Vergara ne dormait plus à l’arrière de la camionnette, laissant cette place à Odile Roy. Avec le contenu de quelques valises, il s’était confectionné une sorte de couchette à l’entrée de la mine. Son corps barrait l’entrée, et il n’était guère possible d’entrer ou de sortir sans le réveiller.
Lorsqu’il ouvrit les yeux, le soleil frappait déjà la montagne et il se leva en souriant. La veille, il avait bu un peu trop de vin en discutant avec Chiva et la señora, et cet abus expliquait son long sommeil.
— Chiva ?
Le cul-de-jatte fumait, accoudé à la portière de la camionnette, certainement réveillé depuis longtemps.
— Il y a encore de l’eau pour le café ?
— Je pense.
Vergara alla placer une casserole sur le petit réchaud de camping en jetant un coup d’œil à la bâche de la camionnette. La jeune femme dormait encore et cela le surprit. D’habitude, elle quittait sa paillasse lorsqu’elle les entendait, allait s’asseoir à l’entrée de la mine en sautillant sur un pied.
Il prépara le café, espérant que l’odeur pénétrerait sous la bâche, en apporta un verre à Chiva. Ce dernier le sirota avec un plaisir évident.
— J’ai réfléchi cette nuit, dit-il. Il faut qu’on file.
— Et elle ? chuchota Vergara.
— Nous l’emmenons le plus loin possible. Nous l’abandonnerons ensuite dans un endroit suffisamment désert, où elle ne puisse alerter personne avant plusieurs heures.
Vergara approuva :
— Bonne idée.
— Il n’y a rien d’autre à faire, hein ? demanda Chiva.
Ils se regardèrent.
— Rien d’autre.
— Nous serons obligés de nous séparer peut-être. Tu pourrais me conduire à ce couvent d’Estramadure durant quelque temps. On recherchera deux hommes dont un infirme, mais jamais on ne pensera que me suis réfugié chez les sœurs. Toi, tu pourras modifier ton aspect physique. Laisser pousser ta moustache, par exemple. Tu prendras tout l’argent.
— Écoute…
— Tout l’argent. Tu iras acheter le magasin et tu t’en occuperas quelque temps. Puis un jour tu reviendras me chercher au couvent. Je crois que c’est encore la meilleure solution.
Vergara baissait la tête avec une obstination qui fit sourire Chiva.
— Tu n’es pas d’accord ?
— On ne devrait pas se séparer.
— Si. Sans moi, tout est possible. Tu peux changer d’apparence. Pas moi, tu comprends ? Je ne vais pas bourrer mes jambes de pantalon de paille et me coller des godasses au bout ? La ruse ne tromperait personne bien longtemps. Tandis que là-bas, en Estramadure, ils ne penseront jamais que j’aie pu être l’infirme qui a participé à… ces accidents de la Sierra Nevada. Et la police n’aura jamais l’idée de venir m’y chercher.
— Nous ne nous sommes jamais séparés depuis l’enfance. Ça ne nous portera pas bonheur.
— Que val porter malheur… Tu ne penses pas rester toute la vie avec moi tout de même ? Un jour, il faudra que tu te maries, que tu aies des gosses. Ta femme, elle, ne pourra pas me supporter longtemps, tu sais. Alors ? Aujourd’hui ? Demain ? Quelle importance ! Et puis, tu reviendras me chercher. Ça, il faut me le promettre, car le temps me semblera très long dans ce couvent… Tu attendras, un mois, deux mois au maximum, mais tu reviendras. Tu me le promets ? Je sais que, là-bas, ils ne laissent plus sortir un infirme à moins qu’une personne adulte et en bonne santé ne leur signe une décharge. Tu signeras la décharge et nous partirons. Par la suite, si tu veux qu’on se sépare, je comprendrai, mais tu ne me laisseras pas dans ce couvent.
— Je ne veux même pas t’y conduire, lâcha Vergara avec une sorte de rage. Non mais, tu te vois là-bas avec des débiles mentaux, de ceux qui bavent et font sur eux, des goitreux et des monstres venus des hautes vallées ? Pas fou, non ?
