regarder comme ça !)

« Et cela m’apprend », a-t-elle continué en choisissant ses mots avec soin et en évitant de croiser mon regard, « que nous sommes plutôt solides. Nous avons affronté des situations difficiles. »

Aussi difficiles qu’un enfant assassin revenu d’entre les morts ?

« Donc ça va, a-t-elle conclu. Je te fais confiance, Scott. Tu feras ce que tu crois être juste. Tu n’as pas besoin de prendre des gants pour me l’annoncer. Tu vas partir avec eux, pas vrai ?

— Juste quelques jours », ai-je répondu.

22

Nous avons franchi la frontière du Wyoming le jour de la démission de son gouverneur.

L’une des soi-disant milices Oméga avait occupé le bâtiment législatif pendant presque une semaine, y retenant soixante otages dont le gouverneur Atherton. La Garde nationale avait fini par libérer l’immeuble et Atherton, mais ce dernier avait aussitôt démissionné en invoquant des raisons de santé. (Légitimes : il avait pris une balle dans l’aine et la blessure avait eu le temps de s’infecter.)

En d’autres termes, les passions étaient à leur comble dans cette région de grands espaces, mais toute cette agitation politique restait invisible depuis la route. À l’endroit où nous sommes entrés dans l’État, l’autoroute était percée de fondrières et se déroulait entre de vastes ranchs redevenus secs et sauvages suite à l’épuisement de la nappe aquifère d’Oglalla. Des volées d’étourneaux peuplaient les nervures rouillées des conduites d’irrigation.

« Le problème, proférait Sue, vient en partie de ce que les gens voient plus ou moins les Chronolithes comme de la magie… Alors que c’est faux, les Chronolithes sont le produit d’une technologie, ils se comportent comme le produit d’une technologie. »

Elle parlait des Chronolithes depuis au moins cinq heures, mais pas exclusivement à moi. Sue tenait à conduire la dernière camionnette du convoi, que remplissaient nos effets personnels, ses notes et ses plans. Nous – Hitch, Ray et moi – tendions à occuper tour à tour le siège passager. Sue avait ajouté une espèce de volubilité nerveuse à son comportement obsessionnel habituel. Il fallait lui rappeler de se nourrir.

« La magie n’est pas limitée, a-t-elle dit, ou alors seulement, paraît-il, par les talents de qui la pratique ou les caprices du monde surnaturel. Les Chronolithes, eux, ont des limites imposées par la nature, des limites strictes et tout à fait calculables. Kuin émet ses Chronolithes à une vingtaine d’années en arrière parce que, au-delà, cela devient infaisable – s’il dépasse ce point, les besoins énergétiques croissent de façon logarithmique et tendent vers l’infini, même pour une masse infime. »

Notre convoi consistait en huit gros camions de transport militaire fermés et en deux fois plus de camionnettes et de transports de troupes. Au fil des ans, Sue avait rassemblé une petite armée d’individus qui partageaient la même vision des choses – en particulier les universitaires et les étudiants de troisième cycle qui avaient assemblé l’équipement d’intervention tau. Ces personnes étaient, dans notre caravane, prises en sandwich entre des détachements de l’armée. On avait repeint tous les véhicules du bleu de l’Uniforce afin de ressembler à un des convois militaires qui empruntaient assez régulièrement ces autoroutes peu fréquentées de l’Ouest.

Quelques kilomètres après la frontière, obéissant à un signal du camion de tête, nous nous sommes arrêtés en file indienne au bord de la route pour faire le plein à une petite station-service Sunshine Volatiles isolée. Sue a éteint la climatisation à air puisé et j’ai descendu une vitre latérale. Çà et là, des nuages d’altitude marquaient de leurs rubans le ciel d’un bleu infini. Le soleil se trouvait presque au zénith. Dans une prairie brune, d’autres moineaux tournoyaient au-dessus d’un vieux derrick à pétrole bruni par la rouille. L’air sentait la chaleur et la poussière.

« Les Chronolithes obéissent à toutes sortes de limites », a continué Sue d’une voix qui ressemblait à un bourdonnement somnolent. « Leur masse, par exemple, ou plus exactement leur équivalent-masse, étant donné que ce dont ils sont constitués n’est pas de la matière conventionnelle. Tu sais qu’il n’y a pas eu un seul Chronolithe avec un équivalent-masse supérieur à environ deux cents tonnes ? Pas par manque d’ambition de la part de Kuin, j’en suis convaincue. Il les aurait construits sur la Lune s’il s’en était cru capable. Mais là encore, au-delà d’une certaine limite, la facture énergétique croît de façon exponentielle. La stabilité en souffre aussi. Les effets secondaires deviennent plus importants. Scotty, tu sais ce qu’il arriverait à un Chronolithe s’il ne dépassait ne serait-ce que d’une fraction la limite de masse théorique ? »

J’ai répondu n’en rien savoir.

« Il deviendrait instable et s’autodétruirait. Probablement de manière spectaculaire. En quelque sorte, sa géométrie Calabi-Yau se déploierait, tout simplement. En termes pratiques, ce serait une catastrophe. »

Mais Kuin n’avait pas été assez imprudent pour laisser cela se produire. Kuin, me suis-je dit, avait fait preuve de jugeote depuis le début. Ce qui n’augurait rien de bon de notre périple donquichottesque dans ces paysages de western écrasés de soleil.

« Je prendrais bien un Coca, a soudain déclaré Sue. Je meurs de soif. Tu veux bien aller à la station-service voir s’ils ne m’en vendraient pas un ? »

J’ai hoché la tête, suis descendu de la camionnette sur le bas-côté caillouteux et me suis dirigé vers le Sunshine en remontant la file des camions immobilisés. La station-service était un avant-poste isolé, un vieux demi-dôme géodésique abritant du soleil une supérette et une rangée de réservoirs piqués de rouille. Le macadam était bordé de minuscules cordons de poussière formés par le vent. Debout sur le seuil, un vieil homme, la main en visière, considérait le long alignement de véhicules. Il n’avait probablement pas eu autant de clients au cours des deux dernières semaines. Cela n’avait pas l’air de le réjouir pour autant.

Des modules de service automatique ont tâtonné sous le tablier du camion de tête pour le nettoyer et le ravitailler en carburant. Les prix s’affichaient au-dessus de nous sur un grand panneau dont l’action incessante du soleil et du sable avait opacifié le verre.

« Salut, ai-je dit. Apparemment, ça fait un certain temps qu’il n’a pas plu, dans le coin. »

Le pompiste a baissé la main qui lui protégeait les yeux et m’a regardé de travers. « Pas depuis mai, a-t-il répondu.

— Vous avez des boissons fraîches là-dedans ? »

Il a haussé les épaules. « Un peu. Des sodas.

— Je peux jeter un œil ? »

Il a libéré le passage. « C’est votre fric. »

L’ombre à l’intérieur semblait presque glacée comparée à la chaleur brutale du jour. Il n’y avait pas grand-chose sur les étagères du magasin. L’armoire réfrigérée contenait quelques cannettes, Coca, root beers et boissons gazeuses à l’orange. J’en ai pris trois au hasard.

Le pompiste a enregistré l’achat en fixant mon front aussi intensément que si je portais une marque au fer rouge. « Un problème ? lui ai-je demandé.

— Je vérifie juste s’il y a le Nombre.

— Le Nombre ?

— Celui de la Bête », a-t-il précisé en désignant un autocollant de pare-chocs qu’il avait fixé sur le devant du comptoir : JE SUIS PRÊT POUR L’EXTASE ! ET VOUS ?

« Je ne dois guère être prêt que pour une boisson fraîche, ai-je dit.

— C’est c’qu’y m’semblait. »

Il m’a suivi à l’extérieur et a plissé les yeux pour regarder la file de camions. « Le cirque arrive en ville, à c’qu’on dirait. » Il a craché distraitement dans la poussière.

« Il y a une clé pour les toilettes ?

— Accrochée derrière le coin. » Il a tendu le pouce vers la gauche. « Ayez un peu de miséricorde et tirez la chasse en sortant. »


Le lieu de l’arrivée – identifié par surveillance satellite et précisé par des mesures de radiation ambiante sur place – était aussi énigmatique et aussi peu instructif que tant d’autres sites de Chronolithes. On baptisait « stratégiques » les pierres rurales, celles des petites villes ou celles relativement peu destructrices. Celles écrasant des grandes villes comme Bangkok ou Jérusalem étaient dites « tactiques ». Que cette distinction soit significative ou le simple fruit du hasard, la question restait à trancher.

La pierre du Wyoming, quant à elle, se classait clairement parmi les « stratégiques ». Le Wyoming n’est guère qu’une haute mesa désertique barrée de montagnes – « beaucoup d’altitude et peu de multitudes », avait dit de lui un de ses gouverneurs au XXe siècle. Ses réserves de pétrole et son industrie du bétail souffriraient à peine de l’arrivée d’une pierre de Kuin, et de toute façon, l’endroit où on l’attendait ne bénéficiait d’aucune de ces ressources – à vrai dire, il n’y avait rien sinon deux ou trois vieux bâtiments agricoles tombant en ruine et des nids de chiens de prairie. L’agglomération la plus proche était un village-bureau de poste nommé Modesty Creek, auquel on se rendait par vingt-cinq kilomètres de route goudronnée à deux voies courant entre pâturages brunis, affleurements de basalte et rares bosquets de peupliers cottonwood. Nous avons traversé cette route secondaire à une vitesse prudente, et en arrivant à proximité de notre destination Sue a interrompu son monologue pour admirer les vagues de sauge et d’orties sauvages.

— À quoi peut bien servir un Chronolithe dans un endroit pareil ? lui ai-je demandé.

« Je n’en sais rien, mais c’est une bonne question, une question qu’il faut se poser. Cela doit bien signifier quelque chose. Comme quand aux échecs votre adversaire déplace d’un coup son fou sur le bord de l’échiquier, sans raison apparente. Soit il s’agit d’une erreur d’une stupidité phénoménale, soit d’un gambit. »

— Un gambit, alors : une diversion, une fausse menace, une provocation, un leurre. Cela n’avait aucune importance, d’après Sue. Quel que soit le but poursuivi par ce Chronolithe, nous empêcherions son arrivée. « Mais la causalité est très complexe, a-t-elle admis. Contractée à forte densité et d’une grande recomplication. Kuin a l’avantage du recul. Il a pour s’opposer à nous des moyens que nous ne pouvons anticiper. Nous en savons très peu sur lui, alors que lui pourrait bien en savoir beaucoup sur nous. »

À la tombée de la nuit, nous avions quitté la route. Une avant-garde avait déjà reconnu le site et grossièrement délimité un périmètre à l’aide de jalons et de bande jaune. Le ciel conservait encore suffisamment de lumière pour permettre à Sue de conduire quelques-uns d’entre nous au sommet d’une hauteur, d’où nous avons contemplé des pâturages aussi prosaïques que le sol quadrillé d’un projet de construction de centre commercial.

C’était une contrée sauvage, incluse au départ dans une parcelle privée jamais cultivée et rarement visitée. Le crépuscule conférait une certaine solennité à cette prairie ondulante que délimitait à l’est un promontoire abrupt. Le sol était rocailleux, l’armoise grisée par un été sec. Il aurait régné un silence absolu sans le bruit produit par les équipes de techniciens insufflant de l’air comprimé dans la structure d’une douzaine d’abris gonflables.

En haut du promontoire, la silhouette d’une antilope s’est découpée en contre-jour sur le bleu de plus en plus noir du ciel. Elle a levé la tête, nous a flairés et s’est éloignée en trottant.

Ray Mosely s’est avancé derrière Sue et lui a pris le bras. « On peut presque la sentir, a-t-il dit, tu ne trouves pas ? »

Il parlait de la turbulence tau. Dans ce cas, j’y étais insensible. Peut-être flottait-il une vague odeur d’ozone, mais je n’avais d’autre sensation nette que celle du vent froid dans mon dos.

« Un bel endroit, dans le genre désolé », a estimé Sue.

Un endroit qu’au matin nous avons rempli de bulldozers et de niveleuses avec lesquels nous avons éliminé toute beauté.


Le réseau de télécommunications civil, comme beaucoup d’autres services publics, s’était récemment délabré. Les satellites quittaient leurs orbites sans qu’on les remplace, les fibres optiques vieillissaient et se brisaient, les vieux câbles de cuivre souffraient des conditions météorologiques. J’ai malgré tout eu la chance, le soir suivant, d’obtenir une communication vocale avec Ashlee.

Notre première journée sur le site avait été extrêmement occupée et étonnamment productive. Les techniciens de Sue avaient triangulé le centre du lieu d’arrivée, que le génie militaire avait aplani avant d’y déverser une dalle de béton en guise de fondations pour l’appareil de variabilité tau, qu’on appelait « le cœur » pour abréger. Bien entendu, il ne s’agissait pas d’un cœur de réacteur nucléaire au sens conventionnel du terme, mais le but dans lequel il avait été conçu – la production d’un fragment de matière exotique – nécessitait un blindage similaire, thermique et magnétique.

