1

Au milieu de l'Espagne, quelque part entre Barcelone et Madrid, deux personnes sont assises à la buvette d'une petite gare: un Américain et une jeune fille. Nous ne savons rien d'eux sauf qu'ils attendent le train pour Madrid où la jeune fille va subir une opération, certainement (le mot n'est jamais prononcé) un avortement. Nous ne savons pas qui ils sont, quel âge ils ont, s'ils s'aiment ou non, nous ne savons pas quelles sont les raisons qui les ont conduits à leur décision. Leur entretien, même s'il est reproduit avec une extraordinaire précision, ne nous donne rien à comprendre de leurs motivations ni de leur passé.

La jeune fille est tendue et l'homme tâche de la calmer: "C'est une opération simplement impressionnante, Jig. Ce n'est même pas vraiment une opération". Et puis: "J'irai avec toi et je resterai tout le temps avec toi..." Et puis: "On sera très bien après. Exactement comme on était avant". Quand il sent le moindre agacement de la part de la jeune fille, il dit: "Bon. Si tu ne veux pas, tu ne dois pas le faire. Je ne voudrais pas que tu le fasses si tu ne veux pas". Et à la fin, de nouveau: "Tu dois comprendre que je ne veux pas que tu le fasses si tu ne veux pas. Je peux parfaitement passer là-dessus si ça signifie quelque chose pour toi".

Derrière les répliques de la jeune fille, on devine ses scrupules moraux. Elle dit en regardant le paysage: "Et dire qu'on pourrait avoir tout ça. On pourrait tout avoir et on le rend plus impossible chaque jour".

L'homme veut l'apaiser: "On peut tout avoir...

- Non. Et une fois qu'on vous l'a pris, cela ne revient jamais".

Et quand l'homme l'assure de nouveau que l'opération est sans danger, elle dit: "Pourrais-tu faire quelque chose pour moi?

- Je ferais n'importe quoi pour toi.

- Veux-tu s'il te plaît s'il te plaît s'il te plaît s'il te plaît s'il te plaît s'il te plaît s'il te plaît te taire?"

Et l'homme: "Mais je ne veux pas que tu le fasses. Ça m'est complètement égal.

- Je vais crier", dit la jeune fille.

C'est alors que la tension atteint son sommet. L'homme se lève pour transporter les bagages de l'autre côté de la gare et, quand il revient: "Tu te sens mieux? demande-t-il.

- Je me sens bien. Pas de problème. Je me sens bien". Et ce sont les derniers mots de la célèbre nouvelle d'Ernest Hemingway Hills Like White Elephants - Collines comme des éléphants blancs. (Toutes les citations de Collines comme des éléphants blancs sont extraites de la traduction de Philippe Sollers, parue dans L'Infini (printemps 1992)).

2

Ce qui est curieux dans cette nouvelle de cinq pages, c'est que l'on peut imaginer, à partir du dialogue, d'innombrables histoires: l'homme est marié et force sa maîtresse à avorter pour ménager son épouse; il est célibataire et souhaite l'avortement parce qu'il a peur de se compliquer la vie; mais il est aussi possible qu'il agisse d'une façon désintéressée en prévoyant les difficultés qu'un enfant pourrait apporter à la jeune fille; peut-être, on peut tout imaginer, est-il gravement malade et a-t-il peur de laisser la jeune fille seule avec un enfant; on peut même imaginer que l'enfant est d'un homme que la jeune fille a quitté pour aller avec l'Américain qui lui conseille l'avortement tout en étant prêt, en cas de refus, à assumer lui-même le rôle de père. Et la fille? Elle a pu consentir à l'avortement pour obéir à son amant; mais peut-être a-t-elle pris elle-même cette initiative et, au fur et à mesure que l'échéance approche, elle perd courage, se sent coupable et manifeste encore la dernière résistance verbale, destinée plutôt à sa propre conscience qu'à son partenaire. En effet, on n'en finirait jamais d'inventer les cas de figure qui peuvent se cacher derrière le dialogue.

Quant au caractère des personnages, le choix n'est pas moins embarrassant: l'homme peut être sensible, aimant, tendre; il peut être égoïste, rusé, hypocrite. La jeune fille peut être hypersensible, fine, profondément morale; elle peut aussi bien être capricieuse, affectée, aimer faire des scènes d'hystérie.

Les vraies motivations de leur comportement sont d'autant plus cachées que le dialogue est sans aucune indication quant à la façon dont les répliques sont prononcées: vite, lentement, avec ironie, tendrement, méchamment, avec lassitude? L'homme dit: "Tu sais que je t'aime". La jeune fille répond: "Je sais". Mais que veut dire ce "je sais"? Est-elle vraiment sûre de l'amour de l'homme? Ou le dit-elle avec ironie? Et que veut dire cette ironie? Que la jeune fille ne croit pas à l'amour de l'homme? Ou que l'amour de cet homme n'a plus d'importance pour elle?

