Chapitre 13


Rome n’est plus dans Rome : elle doit périr, ou s’égaler désormais à la moitié du monde. Ces toits, ces terrasses, ces îlots de maisons que le soleil couchant dore d’un si beau rose ne sont plus, comme au temps de nos rois, craintivement entourés de remparts ; j’ai reconstruit moi-même une bonne partie de ceux-ci le long des forêts germaniques et sur les landes bretonnes. Chaque fois que j’ai regardé de loin, au détour de quelque route ensoleillée, une acropole grecque, et sa ville parfaite comme une fleur, reliée à sa colline comme le calice à sa tige, je sentais que cette plante incomparable était limitée par sa perfection même, accomplie sur un point de l’espace et dans un segment du temps. Sa seule chance d’expansion, comme celle des plantes, était sa graine : la semence d’idées dont la Grèce a fécondé le monde. Mais Rome plus lourde, plus informe, plus vaguement étalée dans sa plaine au bord de son fleuve, s’organisait vers des développements plus vastes : la cité est devenue l’État. J’aurais voulu que l’État s’élargît encore, devînt ordre du monde, ordre des choses. Des vertus qui suffisaient pour la petite ville des sept collines auraient à s’assouplir, à se diversifier, pour convenir à toute la terre. Rome, que j’osai le premier qualifier d’éternelle, s’assimilerait de plus en plus aux déesses-mères des cultes d’Asie : progénitrice des jeunes hommes et des moissons, serrant contre son sein des lions et des ruches d’abeilles. Mais toute création humaine qui prétend à l’éternité doit s’adapter au rythme changeant des grands objets naturels, s’accorder au temps des astres. Notre Rome n’est plus la bourgade pastorale du vieil Évandre, grosse d’un avenir qui est déjà en partie passé ; la Rome de proie de la République a rempli son rôle ; la folle capitale des premiers Césars tend d’elle-même à s’assagir ; d’autres Romes viendront, dont j’imagine mal le visage, mais que j’aurai contribué à former. Quand je visitais les villes antiques, saintes, mais révolues, sans valeur présente pour la race humaine, je me promettais d’éviter à ma Rome ce destin pétrifié d’une Thèbes, d’une Babylone ou d’une Tyr. Elle échapperait à son corps de pierre ; elle se composerait du mot d’État, du mot de citoyenneté, du mot de république, une plus sûre immortalité. Dans les pays encore incultes, sur les bords du Rhin, du Danube, ou de la mer des Bataves, chaque village défendu par une palissade de pieux me rappelait la hutte de roseaux, le tas de fumier où nos jumeaux romains dormaient gorgés de lait de louve : ces métropoles futures reproduiraient Rome. Aux corps physiques des nations et des races, aux accidents de la géographie et de l’histoire, aux exigences disparates des dieux ou des ancêtres, nous aurions à jamais superposé, mais sans rien détruire, l’unité d’une conduite humaine, l’empirisme d’une expérience sage. Rome se perpétuerait dans la moindre petite ville où des magistrats s’efforcent de vérifier les poids des marchands, de nettoyer et d’éclairer leurs rues, de s’opposer au désordre, à l’incurie, à la peur, à l’injustice, de réinterpréter raisonnablement les lois. Elle ne périrait qu’avec la dernière cité des hommes.

Humanitas, Félicitas, Libertas : ces beaux mots qui figurent sur les monnaies de mon règne, je ne les ai pas inventés. N’importe quel philosophe grec, presque tout Romain cultivé se propose du monde la même image que moi. Mis en présence d’une loi injuste, parce que trop rigoureuse, j’ai entendu Trajan s’écrier que son exécution ne répondait plus à l’esprit des temps. Mais cet esprit des temps, j’aurais peut-être été le premier à y subordonner consciemment tous mes actes, à en faire autre chose que le rêve fumeux d’un philosophe ou l’aspiration un peu vague d’un bon prince. Et je remerciais les dieux, puisqu’ils m’avaient accordé de vivre à une époque où la tâche qui m’était échue consistait à réorganiser prudemment un monde, et non à extraire du chaos une matière encore informe, ou à se coucher sur un cadavre pour essayer de le ressusciter. Je me félicitais que notre passé fût assez long pour nous fournir d’exemples, et pas assez lourd pour nous en écraser ; que le développement de nos techniques fût arrivé à ce point où il facilitait l’hygiène des villes, la prospérité des peuples, et pas à cet excès où il risquerait d’encombrer l’homme d’acquisitions inutiles ; que nos arts, arbres un peu lassés par l’abondance de leurs dons, fussent encore capables de quelques fruits délicieux. Je me réjouissais que nos religions vagues et vénérables, décantées de toute intransigeance ou de tout rite farouche, nous associassent mystérieusement aux songes les plus antiques de l’homme et de la terre, mais sans nous interdire une explication laïque des faits, une vue rationnelle de la conduite humaine. Il me plaisait enfin que ces mots même d’Humanité, de Liberté, de Bonheur, n’eussent pas encore été dévalués par trop d’applications ridicules.

Je vois une objection à tout effort pour améliorer la condition humaine : c’est que les hommes en sont peut-être indignes. Mais je l’écarté sans peine : tant que le rêve de Caligula restera irréalisable, et que le genre humain tout entier ne se réduira pas à une seule tête offerte au couteau, nous aurons à le tolérer, à le contenir, à l’utiliser pour nos fins ; notre intérêt bien entendu sera de le servir. Mon procédé se basait sur une série d’observations faites de longue date sur moi même : toute explication lucide m’a toujours convaincu, toute politesse m’a conquis, tout bonheur m’a presque toujours rendu sage. Et je n’écoutais que d’une oreille les gens bien intentionnés qui disent que le bonheur énerve, que la liberté amollit, que l’humanité corrompt ceux sur lesquels elle s’exerce. Il se peut : mais, dans l’état habituel du monde, c’est refuser de nourrir convenablement un homme émacié de peur que dans quelques années il lui arrive de souffrir de pléthore. Quand on aura allégé le plus possible les servitudes inutiles, évité les malheurs non nécessaires, il restera toujours, pour tenir en haleine les vertus héroïques de l’homme, la longue série des maux véritables, la mort, la vieillesse, les maladies non guérissables, l’amour non partagé, l’amitié rejetée ou trahie, la médiocrité d’une vie moins vaste que nos projets et plus terne que nos songes : tous les malheurs causés par la divine nature des choses.

Il faut l’avouer, je crois peu aux lois. Trop dures, on les enfreint, et avec raison. Trop compliquées, l’ingéniosité humaine trouve facilement à se glisser entre les mailles de cette nasse traînante et fragile. Le respect des lois antiques correspond à ce qu’a de plus profond la pitié humaine ; il sert aussi d’oreiller à l’inertie des juges. Les plus vieilles participent de cette sauvagerie qu’elles s’évertuaient à corriger ; les plus vénérables sont encore le produit de la force. La plupart de nos lois pénales n’atteignent, heureusement peut-être, qu’une petite partie des coupables ; nos lois civiles ne seront jamais assez souples pour s’adapter à l’immense et fluide variété des faits. Elles changent moins vite que les mœurs ; dangereuses quand elles retardent sur celles-ci, elles le sont davantage quand elles se mêlent de les précéder. Et cependant, de cet amas d’innovations périlleuses ou de routines surannées, émergent çà et là, comme en médecine, quelques formules utiles. Les philosophes grecs nous ont enseigné à connaître un peu mieux la nature humaine ; nos meilleurs juristes travaillent depuis quelques générations dans la direction du sens commun. J’ai effectué moi-même quelques-unes de ces réformes partielles qui sont les seules durables. Toute loi trop souvent transgressée est mauvaise : c’est au législateur à l’abroger ou à la changer, de peur que le mépris où cette folle ordonnance est tombée ne s’étende à d’autres lois plus justes. Je me proposais pour but une prudente absence de lois superflues, un petit groupe fermement promulgué de décisions sages. Le moment semblait venu de réévaluer toutes les prescriptions anciennes dans l’intérêt de l’humanité.

En Espagne, aux environs de Tarragone, un jour où je visitais seul une exploitation minière à demi abandonnée, un esclave dont la vie déjà longue s’était passée presque tout entière dans ces corridors souterrains se jeta sur moi avec un couteau. Point illogiquement, il se vengeait sur l’empereur de ses quarante-trois ans de servitude. Je le désarmai facilement ; je le remis à mon médecin ; sa fureur tomba ; il se transforma en ce qu’il était vraiment, un être pas moins sensé que les autres, et plus fidèle que beaucoup. Ce coupable que la loi sauvagement appliquée eût fait exécuter sur-le-champ devint pour moi un serviteur utile. La plupart des hommes ressemblent à cet esclave : ils ne sont que trop soumis ; leurs longues périodes d’hébétude sont coupées de quelques révoltes aussi brutales qu’inutiles. Je voulais voir si une liberté sagement entendue n’en eût pas tiré davantage, et je m’étonne que pareille expérience n’ait pas tenté plus de princes. Ce barbare condamné au travail des mines devint pour moi l’emblème de tous nos esclaves, de tous nos barbares. Il ne me semblait pas impossible de les traiter comme j’avais traité cet homme, de les rendre inoffensifs à force de bonté, pourvu qu’ils sussent d’abord que la main qui les désarmait était sûre. Tous les peuples ont péri jusqu’ici par manque de générosité : Sparte eût survécu plus longtemps si elle avait intéressé les Hilotes à sa survie ; Atlas cesse un beau jour de soutenir le poids du ciel, et sa révolte ébranle la terre. J’aurais voulu reculer le plus possible, éviter s’il se peut, le moment où les barbares au-dehors, les esclaves au-dedans, se rueront sur un monde qu’on leur demande de respecter de loin ou de servir d’en bas, mais dont les bénéfices ne sont pas pour eux. Je tenais à ce que la plus déshéritée des créatures, l’esclave nettoyant les cloaques des villes, le barbare affamé rôdant aux frontières, eût intérêt à voir durer Rome.

Je doute que toute la philosophie du monde parvienne à supprimer l’esclavage : on en changera tout au plus le nom. Je suis capable d’imaginer des formes de servitude pires que les nôtres, parce que plus insidieuses : soit qu’on réussisse à transformer les hommes en machines stupides et satisfaites, qui se croient libres alors qu’elles sont asservies, soit qu’on développe chez eux, à l’exclusion des loisirs et des plaisirs humains, un goût du travail aussi forcené que la passion de la guerre chez les races barbares. À cette servitude de l’esprit, ou de l’imagination humaine, je préfère encore notre esclavage de fait. Quoi qu’il en soit, l’horrible état qui met l’homme à la merci d’un autre homme demande à être soigneusement réglé par la loi. J’ai veillé à ce que l’esclave ne fût plus cette marchandise anonyme qu’on vend sans tenir compte des liens de famille qu’il s’est créés, cet objet méprisable dont un juge n’enregistre le témoignage qu’après l’avoir soumis à la torture, au lieu de l’accepter sous serment. J’ai défendu qu’on l’obligeât aux métiers déshonorants ou dangereux, qu’on le vendît aux tenanciers de maisons de prostitution ou aux écoles de gladiateurs. Que ceux qui se plaisent à ces professions les exercent seuls : elles n’en seront que mieux exercées. Dans les fermes, où les régisseurs abusent de sa force, j’ai remplacé le plus possible l’esclave par des colons libres. Nos recueils d’anecdotes sont pleins d’histoires de gourmets jetant leurs domestiques aux murènes, mais les crimes scandaleux et facilement punissables sont peu de chose au prix de milliers de monstruosités banales, journellement perpétrées par des gens de bien au cœur sec que personne ne songe à inquiéter. On s’est récrié quand j’ai banni de Rome une patricienne riche et considérée qui maltraitait ses vieux esclaves ; le moindre ingrat qui néglige ses parents infirmes choque davantage la conscience publique, mais je vois peu de différence entre ces deux formes d’inhumanité.

La condition des femmes est déterminée par d’étranges coutumes : elles sont à la fois assujetties et protégées, faibles et puissantes, trop méprisées et trop respectées. Dans ce chaos d’usages contradictoires, le fait de société se superpose au fait de nature : encore n’est-il pas facile de les distinguer l’un de l’autre. Cet état de choses si confus est partout plus stable qu’il ne paraît l’être : dans l’ensemble, les femmes se veulent telles qu’elles sont ; elles résistent au changement ou l’utilisent à leurs seules et mêmes fins. La liberté des femmes d’aujourd’hui, plus grande ou du moins plus visible qu’aux temps anciens, n’est guère qu’un des aspects de la vie plus facile des époques prospères ; les principes, et même les préjugés d’autrefois, n’ont pas été sérieusement entamés. Sincères ou non, les éloges officiels et les inscriptions tombales continuent à prêter à nos matrones ces mêmes vertus d’industrie, de chasteté, d’austérité, qu’on exigeait d’elles sous la République. Ces changements réels ou supposés n’ont d’ailleurs modifié en rien l’éternelle licence de mœurs du petit peuple, ni la perpétuelle pruderie bourgeoise, et le temps seul les prouvera durables. La faiblesse des femmes, comme celle des esclaves, tient à leur condition légale ; leur force prend sa revanche dans les petites choses où la puissance qu’elles exercent est presque illimitée. J’ai rarement vu d’intérieur de maison où les femmes ne régnaient pas ; j’y ai souvent vu régner aussi l’intendant, le cuisinier, ou l’affranchi. Dans l’ordre financier, elles restent légalement soumises à une forme quelconque de tutelle ; en pratique, dans chaque échoppe de Suburre, c’est d’ordinaire la marchande de volailles ou la fruitière qui se carre en maîtresse au comptoir. L’épouse d’Attianus gérait les biens de la famille avec un admirable génie d’homme d’affaires. Les lois devraient le moins possible différer des usages : j’ai accordé à la femme une liberté accrue d’administrer sa fortune, de tester ou d’hériter. J’ai insisté pour qu’aucune fille ne fût mariée sans son consentement : ce viol légal est aussi répugnant qu’un autre. Le mariage est leur grande affaire ; il est bien juste qu’elles ne la concluent que de plein gré.

Une partie de nos maux provient de ce que trop d’hommes sont honteusement riches, ou désespérément pauvres. Par bonheur, un équilibre tend de nos jours à s’établir entre ces deux extrêmes : les fortunes colossales d’empereurs et d’affranchis sont choses du passé : Trimalcion et Néron sont morts. Mais tout est à faire dans l’ordre d’un intelligent ré-agencement économique du monde. En arrivant au pouvoir, j’ai renoncé aux contributions volontaires faites par les villes à l’empereur, qui ne sont qu’un vol déguisé. Je te conseille d’y renoncer à ton tour. L’annulation complète des dettes des particuliers à l’État était une mesure plus risquée, mais nécessaire pour faire table rase après dix ans d’économie de guerre. Notre monnaie s’est dangereusement déprimée depuis un siècle : c’est pourtant au taux de nos pièces d’or que s’évalue l’éternité de Rome : à nous de leur rendre leur valeur et leur poids solidement mesurés en choses. Nos terres ne sont cultivées qu’au hasard : seuls, des districts privilégiés, l’Égypte, l’Afrique, la Toscane, et quelques autres, ont su se créer des communautés paysannes savamment exercées à la culture du blé ou de la vigne. Un de mes soucis était de soutenir cette classe, d’en tirer des instructeurs pour des populations villageoises plus primitives ou plus routinières, moins habiles. J’ai mis fin au scandale des terres laissées en jachère par de grands propriétaires peu soucieux du bien public : tout champ non cultivé depuis cinq ans appartient désormais au laboureur qui se charge d’en tirer parti. Il en va à peu près de même des exploitations minières. La plupart de nos riches font d’énormes dons à l’État, aux institutions publiques, au prince. Beaucoup agissent ainsi par intérêt, quelques uns par vertu, presque tous finalement y gagnent. Mais j’aurais voulu voir leur générosité prendre d’autres formes que celle de l’ostentation dans l’aumône, leur enseigner à augmenter sagement leurs biens dans l’intérêt de la communauté, comme ils ne l’ont fait jusqu’ici que pour enrichir leurs enfants. C’est dans cet esprit que j’ai pris moi-même en main la gestion du domaine impérial : personne n’a le droit de traiter la terre comme l’avare son pot d’or.

Nos marchands sont parfois nos meilleurs géographes, nos meilleurs astronomes, nos plus savants naturalistes. Nos banquiers comptent parmi nos plus habiles connaisseurs d’hommes. J’utilisais les compétences ; je luttais de toutes mes forces contre les empiétements. L’appui donné aux armateurs a décuplé les échanges avec les nations étrangères ; j’ai réussi ainsi à supplémenter à peu de frais la coûteuse flotte impériale : en ce qui concerne les importations de l’Orient et de l’Afrique, l’Italie est une île, et dépend des courtiers du blé pour sa subsistance depuis qu’elle n’y fournit plus elle-même ; le seul moyen de parer aux dangers de cette situation est de traiter ces hommes d’affaires indispensables en fonctionnaires surveillés de près. Nos vieilles provinces sont arrivées dans ces dernières années à un état de prospérité qu’il n’est pas impossible d’augmenter encore, mais il importe que cette prospérité serve à tous, et non pas seulement à la banque d’Hérode Atticus ou au petit spéculateur qui accapare toute l’huile d’un village grec. Aucune loi n’est trop dure qui permette de réduire le nombre des intermédiaires dont fourmillent nos villes : race obscène et ventrue, chuchotant dans toutes les tavernes, accoudée à tous les comptoirs, prête à saper toute politique qui ne l’avantage pas sur-le-champ. Une répartition judicieuse des greniers de l’État aide à enrayer l’inflation scandaleuse des prix en temps de disette, mais je comptais surtout sur l’organisation des producteurs eux-mêmes, des vignerons gaulois, des pêcheurs du Pont-Euxin dont la misérable pitance est dévorée par les importateurs de caviar et de poisson salé qui s’engraissent de leurs travaux et de leurs dangers. Un de mes plus beaux jours fut celui où je persuadai un groupe de marins de l’Archipel de s’associer en corporation, et de traiter directement avec les boutiquiers des villes. Je ne me suis jamais senti plus utilement prince.

Trop souvent, la paix n’est pour l’armée qu’une période de désœuvrement turbulent entre deux combats : l’alternative à l’inaction ou au désordre est la préparation en vue d’une guerre déterminée, puis la guerre. Je rompis avec ces routines ; mes perpétuelles visites aux avant-postes n’étaient qu’un moyen parmi beaucoup d’autres pour maintenir cette armée pacifique en état d’activité utile. Partout, en terrain plat comme en montagne, au bord de la forêt comme en plein désert, la légion étale ou concentre ses bâtiments toujours pareils, ses champs de manœuvres, ses baraquements construits à Cologne pour résister à la neige, à Lambèse à la tempête de sable, ses magasins dont j’avais fait vendre le matériel inutile, son cercle d’officiers auquel préside une statue du prince. Mais cette uniformité n’est qu’apparente : ces quartiers interchangeables contiennent la foule chaque fois différente des troupes auxiliaires ; toutes les races apportent à l’armée leurs vertus et leurs armes particulières, leur génie de fantassins, de cavaliers, ou d’archers. J’y retrouvais à l’état brut cette diversité dans l’unité qui fut mon but impérial. J’ai permis aux soldats l’emploi de leurs cris de guerre nationaux et de commandements donnés dans leurs langues ; j’ai sanctionné les unions des vétérans avec les femmes barbares et légitimé leurs enfants. Je m’efforçais ainsi d’adoucir la sauvagerie de la vie des camps, de traiter ces hommes simples en hommes. Au risque de les rendre moins mobiles, je les voulais attachés au coin de terre qu’ils se chargeaient de défendre ; je n’hésitai pas à régionaliser l’armée. J’espérais rétablir à l’échelle de l’empire l’équivalent des milices de la jeune République, où chaque homme défendait son champ et sa ferme. Je travaillais surtout à développer l’efficacité technique des légions ; j’entendais me servir de ces centres militaires comme d’un levier de civilisation, d’un coin assez solide pour entrer peu à peu là où les instruments plus délicats de la vie civile se fussent émoussés. L’armée devenait un trait d’union entre le peuple de la forêt, de la steppe et du marécage, et l’habitant raffiné des villes, école primaire pour barbares, école d’endurance et de responsabilité pour le Grec lettré ou le jeune chevalier habitué aux aises de Rome. Je connaissais personnellement les côtés pénibles de cette vie, et aussi ses facilités, ses subterfuges. J’annulai les privilèges ; j’interdis les congés trop fréquents accordés aux officiers ; je fis débarrasser les camps de leurs salles de banquets, de leurs pavillons de plaisir et de leurs coûteux jardins. Ces bâtiments inutiles devinrent des infirmeries, des hospices pour vétérans. Nous recrutions nos soldats à un âge trop tendre, et nous les gardions trop vieux, ce qui était à la fois peu économique et cruel. J’ai changé tout cela. La Discipline Auguste se doit de participer à l’humanité du siècle.