On avait coulé des fondations moins importantes pour les générateurs diesel redondants qui l’alimenteraient et pour les groupes électrogènes plus modestes qui serviraient à l’éclairage et aux appareils électroniques. À notre deuxième coucher de soleil, nous avions transformé notre plateau isolé en une lande industrielle d’une monotonie presque victorienne en effarouchant une quantité surprenante de lièvres, de chiens de prairie et de serpents. Nos lampes luisaient dans l’obscurité comme autrefois les feux de sentinelles des Crows ou des Blackfoots, des Sioux ou des Cheyennes ; l’air empestait les substances volatiles et le plastique.

Sue m’avait assigné au guet, mais c’était une tâche si manifestement artificielle que je l’ai échangée contre une autre moins prestigieuse mais infiniment plus utile : le creusement de fosses d’aisances, dans lesquelles j’ai ensuite versé de la chaux. Juste avant le coucher du soleil, hébété de fatigue, j’ai emmené mon terminal portable sur la pente du promontoire pour y établir la communication avec Ashlee. La bande passante disponible suffisait pour la voix mais pas pour l’image. Cela ne me gênait pas : c’était sa voix que j’avais besoin d’entendre.

Ash m’a informé que tout allait bien. Elle avait payé quelques factures très en retard avec l’argent avancé par Hitch, et elle avait même emmené Kaitlin une fois ou deux au cinéma. Elle m’a dit ne pas comprendre pourquoi nous avions estimé nécessaire que Morris Torrance reste pour veiller sur elle – il montait la garde dans sa voiture garée sous les fenêtres de l’appartement. Elle a précisé qu’il ne la gênait pas, mais que du coup elle avait l’impression d’être surveillée.

Elle l’était en effet. Sue redoutait que des éléments kuinistes aient suivi sa trace jusqu’à Minneapolis, et j’avais insisté pour ne pas laisser Ash sans protection – obligeant ainsi le vénérable mais compétent Morris Torrance à lui servir de garde du corps. J’avais refusé d’abandonner Ashlee sans protection s’il pesait le moindre début de menace sur sa sécurité ; Sue avait délégué Morris.

« Il est plutôt sympa, a dit Ash, mais ça m’énerve un peu de l’avoir toujours dans les jambes.

— Ça ne durera que jusqu’à mon retour.

— C’est trop long.

— Essaye de voir ça comme le moyen de préserver ma tranquillité d’esprit.

— Essaye de voir ça comme une raison de revenir vite.

— Dès que je peux, Ash.

— Et donc, à quoi ressemble… Wyoming ? »

J’ai compris le sens de sa question malgré la courte interruption qui m’en avait privé d’une ou deux syllabes. « Si tu voyais ça… Le soleil vient de se coucher. L’air sent l’armoise. » L’air sentait la créosote, la chaux et le métal brûlant, mais le mensonge m’a semblé préférable. « Le ciel est presque aussi beau que toi.

— … conneries.

— J’ai passé la journée à creuser des latrines.

— Voilà qui paraît plus vraisemblable.

— Tu me manques, Ash.

— Toi aussi. » Elle s’est tue un instant, et j’ai entendu un bruit, peut-être la sonnette de sécurité de notre appartement. « Je crois qu’il y a quelqu’un à la porte, a-t-elle dit.

— Je t’appelle demain.

— … demain », a-t-elle fait en écho, puis la communication s’est coupée pour de bon.

Mais je n’ai pas pu la joindre le lendemain. Nous n’avons pas réussi à établir la moindre communication avec l’est des Dakotas, malgré les redondances multiples encore incluses dans les réseaux. Ray Mosely attribuait cela à une panne dans une grappe de serveurs nodaux, probablement due à un autre sabotage kuiniste.

C’est ce problème de communications qui a décidé le responsable des médias au ministère de la Défense à avertir la presse un jour plus tôt que prévu. Beaucoup de reporters vidéo indépendants couvraient les troubles à Cheyenne pour le compte des réseaux, mais il leur faudrait bien vingt-quatre heures pour arriver à Modesty Creek… où on avait besoin d’eux.

La nuit suivante, les ingénieurs ont mis en place un cercle éblouissant de microlampes au soufre. Nous avons travaillé à la fraîche sous la lueur de la lune, à creuser une casemate dans la terre sèche à un kilomètre et demi du point d’atterrissage, à enterrer des câbles et à dérouler d’immenses longueurs de grillage. Clôturer le site en interdirait l’accès aux touristes et aux kuinistes, au cas où ils aient vent de notre action. Hitch a fait remarquer que cela serait efficace contre les antilopes mais pas contre un certain nombre de mammifères de plus grande taille, pas sans gardes armés. Mais nous en avions aussi.

À l’aube, les mains en sang, je me suis glissé dans mon lit de camp.

Le siège allait commencer.

23

Jusqu’alors, nous avions eu le site pour nous seuls. Sous peu, le monde nous tiendrait compagnie.

Le monde, et tout ce que cela impliquait, c’est-à-dire les journalistes mais aussi les kuinistes de tous bords… même si nous espérions que l’isolement du lieu et la brièveté du délai permettraient d’éviter un hadj massif. (« C’est notre hadj, avait répété Sue. Celui-là, il est à nous. »)

Voilà pourquoi nos troupes uniforces se sont déployées devant le grillage et jusqu’en haut du promontoire. Voilà pourquoi nous avons averti la police des autoroutes et les officiels de l’État. Qui n’ont pas du tout apprécié que nous ayons rendu notre action publique, mais ne disposaient pas de l’autorité nécessaire pour nous arrêter. Ray Mosely a calculé que nous bénéficiions tout au plus de douze heures avant que les premiers étrangers arrivent. Nous avions déjà réussi à ériger une structure en grue au-dessus des fondations qui supporteraient le cœur tau, et à monter puis à tester notre équipement auxiliaire. Mais nous n’en avions pas terminé.

Sue a rôdé autour du grand camion à plateau qui transportait le cœur lui-même, en s’efforçant d’anticiper les actions des ingénieurs, jusqu’à ce que Ray et moi la distrayions en l’emmenant déjeuner. Nous avons englouti des repas de surplus militaires sous une toile de tente tandis que Ray nous faisait parcourir une check-list. Nous avions avancé plus vite que prévu, ce qui a apaisé quelques-unes des craintes de Sue.

Du moins pour un temps. Sue était « agitée », comme disent les docteurs. En fait, elle donnait tous les signes d’un effondrement nerveux imminent. Elle gesticulait sans cesse et sans but, tambourinait des doigts, clignait des yeux et avouait n’avoir pu dormir. Au beau milieu d’une conversation, son regard dérivait vers l’emplacement en béton du cœur et vers la structure de support aux tubes d’acier miroitant.

Elle n’a pas cessé de parler du projet. Elle a tout d’abord craint un retard de la presse, puis une arrivée prématurée du Chronolithe. « Le plus important n’est pas ce que nous faisons ici, a-t-elle dit, mais ce qu’on nous voit faire ici. Nous ne réussirons que si le monde nous voit réussir. »

(J’ai alors pensé que tout cela ne tenait vraiment pas à grand-chose. Nous n’avions que la promesse de Sue que la destruction d’un Chronolithe au moment de son apparition pourrait inverser la balance de cette guerre de l’ombre, déstabiliser cette boucle de rétroaction dont Kuin était censé dépendre. Mais Sue se fondait-elle uniquement sur des calculs ou prenait-elle aussi ses désirs pour la réalité ? Grâce à sa position et à ses ardents plaidoyers, Sue avait pu nous emmener tous jusque-là, investie comme elle l’était de l’autorité de ses mathématiques et de la profondeur de sa compréhension de la turbulence tau. Cela ne voulait pas forcément dire pour autant qu’elle avait raison. Ni même qu’elle était saine d’esprit.)

Après le repas, nous avons observé une équipe de débardeurs se faire assister d’un grutier pour soulever le cœur tau de sa caisse et le transporter jusqu’à sa dernière demeure avec autant de précautions que s’il s’agissait d’une cargaison de dynamite. Le cœur était une sphère de trois mètres de diamètre d’un noir anodisé et truffée de ports électroniques et de baies pour les câbles. J’ai déduit de ce que m’avait raconté Sue qu’il s’agissait en substance d’une bouteille magnétique renfermant déjà une forme exotique de plasma froid. Quand on activerait le cœur, une batterie d’appareils à grande énergie initierait une décohésion fermionique qui créerait quelques particules de matière tau-indéterminée pratiquement dépourvues de masse.

Ce matériau, affirmait Sue, essayerait d’occuper l’espace du Chronolithe qui arrivait, ce qui suffirait à le déstabiliser. Ce que cela pouvait bien signifier restait peu clair, du moins pour moi. Sue disait que l’interaction entre ces espaces tau en compétition serait violente mais « ne dégagerait pas une énergie excessive », c’est-à-dire qu’a priori elle n’effacerait pas le comté de Modesty et nous par la même occasion de la surface de la Terre. À priori.

Au crépuscule, le cœur était fixé en place et relié à nos appareils électroniques par l’intermédiaire d’un faisceau de fibres optiques et de fils conducteurs gainés d’azote liquide. Il nous restait encore beaucoup à faire, mais l’essentiel du gros œuvre de levage et de creusement était terminé. Ce que les civils ont célébré avec des entrecôtes grillées et de nombreuses bouteilles de bière. Un groupe d’ingénieurs plus âgés s’est rassemblé près de la route après le dîner pour évoquer le bon temps et chanter de vieilles chansons de Lux Ebone (au grand dam des jeunes troupes uniforces). Je me suis joint à eux pour les refrains.

Nous avons eu notre première victime cette nuit-là.

Malgré notre isolement, il subsistait une circulation occasionnelle sur les deux voies de la route secondaire par laquelle nous étions arrivés. Nous avions placé des hommes au nord et au sud sur le bord de la chaussée, des soldats porteurs des brassards orange des ouvriers d’autoroute. Avec leurs torches à incandescence, ils faisaient signe de circuler à quiconque semblait porter un intérêt plus que superficiel à nos camions et à notre équipement. Cette stratégie avait plutôt bien fonctionné jusque-là.

Mais peu après le lever de la lune, un homme dans une berline landau vert-de-gris a coupé son moteur et ses phares au sommet de l’éminence située au nord, qu’il a descendue en roue libre sur l’accotement jusqu’à parvenir à moins de quinze mètres de notre camion de tête, là où la lueur des lumières du camp se fondait dans l’ombre.

Il est sorti sur la berme de graviers, le dos tourné vers deux membres des troupes de sécurité qui approchaient, et en se retournant il a démasqué une forme lourde et indéterminée qui s’est révélée être celle d’un vieux fusil à pompe. Il l’a braqué sur les deux hommes des Uniforces et a tiré, tuant le premier et aveuglant définitivement le deuxième.

Par chance, le chef de la sécurité cette nuit-là était une femme intelligente et compétente nommée Marybeth Pearlstein, qui avait assisté à la scène depuis une station de surveillance située à quinze mètres de là sur la route. Quelques petites secondes plus tard, le fusil levé, elle contournait le pare-chocs du camion le plus proche et descendait l’agresseur d’un seul coup de feu bien ajusté.

Nous n’avons pas tardé à découvrir que l’homme était un fanatique copperhead bien connu des services de police locaux. Une camionnette du service médico-légal du comté s’est présentée deux heures plus tard et a emmené les corps ; une ambulance a transporté le survivant au centre médical du comté de Modesty. J’imagine qu’il aurait pu y avoir enquête si les choses avaient tourné différemment par la suite.


Ce que j’ignorais…

C’est-à-dire, ce que j’ai appris plus tard…

Je vous demande pardon, mais que ces mots stupides et impuissants aillent se faire foutre.

Vous l’entendez qui grince sous la page imprimée, cette atrocité exhumée du sol de trop d’années ?

Ce que j’ignorais, c’est que plusieurs membres de la milice PK du Texas – les gens dont Hitch m’avait parlé, ceux qui lui avaient pris deux de ses doigts – avaient déjà suivi une piste de relations clandestines jusqu’au domicile de Whitman Delahunt.

Whit n’avait apparemment pas cessé de mettre ses collègues au courant de mes allées et venues à partir du moment où j’étais parti chercher Kaitlin à Portillo. Les élites PK et copperheads s’intéressaient déjà alors à Sue Chopra, comme on s’intéresse à un ennemi en puissance, ou pire, à une marchandise, à une ressource potentielle.

Je ne pense pas que Whit ait pu prévoir les conséquences de ses actes. Après tout, il ne faisait que partager quelques informations intéressantes avec ses copains copperheads (qui les partageaient avec les leurs, et ainsi de suite depuis l’univers banlieusard de Whit jusqu’aux cadres militants dans la clandestinité). Dans le monde de Whit, les conséquences étaient toujours lointaines et les récompenses immédiates, sinon ce n’était pas des récompenses. Il n’y avait rien d’authentiquement politique dans les penchants copperheads de Whit Delahunt. Il voyait le mouvement comme une espèce de Rotary ou de club Kiwani où l’on payait sa cotisation avec des informations. Je doute qu’il ait jamais vraiment cru à un Kuin substantiel, physique. Si Kuin lui était apparu, il en aurait été aussi stupéfait qu’un chrétien du dimanche se retrouvant face au charpentier de Galilée.

Ce qui, je m’empresse de l’ajouter, n’est pas une excuse.

