1

Vers la fin de sa vie, Stravinski a décidé de rassembler toute son œuvre en une grande édition discographique dans sa propre exécution, comme pianiste ou chef d'orchestre, afin qu'existe une version sonore autorisée de toute sa musique. Cette volonté d'assumer lui-même le rôle de l'exécutant a souvent provoqué une réaction irritée: avec quel acharnement, dans son livre édité en 1961, Ernest Ansermet a-t-il voulu se moquer de lui: quand Stravinski dirige l'orchestre, il est saisi "d'une telle panique qu'il serre son pupitre contre le podium de peur de tomber, qu'il ne peut quitter du regard une partition qu'il connaît pourtant par cœur, et qu'il compte les temps!"; il interprète sa musique "littéralement et en esclave"; "en tant qu'exécutant toute joie l'abandonne".

Pourquoi ce sarcasme?

J'ouvre la correspondance de Stravinski: l'échange épistolaire avec Ansermet commence en 1914; cent quarante-six lettres de Stravinski: mon cher Ansermet, mon cher, mon cher ami, bien cher, mon cher Ernest; pas l'ombre d'une tension; puis, comme un coup de tonnerre:

"Paris, le 14 octobre 1937:

En toute hâte, mon cher, il n'y a aucune raison de faire ces coupures dans Jeu de cartes joué au concert... Les pièces de ce genre sont des suites de danses dont la forme est rigoureusement symphonique et qui ne demandent aucune explication à donner au public, car il ne s'y trouve point d'éléments descriptifs, illustrant l'action scénique, qui puissent entraver l'évolution symphonique des morceaux qui se suivent.

S'il vous est venu par la tête cette idée étrange de me demander d'y faire des coupures, c'est que l'enchaînement des morceaux composant Jeu de cartes vous paraît personnellement un peu ennuyeux. Je n'y peux vraiment rien. Mais ce qui m'étonne surtout, c'est que vous tâchiez de me convaincre, moi, d'y faire des coupures, moi qui viens de diriger cette pièce à Venise et qui vous ai raconté avec quelle joie le public l'a accueillie. Ou bien vous avez oublié ce que je vous ai raconté, ou bien vous n'attachez pas grande importance à mes observations et à mon sens critique. D'autre part, je ne crois vraiment pas que votre public soit moins intelligent que celui de Venise.

Et penser que c'est vous qui me proposez de découper ma composition, avec toutes les chances de la déformer, afin que celle-ci soit mieux comprise du public, - vous qui n'avez pas eu peur de ce public en lui jouant une œuvre aussi risquée au point de vue succès et compréhension de vos auditeurs que la Symphonie d'instruments à vent!

Je ne peux donc pas vous laisser faire des coupures dans Jeu de cartes; je crois qu'il vaut mieux ne pas le jouer du tout qu'à contrecœur.

Je n'ai plus rien à ajouter, et là-dessus je mets un point".

Le 15 octobre, réponse d'Ansermet:

"Je vous demanderai seulement si vous me pardonneriez la petite coupure dans la marche de la seconde mesure de 45 jusqu'à la seconde mesure de 58".

Stravinski réagit le 19 octobre:

"...Je regrette, mais je ne puis vous accorder aucune coupure dans Jeu de cartes.

L'absurde coupure que vous me demandez estropie ma petite marche qui a sa forme et son sens constructif dans l'ensemble de la composition (sens constructif que vous prétendez défendre). Vous découpez ma marche uniquement parce que la partie de son milieu et de son développement vous plaît moins que le reste. Ce n'est pas uni raison suffisante à mes yeux et je voudrais vous dire: "Mais vous n'êtes pas chez vous, mon cher", je ne vous avais jamais dit: "Tenez, vous avez ma partition et vous en ferez ce que bon vous plaira".

Je vous répète: ou vous jouez Jeu de cartes tel quel ou vous ne le jouez pas du tout.

Vous semblez ne pas avoir compris que ma lettre du 14 octobre était très catégorique sur ce point".

Par la suite, ils n'échangeront que quelques lettres, laconiques, froides. En 1961, Ansermet édite en Suisse un volumineux livre musicologique avec un long chapitre qui est une attaque contre l'insensibilité de la musique de Stravinski (et contre son incompétence en tant que chef d'orchestre). Ce n'est qu'en 1966 (vingt-neuf ans après leur dispute) qu'on peut lire cette petite réponse de Stravinski à une lettre réconciliante d'Ansermet:

"Mon cher Ansermet, votre lettre m'a touché. Nous sommes tous les deux assez âgés pour ne pas penser à la fin de nos jours; et je ne voudrais pas finir ces jours avec le poids pénible d'une inimitié".

Formule archétypale dans une situation archétypale: c'est ainsi que souvent, à la fin de leur vie, des amis qui se sont trahis font un trait sur leur hostilité, froidement, sans pour autant redevenir amis.

L'enjeu de la dispute qui a fait exploser l'amitié est clair: les droits d'auteur de Stravinski, droits d'auteur dits moraux; la colère de l'auteur qui ne supporte pas qu'on touche à son œuvre; et, de l'autre côté, la vexation d'un interprète qui ne tolère pas l'orgueil de l'auteur et essaie de tracer des limites à son pouvoir.

2

J'écoute Le Sacre du printemps dans l'interprétation de Léonard Bernstein; le célèbre passage lyrique dans les Rondes printanières me paraît suspect; j'ouvre la partition:

Ce qui, dans l'interprétation de Bernstein, devient:

Le charme inédit du passage cité consiste dans la tension entre le lyrisme de la mélodie et le rythme, mécanique et en même temps bizarrement irrégulier; si ce rythme n'est pas observé exactement, avec une précision d'horloge, si on le rubatise, si à la fin de chaque phrase on prolonge la dernière note (ce que fait Bernstein), la tension disparaît et le passage se banalise.

Je pense aux sarcasmes d'Ansermet. Je préfère cent fois l'interprétation précise de Stravinski, même s'il "serre son pupitre contre le podium de peur de tomber et compte les temps".

3

Dans sa monographie de Janacek, Jaroslav Vogel, lui-même chef d'orchestre, s'arrête sur les retouches qu'a apportées Kovarovic à la partition de Jenufa. Il les approuve et les défend. Attitude étonnante; car même si les retouches de Kovarovic étaient efficaces, bonnes, raisonnables, elles sont inacceptables par principe, et l'idée même de faire l'arbitrage entre la version d'un créateur et celle de son correcteur (censeur, adaptateur) est perverse. Sans aucun doute, on pourrait écrire mieux telle ou telle phrase d'A la recherche du temps perdu. Mais où trouver ce fou qui voudrait lire un Proust amélioré?

En plus, les retouches de Kovarovic sont tout sauf bonnes ou raisonnables. Comme preuve de leur justesse, Vogel cite la dernière scène où après la découverte de son enfant assassiné, après l'arrestation de sa marâtre, Jenufa se trouve seule avec Laca. Jaloux de Steva, Laca avait autrefois, par vengeance, balafré le visage de Jenufa; maintenant, Jenufa lui pardonne: c'est par amour qu'il l'avait blessée; de même qu'elle aussi avait péché par amour:

Ce "comme moi autrefois", allusion à son amour pour Steva, est dit très rapidement, comme un petit cri, sur les notes aiguës qui montent et s'interrompent; comme si Jenufa évoquait quelque chose qu'elle voudrait oublier immédiatement. Kovarovic élargit la mélodie de ce passage (il "la fait s'épanouir", comme le dit Vogel) en la transformant ainsi:

N'est-ce pas, dit Vogel, que le chant de Jenufa devient plus beau sous la plume de Kovarovic? N'est-ce pas qu'en même temps le chant reste tout à fait janacékien? Oui, si on voulait pasticher Janacek, on ne pourrait faire mieux. N'empêche que la mélodie ajoutée est une absurdité. Tandis que chez Janacek Jenufa rappelle rapidement, avec une horreur retenue, son "péché", chez Kovarovic elle s'attendrit à ce souvenir, elle s'attarde sur lui, elle en est émue (son chant prolonge les mots: amour, moi et autrefois). Ainsi, face à Laca, elle chante la nostalgie de Steva, rival de Laca, elle chante l'amour pour Steva qui est la cause de tout son malheur! Comment Vogel, partisan passionné de Janacek, a-t-il pu défendre un tel non-sens psychologique? Comment a-t-il pu le sanctionner en sachant que la révolte esthétique de Janacek a sa racine précisément dans le refus de l'irréalisme psychologique courant dans la pratique de l'opéra? Comment est-il possible d'aimer quelqu'un et en même temps à tel point de le mécomprendre?