Nous sommes des fonctionnaires de l’État, nous ne sommes pas des Césars. Cette plaignante avait raison, que je refusais un jour d’écouter jusqu’au bout, et qui s’écria que si le temps me manquait pour l’entendre, le temps me manquait pour régner. Les excuses que je lui fis n’étaient pas de pure forme. Et pourtant, le temps manque : plus l’empire grandit, plus les différents aspects de l’autorité tendent à se concentrer dans les mains du fonctionnaire-chef ; cet homme pressé doit nécessairement se décharger sur d’autres d’une partie de ses tâches ; son génie va consister de plus en plus à s’entourer d’un personnel sûr. Le grand crime de Claude ou de Néron fut de laisser paresseusement leurs affranchis ou leurs esclaves s’emparer de ces rôles d’agents, de conseillers, et de délégués du maître. Une portion de ma vie et de mes voyages s’est passée à choisir les chefs de file d’une bureaucratie nouvelle, à les exercer, à assortir le plus judicieusement qu’il se peut les talents aux places, à ouvrir d’utiles possibilités d’emploi à cette classe moyenne dont dépend l’État. Je vois le danger de ces armées civiles : il tient en un mot : l’établissement de routines. Ces rouages montés pour des siècles se fausseront si l’on n’y prend garde ; c’est au maître à en régler sans cesse les mouvements, à en prévoir ou à en réparer l’usure. Mais l’expérience démontre qu’en dépit de nos soins infinis pour choisir nos successeurs, les empereurs médiocres seront toujours les plus nombreux, et qu’il règne au moins un insensé par siècle. En temps de crise, ces bureaux bien organisés pourront continuer à vaquer à l’essentiel, remplir l’intérim, parfois fort long, entre un prince sage et un autre prince sage. Certains empereurs traînent derrière eux des files de barbares liés par le cou, d’interminables processions de vaincus. L’élite des fonctionnaires que j’ai entrepris de former me fait autrement cortège. Le conseil du prince : c’est grâce à ceux qui le composent que j’ai pu m’absenter de Rome pendant des années, et n’y rentrer qu’en passant. Je correspondais avec eux par les courriers les plus rapides ; en cas de danger, par les signaux des sémaphores. Ils ont formé à leur tour d’autres auxiliaires utiles. Leur compétence est mon œuvre ; leur activité bien réglée m’a permis de m’employer moi-même ailleurs. Elle va me permettre sans trop d’inquiétude de m’absenter dans la mort.

Sur vingt ans de pouvoir, j’en ai passé douze sans domicile fixe. J’occupais à tour de rôle les palais des marchands d’Asie, les sages maisons grecques, les belles villas munies de bains et de calorifères des résidents romains de la Gaule, les huttes ou les fermes. La tente légère, l’architecture de toile et de cordes, était encore la préférée. Les navires n’étaient pas moins variés que les logis terrestres : j’eus le mien, pourvu d’un gymnase et d’une bibliothèque, mais je me défiais trop de toute fixité pour m’attacher à aucune demeure, même mouvante. La barque de plaisance d’un millionnaire syrien, les vaisseaux de haut bord de la flotte, ou le caïque d’un pêcheur grec convenaient tout aussi bien. Le seul luxe était la vitesse et tout ce qui la favorise, les meilleurs chevaux, les voitures les mieux suspendues, les bagages les moins encombrants, les vêtements et les accessoires les mieux appropriés au climat. Mais la grande ressource était avant tout l’état parfait du corps : une marche forcée de vingt lieues n’était rien, une nuit sans sommeil n’était considérée que comme une invitation à penser. Peu d’hommes aiment longtemps le voyage, ce bris perpétuel de toutes les habitudes, cette secousse sans cesse donnée à tous les préjugés. Mais je travaillais à n’avoir nul préjugé et peu d’habitudes. J’appréciais la profondeur délicieuse des lits, mais aussi le contact et l’odeur de la terre nue, les inégalités de chaque segment de la circonférence du monde. J’étais fait à la variété des nourritures, gruau britannique ou pastèque africaine. Il m’arriva un jour de goûter au gibier à demi pourri qui fait les délices de certaines peuplades germaniques : j’en vomis, mais l’expérience fut tentée. Fort décidé dans mes préférences en amour, je craignais même là les routines. Ma suite bornée à l’indispensable ou à l’exquis m’isolait peu du reste du monde ; je veillais à ce que mes mouvements restassent libres, mon abord facile. Les provinces, ces grandes unités officielles dont j’avais moi-même choisi les emblèmes, la Britannia sur son siège de rochers ou la Dacie et son cimeterre, se dissociaient en forêts dont j’avais cherché l’ombre, en puits où j’avais bu, en individus rencontrés au hasard des haltes, en visages connus, parfois aimés. Je connaissais chaque mille de nos routes, le plus beau don peut-être que Rome ait fait à la terre. Mais le moment inoubliable était celui où la route s’arrêtait au flanc d’une montagne, où l’on se hissait de crevasse en crevasse, de bloc en bloc, pour assister à l’aurore du haut d’un pic des Pyrénées ou des Alpes.

Quelques hommes avant moi avaient parcouru la terre : Pythagore, Platon, une douzaine de sages, et bon nombre d’aventuriers. Pour la première fois, le voyageur était en même temps le maître, pleinement libre de voir, de réformer, de créer. C’était ma chance, et je me rendais compte que des siècles peut-être passeraient avant que se reproduisît cet heureux accord d’une fonction, d’un tempérament, d’un monde. Et c’est alors que je m’aperçus de l’avantage qu’il y a à être un homme nouveau, et un homme seul, fort peu marié, sans enfants, presque sans ancêtres, Ulysse sans autre Ithaque qu’intérieure. Il faut faire ici un aveu que je n’ai fait à personne : je n’ai jamais eu le sentiment d’appartenir complètement à aucun lieu, pas même à mon Athènes bien-aimée, pas même à Rome. Étranger partout, je ne me sentais particulièrement isolé nulle part. J’exerçais en cours de route les différentes professions dont se compose le métier d’empereur : j’endossais la vie militaire comme un vêtement devenu commode à force d’avoir été porté. Je me remettais sans peine à parler le langage des camps, ce latin déformé par la pression des langues barbares, semé de jurons rituels et de plaisanteries faciles ; je me réhabituais à l’encombrant équipement des jours de manœuvres, à ce changement d’équilibre que produit dans tout le corps la présence au bras gauche du lourd bouclier. Le long métier de comptable m’astreignait partout davantage, qu’il s’agît d’apurer les comptes de la province d’Asie ou ceux d’une petite bourgade britannique endettée par l’érection d’un établissement thermal. J’ai déjà parlé du métier de juge. Des similitudes tirées d’autres emplois me venaient à l’esprit : je pensais au médecin ambulant guérissant les gens de porte en porte, à l’ouvrier de la voirie appelé pour réparer une chaussée ou ressouder une conduite d’eau, au surveillant qui court d’un bout à l’autre du banc des navires, encourageant les rameurs, mais utilisant son fouet le moins possible. Et aujourd’hui, sur les terrasses de la Villa, regardant les esclaves émonder les branches ou sarcler les plates-bandes, je pense surtout au sage va-et-vient du jardinier.

Les artisans que j’emmenais dans mes tournées me causèrent peu de soucis : leur goût du voyage égalait le mien. Mais j’eus des difficultés avec les hommes de lettres. L’indispensable Phlégon a des défauts de vieille femme, mais c’est le seul secrétaire qui ait résisté à l’usage : il est encore là. Le poète Florus, à qui j’offris un secrétariat en langue latine, s’écria partout qu’il n’aurait pas voulu être César et avoir à supporter les froids scythes et les pluies bretonnes. Les longues randonnées à pied ne lui disaient rien non plus. De mon côté, je lui laissais volontiers les délices de la vie littéraire romaine, les tavernes où l’on se rencontre pour échanger chaque soir les mêmes bons mots et se faire fraternellement piquer des mêmes moustiques. J’avais donné à Suétone la place de curateur des archives, qui lui permit d’accéder aux documents secrets dont il avait besoin pour ses biographies des Césars. Cet habile homme si bien surnommé Tranquillus n’était concevable qu’à l’intérieur d’une bibliothèque : il resta à Rome, où il devint l’un des familiers de ma femme, un membre de ce petit cercle de conservateurs mécontents qui se réunissaient chez elle pour critiquer le train dont va le monde. Ce groupe me plaisait peu : je fis mettre à la retraite Tranquillus, qui s’en alla dans sa maisonnette des monts sabins rêver en paix aux vices de Tibère. Favorinus d’Arles eut quelque temps un secrétariat grec : ce nain à voix flûtée n’était pas dépourvu de finesse. C’était un des esprits les plus faux que j’aie rencontrés ; nous nous disputions, mais son érudition m’enchantait. Je m’amusais de son hypocondrie, qui le faisait s’occuper de sa santé comme un amant d’une maîtresse aimée. Son serviteur hindou lui préparait du riz venu à grands frais d’Orient ; par malheur, ce cuisinier exotique parlait fort mal le grec, et fort peu en aucune langue : il ne m’apprit rien sur les merveilles de son pays natal. Favorinus se flattait d’avoir accompli dans sa vie trois choses assez rares : Gaulois, il s’était hellénisé mieux que personne ; homme de peu, il se querellait sans cesse avec l’empereur, et ne s’en portait pas plus mal pour cela, singularité qui d’ailleurs était toute à mon crédit ; impuissant, il payait continuellement l’amende pour adultère. Et il est vrai que ses admiratrices de province lui créaient des ennuis dont j’eus plus d’une fois à le tirer. Je m’en lassai, et Eudémon prit sa place. Mais, dans l’ensemble, j’ai été étrangement bien servi. Le respect de ce petit groupe d’amis et d’employés a survécu, les dieux savent comment, à l’intimité brutale des voyages ; leur discrétion a été plus étonnante encore, si possible, que leur fidélité. Les Suétones de l’avenir auront fort peu d’anecdotes à récolter sur moi. Ce que le public sait de ma vie, je l’ai révélé moi-même. Mes amis m’ont gardé mes secrets, les politiques et les autres ; il est juste de dire que j’en fis souvent autant pour eux.

Construire, c’est collaborer avec la terre : c’est mettre une marque humaine sur un paysage qui en sera modifié à jamais ; c’est contribuer aussi à ce lent changement qui est la vie des villes. Que de soins pour trouver l’emplacement exact d’un pont ou d’une fontaine, pour donner à une route de montagne cette courbe la plus économique qui est en même temps la plus pure… L’élargissement de la route de Mégare transformait le paysage des roches skyroniennes ; les quelque deux mille stades de voie dallée, munie de citernes et de postes militaires, qui unissent Antinoé à la Mer Rouge, faisaient succéder au désert l’ère de la sécurité à celle du danger. Ce n’était pas trop de tout le revenu de cinq cents villes d’Asie pour construire un système d’aqueducs en Troade ; l’aqueduc de Carthage repayait en quelque sorte les duretés des guerres puniques. Élever des fortifications était en somme la même chose que construire des digues : c’était trouver la ligne sur laquelle une berge ou un empire peut être défendu, le point où l’assaut des vagues ou celui des barbares sera contenu, arrêté, brisé. Creuser des ports, c’était féconder la beauté des golfes. Fonder des bibliothèques, c’était encore construire des greniers publics, amasser des réserves contre un hiver de l’esprit qu’à certains signes, malgré moi, je vois venir. J’ai beaucoup reconstruit : c’est collaborer avec le temps sous son aspect de passé, en saisir ou en modifier l’esprit, lui servir de relais vers un plus long avenir ; c’est retrouver sous les pierres le secret des sources. Notre vie est brève : nous parlons sans cesse des siècles qui précèdent ou qui suivent le nôtre comme s’ils nous étaient totalement étrangers ; j’y touchais pourtant dans mes jeux avec la pierre. Ces murs que j’étaie sont encore chauds du contact de corps disparus ; des mains qui n’existent pas encore caresseront ces fûts de colonnes. Plus j’ai médité sur ma mort, et surtout sur celle d’un autre, plus j’ai essayé d’ajouter à nos vies ces rallonges presque indestructibles. À Rome, j’utilisais de préférence la brique éternelle, qui ne retourne que très lentement à la terre dont elle est née, et dont le tassement, ou l’effritement imperceptible, se fait de telle manière que l’édifice reste montagne alors même qu’il a cessé d’être visiblement une forteresse, un cirque, ou une tombe. En Grèce, en Asie, j’employais le marbre natal, la belle substance qui une fois taillée demeure fidèle à la mesure humaine, si bien que le plan du temple tout entier reste contenu dans chaque fragment de tambour brisé. L’architecture est riche de possibilités plus variées que ne le feraient croire les quatre ordres de Vitruve ; nos blocs, comme nos tons musicaux, sont susceptibles de regroupements infinis. Je suis remonté pour le Panthéon à la vieille Étrurie des devins et des haruspices ; le sanctuaire de Vénus, au contraire, arrondit au soleil des formes ioniennes, des profusions de colonnes blanches et roses autour de la déesse de chair d’où sortit la race de César. L’Olympéion d’Athènes se devait d’être l’exact contrepoids du Parthénon, étalé dans la plaine comme l’autre s’érige sur la colline, immense où l’autre est parfait : l’ardeur aux genoux du calme, la splendeur aux pieds de la beauté. Les chapelles d’Antinoüs, et ses temples, chambres magiques, monuments d’un mystérieux passage entre la vie et la mort, oratoires d’une douleur et d’un bonheur étouffants, étaient le lieu de la prière et de la réapparition : je m’y livrais à mon deuil. Mon tombeau sur la rive du Tibre reproduit à une échelle gigantesque les antiques tombes de la Voie Appienne, mais ses proportions mêmes le transforment, font songer à Ctésiphon, à Babylone, aux terrasses et aux tours par lesquelles l’homme se rapproche des astres. L’Égypte funéraire a ordonné les obélisques et les allées de sphinx du cénotaphe qui impose à une Rome vaguement hostile la mémoire de l’ami jamais assez pleuré. La Villa était la tombe des voyages, le dernier campement du nomade, l’équivalent, construit en marbre, des tentes et des pavillons des princes d’Asie. Presque tout ce que notre goût accepte de tenter le fut déjà dans le monde des formes ; je passais à celui de la couleur : le jaspe vert comme les profondeurs marines, le porphyre grenu comme la chair, le basalte, la morne obsidienne. Le rouge dense des tentures s’ornait de broderies de plus en plus savantes ; les mosaïques des pavements ou des murailles n’étaient jamais assez mordorées, assez blanches, ou assez sombres. Chaque pierre était l’étrange concrétion d’une volonté, d’une mémoire, parfois d’un défi. Chaque édifice était le plan d’un songe.

Plotinopolis, Andrinople, Antinoé, Hadrianothères… J’ai multiplié le plus possible ces ruches de l’abeille humaine. Le plombier et le maçon, l’ingénieur et l’architecte président à ces naissances de villes ; l’opération exige aussi certains dons de sourcier. Dans un monde encore plus qu’à demi dominé par les bois, le désert, la plaine en friche, c’est un beau spectacle qu’une rue dallée, un temple à n’importe quel dieu, des bains et des latrines publiques, la boutique où le barbier discute avec ses clients les nouvelles de Rome, une échoppe de pâtissier, de marchand de sandales, peut-être de libraire, une enseigne de médecin, un théâtre où l’on joue de temps en temps une pièce de Térence. Nos délicats se plaignent de l’uniformité de nos villes : ils souffrent d’y rencontrer partout la même statue d’empereur et la même conduite d’eau. Ils ont tort : la beauté de Nîmes diffère de celle d’Arles. Mais cette uniformité même, retrouvée sur trois continents, contente le voyageur comme celle d’une borne milliaire ; les plus triviales de nos cités ont encore leur prestige rassurant de relais, de poste, ou d’abri. La ville : le cadre, la construction humaine, monotone si l’on veut, mais comme sont monotones les cellules de cire bourrées de miel, le lieu des contacts et des échanges, l’endroit où les paysans viennent pour vendre leurs produits et s’attardent pour regarder bouche bée les peintures d’un portique… Mes villes naissaient de rencontres : la mienne avec un coin de terre, celle de mes plans d’empereur avec les incidents de ma vie d’homme. Plotinopolis est due au besoin d’établir en Thrace de nouveaux comptoirs agricoles, mais aussi au tendre désir d’honorer Plotine. Hadrianothères est destinée à servir d’emporium aux forestiers d’Asie Mineure : ce fut d’abord pour moi la retraite d’été, la forêt giboyeuse, le pavillon de troncs équarris au pied de la colline d’Attys, le torrent couronné d’écume où l’on se baigne chaque matin. Hadrianople en Épire rouvre un centre urbain au sein d’une province appauvrie : elle sort d’une visite au sanctuaire de Dodone. Andrinople, ville paysanne et militaire, centre stratégique à l’orée des régions barbares, est peuplée de vétérans des guerres sarmates ; je connais personnellement le fort et le faible de chacun de ces hommes, leurs noms, le nombre de leurs années de service et de leurs blessures. Antinoé, la plus chère, née sur l’emplacement du malheur, est comprimée sur une étroite bande de terre aride, entre le fleuve et le rocher. Je n’en tenais que plus à l’enrichir d’autres ressources, le commerce de l’Inde, les transports fluviaux, les grâces savantes d’une métropole grecque. Il n’y a pas de lieu sur terre que je désire moins revoir ; il y en a peu auxquels j’ai consacré plus de soins. Cette ville est un perpétuel péristyle. Je corresponds avec Fidus Aquila, son gouverneur, au sujet des propylées de son temple, des statues de son arche ; j’ai choisi les noms de ses blocs urbains et de ses dèmes, symboles apparents et secrets, catalogue très complet de mes souvenirs. J’ai tracé moi-même le plan des colonnades corinthiennes qui répondent le long des berges à l’alignement régulier des palmes. J’ai mille fois parcouru en pensée ce quadrilatère presque parfait, coupé de rues parallèles, scindé en deux par une avenue triomphale qui va d’un théâtre grec à un tombeau.

Nous sommes encombrés de statues, gorgés de délices peintes ou sculptées, mais cette abondance fait illusion ; nous reproduisons inlassablement quelques douzaines de chefs-d’œuvre que nous ne serions plus capables d’inventer. Moi aussi, j’ai fait copier pour la Villa l’Hermaphrodite et le Centaure, la Niobide et la Vénus. J’ai tenu à vivre le plus possible au milieu de ces mélodies de formes. J’encourageais les expériences avec le passé, un archaïsme savant qui retrouve le sens d’intentions et de techniques perdues. Je tentai ces variations qui consistent à transcrire en marbre rouge un Marsyas écorché de marbre blanc, le ramenant ainsi au monde des figures peintes, ou à transposer dans le ton du Paros le grain noir des statues d’Égypte, à changer l’idole en fantôme. Notre art est parfait, c’est-à-dire accompli, mais sa perfection est susceptible de modulations aussi variées que celles d’une voix pure : à nous de jouer ce jeu habile qui consiste à se rapprocher ou à s’éloigner perpétuellement de cette solution trouvée une fois pour toutes, d’aller jusqu’au bout de la rigueur ou de l’excès, d’enfermer d’innombrables constructions nouvelles à l’intérieur de cette belle sphère. Il y a avantage à avoir derrière soi mille points de comparaison, à pouvoir à son gré continuer intelligemment Scopas, ou contredire voluptueusement Praxitèle. Mes contacts avec les arts barbares m’ont fait croire que chaque race se limite à certains sujets, à certains modes parmi les modes possibles ; chaque époque opère encore un tri parmi les possibilités offertes à chaque race. J’ai vu en Égypte des dieux et des rois colossaux ; j’ai trouvé au poignet des prisonniers sarmates des bracelets qui répètent à l’infini le même cheval au galop ou les mêmes serpents se dévorant l’un l’autre. Mais notre art (j’entends celui des Grecs) a choisi de s’en tenir à l’homme. Nous seuls avons su montrer dans un corps immobile la force et l’agilité latentes ; nous seuls avons fait d’un front lisse l’équivalent d’une pensée sage. Je suis comme nos sculpteurs : l’humain me satisfait ; j’y trouve tout, jusqu’à l’éternel. La forêt tant aimée se ramasse pour moi tout entière dans l’image du centaure ; la tempête ne respire jamais mieux que dans l’écharpe ballonnée d’une déesse marine. Les objets naturels, les emblèmes sacrés, ne valent qu’alourdis d’associations humaines : la pomme de pin phallique et funèbre, la vasque aux colombes qui suggère la sieste au bord des fontaines, le griffon qui emporte le bien-aimé au ciel.

L’art du portrait m’intéressait peu. Nos portraits romains n’ont qu’une valeur de chronique : copies marquées de rides exactes ou de verrues uniques, décalques de modèles qu’on coudoie distraitement dans la vie et qu’on oublie sitôt morts. Les Grecs au contraire ont aimé la perfection humaine au point de se soucier assez peu du visage varié des hommes. Je ne jetais qu’un coup d’œil à ma propre image, cette figure basanée, dénaturée par la blancheur du marbre, ces yeux grands ouverts, cette bouche mince et pourtant charnue, contrôlée jusqu’à trembler. Mais le visage d’un autre m’a préoccupé davantage. Sitôt qu’il compta dans ma vie, l’art cessa d’être un luxe, devint une ressource, une forme de secours. J’ai imposé au monde cette image : il existe aujourd’hui plus de portraits de cet enfant que de n’importe quel homme illustre, de n’importe quelle reine. J’eus d’abord à cœur de faire enregistrer par la statuaire la beauté successive d’une forme qui change ; l’art devint ensuite une sorte d’opération magique capable d’évoquer un visage perdu. Les effigies colossales semblaient un moyen d’exprimer ces vraies proportions que l’amour donne aux êtres ; ces images, je les voulais énormes comme une figure vue de tout près, hautes et solennelles comme les visions et les apparitions du cauchemar, pesantes comme l’est resté ce souvenir. Je réclamais un fini parfait, une perfection pure, ce dieu qu’est pour ceux qui l’ont aimé tout être mort à vingt ans, et aussi la ressemblance exacte, la présence familière, chaque irrégularité d’un visage plus chère que la beauté. Que de discussions pour maintenir la ligne épaisse d’un sourcil, la rondeur un peu tuméfiée d’une lèvre… Je comptais désespérément sur l’éternité de la pierre, la fidélité du bronze, pour perpétuer un corps périssable, ou déjà détruit, mais j’insistais aussi pour que le marbre, oint chaque jour d’un mélange d’huile et d’acides, prit le poli et presque le moelleux d’une chair jeune. Ce visage unique, je le retrouvais partout : j’amalgamais les personnes divines, les sexes et les attributs éternels, la dure Diane des forêts au Bacchus mélancolique, l’Hermès vigoureux des palestres au dieu double qui dort, la tête contre le bras, dans un désordre de fleur. Je constatais à quel point un jeune homme qui pense ressemble à la virile Athéna. Mes sculpteurs s’y perdaient un peu ; les plus médiocres tombaient çà et là dans la mollesse ou dans l’emphase ; tous pourtant prenaient plus ou moins part au songe. Il y a les statues et les peintures du jeune vivant, celles qui reflètent ce paysage immense et changeant qui va de la quinzième à la vingtième année : le profil sérieux de l’enfant sage ; cette statue où un sculpteur de Corinthe a osé garder le laisser-aller du jeune garçon qui bombe le ventre en effaçant les épaules, la main sur la hanche, comme s’il surveillait au coin d’une rue une partie de dés. Il y a ce marbre où Papias d’Aphrodisie a tracé un corps plus que nu, désarmé, d’une fraîcheur fragile de narcisse. Et Aristéas a sculpté sous mes ordres, dans une pierre un peu rugueuse, cette petite tête impérieuse et fière… Il y a les portraits d’après la mort, et où la mort a passé, ces grands visages aux lèvres savantes, chargés de secrets qui ne sont plus les miens, parce que ce ne sont plus ceux de la vie. Il y a ce bas-relief où le Carien Antonianos a doué d’une grâce élyséenne le vendangeur vêtu de soie grège, et le museau amical du chien pressé contre une jambe nue. Et ce masque presque intolérable, œuvre d’un sculpteur de Cyrène, où le plaisir et la douleur fusent et s’entrechoquent sur ce même visage comme deux vagues sur un même rocher. Et ces petites statuettes d’argile à un sou qui ont servi à la propagande impériale : Tellus stabilita, le Génie de la Terre pacifiée, sous l’aspect d’un jeune homme couché qui tient des fruits et des fleurs.