Mais je suis sûr que Whit n’avait jamais envisagé que ces miliciens texans frapperaient à sa porte bien après minuit, rentreraient chez lui comme si c’était chez eux (parce que lui était des leurs) avant de lui soutirer sous la menace de leurs armes l’adresse de l’appartement dans lequel Ashlee et moi vivions.

Janice était présente lors de cette intrusion. Comme elle n’arrivait pas à persuader Whit de ne pas répondre aux questions des intrus, elle a voulu appeler la police. Ses efforts n’ont eu d’autre résultat qu’un coup de crosse qui lui a brisé la mâchoire et la clavicule. Je suis certain qu’ils auraient été tous deux abattus si Whit n’avait promis de garder Janice sous contrôle – il n’avait rien à gagner à porter plainte et je suis sûr qu’il s’est dit qu’il ne pouvait rien faire pour les arrêter – et sans sa potentielle utilité ultérieure pour le mouvement.

Ce que ni Whit ni Janice ne pouvaient savoir, c’est qu’un de ces miliciens portait depuis longtemps un intérêt personnel aux activités de Sue Chopra et Hitch Paley : je veux bien entendu parler d’Adam Mills. Adam avait regagné sa ville natale dans un accès d’antinostalgie, ravi que les fils de sa vie se soient rejoints d’une si étrange et si satisfaisante façon. Je suppose qu’il en retirait une impression de destinée, un intense sentiment d’importance personnelle.

S’il avait connu l’expression, il aurait pu se considérer « en plein dans la turbulence tau ». Adam avait perdu le bout de deux de ses doigts, gelés dans les séquelles de Portillo – et certainement pas par coïncidence, les deux mêmes qu’il avait plus tard soustraits à coups de machette à Hitch. Il avait du coup le sentiment d’être en droit d’agir à sa guise, comme si Kuin l’avait oint en personne.

Durant ces événements, Kait, Dieu merci, dormait dans son appartement au-dessus du garage. Il y avait eu du bruit, mais pas suffisamment pour la tirer du sommeil. Elle n’avait pas été impliquée.

Du moins, pas encore.


Ne pouvant fermer l’œil après la fusillade sur la route, j’ai marché un peu avec Ray Mosely sur le sol jonché d’objets entre la tour du cœur et les abris préfabriqués.

Le camp s’était pour l’essentiel apaisé, et hormis le bourdonnement assourdi des générateurs il y avait peu de bruit. En fait, on pouvait enfin entendre le silence, apprécier son existence, profonde et puissante, hors de la prétention de la lumière.

Je n’avais jamais été intime avec Ray, mais ce voyage nous avait un peu rapprochés. À notre première rencontre, c’était un rat de bibliothèque, genre surdoué des livres manquant de confiance en lui et ne craignant rien davantage que sa propre vulnérabilité. Cela le mettait en permanence sur la défensive, le rendait cassant. Il était toujours ainsi. Mais des années d’abnégation compulsive avaient fait de lui un homme mûr, davantage conscient de ses défauts.

« Tu t’inquiètes pour Sue », a-t-il affirmé.

Je me suis demandé si je devais en parler. Mais nous étions seuls, personne ne pouvait surprendre notre conversation. Il n’y avait que Ray, moi et les lièvres.

« Elle est manifestement sous pression, ai-je dit. Et elle ne le gère pas spécialement bien.

— Tu t’en sortirais mieux, à sa place ?

— Probablement pas. Mais écoute comment elle parle. Tu vois ce que je veux dire. Maintenant, c’est presque tout le temps comme ça. Du coup, on finit par se demander…

— Si elle n’est pas folle ?

— Si la logique qui nous a amenés ici est aussi implacable qu’elle le pense. »

Ray a semblé y réfléchir. Il s’est fourré les mains dans les poches et m’a adressé un sourire triste. « Fais confiance aux maths.

— Ce ne sont pas les maths qui m’inquiètent. On n’est pas là pour les maths, Ray. On est dix ou quinze sauts de foi au-delà.

— Tu n’as pas confiance en elle, c’est ça que tu veux me dire ?

— Pas confiance dans quel sens ? Est-ce que je pense qu’elle est honnête ? Oui. Qu’elle croit bien faire ? Bien sûr qu’elle le croit. Mais est-ce que je me fie à son jugement ? Là, je ne suis pas sûr.

— Tu as pourtant accepté de nous accompagner ici.

— Elle sait se montrer convaincante. »

Ray n’a pas répondu tout se suite, il a plongé le regard dans les ténèbres qui s’étalaient derrière le cadre métallique entourant le cœur tau, pour le fixer sur les broussailles, sur l’herbe sauvage qu’éclairait la lune, sur les étoiles. « Pense à ce à quoi elle a renoncé, Scott. Pense à la vie qu’elle aurait pu avoir. Elle aurait pu connaître l’amour. » Il a eu un faible sourire. « Je sais que mes sentiments pour elle sont évidents. Et je sais qu’ils sont ridicules. Quel putain de cirque. Quelle connerie. Elle n’est même pas hétérosexuelle. Mais l’amour, à défaut du mien, elle aurait pu le connaître avec quelqu’un d’autre. Avec l’une de ces femmes avec qui elle est toujours en train de sortir tout en les ignorant, en les insérant ou en les supprimant du film de sa vie comme on écarte une bobine de réserve du montage final. Mais elle les écarte parce que son travail est important, et plus elle travaille plus il devient important, et maintenant elle s’y consacre tout entière, elle lui appartient. En fait, tout au long de sa vie, chaque pas qu’elle faisait l’approchait d’ici. Je pense même qu’en ce moment, Sue se demande si elle n’est pas en train de délirer.

— Nous lui devons donc le bénéfice du doute ?

— Non, a répondu Ray. Nous lui devons plus que cela. Nous lui devons notre loyauté. »

Toujours aussi désireux d’avoir le dernier mot, c’est ce moment-là qu’il a choisi pour faire demi-tour et rentrer au camp.

Je ne l’ai pas suivi, je suis resté debout, en silence, entre la lune et les projecteurs. À cette distance, le cœur tau avait l’air bien petit. Une toute petite chose avec laquelle faire levier afin d’obtenir un résultat si loin dans le temps.


Quand j’ai trouvé le sommeil, j’ai dormi longtemps et à poings fermés. Je me suis éveillé à midi sous le toit translucide de l’abri gonflable, seul à l’exception de quelques membres de l’équipe de nuit épuisée et d’autres du service de sécurité qui avaient fini leur garde.

Personne n’avait songé à me réveiller. Tout le monde avait été bien trop occupé.

J’ai quitté l’ombre de l’abri et me suis retrouvé sous un soleil de plomb. Le ciel, d’un éclat brutal, ressemblait à un léger vernis bleu tendu entre la prairie et le soleil. Mais c’est le bruit qui m’a tout d’abord frappé. Si vous êtes déjà passé près d’un stade un jour de match, vous connaissez ce grondement que produit une multitude de voix humaines.

Je suis tombé sur Hitch Paley près de la tente-cantine.

« Il y a plus de journalistes qu’on ne s’y attendait, Scotty, m’a-t-il annoncé. On en a toute une foule qui bloque la route. La police des autoroutes essaye de la leur faire dégager. Tu sais qu’on nous a déjà dénoncés, au Congrès ? Les gens se couvrent au cas où on ne réussisse pas.

— Tu crois qu’on a une chance ?

— Peut-être. S’ils nous laissent le temps. »

Mais personne ne voulait nous en laisser. Les milices kuinistes arrivaient par camions entiers, et le lendemain matin la fusillade avait sérieusement commencé.

24

Je connais l’odeur de l’avenir.

En fait, l’avenir abuse du passé ; passé et avenir se mélangent telles deux substances inoffensives qui, une fois combinées, produisent une toxine. L’avenir a une odeur de poussière alcaline et d’air ionisé, de métal brûlant et de glacier. Et aussi pas mal de cordite.

La nuit s’était passée à peu près dans le calme. Ce jour-là, celui de l’arrivée, j’ai été sorti d’une série de sommes épuisés par des coups de feu sporadiques – trop éloignés pour m’inspirer une panique immédiate, assez proches pour que je m’habille en hâte.

Hitch, de retour dans la tente-cantine, mangeait paisiblement dans un bol en carton une ration froide de haricots blancs à la sauce tomate. « Assieds-toi, a-t-il dit. Nous maîtrisons la situation.

— Ça n’en a pas l’air. »

Il s’est étiré et a bâillé. « Ce que tu entends, ce sont les démêlés d’une bande de kuinistes avec la sécurité, le long de la route au sud. Certains sont armés mais tout ce qu’ils veulent, c’est tirer en l’air et brandir le poing. Ce sont des spectateurs, en somme. Et on a un nombre équivalent de journalistes qui cherchent à franchir le grillage pour s’approcher davantage. Les Uniforces les filtrent. Sue veut qu’ils soient près de l’arrivée, mais pas trop près, tu comprends.

— Et trop près, c’est à quelle distance ?

Une question intéressante, n’est-ce pas ? Les ingénieurs et les polars sont tous regroupés à proximité du bunker. On a installé la presse un peu plus loin à l’est. »

Le bunker, ou prétendu tel, était une casemate avec une toiture en bois située à mille cinq cents mètres du cœur, un abri dans lequel Sue avait installé l’équipement de surveillance et d’initiation de l’événement tau. On l’avait équipé de radiateurs destinés à fournir une protection minimum contre le choc thermique, et, au pire, il était défendable contre des armes légères.

Le cœur lui-même restait vulnérable à un point presque ridicule, mais les membres des Uniforces avaient promis de le protéger aussi longtemps qu’ils arriveraient à garder intacts nos périmètres. La bonne nouvelle, c’était que ce rassemblement hétéroclite de kuinistes, plus bas sur la route, ne représentait en rien (selon Hitch) une force supérieure.

« On pourrait bien y arriver, Scotty, a-t-il dit. Avec un peu de chance.

— Comment va Sue ?

— Je ne l’ai pas vue depuis l’aube, mais… comment elle va ? Elle est à cran, oui ! Cela ne me surprendrait pas qu’elle se pète une artère. » Il m’a regardé d’un air bizarre. « Dis-moi… Tu la connais vraiment bien ?

— Je la connais depuis mes études.

— Oui, mais à quel point ? Moi aussi, j’ai bossé longtemps pour elle, mais je ne peux pas pour autant prétendre la connaître. Elle parle de son travail… et c’est tout, du moins avec moi. Elle ne se sent jamais seule, elle n’a jamais peur, elle ne se met jamais en colère ? »

Cette conversation m’a paru incongrue, avec les coups de feu qui éclataient encore sur la route. « Où veux-tu en venir ?

— On ne sait rien d’elle, et pourtant on est là et on fait ce qu’elle nous dit de faire. Plutôt curieux, quand on y songe. »

J’ai trouvé cela curieux aussi, du moins à ce moment-là. Que faisais-je là, en réalité ? Rien sinon risquer ma vie, et certainement pas quelque chose d’utile. Sue n’aurait pas été d’accord avec moi. Tu attends ton heure, aurait-elle affirmé. Tu attends la turbulence.

J’ai pensé à ce que Hitch m’avait dit à Minneapolis, quand il avait froidement déclaré avoir tué des gens. « À quel point nous connaissons-nous les uns les autres ?

— Il fait plus frais ce matin, a dit Hitch. Même au soleil. Tu ne trouves pas ? »


Quelques jours auparavant, Adam Mills s’était présenté à la porte de sa mère avec cinq voyous de ses amis et un assortiment d’armes dissimulées.

Je ne m’étendrai pas là-dessus.

Bien entendu, Adam était psychotique. Au sens clinique du terme. Avec sa personnalité antisociale et tyrannique et, plus ou moins a contrario, son talent inné de leader, il en présentait tous les symptômes. Son univers mental consistait en un grenier encombré d’idéologies usées et de purs fantasmes, tous centrés sur Kuin ou l’idée qu’il s’en faisait. Adam n’avait jamais noué de liens affectifs, comme le font les humains de manière naturelle, avec sa famille ou des amis. Tout démontrait en lui une totale absence de conscience.

Dans ses moments de grande dépression, Ashlee se reprochait ce qu’Adam était devenu, alors que cela venait de sa chimie cérébrale et non de son éducation. Une analyse de son génome et quelques tests sanguins de base pratiqués dès sa petite enfance auraient permis de détecter le problème. On aurait peut-être même pu le soigner, jusqu’à un certain point. Mais Ash n’avait jamais eu les moyens de payer ce type d’intervention médicale haut de gamme.

Je ne peux pas et ne veux pas imaginer ce qu’Ashlee a enduré au cours de ces quelques heures face à Adam. À la fin, elle avait révélé l’emplacement du point d’arrivée au Wyoming et le fait que je m’y trouvais en compagnie de Hitch Paley et de Sue Chopra – et aussi le plus important : que nous espérions mettre un Chronolithe hors service.

On ne peut pas le reprocher à Ash.

Adam a donc disposé d’informations fiables sur la pierre de Kuin et sur nos efforts pour la détruire quarante-huit heures au moins avant que nous avertissions la presse.

Il s’est aussitôt mis en route vers l’ouest, non sans laisser derrière lui deux de ses séides pour empêcher tout coup de fil gênant de la part d’Ashlee. Il aurait pu tout aussi bien la tuer, mais il a choisi de la garder en réserve, peut-être comme otage.