En dehors du dialogue, la nouvelle ne contient que les quelques descriptions nécessaires; même les indications scéniques des pièces de théâtre ne sont pas plus dépouillées. Un seul motif échappe à cette règle de l'économie maximale: celui des collines blanches qui s'étendent à l'horizon; il revient plusieurs fois, accompagné d'une métaphore, la seule de la nouvelle. Hemingway n'était pas amateur de métaphores. Aussi, ce n'est pas au narrateur qu'appartient celle-là, mais à la jeune fille; c'est elle qui dit en regardant les collines: "On dirait des éléphants blancs".

L'homme répond en avalant la bière: "Je n'en ai jamais vu.

- Non, tu n'aurais pas pu.

- J'aurais pu, dit l'homme. Que tu dises que je n'aurais pas pu ne prouve rien".

Dans ces quatre répliques, les caractères se révèlent dans leur différence, voire leur opposition: l'homme manifeste une réserve à l'égard de l'invention poétique de la jeune fille ("je n'en ai jamais vu"), elle répond du tac au tac, semblant lui reprocher de ne pas avoir de sens poétique ("tu n'aurais pas pu") et l'homme (comme s'il connaissait déjà ce reproche et y était allergique) se défend ("j'aurais pu").

Plus tard, quand l'homme assure la jeune fille de son amour, elle dit: "Mais si je le fais [c'est-à-dire: si j'avorte], ce sera encore bien, et si je dis que les choses sont des éléphants blancs tu aimeras ça?

- J'aimerai ça. J'aime ça maintenant, mais je ne peux pas y penser".

Est-ce donc au moins cette attitude différente à l'égard d'une métaphore qui pourra faire la distinction entre leurs caractères? La jeune fille, subtile et poétique, et l'homme, terre à terre?

Pourquoi pas, on peut imaginer la jeune fille comme étant plus poétique que l'homme. Mais on peut aussi bien voir dans sa trouvaille métaphorique un maniérisme, une préciosité, une affectation: voulant être admirée comme originale et imaginative, elle exhibe ses petits gestes poétiques. Si c'est le cas, l'éthique et le pathétique des mots qu'elle a prononcés sur le monde qui, après l'avortement, ne leur appartiendra plus pourraient être attribués à son goût pour l'exhibition lyrique plutôt qu'à l'authentique désespoir de la femme qui renonce à sa maternité.

Non, rien n'est clair dans ce qui se cache derrière ce dialogue simple et banal. Tout homme pourrait dire les mêmes phrases que l'Américain, toute femme les mêmes phrases que la jeune fille. Qu'un homme aime une femme ou qu'il ne l'aime pas, qu'il mente ou qu'il soit sincère, il dirait la même chose. Comme si ce dialogue attendait ici depuis la création du monde pour être prononcé, sans aucun rapport avec leur psychologie individuelle, par d'innombrables couples.

Juger moralement ces personnages est impossible vu qu'ils n'ont plus rien à résoudre; au moment où ils se trouvent à la gare, tout est déjà définitivement décidé; ils se sont déjà expliqués mille fois auparavant; ils ont déjà mille fois discuté leurs arguments; à présent, l'ancienne dispute (ancienne discussion, ancien drame) transparaît seulement vaguement derrière la conversation où rien n'est plus en jeu et où les mots ne sont que des mots.

3

Même si la nouvelle est extrêmement abstraite, décrivant une situation quasi archétypique, elle est en même temps extrêmement concrète, essayant de capter la surface visuelle et acoustique d'une situation, notamment du dialogue.

Essayez de reconstruire un dialogue de votre vie, le dialogue d'une querelle ou un dialogue d'amour. Les situations les plus chères, les plus importantes, sont perdues à jamais. Ce qu'il en reste c'est leur sens abstrait (j'ai défendu ce point de vue, lui tel autre, j'ai été agressif, lui défensif), éventuellement un ou deux détails, mais le concret acoustico-visuel de la situation dans toute sa continuité est perdu.

Et non seulement il est perdu mais on ne s'étonne même pas de cette perte. On s'est résigné à la perte du concret du temps présent. On transforme le moment présent immédiatement en son abstraction. Il suffit de raconter un épisode qu'on a vécu il y a quelques heures: le dialogue se raccourcit en un bref résumé, le décor en quelques données générales. Cela est valable même pour les souvenirs les plus forts qui, comme un traumatisme, s'imposent à l'esprit: on est tellement ébloui par leur force qu'on ne se rend pas compte à quel point leur contenu est schématique et pauvre.

Si l'on étudie, discute, analyse une réalité, on l'analyse telle qu'elle apparaît dans notre esprit, dans notre mémoire. On ne connaît la réalité qu'au temps passé. On ne la connaît pas telle qu'elle est dans le moment présent, dans le moment où elle se passe, où elle est. Or le moment présent ne ressemble pas à son souvenir. Le souvenir n'est pas la négation de l'oubli. Le souvenir est une forme de l'oubli.