Trahit sua quemque voluptas. À chacun sa pente : à chacun aussi son but, son ambition si l’on veut, son goût le plus secret et son plus clair idéal. Le mien était enfermé dans ce mot de beauté, si difficile à définir en dépit de toutes les évidences des sens et des yeux. Je me sentais responsable de la beauté du monde. Je voulais que les villes fussent splendides, aérées, arrosées d’eaux claires, peuplées d’êtres humains dont le corps ne fût détérioré ni par les marques de la misère ou de la servitude, ni par l’enflure d’une richesse grossière ; que les écoliers récitassent d’une voix juste des leçons point ineptes ; que les femmes au foyer eussent dans leurs mouvements une espèce de dignité maternelle, de repos puissant ; que les gymnases fussent fréquentés par des jeunes hommes point ignorants des jeux ni des arts ; que les vergers portassent les plus beaux fruits et les champs les plus riches moissons. Je voulais que l’immense majesté de la paix romaine s’étendît à tous, insensible et présente comme la musique du ciel en marche ; que le plus humble voyageur pût errer d’un pays, d’un continent à l’autre, sans formalités vexatoires, sans dangers, sûr partout d’un minimum de légalité et de culture ; que nos soldats continuassent leur éternelle danse pyrrhique aux frontières ; que tout fonctionnât sans accroc, les ateliers et les temples ; que la mer fût sillonnée de beaux navires et les routes parcourues par de fréquents attelages ; que, dans un monde bien en ordre, les philosophes eussent leur place et les danseurs aussi. Cet idéal, modeste en somme, serait assez souvent approché si les hommes mettaient à son service une partie de l’énergie qu’ils dépensent en travaux stupides ou féroces ; une chance heureuse m’a permis de le réaliser partiellement durant ce dernier quart de siècle. Arrien de Nicomédie, un des meilleurs esprits de ce temps, aime à me rappeler les beaux vers où le vieux Terpandre a défini en trois mots l’idéal Spartiate, le mode de vie parfait dont Lacédémone a rêvé sans jamais l’atteindre : la Force, la Justice, les Muses. La Force était à la base, rigueur sans laquelle il n’est pas de beauté, fermeté sans laquelle il n’est pas de justice. La Justice était l’équilibre des parties, l’ensemble des proportions harmonieuses que ne doit compromettre aucun excès. Force et Justice n’étaient qu’un instrument bien accordé entre les mains des Muses. Toute misère, toute brutalité étaient à interdire comme autant d’insultes au beau corps de l’humanité. Toute iniquité était une fausse note à éviter dans l’harmonie des sphères.



Chapitre 14


En Germanie, des fortifications ou des camps à rénover ou à construire, des routes à frayer ou à remettre en état, me retinrent près d’une année ; de nouveaux bastions, érigés sur un parcours de soixante-dix lieues, renforcèrent le long du Rhin nos frontières. Ce pays de vignes et de rivières bouillonnantes ne m’offrait rien d’imprévu : j’y retrouvais les traces du jeune tribun qui porta à Trajan la nouvelle de son avènement. Je retrouvais aussi, par-delà notre dernier fort fait de rondins coupés aux sapinières, le même horizon monotone et noir, le même monde qui nous est fermé depuis la pointe imprudente qu’y poussèrent les légions d’Auguste, l’océan d’arbres, la réserve d’hommes blancs et blonds. La tâche de réorganisation finie, je descendis jusqu’à l’embouchure du Rhin le long des plaines belges et bataves. Des dunes désolées composaient un paysage septentrional coupé d’herbes sifflantes ; les maisons du port de Noviomagus, construites sur pilotis, s’accotaient aux navires amarrés à leur seuil ; des oiseaux de mer juchaient sur les toits. J’aimais ces lieux tristes, qui semblaient hideux à mes aides de camp, ce ciel brouillé, ces fleuves boueux creusant une terre informe et sans flamme dont aucun dieu n’a modelé le limon.

Une barque à fond presque plat me transporta dans l’île de Bretagne. Le vent nous rejeta plusieurs fois de suite vers la côte que nous avions quittée : cette traversée contrariée m’octroya d’étonnantes heures vides. Des nuées gigantesques naissaient de la mer lourde, salie par le sable, incessamment remuée dans son lit. Comme jadis chez les Daces et les Sarmates j’avais religieusement contemplé la Terre, j’apercevais ici pour la première fois un Neptune plus chaotique que le nôtre, un monde liquide infini. J’avais lu dans Plutarque une légende de navigateurs concernant une île située dans ces parages qui avoisinent la Mer Ténébreuse, et où les Olympiens victorieux auraient depuis des siècles refoulé les Titans vaincus. Ces grands captifs du roc et de la vague, flagellés à jamais par un océan sans sommeil, incapables de dormir, mais sans cesse occupés à rêver, continueraient à opposer à l’ordre olympien leur violence, leur angoisse, leur désir perpétuellement crucifié. Je retrouvais dans ce mythe placé aux confins du monde les théories des philosophes que j’avais faites miennes : chaque homme a éternellement à choisir, au cours de sa vie brève, entre l’espoir infatigable et la sage absence d’espérance, entre les délices du chaos et celles de la stabilité, entre le Titan et l’Olympien. À choisir entre eux, ou à réussir à les accorder un jour l’un à l’autre.

Les réformes civiles accomplies en Bretagne font partie de mon œuvre administrative, dont j’ai parlé ailleurs. Ce qui compte ici, c’est que j’étais le premier empereur à réinstaller pacifiquement dans cette île située aux limites du monde connu, où Claude seul s’était risqué pour quelques jours en qualité de général en chef. Pendant tout un hiver, Londinium devint par mon choix ce centre effectif du monde qu’Antioche avait été par suite des nécessités de la guerre parthe. Chaque voyage déplaçait ainsi le centre de gravité du pouvoir, le mettait pour un temps au bord du Rhin ou sur la berge de la Tamise, me permettait d’évaluer ce qu’eussent été le fort et le faible d’un pareil siège impérial. Ce séjour en Bretagne me fit envisager l’hypothèse d’un état centré sur l’Occident, d’un monde atlantique. Ces vues de l’esprit sont démunies de valeur pratique : elles cessent pourtant d’être absurdes dès que le calculateur s’accorde pour ses supputations une assez grande quantité d’avenir.

Trois mois à peine avant mon arrivée, la Sixième Légion Victorieuse avait été transférée en territoire britannique. Elle y remplaçait la malheureuse Neuvième Légion taillée en pièces par les Calédoniens pendant les troubles qui avaient été en Bretagne le hideux contrecoup de notre expédition chez les Parthes. Deux mesures s’imposaient pour empêcher le retour d’un pareil désastre. Nos troupes furent renforcées par la création d’un corps auxiliaire indigène : à Éboracum, du haut d’un tertre vert, j’ai vu manœuvrer pour la première fois cette armée britannique nouvellement formée. En même temps, l’érection d’un mur coupant l’île en deux dans sa partie la plus étroite servit à protéger les régions fertiles et policées du sud contre les attaques des tribus du nord.

J’ai inspecté moi-même une bonne partie de ces travaux engagés partout à la fois sur un glacis de quatre-vingts lieues : j’y trouvais l’occasion d’essayer, sur cet espace bien délimité qui va d’une côte à l’autre, un système de défense qui pourrait ensuite s’appliquer partout ailleurs. Mais déjà cet ouvrage purement militaire favorisait la paix, développait la prospérité de cette partie de la Bretagne ; des villages se créaient ; un mouvement d’afflux se produisait vers nos frontières. Les terrassiers de la légion étaient secondés dans leur tâche par des équipes indigènes ; l’érection du mur était pour beaucoup de ces montagnards, hier encore insoumis, la première preuve irréfutable du pouvoir protecteur de Rome ; l’argent de la solde la première monnaie romaine qui leur passait par les mains. Ce rempart devint l’emblème de mon renoncement à la politique de conquête : au pied du bastion le plus avancé, je fis ériger un temple au dieu Terme.

Tout m’enchanta dans cette terre pluvieuse : les franges de brume au flanc des collines, les lacs voués à des nymphes plus fantasques encore que les nôtres, la race mélancolique aux yeux gris. J’avais pour guide un jeune tribun du corps auxiliaire britannique : ce dieu blond avait appris le latin, balbutiait le grec, s’étudiait timidement à composer des vers d’amour dans cette langue. Par une froide nuit d’automne, j’en fis mon interprète auprès d’une Sibylle. Assis sous la hutte enfumée d’un charbonnier celte, chauffant nos jambes empêtrées de grosses braies de laine rude, nous vîmes ramper vers nous une vieille créature trempée par la pluie, échevelée par le vent, fauve et furtive comme une bête des bois. Elle se jeta sur de petits pains d’avoine qui cuisaient dans l’âtre. Mon guide amadoua cette prophétesse : elle consentit à examiner pour moi les volutes de fumée, les soudaines étincelles, les fragiles architectures de sarments et de cendres. Elle vit des cités qui s’édifiaient, des foules en joie, mais aussi des villes incendiées, des files amères de vaincus qui démentaient mes rêves de paix ; un visage jeune et doux qu’elle prit pour une figure de femme, à laquelle je refusai de croire ; un spectre blanc qui n’était peut-être qu’une statue, objet plus inexplicable encore qu’un fantôme pour cette habitante des bois et des landes. Et, à une distance de quelques vagues années, ma mort, que j’aurais bien prévue sans elle.

La Gaule prospère, l’Espagne opulente me retinrent moins longtemps que la Bretagne. En Gaule Narbonnaise, je retrouvai la Grèce, qui a essaimé jusque-là, ses belles écoles d’éloquence et ses portiques sous un ciel pur. Je m’arrêtai à Nîmes pour établir le plan d’une basilique dédiée à Plotine et destinée à devenir un jour son temple. Des souvenirs de famille rattachaient l’impératrice à cette ville, m’en rendaient plus cher le paysage sec et doré.

Mais la révolte en Maurétanie fumait encore. J’abrégeai ma traversée de l’Espagne, négligeant même entre Cordoue et la mer de m’arrêter un instant à Italica, ville de mon enfance et de mes ancêtres. Je m’embarquai pour l’Afrique à Gadès.

Les beaux guerriers tatoués des montagnes de l’Atlas inquiétaient encore les villes côtières africaines. Je vécus là pendant quelques brèves journées l’équivalent numide des mêlées sarmates ; je revis les tribus domptées une à une, la fière soumission des chefs prosternés en plein désert au milieu d’un désordre de femmes, de ballots, et de bêtes agenouillées. Mais le sable remplaçait la neige.

Il m’eût été doux, pour une fois, de passer le printemps à Rome, d’y retrouver la Villa commencée, les caresses capricieuses de Lucius, l’amitié de Plotine. Mais ce séjour en ville fut interrompu presque aussitôt par d’alarmantes rumeurs de guerre. La paix avec les Parthes avait été conclue depuis trois ans à peine, et déjà des incidents graves éclataient sur l’Euphrate. Je partis immédiatement pour l’Orient.


Chapitre 15


J’étais décidé à régler ces incidents de frontière par un moyen moins banal que des légions en marche. Une entrevue personnelle fut arrangée avec Osroès. Je ramenais avec moi en Orient la fille de l’empereur, faite prisonnière presque au berceau à l’époque où Trajan occupa Babylone, et gardée ensuite comme otage à Rome. C’était une fillette malingre aux grands yeux. Sa présence et celle de ses femmes m’encombra quelque peu au cours d’un voyage qu’il importait surtout d’effectuer sans retard. Ce groupe de créatures voilées fut ballotté à dos de dromadaires à travers le désert syrien, sous un tendelet aux rideaux sévèrement baissés. Le soir, aux étapes, j’envoyais demander si la princesse ne manquait de rien.

Je m’arrêtai une heure en Lycie pour décider le marchand Opramoas, qui avait déjà prouvé ses qualités de négociateur, à m’accompagner en territoire parthe. Le manque de temps l’empêcha de déployer son luxe habituel. Cet homme amolli par l’opulence n’en était pas moins un admirable compagnon de route, accoutumé à tous les hasards du désert.

Le lieu de la rencontre se trouvait sur la rive gauche de l’Euphrate, non loin de Doura. Nous traversâmes le fleuve sur un radeau. Les soldats de la garde impériale parthe, cuirassés d’or et montés sur des chevaux non moins éblouissants qu’eux-mêmes, formaient le long des berges une ligne aveuglante. L’inséparable Phlégon était fort pâle. Les officiers qui m’accompagnaient ressentaient eux-mêmes quelque crainte : cette rencontre pouvait être un piège. Opramoas, habitué à flairer l’air de l’Asie, était à l’aise, faisait confiance à ce mélange de silence et de tumulte, d’immobilité et de soudains galops, à ce luxe jeté sur le désert comme un tapis sur du sable. Quant à moi, j’étais merveilleusement dépourvu d’inquiétude : comme César à sa barque, je me fiais à ces planches qui portaient ma fortune. Je donnai une preuve de cette confiance en restituant d’emblée la princesse parthe à son père, au lieu de la faire garder dans nos lignes jusqu’à mon retour. Je promis aussi de rendre le trône d’or de la dynastie arsacide, enlevé autrefois par Trajan, dont nous n’avions que faire, et auquel la superstition orientale attachait un grand prix.

Le faste de ces entrevues avec Osroès ne fut qu’extérieur. Rien ne les différenciait de pourparlers entre deux voisins qui s’efforcent d’arranger à l’amiable une affaire de mur mitoyen. J’étais aux prises avec un barbare raffiné, parlant grec, point stupide, point nécessairement plus perfide que moi-même, assez vacillant toutefois pour sembler peu sûr. Mes curieuses disciplines mentales m’aidaient à capter cette pensée fuyante : assis en face de l’empereur parthe, j’apprenais à prévoir, et bientôt à orienter ses réponses ; j’entrais dans son jeu ; je m’imaginais devenu Osroès marchandant avec Hadrien. J’ai horreur de débats inutiles où chacun sait d’avance qu’il cédera, ou qu’il ne cédera pas : la vérité en affaires me plaît surtout comme un moyen de simplifier et d’aller vite. Les Parthes nous craignaient ; nous redoutions les Parthes ; la guerre allait sortir de cet accouplement de nos deux peurs. Les Satrapes poussaient à cette guerre par intérêt personnel : je m’aperçus vite qu’Osroès avait ses Quiétus, ses Palma. Pharasmanès, le plus remuant de ces princes semi-indépendants postés aux frontières, était plus dangereux encore pour l’empire parthe que pour nous. On m’a accusé d’avoir neutralisé par l’octroi de subsides cet entourage malfaisant et veule : c’était là de l’argent bien placé. J’étais trop sûr de la supériorité de nos forces pour m’encombrer d’un amour-propre imbécile : j’étais prêt à toutes les concessions creuses qui ne sont que de prestige, et à aucune autre. Le plus difficile fut de persuader Osroès que, si je faisais peu de promesses, c’est que j’entendais les tenir. Il me crut pourtant, ou fit comme s’il me croyait. L’accord conclu entre nous au cours de cette visite dure encore ; depuis quinze ans, de part et d’autre rien n’a troublé la paix aux frontières. Je compte sur toi pour que cet état de choses continue après ma mort.

Un soir, sous la tente impériale, durant une fête donnée en mon honneur par Osroès, j’aperçus au milieu des femmes et des pages aux longs cils un homme nu, décharné, complètement immobile, dont les yeux grands ouverts paraissaient ignorer cette confusion de plats chargés de viandes, d’acrobates et de danseuses. Je lui adressai la parole par l’intermédiaire de mon interprète : il ne daigna pas répondre. C’était un sage. Mais ses disciples étaient plus loquaces ; ces pieux vagabonds venaient de l’Inde, et leur maître appartenait à la puissante caste des Brahmanes. Je compris que ses méditations l’induisaient à croire que l’univers tout entier n’est qu’un tissu d’illusions et d’erreurs : l’austérité, le renoncement, la mort, étaient pour lui le seul moyen d’échapper à ce flot changeant des choses, par lequel au contraire notre Héraclite s’est laissé porter, de rejoindre par-delà le monde des sens cette sphère du divin pur, ce firmament fixe et vide dont a aussi rêvé Platon. À travers les maladresses de mes interprètes, je pressentais des idées qui ne furent donc pas complètement étrangères à certains de nos sages, mais que l’Indien exprimait de façon plus définitive et plus nue. Ce Brahmane était arrivé à l’état où rien, sauf son corps, ne le séparait plus du dieu intangible, sans substance et sans forme, auquel il voulait s’unir : il avait décidé de se brûler vif le lendemain. Osroès m’invita à cette solennité. Un bûcher de bois odoriférant fut dressé ; l’homme s’y jeta et disparut sans un cri. Ses disciples ne donnèrent aucun signe de regret : ce n’était pas pour eux une cérémonie funèbre.

J’y repensai longuement pendant la nuit qui suivit. J’étais couché sur un tapis de laine précieuse, sous une tente drapée d’étoffes chatoyantes et lourdes. Un page me massait les pieds. Du dehors, m’arrivaient les rares bruits de cette nuit d’Asie : une conversation d’esclaves chuchotant à ma porte ; le froissement léger d’une palme ; Opramoas ronflant derrière une tenture ; le frappement de sabot d’un cheval à l’entrave ; plus loin, venant du quartier des femmes, le roucoulement mélancolique d’un chant. Le Brahmane avait dédaigné tout cela. Cet homme ivre de refus s’était livré aux flammes comme un amant roule au creux d’un lit. Il avait écarté les choses, les êtres, puis soi-même, comme autant de vêtements qui lui cachaient cette présence unique, ce centre invisible et vide qu’il préférait à tout.

Je me sentais différent, prêt à d’autres choix. L’austérité, le renoncement, la négation ne m’étaient pas complètement étrangers : j’y avais mordu, comme on le fait presque toujours, à vingt ans. J’avais moins de cet âge lorsqu’à Rome, conduit par un ami, j’étais allé voir le vieil Épictète dans son taudis de Suburre, peu de jours avant que Domitien l’exilât. L’ancien esclave auquel un maître brutal avait jadis brisé la jambe sans parvenir à lui arracher une plainte, le vieillard chétif supportant avec patience les longs tourments de la gravelle, m’avait semblé en possession d’une liberté quasi divine. J’avais contemplé avec admiration ces béquilles, cette paillasse, cette lampe de terre cuite, cette cuillère de bois dans un vase d’argile, simples outils d’une vie pure. Mais Épictète renonçait à trop de choses, et je m’étais vite rendu compte que rien, pour moi, n’était plus dangereusement facile que de renoncer. L’Indien, plus logique, rejetait la vie elle-même. J’avais beaucoup à apprendre de ces purs fanatiques, mais à condition de détourner de son sens la leçon qu’ils m’offraient. Ces sages s’efforçaient de retrouver leur dieu par-delà l’océan des formes, de le réduire à cette qualité d’unique, d’intangible, d’incorporel, à laquelle il a renoncé le jour où il s’est voulu univers. J’entrevoyais autrement mes rapports avec le divin. Je m’imaginais secondant celui-ci dans son effort d’informer et d’ordonner un monde, d’en développer et d’en multiplier les circonvolutions, les ramifications, les détours. J’étais l’un des segments de la roue, l’un des aspects de cette force unique engagée dans la multiplicité des choses, aigle et taureau, homme et cygne, phallus et cerveau tout ensemble, Protée qui est en même temps Jupiter.

Et c’est vers cette époque que je commençai à me sentir dieu. Ne te méprends pas : j’étais toujours, j’étais plus que jamais ce même homme nourri des fruits et des bêtes de la terre, rendant au sol les résidus de ses aliments, sacrifiant au sommeil à chaque révolution des astres, inquiet jusqu’à la folie quand lui manquait trop longtemps la chaude présence de l’amour. Ma force, mon agilité physique ou mentale étaient maintenues soigneusement par une gymnastique tout humaine. Mais que dire, sinon que tout cela était divinement vécu ? Les expérimentations hasardeuses de la jeunesse avaient pris fin, et sa hâte de jouir du temps qui passe. À quarante-quatre ans, je me sentais sans impatience, sûr de moi, aussi parfait que me le permettait ma nature, éternel. Et comprends bien qu’il s’agit là d’une conception de l’intellect : les délires, s’il faut leur donner ce nom, vinrent plus tard. J’étais dieu, tout simplement, parce que j’étais homme. Les titres divins que la Grèce m’octroya par la suite ne firent que proclamer ce que j’avais de longue date constaté par moi-même. Je crois qu’il m’eût été possible de me sentir dieu dans les prisons de Domitien ou à l’intérieur d’un puits de mine. Si j’ai l’audace de le prétendre, c’est que ce sentiment me paraît à peine extraordinaire et nullement unique. D’autres que moi l’ont eu, ou l’auront dans l’avenir.