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Pourtant, et là Vogel a raison: ce sont les retouches de Kovarovic qui, rendant l'opéra un peu plus conventionnel, ont participé à son succès. "Laissez-nous un peu vous déformer, Maître, et on vous aimera". Mais vient le moment où le Maître refuse d'être aimé à ce prix et préfère être détesté et compris.

Quels sont les moyens que possède un auteur pour se faire comprendre tel qu'il est? Pas très nombreux, pour Hermann Broch dans les années trente et dans l'Autriche coupée de l'Allemagne devenue fasciste, ni plus tard, dans la solitude de son émigration: quelques conférences, où il exposait son esthétique du roman; puis, des lettres aux amis, à ses lecteurs, aux éditeurs, aux traducteurs; il n'a rien négligé étant, par exemple, extrêmement soucieux des petits textes publiés sur la jaquette de ses livres. Dans une lettre à son éditeur, il proteste contre la proposition de quatrième page de couverture pour Les Somnambules qui met son roman en comparaison avec Hugo von Hofmannsthal et Italo Svevo. Il avance une contre-proposition: le mettre en parallèle avec Joyce et Gide.

Arrêtons-nous sur cette proposition: quelle est, en fait, la différence entre le contexte Broch-Svevo-Hofmannsthal et le contexte Broch-Joyce-Gide? Le premier contexte est littéraire dans le sens large et vague du mot; le second est spécifiquement romanesque (c'est du Gide des Faux-Monnayeurs que Broch se réclame). Le premier contexte est un petit contexte, c'est-à-dire local, centre-européen. Le deuxième est un grand contexte, c'est-à-dire international, mondial. En se plaçant à côté de Joyce et de Gide, Broch insiste pour que son roman soit perçu dans le contexte du roman européen; il se rend compte que Les Somnambules, de même qu'Ulysse ou Les Faux-Monnayeurs, est une œuvre qui révolutionne la forme romanesque, qui crée une autre esthétique du roman, et que celle-ci ne peut être comprise que sur la toile de fond de l'histoire du roman en tant que tel.

Cette exigence de Broch est valable pour toute œuvre importante. Je ne le répéterai jamais assez: la valeur et le sens d'une œuvre peuvent être appréciés seulement dans le grand contexte international. Cette vérité devient particulièrement impérieuse pour tout artiste se trouvant dans un relatif isolement. Un surréaliste français, un auteur du "nouveau roman", un naturaliste du XIXe siècle, sont tous portés par une génération, par un mouvement mondialement connu, leur programme esthétique précède, pour ainsi dire, leur œuvre. Mais Gombrowicz, où le situer? Comment comprendre son esthétique?

Il quitte son pays en 1939, quand il a trente-cinq ans. Comme pièce d'identité d'artiste il emporte avec lui un seul livre, Ferdydurke, roman génial, en Pologne à peine connu, totalement inconnu ailleurs. Il débarque loin de l'Europe, en Argentine. Il est inimaginablement seul. Jamais les grands écrivains argentins ne se sont rapprochés de lui. L'émigration polonaise anticommuniste est peu curieuse de son art. Pendant quatorze ans, sa situation reste inchangée, et vers 1953 il se met à écrire et à éditer son Journal. On n'y apprend pas grand-chose sur sa vie, c'est avant tout un exposé de sa position, une perpétuelle auto-explication, esthétique et philosophique, un manuel de sa "stratégie", ou encore mieux: c'est son testament; non qu'il pensât alors à sa mort, il a voulu imposer, comme volonté dernière et définitive, sa propre compréhension de lui-même et de son œuvre.

Il délimite sa position par trois refus-clés: refus de la soumission à l'engagement politique de l'émigration polonaise (non pas qu'il ait des sympathies procommunistes mais parce que le principe de l'art engagé lui répugne); refus de la tradition polonaise (selon lui, on peut faire quelque chose de valable pour la Pologne seulement en s'opposant à la "polonité", en secouant son pesant héritage romantique); refus, enfin, du modernisme occidental des années soixante, modernisme stérile, "déloyal envers la réalité", impuissant dans l'art du roman, universitaire, snob, absorbé par son auto-théorisation (non pas que Gombrowicz soit moins moderne, mais son modernisme est différent). C'est surtout cette troisième "clause du testament" qui est importante, décisive et en même temps opiniâtrement mécomprise.

Ferdydurke a été édité en 1937, un an avant La Nausée, mais, Gombrowicz inconnu, Sartre célèbre, La Nausée a pour ainsi dire confisqué, dans l'histoire du roman, la place due à Gombrowicz. Tandis que dans La Nausée la philosophie existentialiste a pris un accoutrement romanesque (comme si un professeur, pour amuser les élèves qui s'endorment, décidait de leur donner une leçon en forme de roman), Gombrowicz a écrit un vrai roman qui renoue avec l'ancienne tradition du roman comique (dans le sens de Rabelais, de Cervantes, de Fiel-ding) si hien que les problèmes existentiels, dont il était passionné non moins que Sartre, apparaissent chez lui sous un jour non-sérieux et drôle.

Ferdydurke est une de ces œuvres majeures (avec Les Somnambules, avec L'Homme sans qualités) qui inaugurent, selon moi, le "troisième temps" de l'histoire du roman en faisant ressusciter l'expérience oubliée du roman prébalzacien et en s'emparant des domaines considérés naguère comme réservés à la philosophie. Que La Nausée, et non pas Ferdydurke, soit devenue l'exemple de cette nouvelle orientation a eu de fâcheuses conséquences: la nuit de noces de la philosophie et du roman s'est déroulée dans l'ennui réciproque. Découvertes vingt, trente ans après leur naissance, l'œuvre de Gombrowicz, celles de Broch, de Musil (et celle de Kafka, bien sûr) n'avaient plus la force nécessaire pour séduire une génération et créer un mouvement; interprétées par une autre école esthétique qui, à beaucoup d'égards, leur était opposée, elles étaient respectées, admirées même, mais incomprises, si bien que le plus grand tournant dans l'histoire du roman de notre siècle est passé inaperçu.

5

Tel était aussi, j'en ai déjà parlé, le cas de Janacek. Max Brod se mit à son service comme au service de Kafka: avec une ardeur désintéressée. Rendons-lui cette gloire: il s'est mis au service des deux plus grands artistes qui ont jamais vécu dans le pays où je suis né. Kafka et Janacek: tous les deux mésestimés; tous les deux avec une esthétique difficile à saisir; tous les deux victimes de la petitesse de leur milieu. Prague représentait pour Kafka un énorme handicap. Il y était isolé du monde littéraire et éditorial allemand, et cela lui a été fatal. Ses éditeurs se sont très peu occupés de cet auteur que, en personne, ils connaissaient à peine. Joachim Unseld, fils d'un grand éditeur allemand, consacre un livre à ce problème et démontre que c'était là la raison la plus probable (je trouve cette idée très réaliste) pour laquelle Kafka n'achevait pas des romans que personne ne lui réclamait. Car si un auteur n'a pas la perspective concrète d'éditer son manuscrit, rien ne le pousse à y mettre la dernière touche, rien ne l'empêche de ne pas l'écarter provisoirement de sa table et de passer à autre chose.