Nous pouvons tenir assidûment un journal et noter tous les événements. Un jour, en relisant les notes, nous comprendrons qu'elles ne sont pas en mesure d'évoquer une seule image concrète. Et encore pis: que l'imagination n'est pas capable de venir en aide à notre mémoire et de reconstruire l'oublié. Car le présent, le concret du présent, en tant que phénomène à examiner, en tant que structure, est pour nous une planète inconnue; nous ne savons donc ni le retenir dans notre mémoire ni le reconstruire par l'imagination. On meurt sans savoir ce qu'on a vécu.

4

Le besoin de s'opposer à la perte de la réalité fuyante du présent, le roman ne le connaît, me semble-t-il, qu'à partir d'un certain moment de son évolution. La nouvelle boccacienne est l'exemple de cette abstraction en laquelle se transforme le passé dès qu'on le raconte: c'est une narration qui, sans aucune scène concrète, presque sans dialogues, telle une sorte de résumé, nous communique l'essentiel d'un événement, la logique causale d'une histoire.

Les romanciers venus après Boccace étaient d'excellents conteurs, mais capter le concret du temps présent, ce n'était ni leur problème ni leur ambition. Ils racontaient une histoire, sans nécessairement l'imaginer dans des scènes concrètes.

La scène devient l'élément fondamental de la composition du roman (le lieu de la virtuosité du romancier) au commencement du XIXe siècle. Chez Scott, chez Balzac, chez Dostoïevski, le roman est composé comme une suite de scènes minutieusement décrites avec leur décor, leur dialogue, leur action; tout ce qui n'est pas lié à cette suite de scènes, tout ce qui n'est pas scène, est considéré et ressenti comme secondaire, voire superflu. Le roman ressemble à un très riche scénario.

Dès que la scène devient élément fondamental du roman, la question de la réalité telle qu'elle se montre dans le moment présent est virtuellement posée. Je dis "virtuellement" car, chez Balzac ou chez Dostoïevski, c'est plutôt une passion du dramatique qu'une passion du concret, plutôt le théâtre que la réalité qui inspirent l'art de la scène. En effet, la nouvelle esthétique du roman née alors (esthétique du "deuxième temps" de l'histoire du roman) s'est manifestée par le caractère théâtral de la composition: cela veut dire, par une composition concentrée a) sur une seule intrigue (contrairement à la pratique de la composition "picaresque" qui est une suite d'intrigues différentes); b) sur les mêmes personnages (laisser les personnages quitter le roman au milieu de la route, ce qui était normal pour Cervantes, est considéré comme un défaut); c) sur un espace de temps étroit (même si entre le début et la fin du roman s'écoule beaucoup de temps, l'action ne se déroule que sur quelques jours choisis; ainsi, par exemple, Les Démons s'étalent sur quelques mois, mais toute leur action extrêmement complexe est distribuée en deux, puis en trois, puis en deux et enfin en cinq jours).

Dans cette composition balzacienne ou dostoïevskienne du roman, c'est exclusivement par les scènes que toute la complexité de l'intrigue, toute la richesse de la pensée (les grands dialogues d'idées chez Dostoïevski), toute la psychologie des personnages doivent s'exprimer avec clarté; c'est pourquoi une scène, comme c'est le cas dans une pièce de théâtre, devient artificiellement concentrée, dense (les rencontres multiples dans une seule scène) et développée avec une improbable rigueur logique (pour rendre clair le conflit des intérêts et des passions); afin d'exprimer tout ce qui est essentiel (essentiel pour l'intelligibilité de l'action et de son sens), elle doit renoncer à tout ce qui est "inessentiel", c'est-à-dire à tout ce qui est banal, ordinaire, quotidien, à ce qui est hasard ou simple atmosphère.

C'est Flaubert ("notre maître le plus respecté", dit de lui Hemingway dans une lettre à Faulkner) qui fait sortir le roman de la théâtralité. Dans ses romans, les personnages se rencontrent dans une ambiance quotidienne, laquelle (par son indifférence, par son indiscrétion, mais aussi par ses atmosphères et ses sortilèges qui rendent une situation belle et inoubliable) intervient sans cesse dans leur histoire intime. Emma est au rendez-vous avec Léon dans l'église, mais un guide se joignant à eux interrompt leur tête-à-tête par un long bavardage futile. Montherlant, dans sa préface à Madame Bovary, ironise sur le caractère méthodique de cette façon d'introduire un motif antithétique dans une scène, mais l'ironie est déplacée; car il ne s'agit pas d'un maniérisme artistique; il s'agit d'une découverte pour ainsi dire ontologique: la découverte de la structure du moment présent; la découverte de la coexistence perpétuelle du banal et du dramatique sur laquelle nos vies sont fondées.

Saisir le concret du temps présent, c'est l'une des tendances constantes qui, à partir de Flaubert, vont marquer l'évolution du roman: elle trouvera son apogée, son vrai monument, dans l'Ulysse de James Joyce qui, sur à peu près neuf cents pages, décrit dix-huit heures de vie; Bloom s'arrête dans la rue avec M'Coy: en une seule seconde, entre deux répliques qui se suivent, d'innombrables choses se passent: le monologue intérieur de Bloom; ses gestes (la main dans sa poche, il touche l'enveloppe d'une lettre d'amour); tout ce qu'il voit (une dame monte dans une calèche et laisse voir ses jambes, etc.); tout ce qu'il entend; tout ce qu'il sent. Une seule seconde du temps présent devient, chez Joyce, un petit infini.