J’ai dit que mes titres ajoutaient peu de chose à cette étonnante certitude : par contre, celle-ci se trouvait confirmée par les plus simples routines de mon métier d’empereur. Si Jupiter est le cerveau du monde, l’homme chargé d’organiser et de modérer les affaires humaines peut raisonnablement se considérer comme une part de ce cerveau qui préside à tout. L’humanité, à tort ou à raison, a presque toujours conçu son dieu en termes de Providence ; mes fonctions m’obligeaient à être pour une partie du genre humain cette providence incarnée. Plus l’État se développe, enserrant les hommes de ses mailles exactes et glacées, plus la confiance humaine aspire à placer à l’autre bout de cette chaîne immense l’image adorée d’un homme protecteur. Que je le voulusse ou non, les populations orientales de l’empire me traitaient en dieu. Même en Occident, même à Rome, où nous ne sommes officiellement déclarés divins qu’après la mort, l’obscure piété populaire se plaît de plus en plus à nous déifier vivants. Bientôt, la reconnaissance parthe éleva des temples à l’empereur romain qui avait instauré et maintenu la paix ; j’eus mon sanctuaire à Vologésie, au sein de ce vaste monde étranger. Loin de voir dans ces marques d’adoration un danger de folie ou de prépotence pour l’homme qui les accepte, j’y découvrais un frein, l’obligation de se dessiner d’après quelque modèle éternel, d’associer la puissance humaine une part de suprême sapience. Être dieu oblige en somme à plus de vertus qu’être empereur.

Je me fis initier à Éleusis dix-huit mois plus tard. En un sens, cette visite à Osroès avait marqué un tournant de ma vie. Au lieu de rentrer à Rome, j’avais décidé de consacrer quelques années aux provinces grecques et orientales de l’empire : Athènes devenait de plus en plus ma patrie, mon centre. Je tenais à plaire aux Grecs, et aussi à m’helléniser le plus possible, mais cette initiation, motivée en partie par des considérations politiques, fut pourtant une expérience religieuse sans égale. Ces grands rites ne font que symboliser les événements de la vie humaine, mais le symbole va plus loin que l’acte, explique chacun de nos gestes en termes de mécanique éternelle. L’enseignement reçu à Éleusis doit rester secret : il a d’ailleurs d’autant moins de chances d’être divulgué qu’il est par nature ineffable. Formulé, il n’aboutirait qu’aux évidences les plus banales ; là justement est sa profondeur. Les degrés plus élevés qui me furent ensuite conférés au cours de conversations privées avec l’hiérophante n’ajoutèrent presque rien au choc initial ressenti tout aussi bien par le plus ignorant des pèlerins qui participe aux ablutions rituelles et boit à la source. J’avais entendu les dissonances se résoudre en accord ; j’avais pour un instant pris appui sur une autre sphère, contemplé de loin, mais aussi de tout près, cette procession humaine et divine où j’avais ma place, ce monde où la douleur existe encore, mais non plus l’erreur. Le sort humain, ce vague tracé dans lequel l’œil le moins exercé reconnaît tant de fautes, scintillait comme les dessins du ciel.

Et c’est ici qu’il convient de mentionner une habitude qui m’entraîna toute ma vie sur des chemins moins secrets que ceux d’Éleusis, mais qui en somme leur sont parallèles : je veux parler de l’étude des astres. J’ai toujours été l’ami des astronomes et le client des astrologues. La science de ces derniers est incertaine, fausse dans le détail, peut-être vraie dans l’ensemble : puisque l’homme, parcelle de l’univers, est régi par les mêmes lois qui président au ciel, il n’est pas absurde de chercher là-haut les thèmes de nos vies, les froides sympathies qui participent à nos succès et à nos erreurs. Je ne manquais pas, chaque soir d’automne, de saluer au sud le Verseau, l’Échanson céleste, le Dispensateur sous lequel je suis né. Je n’oubliais pas de repérer à chacun de leurs passages Jupiter et Vénus, qui règlent ma vie, ni de mesurer l’influence du dangereux Saturne. Mais si cette étrange réfraction de l’humain sur la voûte stellaire préoccupait souvent mes heures de veille, je m’intéressais plus fortement encore aux mathématiques célestes, aux spéculations abstraites auxquelles donnent lieu ces grands corps enflammés. J’inclinais à croire, comme certains des plus hardis d’entre nos sages, que la terre participait elle aussi à cette marche nocturne et diurne dont les saintes processions d’Éleusis sont tout au plus l’humain simulacre. Dans un monde où tout n’est que tourbillon de forces, danse d’atomes, où tout est à la fois en haut et en bas, à la périphérie et au centre, je concevais mal l’existence d’un globe immobile, d’un point fixe qui ne serait pas en même temps mouvant. D’autres fois, les calculs de la précession des équinoxes, établis jadis par Hipparque d’Alexandrie, hantaient mes veillées nocturnes : j’y retrouvais, sous forme de démonstrations et non plus de fables ou de symboles, ce même mystère éleusiaque du passage et du retour. L’Épi de la Vierge n’est plus de nos jours au point de la carte où Hipparque l’a marqué, mais cette variation est l’accomplissement d’un cycle, et ce changement même confirme les hypothèses de l’astronome. Lentement, inéluctablement, ce firmament redeviendra ce qu’il était au temps d’Hipparque : il sera de nouveau ce qu’il est au temps d’Hadrien. Le désordre s’intégrait à l’ordre ; le changement faisait partie d’un plan que l’astronome était capable d’appréhender d’avance ; l’esprit humain révélait ici sa participation à l’univers par l’établissement d’exacts théorèmes comme à Éleusis par des cris rituels et des danses. L’homme qui contemple et les astres contemplés roulaient inévitablement vers leur fin, marquée quelque part au ciel. Mais chaque moment de cette chute était un temps d’arrêt, un repère, un segment d’une courbe aussi solide qu’une chaîne d’or. Chaque glissement nous ramenait à ce point qui, parce que par hasard nous nous y sommes trouvés, nous paraît un centre.

Depuis les nuits de mon enfance, où le bras levé de Marullinus m’indiquait les constellations, la curiosité des choses du ciel ne m’a pas quitté. Durant les veilles forcées des camps, j’ai contemplé la lune courant à travers les nuages des cieux barbares ; plus tard, par de claires nuits attiques, j’ai écouté l’astronome Théron de Rhodes m’expliquer son système du monde ; étendu sur le pont d’un navire, en pleine mer Égée, j’ai regardé la lente oscillation du mât se déplacer parmi les étoiles, aller de l’œil rouge du Taureau au pleur des Pléiades, de Pégase au Cygne : j’ai répondu de mon mieux aux questions naïves et graves du jeune homme qui contemplait avec moi ce même ciel. Ici, à la Villa, j’ai fait construire un observatoire, dont la maladie m’empêche aujourd’hui de gravir les marches. Une fois dans ma vie, j’ai fait plus : j’ai offert aux constellations le sacrifice d’une nuit tout entière. Ce fut après ma visite à Osroès, durant la traversée du désert syrien. Couché sur le dos, les yeux bien ouverts, abandonnant pour quelques heures tout souci humain, je me suis livré du soir à l’aube à ce monde de flamme et de cristal. Ce fut le plus beau de mes voyages. Le grand astre de la constellation de la Lyre, étoile polaire des hommes qui vivront quand depuis quelques dizaines de milliers d’années nous ne serons plus, resplendissait sur ma tête. Les Gémeaux luisaient faiblement dans les dernières lueurs du couchant ; le Serpent précédait le Sagittaire ; l’Aigle montait vers le zénith, toutes ailes ouvertes, et à ses pieds cette constellation non désignée encore par les astronomes, et à laquelle j’ai donné depuis le plus cher des noms. La nuit, jamais tout à fait aussi complète que le croient ceux qui vivent et qui dorment dans les chambres, se fit plus obscure, puis plus claire. Les feux, qu’on avait laissé brûler pour effrayer les chacals, s’éteignirent ; ce tas de charbons ardents me rappela mon grand-père debout dans sa vigne, et ses prophéties devenues désormais présent, et bientôt passé. J’ai essayé de m’unir au divin sous bien des formes ; j’ai connu plus d’une extase ; il en est d’atroces ; et d’autres d’une bouleversante douceur. Celle de la nuit syrienne fut étrangement lucide. Elle inscrivit en moi les mouvements célestes avec une précision à laquelle aucune observation partielle ne m’aurait jamais permis d’atteindre. Je sais exactement, à l’heure où je t’écris, quelles étoiles passent ici, à Tibur, au-dessus de ce plafond orné de stucs et de peintures précieuses, et ailleurs, là-bas, sur une tombe. Quelques années plus tard, la mort allait devenir l’objet de ma contemplation constante, la pensée à laquelle je donnais toutes celles des forces de mon esprit que n’absorbait pas l’État. Et qui dit mort dit aussi le monde mystérieux auquel il se peut qu’on accède par elle. Après tant de réflexions et d’expériences parfois condamnables, j’ignore encore ce qui se passe derrière cette tenture noire. Mais la nuit syrienne représente ma part consciente d’immortalité.



SÆCULUM AUREUM


SÆCULUM AUREUM



Chapitre 16


L’été qui suivit ma rencontre avec Osroès se passa en Asie Mineure : je fis halte en Bithynie pour surveiller moi-même la mise en coupe des forêts de l’État. A Nicomédie, ville claire, policée, savante, je m’installai chez le procurateur de la province, Cnéius Pompéius Proculus, dans l’ancienne résidence du roi Nicomède, pleine des souvenirs voluptueux du jeune Jules César. Les brises de la Propontide éventaient ces salles fraîches et sombres. Proculus, homme de goût, organisa pour moi des réunions littéraires. Des sophistes de passage, de petits groupes d’étudiants et d’amateurs de belles-lettres se réunissaient dans les jardins, au bord d’une source consacrée à Pan. De temps à autre, un serviteur y plongeait une grande jarre d’argile poreuse ; les vers les plus limpides semblaient opaques comparés à cette eau pure.

On lut ce soir-là une pièce assez abstruse de Lycophron que j’aime pour ses folles juxtapositions de sons, d’allusions et d’images, son complexe système de reflets et d’échos. Un jeune garçon placé à l’écart écoutait ces strophes difficiles avec une attention à la fois distraite et pensive, et je songeai immédiatement à un berger au fond des bois, vaguement sensible à quelque obscur cri d’oiseau. Il n’avait apporté ni tablettes, ni style. Assis sur le rebord de la vasque, il touchait des doigts la belle surface lisse. J’appris que son père avait occupé une place modeste dans la gestion des grands domaines impériaux ; laissé tout jeune aux soins d’un aïeul, l’écolier avait été envoyé chez un hôte de ses parents, armateur à Nicomédie, qui semblait riche à cette famille pauvre.

Je le gardai après le départ des autres. Il était peu lettré, ignorant de presque tout, réfléchi, crédule. Je connaissais Claudiopolis, sa ville natale : je réussis à le faire parler de sa maison familiale au bord des grands bois de pins qui pourvoient aux mâts de nos navires, du temple d’Attys, situé sur la colline, dont il aimait les musiques stridentes, des beaux chevaux de son pays et de ses étranges dieux. Cette voix un peu voilée prononçait le grec avec l’accent d’Asie. Soudain, se sentant écouté, ou regardé peut-être, il se troubla, rougit, retomba dans un de ces silences obstinés dont je pris bientôt l’habitude. Une intimité s’ébaucha. Il m’accompagna par la suite dans tous mes voyages, et quelques années fabuleuses commencèrent.

Antinoüs était Grec : j’ai remonté dans les souvenirs de cette famille ancienne et obscure jusqu’à l’époque des premiers colons arcadiens sur les bords de la Propontide. Mais l’Asie avait produit sur ce sang un peu âcre l’effet de la goutte de miel qui trouble et parfume un vin pur. Je retrouvais en lui les superstitions d’un disciple d’Apollonius, la foi monarchique d’un sujet oriental du Grand Roi. Sa présence était extraordinairement silencieuse : il m’a suivi comme un animal ou comme un génie familier. Il avait d’un jeune chien les capacités infinies d’enjouement et d’indolence, la sauvagerie, la confiance. Ce beau lévrier avide de caresses et d’ordres se coucha sur ma vie. J’admirais cette indifférence presque hautaine pour tout ce qui n’était pas son délice ou son culte : elle lui tenait lieu de désintéressement, de scrupule, de toutes les vertus étudiées et austères. Je m’émerveillais de cette dure douceur ; de ce dévouement sombre qui engageait tout l’être. Et pourtant, cette soumission n’était pas aveugle ; ces paupières si souvent baissées dans l’acquiescement ou dans le songe se relevaient ; les yeux les plus attentifs du monde me regardaient en face ; je me sentais jugé. Mais je l’étais comme un dieu l’est par son fidèle : mes duretés, mes accès de méfiance (car j’en eus plus tard) étaient patiemment, gravement acceptés. Je n’ai été maître absolu qu’une seule fois, et que d’un seul être.

Si je n’ai encore rien dit d’une beauté si visible, il n’y faudrait pas voir l’espèce de réticence d’un homme trop complètement conquis. Mais les figures que nous cherchons désespérément nous échappent : ce n’est jamais qu’un moment… Je retrouve une tête inclinée sous une chevelure nocturne, des yeux que l’allongement des paupières faisait paraître obliques, un jeune visage large et comme couché. Ce tendre corps s’est modifié sans cesse, à la façon d’une plante, et quelques-unes de ces altérations sont imputables au temps. L’enfant a changé ; il a grandi. Il suffisait pour l’amollir d’une semaine d’indolence ; une après-midi de chasse lui rendait sa fermeté, sa vitesse athlétique. Une heure de soleil le faisait passer de la couleur du jasmin à celle du miel. Les jambes un peu lourdes du poulain se sont allongées ; la joue a perdu sa délicate rondeur d’enfance, s’est légèrement creusée sous la pommette saillante ; le thorax gonflé d’air du jeune coureur au long stade a pris les courbes lisses et polies d’une gorge de Bacchante. La moue boudeuse des lèvres s’est chargée d’une amertume ardente, d’une satiété triste. En vérité, ce visage changeait comme si nuit et jour je l’avais sculpté.

Quand je me retourne vers ces années, je crois y retrouver l’Âge d’Or. Tout était facile : les efforts d’autrefois étaient récompensés par une aisance presque divine. Le voyage était jeu : plaisir contrôlé, connu, habilement mis en œuvre. Le travail incessant n’était qu’un mode de volupté. Ma vie, où tout arrivait tard, le pouvoir, le bonheur aussi, acquérait la splendeur de plein midi, l’ensoleillement des heures de la sieste où tout baigne dans une atmosphère d’or, les objets de la chambre et le corps étendu à nos côtés. La passion comblée a son innocence, presque aussi fragile que toute autre : le reste de la beauté humaine passait au rang de spectacle, cessait d’être ce gibier dont j’avais été le chasseur. Cette aventure banalement commencée enrichissait, mais aussi simplifiait ma vie : l’avenir comptait peu ; je cessai de poser des questions aux oracles ; les étoiles ne furent plus que d’admirables dessins sur la voûte du ciel. Je n’avais jamais remarqué avec autant de délices la pâleur de l’aube sur l’horizon des îles, la fraîcheur des grottes consacrées aux Nymphes et hantées d’oiseaux de passage, le vol lourd des cailles au crépuscule. Je relus des poètes : quelques uns me parurent meilleurs qu’autrefois, la plupart, pires. J’écrivis des vers qui semblaient moins insuffisants que d’habitude.

Il y eut la mer d’arbres : les forêts de chênes-lièges et les pinèdes de la Bithynie ; le pavillon de chasse aux galeries à claire-voie où le jeune garçon, repris par la nonchalance du pays natal, éparpillant au hasard ses flèches, sa dague, sa ceinture d’or, roulait avec les chiens sur les divans de cuir. Les plaines avaient emmagasiné la chaleur du long été ; une buée montait des prairies au bord du Sangarios où galopaient des hardes de chevaux non dressés ; au point du jour, on descendait se baigner sur la berge du fleuve, froissant en chemin les hautes herbes trempées de rosée nocturne, sous un ciel d’où pendait le mince croissant de lune qui sert d’emblème à la Bithynie. Ce pays fut comblé de faveurs ; il prit même mon nom.

L’hiver nous assaillit à Sinope ; j’y inaugurai par un froid presque scythe les travaux d’agrandissement du port, entrepris sous mes ordres par les marins de la flotte. Sur la route de Byzance, les notables firent dresser à l’entrée des villages d’énormes feux devant lesquels se chauffaient mes gardes. La traversée du Bosphore fut belle sous la tempête de neige ; il y eut les chevauchées dans la forêt thrace, le vent aigre s’engouffrant dans les plis des manteaux, l’innombrable tambourinement de la pluie sur les feuilles et sur le toit de la tente, la halte au camp de travailleurs où allait s’élever Andrinople, les ovations des vétérans des guerres daces, la terre molle d’où sortiraient bientôt des murs et des tours. Une visite aux garnisons du Danube me ramena au printemps dans la bourgade prospère qu’est aujourd’hui Sarmizégéthuse ; l’enfant bithynien portait au poignet un bracelet du roi Décébale. Le retour en Grèce se fit par le nord : je m’attardai longuement dans la vallée de Tempé tout éclaboussée d’eaux vives ; l’Eubée blonde précéda l’Attique couleur de vin rose. Athènes ne fut qu’effleurée ; à Éleusis, au cours de mon initiation aux Mystères, je passai trois jours et trois nuits mêlé à la foule des pèlerins qu’on recevait pendant cette même fête : la seule précaution qu’on eût prise était d’interdire aux hommes le port du couteau.

J’emmenai Antinoüs dans l’Arcadie de ses ancêtres : les forêts y restaient aussi impénétrables qu’au temps où ces antiques chasseurs de loups y avaient vécu. Parfois, d’un coup de fouet, un cavalier effarouchait une vipère ; sur les sommets pierreux, le soleil flambait comme au fort de l’été ; le jeune garçon adossé au rocher sommeillait la tête sur la poitrine, les cheveux frôlés par le vent, espèce d’Endymion du plein jour.

Un lièvre, que mon jeune chasseur avait apprivoisé à grand-peine, fut déchiré par les chiens : ce fut le seul malheur de ces journées sans ombre. Les gens de Mantinée se découvrirent des liens de parenté avec cette famille de colons bithyniens, jusque-là inconnus : cette ville, où l’enfant eut plus tard ses temples, fut par moi enrichie et ornée. L’immémorial sanctuaire de Neptune, tombé en ruine, était si vénérable que l’entrée en était interdite à quiconque : des mystères plus anciens que la race humaine s’y perpétuaient derrière des portes continuellement closes. Je construisis un nouveau temple, beaucoup plus vaste, à l’intérieur duquel le vieil édifice gît désormais comme un noyau au centre d’un fruit. Sur la route, non loin de Mantinée, je fis rénover la tombe où Épaminondas tué en pleine bataille, repose auprès d’un jeune compagnon frappé à ses côtés : une colonne, où un poème fut gravé, s’éleva pour commémorer ce souvenir d’un temps où tout, vu à distance, semble avoir été noble et simple, la tendresse, la gloire, la mort. En Achaïe, les Jeux Isthmiques furent célébrés avec une splendeur qu’on n’avait pas vue depuis les temps anciens ; j’espérais, en rétablissant ces grandes fêtes helléniques, refaire de la Grèce une unité vivante. Des chasses nous entraînèrent dans la vallée de l’Hélicon dorée par les dernières rousseurs de l’automne ; nous fîmes halte au bord de la source de Narcisse, près du sanctuaire de l’Amour : la dépouille d’une jeune ourse, trophée suspendu par des clous d’or à la paroi du temple, fut offerte à ce dieu, le plus sage de tous.

La barque que le marchand Érastos d’Éphèse me prêtait pour naviguer dans l’Archipel mouilla dans la baie de Phalère : je m’installai à Athènes comme un homme rentre au foyer. J’osai toucher à cette beauté, essayer de faire de cette ville admirable une ville parfaite. Athènes, pour la première fois, se repeuplait, se remettait à croître après une longue période de déclin : j’en doublai l’étendue ; je prévis, le long de l’Ilissus, une Athènes nouvelle, la ville d’Hadrien à côté de celle de Thésée. Tout était à régler, à construire. Six siècles plus tôt, le grand temple consacré au Zeus Olympien avait été abandonné aussitôt entrepris. Mes ouvriers se mirent à l’œuvre : Athènes connut de nouveau une activité joyeuse qu’elle n’avait pas goûtée depuis Périclès. J’achevais ce qu’un Séleucide avait vainement tenté de terminer ; je réparais sur place les rapines de notre Sylla. L’inspection des travaux nécessita des allées et venues quotidiennes dans un dédale de machines, de poulies savantes, de fûts à demi dressés, et de blocs blancs négligemment empilés sous un ciel bleu. J’y retrouvais quelque chose de l’excitation des chantiers de constructions navales : un bâtiment renfloué appareillait pour l’avenir. Le soir, l’architecture cédait la place à la musique, cette construction invisible. J’ai plus ou moins pratiqué tous les arts, mais celui des sons est le seul où je me suis constamment exercé, et où je me reconnais une certaine excellence. À Rome, je dissimulais ce goût : je pouvais avec discrétion m’y livrer à Athènes. Les musiciens se rassemblaient dans la cour plantée d’un cyprès, au pied d’une statue d’Hermès. Six ou sept seulement ; un orchestre de flûtes et de lyres, auquel s’adjoignait parfois un virtuose armé d’une cithare. Je tenais le plus souvent la grande flûte traversière. Nous jouions des airs anciens, presque oubliés, et aussi des mélodies nouvelles composées pour moi. J’aimais l’austérité virile des airs doriens, mais je ne détestais pas les mélodies voluptueuses ou passionnées, les brisures pathétiques ou savantes, que les gens graves, dont la vertu consiste à tout craindre, rejettent comme bouleversantes pour les sens ou le cœur. J’apercevais entre les cordes le profil de mon jeune compagnon, sagement occupé à tenir sa partie dans l’ensemble, et ses doigts bougeant avec soin le long des fils tendus.