Pour les Allemands, Prague n'était qu'une ville de province, de même que Brno pour les Tchèques. Tous les deux, Kafka et Janacek, étaient donc des provinciaux. Tandis que Kafka était quasi inconnu dans un pays dont la population lui était étrangère, Janacek, dans le même pays, était bagatellisé par les siens.

Qui veut comprendre l'incompétence esthétique du fondateur de la kafkologie devrait lire sa monographie de Janacek. Monographie enthousiaste qui, certainement, a beaucoup aidé le maître mésestimé. Mais qu'elle est faible, qu'elle est naïve! Avec de grands mots, cosmos, amour, compassion, humiliés et offensés, musique divine, âme hypersensible, âme tendre, âme d'un rêveur, et sans la moindre analyse structurale, sans la moindre tentative pour saisir l'esthétique concrète de la musique janacékienne. Connaissant la haine de la musicologie praguoise envers le compositeur de province, Brod a voulu prouver que Janacek faisait partie de la tradition nationale et qu'il était parfaitement digne du très-grand Smetana, l'idole de l'idéologie nationale tchèque. Il s'est à tel point laissé obnubiler par cette polémique tchèque, provinciale, bornée, que toute la musique du monde s'est enfuie de son livre, et que de tous les compositeurs de tous les temps n'y restait mentionné que le seul Smetana.

Ah, Max, Max! Il ne faut jamais se précipiter sur le terrain de l'adversaire! Là, tu ne trouveras que foule hostile, arbitres vendus! Brod n'a pas profité de sa position de non-Tchèque pour déplacer Janacek dans le grand contexte, le contexte cosmopolite de la musique européenne, le seul où il pouvait être défendu et compris; il le réenferma dans son horizon national, le coupa de la musique moderne, et scella son isolement. Les premières interprétations collent à une œuvre, elle ne s'en débarrassera pas. De même que la pensée de Brod restera à jamais perceptible dans toute la littérature sur Kafka, de même Janacek souffrira à jamais de la provincialisation que lui ont infligée ses compatriotes et que Brod a confirmée.

Énigmatique Brod. Il aimait Janacek; aucune arrière-pensée ne le guidait, seul l'esprit de justice; il l'a aimé pour l'essentiel, pour son art. Mais cet art, il ne le comprenait pas.

Jamais je n'arriverai au bout du mystère de Brod. Et Kafka? Qu'en pensait-il, lui? Dans son journal de 1911, il raconte: un jour, ils sont allés tous les deux voir un peintre cubiste, Willi Nowak, qui venait d'achever un cycle de portraits de Brod, des lithographies; à la manière qu'on connaît de Picasso, le premier dessin était fidèle, tandis que les autres, dit Kafka, s'éloignaient de plus en plus du modèle pour aboutir à une extrême abstraction.

Brod était embarrassé; il n'aimait pas ces dessins, sauf le premier, réaliste, qui par contre lui plaisait beaucoup parce que, note Kafka avec une tendre ironie, "outre sa ressemblance, il portait autour de la bouche et des yeux des traits nobles et calmes..."

Brod comprenait le cubisme aussi mal qu'il comprenait Kafka et Janacek. En faisant tout pour les libérer de leur isolement social, il confirma leur solitude esthétique. Car son dévouement pour eux signifiait: même celui qui les aimait, et qui était donc le mieux disposé à les comprendre, était étranger à leur art.

6

Je suis toujours surpris de l'étonnement que provoque la décision (prétendue) de Kafka de détruire toute son œuvre. Comme si une telle décision était a priori absurde. Comme si un auteur ne pouvait pas avoir assez de raisons d'emmener, pour son dernier voyage, son œuvre avec lui.

Il peut arriver, en effet, qu'au moment du bilan l'auteur constate qu'il désaime ses livres. Et qu'il ne veuille pas laisser après lui ce lugubre monument de sa défaite. Je sais, je sais, vous lui objecterez qu'il se trompe, qu'il succombe à une dépression maladive, mais vos exhortations n'ont pas de sens. C'est lui qui est chez lui dans son œuvre, et pas vous, mon cher!

Autre raison plausible: l'auteur aime toujours son œuvre mais il n'aime pas le monde. Il ne peut supporter l'idée de la laisser ici à la merci de l'avenir qu'il trouve haïssable.

Et encore un autre cas de figure: l'auteur aime toujours son œuvre et ne s'intéresse même pas à l'avenir du monde, mais ayant ses propres expériences avec le public il a compris la vanitas vanitatum de l'art, l'inévitable incompréhension qui est son sort, l'incompréhension (non pas la sous-estimation, je ne parle pas des vaniteux) dont il a souffert durant sa vie et dont il ne veut pas souffrir post mortem. (Ce n'est, d'ailleurs, peut-être, que la brièveté de la vie qui empêche les artistes de comprendre jusqu'au bout la vanité de leur travail et d'organiser à temps l'oubli et de leur œuvre et d'eux-mêmes).

Tout cela, ne sont-ce pas des raisons valables? Mais si. Pourtant, ce n'étaient pas celles de Kafka: il était conscient de la valeur de ce qu'il écrivait, il n'avait pas une répugnance déclarée envers le monde, et, trop jeune et quasi inconnu, il n'avait pas de mauvaises expériences avec le public, n'en ayant presque aucune.

7

Le testament de Kafka: pas le testament dans le sens juridique exact; en fait deux lettres privées; et même pas de vraies lettres car elles n'ont jamais été postées. Brod, exécuteur testamentaire de Kafka, les a trouvées après la mort de son ami, en 1924, dans un tiroir avec des tas d'autres papiers: l'une, à l'encre, pliée avec l'adresse de Brod, l'autre, plus détaillée, écrite au crayon. Dans sa Postface de la première édition du Procès Brod explique: "...En 1921, je dis à mon ami que j'avais fait un testament dans lequel je le priais d'anéantir certaines choses (dieses und jenes vemichten), d'en revoir d'autres, etc. Là-dessus, Kafka, me montrant le billet écrit à l'encre qu'on a trouvé plus tard dans son bureau, me dit: "Mon testament à moi sera bien simple: je te prie de tout brûler". Je me rappelle encore exactement la réponse que je lui fis: "...Je te préviens d'avance que je ne le ferai pas"." Par l'évocation de ce souvenir, Brod justifie sa désobéissance au souhait testamentaire de son ami; Kafka, continue-t-il, "connaissait la vénération fanatique que j'avais pour chacun de ses mots"; il savait donc bien qu'il ne serait pas obéi et il "aurait dû choisir un autre exécuteur testamentaire si ses propres dispositions avaient été d'un sérieux ultime et inconditionnel". Mais est-ce si sûr? Dans son propre testament Brod demandait à Kafka "d'anéantir certaines choses"; pourquoi donc Kafka n'aurait-il pas trouvé normal de demander le même service à Brod? Et si Kafka savait vraiment qu'il ne serait pas obéi, pourquoi aurait-il écrit encore cette deuxième lettre au crayon, postérieure à leur conversation de 1921, où il développe et précise ses dispositions? Mais passons: on ne saura jamais ce que ces deux amis se sont dit sur ce sujet qui, d'ailleurs, n'était pas pour eux le plus urgent, vu qu'aucun d'eux, et Kafka notamment, ne pouvait se considérer alors comme particulièrement menacé par l'immortalité.