5

Dans l'art épique et dans l'art dramatique, la passion du concret se manifeste avec une force différente; leur rapport inégal à la prose en témoigne. L'art épique abandonne les vers au XVIe, au XVIIe siècle, et devient ainsi un art nouveau: le roman. La littérature dramatique passe du vers à la prose plus tard et beaucoup plus lentement. L'opéra encore plus tard, au tournant des XIXe et XXe siècles, avec Charpentier (Louise, 1900), avec Debussy (Pelléas et Mélisande, 1902, qui, pourtant, est écrit sur une prose poétique très stylisée), et avec Janacek (Jenufa, composé entre 1896 et 1902). Ce dernier est le créateur de l'esthétique de l'opéra la plus importante, selon moi, de l'époque de l'art moderne. Je dis "selon moi", parce que je ne veux pas cacher ma passion personnelle pour lui. Pourtant, je ne crois pas me tromper car l'exploit de Janacek fut énorme: il a découvert pour l'opéra un nouveau monde, le monde de la prose. Je ne veux pas dire qu'il était seul à le faire (le Berg de Wozzeck, 1925, qu'il a d'ailleurs passionnément défendu, et même le Poulenc de La Voix humaine, 1959, sont proches de lui) mais il a poursuivi son but d'une façon particulièrement conséquente, pendant trente ans, en créant cinq œuvres majeures qui resteront: Jenufa; Katia Kabanova, 1921; La Renarde rusée, 1924; L'Affaire Makropoulos, 1926; De la maison des morts, 1928.

J'ai dit qu'il a découvert le monde de la prose car la prose n'est pas seulement une forme de discours distincte des vers mais une face de la réalité, sa face quotidienne, concrète, momentanée, et qui se trouve à l'opposé du mythe. Là, on touche à la conviction la plus profonde de tout romancier: rien n'est plus dissimulé que la prose de la vie; tout homme tente perpétuellement de transformer sa vie en mythe, tente pour ainsi dire de la transcrire en vers, de la voiler avec des vers (avec de mauvais vers). Si le roman est un art et non pas seulement un "genre littéraire", c'est que la découverte de la prose est sa mission ontologique qu'aucun autre art que lui ne peut assumer entièrement.

Sur le chemin du roman vers le mystère de la prose, vers la beauté de la prose (car, étant art, le roman découvre la prose en tant que beauté), Flaubert a effectué un pas immense. Dans l'histoire de l'opéra, un demi-siècle plus tard, Janacek a accompli la révolution flaubertienne. Mais si, dans un roman, celle-ci nous paraît toute naturelle (comme si la scène entre Emma et Rodolphe sur fond de comice agricole était inscrite dans les gènes du roman en tant que possibilité quasi inévitable), dans l'opéra elle est autrement plus choquante, audacieuse, inattendue: elle contredit le principe de l'irréalisme et de l'extrême stylisation qui semblaient inséparables de l'essence même de l'opéra.

Dans la mesure où ils s'essayèrent à l'opéra, les grands modernistes prirent, le plus souvent, le chemin d'une stylisation encore plus radicale que leurs précurseurs du XIXe siècle: Honegger se tourne vers les sujets légendaires ou bibliques auxquels il donne une forme oscillant entre opéra et oratorio; le seul opéra de Bartok a pour sujet une fable symboliste; Schönberg a écrit deux opéras: l'un est une allégorie, l'autre met en scène une situation extrême à la limite de la folie. Les opéras de Stravinski sont tous écrits sur des textes versifiés et sont extrêmement stylisés. Janacek est donc allé non seulement contre la tradition de l'opéra mais aussi contre l'orientation dominante de l'opéra moderne.

6

Dessin célèbre: un petit homme moustachu, aux épais cheveux blancs, se promène, un carnet ouvert à la main, et écrit en notes de musique les propos qu'il entend dans la rue. C'était sa passion: mettre la parole vivante en notation musicale; il a laissé une centaine de ces "intonations du langage parlé". Cette activité curieuse l'a classé aux yeux de ses contemporains, dans le meilleur des cas parmi les originaux, dans le pire des cas parmi les naïfs qui n'ont pas compris que la musique est création et non pas imitation naturaliste de la vie.