Chiva jeta sa cigarette :
— Où veux-tu que j’aille pendant les deux mois nécessaires pour que les choses se tassent ? Où veux-tu que j’aille, hein ? Non, écoute. On embarque tous les trois. Nous allons vers l’Estramadure. Nous laissons la fille en route, puis moi au couvent. Toi, tu files vers le Sud avec la cargaison. Tu la vends discrètement et puis tu cherches un magasin. Tu l’installes et, un dimanche, tu viens me chercher.
— Tu parles trop. Et elle nous écoute, peut-être.
Il passa à l’arrière.
— Señora, le café ?
Puis, pris d’un doute, il entrouvrit la bâche et resta si silencieux que Chiva s’inquiéta.
— Alors ?
— Elle est partie.
Il revint vers son ami, le visage décomposé.
— Nous sommes cuits, cette fois. Elle a filé dans la nuit et, à cette heure, la route doit être surveillée. La seule route. Nous n’aurions jamais dû nous installer ici.
— Va voir au-dehors.
Vergara écarta les buissons, avança prudemment sur le terre-plein où évoluaient autrefois les camions venant charger le minerai. De l’extrémité de cette plate-forme, il pouvait découvrir une bonne partie de la route en dessous de lui vers la nationale, et au-dessus vers le Parador complètement invisible, caché dans les restes d’une importante forêt qui couvrait ces montagnes autrefois.
La route paraissait parfaitement déserte ; pourtant, lorsqu’il approcha du bord, il se plaqua brusquement au sol. En dessous de lui, quelques tournants plus bas, il y avait le tournant qu’ils avaient masqué pour envoyer la Mustang dans le vide. Depuis, les sauveteurs avaient installé un treuil, et il s’était étonné qu’ils le laissent ainsi à demeure. Aujourd’hui, deux hommes achevaient de remonter dans la nacelle qui fonctionnait comme un échafaudage mobile de peintre ou de maçon.
Les deux hommes sortirent de la nacelle, puis se dirigèrent vers une Seat 600 garée plus loin. L’un était indiscutablement espagnol, mais l’autre paraissait français. Vergara l’observa longuement, autant qu’il le put, jusqu’à ce que la voiture se mette en route.
— Bon, ils s’en vont.
Mais la 600 entreprit l’escalade de la route et il se mit à courir vers la mine.
— Que se passe-t-il ? demanda Chiva.
— Tout à l’heure.
La voiture passa en ronflant fortement et sans marquer la moindre hésitation.
— Ils montent au Parador.
Deux types qui viennent de descendre jusqu’à l’épave de la Mustang. Un Espagnol et un étranger. Je me demande s’il ne s’agit pas du Français. Mais pourquoi ne sont-ils pas venus ici ? Ne les a-t-elle pas rejoints et avertis ?
— Vous me cherchez ? fit la voix moqueuse d’Odile.
Vergara se précipita vers elle, tandis que Chiva se penchait exagérément par la portière.
— D’où sortez-vous ?
— De là.
Elle désignait le puits de mine qui descendait rejoindre une autre galerie.
— Ce matin, de bonne heure, j’ai décidé d’aller explorer le coin. Je suis descendue par l’échelle de fer.
— Votre jambe ?
— Elle va beaucoup mieux.
— Vous auriez pu vous blesser.
— C’est assez facile. Une fois au bas du puits, j’ai vu la lumière du jour au bout de l’autre galerie. On débouche à flanc de montagne. Autrefois, il devait y avoir un téléphérique pour le transport du minerai. Mais il y a un sentier par lequel on pourrait rejoindre la vallée. J’ai fumé une cigarette et je suis remontée. Vous étiez inquiets ?
— Nous pensions que vous étiez allée chercher la police.
— Et vous attendiez placidement qu’on vienne vous arrêter ?
Vergara haussa les épaules.
— En fait, il n’y a qu’une route et il suffit de la barrer pour nous coincer ici. Que vouliez-vous que nous fassions d’autre ? Nous attendions, tout simplement.
— Ça sent bon le café.
— Il va être froid. Je vais en faire d’autre.
— Non, ça ira comme ça.
Elle but dans le gobelet d’argent trouvé dans une trousse de toilette.
— Est-ce que votre ami porte une veste-chemise d’un bleu très clair sur un pantalon beige ?
— Sable. Oui, pourquoi ?
— Il est assez grand, un peu gras et chauve ?
Elle pâlit.
— Oui. Vous l’avez vu ?