On dit souvent: si Kafka voulait vraiment détruire ce qu'il a écrit, il l'aurait détruit lui-même. Mais comment? Ses lettres étaient la possession de ses correspondants. (Lui-même n'a gardé aucune des lettres qu'il avait reçues). Quant aux journaux, il est vrai, il aurait pu les brûler. Mais c'étaient des journaux de travail (plutôt des carnets que des journaux), ils lui étaient utiles tant qu'il écrivait, et il écrivit jusqu'à ses derniers jours. On peut dire la même chose de ses proses inachevées. Irrémédiablement inachevées, elles ne l'étaient qu'en cas de mort; durant sa vie, il pouvait toujours y revenir. Même une nouvelle qu'il trouve ratée n'est pas inutile pour un écrivain, elle peut servir de matériau pour une autre nouvelle. L'écrivain n'a aucune raison de détruire ce qu'il a écrit tant qu'il n'est pas mourant. Mais quand il est mourant Kafka n'est plus chez lui, il est au sanatorium et il ne peut rien détruire, il peut seulement compter sur l'aide d'un ami. Et n'ayant pas beaucoup d'amis, n'en ayant finalement qu'un seul, il compte sur lui.

On dit aussi: vouloir détruire sa propre œuvre, c'est un geste pathologique. En ce cas, la désobéissance à la volonté du Kafka destructeur devient fidélité à l'autre Kafka, créateur. Là, on touche au plus grand mensonge de la légende entourant son testament: Kafka ne voulait pas détruire son œuvre. Il s'exprime dans la deuxième de ces lettres avec une totale précision: "De tout ce que j'ai écrit, sont valables (gelten) seulement les livres: Le Verdict, Le Chauffeur, La Métamorphose, La Colonie pénitentiaire, Un médecin de campagne et une nouvelle: Un champion de jeûne. (Les quelques exemplaires des Méditations peuvent rester, je ne veux donner à personne la peine de les mettre au pilon, mais il n'en faut rien réimprimer)". Donc, non seulement Kafka ne renie pas son œuvre, mais il en fait un bilan en essayant de séparer ce qui doit rester (ce qu'on peut réimprimer) de ce qui ne répond pas à ses exigences; une tristesse, une sévérité, mais aucune folie, aucun aveuglement de désespoir dans son jugement: il trouve valables tous ses livres imprimés, avec une exception pour son premier, Méditations, le considérant probablement comme immature (il serait difficile de le contredire). Son refus ne concerne pas automatiquement tout ce qui n'était pas publié puisqu'il range aussi parmi ses ouvrages "valables" la nouvelle Un champion de jeûne qui, au moment où il écrit sa lettre, n'existe qu'en manuscrit. Plus tard, il y adjoindra encore trois autres nouvelles (Première Souffrance, Une Petite Femme, Joséphine la cantatrice) pour en faire un livre; ce sont les épreuves de ce livre qu'il corrigera au sanatorium, sur son lit de mort: preuve presque pathétique que Kafka n'a rien à voir avec la légende de l'auteur voulant anéantir son œuvre.

Le souhait de détruire concerne donc seulement deux catégories d'écrits, clairement délimitées:

- en premier lieu, avec une insistance particulière: les écrits intimes: lettres, journaux;

- en deuxième lieu: les nouvelles et les romans qu'il n'a pas réussi, selon son jugement, à mener à bien.

8

Je regarde une fenêtre, en face. Vers le soir la lumière s'allume. Un homme entre dans la pièce. Tête baissée il fait les cent pas; de temps en temps il se passe la main dans les cheveux. Puis, tout à coup, il s'aperçoit que la pièce est éclairée et qu'on peut le voir. D'un geste brusque il tire le rideau. Pourtant, il n'était pas en train de fabriquer de la fausse monnaie; il n'avait rien à cacher sauf lui-même, sa façon de marcher dans la chambre, sa façon d'être négligemment habillé, sa façon de se caresser les cheveux. Son bien-être est conditionné par sa liberté de n'être pas vu.

La pudeur est l'une des notions-clés des Temps modernes, époque individualiste qui, aujourd'hui, imperceptiblement, s'éloigne de nous; pudeur: réaction épidermique pour défendre sa vie privée; pour exiger un rideau sur une fenêtre; pour insister afin qu'une lettre adressée à A ne soit pas lue par B. L'une des situations élémentaires du passage à l'âge adulte, l'un des premiers conflits avec les parents c'est la revendication d'un tiroir pour ses lettres et ses carnets, la revendication d'un tiroir à clé; on entre dans l'âge adulte par la révolte de la pudeur.

Une vieille utopie révolutionnaire, fasciste ou communiste: la vie sans secrets, où vie publique et vie privée ne font qu'un. Le rêve surréaliste cher à Breton: la maison de verre, maison sans rideaux où l'homme vit sous les yeux de tous. Ah, la beauté de la transparence! La seule réalisation réussie de ce rêve: une société totalement contrôlée par la police.

J'en parle dans L'Insoutenable Légèreté de l'être: Jan Prochazka, grande personnalité du Printemps de Prague, est devenu, après l'invasion russe en 1968, un homme sous haute surveillance. Il fréquentait alors souvent un autre grand opposant, le professeur Vaclav Cerny, avec lequel il aimait boire et causer. Toutes leurs conversations étaient secrètement enregistrées et je soupçonne les deux amis de l'avoir su et de s'en être fichus. Mais un jour, en 1970 ou 1971, voulant discréditer Prochazka, la police a diffusé ces conversations en feuilleton à la radio. De la part de la police c'était un acte audacieux et sans précédent. Et, fait surprenant: elle a failli réussir; sur le coup, Prochazka fut discrédité: car, dans l'intimité, on dit n'importe quoi, on parle mal des amis, on dit des gros mots, on n'est pas sérieux, on raconte des plaisanteries de mauvais goût, on se répète, on amuse son interlocuteur en le choquant par des énormités, on a des idées hérétiques qu'on n'avoue pas publiquement, etc. Bien sûr, nous agissons tous comme Prochazka, dans l'intimité nous calomnions nos amis, disons des gros mots; agir autrement en privé qu'en public est l'expérience la plus évidente de tout un chacun, le fondement sur lequel repose la vie de l'individu; curieusement, cette évidence reste comme inconsciente, non avouée, occultée sans cesse par les rêves lyriques sur la transparente maison de verre, elle est rarement comprise comme la valeur des valeurs qu'il faut défendre. Ce n'est donc que progressivement (mais avec une rage d'autant plus grande) que les gens se sont rendu compte que le vrai scandale ce n'étaient pas les mots osés de Prochazka mais le viol de sa vie; ils se sont rendu compte (comme par un choc) que le privé et le public sont deux mondes différents par essence et que le respect de cette différence est la condition sine qua non pour qu'un homme puisse vivre en homme libre; que le rideau qui sépare ces deux mondes est intouchable et que les arracheurs de rideaux sont des criminels. Et comme les arracheurs de rideaux étaient au service d'un régime haï, ils furent tenus unanimement pour des criminels particulièrement méprisables.

Quand, de cette Tchécoslovaquie truffée de micros, je suis ensuite arrivé en France j'ai vu à la une d'un magazine une grande photo de Jacques Brel qui se cachait le visage, traqué par des photographes devant l'hôpital où il soignait son cancer déjà avancé. Et, soudain, j'ai eu le sentiment de rencontrer le même mal que celui devant lequel j'avais fui mon pays; la radiodiffusion des conversations de Prochazka et la photographie d'un chanteur mourant qui cache son visage me semblaient appartenir au même monde; je me suis dit que la divulgation de l'intimité de l'autre, dès qu'elle devient habitude et règle, nous fait entrer dans une époque dont l'enjeu le plus grand est la survie ou la disparition de l'individu.