Mais la question n'est pas: faut-il ou non imiter la vie? la question est: un musicien doit-il admettre l'existence du monde sonore en dehors de la musique et l'étudier? Les études du langage parlé peuvent éclairer deux aspects fondamentaux de toute la musique de Janacek:

1) son originalité mélodique: vers la fin du romantisme, le trésor mélodique de la musique européenne semble s'épuiser (en effet, le nombre de permutations de sept ou douze notes est arithmétiquement limité); la connaissance familière des intonations qui ne proviennent pas de la musique mais du monde objectif des paroles permet à Janacek d'accéder à une autre inspiration, à une autre source de l'imagination mélodique; ses mélodies (peut-être est-il le dernier grand mélodiste de l'histoire de la musique) ont par conséquent un caractère très spécifique et sont reconnaissables immédiatement:

a) contrairement à la maxime de Stravinski ("soyez économes de vos intervalles, traitez-les comme des dollars"), elles contiennent de nombreux intervalles de grandeur inhabituelle, jusqu'alors impensables dans une "belle" mélodie;

b) elles sont très succinctes, condensées, et presque impossibles à développer, à prolonger, à élaborer par les techniques jusqu'alors courantes qui les rendraient immédiatement fausses, artificielles, "mensongères", autrement dit: elles sont développées à leur manière propre: ou bien répétées (opiniâtrement répétées), ou bien traitées à la façon d'une parole: par exemple, progressivement intensifiées (sur le modèle de quelqu'un qui insiste, qui supplie), etc.;

2) son orientation psychologique: ce qui intéressait Janacek en premier lieu dans ses recherches sur le langage parlé ce n'était pas le rythme spécifique de la langue (de la langue tchèque), sa prosodie (on ne trouve aucun récitatif dans les opéras de Janacek), mais l'influence qu'a sur une intonation parlée l'état psychologique momentané de celui qui parle; il cherchait à comprendre la sémantique des mélodies (il apparaît ainsi comme l'antipode de Stravinski qui n'accordait à la musique aucune capacité d'expression; pour Janacek, seule la note qui est expression, qui est émotion, a le droit d'exister); scrutant le rapport entre une intonation et une émotion, Janacek a acquis en tant que musicien une lucidité psychologique tout à fait unique; sa véritable fureur psychologique (rappelons qu'Adorno parle d'une "fureur antipsychologique" chez Stravinski) a marqué toute son œuvre; c'est à cause d'elle qu'il s'est tourné spécialement vers l'opéra, car là la capacité de "définir musicalement des émotions" a pu se réaliser et se vérifier mieux qu'ailleurs.

7

Qu'est-ce qu'une conversation, dans la réalité, dans le concret du temps présent? Nous ne le savons pas. Nous savons seulement que les conversations au théâtre, dans un roman, ou même à la radio ne ressemblent pas à une conversation réelle. Ce fut certainement l'une des obsessions artistiques de Hemingway: saisir la structure de la conversation réelle. Essayons de définir cette structure en la comparant avec celle du dialogue théâtral:

a) au théâtre: l'histoire dramatique se réalise dans et par le dialogue; celui-ci est donc concentré entièrement sur l'action, sur son sens, son contenu; dans la réalité: le dialogue est entouré par la quotidienneté qui l'interrompt, le retarde, infléchit son développement, le détourne, le rend asystématique et alogique;

b) au théâtre: le dialogue doit procurer au spectateur l'idée la plus intelligible, la plus claire du conflit dramatique et des personnages; dans la réalité: les personnages qui conversent se connaissent l'un l'autre et connaissent le sujet de leur conversation; ainsi, pour un tiers, leur dialogue n'est jamais entièrement compréhensible; il reste énigmatique, telle une mince surface du dit au-dessus de l'immensité du non-dit;

c) au théâtre: le temps limité de la représentation implique une économie maximale de mots dans le dialogue; dans la réalité: les personnages reviennent vers le sujet déjà discuté, se répètent, corrigent ce qu'ils viennent de dire, etc.; ces répétitions et maladresses trahissent les idées fixes des personnages et dotent la conversation d'une mélodie spécifique.

Hemingway a su non seulement saisir la structure du dialogue réel mais aussi, à partir d'elle, créer une forme, forme simple, transparente, limpide, belle, telle qu'elle apparaît dans Collines comme des éléphants blancs: la conversation entre l'Américain et la jeune fille commence piano, par des propos insignifiants; les répétitions des mêmes mots, des mêmes tournures traversent tout le récit et lui donnent une unité mélodique (c'est cette mélodisation d'un dialogue qui, chez Hemingway, est si frappante, si envoûtante); l'intervention de la patronne apportant de la boisson freine la tension qui, pourtant, monte progressivement, atteint son paroxysme vers la fin ("s'il te plaît s'il te plaît"), puis se calme en pianissimo avec les derniers mots.

8

"Le 15 février vers le soir. Le crépuscule de dix-huit heures, près de la gare. Deux jeunes femmes attendent.

Sur le trottoir, la plus grande, les joues roses, habillée d'un manteau d'hiver rouge, frémit.

Elle se mit à parler avec brusquerie:

"Nous allons attendre ici et je sais qu'il ne viendra pas".

Sa compagne, les joues pâles, dans une pauvre jupe, interrompit la dernière note par l'écho sombre, triste, de son âme:

"Ça m'est égal".

Et elle ne bougeait pas, mi-révolte, mi-attente".

C'est ainsi que commence l'un des textes que Janacek a régulièrement publiés, avec ses notations musicales, dans un journal tchèque.