Mais il y avait encore pire.

Le pire, c’était l’arrivée de Kaitlin à l’appartement, peu après le départ d’Adam ; Kait qui ignorait toujours ce qui était arrivé à Janice et comptait se joindre à Ashlee pour un repas tranquille et éventuellement une séance de cinéma en soirée.


On avait affiné les mesures statistiques des radiations ambiantes de faible niveau depuis Jérusalem et Portillo. L’équipe de Sue était capable d’établir un compte à rebours bien plus précis pour cette arrivée-là. Mais nous n’avions nul besoin du compte à rebours pour sentir que le Chronolithe arrivait.

Voilà quelle était la situation quand je suis sorti du bunker prendre une dernière bouffée d’air, une vingtaine de minutes avant l’heure prévue pour l’activation du cœur.

Il y avait eu d’autres coups de feu le long de la route au sud, ainsi que sporadiquement en divers points de notre enceinte grillagée. Jusqu’ici, les polices locale et d’État avaient réussi à contenir les kuinistes – il régnait au Wyoming un fort sentiment anti-kuiniste, surtout parmi les fonctionnaires et policiers, depuis l’assaut de l’hôtel d’État. Un soldat uniforce avait été blessé par un membre de la milice Oméga qui cherchait à franchir le grillage d’enceinte en véhicule tout-terrain et, plus tôt dans l’après-midi, quatre kuinistes armés d’affiliation inconnue avaient été abattus alors qu’ils tentaient de prendre d’assaut le poste de contrôle nord. Depuis, il ne s’était produit que gesticulations et arrestations éparses… même si la foule continuait à grossir.

Sue avait autorisé un groupe de journalistes à monter leurs appareils d’enregistrement loin derrière le bunker, et à l’est je voyais de ma position leur file de camions et de tripodes à peu près longue comme un terrain de football. Des reporters, il y en avait des douzaines, la plupart envoyés depuis Cheyenne, représentant tous les principaux réseaux d’informations et un nombre non négligeable des indépendants les plus estimés. Cette multitude semblait pourtant perdue dans le vaste paysage brun. Un deuxième contingent de journalistes indépendants avait installé son matériel sur le promontoire qui dominait le site, un peu plus près que Sue ne l’aurait souhaité, mais notre agent de liaison avec les médias qualifiait ces types de « très dévoués et très pressants » – autrement dit, têtus et stupides. Je voyais aussi leurs caméras, dressées en bataille au-dessus du rocher.

La plupart de nos opérateurs et de nos ouvriers avaient déjà quitté le site. Les scientifiques et ingénieurs civils restants s’entassaient dans le bunker ou observaient les événements de derrière la ligne des journalistes.

Suspendu dans sa structure d’acier au-dessus de sa dalle de béton, le cœur tau ressemblait à un gros œuf noir. Non loin de là s’élevait un plumet de poussière produit par la dernière camionnette de notre convoi, dans laquelle Hitch Paley grimpait le chemin depuis la route afin de se garer près du bunker. Tous nos véhicules avaient été adaptés pour supporter sans dommages la vague de froid consécutive à l’arrivée.

Il y avait aussi un frisson tau manifeste, une fraîcheur prémonitoire dans l’atmosphère. Dans l’atmosphère et dans tout, la terre et la chair, le sang et les os. Nous n’avions pour le moment perdu qu’une fraction de degré. Le choc thermique commençait à peine à bander ses muscles, mais on le sentait déjà sous forme d’un léger picotement sur la peau.

J’ai sorti mon téléphone pour tenter une nouvelle fois de joindre Ashlee. Ma tentative n’a pas rencontré plus de succès que toutes les autres depuis presque une semaine. Soit le système me répondait par un message d’échec global, soit (comme pour cet appel-là) je n’obtenais qu’un écran vierge et un murmure audio dénaturé. J’ai rangé mon téléphone.

J’ai été surpris de voir Sue Chopra ouvrir la porte d’acier du bunker et sortir derrière moi. Le visage blême, agitée de tremblements, elle a mis la main en visière pour protéger ses yeux du soleil.

« Tu ne devrais pas être en bas ? ai-je demandé.

— Le mécanisme est enclenché, maintenant. Ça tourne tout seul. »

Elle a trébuché sur une racine d’épineux et je l’ai retenue par le bras. Il était froid.

« Scotty, a-t-elle dit comme si elle venait de me reconnaître.

— Respire profondément. Comment te sens-tu ?

— Fatiguée, c’est tout. Et j’ai l’estomac vide. » Elle a secoué la tête, perplexe. « Je n’arrête pas de me demander… est-ce que quelque chose m’a fait venir ici ? Ou suis-je venue de moi-même ? La turbulence tau a cela de bizarre qu’elle nous donne un destin. Mais un destin sans dieu. Sans personne qui commande.

— Ou alors Kuin. »

Elle a froncé les sourcils. « Oh non, Scotty. Ne dis pas ça.

— On le saura sous peu. Comment ça se passe, en bas ?

— Comme je t’ai dit. Ça roule tout seul. De bons chiffres bien solides. Tu as raison, il faut que j’y retourne… si tu venais avec moi ?

— Pourquoi ?

— Parce que, en fait, il y a pas mal de rayonnements ionisants, par ici. On te fait une radio des poumons toutes les vingt minutes. » Puis elle a souri. « Mais surtout parce que ta présence me rassure. »

Ce motif me suffisait, et j’allais l’accompagner quand nous avons senti une explosion au loin. Les coups de feu ont repris, bien plus proches qu’ils n’auraient dû l’être.

D’instinct, Sue s’est laissée tomber à genoux. Je suis resté debout comme un idiot. La fusillade a commencé en un pop pop saccadé mais s’est aussitôt accélérée en rafales quasi ininterrompues. Le grillage d’enceinte (ainsi qu’un grand portail) se trouvait à quelques mètres dans notre dos. J’ai jeté un coup d’œil dans cette direction et y ai vu des troupes uniforces se mettre à couvert en levant leurs armes, mais je n’ai pas tout de suite repéré l’origine des coups de feu.

Sue fixait le promontoire. Je l’ai imitée.

Un reste de fumée montait du point d’observation uniforce situé là-haut.


« Les journalistes », a-t-elle murmuré.

Bien entendu, il ne s’agissait pas d’authentiques journalistes mais de kuinistes, d’un groupe de miliciens assez intelligents pour s’emparer du camion d’un réseau hors de Modesty Creek et assez futés pour donner le change à nos hommes qui filtraient les médias au portail. (Plus tard, à trente kilomètres de là par la route, on a découvert dans un buisson les cinq véritables reporters du réseau, battus et étranglés.) Une douzaine de kuinistes moins présentables à bord de voitures banalisées avaient été introduits en les prétendant techniciens, leurs armes soigneusement dissimulées au sein d’un chargement d’objectifs, d’appareils de diffusion et d’équipements d’imagerie.

Ils s’étaient tous installés sur le promontoire surplombant le cœur tau, non loin du point d’observation uniforce. En voyant Hitch amener la dernière camionnette au bunker, ils ont compris que l’arrivée ne tarderait plus. Ils ont fait sauter l’avant-poste uniforce et abattu les survivants pour concentrer ensuite leurs efforts sur le cœur tau.

Pâles devant le bleu du ciel, j’ai vu les panaches de fumée sortir de leurs fusils. Ils étaient trop loin du cœur pour pouvoir tirer avec précision, mais des étincelles jaillissaient là où leurs balles frappaient le cadre métallique. Derrière nous, les uniforces qui gardaient le portail ont entrepris de riposter et de demander des renforts par radio. Malheureusement, le gros de nos troupes était massé au portail sud, où la foule kuiniste avait sérieusement commencé à lui tirer dessus.

Je me suis enfin accroupi dans la poussière à côté de Sue. « Le cœur est assez lourdement blindé…

— Le cœur, oui, sans doute, mais les câbles, les connecteurs sont vulnérables… toute l’instrumentation, Scotty. »

Elle s’est levée et a couru vers le bunker. Je n’ai eu d’autre choix que de la suivre, mais j’ai pris le temps de faire signe de venir à Hitch, qui arrivait tout juste et avait dû confondre les coups de feu tirés du promontoire avec les escarmouches au sud. Mais il a compris l’urgence de la situation au vu de l’étrange sauve-qui-peut de Sue.

L’air soudain était beaucoup plus froid, et une rafale de vent a soufflé des plaines sèches, des tourbillons de poussière marchant comme des pèlerins dans le cœur de l’événement tau.


Quand le choc thermique nous est tombé dessus, le bunker chauffé et doublé de béton est devenu plus froid que ne l’avait prédit Sue. Ce froid nous a engourdi les extrémités, nous a glacé le sang et a imposé une étrange et langoureuse lenteur à une séquence d’événements terrifiants. Nous avons tous péniblement enfilé vestes et couvre-chefs thermo-adaptatifs tandis que Hitch fermait hermétiquement la porte derrière lui.

Comme une horloge, le processus d’initiation du cœur tau s’est déroulé. Comme une horloge, il n’était plus sensible à une intervention humaine. Les poings serrés, les techniciens restaient assis près de leurs moniteurs, sans pouvoir rien faire d’autre que prier qu’une balle perdue ne vienne pas interrompre le flot de données.

J’avais vu les câbles et les connecteurs du cœur, isolés au Téflon, gainés de Kevlar et épais comme des lances d’incendie. En dépit des peurs de Sue, je ne pensais pas que des balles normales, tirées d’une telle distance, puissent représenter un danger réel.

Mais les miliciens n’avaient pas apporté que des fusils.

Le compte à rebours était passé sous la barre des cinq minutes lorsque s’est élevé le grondement d’une détonation lointaine. De la poussière est tombée des planches du plafond et les lumières du bunker se sont éteintes d’un coup.

« Ils ont touché un générateur », ai-je entendu dire Hitch, et quelqu’un d’autre a braillé : « On est foutus, complètement foutus ! »

Je ne voyais pas Sue – je ne voyais même rien du tout. L’obscurité était totale. Nous étions presque quarante, entassés dans le bunker derrière ses solides fortifications en terre.

D’évidence, notre générateur de secours n’avait pas rempli son rôle. Les batteries auxiliaires ont rétabli les voyants lumineux des appareils électroniques mais n’ont projeté aucune lumière utilisable. Quarante personnes dans un espace clos et noir. En esprit, je me suis représenté l’entrée, la porte d’acier située en haut d’un escalier en béton à peut-être un mètre de moi, et la direction à prendre pour l’atteindre.

Et à ce moment-là… l’arrivée.

Le Chronolithe s’est enfoncé jusqu’au soubassement.

Un Chronolithe absorbe la matière, il ne la déplace pas, mais l’onde de froid, en brisant des veines d’humidité souterraines, a généré une onde de choc qui a voyagé dans la terre. Le sol a semblé se soulever et retomber. Ceux d’entre nous qui ne s’agrippaient pas à une main courante se sont effondrés. Je pense que tout le monde a hurlé. Un son terrible, bien pire qu’un dommage physique.

Il a fait encore plus froid. Toute sensation a disparu du bout de mes doigts.

Quelqu’un a paniqué, un de nos ingénieurs, et s’est frayé un chemin vers l’écoutille de sortie. J’imagine qu’il voulait simplement revoir la lumière du jour, et que l’extrême intensité de ce besoin lui avait ôté la raison. Je me trouvais assez près de lui pour le distinguer dans la faible lueur émanant des rangées de consoles. Il a trouvé les marches, les a escaladées à quatre pattes et a touché la poignée de la porte. Le levier devait être horriblement froid : l’ingénieur a hurlé au moment où il pesait dessus de tout son poids. La poignée a eu un mouvement convulsif et la porte s’est ouverte vers l’extérieur.

Il n’y avait plus de ciel bleu. Des rideaux de poussière hurlante l’avaient remplacé.

L’ingénieur est sorti en titubant. Le vent, le sable et des granules de glace se sont engouffrés dans le bunker. Sue avait-elle prévu une arrivée aussi brutale ? Peut-être pas… les journalistes alignés à l’est devaient maintenant nager dans la poussière. Et je doutais qu’il reste encore quelqu’un pour tirer des coups de feu depuis le promontoire.

Le choc thermique avait atteint son maximum mais nos températures corporelles continuaient à chuter. La sensation était étrange. On se sentait froid, oui, indiciblement froid, mais d’un froid paresseux, trompeur, anesthésiant. J’ai senti que je tremblais dans mes vêtements protecteurs surmenés. On aurait dit que ce tremblement m’incitait à dormir.

« Restez dans le bunker ! » a crié Sue derrière moi, quelque part au fond de la tranchée. « Vous serez plus en sécurité dans le bunker ! Scotty, ferme cette porte ! »

Mais il n’y a pas eu grand monde parmi les ingénieurs et les techniciens pour suivre son conseil. Ils sont passés devant moi, se répandant dans les hurlements du vent, courant – dans la mesure où le froid leur permettait de courir, car on aurait plutôt dit des valseurs qui ne tenaient plus qu’à grand-peine debout – en direction des véhicules garés en file indienne.