9

Il n'y a presque pas d'arbres en Islande, et ceux qui y sont se trouvent tous dans des cimetières; comme s'il n'y avait pas de morts sans arbres, comme s'il n'y avait pas d'arbres sans morts. On les plante non pas à côté de la tombe, comme dans l'idyllique Europe centrale, mais au milieu pour que celui qui passe soit forcé d'imaginer les racines qui, en bas, transpercent le corps. Je me promène avec Elvar D. dans le cimetière de Reykjavik; il s'arrête devant une tombe où l'arbre est encore tout petit; il y a à peine un an, on a enterré son ami; il se met à se souvenir de lui à haute voix: sa vie privée était marquée d'un secret, d'ordre sexuel, probablement. "Comme les secrets provoquent une curiosité irritée, ma femme, mes filles, les gens autour de moi ont insisté pour que je leur en parle. À un point tel que mes rapports avec ma femme, dès lors, se sont gâchés. Je ne pouvais pas lui pardonner sa curiosité agressive, elle ne m'a pas pardonné mon silence, preuve pour elle du peu de confiance que je lui faisais". Puis, il sourit et: "Je n'ai rien trahi, dit-il. Car je n'avais rien à trahir. Je me suis interdit de vouloir connaître les secrets de mon ami et je ne les connais pas". Je l'écoute fasciné: depuis mon enfance j'entends dire que l'ami est celui avec qui tu partages tes secrets et qui a même le droit, au nom de l'amitié, d'insister pour les connaître. Pour mon Islandais, l'amitié c'est autre chose: c'est être un gardien devant la porte où l'ami cache sa vie privée; c'est être celui qui n'ouvrira jamais cette porte; qui à personne ne permettra de l'ouvrir.

10

Je pense à la fin du Procès: les deux messieurs sont penchés au-dessus de K. qu'ils égorgent: "De ses yeux qui s'obscurcissaient K. vit encore, tout près de son visage, joue contre joue, les deux messieurs observer le dénouement: "Comme un chien!" dit K.; c'était comme si la honte devait lui survivre".

Le dernier substantif du Procès: la honte. Sa dernière image: des visages étrangers, tout près de son visage, le touchant presque, observent l'état le plus intime de K., son agonie. Dans le dernier substantif, dans la dernière image, la situation fondamentale de tout le roman est condensée: être, à n'importe quel moment, accessible dans sa chambre à coucher; se faire manger son petit déjeuner; être disponible, jour et nuit, pour se rendre aux convocations; voir confisquer les rideaux qui couvrent sa fenêtre; ne pouvoir fréquenter qui on veut; ne plus s'appartenir à soi-même; perdre le statut d'individu. Cette transformation d'un homme de sujet en objet, on l'éprouve comme une honte.

Je ne crois pas qu'en demandant à Brod de détruire sa correspondance Kafka craignait sa publication. Une telle idée ne pouvait guère lui venir à l'esprit. Les éditeurs ne s'intéressaient pas à ses romans, comment auraient-ils pu s'intéresser à ses lettres? Ce qui l'a poussé à vouloir les détruire c'était la honte, la honte tout élémentaire, non pas celle d'un écrivain mais celle d'un simple individu, la honte de laisser traîner des choses intimes sous les yeux des autres, de la famille, des inconnus, la honte d'être tourné en objet, la honte capable de "lui survivre".

Et pourtant, ces lettres Brod les a rendues publiques; auparavant, dans son propre testament, il avait demandé à Kafka d'"anéantir certaines choses"; or, lui-même il publie tout, sans discernement; même cette longue et pénible lettre trouvée dans un tiroir, lettre que Kafka ne s'était jamais décidé à envoyer à son père et que, grâce à Brod, n'importe qui a pu lire ensuite, sauf son destinataire. L'indiscrétion de Brod ne trouve à mes yeux aucune excuse. Il a trahi son ami. Il a agi contre sa volonté, contre le sens et l'esprit de sa volonté, contre sa nature pudique qu'il connaissait.

11

Il y a une différence d'essence entre, d'un côté, le roman, et, de l'autre, les Mémoires, la biographie, l'autobiographie. La valeur d'une biographie consiste dans la nouveauté et l'exactitude des faits réels révélés. La valeur d'un roman, dans la révélation des possibilités jusqu'alors occultées de l'existence en tant que telle; autrement dit, le roman découvre ce qui est caché en chacun de nous. Un des éloges courants à l'adresse du roman est de dire: je me retrouve dans le personnage du livre; j'ai l'impression que l'auteur a parlé de moi et me connaît; ou en forme de grief: je me sens attaqué, dénudé, humilié par ce roman. Il ne faut jamais se moquer de cette sorte de jugements, apparemment naïfs: ils sont la preuve que le roman a été lu en tant que roman.

C'est pourquoi le roman à clés (qui parle de personnes réelles avec l'intention de les faire reconnaître sous des noms fictifs) est un faux roman, chose esthétiquement équivoque, moralement malpropre. Kafka caché sous le nom de Garta! Vous objectez à l'auteur: C'est inexact! L'auteur: Je n'ai pas écrit des Mémoires, Garta est un personnage imaginaire! Et vous: En tant que personnage imaginaire, il est invraisemblable, mal fichu, écrit sans talent! L'auteur: Ce n'est pourtant pas un personnage comme les autres, il m'a permis de faire des révélations inédites sur mon ami Kafka! Vous: Révélations inexactes! L'auteur: Je n'ai pas écrit des Mémoires, Garta est un personnage imaginaire!.. Etc.

Bien sûr, tout romancier puise bon gré mal gré dans sa vie; il y a des personnages entièrement inventés, nés de sa pure rêverie, il y en a qui sont inspirés par un modèle, quelquefois directement, plus souvent indirectement, il y en a qui sont nés d'un seul détail observé sur quelqu'un, et tous doivent beaucoup à l'introspection de l'auteur, à sa connaissance de lui-même. Le travail de l'imagination transforme ces inspirations et observations à un point tel que le romancier les oublie. Pourtant, avant d'éditer son livre, il devrait penser à rendre introuvables les clés qui pourraient les faire déceler; d'abord à cause du minimum d'égards dû aux personnes qui, à leur surprise, trouveront des fragments de leur vie dans un roman, puis, parce que les clés (vraies ou fausses) qu'on met dans les mains du lecteur ne peuvent que le fourvoyer; au lieu des aspects inconnus de l'existence, il cherchera dans un roman des aspects inconnus de l'existence de l'auteur; tout le sens de l'art du roman sera ainsi anéanti comme l'a anéanti, par exemple, ce professeur américain qui, armé d'un immense trousseau de passe-partout, a écrit la grande biographie de Hemingway: par la force de son interprétation, il a transformé toute l'œuvre de Hemingway en un seul roman à clés; comme s'il l'avait retournée, telle une veste: subitement, les livres se retrouvent, invisibles, de l'autre côté et, sur la doublure, on observe avidement les événements (vrais ou prétendus) de sa vie, événements insignifiants, pénibles, ridicules, banals, bêtes, mesquins; ainsi l'œuvre se défait, les personnages imaginaires se transforment en personnes de la vie de l'auteur et le biographe ouvre le procès moral contre l'écrivain: il y a, dans une nouvelle, un personnage de mère méchante: c'est sa propre mère que Hemingway calomnie ici; dans une autre nouvelle il y a un père cruel: c'est la vengeance de Hemingway à qui, enfant, son père a laissé faire sans anesthésie l'ablation des amygdales; dans Un chat sous la pluie le personnage féminin anonyme se montre insatisfait "avec son époux égocentrique et amorphe": c'est la femme de Hemingway, Hadley, qui se plaint; dans le personnage féminin de Gens d'été il faut voir l'épouse de Dos Passos: Hemingway a vainement voulu la séduire et, dans la nouvelle, il abuse bassement d'elle en lui faisant l'amour sous les traits d'un personnage; dans Au-delà du fleuve et sous les arbres, un inconnu traverse un bar, il est très laid: Hemingway décrit ainsi la laideur de Sinclair Lewis qui, "profondément blessé par cette description cruelle, mourut trois mois après la publication du roman". Et ainsi de suite, et ainsi de suite, d'une délation à une autre.

