CHAPITRE XI

José Coloma s’approcha du treuil d’un pas vif, tapota de la main la flèche en fer qui supportait le câble et la caisse. Roger Bouquet suivait en traînant la jambe, regardant autour de lui. Il comprenait mieux les réactions de l’inspecteur, maintenant qu’il découvrait l’endroit par la lumière merveilleuse de ce matin radieux. Il était difficile d’expliquer comment il avait pu manquer le virage, s’engager sur ce terre-plein et basculer dans le vide.

Seul l’abus de boisson aurait pu provoquer un tel accident, ou la vitesse exagérée. Mais on n’avait relevé aucune trace de freinage, juste au bord de l’abîme. Il s’agenouilla pour examiner le terrain. Il ne faisait guère de différence avec la route non goudronnée, et ce n’était pas l’absence du revêtement qui l’aurait alerté, au pire.

Du pied, il fit bouger plusieurs des pierres peintes en blanc qui, déposées en arc de cercle, jalonnaient le virage.

— C’est vous qui les avez ébranlées, dit l’inspecteur en revenant vers lui.

— Je veux bien en avoir ébranlé deux, répliqua Roger, mais plusieurs, ça me paraît difficile.

— Voulez-vous toujours descendre dans le ravin ? Nous pouvons embarquer tous les deux dans la caisse. Mais, pour remonter, il faudra me donner un coup de main pour tourner la manivelle.

Roger embarqua lourdement, tandis que José maintenait l’équilibre de la caisse, puis il sauta à son tour avec beaucoup de légèreté à côté de lui.

— Dès que nous toucherons, j’arrêterai, sinon nous serions déséquilibrés. Il vous faudra sauter d’un demi-mètre environ.

Bientôt, Roger Bouquet découvrit la carcasse de sa Mustang. Aucun autre mot ne pouvait s’appliquer au tas de ferrailles tordues qui s’était écrasé entre les rochers. Tout autour, il découvrait une portière, le capot du moteur, une roue, puis un pneu sans roue un peu plus loin.

— C’est tellement difficile d’accès que les pilleurs d’épaves n’ont encore rien touché, dit le policier, mais ils ne tarderont pas à venir par la vallée. Rien qu’en pneus, il y en a pour une petite fortune. Les fauteuils de cuir et les accessoires sont également prisés. Dans quinze jours, il ne restera plus que le châssis et les montants.

— De beaux charognards, vos compatriotes, si je comprends bien !

Coloma ne dit rien, mais le sang parut se retirer de son visage. Il immobilisa la nacelle, sauta à terre et la maintint durant le temps qu’il fallut à Roger pour s’en extraire. Il souffrait encore de sa jambe et de contusions multiples.

— Nous avons fait remonter tous vos bagages et toutes vos affaires personnelles.

— Je vous en remercie, dit Roger, je les ai découverts dans ma chambre d’hôtel.

— Ce sont des gens qui n’ont qu’un tout petit salaire qui ont tout rassemblé, et j’ose espérer qu’il ne manque rien.

Le Français comprit la leçon.

— Rien. Excusez-moi pour tout à l’heure…

— Ceux de nos compatriotes qui touchent un salaire, pour si modeste qu’il soit, se comportent comme les gens de n’importe quel autre pays civilisé, mais, dans cette région, il y a des milliers de gens sans travail, tristes et affamés. Je n’essaye pas de justifier leurs rapines, mais de les comprendre.

Difficilement, ils s’approchaient de la voiture, et Roger se demandait encore comment il pouvait en être sorti vivant.

— Sur le siège de votre amie, nous n’avons retrouvé aucune goutte de sang. Toujours dans l’hypothèse où elle se trouvait à vos côtés, il semble qu’elle n’ait pas eu à souffrir de cette terrible chute.

Roger se glissa à son siège. Le volant, intact, s’enfonçait dans un tableau de bord saccagé. Le compteur de vitesse indiquait zéro, mais cela ne voulait rien dire. La pendulette marquait l’heure de l’accident. Il regarda derrière les sièges, mais ne découvrit rien d’intéressant. Il se redressa.

— C’est la zone boueuse dont vous me parliez ?