Quelques-uns ont même réussi à monter à bord et à démarrer. Bien que protégés contre le choc thermique, les véhicules ont rugi comme des animaux blessés, leurs pistons grinçant dans les cylindres. Les vents de l’arrivée avaient abattu le grillage d’enceinte et la faction civile de notre convoi a commencé à disparaître entre les dents de la tempête.

À l’ouest, là où le Chronolithe devait se trouver, je ne voyais qu’un mur de brouillard et de poussière.

Je me suis hissé en haut de l’escalier et ai refermé l’écoutille. L’ingénieur avait laissé un bout de peau sur le levier glacé. J’y ai laissé un peu de la mienne.

Sue a mis la main sur quelques lampes à piles et a entrepris de les allumer. Nous n’étions plus qu’une douzaine dans le bunker.

Dès que nous avons eu de la lumière, Sue s’est effondrée à l’autre bout de la pièce contre un des appareils de télémétrie inertes. Je l’ai rejointe d’un pas chancelant. J’ai failli lui tomber dessus. Nos bras se sont touchés, et sa peau était d’un froid atroce (la mienne aussi, je suppose). Ray se trouvait à proximité mais avait les yeux fermés et ne semblait conscient que par intermittence. Accroupi près de la porte, Hitch s’obstinait à rester sur le qui-vive.

Sue a posé sa tête sur mon épaule.

« Ça n’a pas marché, Scotty, a-t-elle murmuré.

— On en parlera plus tard.

— Mais ça n’a pas marché. Et si ça n’a pas marché…

— Chut. »

Le Chronolithe avait atterri. Le premier à atterrir sur le sol américain… et d’une taille plutôt conséquente, à en juger par les effets secondaires. Sue avait raison : nous avions échoué.

« Mais Scotty…», a-t-elle prononcé d’une voix dans laquelle perçait une fatigue et une perplexité infinies, « si cela n’a pas marché… qu’est-ce que je fais ici ? À quoi je sers ? »

J’ai cru à une question purement rhétorique. Mais Sue n’avait jamais été plus sérieuse.

25

Je suppose que lorsque l’histoire permettra un certain degré d’objectivité, quelqu’un s’essaiera à une évaluation esthétique des Chronolithes.

Si indécent que cela paraisse, on peut considérer les monuments comme des œuvres d’art, toutes différentes et chacune avec ses particularités.

Certains sont rudimentaires, comme le Kuin de Chumphon : relativement petit, sans détails, tel un bijou en sable coulé, un travail de novice. D’autres, plus finement sculptés (sans pour autant se départir d’une généricité sinistre digne des œuvres du réalisme soviétique), méritent plus d’attention. Ainsi les Kuins d’Islamabad et de Capetown, qui le représentent en géant aimable d’une bienveillante masculinité.

Mais les Chronolithes les plus caractéristiques sont les monstres, ceux qui ont ravagé de grandes villes. Le Kuin de Bangkok, à cheval sur les eaux brunes et grossières du Chao Phraya ; le Kuin de Bombay, enveloppé d’une toge ; le Kuin de Jérusalem, sévère et patriarcal, qui semble embrasser les religions du monde malgré les reliques religieuses gisant éparpillées à ses pieds.

Le Kuin du Wyoming les surpassait tous. Sue ne s’était pas trompée quant à la portée de ce monument. C’était le premier Chronolithe américain, une proclamation de victoire au cœur d’une grande puissance occidentale, et s’il se manifestait dans ce désert rural par respect pour les grandes villes américaines, il n’en constituait pas moins un symbole audacieux sur lequel on ne pouvait se tromper.

Le choc thermique a fini par s’atténuer. Nous nous sommes secoués pour sortir de notre torpeur et avons peu à peu pris conscience de ce qu’il s’était produit, de ce que nous n’avions pas réussi à obtenir.

Fidèle à lui-même, Hitch a immédiatement consacré son énergie à rester en vie. « Tout le monde debout ! a-t-il ordonné d’une voix rauque. Il faut qu’on s’éloigne le plus possible avant que les kuinistes viennent nous chercher, et ils ne vont sûrement pas tarder. Surtout qu’il faut qu’on évite la grand-route. »

Sue a hésité, le regard fixé sur les appareils branchés sur batterie qui s’alignaient contre le mur du bunker. Ils clignotaient sans aucune cohérence, avides de données à traiter.

« C’est valable pour toi aussi, lui a dit Hitch.

— Ça pourrait avoir de l’importance, a-t-elle répondu. Certains chiffres ont crevé des plafonds.

— Au diable les chiffres. » Il nous a conduits à la porte d’une démarche qui manquait d’assurance.

Sue a gémi en voyant le Chronolithe qui se dressait à l’assaut du ciel.

Ray l’a suivie en haut des marches et j’ai emboîté le pas à Hitch. À peine sorti, l’un des ingénieurs restants, un homme aux cheveux gris nommé MacGruder, est tombé à genoux en un geste de vénération pure, quoique involontaire.

Le Kuin… eh bien, il défiait toute description.

Il était immense et véritablement magnifique. Il dépassait le point culminant des environs : le promontoire rocheux sur lequel les saboteurs avaient pris position. Du cœur tau et de ses structures attenantes, il ne restait bien entendu pas la moindre trace. La couche de glace enrobant le Chronolithe se détachait déjà – l’air ambiant n’avait recelé que peu d’humidité –, ce qui aurait révélé les détails du monument sans les brumes qui se sublimaient sur sa surface. Couronné de son propre nuage, il se dressait avec majesté, immense, à la hauteur d’une montagne. De là où nous nous tenions, l’expression sur le visage de Kuin était oblique tout en suggérant la suffisance, le contentement de soi, la confiance sereine d’un conquérant arrogant.

Des cristaux de glace ont fondu et sont tombés autour de nous en une petite brume froide. Le vent tournait de façon erratique, un coup chaud, un coup frais.

Le principal groupe de kuinistes s’était rassemblé au sud du site. Beaucoup avaient été mis hors de combat par le choc thermique, mais le grillage d’enceinte filait là-bas à plus de trois kilomètres du point d’atterrissage, et à en juger par le renouveau de coups de feu, il leur restait assez d’énergie pour occuper les uniforces. Les soldats plus proches de nous, qui avaient survécu grâce à leurs équipements isothermes, semblaient hésitants, perdus. Leurs appareils de communication hors service, ils ralliaient les restes aplatis du portail est.

Aucune trace des miliciens qui avaient désactivé le cœur tau.

Ray a conseillé aux derniers ingénieurs et techniciens qui se traînaient hors du bunker de rester à proximité des uniforces. Visiblement, les journalistes à l’abri du bunker avaient eu une autre idée : leurs camionnettes blindées franchissaient à toute vitesse le portail à terre. Ils diffusaient sans doute déjà l’image stupéfiante de ce grand et nouveau Kuin du Wyoming qu’ils avaient filmé. Notre échec était patent.

« Aide-moi à faire monter Sue dans la camionnette », m’a demandé Ray.

Sue ne pleurait plus, mais elle gardait les yeux fixés sur le Chronolithe, en s’appuyant sur Ray. Elle a murmuré : « Ce n’est pas juste…

— Bien sûr que ce n’est pas juste. Allez, Sue, viens. Il faut partir. »

Elle s’est dégagée de la main de Ray. « Non, je veux dire : ce n’est pas juste. Les mesures sont montées très haut. Il me faut un sextant. Et une carte. Il y en a une topographique dans la camionnette, mais… Hitch ! »

Hitch s’est retourné.

« Il me faut un sextant ! Demande à un des ingénieurs !

— Bordel, un quoi ?

— Un sextant ! »

Hitch a dit à Ray de démarrer la camionnette pendant qu’il se dépêchait de revenir muni d’un sextant numérique et d’un tripode trouvés dans le véhicule de relèvements. Sue a monté l’instrument malgré les rafales de vent et a gribouillé des chiffres dans son carnet. Ray a dit avec douceur mais fermeté : « Je ne crois pas que cela ait encore de l’importance.

— Quoi donc ?

— De prendre des mesures.

— Je ne le fais pas pour le plaisir », a-t-elle répliqué d’un ton cassant. Mais elle s’est effondrée dans les bras de Ray en essayant de replier le tripode, et nous l’avons portée dans la camionnette.

J’ai ramassé son carnet dans la boue glacée.

Hitch a pris le volant tandis que Ray et moi placions un coussin sous la tête et une couverture sur le corps de Sue. Les troupes uniforces nous ont fait signe de nous arrêter. L’air nerveux, un garde armé d’un fusil s’est penché à la fenêtre et s’est adressé à Hitch. « Monsieur, je ne peux garantir votre sécurité…

— Ouais, je sais », a répondu Hitch en redémarrant aussitôt. Nous serions plus en sécurité – Sue serait plus en sécurité – très loin de là. Hitch a coupé dans les plaines sur l’une des petites routes locales. Il y avait des sentiers terreux qui, pour la plupart, aboutissaient en cul-de-sac à des ranchs désertés ou des abreuvoirs à sec. Un itinéraire d’évasion peu prometteur. Mais Hitch avait toujours préféré les petites routes.

Malgré sa protection poussée contre le froid, notre moteur avait souffert du choc thermique. À la tombée de la nuit, la camionnette renâclait et s’épuisait. Nous approchions alors d’un abri en briques de mâchefer surmontées d’un grossier toit de tôle. Nous nous y sommes arrêtés, non parce que la construction nous a semblé un tant soit peu accueillante – la saison des pluies était passée année après année par ses fenêtres vides ; des générations de rats des champs avaient construit puis abandonné des nids à l’intérieur – mais parce qu’elle nous permettrait de masquer notre présence et dissimulerait la camionnette aux premiers regards. Au moins, nous avions mis quelques kilomètres derrière nous.

N’ayant rien d’autre à faire, nous nous sommes blottis les uns contre les autres à l’intérieur du véhicule et avons cherché le sommeil, tandis qu’un vent frais peignait l’herbe sauvage et qu’au loin le soleil se couchait derrière l’imposante silhouette de Kuin. Nous n’avons pas eu à chercher bien longtemps, étant tous épuisés. Même Sue a dormi, alors qu’elle avait vite récupéré de son malaise et s’était montrée assez fringante pendant que nous roulions vers l’est.

Elle a dormi toute la nuit et s’est levée à l’aube.


Au matin, Hitch a ouvert le capot de la camionnette pour lancer les diagnostics intégrés. Ray Mosely a sourcillé au bruit, mais s’est retourné et rendormi.

Je me suis réveillé affamé et le suis resté (nous n’avions que des rations d’urgence), j’ai dépassé le mur à la peinture écaillée de l’abri et j’ai marché jusqu’à la prairie sur laquelle Sue avait redéployé notre tripode et notre sextant.

L’outil de géomètre était pointé sur le Chronolithe dans le lointain. Sue avait déplié et posé à ses pieds une carte topographique, qu’un caillou sur chaque coin maintenait en place. Une brise fraîche a ébouriffé les boucles de sa chevelure. Malgré ses vêtements poussiéreux et ses énormes verres maculés, et si incroyable que cela paraisse, elle a réussi à sourire en me voyant.

« ’jour Scotty », m’a-t-elle salué.

Colonne de glace se découpant devant le bleu embrumé de l’horizon, le Chronolithe attirait l’œil comme l’attire tout ce qui est incongru ou choquant. Depuis son piédestal, le Kuin du Wyoming braquait son regard vers l’est, presque droit sur nous.

Il nous vise, ai-je pensé. Comme une flèche. « Tu arrives à découvrir du nouveau ? me suis-je enquis en évitant de paraître trop ironique.

— Oh que oui. » Elle s’est tournée vers moi, un sourire étrange aux lèvres. Un sourire à la fois heureux et triste. Elle avait les yeux brillants et grands ouverts. « Trop. Beaucoup trop.

— Sue…

— Non, ne dis rien de pragmatique. Je peux te poser une question ? »

J’ai haussé les épaules.

« Si tu faisais tes bagages pour un voyage dans le futur, Scotty, qu’est-ce que tu emporterais ?

— Qu’est-ce que j’emporterais ? Je n’en ai aucune idée. Et toi ?

— J’emporterais… un secret. Tu peux garder un secret ? » Sa question m’a troublé. Ma mère me posait la même quand elle commençait à sombrer dans la démence. Elle se penchait sur moi telle une ombre malveillante pour me demander : « Tu peux garder un secret, Scotty ? »

Et chaque fois, ce secret consistait en une accusation paranoïaque : les chats lisaient dans ses pensées, le gouvernement essayait de l’empoisonner, mon père était un imposteur.

« Allons, Scotty, a dit Sue, ne me regarde pas comme ça.

— Si tu me le confies, ce ne sera plus un secret.

— Tu as raison. Mais il faut que je le dise à quelqu’un. Pas à Ray, parce qu’il est amoureux de moi. Ni à Hitch, parce que lui n’est amoureux de personne.

— Que d’énigmes…

— C’est vrai. Je ne peux pas m’en empêcher. » Elle a jeté un coup d’œil au loin vers la colonne bleue du Kuin. « Nous n’avons peut-être pas beaucoup de temps.

— Pas beaucoup de temps pour quoi ?

— Ça ne va pas durer, je voulais dire. Le Chronolithe. Il n’est pas stable. Il est trop énorme. Regarde-le, Scotty. On dirait qu’il frémit, tu ne trouves pas ?