Ce bel hiver fut riche en fréquentations amicales : l’opulent Atticus, dont la banque finançait mes travaux édilitaires, non sans d’ailleurs en tirer profit, m’invita dans ses jardins de Képhissia, où il vivait entouré d’une cour d’improvisateurs et d’écrivains en vogue ; son fils, le jeune Hérode, était un causeur à la fois entraînant et subtil ; il devint le commensal indispensable de mes soupers d’Athènes. Il avait fort perdu cette timidité qui l’avait fait rester court en ma présence, à l’époque où l’éphébie athénienne me l’avait envoyé sur les frontières sarmates pour me féliciter de mon avènement, mais sa vanité croissante me semblait tout au plus un doux ridicule. Le rhéteur Polémon, le grand homme de Laodicée, qui rivalisait avec Hérode d’éloquence, et surtout de richesses, m’enchanta par son style asiatique, ample et miroitant comme les flots d’un Pactole : cet habile assembleur de mots vivait comme il parlait, avec faste. Mais la rencontre la plus précieuse de toutes fut celle d’Arrien de Nicomédie, mon meilleur ami. Plus jeune que moi d’environ douze ans, il avait déjà commencé cette belle carrière politique et militaire dans laquelle il continue de s’honorer et de servir. Son expérience des grandes affaires, sa connaissance des chevaux, des chiens, de tous les exercices du corps, le mettaient infiniment au-dessus des simples faiseurs de phrases. Dans sa jeunesse, il avait été la proie d’une de ces étranges passions de l’esprit, sans lesquelles il n’est peut-être pas de vraie sagesse, ni de vraie grandeur : deux ans de sa vie s’étaient écoulés à Nicopolis en Épire, dans la petite chambre froide et nue où agonisait Épictète ; il s’était donné pour tâche de recueillir et de transcrire mot pour mot les derniers propos du vieux philosophe malade. Cette période d’enthousiasme l’avait marqué : il en gardait d’admirables disciplines morales, une espèce de candeur grave. Il pratiquait en secret des austérités dont ne se doutait personne. Mais le long apprentissage du devoir stoïque ne l’avait pas raidi dans une attitude de faux sage : il était trop fin pour ne pas s’être aperçu qu’il en est des extrémités de la vertu comme de celles de l’amour, que leur mérite tient précisément à leur rareté, à leur caractère de chef-d’œuvre unique, de bel excès. L’intelligence sereine, l’honnêteté parfaite de Xénophon lui servaient désormais de modèle. Il écrivait l’histoire de son pays, la Bithynie. J’avais placé cette province, longtemps fort mal administrée par des proconsuls, sous ma juridiction personnelle : il me conseilla dans mes plans de réforme. Ce lecteur assidu des dialogues socratiques n’ignorait rien des réserves d’héroïsme, de dévouement, et parfois de sagesse, dont la Grèce a su ennoblir la passion pour l’ami : il traitait mon jeune favori avec une déférence tendre. Les deux Bithyniens parlaient ce doux dialecte de l’Ionie, aux désinences presque homériques, que j’ai plus tard décidé Arrien à employer dans ses œuvres.

Athènes avait à cette époque son philosophe de la vie frugale : Démonax menait dans une cabane du village de Colone une existence exemplaire et gaie. Ce n’était pas Socrate ; il n’en avait ni la subtilité, ni l’ardeur, mais j’aimais sa bonhomie moqueuse. L’acteur comique Aristomène, qui interprétait avec verve la vieille comédie attique, fut un autre de ces amis au cœur simple. Je l’appelais ma perdrix grecque : court, gras, joyeux comme un enfant ou comme un oiseau, il était plus renseigné que personne sur les rites, la poésie, les recettes de cuisine d’autrefois. Il m’amusa et m’instruisit longtemps. Antinoüs s’attacha vers ce temps-là le philosophe Chabrias, platonicien frotté d’orphisme, le plus innocent des hommes, qui voua à l’enfant une fidélité de chien de garde, plus tard reportée sur moi. Onze ans de vie de cour ne l’ont pas changé : c’est toujours le même être candide, dévot, chastement occupé de songes, aveugle aux intrigues et sourd aux rumeurs. Il m’ennuie parfois, mais je ne m’en séparerai qu’à ma mort.

Mes rapports avec le philosophe stoïque Euphratès furent de durée plus brève. Il s’était retiré à Athènes après d’éclatants succès à Rome. Je le pris comme lecteur, mais les souffrances que lui causait de longue date un abcès au foie, et l’affaiblissement qui en résultait, le persuadèrent que sa vie ne lui offrait plus rien qui valût la peine de vivre. Il me demanda la permission de quitter mon service par le suicide. Je n’ai jamais été l’ennemi de la sortie volontaire ; j’y avais pensé comme à une fin possible au moment de la crise qui précéda la mort de Trajan. Ce problème du suicide, qui m’a obsédé depuis, me semblait alors de solution facile. Euphratès eut l’autorisation qu’il réclamait ; je la lui fis porter par mon jeune Bithynien, peut-être parce qu’il m’aurait plu à moi-même de recevoir des mains d’un tel messager cette réponse finale. Le philosophe se présenta au palais le soir même pour une causerie qui ne différait en rien des précédentes ; il se tua le lendemain. Nous reparlâmes plusieurs fois de cet incident : l’enfant en demeura assombri durant quelques jours. Ce bel être sensuel regardait la mort avec horreur ; je ne m’apercevais pas qu’il y pensait déjà beaucoup. Pour moi, je comprenais mal qu’on quittât volontairement un monde qui me paraissait beau, qu’on n’épuisât pas jusqu’au bout, en dépit de tous les maux, la dernière possibilité de pensée, de contact, et même de regard. J’ai bien changé depuis.

Les dates se mélangent : ma mémoire se compose une seule fresque où s’entassent les incidents et les voyages de plusieurs saisons. La barque luxueusement aménagée du marchand Érastos d’Éphèse tourna sa proue vers l’Orient, puis vers le sud, enfin vers cette Italie qui devenait pour moi l’Occident. Rhodes fut touchée deux fois ; Délos, aveuglante de blancheur, fut visitée d’abord par un matin d’avril et plus tard sous la pleine lune du solstice ; le mauvais temps sur la côte d’Épire me permit de prolonger une visite à Dodone. En Sicile, nous nous attardâmes quelques jours à Syracuse pour explorer le mystère des sources : Aréthuse, Cyané, belles nymphes bleues. Je donnai une pensée à Licinius Sura, qui avait jadis consacré ses loisirs d’homme d’État à étudier les merveilles des eaux. J’avais entendu parler des irisations surprenantes de l’aurore sur la mer d’Ionie contemplée du haut de l’Etna. Je décidai d’entreprendre l’ascension de la montagne ; nous passâmes de la région des vignes à celle de la lave, puis de la neige. L’enfant aux jambes dansantes courait sur ces pentes difficiles ; les savants qui m’accompagnaient montèrent à dos de mules. Un abri avait été construit au faîte pour nous permettre d’y attendre l’aube. Elle vint ; une immense écharpe d’Iris se déploya d’un horizon à l’autre ; d’étranges feux brillèrent sur les glaces du sommet ; l’espace terrestre et marin s’ouvrit au regard jusqu’à l’Afrique visible et la Grèce devinée. Ce fut l’une des cimes de ma vie. Rien n’y manqua, ni la frange dorée d’un nuage, ni les aigles, ni l’échanson d’immortalité.

Saisons alcyoniennes, solstice de mes jours… Loin de surfaire mon bonheur à distance, je dois lutter pour n’en pas affadir l’image ; son souvenir même est maintenant trop fort pour moi. Plus sincère que la plupart des hommes, j’avoue sans ambages les causes secrètes de cette félicité : ce calme si propice aux travaux et aux disciplines de l’esprit me semble l’un des plus beaux effets de l’amour. Et je m’étonne que ces joies si précaires, si rarement parfaites au cours d’une vie humaine, sous quelque aspect d’ailleurs que nous les ayons cherchées ou reçues, soient considérées avec tant de méfiance par de prétendus sages, qu’ils en redoutent l’accoutumance et l’excès au lieu d’en redouter le manque et la perte, qu’ils passent à tyranniser leurs sens un temps mieux employé à régler ou à embellir leur âme. À cette époque, je mettais à affermir mon bonheur, à le goûter, à le juger aussi, cette attention constante que j’avais toujours donnée aux moindres détails de mes actes ; et qu’est la volupté elle même, sinon un moment d’attention passionnée du corps ? Tout bonheur est un chef-d’œuvre : la moindre erreur le fausse, la moindre hésitation l’altère, la moindre lourdeur le dépare, la moindre sottise l’abêtit. Le mien n’est responsable en rien de celles de mes imprudences qui plus tard l’ont brisé : tant que j’ai agi dans son sens, j’ai été sage. Je crois encore qu’il eût été possible à un homme plus sage que moi d’être heureux jusqu’à sa mort.

C’est quelque temps plus tard, en Phrygie, sur les confins où la Grèce et l’Asie se mélangent, que j’eus de ce bonheur l’image la plus complète et la plus lucide. Nous campions dans un lieu désert et sauvage, sur l’emplacement de la tombe d’Alcibiade qui mourut là-bas victime des machinations des Satrapes. J’avais fait placer sur ce tombeau négligé depuis des siècles une statue en marbre de Paros, l’effigie de cet homme qui est l’un de ceux que la Grèce a le plus aimés. J’avais aussi donné l’ordre qu’on y célébrât chaque année certains rites commémoratifs ; les habitants du village voisin s’étaient joints aux gens de mon escorte pour la première de ces cérémonies ; un jeune taureau fut sacrifié ; une partie de la chair fut prélevée pour le festin du soir. Il y eut une course de chevaux improvisée dans la plaine, des danses auxquelles le Bithynien prit part avec une grâce fougueuse ; un peu plus tard, au bord du dernier feu, rejetant en arrière sa belle gorge robuste, il chanta. J’aime à m’étendre auprès des morts pour prendre ma mesure : ce soir-là, je comparai ma vie à celle du grand jouisseur vieillissant qui tomba percé de flèches à cette place, défendu par un jeune ami et pleuré par une courtisane d’Athènes. Ma jeunesse n’avait pas prétendu aux prestiges de celle d’Alcibiade : ma diversité égalait ou surpassait la sienne. J’avais joui tout autant, réfléchi davantage, travaillé beaucoup plus ; j’avais comme lui l’étrange bonheur d’être aimé. Alcibiade a tout séduit, même l’Histoire, et cependant, il laisse derrière lui les monceaux de morts athéniens abandonnés dans les carrières de Syracuse, une patrie chancelante, les dieux des carrefours sottement mutilés par ses mains. J’avais gouverné un monde infiniment plus vaste que celui où l’Athénien avait vécu ; j’y avais maintenu la paix ; je l’avais gréé comme un beau navire appareillé pour un voyage qui durera des siècles ; j’avais lutté de mon mieux pour favoriser le sens du divin dans l’homme, sans pourtant y sacrifier l’humain. Mon bonheur m’était un payement.



Chapitre 17


Il y avait Rome. Mais je n’étais plus forcé de ménager, de rassurer, de plaire. L’œuvre du principat s’imposait ; les portes du temple de Janus, qu’on ouvre en temps de guerre, restaient closes ; les intentions portaient leurs fruits ; la prospérité des provinces refluait sur la métropole. Je ne refusai plus le titre de Père de la Patrie, qu’on m’avait proposé à l’époque de mon avènement.

Plotine n’était plus. Durant un précédent séjour en ville, j’avais revu pour la dernière fois cette femme au sourire un peu las, que la nomenclature officielle me donnait pour mère, et qui était bien davantage : mon unique amie. Cette fois, je ne retrouvai d’elle qu’une petite urne déposée sous la Colonne Trajane. J’assistai moi-même aux cérémonies de l’apothéose ; contrairement à l’usage impérial, j’avais pris le deuil pour une période de neuf jours. Mais la mort changeait peu de chose à cette intimité qui depuis des années se passait de présence ; l’impératrice restait ce qu’elle avait toujours été pour moi : un esprit, une pensée à laquelle s’était mariée la mienne.

Certains des grands travaux de construction s’achevaient : le Colisée réparé, lavé des souvenirs de Néron qui hantaient encore ce site, était orné, à la place de l’image de cet empereur, d’une effigie colossale du Soleil, Hélios-Roi, par une allusion à mon nom gentilice d’Ælius. On mettait la dernière main au temple de Vénus et de Rome, construit lui aussi sur l’emplacement de la scandaleuse Maison d’Or, où Néron avait déployé sans goût un luxe mal acquis. Roma, Amor : la divinité de la Ville Éternelle s’identifiait pour la première fois avec la Mère de l’Amour, inspiratrice de toute joie. C’était une des idées de ma vie. La puissance romaine prenait ainsi ce caractère cosmique et sacré, cette forme pacifique et tutélaire que j’ambitionnais de lui donner. Il m’arrivait parfois d’assimiler l’impératrice morte à cette Vénus sage, conseillère divine.

De plus en plus, toutes les déités m’apparaissaient mystérieusement fondues en un Tout, émanations infiniment variées, manifestations égales d’une même force : leurs contradictions n’étaient qu’un mode de leur accord. La construction d’un temple à Tous les Dieux, d’un Panthéon, s’était imposée à moi. J’en avais choisi l’emplacement sur les débris d’anciens bains publics offerts au peuple romain par Agrippa, le gendre d’Auguste. Rien ne restait du vieil édifice qu’un portique et que la plaque de marbre d’une dédicace au peuple de Rome : celle-ci fut soigneusement replacée telle quelle au fronton du nouveau temple. Il m’importait peu que mon nom figurât sur ce monument, qui était ma pensée. Il me plaisait au contraire qu’une inscription vieille de plus d’un siècle l’associât au début de l’empire, au règne apaisé d’Auguste. Même là où j’innovais, j’aimais à me sentir avant tout un continuateur. Par-delà Trajan et Nerva, devenus officiellement mon père et mon aïeul, je me rattachais même à ces douze Césars si maltraités par Suétone : la lucidité de Tibère, moins sa dureté, l’érudition de Claude, moins sa faiblesse, le goût des arts de Néron, mais dépouillé de toute vanité sotte, la bonté de Titus, moins sa fadeur, l’économie de Vespasien sans sa lésinerie ridicule, formaient autant d’exemples que je me proposais à moi-même. Ces princes avaient joué leur rôle dans les affaires humaines ; c’était à moi qu’il incombait désormais de choisir entre leurs actes ceux qu’il importait de continuer, de consolider les meilleurs, de corriger les pires, jusqu’au jour où d’autres hommes, plus ou moins qualifiés, mais également responsables, se chargeraient d’en faire autant des miens.

La dédicace du temple de Vénus et de Rome fut une espèce de triomphe accompagné de courses de chars, de spectacles publics, de distributions d’épices et de parfums. Les vingt-quatre éléphants qui avaient amené à pied d’œuvre ces énormes blocs, diminuant d’autant le travail forcé des esclaves, prirent place dans le cortège, monolithes vivants. La date choisie pour cette fête était le jour anniversaire de la naissance de Rome, le huitième jour qui suit les ides d’avril de l’an huit cent quatre-vingt-deux après la fondation de la Ville. Le printemps romain n’avait jamais été plus doux, plus violent, ni plus bleu. Le même jour, avec une solennité plus grave et comme assourdie, une cérémonie dédicatoire eut lieu à l’intérieur du Panthéon. J’avais corrigé moi-même les plans trop timides de l’architecte Apollodore. Utilisant les arts de la Grèce comme une simple ornementation, un luxe ajouté, j’étais remonté pour la structure même de l’édifice aux temps primitifs et fabuleux de Rome, aux temples ronds de l’Étrurie antique. J’avais voulu que ce sanctuaire de Tous les Dieux reproduisît la forme du globe terrestre et de la sphère stellaire, du globe où se renferment les semences du feu éternel, de la sphère creuse qui contient tout. C’était aussi la forme de ces huttes ancestrales où la fumée des plus anciens foyers humains s’échappait par un orifice situé au faîte. La coupole, construite d’une lave dure et légère qui semblait participer encore au mouvement ascendant des flammes, communiquait avec le ciel par un grand trou alternativement noir et bleu. Ce temple ouvert et secret était conçu comme un cadran solaire. Les heures tourneraient en rond sur ces caissons soigneusement polis par des artisans grecs ; le disque du jour y resterait suspendu comme un bouclier d’or ; la pluie formerait sur le pavement une flaque pure ; la prière s’échapperait comme une fumée vers ce vide où nous mettons les dieux. Cette fête fut pour moi une de ces heures où tout converge. Debout au fond de ce puits de jour, j’avais à mes côtés le personnel de mon principat, les matériaux dont se composait mon destin déjà plus qu’à demi édifié d’homme mûr. Je reconnaissais l’austère énergie de Marcius Turbo, serviteur fidèle ; la dignité grondeuse de Servianus, dont les critiques, chuchotées à voix de plus en plus basse, ne m’atteignaient plus ; l’élégance royale de Lucius Céonius ; et, un peu à l’écart, dans cette claire pénombre qui sied aux apparitions divines, le visage rêveur du jeune Grec en qui j’avais incarné ma Fortune. Ma femme, présente elle aussi, venait de recevoir le titre d’impératrice.

Depuis longtemps déjà, je préférais les fables concernant les amours et les querelles des dieux aux commentaires maladroits des philosophes sur la nature divine ; j’acceptais d’être l’image terrestre de ce Jupiter d’autant plus dieu qu’il est homme, soutien du monde, justice incarnée, ordre des choses, amant des Ganymèdes et des Europes, époux négligent d’une Junon amère. Mon esprit, disposé à tout mettre ce jour-là dans une lumière sans ombre, comparait l’impératrice à cette déesse en l’honneur de qui, durant une récente visite à Argos, j’avais consacré un paon d’or orné de pierres précieuses. J’aurais pu me débarrasser par le divorce de cette femme point aimée ; homme privé, je n’eusse pas hésité à le faire. Mais elle me gênait fort peu, et rien dans sa conduite ne justifiait une insulte si publique. Jeune épouse, elle s’était offusquée de mes écarts, mais à peu près comme son oncle s’irritait de mes dettes. Elle assistait aujourd’hui sans paraître s’en apercevoir aux manifestations d’une passion qui s’annonçait longue. Comme beaucoup de femmes peu sensibles à l’amour, elle en comprenait mal le pouvoir ; cette ignorance excluait à la fois l’indulgence et la jalousie. Elle ne s’inquiétait que si ses titres ou sa sécurité se trouvaient menacés, ce qui n’était pas le cas. Il ne lui restait rien de cette grâce d’adolescente qui m’avait brièvement intéressé autrefois : cette Espagnole prématurément vieillie était grave et dure. Je savais gré à sa froideur de n’avoir pas pris d’amant ; il me plaisait qu’elle sût porter avec dignité ses voiles de matrone qui étaient presque des voiles de veuve. J’aimais assez qu’un profil d’impératrice figurât sur les monnaies romaines, avec, au revers, une inscription, tantôt à la Pudeur, tantôt à la Tranquillité. Il m’arrivait de penser à ce mariage fictif qui, le soir des fêtes d’Éleusis, a lieu entre la grande prêtresse et l’Hiérophante, mariage qui n’est pas une union, ni même un contact, mais qui est un rite, et sacré comme tel.

La nuit qui suivit ces célébrations, du haut d’une terrasse, je regardai brûler Rome. Ces feux de joie valaient bien les incendies allumés par Néron : ils étaient presque aussi terribles. Rome : le creuset, mais aussi la fournaise, et le métal qui bout, le marteau, mais aussi l’enclume, la preuve visible des changements et des recommencements de l’histoire, l’un des lieux au monde où l’homme aura le plus tumultueusement vécu. La conflagration de Troie, d’où un fugitif s’était échappé, emportant avec lui son vieux père, son jeune fils, et ses Lares, aboutissait ce soir-là à ces grandes flammes de fête. Je songeais aussi, avec une sorte de terreur sacrée, aux embrasements de l’avenir. Ces millions de vies passées, présentes et futures, ces édifices récents nés d’édifices anciens et suivis eux-mêmes d’édifices à naître, me semblaient se succéder dans le temps comme des vagues ; par hasard, c’était à mes pieds cette nuit-là que ces grandes houles venaient se briser. Je passe sur ces moments de délire où la pourpre impériale, l’étoffe sainte, et que si rarement j’acceptais de porter, fut jetée sur les épaules de la créature qui devenait pour moi mon Génie : il me convenait, certes, d’opposer ce rouge profond à l’or pâle d’une nuque, mais surtout d’obliger mon Bonheur, ma Fortune, ces entités incertaines et vagues, à s’incarner dans cette forme si terrestre, à acquérir la chaleur et le poids rassurant de la chair. Les murs solides de ce Palatin, que j’habitais si peu, mais que je venais de reconstruire, oscillaient comme les flancs d’une barque ; les tentures écartées pour laisser entrer la nuit romaine étaient celles d’un pavillon de poupe ; les cris de la foule étaient le bruit du vent dans les cordages. L’énorme écueil aperçu au loin dans l’ombre, les assises gigantesques de mon tombeau qu’on commençait à ce moment d’élever sur les bords du Tibre, ne m’inspiraient ni terreur, ni regret, ni vaine méditation sur la brièveté de la vie.