— Il y a un instant. En compagnie d’un Espagnol, un policier, certainement. Ils sont descendus visiter l’épave. Puis ils sont remontés.
— Ils sont partis ?
— À bord d’une petite Seat 600.
— Ils sont allés vers le bas ou vers le haut ?
Vergara soutint son regard.
— Vers le bas.
— Ah !
Elle respira profondément.
— Je suis heureuse qu’il soit sur pied et qu’il se soucie également de moi. Car je suppose que c’est pour découvrir un indice me concernant qu’il est allé fouiller l’épave.
— Certainement, dit Vergara en portant son verre de café à ses lèvres.
Il but d’un seul coup et grimaça.
— Je n’aime pas le café tiède. Je vais en refaire pour tout le monde. Voulez-vous manger quelque chose ?
— Non… Non, merci.
Chiva appela, et Vergara alla le chercher, l’installa comme d’habitude sur les valises. Le cul-de-jatte les regarda curieusement l’un et l’autre.
— Tonio. Dis-lui.
Vergara se raidit et détourna la tête.
— Dire quoi ? demanda la jeune femme.
— Tonio va vous le dire.
— Non. Il n’y a rien à dire.
Vergara sortit ses cigarettes, en alluma une en quelques gestes brusques.
— Est-ce si grave ?
— Et puis, tant pis. La petite voiture est montée au Parador et n’est pas encore descendue. Si vous le voulez, vous pouvez faire signe à votre ami au passage.
La jeune femme devint très pâle.
— Qu’attendez-vous ? Nous ne ferons rien pour vous retenir ici. Voulez-vous que je vous porte jusqu’au bord de la route ?
Il s’approcha d’elle et elle recula instinctivement. Il sourit tristement :
— Je ne vais pas vous faire de mal.
— Laissez-moi… Vous vous êtes trompé. Ce n’est pas mon ami. Certainement quelque curieux ou bien un représentant du consul de France. Je ne désire pas les voir.
— Il s’agit bien de votre ami. Pourquoi refusez-vous ? Est-ce pour lui…, ou pour nous ?
Elle s’assit sur une pile de valises et prit son visage entre ses mains. Chiva la regardait en souriant, et il fit un clin d’œil à Vergara comme pour lui recommander de ne rien dire.
— Ils vont descendre bientôt, dit-il. Au Parador, ils ont dû prendre quelques renseignements, boire un verre. Dans un quart d’heure, ils repasseront là-devant.
Odile releva la tête.
— Respectons ce que nous avons décidé. Vous me laissez pour fuir le plus loin possible jusqu’à ce que quelqu’un me découvre.
— Justement, mon ami et moi avons pensé à autre chose.
Il lui expliqua qu’ils comptaient l’abandonner dans un village perdu à plusieurs centaines de kilomètres de là, mais ne parla pas du couvent où il comptait se réfugier durant quelques semaines, le temps de laisser classer l’affaire. Durant les vacances, jusqu’à la fin septembre, la police aurait bien assez de travail avec l’afflux des touristes et des malfaiteurs de toutes catégories. Vergara reviendrait le chercher fin août.
— Bien, dit-elle, comme vous voudrez. Je pense que, pour vous, ce sera encore mieux.
— Vous ne regrettez rien ?
— Quoi donc ?
— Même en partant aujourd’hui, il nous faudra plusieurs jours pour effectuer plusieurs centaines de kilomètres. La camionnette est vieille, son moteur est poussif et nous serons chargés.
Son regard parcourut les valises et les objets de toute nature rangés dans un coin. Odile ne suivit pas son regard et il comprit qu’elle préférait qu’on ne parle pas de tout ce butin accumulé. Il la comprenait fort bien.
— Je peux très bien perdre encore deux ou trois jours. Mon ami ne va pas quitter la région avant d’avoir une certitude totale.
Vergara refaisait du café pour tout le monde. Juste comme il servait la jeune femme, un bourdonnement lointain troubla le silence, et il fut certain que c’était la petite voiture.
— La Seat 600 revient, dit-il en cherchant les yeux de la jeune femme.
Elle lui sourit.
— Il sent bon. Pouvez-vous me donner deux morceaux de sucre, s’il vous plaît ? Merci.
— Dans moins d’une minute, elle sera là. Elle se trouve au-dessus de nos têtes à trois tournants environ.