— À cause de la chaleur qui monte de la plaine. Simple illusion d’optique.

— Oui, aussi. Mais pas seulement. J’ai vu, revu, re-revu les chiffres. Ceux qui crevaient les plafonds, au bunker. Ces chiffres-là. » Ceux de son carnet. « J’ai triangulé sa hauteur et son rayon, du moins à peu près. Et j’ai beau lésiner sur les estimations, il dépasse toujours de loin la limite.

— Quelle limite ?

— Tu ne te souviens pas ? Un Chronolithe trop gros devient instable – si j’avais pu publier l’article, on aurait peut-être appelé ça la limite de Chopra. » Son étrange sourire s’est évanoui et elle a détourné le regard. « Je suis peut-être trop vaniteuse pour le travail que j’ai à faire. Je ne dois pas laisser cela se produire. Il faut que je sois humble, Scotty, Parce que Dieu sait que je vais être humiliée.

— Tu disais penser que le Chronolithe allait s’autodétruire…

— Oui. Dans la journée.

— Je ne vois pas en quoi cela sera un secret.

— Non, bien sûr, mais la cause en sera un. La limite de Chopra, c’est mon travail. Je ne l’ai partagé avec personne, et je doute que quelqu’un d’autre se livre en ce moment à des calculs de triangulation. Le Kuin ne durera pas assez longtemps pour qu’on puisse le mesurer avec précision. »

L’écouter finissait par me rendre nerveux. « Sue, même si tout cela est vrai, les gens sauront…

— Ils sauront quoi ? Que le Chronolithe a été détruit et que nous étions justement là pour essayer de le détruire, et c’est tout. Ils en tireront la conclusion la plus logique : nous avons réussi, encore qu’avec un peu de retard. La vérité sera notre secret.

— Mais pourquoi un secret ?

— Parce qu’il ne faut pas que je le dise, Scotty, et toi non plus. Nous devons emporter ce secret au moins vingt ans et trois mois dans le futur, sinon ça ne marchera pas.

— Merde, Sue… Qu’est-ce qui ne marchera pas ? »

Elle a cligné des yeux. « Pauvre Scotty. Tu ne comprends pas. Je vais t’expliquer. »


Voici ce que j’ai compris de son explication :

Nous n’avions pas été vaincus.

Beaucoup de journalistes n’avaient très probablement pas fini de rendre compte de l’arrivée, et ceux-là assisteraient aussi – dans quelques heures si ce n’est quelques minutes – à l’effondrement spectaculaire du Chronolithe. La diffusion de cette image interromprait (selon Sue) la boucle de rétroaction et ferait voler en éclats l’aura d’invincibilité de Kuin. Vainqueur ou pas, Kuin ne serait plus le destin. Il serait réduit au statut d’ennemi.

Et il fallait que le monde pense que nous avions réussi : la limite de Chopra devait rester un secret soigneusement gardé…

Parce que, d’après elle, ce n’était pas par hasard que ce Chronolithe avait dépassé la limite physique de stabilité.

De toute évidence, a-t-elle déclaré, il y avait eu là sabotage.

Réfléchissez-y : le sabotage d’un Chronolithe, un sabotage délibéré. Qui commettrait un tel acte ? Quelqu’un dans la place, forcément. Et forcément, quelqu’un qui comprendrait non seulement les bases de la physique des Chronolithes, mais aussi ses nuances les plus subtiles. Quelqu’un qui comprendrait les limites physiques et saurait comment on les transgresse.

« Cette flèche…», a conclu Sue, l’air presque penaud et en même temps nettement effrayée, choquée par l’audace de ses paroles.

« C’est sur moi qu’elle pointe. »


Bien entendu, c’était de la folie.

De la mégalomanie, de l’autoglorification et de l’autoabnégation à la fois. Sue s’était élevée au rang de Siva. Le créateur et le destructeur.

Mais une partie de moi voulait que ce soit vrai.

Je crois que je voulais que le drame long et perturbateur des Chronolithes prenne fin – et pas seulement pour mon bien, pour celui d’Ashlee, pour celui de Kaitlin.

Et je voulais faire confiance à Sue. Après avoir douté tout au long de mon existence, je crois que j’avais besoin de lui faire confiance.

J’avais besoin que, par miracle, sa folie soit divine.


Hitch travaillait toujours sur la camionnette quand les douze motos se sont approchées sur la route au milieu d’un nuage de poussière grise. Elles arrivaient de la direction du Chronolithe.

Sue et moi nous sommes précipités dans l’abri dès que nous les avons repérées. Entre-temps, Ray avait alerté Hitch. Il est sorti de sous le moteur et a chargé quatre pistolets, qu’il nous a passés.

J’en ai pris un avec reconnaissance, mais me suis très vite aperçu ne pas apprécier cette sensation froide et vaguement graisseuse dans ma main. Plus que l’approche de ces étrangers – presque certainement des kuinistes, mais qui sait ? –, c’est le pistolet qui a fait naitre la peur en moi. Les armes sont censées augmenter votre assurance, mais celle-ci n’a fait que souligner à mes yeux notre vulnérabilité, notre implacable solitude.

Ray Mosely a fourré la sienne dans sa ceinture et s’est mis à tapoter à toute vitesse sur son téléphone portable. Mais cela faisait des jours que nous n’avions pas réussi à passer un seul appel, et il n’a pas eu plus de chance cette fois-là. Sa tentative semblait à la fois presque réflexe et, je ne sais trop pourquoi, pitoyable.

Hitch a tendu une arme à Sue, qui s’est plaqué les mains sur les hanches. « Non merci, a-t-elle décliné.

— Ne fais pas l’idiote. »

J’entendais les motos, maintenant, le son des criquets migrateurs, la descente du fléau.

« Garde-la, a-t-elle dit. Je ne saurai pas m’en servir. Je risquerais de tirer sur la mauvaise personne. »

Elle m’a regardé en disant ces mots, et inexplicablement cela m’a rappelé cette jeune fille à Jérusalem qui avait remercié Sue juste avant de mourir. Ses yeux, sa voix avaient transmis la même mystérieuse insistance.

« Nous n’avons pas le temps de discuter. »

Hitch avait pris la situation en main. Sur le qui-vive, concentré, il fronçait les sourcils à la manière d’un joueur d’échecs confronté à un adversaire doué. L’abri en briques de mâchefer, avec sa porte unique et ses trois étroites fenêtres, était facile à défendre mais pouvait se transformer en piège mortel si nous nous laissions déborder. De toute façon, la camionnette ne nous aurait pas procuré plus de sécurité.

« Ils ne savent peut-être pas que nous sommes là, a avancé Ray. Ils ne font peut-être que passer.

— Possible, a répondu Hitch, mais à ta place, je n’y compterais pas. »

Ray a posé la main sur la crosse de son pistolet. Il a regardé la porte, puis Hitch, puis la porte, comme s’il essayait de résoudre une énigme mathématique.

« Scotty, a dit Sue, je dépends de toi. »

Mais j’ignorais ce que cela signifiait.

« Ils ralentissent, a annoncé Hitch.

— Ce ne sont peut-être pas des kuinistes, a espéré Ray.

— Ce sont peut-être des bonnes sœurs en goguette. Mais n’y compte pas trop. »


L’absence de couvert les désavantageait.

Le sol à cet endroit était plat et recouvert de buissons d’armoise. Manifestement conscients de leur vulnérabilité, les motards ont ralenti pour s’arrêter loin de l’abri, hors de portée.

Alors que je regardais entre les briques de mâchefer par l’interstice qui tenait lieu de fenêtre ouest, c’est l’incongruité de la situation qui m’a frappé. La journée était belle et fraîche, et le ciel aussi dégagé qu’un cristal. Même le Chronolithe peut-être instable semblait figé et tranquille sur l’horizon. Un bruit léger dû aux moineaux et aux criquets flottait dans l’atmosphère. Et une douzaine d’hommes armés occupait face à nous toute la largeur de la route, sans que personne à des kilomètres à la ronde ne puisse nous venir en aide.

L’un de motards a pris son casque à la main, secoué son abondante chevelure blond filasse et s’est mis en marche d’un pas presque nonchalant sur le sentier qui conduisait à nous.

Et :

« Que je sois damné si ce n’est pas Adam Mills », s’est exclamé Hitch.

Sue aurait sans doute pu dire que nous nous trouvions en plein dans la turbulence tau, à cet endroit où la flèche du temps n’arrête pas de tourner sur elle-même, où les coïncidences n’existent pas.


« Tout ce que nous voulons, c’est la dame », a crié Adam Mills un peu plus loin sur la route.

Sa voix était stridente et aiguë. Presque une parodie de celle d’Ashlee. Dépourvue de toute sa chaleur et de toute sa subtilité, cela va de soi.

(« On a un drôle de passé, toi et moi, m’avait un jour dit Ash. Toi avec ta mère folle, et moi avec mon fils fou. »)

« De quelle dame parlez-vous ? a répondu Hitch sur le même ton.

— De Sulamith Chopra.

— Il n’y a que moi ici.

— Il me semble reconnaître cette voix. Monsieur Paley, c’est bien ça ? Oui, je connais cette voix. La dernière fois que je l’ai entendue, vous étiez en train de hurler, si je ne me trompe pas. »

Hitch n’a pas voulu répondre, mais je l’ai vu serrer les doigts de sa main gauche – du moins ceux qu’il lui restait.

« Faites-la sortir et nous nous en irons. Vous m’entendez, madame Chopra ? Nous ne vous voulons aucun mal.

— Descends-le, a chuchoté Ray. Mais descends-moi cet enfoiré.

— Ray, le descendre ne servira qu’à les faire envoyer une rocket dans la fenêtre. Bien sûr, ils peuvent toujours le faire de toute façon…

— Tout va bien, a soudain dit Sue d’une voix calme. Inutile de faire tant d’histoires. Je vais y aller. »

Cela a surpris Ray et Hitch. Moi, non : j’avais commencé à deviner ses intentions.

« Arrête tes conneries, c’est ridicule, a dit Hitch. Tu n’as aucune idée… ce sont des mercenaires. Pire, ils ont des connexions directes avec l’Asie. Ils seront ravis de te vendre à un Kuin potentiel. Pour eux, tu n’es qu’une marchandise.

— Je sais, Hitch.

— Une marchandise de grande valeur, ce qui n’a rien d’étonnant. Tu veux vraiment faire bénéficier un seigneur de la guerre chinois de toutes tes connaissances ? Je te descendrais moi-même si je pensais que c’était le cas. »

Sue avait désormais la tranquillité, du moins en apparence, d’un martyr de peinture médiévale. « C’est pourtant précisément ce qu’il faut que je fasse. »

Les yeux de Hitch ont quitté la fenêtre, devant laquelle sa tête s’est découpée. S’il y avait pensé, Adam Mills aurait pu le supprimer d’un coup de feu bien ajusté.

« Sue, non ! » s’est écrié Ray, horrifié, et la scène s’est figée pendant un instant précaire : Hitch bouche bée, Ray au bord de la panique. Sue m’a jeté un regard très bref et lourd de sens.

Notre secret, Scotty. Garde notre secret.

« Tu le penses vraiment, a dit Hitch.

— Oui, vraiment. »

Hitch a détourné son arme de la fenêtre.


La construction dans laquelle nous étions piégés datait probablement de l’un des booms pétroliers que cet État connaissait à intervalles réguliers, et elle servait peut-être à protéger le matériel de prospection de la pluie – non qu’il semblât pleuvoir d’abondance dans cette région. Sur le sol de béton courait tout ce qui, poussé par le vent, était entré par la porte ouverte au cours des cinquante ou soixante-quinze dernières années : poussière, sable, végétaux, restes desséchés de serpents et d’oiseaux.

Hitch se tenait contre les briques de mâchefer rongées et tachées d’eau du mur ouest. Sue et Ray se trouvaient ensemble dans le coin nord-ouest ; quant à moi, près du mur est, je faisais face à Hitch.

Il y avait peu de lumière à l’intérieur, malgré le jour éclatant, et l’atmosphère y était légèrement plus fraîche que celle desséchée des plaines, mais cela changerait dès que le soleil se mettrait à cuire le toit métallique. Des courants d’air obliques remuaient la poussière et l’odeur d’une ancienne décomposition.

J’ai gardé un souvenir très vif de toute la scène. Des poutres de la charpente qui commençaient à s’affaisser, du soleil qui pénétrait de biais par la fenêtre sans vitres, du reflet jeté par le front en sueur de Hitch Paley quand il a braqué son pistolet sur Sue – mais d’une main qui manquait d’assurance.

Sue était pâle. Une veine pulsait sur sa gorge, mais elle restait calme.

« Détourne ce putain de pistolet », a dit Ray.

La barbe emmêlée et le T-shirt taché de sueur, Ray ressemblait à un universitaire d’âge mûr revenu à l’état sauvage. Ses yeux avaient exactement cette nuance de sauvagerie. Mais il y avait dans la manière dont il s’était forcé à défier Hitch quelque chose d’admirable, un courage féroce quoique fragile.

« Je suis sérieux, a prévenu Hitch. Elle ne passera pas cette porte.

— Il faut que j’y aille, a dit Sue. Je suis désolé, Ray, mais…» Elle n’avait pas avancé de plus d’un pas quand Ray lui a plaqué le dos dans le coin, lui barrant le passage de son corps. « Personne ne sort !