Depuis toujours les romanciers se sont défendus contre cette fureur biographique, dont, selon Marcel Proust, le représentant-prototype est Sainte-Beuve avec sa devise: "La littérature n'est pas distincte ou, du moins, séparable du reste de l'homme..." Comprendre une œuvre exige donc de connaître d'abord l'homme, c'est-à-dire, précise Sainte-Beuve, de connaître la réponse à un certain nombre de questions quand bien même elles "sembleraient étrangères à la nature de ses écrits: Que pensait-il de la religion? Comment était-il affecté du spectacle de la nature? Comment se comportait-il sur l'article des femmes, sur l'article de l'argent? Était-il riche, pauvre; quel était son régime, sa manière de vivre journalière? Quel était-il son vice ou son faible?". Cette méthode quasi policière demande au critique, commente Proust, de "s'entourer de tous les renseignements possibles sur un écrivain, de collationner ses correspondances, d'interroger les hommes qui l'ont connu..."

Pourtant, entouré "de tous les renseignements possibles", Sainte-Beuve a réussi à ne reconnaître aucun grand écrivain de son siècle, ni Balzac, ni Stendhal, ni Flaubert, ni Baudelaire; en étudiant leur vie il a manqué fatalement leur œuvre car, dit Proust, "un livre est le produit d'un autre moi que celui que nous manifestons dans nos habitudes, dans la société, dans nos vices"; "le moi de l'écrivain ne se montre que dans ses livres".

La polémique de Proust contre Sainte-Beuve a une importance fondamentale. Soulignons: Proust ne reproche pas à Sainte-Beuve d'exagérer; il ne dénonce pas les limites de sa méthode; son jugement est absolu: cette méthode est aveugle à l'autre moi de l'auteur; aveugle à sa volonté esthétique; incompatible avec l'art; dirigée contre l'art; hostile à l'art.

12

L'œuvre de Kafka est éditée en France en quatre volumes. Le deuxième volume: récits et fragments narratifs; c'est-à-dire: tout ce que Kafka a publié durant sa vie, plus tout ce qu'on a trouvé dans ses tiroirs: récits non publiés, inachevés, esquisses, premiers jets, versions supprimées ou abandonnées. Quel ordre donner à tout cela? L'éditeur observe deux principes: 1) toutes les proses narratives, sans distinguer leur caractère, leur genre, le degré de leur achèvement, sont mises sur le même plan et, 2) rangées dans l'ordre chronologique, c'est-à-dire dans l'ordre de leur naissance.

C'est pourquoi aucun des trois recueils de nouvelles que Kafka a lui-même composés et fait éditer (Méditations, Un médecin de campagne, Un champion de jeûne) n'est présenté ici dans la forme que Kafka lui a donnée; ces recueils ont tout simplement disparu; les proses particulières les constituant sont dispersées parmi d'autres proses (parmi des esquisses, des fragments, etc.) selon le principe chronologique; huit cents pages de proses de Kafka deviennent ainsi un flot où tout se dissout dans tout, un flot informe comme seule l'eau peut l'être, l'eau qui coule et entraîne avec elle bon et mauvais, achevé et non-achevé, fort et faible, esquisse et œuvre.

Brod, déjà, avait proclamé la "vénération fanatique" dont il entourait chaque mot de Kafka. Les éditeurs de l'œuvre de Kafka manifestent la même vénération absolue pour tout ce que leur auteur a touché. Mais il faut comprendre le mystère de la vénération absolue: elle est en même temps, et fatalement, le déni absolu de la volonté esthétique de l'auteur. Car la volonté esthétique se manifeste aussi bien par ce que l'auteur a écrit que par ce qu'il a supprimé. Supprimer un paragraphe exige de sa part encore plus de talent, de culture, de force créatrice que de l'avoir écrit. Publier ce que l'auteur a supprimé est donc le même acte de viol que censurer ce qu'il a décidé de garder.

Ce qui est valable pour les suppressions dans le microcosme d'un ouvrage particulier est valable pour les suppressions dans le macrocosme d'une œuvre complète. Là aussi, à l'heure du bilan, l'auteur, guidé par ses exigences esthétiques, écarte souvent ce qui ne le satisfait pas. Ainsi, Claude Simon ne permet plus la réimpression de ses premiers livres. Faulkner a proclamé explicitement ne vouloir laisser comme trace "rien d'autre que les livres imprimés", autrement dit rien de ce que les fouilleurs de poubelles allaient trouver après sa mort. Il demandait donc la même chose que Kafka et il fut obéi comme lui: on a édité tout ce qu'on a pu dénicher. J'achète la Symphonie no 1 de Mahler sous la direction de Seiji Ozawa. Cette symphonie en quatre mouvements en comportait d'abord cinq, mais après la première exécution Mahler a écarté définitivement le deuxième qu'on ne trouve dans aucune partition imprimée. Ozawa l'a réinséré dans la symphonie; ainsi tout un chacun peut enfin comprendre que Mahler était très lucide en le supprimant. Dois-je continuer? La liste est sans fin.

La façon dont on a édité en France l'œuvre complète de Kafka ne choque personne; elle répond à l'esprit du temps: "Kafka se lit tout entier, explique l'éditeur; parmi ses différents modes d'expression, aucun ne peut revendiquer une dignité plus grande que les autres. Ainsi en a décidé la postérité que nous sommes; c'est un jugement que l'on constate et qu'il faut accepter. On va parfois plus loin: non seulement on refuse toute hiérarchie entre les genres, on nie qu'il existe des genres, on affirme que Kafka parle partout le même langage. Enfin se réaliserait avec lui le cas partout cherché ou toujours espéré d'une coïncidence parfaite entre le vécu et l'expression littéraire".

"Coïncidence parfaite entre le vécu et l'expression littéraire". Ce qui n'est qu'une variante du slogan de Sainte-Beuve: "Littérature inséparable de son auteur". Slogan qui rappelle: "L'unité de la vie et de l'œuvre". Ce qui évoque la célèbre formule faussement attribuée à Goethe: "La vie comme une œuvre d'art". Ces locutions magiques sont à la fois lapalissade (bien sûr, ce que l'homme fait est inséparable de lui), contrevérité (inséparable ou non, la création dépasse la vie), cliché lyrique (l'unité de la vie et de l'œuvre "toujours cherchée et partout espérée" se présente comme état idéal, utopie, paradis perdu enfin retrouvé), mais, surtout, elles trahissent le désir de refuser à l'art son statut autonome, de le repousser là d'où il est surgi, dans la vie de l'auteur, de le diluer dans cette vie, et de nier ainsi sa raison d'être (si une vie peut être œuvre d'art, à quoi bon des œuvres d'art?). On se moque de l'ordre que Kafka a décidé de donner à la succession des nouvelles dans ses recueils, car la seule succession valable est celle dictée par la vie elle-même. On se fiche du Kafka artiste qui nous met dans l'embarras avec son esthétique obscure, car on veut Kafka en tant qu'unité du vécu et de l'écriture, le Kafka qui avait un rapport difficile avec le père et ne savait pas comment s'y prendre avec les femmes. Hermann Broch a protesté quand on a mis son œuvre dans un petit contexte avec Svevo et Hofmannsthal. Pauvre Kafka, même ce petit contexte ne lui a pas été concédé. Quand on parle de lui, on ne rappelle ni Hofmannsthal, ni Mann, ni Musil, ni Broch; on ne lui laisse qu'un seul contexte: Felice, le père, Milena, Dora; il est renvoyé dans le mini-mini-mini-contexte de sa biographie, loin de l'histoire du roman, très loin de l'art.