Odile buvait doucement son café bouillant, et lorsque la Seat 600 passa en vrombrissant à quelques mètres d’eux, elle resta impassible.
Le soleil accrocha un reflet et le renvoya dans la grotte au-travers des buissons.
— Je crois que je vais manger un morceau de pain et de fromage, dit-elle ensuite. Cette promenade m’a creusée.
— Votre jambe ?
— Ça va. Demain, je crois que je pourrai marcher comme tout le monde, et, dans quelques jours, j’aurai complètement oublié cette foulure. Vous êtes un excellent médecin.
Elle souriait sans arrière-pensée, comme libérée d’un grand poids. Chiva approuva :
— Mangeons tous. Nous pourrons ainsi rouler plus longtemps sans nous arrêter à midi.
— Si je chargeais avant ? proposa Vergara. Ensuite, nous n’aurions plus qu’à filer.
— Comme tu veux.
Pendant qu’il empilait les valises et les objets dans la camionnette, Odile s’écarta, et les deux hommes comprirent sa répugnance au sujet de ces affaires appartenant à des gens morts de leurs mains. Vergara se hâta et, en une demi-heure, il ne restait plus rien sur le sol de la mine. Ils déjeunèrent de bon appétit et presque joyeusement.
— Cela fait combien de kilomètres jusqu’en Estramadure ? demanda Odile.
— Trois cent cinquante, mais par les petites routes. Nous ne voulons pas emprunter les grandes artères. La moindre panne… Il nous faudra plus de quinze heures, car certains endroits sont impraticables.
— Où me laisserez-vous ?
Chiva échangea un regard avec Vergara.
— Au nord de Badajoz.
Il ignorait où se trouvait exactement le couvent, mais ils chercheraient.
— Dès que nous trouverons de l’eau, nous ferons le plein. Señora, montez-vous devant entre nous deux ? Ou à l’arrière avec Chiva et Tico pour vous tenir compagnie.
— À l’arrière, dit-elle. Nous y serons certainement mieux que serrés à trois à l’avant.
Vergara se mordit les lèvres. Il semblait regretter de ne pas l’avoir à ses côtés durant le voyage.
— Vous nous tiendrez compagnie à l’un et à l’autre, dit Chiva. Commencez à monter à côté de mon ami.
Ils sortirent de la mine en écartant les buissons, puis empruntèrent la petite route. Au croisement, un motard réglait la circulation et leur donna l’autorisation, au bout de quelques minutes, de tourner à droite.
— Vous auriez pu sauter et courir jusqu’à lui, dit Vergara. Nous n’aurions pu vous en empêcher.
— Je croyais que cette question était réglée, remarqua-t-elle avec un froncement de sourcils.
Il passa sa vitesse en jetant un coup d’œil à ses genoux lisses et dorés largement découverts. En trois jours, il n’avait pas tellement fait attention à son corps.
— Pourquoi faites-vous ainsi ?
— Je suis logique, non ? Je voulais connaître ce pays même dans ce qu’il avait de plus désagréable, surtout pour cela.
— Le sommes-nous à ce point ?
La jeune femme ferma les yeux.
— Je crois que vous ne vous rendez absolument pas compte. Vous avez projeté dans la mort des gens innocents.
— Les riches ne sont jamais innocents. C’est Chiva qui le dit.
— Il a certainement raison, mais est-ce une raison pour les tuer ?
— Nous étions en état de légitime défense : pas de travail, plus d’argent, aucun espoir.
— Encore Chiva ? murmura-t-elle.
Gêné, il fit signe que oui.
— Je crois, dit-elle, que vous êtes un produit de ce pays comme les oranges ou le vin capiteux, la violence et le goût de la mort. C’est tout un ensemble d’événements, de situations, de pensées et également d’inertie qui vous ont conduits à ces… crimes.
— Je ne comprends pas très bien, murmura-t-il. Voulez-vous dire qu’il s’agissait d’une sorte de machination générale ? Dans laquelle Chiva et moi serions tombés ?
— À peu près, oui.
— Et nous nous sommes crus malins de découvrir cette combine, alors que nous nous comportions comme des imbéciles ?
— C’est-à-dire que la violence isolée ne paye jamais, puisqu’elle est considérée comme un délit commun. Seule la violence collective se justifie aux yeux de certains.