Chapitre 18


Peu à peu, la lumière changea. Depuis deux ans et plus, le passage du temps se marquait aux progrès d’une jeunesse qui se forme, se dore, monte à son zénith : la voix grave s’habituant à crier des ordres aux pilotes et aux maîtres des chasses ; la foulée plus longue du coureur ; les jambes du cavalier maîtrisant plus expertement sa monture ; l’écolier qui avait appris par cœur à Claudiopolis de longs fragments d’Homère se passionnait de poésie voluptueuse et savante, s’engouait de certains passages de Platon. Mon jeune berger devenait un jeune prince. Ce n’était plus l’enfant zélé qui se jetait de cheval, aux haltes, pour m’offrir l’eau des sources puisée dans ses paumes : le donateur savait maintenant l’immense valeur de ses dons. Durant les chasses organisées dans les domaines de Lucius, en Toscane, j’avais pris plaisir à mêler ce visage parfait aux figures lourdes et soucieuses des grands dignitaires, aux profils aigus des Orientaux, aux mufles épais des veneurs barbares, à obliger le bienaimé au rôle difficile de l’ami. À Rome, des intrigues s’étaient nouées autour de cette jeune tête, de bas efforts s’étaient exercés pour capter cette influence, ou pour lui en substituer quelque autre. L’absorption dans une pensée unique douait ce jeune homme de dix-huit ans d’un pouvoir d’indifférence qui manque aux plus sages : il avait su dédaigner, ou ignorer tout cela. Mais la belle bouche avait pris un pli amer dont s’apercevaient les sculpteurs.

J’offre ici aux moralistes une occasion facile de triompher de moi. Mes censeurs s’apprêtent à montrer dans mon malheur les suites d’un égarement, le résultat d’un excès : il m’est d’autant plus difficile de les contredire que je vois mal en quoi consiste l’égarement, et où se situe l’excès. Je m’efforce de ramener mon crime, si c’en est un, à des proportions justes : je me dis que le suicide n’est pas rare, et qu’il est commun de mourir à vingt ans. La mort d’Antinoüs n’est un problème et une catastrophe que pour moi seul. Il se peut que ce désastre ait été inséparable d’un trop-plein de joie, d’un surcroît d’expérience, dont je n’aurais pas consenti à me priver moi-même ni à priver mon compagnon de danger. Mes remords même sont devenus peu à peu une forme amère de possession, une manière de m’assurer que j’ai été jusqu’au bout le triste maître de son destin. Mais je n’ignore pas qu’il faut compter avec les décisions de ce bel étranger que reste malgré tout chaque être qu’on aime. En prenant sur moi toute la faute, je réduis cette jeune figure aux proportions d’une statuette de cire que j’aurais pétrie, puis écrasée entre mes mains. Je n’ai pas le droit de déprécier le singulier chef-d’œuvre que fut son départ ; je dois laisser à cet enfant le mérite de sa propre mort.

Il va sans dire que je n’incrimine pas la préférence sensuelle, fort banale, qui en amour déterminait mon choix. Des passions semblables avaient souvent traversé ma vie ; ces fréquentes amours n’avaient coûté jusqu’ici qu’un minimum de serments, de mensonges, et de maux. Mon bref engouement pour Lucius ne m’avait entraîné qu’à quelques folies réparables. Rien n’empêchait qu’il n’en allât de même pour cette suprême tendresse ; rien, sinon précisément la qualité unique par où elle se distinguait des autres. L’accoutumance nous aurait conduits à cette fin sans gloire, mais aussi sans désastre, que la vie procure à tous ceux qui ne refusent pas son doux émoussement par l’usure. J’aurais vu la passion se changer en amitié, comme le veulent les moralistes, ou en indifférence, ce qui est plus fréquent. Un être jeune se fût détaché de moi au moment où nos liens auraient commencé à me peser ; d’autres routines sensuelles, ou les mêmes sous d’autres formes, se fussent établies dans sa vie ; l’avenir eût contenu un mariage ni pire ni meilleur que tant d’autres, un poste dans l’administration provinciale, la gestion d’un domaine rural en Bithynie ; dans d’autres cas, l’inertie, la vie de cour continuée dans quelque position subalterne ; à tout mettre au pis, une de ces carrières de favoris déchus qui tournent au confident ou à l’entremetteur. La sagesse, si j’y comprends quelque chose, consiste à ne rien ignorer de ces hasards, qui sont la vie même, quitte à s’efforcer d’écarter les pires. Mais ni cet enfant ni moi nous n’étions sages.

Je n’avais pas attendu la présence d’Antinoüs pour me sentir dieu. Mais le succès multipliait autour de moi les chances de vertige ; les saisons semblaient collaborer avec les poètes et les musiciens de mon escorte pour faire de notre existence une fête olympienne. Le jour de mon arrivée à Carthage, une sécheresse de cinq ans prit fin ; la foule délirant sous l’averse acclama en moi le dispensateur des bienfaits d’en haut ; les grands travaux d’Afrique ne furent ensuite qu’une manière de canaliser cette prodigalité céleste. Quelque temps plus tôt, au cours d’une escale en Sardaigne, un orage nous fit chercher refuge dans une cabane de paysans ; Antinoüs aida notre hôte à retourner une couple de tranches de thon sur la braise ; je me crus Zeus visitant Philémon en compagnie d’Hermès. Ce jeune homme aux jambes repliées sur un lit était ce même Hermès dénouant ses sandales ; Bacchus cueillait cette grappe, ou goûtait pour moi cette coupe de vin rose ; ces doigts durcis par la corde de l’arc étaient ceux d’Éros. Parmi tant de travestis, au sein de tant de prestiges, il m’arriva d’oublier la personne humaine, l’enfant qui s’efforçait vainement d’apprendre le latin, priait l’ingénieur Décrianus de lui donner des leçons de mathématiques, puis y renonçait, et qui, au moindre reproche, s’en allait bouder à l’avant du navire en regardant la mer.

Le voyage d’Afrique s’acheva en plein soleil de juillet dans les quartiers tout neufs de Lambèse ; mon compagnon endossa avec une joie puérile la cuirasse et la tunique militaire ; je fus pour quelques jours le Mars nu et casqué participant aux exercices du camp, l’Hercule athlétique grisé du sentiment de sa vigueur encore jeune. En dépit de la chaleur et des longs travaux de terrassement effectués avant mon arrivée, l’armée fonctionna comme tout le reste avec une facilité divine : il eût été impossible d’obliger ce coureur à un saut d’obstacle de plus, d’imposer à ce cavalier une voltige nouvelle, sans nuire à l’efficacité de ces manœuvres elles-mêmes, sans rompre quelque part ce juste équilibre de forces qui en constitue la beauté. Je n’eus à faire remarquer aux officiers qu’une seule erreur imperceptible, un groupe de chevaux laissé à découvert durant le simulacre d’attaque en rase campagne ; mon préfet Cornélianus me satisfit en tout. Un ordre intelligent régissait ces masses d’hommes, de bêtes de trait, de femmes barbares accompagnées d’enfants robustes se pressant aux bords du prétoire pour me baiser les mains. Cette obéissance n’était pas servile ; cette fougue sauvage s’employait à soutenir mon programme de sécurité ; rien n’avait coûté trop cher ; rien n’avait été négligé. Je songeai à faire écrire par Arrien un traité de tactique exact comme un corps bien fait.

A Athènes, la dédicace de l’Olympéion donna lieu trois mois plus tard à des fêtes qui rappelaient les solennités romaines, mais ce qui à Rome s’était passé sur terre se situa là-bas en plein ciel. Par une blonde après-midi d’automne, je pris place sous ce portique conçu à l’échelle surhumaine de Zeus ; ce temple de marbre, élevé sur le lieu où Deucalion vit cesser le Déluge, semblait perdre son poids, flotter comme un lourd nuage blanc ; mon vêtement rituel s’accordait aux tons du soir sur l’Hymette tout proche. J’avais chargé Polémon du discours inauguratoire. Ce fut là que la Grèce me décerna ces appellations divines où je voyais à la fois une source de prestige et le but le plus secret des travaux de ma vie : Évergète, Olympien, Épiphane, Maître de Tout. Et le plus beau, le plus difficile à mériter de tous ces titres : Ionien, Philhellène. Il y avait de l’acteur en Polémon, mais les jeux de physionomie d’un grand comédien traduisent parfois une émotion à laquelle participent toute une foule, tout un siècle. Il leva les yeux, se recueillit avant son exorde, parut rassembler en lui tous les dons contenus dans ce moment du temps. J’avais collaboré avec les âges, avec la vie grecque elle-même ; l’autorité que j’exerçais était moins un pouvoir qu’une mystérieuse puissance, supérieure à l’homme, mais qui n’agit efficacement qu’à travers l’intermédiaire d’une personne humaine ; le mariage de Rome et d’Athènes s’était accompli ; le passé retrouvait un visage d’avenir ; la Grèce repartait comme un navire longtemps immobilisé par un calme, qui sent de nouveau dans ses voiles la poussée du vent. Ce fut alors qu’une mélancolie d’un instant me serra le cœur : je songeai que les mots d’achèvement, de perfection, contiennent en eux le mot de fin : peut-être n’avais-je fait qu’offrir une proie de plus au Temps dévorateur.

Nous pénétrâmes ensuite dans l’intérieur du temple où les sculpteurs s’affairaient encore : l’immense ébauche du Zeus d’or et d’ivoire éclairait vaguement la pénombre ; au pied de l’échafaudage, le grand python que j’avais fait chercher aux Indes pour le consacrer dans ce sanctuaire grec reposait déjà dans sa corbeille de filigrane, bête divine, emblème rampant de l’esprit de la Terre, associé de tout temps au jeune homme nu qui symbolise le Génie de l’empereur. Antinoüs, entrant de plus en plus dans ce rôle, servit lui-même au monstre sa ration de mésanges aux ailes rognées. Puis, levant les bras, il pria. Je savais que cette prière, faite pour moi, ne s’adressait qu’à moi seul, mais je n’étais pas assez dieu pour en deviner le sens, ni pour savoir si elle serait un jour ou l’autre exaucée. Ce fut un soulagement de sortir de ce silence, de cette pâleur bleue, de retrouver les rues d’Athènes où s’allumaient les lampes, la familiarité du petit peuple, les cris dans l’air poussiéreux du soir. La jeune figure qui allait bientôt embellir tant de monnaies du monde grec devenait pour la foule une présence amicale, un signe.

Je n’aimais pas moins ; j’aimais plus. Mais le poids de l’amour, comme celui d’un bras tendrement posé au travers d’une poitrine, devenait peu à peu lourd à porter. Les comparses reparurent : je me rappelle ce jeune homme dur et fin qui m’accompagna durant un séjour à Milet, mais auquel je renonçai. Je revois cette soirée de Sardes où le poète Straton nous promena de mauvais lieu en mauvais lieu, entourés de douteuses conquêtes. Ce Straton, qui avait préféré à ma cour l’obscure liberté des tavernes de l’Asie, était un homme exquis et moqueur, avide de prouver l’inanité de tout ce qui n’est pas le plaisir lui-même, peut-être pour s’excuser d’y avoir sacrifié tout le reste. Et il y eut cette nuit de Smyrne où j’obligeai l’objet aimé à subir la présence d’une courtisane. L’enfant se faisait de l’amour une idée qui demeurait austère, parce qu’elle était exclusive ; son dégoût alla jusqu’aux nausées. Puis, il s’habitua. Ces vaines tentatives s’expliquent assez par le goût de la débauche ; il s’y mêlait l’espoir d’inventer une intimité nouvelle où le compagnon de plaisir ne cesserait pas d’être le bien-aimé et l’ami ; l’envie d’instruire l’autre, de faire passer sa jeunesse par des expériences qui avaient été celles de la mienne ; et peut-être, plus inavouée, l’intention de le ravaler peu à peu au rang des délices banales qui n’engagent à rien.

Il entrait de l’angoisse dans mon besoin de rabrouer cette tendresse ombrageuse qui risquait d’encombrer ma vie. Au cours d’un voyage en Troade, nous visitâmes la plaine du Scamandre sous un ciel vert de catastrophe : l’inondation, dont j’étais venu sur place constater les ravages, changeait en îlots les tumulus des tombeaux antiques. Je trouvai quelques moments pour me recueillir sur la tombe d’Hector ; Antinoüs alla rêver sur celle de Patrocle. Je ne sus pas reconnaître dans le jeune faon qui m’accompagnait l’émule du camarade d’Achille : je tournai en dérision ces fidélités passionnées qui fleurissent surtout dans les livres ; le bel être insulté rougit jusqu’au sang. La franchise était de plus en plus la seule vertu à laquelle je m’astreignais : je m’apercevais que les disciplines héroïques dont la Grèce a entouré l’attachement d’un homme mûr pour un compagnon plus jeune ne sont souvent pour nous que simagrées hypocrites. Plus sensible que je ne croyais l’être aux préjugés de Rome, je me rappelais que ceux-ci font sa part au plaisir mais voient dans l’amour une manie honteuse ; j’étais repris par ma rage de ne dépendre exclusivement d’aucun être. Je m’exaspérais de travers qui étaient ceux de la jeunesse, et comme tels inséparables de mon choix ; je finissais par retrouver dans cette passion différente tout ce qui m’avait irrité chez les maîtresses romaines : les parfums, les apprêts, le luxe froid des parures reprirent leur place dans ma vie. Des craintes presque injustifiées s’étaient introduites dans ce cœur sombre ; je l’ai vu s’inquiéter d’avoir bientôt dix-neuf ans. Des caprices dangereux, des colères agitant sur ce front têtu les anneaux de Méduse, alternaient avec une mélancolie qui ressemblait à de la stupeur, avec une douceur de plus en plus brisée. Il m’est arrivé de le frapper : je me souviendrai toujours de ces yeux épouvantés. Mais l’idole souffletée restait l’idole, et les sacrifices expiatoires commençaient.

Tous les Mystères de l’Asie venaient renforcer ce voluptueux désordre de leurs musiques stridentes. Le temps d’Éleusis était bien passé. Les initiations aux cultes secrets ou bizarres, pratiques plus tolérées que permises, que le législateur en moi regardait avec méfiance, convenaient à ce moment de la vie où la danse devient vertige, où le chant s’achève en cri. Dans l’île de Samothrace, j’avais été initié aux Mystères des Cabires, antiques et obscènes, sacrés comme la chair et le sang ; les serpents gorgés de lait de l’antre de Trophonios se frottèrent à mes chevilles ; les fêtes thraces d’Orphée donnèrent lieu à de sauvages rites de fraternité. L’homme d’État qui avait interdit sous les peines les plus sévères toutes les formes de mutilation consentit à assister aux orgies de la Déesse Syrienne : j’ai vu l’affreux tourbillonnement des danses ensanglantées ; fasciné comme un chevreau mis en présence d’un reptile, mon jeune compagnon contemplait avec terreur ces hommes qui choisissaient de faire aux exigences de l’âge et du sexe une réponse aussi définitive que celle de la mort, et peut-être plus atroce. Mais le comble de l’horreur fut atteint durant un séjour à Palmyre, où le marchand arabe Mélès Agrippa nous hébergea pendant trois semaines au sein d’un luxe splendide et barbare. Un jour, après boire, ce Mélès, grand dignitaire du culte mithriaque, qui prenait assez peu au sérieux ses devoirs de pastophore, proposa à Antinoüs de participer au taurobole. Le jeune homme savait que je m’étais soumis autrefois à une cérémonie du même genre ; il s’offrit avec ardeur. Je ne crus pas devoir m’opposer à cette fantaisie, pour l’accomplissement de laquelle on n’exigea qu’un minimum de purifications et d’abstinences. J’acceptai de servir moi même de répondant, avec Marcus Ulpius Castoras, mon secrétaire pour la langue arabe. Nous descendîmes à l’heure dite dans la cave sacrée ; le Bithynien se coucha pour recevoir l’aspersion sanglante. Mais quand je vis émerger de la fosse ce corps strié de rouge, cette chevelure feutrée par une boue gluante, ce visage éclaboussé de taches qu’on ne pouvait laver, et qu’il fallait laisser s’effacer d’elles-mêmes, le dégoût me prit à la gorge, et l’horreur de ces cultes souterrains et louches. Quelques jours plus tard, je fis interdire aux troupes, cantonnées à Émèse, l’accès du noir Mithraeum.

J’ai eu mes présages : comme Marc-Antoine avant sa dernière bataille, j’ai entendu s’éloigner dans la nuit la musique de la relève des dieux protecteurs qui s’en vont… Je l’entendais sans y prendre garde. Ma sécurité était devenue celle du cavalier qu’un talisman protège de toute chute. À Samosate, un congrès de petits rois d’Orient eut lieu sous mes auspices ; au cours de chasses en montagne, Abgar, roi d’Osroène, m’enseigna lui-même l’art du fauconnier ; des battues machinées comme des scènes de théâtre précipitèrent dans des filets de pourpre des hardes entières d’antilopes ; Antinoüs s’arc-boutait de toutes ses forces pour retenir l’élan d’une couple de panthères tirant sur leur lourd collier d’or. Des arrangements se conclurent sous le couvert de toutes ces splendeurs ; les marchandages me furent invariablement favorables ; je restais le joueur qui gagne à tout coup. L’hiver se passa dans ce palais d’Antioche où j’avais jadis demandé aux sorciers de m’éclairer sur l’avenir. Mais l’avenir ne pouvait désormais rien m’apporter, rien du moins qui pût passer pour un don. Mes vendanges étaient faites ; le moût de la vie emplissait la cuve. J’avais cessé, il est vrai, d’ordonner mon propre destin, mais les disciplines soigneusement élaborées d’autrefois ne réapparaissaient plus que comme le premier stage d’une vocation d’homme ; il en était d’elles comme de ces chaînes qu’un danseur s’oblige à porter pour mieux bondir quand il s’en sépare. Sur certains points, l’austérité persistait : je continuais à interdire qu’on servît du vin avant la seconde veille nocturne : je me souvenais d’avoir vu, sur ces mêmes tables de bois poli, la main tremblante de Trajan. Mais il est d’autres ivresses. Aucune ombre ne se profilait sur mes jours, ni la mort, ni la défaite, ni cette déroute plus subtile qu’on s’inflige à soi-même, ni l’âge qui pourtant finirait par venir. Et cependant, je me hâtais, comme si chacune de ces heures était à la fois la plus belle et la dernière.

Mes fréquents séjours en Asie Mineure m’avaient mis en contact avec un petit groupe de savants sérieusement adonnés à la poursuite des arts magiques. Chaque siècle a ses audaces : les meilleurs esprits du nôtre, las d’une philosophie qui tourne de plus en plus aux déclamations d’école, se plaisent à rôder sur ces frontières interdites à l’homme. À Tyr, Philon de Byblos m’avait révélé certains secrets de la vieille magie phénicienne ; il me suivit à Antioche. Nouménios y donnait des mythes de Platon sur la nature de l’âme une interprétation qui restait timide, mais qui eût mené loin un esprit plus hardi que le sien. Ses disciples évoquaient les démons : ce fut un jeu comme un autre. D’étranges figures qui semblaient faites de la moelle même de mes songes m’apparurent dans la fumée du styrax, oscillèrent, se fondirent, ne me laissant que le sentiment d’une ressemblance avec un visage connu et vivant. Tout cela n’était peut-être qu’un simple tour de bateleur : en ce cas, le bateleur savait son métier. Je me remis à l’étude de l’anatomie, effleurée dans ma jeunesse, mais ce n’était plus pour considérer sagement la structure du corps. La curiosité m’avait pris de ces régions intermédiaires où l’âme et la chair se mélangent, où le rêve répond à la réalité, et parfois la devance, où la vie et la mort échangent leurs attributs et leurs masques. Mon médecin Hermogène désapprouvait ces expériences ; il me fit néanmoins connaître un petit nombre de praticiens qui travaillaient sur ces données. J’essayai avec eux de localiser le siège de l’âme, de trouver les liens qui la rattachent au corps, et de mesurer le temps qu’elle met à s’en détacher. Quelques animaux furent sacrifiés à ces recherches. Le chirurgien Satyrus m’emmena dans sa clinique assister à des agonies. Nous rêvions tout haut : l’âme n’est-elle que le suprême aboutissement du corps, manifestation fragile de la peine et du plaisir d’exister ? Est-elle au contraire plus antique que ce corps modelé à son image, et qui, tant bien que mal, lui sert momentanément d’instrument ? Peut-on la rappeler à l’intérieur de la chair, rétablir entre elles cette union étroite, cette combustion que nous appelons la vie ? Si les âmes possèdent leur identité propre, peuvent-elles s’échanger, aller d’un être à l’autre comme le quartier de fruit, la gorgée de vin que deux amants se passent dans un baiser ? Tout sage change vingt fois par an d’avis sur ces choses ; le scepticisme le disputait en moi à l’envie de savoir et l’enthousiasme à l’ironie. Mais je m’étais convaincu que notre intelligence ne laisse filtrer jusqu’à nous qu’un maigre résidu des faits : je m’intéressais de plus en plus au monde obscur de la sensation, nuit noire où fulgurent et tournoient d’aveuglants soleils. Vers la même époque, Phlégon, qui collectionnait les histoires de revenants, nous raconta un soir celle de La Fiancée de Corinthe dont il se porta garant. Cette aventure où l’amour ramenait une âme sur la terre, et lui rendait temporairement un corps, émut chacun de nous, mais à des profondeurs différentes. Plusieurs tentèrent d’amorcer une expérience analogue : Satyrus s’efforça d’évoquer son maître Aspasius, qui avait fait avec lui un de ces pactes, jamais tenus, aux termes desquels ceux qui meurent promettent de renseigner les vivants. Antinoüs me fit une promesse du même genre, que je pris légèrement, n’ayant aucune raison de croire que cet enfant ne me survivrait pas. Philon chercha à faire apparaître sa femme morte. Je permis que le nom de mon père et de ma mère fussent prononcés, mais une sorte de pudeur m’empêcha d’évoquer Plotine. Aucune de ces tentatives ne réussit. Mais d’étranges portes s’étaient ouvertes.