13

Les Temps modernes ont fait de l'homme, de l'individu, d'un ego pensant, le fondement de tout. De cette nouvelle conception du monde résulte aussi la nouvelle conception de l'œuvre d'art. Elle devient l'expression originale d'un individu unique. C'est dans l'art que l'individualisme des Temps modernes se réalisait, se confirmait, trouvait son expression, sa consécration, sa gloire, son monument.

Si une œuvre d'art est l'émanation d'un individu et de son unicité, il est logique que cet être unique, l'auteur, possède tous les droits sur ce qui est émanation exclusive de lui. Après un long processus qui dure depuis des siècles, ces droits prennent leur forme juridiquement définitive pendant la Révolution française, laquelle reconnut la propriété littéraire comme "la plus sacrée, la plus personnelle de toutes les propriétés".

Je me rappelle le temps où j'étais envoûté par la musique populaire morave: la beauté des formules mélodiques; l'originalité des métaphores. Comment sont-elles nées, ces chansons? Collectivement? Non; cet art a eu ses créateurs individuels, ses poètes et ses compositeurs de village, mais qui, une fois leur invention lâchée de par le monde, n'ont eu aucune possibilité de la suivre et de la protéger contre les changements, les déformations, les éternelles métamorphoses. J'étais alors très près de ceux qui voyaient dans ce monde sans propriété artistique une sorte de paradis; un paradis où la poésie a été faite par tous et pour tous.

J'évoque ce souvenir pour dire que le grand personnage des Temps modernes, l'auteur, n'émerge que progressivement durant les siècles derniers, et que, dans l'histoire de l'humanité, l'époque des droits d'auteur est un moment fugitif, bref comme un éclair de magnésium. Pourtant, sans le prestige de l'auteur et de ses droits le grand essor de l'art européen des siècles derniers aurait été impensable, et avec lui la plus grande gloire de l'Europe. La plus grande gloire, ou peut-être la seule car, s'il est nécessaire de le rappeler, ce n'est pas grâce à ses généraux ni à ses hommes d'État que l'Europe fut admirée même par ceux qu'elle avait fait souffrir.

Avant que le droit d'auteur ne devienne loi, il a fallu un certain état d'esprit disposé à respecter l'auteur. Cet état d'esprit qui pendant des siècles lentement s'est formé me semble se défaire aujourd'hui. Sinon, on ne pourrait pas accompagner une publicité pour papier hygiénique avec des mesures d'une symphonie de Brahms. Ou éditer sous des applaudissements les versions raccourcies des romans de Stendhal. Si l'état d'esprit qui respecte l'auteur existait encore, les gens se demanderaient: Brahms serait-il d'accord? Stendhal ne se fâcherait-il pas?

Je prends connaissance de la nouvelle rédaction de la loi sur les droits d'auteur: les problèmes des écrivains, des compositeurs, des peintres, des poètes, des romanciers y occupent une place infime, la plupart du texte étant consacrée à la grande industrie dite audiovisuelle. Incontestablement, cette immense industrie exige des règles du jeu complètement nouvelles. Car la situation a changé: ce qu'on persiste à appeler art est de moins en moins "expression d'un individu original et unique". Comment le scénariste d'un film qui a coûté des millions peut-il faire valoir ses droits moraux (c'est-à-dire le droit d'empêcher de toucher à ce qu'il a écrit) quand, à cette création, a participé un bataillon d'autres personnes qui se tiennent elles aussi pour auteurs et dont les droits moraux se limitent réciproquement; et comment revendiquer quoi que ce soit contre la volonté du producteur qui, sans être auteur, est certainement le seul vrai patron du film.

Sans que leur droit soit limité, les auteurs des arts à l'ancienne mode se trouvent d'emblée dans un autre monde où le droit d'auteur est en train de perdre son ancienne aura. Dans ce nouveau climat, ceux qui transgressent les droits moraux des auteurs (les adaptateurs de romans; les fouilleurs de poubelles ayant fait main basse sur les éditions dites critiques des grands auteurs; la publicité dissolvant le patrimoine millénaire dans ses salives roses; les revues republiant tout ce qu'elles veulent sans permission; les producteurs intervenant dans l'œuvre des cinéastes; les metteurs en scène traitant les textes avec une telle liberté que seul un fou pourrait encore écrire pour le théâtre; etc.) trouveront en cas de conflit l'indulgence de l'opinion tandis que l'auteur se réclamant de ses droits moraux risquera de rester sans la sympathie du public et avec un soutien juridique plutôt gêné car même les gardiens des lois ne sont pas insensibles à l'esprit du temps.

Je pense à Stravinski. À son effort gigantesque pour garder toute son œuvre dans sa propre interprétation comme un indestructible étalon. Samuel Beckett se comportait semblablement: il accompagnait le texte de ses pièces d'instructions scéniques de plus en plus détaillées et insistait (contrairement à la tolérance courante) pour qu'elles soient strictement observées; il assistait souvent aux répétitions pour pouvoir approuver la mise en scène et, quelquefois, la faisait lui-même; il a même édité en livre les notes destinées à sa mise en scène allemande de Fin de partie afin qu'elle reste fixée à jamais. Son éditeur et ami, Jérôme Lindon, veille, si nécessaire au prix de procès, à ce que sa volonté d'auteur soit respectée, même après sa mort.

Cet effort maximal pour donner à une œuvre un aspect définitif, complètement achevé et contrôlé par l'auteur, n'a pas son pareil dans l'Histoire. Comme si Stravinski et Beckett ne voulaient pas seulement protéger leur œuvre contre la pratique courante des déformations, mais encore contre un avenir de moins en moins disposé à respecter un texte ou une partition; comme s'ils voulaient donner l'exemple, l'ultime exemple de ce qu'est la conception suprême de l'auteur, de l'auteur qui exige la réalisation entière de ses volontés.

14

Kafka a envoyé le manuscrit de sa Métamorphose à une revue dont le rédacteur, Robert Musil, fut prêt à la publier sous la condition que l'auteur l'abrégeât. (Ah! tristes rencontres des grands écrivains!) La réaction de Kafka fut glaciale et aussi catégorique que celle de Stravinski envers Ansermet. Il pouvait supporter l'idée de ne pas être publié mais l'idée d'être publié et mutilé lui fut insupportable. Sa conception de l'auteur était aussi absolue que celle de Stravinski et de Beckett, mais si ceux-ci ont plus ou moins réussi à imposer la leur, lui il échoua. Dans l'histoire du droit d'auteur, cet échec est un tournant.

Quand Brod a publié, en 1925, dans sa Postface de la première édition du Procès, les deux lettres connues comme étant le testament de Kafka, il a expliqué que Kafka savait bien que ses souhaits ne seraient pas exaucés. Admettons que Brod ait dit vrai, que vraiment ces deux lettres n'aient été qu'un simple geste d'humeur, et qu'au sujet d'une éventuelle (très peu probable) publication posthume de ce que Kafka avait écrit tout ait été clair entre les deux amis; en ce cas, Brod, exécuteur testamentaire, pouvait prendre sur lui toute responsabilité et publier ce que bon lui semblait; en ce cas, il n'avait aucun devoir moral de nous informer de la volonté de Kafka qui, selon lui, n'était pas valable ou était dépassée.