— Nous, c’étaient des meurtres ? Mais nous le savions bien. Nous ne cherchions pas autre chose, mais c’était la seule chose à faire pour ne pas crever de faim. Voilà.
Bientôt, il tourna à nouveau à gauche, empruntant l’une de ces inévitables petites routes sans revêtement, poussiéreuses et largement fournies en nids-de-poule.
— Voilà pourquoi la moyenne est si faible.
Je ne peux pas me permettre de rouler vite, sinon je casse mon pont ou mes lames. Vingt à l’heure et encore.
Il désigna l’horizon desséché devant eux.
— Au prochain village, nous ferons le plein d’eau, car, ensuite, nous n’en rencontrerons guère pendant plusieurs heures.
Un abreuvoir situé au bas du village, juché sur une colline depuis des temps immémoriaux, leur suffit. Ils emplirent le radiateur, la bonbonne, un jerrycan et des bouteilles. Chiva but longuement, car, à l’arrière, il avalait des paquets de poussière.
— Je monte avec vous, dit Odile.
Protégé par un foulard de chez Hermès prélevé dans l’une des valises, Tico supportait bien la poussière et sifflait avec beaucoup d’entrain.
— Il y a longtemps que vous l’avez ?
— Oui, mais j’en ai toujours eu un pour descendre dans les puits. À cause des gaz. Ils cessent de siffler lorsque l’air devient dangereux.
Elle se pencha vers lui.
— Votre ami Vergara doit avoir beaucoup de succès avec les filles.
— Quelquefois, mais les filles de nos jours n’aiment pas les fauchés. Des fois, quelques étrangères, sur la côte. L’espace d’une nuit. Elles rêvent toutes de faire l’amour avec El Cordobés et trouvent que Vergara lui ressemble un peu. Vous trouvez ?
Odile détourna la tête, car elle se sentait brusquement rougir sans pouvoir se l’expliquer.
— Il n’a jamais voulu toréer ?
— Je ne sais pas. Nous n’avons guère eu l’occasion d’y penser depuis qu’on se connaît. Bien sûr, c’est le rêve de tous les gosses, mais nous, nous n’avions même pas le temps de rêver tellement nous étions pauvres. Tenez, rien que pour aller chercher de l’eau, il me fallait deux heures avec ma caisse à roulettes et mes fers à repasser. Toute la journée, j’allais et je venais avec ma cruche amarrée devant moi.
— L’école ?
— J’y allais, le matin. J’apprenais très vite, même. Je crois que ça leur a fait peur. Ma mère m’a retiré et je crois qu’ils le lui avaient demandé. Que vouliez-vous qu’ils fassent de moi après, si j’avais été trop savant ? Quelle école secondaire m’aurait accepté ?
— Dans le fond, on se débarrassait de vous ?
— Voilà, et Tonio, Vergara si vous préférez, suivait parce qu’il m’aimait. Il a quitté l’école en même temps que moi, et nous avons décidé de nous associer.
Il éclata d’un rire clair et franc.
— Extraordinaire, non ? Au début, nous faisions de petits travaux, mais évidemment je n’étais d’aucune utilité. Et puis, on a trouvé l’histoire des puits. Les autorités ne voulaient plus que ce soient les enfants qui descendent pour les curer. J’avais seize ans, je n’étais plus un gosse et, durant une dizaine d’années, ça a marché. Jusqu’à ce que les touristes, non contents de venir passer un mois, achetèrent des terrains, des villas et des appartements. Vous connaissez le reste.
Elle essuyait son visage qu’une poussière fine recouvrait.
— Vergara aurait pu faire mieux. Il y avait du travail pour lui dans la construction. Mais il a refusé, à cause de moi. Nous sommes partis à la recherche de cette diable de route.
Son rire se fit plus rauque.
— Ah ! cette route ! On a peut-être fait mille kilomètres dans tous les sens pour la trouver, et les gens devaient nous prendre pour de parfaits imbéciles. Je crois que je m’en souviendrai toute ma vie durant, de cette route de montagne en construction. Elle nous a arrachés au pays. Voyez-vous, señora, les années peuvent s’ajouter aux années, mais je n’ai jamais été plus heureux que depuis que nous traînons sur les routes. Même si cela doit vous sembler monstrueux.