Peu de jours avant le départ d’Antioche, j’allai sacrifier comme autrefois sur le sommet du mont Cassius. L’ascension fut faite de nuit : comme pour l’Etna, je n’emmenai avec moi qu’un petit nombre d’amis au pied sûr. Mon but n’était pas seulement d’accomplir un rite propitiatoire dans ce sanctuaire plus sacré qu’un autre : je voulais revoir de là-haut ce phénomène de l’aurore, prodige journalier que je n’ai jamais contemplé sans un secret cri de joie. À la hauteur du sommet, le soleil fait reluire les ornements de cuivre du temple, les visages éclairés sourient en pleine lumière, quand les plaines de l’Asie et de la mer sont encore plongées dans l’ombre ; pour quelques instants, l’homme qui prie au faîte est le seul bénéficiaire du matin. On prépara tout pour un sacrifice ; nous montâmes à cheval d’abord, puis à pied, le long de sentes périlleuses bordées de genêts et de lentisques qu’on reconnaissait de nuit à leurs parfums. L’air était lourd ; ce printemps brûlait comme ailleurs l’été. Pour la première fois au cours d’une ascension en montagne, le souffle me manqua : je dus m’appuyer un moment sur l’épaule du préféré. Un orage, prévu depuis quelque temps par Hermogène, qui se connaît en météorologie, éclata à une centaine de pas du sommet. Les prêtres sortirent pour nous recevoir à la lueur des éclairs ; la petite troupe trempée jusqu’aux os se pressa autour de l’autel disposé pour le sacrifice. Il allait s’accomplir, quand la foudre éclatant sur nous tua d’un seul coup le victimaire et la victime. Le premier instant d’horreur passé, Hermogène se pencha avec une curiosité de médecin sur le groupe foudroyé ; Chabrias et le grand prêtre se récriaient d’admiration : l’homme et le faon sacrifiés par cette épée divine s’unissaient à l’éternité de mon Génie : ces vies substituées prolongeaient la mienne. Antinoüs agrippé à mon bras tremblait, non de terreur, comme je le crus alors, mais sous le coup d’une pensée que je compris plus tard. Un être épouvanté de déchoir, c’est-à-dire de vieillir, avait dû se promettre depuis longtemps de mourir au premier signe de déclin, ou même bien avant. J’en arrive aujourd’hui à croire que cette promesse, que tant de nous se sont faite, mais sans la tenir, remontait chez lui très loin, à l’époque de Nicomédie et de la rencontre au bord de la source. Elle expliquait son indolence, son ardeur au plaisir, sa tristesse, son indifférence totale à tout avenir. Mais il fallait encore que ce départ n’eût pas l’air d’une révolte, et ne contînt nulle plainte. L’éclair du mont Cassius lui montrait une issue : la mort pouvait devenir une dernière forme de service, un dernier don, et le seul qui restât. L’illumination de l’aurore fut peu de chose à côté du sourire qui se leva sur ce visage bouleversé. Quelques jours plus tard, je revis ce même sourire, mais plus caché, voilé d’ambiguïté : à souper, Polémon, qui se mêlait de chiromancie, voulut examiner la main du jeune homme, cette paume où m’effrayait moi-même une étonnante chute d’étoiles. L’enfant la retira, la referma, d’un geste doux, et presque pudique. Il tenait à garder le secret de son jeu, et celui de sa fin.



Chapitre 19


Nous fîmes halte à Jérusalem. J’y étudiai sur place le plan d’une ville nouvelle, que je me proposai de construire sur l’emplacement de la cité juive ruinée par Titus. La bonne administration de la Judée, les progrès du commerce de l’Orient, nécessitaient à ce carrefour de routes le développement d’une grande métropole. Je prévis la capitale romaine habituelle : Ælia Capitolina aurait ses temples, ses marchés, ses bains publics, son sanctuaire de la Vénus romaine. Mon goût récent pour les cultes passionnés et tendres me fit choisir sur le mont Moriah la grotte la plus propice à la célébration des Adonies. Ces projets indignèrent la populace juive : ces déshérités préféraient leurs ruines à une grande ville où s’offriraient toutes les aubaines du gain, du savoir et du plaisir. Les ouvriers qui donnaient le premier coup de pioche dans ces murs croulants furent molestés par la foule. Je passai outre : Fidus Aquila, qui devait sous peu employer son génie d’organisateur à la construction d’Antinoé, se mit à l’œuvre à Jérusalem. Je refusai de voir, sur ces tas de débris, la croissance rapide de la haine. Un mois plus tard, nous arrivâmes à Péluse. Je pris soin d’y relever la tombe de Pompée. Plus je m’enfonçais dans ces affaires d’Orient, plus j’admirais le génie politique de cet éternel vaincu du grand Jules. Pompée, qui s’efforça de mettre de l’ordre dans ce monde incertain de l’Asie, me semblait parfois avoir œuvré plus effectivement pour Rome que César lui-même. Ces travaux de réfection furent l’une de mes dernières offrandes aux morts de l’Histoire : j’allais bientôt avoir à m’occuper d’autres tombeaux.

L’arrivée à Alexandrie fut discrète. L’entrée triomphale était remise à la venue de l’impératrice. On avait persuadé ma femme, qui voyageait peu, de passer l’hiver dans le climat plus doux de l’Égypte ; Lucius, mal remis d’une toux opiniâtre, devait essayer du même remède. Une flottille de barques s’assemblait pour un voyage sur le Nil dont le programme comportait une suite d’inspections officielles, de fêtes, de banquets, qui promettaient d’être aussi fatigants que ceux d’une saison au Palatin. J’avais moi-même organisé tout cela : le luxe, les prestiges d’une cour n’étaient pas sans valeur politique dans ce vieux pays habitué aux fastes royaux.

Mais j’avais d’autant plus à cœur de consacrer à la chasse les quelques jours qui précéderaient l’arrivée de mes hôtes. À Palmyre, Mélès Agrippa avait donné pour nous des parties dans le désert ; nous n’avions pas poussé assez loin pour rencontrer des lions. Deux ans plus tôt, l’Afrique m’avait offert quelques belles chasses au grand fauve ; Antinoüs, trop jeune et trop inexpérimenté, n’avait pas reçu la permission d’y figurer en première place. J’avais ainsi, pour lui, des lâchetés auxquelles je n’aurais pas songé pour moi même. Cédant comme toujours, je lui promis le rôle principal dans cette chasse au lion. Il n’était plus temps de le traiter en enfant, et j’étais fier de cette jeune force.

Nous partîmes pour l’oasis d’Ammon, à quelques jours de marche d’Alexandrie, celle même où Alexandre apprit jadis de la bouche des prêtres le secret de sa naissance divine. Les indigènes avaient signalé dans ces parages la présence d’un fauve particulièrement dangereux, qui s’était souvent attaqué à l’homme. Le soir, au bord du feu de camp, nous comparions gaiement nos futurs exploits à ceux d’Hercule. Mais les premiers jours ne nous rapportèrent que quelques gazelles. Cette fois-là, nous décidâmes d’aller nous poster tous deux près d’une mare sablonneuse tout envahie de roseaux. Le lion passait pour venir y boire au crépuscule. Les nègres étaient chargés de le rabattre vers nous à grand bruit de conques, de cymbales et de cris ; le reste de notre escorte fut laissé à quelque distance. L’air était lourd et calme ; il n’était même pas nécessaire de se préoccuper de la direction du vent. Nous pouvions à peine avoir dépassé la dixième heure, car Antinoüs me fit remarquer sur l’étang des nénuphars rouges encore grands ouverts. Soudain, la bête royale parut dans un froissement de roseaux foulés, tourna vers nous son beau mufle terrible, l’une des faces les plus divines que puisse assumer le danger. Placé un peu en arrière, je n’eus pas le temps de retenir l’enfant qui pressa imprudemment son cheval, lança sa pique, puis ses deux javelots, avec art, mais de trop près. Le fauve transpercé au cou s’écroula, battant le sol de sa queue ; le sable soulevé nous empêchait de distinguer autre chose qu’une masse rugissante et confuse ; le lion enfin se redressa, rassembla ses forces pour s’élancer sur le cheval et le cavalier désarmé. J’avais prévu ce risque ; par bonheur, la monture d’Antinoüs ne broncha pas : nos bêtes étaient admirablement dressées à ces sortes de jeux. J’interposai mon cheval, exposant le flanc droit ; j’avais l’habitude de ces exercices ; il ne me fut pas très difficile d’achever le fauve déjà frappé à mort. Il s’effondra pour la seconde fois ; le mufle roula dans la vase ; un filet de sang noir coula sur l’eau. Le grand chat couleur de désert, de miel et de soleil, expira avec une majesté plus qu’humaine. Antinoüs se jeta à bas de son cheval couvert d’écume, et qui tremblait encore ; nos compagnons nous rejoignirent ; les nègres traînèrent au camp l’immense victime morte.

Une espèce de festin fut improvisé ; couché à plat ventre devant un plateau de cuivre, le jeune homme nous distribua de ses propres mains les portions d’agneau cuit sous la cendre. On but en son honneur du vin de palme. Son exaltation montait comme un chant. Il s’exagérait peut-être la signification du secours que je lui avais porté, oubliant que j’en eusse fait autant pour n’importe quel chasseur en danger ; nous nous sentions pourtant rentrés dans ce monde héroïque où les amants meurent l’un pour l’autre. La gratitude et l’orgueil alternaient dans sa joie comme les strophes d’une ode. Les Noirs firent merveille : le soir, la peau écorchée se balançait sous les étoiles suspendue à deux pieux, à l’entrée de ma tente. En dépit des aromates qu’on y avait répandus, son odeur fauve nous hanta toute la nuit. Le lendemain, après un repas de fruits, nous quittâmes le camp ; au moment du départ, nous aperçûmes dans un fossé ce qui restait de la bête royale de la veille : ce n’était plus qu’une carcasse rouge surmontée d’un nuage de mouches.

Nous rentrâmes à Alexandrie quelques jours plus tard. Le poète Pancrates organisa pour moi une fête au Musée ; on avait réuni dans une salle de musique une collection d’instruments précieux : les vieilles lyres doriennes, plus lourdes et moins compliquées que les nôtres, voisinaient avec les cithares recourbées de la Perse et de l’Égypte, les pipeaux phrygiens aigus comme des voix d’eunuques, et de délicates flûtes indiennes dont j’ignore le nom. Un Éthiopien frappa longuement sur des calebasses africaines. Une femme dont la beauté un peu froide m’eût séduit, si je n’avais décidé de simplifier ma vie en la réduisant à ce qui était pour moi l’essentiel, joua d’une harpe triangulaire au son triste. Mésomédès de Crète, mon musicien favori, accompagna sur l’orgue hydraulique la récitation de son poème de La Sphinge, œuvre inquiétante, sinueuse, fuyante comme le sable au vent. La salle de concerts ouvrait sur une cour intérieure : des nénuphars s’y étalaient sur l’eau d’un bassin, sous les feux presque furieux d’une après-midi d’août finissante. Durant un interlude, Pancratès tint à nous faire admirer de près ces fleurs d’une variété rare, rouges comme le sang, qui ne fleurissent qu’à la fin de l’été. Nous reconnûmes aussitôt nos nénuphars écarlates de l’oasis d’Ammon ; Pancratès s’enflamma à l’idée du fauve blessé expirant parmi les fleurs. Il me proposa de versifier cet épisode de chasse : le sang du lion serait censé avoir teinté les lys des eaux. La formule n’est pas neuve : je passai pourtant la commande. Ce Pancratès, qui avait tout d’un poète de cour, tourna, séance tenante, quelques vers agréables en l’honneur d’Antinoüs : la rose, l’hyacinthe, la chélidoine y étaient sacrifiées à ces corolles de pourpre qui porteraient désormais le nom du préféré. On ordonna à un esclave d’entrer dans le bassin pour en cueillir une brassée. Le jeune homme habitué aux hommages accepta gravement ces fleurs cireuses aux tiges serpentines et molles ; elles se fermèrent comme des paupières quand la nuit tomba.



Chapitre 20


L’impératrice arriva sur ces entrefaites. La longue traversée l’avait éprouvée : elle devenait fragile sans cesser d’être dure. Ses fréquentations politiques ne me causaient plus d’ennuis, comme à l’époque où elle avait sottement encouragé Suétone ; elle ne s’entourait plus que de femmes de lettres inoffensives. La confidente du moment, une certaine Julia Balbilla, faisait assez bien les vers grecs. L’impératrice et sa suite s’établirent au Lycéum, d’où elles sortirent peu. Lucius, au contraire, était comme toujours avide de tous les plaisirs, y compris ceux de l’intelligence et des yeux.

A vingt-six ans, il n’avait presque rien perdu de cette beauté surprenante qui le faisait acclamer dans les rues par la jeunesse de Rome. Il restait absurde, ironique, et gai. Ses caprices d’autrefois tournaient en manies ; il ne se déplaçait pas sans son maître-queux ; ses jardiniers lui composaient même à bord d’étonnants parterres de fleurs rares ; il traînait partout son lit, dont il avait lui-même dessiné le modèle, quatre matelas bourrés de quatre espèces particulières d’aromates, sur lesquels il couchait entouré de ses jeunes maîtresses comme d’autant de coussins. Ses pages fardés, poudrés, accoutrés comme les Zéphyrs et l’Amour, se conformaient du mieux qu’ils pouvaient à des lubies quelquefois cruelles : je dus intervenir pour empêcher le petit Boréas, dont il admirait la minceur, de se laisser mourir de faim. Tout cela était plus agaçant qu’aimable. Nous visitâmes de concert tout ce qui se visite à Alexandrie : le Phare, le Mausolée d’Alexandre, celui de Marc-Antoine, où Cléopâtre triomphe éternellement d’Octavie, sans oublier les temples, les ateliers, les fabriques, et même le faubourg des embaumeurs. J’achetai chez un bon sculpteur tout un lot de Vénus, de Dianes et d’Hermès pour Italica, ma ville natale, que je me proposais de moderniser et d’orner. Le prêtre du temple de Sérapis m’offrit un service de verreries opalines ; je l’envoyai à Servianus, avec lequel, par égard pour ma sœur Pauline, je tâchais de garder des relations passables. De grands projets édilitaires prirent forme au cours de ces tournées assez fastidieuses.

Les religions sont à Alexandrie aussi variées que les négoces : la qualité du produit est plus douteuse. Les chrétiens surtout s’y distinguent par une abondance de sectes au moins inutile. Deux charlatans, Valentin et Basilide, intriguaient l’un contre l’autre, surveillés de près par la police romaine. La lie du peuple égyptien profitait de chaque observance rituelle pour se jeter, gourdin en main, sur les étrangers ; la mort du bœuf Apis provoque plus d’émeutes à Alexandrie qu’une succession impériale à Rome. Les gens à la mode y changent de dieu comme ailleurs on change de médecin, et sans plus de succès. Mais l’or est leur seule idole : je n’ai vu nulle part solliciteurs plus éhontés. Des inscriptions pompeuses s’étalèrent un peu partout pour commémorer mes bienfaits, mais mon refus d’exonérer la population d’une taxe, qu’elle était fort à même de payer, m’aliéna bientôt cette tourbe. Les deux jeunes hommes qui m’accompagnaient furent insultés à plusieurs reprises ; on reprochait à Lucius son luxe, d’ailleurs excessif ; à Antinoüs son origine obscure, au sujet de laquelle couraient d’absurdes histoires ; à tous deux, l’ascendant qu’on leur supposait sur moi. Cette dernière assertion était ridicule : Lucius, qui jugeait des affaires publiques avec une perspicacité surprenante, n’avait pourtant aucune influence politique ; Antinoüs n’essayait pas d’en avoir. Le jeune patricien, qui connaissait le monde, ne fit que rire de ces insultes. Mais Antinoüs en souffrit.

Les Juifs, stylés par leurs coreligionnaires de Judée, aigrissaient de leur mieux cette pâte déjà sure. La synagogue de Jérusalem me délégua son membre le plus vénéré : Akiba, vieillard presque nonagénaire, et qui ne savait pas le grec, avait pour mission de me décider à renoncer aux projets déjà en voie de réalisation à Jérusalem. Assisté par des interprètes, j’eus avec lui plusieurs entretiens, qui ne furent de sa part qu’un prétexte au monologue. En moins d’une heure, je me sentis capable de définir exactement sa pensée, sinon d’y souscrire ; il ne fit pas le même effort en ce qui concernait la mienne. Ce fanatique ne se doutait même pas qu’on pût raisonner sur d’autres prémisses que les siennes ; j’offrais à ce peuple méprisé une place parmi les autres dans la communauté romaine : Jérusalem, par la bouche d’Akiba, me signifiait sa volonté de rester jusqu’au bout la forteresse d’une race et d’un dieu isolés du genre humain. Cette pensée forcenée s’exprimait avec une subtilité fatigante : je dus subir une longue file de raisons, savamment déduites les unes des autres, de la supériorité d’Israël. Au bout de huit jours, ce négociateur si buté s’aperçut pourtant qu’il avait fait fausse route ; il annonça son départ. Je hais la défaite, même celle des autres ; elle m’émeut surtout quand le vaincu est un vieillard. L’ignorance d’Akiba, son refus d’accepter tout ce qui n’était pas ses livres saints et son peuple, lui conféraient une sorte d’étroite innocence. Mais il était difficile de s’attendrir sur ce sectaire. La longévité semblait l’avoir dépouillé de toute souplesse humaine : ce corps décharné, cet esprit sec étaient doués d’une dure vigueur de sauterelle. Il paraît qu’il mourut plus tard en héros pour la cause de son peuple, ou plutôt de sa loi : chacun se dévoue à ses propres dieux.

Les distractions d’Alexandrie commençaient à s’épuiser. Phlégon, qui connaissait partout la curiosité locale, la procureuse ou l’hermaphrodite célèbre, proposa de nous mener chez une magicienne. Cette entremetteuse de l’invisible habitait Canope. Nous nous y rendîmes de nuit, en barque, le long du canal aux eaux lourdes. Le trajet fut morne. Une hostilité sourde régnait comme toujours entre les deux jeunes hommes : l’intimité à laquelle je les forçais augmentait leur aversion l’un pour l’autre. Lucius cachait la sienne sous une condescendance moqueuse ; mon jeune Grec s’enfermait dans un de ses accès d’humeur sombre. J’étais moi-même assez las ; quelques jours plus tôt, en rentrant d’une course en plein soleil, j’avais eu une brève syncope dont Antinoüs et mon noir serviteur Euphorion avaient été les seuls témoins. Ils s’étaient alarmés à l’excès ; je les avais contraints au silence.

Canope n’est qu’un décor : la maison de la magicienne était située dans la partie la plus sordide de cette ville de plaisir. Nous débarquâmes sur une terrasse croulante. La sorcière nous attendait à l’intérieur, munie des douteux outils de son métier. Elle semblait compétente ; elle n’avait rien d’une nécromancienne de théâtre ; elle n’était même pas vieille.

Ses prédictions furent sinistres. Depuis quelque temps, les oracles ne m’annonçaient partout qu’ennuis de toute sorte, troubles politiques, intrigues de palais, maladies graves. Je crois aujourd’hui que des influences fort humaines s’exerçaient sur ces bouches d’ombre, parfois pour m’avertir, le plus souvent pour m’effrayer. L’état véritable d’une partie de l’Orient s’y exprimait plus clairement que dans les rapports de nos proconsuls. Je prenais ces prétendues révélations avec calme, mon respect pour le monde invisible n’allant pas jusqu’à faire confiance à ces divins radotages : dix ans plus tôt, peu après mon accession à l’empire, j’avais fait fermer l’oracle de Daphné, près d’Antioche, qui m’avait prédit le pouvoir, de peur qu’il n’en fît autant pour le premier prétendant venu. Mais il est toujours fâcheux d’entendre parler de choses tristes.

Après nous avoir inquiétés de son mieux, la devineresse nous proposa ses services : un de ces sacrifices magiques, dont les sorciers d’Égypte se font une spécialité, suffirait pour tout arranger à l’amiable avec le destin. Mes incursions dans la magie phénicienne m’avaient déjà fait comprendre que l’horreur de ces pratiques interdites tient moins à ce qu’on nous en montre qu’à ce qu’on nous en cache : si on n’avait pas su ma haine des sacrifices humains, on m’aurait probablement conseillé d’immoler un esclave. On se contenta de parler d’un animal familier.

Autant que possible, la victime devait m’avoir appartenu ; il ne pouvait s’agir d’un chien, bête que la superstition égyptienne croit immonde ; un oiseau eût convenu, mais je ne voyage pas accompagné d’une volière. Mon jeune maître me proposa son faucon. Les conditions se trouveraient remplies : je lui avais donné ce bel oiseau après l’avoir reçu moi-même du roi d’Osroène. L’enfant le nourrissait de sa main ; c’était une des rares possessions auxquelles il s’était attaché. Je refusai d’abord ; il insista gravement ; je compris qu’il attribuait à cette offre une signification extraordinaire, et j’acceptai par tendresse. Muni des instructions les plus détaillées, mon courrier Ménécratès partit chercher l’oiseau dans nos appartements du Sérapéum. Même au galop la course demanderait en tout plus de deux heures. Il n’était pas question de les passer dans le taudis malpropre de la magicienne, et Lucius se plaignait de l’humidité de la barque. Phlégon trouva un expédient : on s’installa tant bien que mal chez une proxénète, après s’être débarrassé du personnel de la maison ; Lucius décida de dormir ; je mis à profit cet intervalle pour dicter des dépêches ; Antinoüs s’étendit à mes pieds. Le calame de Phlégon grinçait sous la lampe. On touchait déjà à la dernière veille de la nuit quand Ménécratès rapporta l’oiseau, le gantelet, le capuchon et la chaîne.