Imaginons que la phrase "Nous allons attendre ici et je sais qu'il ne viendra pas" soit une réplique dans le récit qu'un acteur est en train de lire à haute voix devant un auditoire. Probablement sentirions-nous une certaine fausseté dans son intonation. Il prononcerait la phrase comme on peut l'imaginer en souvenir; ou bien, tout simplement, de façon à émouvoir ses auditeurs. Mais comment prononce-t-on cette phrase dans une situation réelle? Quelle est la vérité mélodique de cette phrase? Quelle est la vérité mélodique d'un moment perdu?

La recherche du présent perdu; la recherche de la vérité mélodique d'un moment; le désir de surprendre et de capter cette vérité fuyante; le désir de percer ainsi le mystère de la réalité immédiate qui déserte constamment nos vies, lesquelles deviennent ainsi la chose la moins connue au monde. C'est là, me semble-t-il, le sens ontologique des études du langage parlé et, peut-être, le sens ontologique de toute la musique de Janacek.

Deuxième acte de Jenufa: après des jours de fièvre puerpérale, Jenufa quitte le lit et apprend que son nouveau-né est mort. Sa réaction est inattendue: "Donc, il est mort. Donc, il est devenu un petit ange". Et elle chante ces phrases calmement, dans un étrange étonnement, comme paralysée, sans cris, sans gestes. La courbe mélodique remonte plusieurs fois pour immédiatement retomber comme si elle aussi était frappée de paralysie; elle est belle, elle est émouvante, sans pour autant cesser d'être exacte.

Novak, le compositeur tchèque le plus influent de l'époque, s'est moqué de cette scène: "C'est comme si Jenufa regrettait la mort de son perroquet". Tout est là, dans ce sarcasme imbécile. Bien sûr, ce n'est pas ainsi qu'on imagine une femme qui est en train d'apprendre la mort de son enfant! Mais un événement, tel qu'on l'imagine, n'a pas grand-chose à voir avec ce même événement tel qu'il est quand il se passe.

Janacek a écrit ses premiers opéras à partir de pièces de théâtre dites réalistes; en son temps, cela bouleversait déjà les conventions; mais en raison de sa soif de concret, même la forme de drame en prose lui parut bientôt artificielle: aussi écrivit-il lui-même les livrets de ses deux opéras les plus audacieux, l'un, La Renarde rusée, d'après un feuilleton publié dans un quotidien, l'autre d'après Dostoïevski; pas d'après un roman (il n'y a pas plus grands pièges du non-naturel et du théâtral que les romans de Dostoïevski!) mais d'après son "reportage" du camp sibérien: Souvenirs de la maison des morts.

Comme Flaubert, Janacek fut fasciné par la coexistence des différents contenus émotionnels dans une seule scène (il connaissait la fascination flaubertienne des "motifs antithétiques"); ainsi l'orchestre, chez lui, ne souligne pas mais, très souvent, contredit le contenu émotif du chant. Une scène de La Renarde rusée m'a toujours particulièrement ému: dans une auberge forestière, un garde-chasse, un instituteur de village et l'épouse de l'aubergiste bavardent: ils se souviennent de leurs amis absents, de l'aubergiste qui, ce jour-là, est en ville, du curé qui a déménagé, d'une femme dont l'instituteur a été amoureux et qui vient de se marier. La conversation est tout à fait banale (jamais avant Janacek on n'avait vu sur une scène d'opéra une situation si peu dramatique et tellement banale), mais l'orchestre est plein d'une nostalgie à peine soutenable, si bien que la scène devient l'une des plus belles élégies jamais écrites sur la fugacité du temps.

9

Pendant quatorze ans, le directeur de l'opéra de Prague, un certain Kovarovic, chef d'orchestre et sous-médiocre compositeur, a refusé Jenufa. S'il a fini par céder (en 1916 c'est lui-même qui dirige la première praguoise de Jenufa), il n'a pas cessé pour autant d'insister sur le dilettantisme de Janacek, et a apporté à la partition beaucoup de changements, de corrections dans l'orchestration, et même de très nombreuses ratures.

Janacek ne se révoltait pas? Si, bien sûr, mais, comme on sait, tout dépend du rapport de forces. Et c'était lui le faible. Il avait soixante-deux ans et était presque inconnu. S'il s'était rebiffé trop, il aurait pu attendre la première de son opéra pendant encore dix autres années. D'ailleurs, même ses partisans, que le succès inattendu de leur maître avait rendus euphoriques, étaient tous d'accord: Kovarovic a fait un magnifique travail! Par exemple, la dernière scène!

La dernière scène: Après qu'on a trouvé l'enfant naturel de Jenufa noyé, après que la marâtre a avoué son crime et que la police l'a emmenée, Jenufa et Laca restent seuls. Laca, l'homme à qui Jenufa en avait préféré un autre et qui l'aime toujours, décide de rester avec elle. Rien n'attend ce couple sauf la misère, la honte, l'exil. Atmosphère inimitable: résignée, triste et pourtant éclairée d'une immense compassion. Harpe et cordes, la douce sonorité de l'orchestre; le grand drame se clôt, d'une façon inattendue, par un chant calme, touchant et intimiste.