Il s'est pourtant hâté de publier ces lettres "testamentaires" et de leur donner tout le retentissement possible; en effet, il était déjà en train de créer la plus grande œuvre de sa vie, son mythe de Kafka, dont l'une des pièces maîtresses était précisément cette volonté, unique dans toute l'Histoire, la volonté d'un auteur qui veut anéantir toute son œuvre. Et c'est ainsi que Kafka est gravé dans la mémoire du public. En concordance avec ce que Brod nous fait croire dans son roman mythographe où, sans nuance aucune, Garta-Kafka veut détruire tout ce qu'il a écrit; à cause de son insatisfaction artistique? ah non, le Kafka de Brod est un penseur religieux; rappelons-le: voulant non pas proclamer, mais "vivre sa foi", Garta ne prêtait pas grande importance à ses écrits, "pauvres échelons qui devaient l'aider à monter vers les cimes". Nowy-Brod, son ami, refuse de lui obéir car même si ce que Garta a écrit n'était que "de simples essais", ceux-ci pouvaient aider des "hommes errant dans la nuit", dans leur quête du "bien supérieur et irremplaçable".

Avec le "testament" de Kafka, la grande légende du saint Kafka-Garta est née, et avec elle aussi une petite légende de son prophète Brod qui, avec une honnêteté pathétique, rend publique la dernière volonté de son ami en confessant en même temps pourquoi, au nom de très hauts principes ("le bien supérieur et irremplaçable"), il s'est décidé à ne pas lui obéir. Le grand mythographe a gagné son pari. Son acte fut élevé au rang de grand geste digne d'imitation. Car, qui pourrait douter de la fidélité de Brod envers son ami? Et qui oserait douter de la valeur de chaque phrase, de chaque mot, de chaque syllabe que Kafka a laissés à l'humanité?

Ainsi Brod a-t-il créé l'exemple à suivre de la désobéissance aux amis morts; une jurisprudence pour ceux qui veulent passer outre la dernière volonté d'un auteur ou divulguer ses secrets les plus intimes.

15

En ce qui concerne les nouvelles et les romans non achevés, j'admets volontiers qu'ils devraient mettre tout exécuteur testamentaire dans une situation bien embarrassante. Car parmi ces écrits d'importance inégale se trouvent les trois romans; et Kafka n'a rien écrit de plus grand. Il n'est pourtant nullement anormal qu'à cause de leur inachèvement il les ait rangés dans la colonne des échecs; un auteur peut difficilement croire que la valeur de l'œuvre qu'il n'a pas menée jusqu'au bout soit déjà perceptible, avant son achèvement, dans presque toute sa netteté. Mais ce qu'un auteur est dans l'impossibilité de voir peut apparaître clairement aux yeux d'un tiers. Qu'aurais-je fait moi-même dans la situation de Brod? Le souhait d'un ami mort est pour moi une loi; d'un autre côté, comment détruire trois romans que j'admire infiniment, sans lesquels je ne saurais imaginer l'art de notre siècle? Non, je n'aurais pas pu obéir, dogmatiquement et à la lettre, aux instructions de Kafka. Je n'aurais pas détruit ces romans. J'aurais tout fait pour qu'ils soient édités. J'aurais agi avec la certitude que, dans l'au-delà, je finirais par persuader leur auteur que je n'avais trahi ni lui ni son œuvre dont la perfection lui tenait tant à cœur. Mais j'aurais considéré ma désobéissance (désobéissance strictement limitée à ces trois romans) comme une exception que j'avais faite sous ma propre responsabilité, à mes propres risques moraux, que j'avais faite en tant que celui qui transgresse une loi, non pas en tant que celui qui la dénie et l'annule. C'est pourquoi, à part cette exception, j'aurais réalisé tous les souhaits du "testament" de Kafka, fidèlement, discrètement et intégralement.

16

Une émission à la télévision: trois femmes célèbres et admirées proposent collectivement que les femmes aussi aient le droit d'être ensevelies au Panthéon. Il faut, disent-elles, penser à la signification symbolique de cet acte. Et elles avancent tout de suite les noms de quelques grandes dames mortes qui, selon elles, pourraient y être transférées.

Revendication juste, sûrement; pourtant, quelque chose me trouble: ces dames mortes qu'on pourrait illico transférer au Panthéon ne reposent-elles pas à côté de leurs maris? Certainement; et elles l'ont voulu ainsi. Que va-t-on donc faire des maris? Les transférer eux aussi? Difficilement; n'étant pas assez importants ils devront rester là où ils sont, et les dames déménagées passeront leur éternité dans une solitude de veuves.

Puis, je me dis: et les hommes? mais oui, les hommes! Ils se trouvent peut-être volontairement au Panthéon! C'est après leur mort, sans demander leur avis, et certainement contre leur dernière volonté, qu'on a décidé de les changer en symboles et de les séparer de leurs femmes.

Après la mort de Chopin, les patriotes polonais ont charcuté son cadavre pour lui enlever le cœur. Ils ont nationalisé ce pauvre muscle et l'ont enterré en Pologne.

On traite un mort comme un déchet ou comme un symbole. Envers son individualité disparue, c'est le même irrespect.

17

Ah, il est si facile de désobéir à un mort. Si malgré cela, parfois, on se soumet à sa volonté, ce n'est pas par peur, par contrainte, c'est parce qu'on l'aime et qu'on refuse de le croire mort. Si un vieux paysan à l'agonie a prié son fils de ne pas abattre le vieux poirier devant la fenêtre, le poirier ne sera pas abattu tant que le fils se souviendra avec amour de son père.

Cela n'a pas grand-chose à faire avec une foi religieuse en la vie éternelle de l'âme. Tout simplement un mort que j'aime ne sera jamais mort pour moi. Je ne peux même pas dire: je l'ai aimé; non, je l'aime. Et si je refuse de parler de mon amour pour lui au temps passé, cela veut dire que celui qui est mort est. C'est là peut-être que se trouve la dimension religieuse de l'homme. En effet, l'obéissance à la dernière volonté est mystérieuse: elle dépasse toute réflexion pratique et rationnelle: le vieux paysan ne saura jamais, dans sa tombe, si le poirier est abattu ou non; pourtant, il est impossible au fils qui l'aime de ne pas lui obéir.

Jadis, j'ai été ému (je le suis toujours) par la conclusion du roman de Faulkner, Les Palmiers sauvages. La femme meurt après l'avortement raté, l'homme reste en prison, condamné pour dix ans; on lui apporte dans sa cellule un comprimé blanc, du poison; mais il écarte vite l'idée de suicide, car sa seule façon de prolonger la vie de la femme aimée c'est de la garder dans son souvenir.

"...Quand elle eut cessé d'être, la moitié du souvenir cessa d'être également; et si je cesse d'être alors tout souvenir cessera d'être aussi. Oui, pensa-t-ilj entre le chagrin et le néant c'est le chagrin que je choisis".

Plus tard, écrivant Le Livre du rire et de l'oubli, je me suis plongé dans le personnage de Tamina qui a perdu son mari et essaie désespérément de retrouver, de rassembler des souvenirs dispersés pour reconstruire un être disparu, un passé révolu; c'est alors que j'ai commencé à comprendre que, dans un souvenir, on ne retrouve pas la présence du mort; les souvenirs ne sont que la confirmation de son absence; dans les souvenirs le mort n'est qu'un passé qui pâlit, qui s'éloigne, inaccessible.

Pourtant, s'il m'est impossible de jamais tenir pour mort l'être que j'aime, comment se manifestera sa présence?

Dans sa volonté que je connais et à laquelle je resterai fidèle. Je pense au vieux poirier qui restera devant la fenêtre tant que le fils du paysan sera vivant.

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