— Tu comptes la coincer comme ça jusqu’au jugement dernier ? a demandé Hitch.

— Baisse ton arme !

— Je ne peux pas. Ray, tu sais bien que je ne peux pas. »

Ray a lui aussi levé son pistolet. « Arrête de la menacer, sinon je…»

Mais il venait de franchir les bornes de la patience de Hitch Paley.

Permettez-moi de dire, à la décharge de Hitch, qu’il connaissait Adam Mills. Il savait ce qui nous attendait dehors, sous les rayons impitoyables du soleil. Il n’allait pas livrer Sue et je pense qu’il aurait préféré mourir plutôt que de se rendre.

Il a tiré sur Ray, qu’il a atteint à l’épaule droite – et à cette distance la blessure était mortelle.

Je crois avoir entendu la balle traverser Ray et frapper le mur de briques derrière lui, comme un coup de marteau sur du granit. Ou bien n’était-ce que l’écho du coup de feu, assourdissant dans cet espace clos ? Je suis resté figé d’incrédulité.

À l’extérieur, d’autres coups de feu ont craché en réponse et une balle a fait tinter les blocs de mâchefer près de la fenêtre ouest. Brusquement coincée par le poids du corps de Ray, Sue a eu un hoquet et s’est dégagée. Elle a murmuré : « Oh, Ray ! Je suis désolée ! Vraiment désolée ! »

Des larmes lui perlaient aux paupières. Du sang maculait les lambeaux tachés de son chemisier jaune et le mur derrière elle.

Ray ne respirait plus. Son cœur avait cessé de battre, soit à cause de la blessure, soit à cause du choc. Une bulle de sang s’est formée sur ses lèvres et y est restée, figée.

De longues années durant, il avait aimé Sue d’un amour éperdu et désintéressé. Mais une fois qu’elle a passé par-dessus ses jambes inertes, Sue n’a plus regardé en arrière.

Elle a marché vers la porte, en chancelant mais sans tomber.

L’air empestait le sang et la cordite. Dehors, Adam Mills criait, sans que je réussisse à comprendre quoi tant mes oreilles bourdonnaient.

À l’ouest, le Kuin du Wyoming observait tout cela depuis l’horizon. Je voyais le monument, encadré par la fenêtre dans le dos de Hitch, bleu sur bleu, engourdi dans la chaleur montante.

« Stop », a ordonné Hitch.

Elle a frissonné au son de sa voix mais a avancé d’un autre pas.

« Je ne le répéterai pas. Tu le sais. »

Et je me suis entendu dire : « Non, Hitch, laisse-la partir. »


Notre secret, avait dit Sue.

Et aussi : Ce n’est pas un secret si tu en parles à quelqu’un.

Pourquoi alors l’avait-elle partagé avec moi ?

À ce moment-là, j’ai cru le savoir.

Et cette compréhension avec un horrible goût d’amertume.


Sue a fait un nouveau pas en direction de la porte.

Derrière elle, dans la lumière du soleil, une hirondelle s’est élevée de l’herbe sèche, s’est suspendue dans l’air comme une touche de piano.

« Reste en dehors de ça », m’a dit Hitch.

Mais le maniement des armes ne me gênait plus autant qu’à Portillo.

« Putain, c’est n’importe quoi ! s’est exclamé Hitch en voyant mon pistolet pointé sur lui.

— Il faut qu’elle le fasse. »

Hitch a laissé son arme braquée sur Sue. Elle a hoché la tête et s’est approchée de la porte comme si elle puisait à chaque pas dans une réserve de force et de courage bientôt épuisée. « Merci, Scotty, a-t-elle murmuré.

— Je vais te tirer dessus si tu ne t’arrêtes pas tout de suite, a menacé Hitch.

— Non, ai-je répliqué, tu ne lui tireras pas dessus. »

Il a grogné – littéralement : c’était le bruit d’un animal acculé. « Scotty, espèce de connard et de lâche, je te descendrai aussi s’il le faut. Baisse ton arme, et toi, Sue, je t’ai dit stop. »

Sue a voûté les épaules, comme pour contrer l’impact d’une balle, mais elle avait déjà atteint le seuil. Elle a fait un pas de plus.

L’arme de Hitch a hésité un instant – entre Sue et moi. Puis Hitch s’est soudain décidé et a visé le dos, la courbure de la colonne vertébrale, la grande tête baissée de Sue.

Il a commencé – je sais à quel point cela semble absurde d’affirmer l’avoir vu, mais dans l’extrême tranquillité de cet instant, dans l’ombre de cet après-midi radieux et bienveillant où nous nous trouvions en équilibre sur le pivot du temps, je jure que j’ai vu son doigt sombre et épais commencer à presser la détente.

Mais j’ai été plus rapide que lui.

Le recul a rejeté ma main en arrière.


Ai-je tué Hitch Paley ?

Je ne suis pas un témoin objectif. Je témoigne pour ma propre défense. Mais je suis enfin honnête, maintenant que j’approche du terme de ma vie. Je n’ai plus de secrets à garder.

Le pistolet a reculé. La balle était dans l’air, au moins, puis…

Puis tout a été dans l’air.

Brique, mortier, bois, métal, la poussière des âges. Mon propre corps, un projectile. Hitch, et le cadavre de Ray Mosely. Ray, qui avait beaucoup trop aimé Sue pour la laisser faire ce qu’elle avait à faire ; et Hitch, qui lui n’aimait personne du tout.

Ai-je assisté (on m’a posé la question) à la destruction du Chronolithe ? À l’effondrement brutal du Kuin du Wyoming ? Ai-je vu la lumière brillante, ai-je senti la chaleur ?

Non. Mais quand j’ai rouvert les yeux, des morceaux du Chronolithe tombaient du ciel, tombaient tout autour de moi. Des morceaux de la taille de cailloux, redevenus matière conventionnelle et fondus par la chaleur de leur extinction en larmes d’un bleu vitreux.

26

En s’effondrant, le Chronolithe a dégagé une immense énergie et provoqué la propagation d’une onde de choc – plus de vent que de chaleur, mais quand même beaucoup de chaleur ; plus de chaleur que de lumière, mais assez de lumière pour vous aveugler.

L’abri de mâchefer a perdu son toit et ses murs nord et ouest. Le souffle m’en a éjecté et j’ai repris connaissance à quelques mètres des fragments encore debout.

Pendant quelque temps, je n’ai été tout à fait cohérent ni conscient. Ma première pensée a été pour Sue, mais elle avait disparu. Comme Adam Mills, comme ses hommes et leurs motos, même si (plus tard) j’ai découvert une moto Daimler, le réservoir fendu, capotée et abandonnée dans les broussailles, ainsi qu’un casque, un seul, non loin d’un exemplaire en lambeaux du Cinquième Cavalier.

Sue s’est-elle livrée aux kuinistes dans les séquelles de l’explosion ? À mon avis, oui. L’onde de choc n’aurait a priori pas été mortelle pour quelqu’un à l’air libre. C’est à l’écroulement de l’abri de pierres que je devais ma commotion et mon épaule gauche démise, non à l’onde de choc elle-même. Sue se tenait alors dans l’embrasure de la porte, qui avait tenu bon.

J’ai trouvé Hitch et Ray à moitié enfouis dans les ruines, visiblement morts.

J’ai passé plusieurs heures à essayer de les dégager avec ma main valide avant de comprendre que je m’épuisais en vain. Histoire de manger un peu, j’ai alors récupéré quelques rations déshydratées dans la camionnette sens dessus dessous. La nourriture passait mal, mais je suis parvenu à en ingérer une petite partie.

Quand j’ai essayé mon téléphone, je n’ai eu qu’un fracas de bruit et un message « pas de signal » déformé qui dérivait sur l’écran comme sur une vague de plus en plus obscure.

Le soleil s’est couché. Le ciel a pris une teinte indigo puis noire. De l’horizon, à l’ouest, de là où s’était dressé le Chronolithe, me parvenait la lueur vive de feux de brousse.

Je me suis détourné et suis parti dans l’autre direction.

27

Il y a peu, j’ai visité deux endroits importants : le cratère du Wyoming et les chantiers navals de Boca Raton. L’un, un lac pollué par les souvenirs, l’autre une passerelle vers une mer plus grande.

Et je me suis dit…

Mais non, j’y reviendrai plus loin.


Ashlee était sortie de l’hôpital quand j’ai enfin pu regagner Minneapolis.

J’avais moi-même séjourné à l’hôpital, du moins dans une petite clinique d’urgences de nuit à Pine Ridge. Trois jours d’errance avec une blessure à la tête au fin fond du Wyoming m’avaient laissé brûlé par le soleil, affamé et trop affaibli pour grimper le moindre escalier, même en me reposant à chaque marche. J’avais le bras gauche en écharpe.

Ashlee n’avait pas eu autant de chance.

Elle m’avait prévenu, bien entendu, mais je ne m’attendais pas à ce que j’ai découvert lorsqu’en m’entendant rentrer dans notre appartement, elle m’a appelé de la chambre.

Les draps d’un blanc de neige dissimulaient les tourments infligés à son corps – les brûlures, les contusions. Mais je n’ai pu réprimer une grimace en voyant son visage.

Je ne dresserai pas l’inventaire des dommages. Je me suis convaincu que cela guérirait, que le sang répandu derrière ces bleus disparaîtrait, que la peau déchirée se réparerait autour des sutures et que le jour viendrait bientôt où elle pourrait ouvrir complètement les yeux.

Elle m’a regardé de derrière deux fentes violettes. « C’est si moche que ça ? » a-t-elle demandé.

Il lui manquait des dents.

« Ashlee, je suis vraiment désolé. »

Elle m’a embrassé, malgré ses blessures, et mon bras endommagé ne m’a pas empêché de la serrer légèrement contre moi.

Elle a commencé à s’excuser aussi. Elle avait eu peur que je ne lui pardonne pas d’avoir fini par céder et par révéler à Adam Mills où j’étais parti. Dieu sait combien je voulais lui demander pardon de l’avoir laissée subir cela.

Mais j’ai posé mon doigt, doucement, tout doucement, sur ses lèvres tuméfiées. Pourquoi honorer l’horreur de nos récriminations ? Nous avions survécu. Nous étions ensemble. Cela suffisait.


Ce que je n’avais pas su – pas avant d’avoir enfin réussi à contacter Ashlee –, c’est que Morris Torrance n’avait pas abandonné son poste devant l’immeuble.

Adam Mills avait repéré Morris et compris qu’il gardait l’immeuble, aussi avait-il fait entrer ses hommes par-derrière pour éviter de donner l’alerte. Morris avait appelé Ash peu avant l’arrivée d’Adam, l’avait située dans l’appartement, et n’avait détecté par la suite aucune activité suspecte. À minuit passé, il était rentré dormir quelques heures au Marriott. Il portait une balise d’alerte au cas où Ashlee aurait besoin de lui entre-temps. La balise ne s’est pas déclenchée. Au matin, il a rappelé Ash mais n’a pu passer sa routine de filtrage. Il s’est aussitôt rendu à l’appartement, y est arrivé peu de temps après Kait, et a réitéré en vain son appel téléphonique. Très inquiet, Morris a sonné chez Ashlee de la porte de l’immeuble, en prenant soin de se tenir hors du champ de la caméra.

Elle a répondu avec retard et d’une voix embrouillée. Morris lui a dit appartenir à un service de livraison de colis et avoir besoin de sa signature sur son ardoise.

Ash, qui avait dû reconnaître sa voix, lui a répondu ne pas pouvoir venir à la porte pour le moment et lui a demandé si cela lui poserait un problème de repasser plus tard.

Aucun problème, sauf que le paquet était indiqué « marchandises périssables ».

Tant pis, a dit Ashlee.

Morris a coupé la communication. Par téléphone, il a signalé une agression en cours à la police puis s’est introduit dans le hall avec la clé que je lui avais confiée. Il s’est (illégalement) prétendu agent fédéral auprès du gardien de l’immeuble pour obtenir de lui un passe-partout qui lui permettrait d’accéder à l’appartement.

Pleinement conscient du temps que pourrait mettre la police pour réagir, il a décidé de ne pas attendre. Il a pris l’ascenseur jusqu’à notre étage, a rappelé l’appartement pour que la sonnerie du téléphone masque le bruit de la clé dans la serrure, et a pénétré chez nous l’arme au poing. Il était, il me l’avait souvent dit, un agent à la retraite sans aucune expérience du terrain. Mais il avait été formé et n’avait pas oublié son entraînement.

Au moment où il est entré, Kaitlin était enfermée dans un placard de la chambre, et Ashlee affalée sur le canapé où on l’avait abandonnée après un passage à tabac.

Morris a abattu sans hésiter l’homme qui surveillait Ash, puis a braqué son arme sur le second kuiniste, qui sortait de la cuisine.

Au bruit du coup de feu, le deuxième homme a lâché sa cannette de bière et sorti son pistolet. Il a tiré et touché Morris qui est tombé, mais a réussi à répliquer. La table de la salle à manger le mettait un peu à couvert. Il a placé deux balles dans la tête et le cou de l’agresseur.