Mais peut-on donner une telle fin à un opéra? Kovarovic la transforma en une vraie apothéose d'amour. Qui oserait s'opposer à une apothéose? D'ailleurs, une apothéose, c'est tellement simple: on ajoute des cuivres qui soutiennent la mélodie en imitation contrapuntique. Procédé efficace, mille fois vérifié. Kovarovic connaissait son métier.

Snobé et humilié par ses compatriotes tchèques, Janacek a trouvé chez Max Brod un soutien ferme et fidèle. Mais quand Brod étudie la partition de La Renarde rusée, il n'est pas satisfait de la fin. Les derniers mots de l'opéra: une blague prononcée par une petite grenouille qui, en bégayant, s'adresse au forestier: "Ce que vous vous vous prétendez voir ce n'est pas pas pas moi, c'est mon mon mon grand-papa". Mit dem Frosch zu schliessen, ist unmô-glich. Terminer avec la grenouille, c'est impossible, proteste Brod dans une lettre, et il propose comme dernière phrase de l'opéra une proclamation solennelle que devrait chanter le forestier: sur le renouvellement de la nature, sur la force éternelle de la jeunesse. Encore une apothéose.

Mais cette fois-ci, Janacek n'obéit pas. Reconnu en dehors de son pays, il n'est plus faible. Avant la première de De la maison des morts, il l'est redevenu, car il est mort. La fin de l'opéra est magistrale: le héros est relâché du camp. "Liberté! Liberté!" crient les bagnards. Puis le commandant hurle: "Au boulot!" et c'est le dernier mot de l'opéra qui se termine sur le rythme brutal du travail forcé ponctué par le son syncopé des chaînes. La première, posthume, a été dirigée par un élève de Janacek (celui qui a aussi établi, pour l'édition, le manuscrit à peine achevé de la partition). Il a un peu tripatouillé les dernières pages: ainsi le cri "Liberté! Liberté!" se retrouva-t-il à la fin, élargi en une longue coda surajoutée, coda joyeuse, une apothéose (encore une). Ce n'est pas un ajout qui, en redondance, prolonge l'intention de l'auteur; c'est la négation de cette intention; le mensonge terminal dans lequel la vérité de l'opéra s'annule.

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J'ouvre la biographie de Hemingway écrite en 1985 par Jeffrey Meyers, professeur de littérature dans une université américaine, et je lis le passage concernant Collines comme des éléphants blancs. Première chose que j'apprends: la nouvelle "dépeint peut-être la réaction de Hemingway à la deuxième grossesse de Hadley" (première épouse de Hemingway). Suit ce commentaire que j'accompagne entre parenthèses de mes propres remarques:

"La comparaison des collines avec des éléphants blancs, animaux irréels qui représentent des éléments inutiles, comme le bébé non désiré, est cruciale pour le sens de l'histoire (la comparaison, un peu forcée, des éléphants avec des bébés non désirés n'est pas de Hemingway mais du professeur; elle doit préparer l'interprétation sentimentale de la nouvelle). Elle devient un sujet de discussion et suscite l'opposition entre la femme imaginative, émue par le paysage, et l'homme à l'esprit terre à terre, qui refuse d'adhérer à son point de vue... Le thème de la nouvelle se développe à partir d'une série de polarités: le naturel opposé à l'artificiel, l'instinctif opposé au rationnel, la réflexion opposée au bavardage, le vivant opposé au morbide (l'intention du professeur devient claire: faire de la femme le pôle positif, de l'homme le pôle négatif de la morale). L'homme, égocentrique (rien ne permet de qualifier l'homme d'égocentrique), totalement imperméable aux sentiments de la femme (rien ne permet de le dire), essaie de la pousser à avorter pour qu'ils puissent être exactement comme ils étaient avant... La femme, pour qui l'avortement est totalement contre nature, a très peur de tuer l'enfant (elle ne peut tuer l'enfant étant donné que celui-ci n'est pas ne) et de se faire du mal. Tout ce que dit l'homme est faux (non: tout ce que dit l'homme ce sont de banales paroles de consolation, les seules possibles dans une telle situation); tout ce que dit la femme est ironique (ily a beaucoup d'autres possibilités pour expliquer les propos de la jeune fille). Il l'oblige à consentir à cette opération ("je ne voudrais pas que tu le fasses si tu ne veux pas", dit-il à deux reprises et rien ne prouve qu'il n'est pas sincère) afin qu'elle reconquière son amour (rien ne prouve ni qu'elle a eu l'amour de cet homme ni qu'elle l'a perdu), mais le fait même qu'il puisse lui demander une telle chose implique qu'elle ne pourra plus jamais l'aimer (rien ne permet de dire ce qui va se passer après la scène à la gare). Elle accepte cette forme d'autodestruction (la destruction du fœtus et la destruction de la femme ce n'est pas la même chose) après avoir atteint, comme l'homme dans un souterrain peint par Dostoïevski ou le Joseph K. de Kafka, un point de dédoublement de sa personnalité qui ne fait que refléter l'attitude de son mari: "Alors je le ferai. Parce que moi, ça m'est égal". (Refléter l'attitude de quelqu'un d'autre n'est pas un dédoublement, sinon tous les enfants qui obéissent à leurs parents seraient dédoublés et ressembleraient à Joseph K.; puis, l'homme dans la nouvelle n'est nulle part désigné comme mari; il ne peut d'ailleurs pas être mari puisque le personnage féminin chez Hemingway est partout girl, jeune fille; si le professeur américain l'appelle systématiquement "woman" c'est une méprise intentionnelle: il laisse entendre que les deux personnages sont Hemingway lui-même et son épouse). Puis, elle s'éloigne de lui et... trouve un réconfort dans la nature; dans les champs de blé, les arbres, la rivière et les collines lointaines. Sa contemplation paisible (nous ne savons rien des sentiments que la vue de la nature éveille chez la jeune fille; mais en aucun cas ils ne sont paisibles, les mots qu'elle prononce immédiatement après étant amers), lorsqu'elle lève les yeux vers les collines pour chercher de l'aide, rappelle le psaume 121 (plus le style de Hemingway est dépouillé, plus le style de son commentateur est ampoulé). Mais cet état d'esprit est détruit par l'homme qui s'obstine à poursuivre la discussion (lisons attentivement la nouvelle: ce n'est pas l'Américain, c'est la jeune fille qui, après son bref éloignement, se met à parler la première et poursuit la discussion; l'homme ne cherche pas une discussion, il veut seulement apaiser la jeune fille) et l'amène au bord de la crise nerveuse. Elle lui lance alors un appel frénétique: "Pourrais-tu faire quelque chose pour moi?.. Akir, tais-toi. Je t'en supplie!" qui fait penser au "Jamais, jamais, jamais, jamais" du roi Lear (l'évocation de Shakespeare est vide de sens comme l'étaient celles de Dostoïevski et de Kafka)".