Elle s’étendait tout autour des rochers, et, effectivement, il fallait patauger dedans durant quatre ou cinq mètres pour rejoindre un sol plus ferme. Quant à la falaise, Roger vit, en levant la tête, qu’il n’y avait aucune possibilité de remonter jusqu’à la route, la rivière, en crue, ayant rongé le rocher et le tournant se trouvant en surplomb.

— Heureusement que des poids lourds ne fréquentent guère cette route, sinon il faudrait étayer.

— Vous constatez que votre amie n’a pu remonter par-là, observa le policier d’une voix calme.

— Tout à fait impossible.

— Nous n’avons pas relevé ses traces dans la boue. Donc, elle n’est pas partie droit devant elle, choquée et ne se rendant pas compte de ce qu’elle faisait.

Roger inclina la tête.

— Alors ?

— Je ne sais pas. Odile se trouvait à mes côtés lorsque nous avons fait le grand saut.

— Prouvez-le.

— Personne ne nous a vus au Parador ?

— Pour l’instant, personne. Nous avons interrogé le personnel et les clients demeurant encore là-haut. Nous avons retrouvé certains des clients ayant passé une seule nuit. Actuellement, il ne nous manque plus que trois ou quatre témoignages, mais nous devrons attendre que ces gens soient rentrés en France et en Suisse pour avoir une certitude totale.

Quand ? Je ne peux vous le dire. D’autre part, nous avons la preuve qu’à l’heure où vous passiez sur la route nationale, devant la pancarte indicatrice du Parador, le panneau No hay cuartos se trouvait en place. Un client habituel du Parador nous en a donné l’assurance. Il a poussé plus loin et a trouvé difficilement à se loger dans une auberge de village. Donc vous n’aviez rien à faire en haut.

— Je n’ai pas vu le panneau.

Le policier soupira.

— Vous êtes coriace, señor, mais je le suis aussi. Vous feriez mieux de me dire ce que vous avez fait de votre amie.

Roger s’éloigna, s’approcha de la zone boueuse où on avait largement pataugé depuis l’accident.

— J’ai fait prendre des photographies avant que les sauveteurs et mes hommes n’y laissent leurs traces.

— Vous êtes un homme prudent.

— Non, je connais mon métier.

Il hésita, puis s’engagea dans la boue. Il fut surpris de n’enfoncer que légèrement.

— De jour en jour, elle durcit, et bientôt on pourra y marcher sans y laisser une empreinte, dit l’inspecteur qui le rejoignit de l’autre côté de la rivière.

Roger examinait les rochers, puis il se dirigea vers sa droite en fumant une cigarette. Il marchait lentement, sans détacher ses yeux du sol.

— Que cherchez-vous ?

— Une pierre.

— Vous allez être gâté, répliqua l’autre sèchement. Dans la région, elles abondent.

— Une spéciale, avec de la peinture blanche dessus.

— Une seule ?

Roger haussa les épaules.

— Une bonne douzaine au moins.

— Vous croyez qu’on a jalonné une fausse route pour vous conduire droit au gouffre ?

— Exactement, et ce n’est pas le revêtement de cette sale route qui m’aurait fait sentir la différence lorsque je l’ai quittée.

— Mais qui aurait fait ça ?

— Les mêmes qui, depuis un certain temps, dirigent les voitures de sport et leur riche contenu vers des précipices.

Coloma sursauta.

— Voulez-vous dire…

— On commence par piller les épaves et puis, comme celles-ci sont par trop rares, on essaye de s’en procurer d’autres. Vous avez déjà entendu parler des naufrageurs ?

— Oui, bien sûr. Nous en avons eu sur nos côtes, jadis.

— Toutes les côtes en ont connu, mais maintenant il se pourrait bien que les naufrageurs se trouvent à l’intérieur des pays.

— Vous parlez sérieusement ?

— Oui. Ne meniez-vous pas une enquête à ce sujet ?

— Si, mais le ministère de l’intérieur désirait savoir si la responsabilité n’incombait pas à l’ingénieur des ponts et chaussées de l’endroit.

Le Français comprenait.

— Il fallait trouver des charges contre lui ? Il n’a pas des idées politiques très orthodoxes, peut-être ?

Le petit inspecteur regarda autour de lui avec inquiétude.

— Vous ne vous trompez guère.

— Chez nous, l’enquête est purement administrative. Chez vous, les méthodes sont plus efficaces.