Blessé à la jambe – la balle avait taillé en creux dans sa cuisse, exactement comme celle qui avait atteint Sue Chopra à Jérusalem –, Morris est néanmoins parvenu à réconforter Ashlee et à libérer Kaitlin avant de s’évanouir.

En attendant l’arrivée de la police, Kait – qui pouvait bouger mais avait été battue et violée – l’a bandé à l’aide d’un pansement compressif. Ashlee s’est levée du canapé et a couru à la salle de bains.

Elle a passé sous l’eau un gant avec lequel elle a essuyé le sang du visage de Morris, puis de celui de Kaitlin, puis du sien.


« J’ai été téméraire, a dit Morris quand je suis allé le remercier à l’hôpital.

— Tu as fait ce qu’il fallait. »

Il a haussé les épaules. « Remarque, ouais, je trouve aussi. » Il était assis dans une chaise roulante, sa jambe blessée, enrobée de gels régénérateurs et enveloppée d’un plâtre, suspendue devant lui. « Ils devraient y accrocher un chiffon rouge, a-t-il dit.

— Comment pourrais-je jamais te revaloir ça ?

— Allons, Scotty, ne sombre pas dans le mélo. » Mais lui-même semblait avoir les larmes aux yeux. « Comment va Ashlee ?

— Son état s’améliore.

— Et Kaitlin ?

— Difficile à dire. Ils ramènent David de Little Rock. »

Il a hoché la tête. Nous sommes restés un moment assis sans parler.

Puis il a dit : « Je l’ai vue aux infos. La chute de la pierre du Wyoming. Ça a pris du temps, mais Sue a eu ce qu’elle voulait, pas vrai ?

— Elle a eu ce qu’elle voulait.

— Quel dommage pour Hitch et Ray. » J’en suis convenu.

« Et pour Sue. » Il m’a adressé un regard qui en disait long. « Difficile de croire qu’elle n’est vraiment plus là.

— C’est pourtant le cas », l’ai-je assuré.

Parce qu’un secret n’en est plus un si on le partage. « Tu le sais, Scotty, je suis un chrétien vieux jeu. Je ne sais pas trop à quoi croyait Sue, à moins que ce ne soit à ces conneries hindoues sur Siva. Mais c’était quelqu’un de bien, tu ne trouves pas ?

— Il n’y avait pas mieux.

— C’est vrai. Eh bien… Je n’arrive pas à comprendre pourquoi elle m’a demandé de rester là alors que toi, elle t’a demandé de l’accompagner dans le Wyoming. Cela dit sans vouloir te vexer, mais ça m’a vraiment embêté. Remarque, je n’ai pas été inutile, ici.

— Ça, tu peux le dire, mon ami.

— Tu crois qu’elle avait tout prévu depuis le début ? Je veux dire, qu’elle avait le don de lire dans l’avenir ?

— Je crois qu’elle nous connaissait très bien, toi et moi. » Elle m’a emmené, ai-je pensé, parce que cela n’aurait pas marché avec Morris. Jamais il ne l’aurait laissée aller se jeter dans la gueule du loup. Jamais il n’aurait tué Hitch Paley. Morris était un type bien.

28

Il y a peu, j’ai visité deux endroits importants.

Voyager ne m’est pas facile ces temps-ci. Les médicaments maîtrisent mes diverses affections gériatriques – à soixante-dix ans, ma santé est meilleure que celle de mon père à cinquante –, mais l’âge porte en lui sa propre lassitude. Je nous vois comme des seaux de chagrin, qui finissent par se remplir à ras bord.

Je suis allé seul dans le Wyoming.

De nos jours, le cratère du Wyoming est un monument aux morts mineur, quoique unique. Pour la plupart des Américains, le Wyoming ne représente que le début de la guerre des Chronolithes, une guerre de vingt ans. Pour cette génération-là, celle de Kait et de David, la première bataille de Pékin, les batailles du golfe Persique, de Canberra et de la province de Canton sont celles qui comptent. Après tout… il n’y a pas eu beaucoup de morts au Wyoming.

Pas beaucoup.

Il y a désormais une clôture autour du cratère, qui est géré comme un monument national. Les touristes peuvent monter sur une plate-forme au sommet du promontoire pour admirer les ruines au loin. Mais je voulais me rapprocher davantage. J’avais le sentiment d’en avoir le droit.

J’ai dû expliquer au garde du Service des parcs en faction à l’entrée principale avoir été présent en 2039 et lui montrer la cicatrice courant de mon oreille gauche à mes tempes de plus en plus dégarnies pour qu’il cesse de m’affirmer que cela serait impossible. C’était un vétéran – les blindés, Canton, le sanglant hiver 2050. Il m’a dit d’attendre que le centre d’accueil ferme, à dix-sept heures, qu’il verrait à ce moment-là ce qu’il pouvait faire pour moi.

Ce qu’il a fait, c’est me permettre d’accomplir avec lui sa tournée d’inspection du soir. Nous avons pris place à bord d’un véhicule de la taille d’une voiturette de golf, dans lequel nous avons descendu un chemin escarpé pour nous garer près du cratère. Le garde a ouvert un journal et fait semblant de ne pas me surveiller tandis que je me promenais quelques minutes au milieu des ombres longues.

Il était tombé plus de deux centimètres de pluie au cours de ce mois de mai. Au fond du cratère, peu profond, s’étalait une minuscule mare brune, et de l’armoise fleurissait sur ses parois ravinées et érodées.

Il restait quelques fragments intacts de la pierre de Kuin.

Ils s’étaient érodés aussi. L’instabilité tau et le démêlage des complexes nœuds Calabi-Yau avaient transformé la substance finale du Chronolithe en un simple silicate fondu : un verre bleu graveleux, presque aussi fragile que le grès.

La région avait connu des frappes aériennes durant la Sécession occidentale, lorsque les kuinistes américains la tenaient sous leur contrôle. Les milices avaient revendiqué l’État durant les heures les plus sombres de la guerre et avaient vraisemblablement (on n’avait retrouvé aucun survivant pour en témoigner) tenté de corriger l’histoire en reconstruisant et en réémettant l’énorme kuin du Wyoming. Mais ils avaient été mal conseillés. Par quelqu’un. Quelqu’un qui les avait convaincus de pousser au-delà de ses limites l’enveloppe de stabilité.

L’histoire n’a pas retenu le nom de ce bienfaiteur.

Un secret est un secret.

Mais, ainsi qu’aimait également dire Sue, les coïncidences n’existent pas.


Je me suis approché d’un fragment de la tête de Kuin, un morceau avec un bout de sourcil érodé et un œil intact. L’accumulation de poussière et de pluie dans la pupille, une dépression concave de la taille d’un pneu de camion, avait permis à un chardon sauvage d’y pousser.

Les Chronolithes s’étaient révélés imperméables à l’histoire tout autant qu’ils l’étaient à la logique. L’acte de création d’un tel emblème renferme tant de turbulence tau et de paradoxe absolu – la cause et l’effet sont tellement entremêlés – qu’aucune ligne narrative simple n’en a émergé. Le passé (la « glace de Minkowski » chère à Ray, je suppose) est immuable, mais sa structure a été finement fracturée, ses couches compressées et retournées, à des endroits devenus chaotiques et réfractaires à toute interprétation.

La pierre était froide au toucher.

Je mentirais en disant avoir prié. Je ne sais pas prier. Mais dans l’intimité de mon esprit, j’ai prononcé quelques noms, des mots adressés à la turbulence tau, s’il en restait quelque chose. Le nom de Sue, entre autres. Je l’ai remerciée.

Puis j’ai demandé aux morts de me pardonner.

Le garde du parc a fini par perdre patience. Il m’a raccompagné à la voiturette alors que le soleil touchait l’horizon. « Vous ne devez pas manquer de choses à raconter, j’imagine », a-t-il dit.

J’en ai quelques-unes, en effet. Et d’autres que je n’ai jamais racontées. Jusqu’à aujourd’hui.


Y a-t-il jamais eu un seul Kuin réel – un Kuin humain, je veux dire ?

Si oui, il reste une figure insaisissable, qu’éclipsent les armées ayant combattu en son nom et inventé son idéologie. Il y a forcément eu un Kuin original, mais je le soupçonne d’avoir été renversé par un grand nombre de ses successeurs. Peut-être, comme Sue l’avait supposé, chaque Chronolithe devait-il avoir son propre Kuin. « Kuin » est devenu un peu plus qu’un nom pour désigner le vide au cœur de la tornade. Le roi n’est pas encore né, vive le roi.

Après la mort d’Ashlee, l’année dernière, j’ai dû trier ses effets personnels. Au fond d’une boîte de vieux papiers (coupons de rationnement expirés, formulaires fiscaux, rappels sur papier jaune de facture d’eau ou d’électricité), je suis tombé sur le certificat de naissance d’Adam Mills. La seule chose marquante à ce propos était qu’Adam avait Quinn pour deuxième prénom et qu’Ashlee ne me l’avait jamais dit.

Mais là, à mon avis, il s’agit enfin d’une vraie coïncidence. Du moins, c’est ce que je préfère croire. Je suis maintenant assez âgé pour croire ce que je veux. Ce que je peux supporter de croire.


Cet été-là, Kait a laissé David à la maison et m’a rejoint à Boca Raton pour des vacances impromptues. Nous ne nous étions pas vus depuis l’enterrement d’Ashlee, en décembre. J’étais venu à Boca Raton sur un coup de tête : je voulais voir les chantiers navals tant que je pouvais encore voyager.

Personne ne parle plus du redressement d’après-guerre. Nous sommes comme des patients en phase terminale qui bénéficient d’un traitement miracle. Le soleil a l’air de briller plus fort, le monde (tel qu’il est) nous appartient, et l’avenir brille de mille feux. Nous finirons forcément par être déçus. Mais pas trop, j’espère.

Et il y a deux ou trois choses dont nous pouvons raisonnablement tirer fierté. Les Chantiers navals nationaux, par exemple.

Je me souviens qu’à peu près au moment de l’arrivée de Portillo, Sue Chopra soutenait que la technologie de la manipulation Calabi-Yau engendrerait une série de merveilles plus durables que les Chronolithes. (« Les voyages interstellaires, par exemple, Scotty : ce serait vraiment possible ! ») Et une fois de plus, Sue avait raison. Elle avait une conscience précise de l’avenir.

Kait et moi avons accompli à pas lents la longue promenade menant au niveau d’observation qui surplombe les aires de lancement, une vaste structure en demi-lune ceinte de verre renforcé.

Kait a pris mon bras – il fallait m’aider un peu quand je marchais longtemps. Nous avons discuté, mais pas des grands problèmes de nos vies. Nous étions en vacances.

Tant de choses ont changé. Tout d’abord, bien entendu, j’ai perdu Ashlee. Un anévrisme non pressenti l’a emportée à la fin de l’année dernière, me laissant veuf. Mais nous avons passé ensemble tant d’années de bonheur malgré les privations dues à la guerre et aux crises financières. Elle n’a cessé de me manquer depuis, mais je n’ai pas parlé de cela avec Kaitlin. Ni de la mère de Kait, à la retraite et vivant dans un confort relatif dans l’État de Washington, ni de Whit Delahunt, qui passait le déclin de sa vie dans un HLM fédéral à l’extérieur de Saint Paul, où il purgeait vingt ans d’incarcération à domicile et de travaux d’intérêt général pour sédition. Tout cela appartenait au passé.

Et nous croyons désormais à la possibilité d’un avenir.

Le pont d’observation était bondé d’enfants, venus en voyage scolaire assister au dernier lancement inhabité. Dans son berceau de lancement, à huit cents mètres de là, la sonde se dressait tel un joyau bleu, un glacier sculpté. « Le temps est l’espace, disait notre guide touristique. Si nous contrôlons l’un, nous contrôlons l’autre. »

Sue aurait sans doute contesté le verbe « contrôler ». Mais les gamins s’en fichaient. Ils étaient là pour le spectacle, pas pour suivre une conférence. Ils discutaient et se dandinaient avec nervosité, pressant leurs mains (et certains leurs nez) sur la vitre.

« Ils n’ont pas peur », s’est émerveillée Kaitlin.

Et ils n’ont pas été surpris non plus – du moins pas trop – quand la sonde Tau Ceti s’est élevée lentement et comme par magie de son aire pour glisser sans bruit vers le firmament. Cela les a impressionnés, je pense, de voir un objet si massif monter telle une montgolfière dans le ciel sans nuages de Floride. Les plus perspicaces ont pu en être intimidés. Mais non, ils n’avaient pas peur.

Ils connaissaient si mal le passé.

Je ne veux pas qu’ils oublient. Sur ce point, j’imagine que je ressemble à tous les autres vieux vétérans. Mais ils oublieront. Forcément. Et leurs enfants en sauront encore moins qu’eux, et les enfants de leurs enfants auront du mal à nous imaginer.

C’est très bien ainsi. On ne peut arrêter le temps. Sue m’a appris cela (Ashlee aussi, à sa manière). On peut se donner au temps. Ou être pris par lui.

Une vérité qui n’est pas si difficile à entendre qu’elle en a l’air – surtout par une belle journée radieuse comme celle-ci.

« Ça va ? s’est enquise Kait.

— Ça va. Juste un peu essoufflé. »

Nous avions beaucoup marché, et la journée était chaude.


FIN
Загрузка...