Résumons le résumé:

1) Dans l'interprétation du professeur américain, la nouvelle est transformée en une leçon de morale: les personnages sont jugés selon leurs rapports à l'avortement qui est considéré a priori comme un mal: ainsi la femme ("imaginative", "émue par le paysage") représente le naturel, le vivant, l'instinctif, la réflexion; l'homme ("égocentrique", "terre à terre") représente l'artificiel, le rationnel, le bavardage, le morbide (notons au passage que dans le discours moderne de la morale le rationnel représente le mal et l'instinctif représente le bien);

2) le rapprochement avec la biographie de l'auteur (et la transformation insidieuse de girl en woman) laisse entendre que le héros négatif et immoral est Hemingway lui-même qui, par l'intermédiaire de la nouvelle, fait une sorte d'aveu; en ce cas le dialogue perd tout son caractère énigmatique, les personnages sont sans mystère et, pour qui a lu la biographie de Hemingway, parfaitement déterminés et clairs;

3) le caractère esthétique original de la nouvelle (son a-psychologisme, l'occultation intentionnelle du passé des personnages, le caractère non-dramatique, etc.) n'est pas pris en considération; pis, ce caractère esthétique est annulé;

4) à partir des données élémentaires de la nouvelle (un homme et une femme partent pour un avortement), le professeur invente sa propre nouvelle: un homme égocentrique est en train de forcer son épouse à se faire avorter; l'épouse méprise son mari qu'elle ne pourra plus jamais aimer;

5) cette autre nouvelle est absolument plate et tout en clichés; pourtant, comparée successivement à Dostoïevski, à Kafka, à la Bible et à Shakespeare (le professeur a réussi à rassembler dans un seul paragraphe les plus grandes autorités de tous les temps), elle garde son statut de grande œuvre et justifie ainsi l'intérêt que, malgré l'indigence morale de son auteur, lui porte le professeur.

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C'est ainsi que l'interprétation kitschifiante met des œuvres d'art à mort. Quelque quarante ans avant que le professeur américain n'ait imposé à la nouvelle cette signification moralisatrice, on a traduit en France Collines comme des éléphants blancs sous le titre Paradis perdu, un titre qui n'est pas de Hemingway (dans aucune langue au monde la nouvelle ne porte ce titre) et qui suggère la même signification (paradis perdu: innocence de l'avant-avortement, bonheur de la maternité promise, etc., etc.).

L'interprétation kitschifiante, en effet, ce n'est pas la tare personnelle d'un professeur américain ou d'un chef d'orchestre praguois du début du siècle (après lui, d'autres et d'autres chefs d'orchestre ont entériné ses retouches de Jenufa); c'est une séduction venue de l'inconscient collectif; une injonction du souffleur métaphysique; une exigence sociale permanente; une force. Cette force ne vise pas seulement l'art, elle vise avant tout la réalité même. Elle fait le contraire de ce que faisaient Flaubert, Janacek, Joyce, Hemingway. Sur l'instant présent, elle jette le voile des lieux communs afin que disparaisse le visage du réel.

Pour que tu ne saches jamais ce que tu as vécu.

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