— Ces fonctionnaires civils se défendent les uns les autres. Il faut bien que le gouvernement se débrouille. N’empêche que j’ai relevé de nombreuses fautes techniques contre cet homme. Mais jamais je n’avais envisagé mon enquête sous ce jour-là.

Ils continuèrent d’avancer dans la gorge torride en transpirant beaucoup. Le policier restait silencieux, tandis que le Français continuait ses recherches. De temps en temps, il relevait la tête et apercevait la courbe du tournant au-dessus d’eux. Déjà la carcasse de la Mustang disparaissait derrière l’avancée de la falaise.

— Il faut aller plus loin, dit Roger. Si on a lancé ces pierres peintes en blanc, elles ne peuvent se trouver que vers là-bas. Le lanceur n’a eu que la route à traverser.

— D’où vous vient cette idée que votre chute aurait pu être préméditée ? demanda l’inspecteur.

— En clinique, j’ai réfléchi. Je suis sûr de ne pas avoir commis d’imprudence. D’autre part, il faut que je retrouve mon amie. Premièrement, parce je tiens à elle, et ensuite parce que vous m’accusez de l’avoir fait disparaître.

— Et vous pensez que les naufrageurs l’ont enlevée ?

— Pourquoi pas ?

— C’est stupide.

— Pas plus que de m’accuser de l’avoir assassinée.

Roger marchait plus aisément qu’au début et il se dirigea rapidement vers l’endroit qu’il désirait examiner avec soin. Si son hypothèse se révélait exacte, il trouverait les pierres dans un faible rayon.

Señor… Votre théorie est absurde. Comment imaginer qu’un groupe d’hommes en arrive à commettre de tels crimes ?

— Comment admettre qu’un pays qui se dit chrétien, et qui est civilisé depuis des siècles, accule des hommes à une telle misère, à un tel abandon de dignité.

Señor, vous allez trop loin.

Roger sourit.

— Ce n’est pas moi, mais elle. Comme si elle parlait par ma bouche. Elle m’a tellement rabâché des phrases similaires que je n’ai eu aucune difficulté à trouver la réplique. Pourtant, je vous assure que ce n’est pas dans ma nature. Moi, tant qu’ils ne m’incommodent pas, vos pauvres gens ne m’intéressent pas.

José Coloma se figea.

— Vous avez certainement raison, señor. D’ailleurs, votre gouvernement donne l’exemple et ne s’intéresse qu’aux États et non au contenu politique de ces derniers ?

— Dites donc, c’est une vacherie ou quoi ?

— Une simple constatation. Vous avez de la chance, señor, de pouvoir vivre ainsi détaché de ces questions. Pour nous, c’est un véritable cauchemar.

Lui lançant un regard en coin, Roger Bouquet ricana de façon injurieuse.

— Vous n’avez pas l’air d’être à plaindre.

— Non. Mais c’est une lutte de tous les instants. Je ne peux pas tout vous expliquer, mais pour nous maintenir, nous devons parfois aller très loin et ce n’est jamais agréable pour personne. Je vous envie d’être français et de ne pas avoir eu ce genre de soucis.

— Oh ! nous avons eu les nôtres en vingt-cinq ans. Nous sommes en train de reprendre notre souffle, mais, faites-nous confiance, on trouvera bien quelque chose sous peu.

Il se pencha pour ramasser une grosse pierre, la rejeta aussitôt.

— Elle est brûlante.

— D’ici à une heure, ce sera intenable au fond de cette gorge. Nous ferions mieux de remonter, maintenant.

— Encore un instant, s’il vous plaît.

Ils contournèrent complètement la falaise. Un véhicule qui passait provoqua un nuage de condensation au-dessus de leur tête, déformant les lignes violentes de la montagne.

— Cigarette ?

Les deux hommes se penchèrent vers la flamme que Bouquet faisait jaillir de son briquet.

— Même s’il y a des naufrageurs, dit soudain Coloma, ils n’avaient aucune raison d’enlever votre amie. Un témoin gênant. Ils l’auraient plutôt…

Roger essuya la transpiration de son visage.

— Exact. Mais, dans ce cas, j’aurai leur peau.

Il s’éloigna du policier, retournant rageusement les pierres d’une certaine taille.

Señor Bouquet. Regardez.

Coloma lui montrait une pierre blanchie avec de la peinture.

— Il y en a d’autres, une dizaine environ.

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