Nous retournâmes chez la magicienne. Antinoüs décapuchonna son faucon, caressa longuement sa petite tête ensommeillée et sauvage, le remit à l’incantatrice qui commença une série de passes magiques. L’oiseau fasciné se rendormit. Il importait que la victime ne se débattît pas et que la mort parût volontaire. Enduite rituellement de miel et d’essence de rose, la bête inerte fut déposée au fond d’une cuve remplie d’eau du Nil ; la créature noyée s’assimilait à l’Osiris emporté par le courant du fleuve ; les années terrestres de l’oiseau s’ajoutaient aux miennes ; la petite âme solaire s’unissait au Génie de l’homme pour lequel on la sacrifiait ; ce Génie invisible pourrait désormais m’apparaître et me servir sous cette forme. Les longues manipulations qui suivirent ne furent pas plus intéressantes qu’une préparation de cuisine. Lucius bâillait. Les cérémonies imitèrent jusqu’au bout des funérailles humaines : les fumigations et les psalmodies traînèrent jusqu’à l’aube. On enferma l’oiseau dans un cercueil bourré d’aromates que la magicienne enterra devant nous au bord du canal, dans un cimetière abandonné. Elle s’accroupit ensuite sous un arbre pour compter une à une les pièces d’or de son salaire versées par Phlégon.

Nous remontâmes en barque. Un vent singulièrement froid soufflait. Lucius, assis près de moi, relevait du bout de ses doigts minces les couvertures de coton brodé ; par politesse, nous continuions à échanger à bâtons rompus des propos concernant les affaires et les scandales de Rome. Antinoüs, couché au fond de la barque, avait appuyé la tête sur mes genoux ; il feignait de dormir pour s’isoler de cette conversation qui ne l’incluait pas. Ma main glissait sur sa nuque, sous ses cheveux. Dans les moments les plus vains ou les plus ternes, j’avais ainsi le sentiment de rester en contact avec les grands objets naturels, l’épaisseur des forêts, l’échine musclée des panthères, la pulsation régulière des sources. Mais aucune caresse ne va jusqu’à l’âme. Le soleil brillait quand nous arrivâmes au Sérapéum ; les marchands de pastèques criaient leurs denrées par les rues. Je dormis jusqu’à l’heure de la séance du Conseil local, à laquelle j’assistai. J’ai su plus tard qu’Antinoüs profita de cette absence pour persuader Chabrias de l’accompagner à Canope. Il y retourna chez la magicienne.



Chapitre 21


Le premier jour du mois d’Athyr, la deuxième année de la deux cent vingt-sixième Olympiade… C’est l’anniversaire de la mort d’Osiris, dieu des agonies : le long du fleuve, des lamentations aiguës retentissaient depuis trois jours dans tous les villages. Mes hôtes romains, moins accoutumés que moi aux mystères de l’Orient, montraient une certaine curiosité pour ces cérémonies d’une race différente. Elles m’excédaient au contraire. J’avais fait amarrer ma barque à quelque distance des autres, loin de tout lieu habité : un temple pharaonique à demi abandonné se dressait pourtant à proximité du rivage ; il avait encore son collège de prêtres ; je n’échappai pas tout à fait au bruit de plaintes.

Le soir précédent, Lucius m’invita à souper sur sa barque. Je m’y rendis au soleil couchant. Antinoüs refusa de me suivre. Je le laissai au seuil de ma cabine de poupe, étendu sur sa peau de lion, occupé à jouer aux osselets avec Chabrias. Une demi-heure plus tard, à la nuit close, il se ravisa et fit appeler un canot. Aidé d’un seul batelier, il fit à contre-courant la distance assez considérable qui nous séparait des autres barques. Son entrée sous la tente où se donnait le souper interrompit les applaudissements causés par les contorsions d’une danseuse. Il s’était accoutré d’une longue robe syrienne, mince comme une pelure de fruit, toute semée de fleurs et de Chimères. Pour ramer plus à l’aise, il avait mis bas sa manche droite : la sueur tremblait sur cette poitrine lisse. Lucius lui lança une guirlande qu’il attrapa au vol ; sa gaieté presque stridente ne se démentit pas un instant, à peine soutenue d’une coupe de vin grec. Nous rentrâmes ensemble dans mon canot à six rameurs, accompagnés d’en haut du bonsoir mordant de Lucius. La sauvage gaieté persista. Mais, au matin, il m’arriva de toucher par hasard à un visage glacé de larmes. Je lui demandai avec impatience la raison de ces pleurs ; il répondit humblement en s’excusant sur la fatigue. J’acceptai ce mensonge ; je me rendormis. Sa véritable agonie a eu lieu dans ce lit, et à mes côtés.

Le courrier de Rome venait d’arriver ; la journée se passa à le lire et à y répondre. Comme d’ordinaire Antinoüs allait et venait silencieusement dans la pièce : je ne sais pas à quel moment ce beau lévrier est sorti de ma vie. Vers la douzième heure, Chabrias agité entra. Contrairement à toutes règles, le jeune homme avait quitté la barque sans spécifier le but et la longueur de son absence : deux heures au moins avaient passé depuis son départ. Chabrias se rappelait d’étranges phrases prononcées la veille, une recommandation faite le matin même, et qui me concernait. Il me communiqua ses craintes. Nous descendîmes en hâte sur la berge. Le vieux pédagogue se dirigea d’instinct vers une chapelle située sur le rivage, petit édifice isolé qui faisait partie des dépendances du temple, et qu’Antinoüs et lui avaient visité ensemble. Sur une table à offrandes, les cendres d’un sacrifice étaient encore tièdes. Chabrias y plongea les doigts, et en retira presque intacte une boucle de cheveux coupés.

Il ne nous restait plus qu’à explorer la berge. Une série de réservoirs, qui avaient dû servir autrefois à des cérémonies sacrées, communiquaient avec une anse du fleuve : au bord du dernier bassin, Chabrias aperçut dans le crépuscule qui tombait rapidement un vêtement plié, des sandales. Je descendis les marches glissantes : il était couché au fond, déjà enlisé par la boue du fleuve. Avec l’aide de Chabrias, je réussis à soulever le corps qui pesait soudain d’un poids de pierre. Chabrias héla des bateliers qui improvisèrent une civière de toile. Hermogène appelé à la hâte ne put que constater la mort. Ce corps si docile refusait de se laisser réchauffer, de revivre. Nous le transportâmes à bord. Tout croulait ; tout parut s’éteindre. Le Zeus Olympien, le Maître de Tout, le Sauveur du Monde s’effondrèrent, et il n’y eut plus qu’un homme à cheveux gris sanglotant sur le pont d’une barque.

Deux jours plus tard, Hermogène réussit à me faire penser aux funérailles. Les rites de sacrifice dont Antinoüs avait choisi d’entourer sa mort nous montraient un chemin à suivre : ce ne serait pas pour rien que l’heure et le jour de cette fin coïncidaient avec ceux où Osiris descend dans la tombe. Je me rendis sur l’autre rive, à Hermopolis, chez les embaumeurs. J’avais vu leurs pareils travailler à Alexandrie ; je savais quels outrages j’allais faire subir à ce corps. Mais le feu aussi est horrible, qui grille et charbonne cette chair qui fut aimée et la terre où pourrissent les morts. La traversée fut brève ; accroupi dans un coin de la cabine de poupe, Euphorion hululait à voix basse je ne sais quelle complainte funèbre africaine ; ce chant étouffé et rauque me semblait presque mon propre cri. Nous transférâmes le mort dans une salle lavée à grande eau qui me rappela la clinique de Satyrus ; j’aidai le mouleur à huiler le visage avant d’y appliquer la cire. Toutes les métaphores retrouvaient un sens : j’ai tenu ce cœur entre mes mains. Quand je le quittai, le corps vide n’était plus qu’une préparation d’embaumeur, premier état d’un atroce chef-d’œuvre, substance précieuse traitée par le sel et la gelée de myrrhe, que l’air et le soleil ne toucheraient jamais plus.

Au retour, je visitai le temple près duquel s’était consommé le sacrifice ; je parlai aux prêtres. Leur sanctuaire rénové redeviendrait pour toute l’Égypte un lieu de pèlerinage ; leur collège enrichi, augmenté, se consacrerait désormais au service de mon dieu. Même dans mes moments les plus obtus, je n’avais jamais douté que cette jeunesse fût divine. La Grèce et l’Asie le vénéreraient à notre manière, par des jeux, des danses, des offrandes rituelles au pied d’une statue blanche et nue. L’Égypte, qui avait assisté à l’agonie, aurait elle aussi sa part dans l’apothéose. Ce serait la plus sombre, la plus secrète, la plus dure : ce pays jouerait auprès de lui un rôle éternel d’embaumeur. Durant des siècles, des prêtres au crâne rasé réciteraient des litanies où figurerait ce nom, pour eux sans valeur, mais qui pour moi contenait tout. Chaque année, la barque sacrée promènerait cette effigie sur le fleuve ; le premier du mois d’Athyr, des pleureurs marcheraient sur cette berge où j’avais marché. Toute heure a son devoir immédiat, son injonction qui domine les autres : celle du moment était de défendre contre la mort le peu qui me restait. Phlégon avait réuni pour moi sur le rivage les architectes et les ingénieurs de ma suite ; soutenu par une espèce d’ivresse lucide, je les traînai le long des collines pierreuses ; j’expliquai mon plan, le développement des quarante-cinq stades du mur d’enceinte ; je marquai dans le sable la place de l’arc de triomphe, celle de la tombe. Antinoé allait naître : ce serait déjà vaincre la mort que d’imposer à cette terre sinistre une cité toute grecque, un bastion qui tiendrait en respect les nomades de l’Érythrée, un nouveau marché sur la route de l’Inde. Alexandre avait célébré les funérailles d’Héphestion par des dévastations et des hécatombes. Je trouvais plus beau d’offrir au préféré une ville où son culte serait à jamais mêlé au va-et-vient sur la place publique, où son nom reviendrait dans les causeries du soir, où les jeunes hommes se jetteraient des couronnes à l’heure des banquets. Mais, sur un point, ma pensée flottait. Il semblait impossible d’abandonner ce corps en sol étranger. Comme un homme incertain de l’étape suivante ordonne à la fois un logement dans plusieurs hôtelleries, je lui commandai à Rome un monument sur les bords du Tibre, près de ma tombe ; je pensai aussi aux chapelles égyptiennes que j’avais, par caprice, fait bâtir à la Villa, et qui s’avéraient soudain tragiquement utiles. On prit jour pour les funérailles, qui auraient lieu au bout des deux mois exigés par les embaumeurs. Je chargeai Mésomédès de composer des chœurs funèbres. Tard dans la nuit, je rentrai à bord ; Hermogène me prépara une potion pour dormir.



Chapitre 22


La remontée du fleuve continua, mais je naviguais sur le Styx. Dans les camps de prisonniers, sur les bords du Danube, j’avais vu jadis des misérables couchés contre un mur s’y frapper continuellement le front d’un mouvement sauvage, insensé et doux, en répétant sans cesse le même nom. Dans les caves du Colisée, on m’avait montré des lions qui dépérissaient parce qu’on leur avait enlevé le chien avec qui on les avait accoutumés à vivre. Je rassemblai mes pensées : Antinoüs était mort. Enfant, j’avais hurlé sur le cadavre de Marullinus déchiqueté par les corneilles, mais comme hurle la nuit un animal privé de raison. Mon père était mort, mais un orphelin de douze ans n’avait remarqué que le désordre de la maison, les pleurs de sa mère, et sa propre terreur ; il n’avait rien su des affres que le mourant avait traversées. Ma mère était morte beaucoup plus tard, vers l’époque de ma mission en Pannonie ; je ne me rappelais pas exactement à quelle date. Trajan n’avait été qu’un malade à qui il s’agissait de faire faire un testament. Je n’avais pas vu mourir Plotine. Attianus était mort ; c’était un vieillard. Durant les guerres daces, j’avais perdu des camarades que j’avais cru ardemment aimer ; mais nous étions jeunes, la vie et la mort étaient également enivrantes et faciles. Antinoüs était mort. Je me souvenais de lieux communs fréquemment entendus : on meurt à tout âge ; ceux qui meurent jeunes sont aimés des dieux. J’avais moi-même participé à cet infâme abus de mots ; j’avais parlé de mourir de sommeil, de mourir d’ennui. J’avais employé le mot agonie, le mot deuil, le mot perte. Antinoüs était mort.

L’Amour, le plus sage des dieux… Mais l’amour n’était pas responsable de cette négligence, de ces duretés, de cette indifférence mêlée à la passion comme le sable à l’or charrié par un fleuve, de ce grossier aveuglement d’homme trop heureux, et qui vieillit. Avais-je pu être si épaissement satisfait ? Antinoüs était mort. Loin d’aimer trop, comme sans doute Servianus à ce moment le prétendait à Rome, je n’avais pas assez aimé pour obliger cet enfant à vivre. Chabrias, qui, en sa qualité d’initié orphique, considérait le suicide comme un crime, insistait sur le côté sacrificiel de cette fin ; j’éprouvais moi-même une espèce d’horrible joie à me dire que cette mort était un don. Mais j’étais seul à mesurer combien d’âcreté fermente au fond de la douceur, quelle part de désespoir se cache dans l’abnégation, quelle haine se mélange à l’amour. Un être insulté me jetait à la face cette preuve de dévouement ; un enfant inquiet de tout perdre avait trouvé ce moyen de m’attacher à jamais à lui. S’il avait espéré me protéger par ce sacrifice, il avait dû se croire bien peu aimé pour ne pas sentir que le pire des maux serait de l’avoir perdu.

Les larmes prirent fin : les dignitaires qui s’approchaient de moi n’avaient plus à détourner leur regard de mon visage, comme s’il était obscène de pleurer. Les visites de fermes modèles et de canaux d’irrigation recommencèrent ; peu importait la manière d’employer les heures. Mille bruits ineptes couraient déjà le monde au sujet de mon désastre ; même sur les barques qui accompagnaient la mienne, des récits atroces circulaient à ma honte ; je laissai dire, la vérité n’étant pas de celles qu’on peut crier. Les mensonges les plus malicieux étaient exacts à leur manière ; on m’accusait de l’avoir sacrifié, et, en un sens, je l’avais fait. Hermogène, qui me rapportait fidèlement ces échos du dehors, me transmit quelques messages de l’impératrice ; elle se montra convenable ; on l’est presque toujours en présence de la mort. Cette compassion reposait sur un malentendu : on acceptait de me plaindre, pourvu que je me consolasse assez vite. Moi-même, je me croyais à peu près calmé ; j’en rougissais presque. Je ne savais pas que la douleur contient d’étranges labyrinthes, où je n’avais pas fini de marcher.

On s’efforçait de me distraire. Quelques jours après l’arrivée à Thèbes, j’appris que l’impératrice et sa suite s’étaient rendues par deux fois au pied du colosse de Memnon, dans l’espoir d’entendre le bruit mystérieux émis par la pierre à l’aurore, phénomène célèbre auquel tous les voyageurs souhaitent d’assister. Le prodige ne s’était pas produit ; on s’imaginait superstitieusement qu’il opérerait en ma présence. J’acceptai d’accompagner le lendemain les femmes ; tous les moyens étaient bons pour diminuer l’interminable longueur des nuits d’automne. Ce matin-là, vers la onzième heure, Euphorion entra chez moi pour raviver la lampe et m’aider à passer mes vêtements. Je sortis sur le pont ; le ciel, encore tout noir, était en vérité le ciel d’airain des poèmes d’Homère, indifférent aux joies et aux maux des hommes. Il y avait plus de vingt jours que cette chose avait eu lieu. Je pris place dans le canot ; le court voyage n’alla pas sans cris et sans frayeurs de femmes.

On nous débarqua non loin du Colosse. Une bande d’un rose fade s’allongea à l’Orient ; un jour de plus commençait. Le son mystérieux se produisit par trois fois ; ce bruit ressemble à celui que fait en se brisant la corde d’un arc. L’inépuisable Julia Balbilla enfanta sur-le-champ une série de poèmes. Les femmes entreprirent la visite des temples ; je les accompagnai un moment le long des murs criblés d’hiéroglyphes monotones. J’étais excédé par ces figures colossales de rois tous pareils, assis côte à côte, appuyant devant eux leurs pieds longs et plats, par ces blocs inertes où rien n’est présent de ce qui pour nous constitue la vie, ni la douleur, ni la volupté, ni le mouvement qui libère les membres, ni la réflexion qui organise le monde autour d’une tête penchée. Les prêtres qui me guidaient semblaient presque aussi mal renseignés que moi-même sur ces existences abolies ; de temps à autre, une discussion s’élevait au sujet d’un nom. On savait vaguement que chacun de ces monarques avait hérité d’un royaume, gouverné ses peuples, procréé son successeur : rien d’autre ne restait. Ces dynasties obscures remontaient plus loin que Rome, plus loin qu’Athènes, plus loin que le jour où Achille mourut sous les murs de Troie, plus loin que le cycle astronomique de cinq mille années calculé par Ménon pour Jules César. Me sentant las, je congédiai les prêtres ; je me reposai quelque temps à l’ombre du Colosse avant de remonter en barque. Ses jambes étaient couvertes jusqu’au genou d’inscriptions grecques tracées par des voyageurs : des noms, des dates, une prière, un certain Servius Suavis, un certain Eumène qui s’était tenu à cette même place six siècles avant moi, un certain Panion qui avait visité Thèbes six mois plus tôt… Six mois plus tôt… Une fantaisie me vint, que je n’avais pas eue depuis l’époque où, enfant, j’inscrivais mon nom sur l’écorce des châtaigniers dans un domaine d’Espagne : l’empereur qui se refusait à faire graver ses appellations et ses titres sur les monuments qu’il avait construits prit sa dague, et égratigna dans cette pierre dure quelques lettres grecques, une forme abrégée et familière de son nom : AΔPIANO. C’était encore s’opposer au temps : un nom, une somme de vie dont personne ne computerait les éléments innombrables, une marque laissée par un homme égaré dans cette succession de siècles. Tout à coup, je me souvins qu’on était au vingt-septième jour du mois d’Athyr, au cinquième jour avant nos calendes de décembre. C’était l’anniversaire d’Antinoüs : l’enfant, s’il vivait, aurait aujourd’hui vingt ans.

Je rentrai à bord ; la plaie fermée trop vite s’était rouverte ; je criai le visage enfoncé dans un coussin qu’Euphorion glissa sous ma tête. Ce cadavre et moi partions à la dérive, emportés en sens contraire par deux courants du temps. Le cinquième jour avant les calendes de décembre, le premier du mois d’Athyr : chaque instant qui passait enlisait ce corps, recouvrait cette fin. Je remontais la pente glissante ; je me servais de mes ongles pour exhumer cette journée morte. Phlégon, assis face au seuil, ne se souvenait du va-et-vient dans la cabine de poupe que par la raie de lumière qui l’avait gêné chaque fois qu’une main poussait le battant. Comme un homme accusé d’un crime, j’examinais l’emploi de mes heures : une dictée, une réponse au Sénat d’Éphèse ; à quel groupe de mots correspondait cette agonie ? Je reconstituais le fléchissement de la passerelle sous les pas pressés, la berge aride, le dallage plat ; le couteau qui scie une boucle au bord de la Tempé ; le corps incliné ; la jambe qui se replie pour permettre à la main de dénouer la sandale ; une manière unique d’écarter les lèvres en fermant les yeux. Il avait fallu au bon nageur une résolution désespérée pour étouffer dans cette boue noire. J’essayai d’aller en pensée jusqu’à cette révolution par où nous passerons tous, le cœur qui renonce, le cerveau qui s’enraye, les poumons qui cessent d’aspirer la vie. Je subirai un bouleversement analogue ; je mourrai un jour. Mais chaque agonie est différente ; mes efforts pour imaginer la sienne n’aboutissaient qu’à une fabrication sans valeur : il était mort seul.

J’ai résisté ; j’ai lutté contre la douleur comme contre une gangrène. Je me suis rappelé des entêtements, des mensonges ; je me suis dit qu’il eût changé, engraissé, vieilli. Peines perdues : comme un ouvrier consciencieux s’épuise à copier un chef-d’œuvre, je m’acharnais à exiger de ma mémoire une exactitude insensée : je recréais cette poitrine haute et bombée comme un bouclier. Parfois, l’image jaillissait d’elle-même ; un flot de douceur m’emportait ; j’avais revu un verger de Tibur, l’éphèbe ramassant les fruits de l’automne dans sa tunique retroussée en guise de corbeille. Tout manquait à la fois : l’associé des fêtes nocturnes, le jeune homme qui s’asseyait sur les talons pour aider Euphorion à rectifier les plis de ma toge. À en croire les prêtres, l’ombre aussi souffrait, regrettait l’abri chaud qu’était pour elle son corps, hantait en gémissant les parages familiers, lointaine et toute proche, momentanément trop faible pour me signifier sa présence. Si c’était vrai, ma surdité était pire que la mort elle-même. Mais avais-je si bien compris, ce matin-là, le jeune vivant sanglotant à mes côtés ? Un soir, Chabrias m’appela pour me montrer dans la constellation de l’Aigle une étoile, jusque-là assez peu visible, qui palpitait soudain comme une gemme, battait comme un cœur. J’en fis son étoile, son signe. Je m’épuisais chaque nuit à suivre son cours ; j’ai vu d’étranges figures dans cette partie du ciel. On me crut fou. Mais peu importait.

La mort est hideuse, mais la vie aussi. Tout grimaçait. La fondation d’Antinoé n’était qu’un jeu dérisoire : une ville de plus, un abri offert aux fraudes des marchands, aux exactions des fonctionnaires, aux prostitutions, au désordre, aux lâches qui pleurent leurs morts avant de les oublier. L’apothéose était vaine : ces honneurs si publics ne serviraient qu’à faire de l’enfant un prétexte à bassesses ou à ironies, un objet posthume de convoitise ou de scandale, une de ces légendes à demi pourries qui encombrent les recoins de l’histoire. Mon deuil n’était qu’une forme de débordement, une débauche grossière : je restais celui qui profite, celui qui jouit, celui qui expérimente : le bien-aimé me livrait sa mort. Un homme frustré pleurait sur soi-même. Les idées grinçaient ; les paroles tournaient à vide ; les voix faisaient leur bruit de sauterelles au désert ou de mouches sur un tas d’ordures ; nos barques aux voiles gonflées comme des gorges de colombes véhiculaient l’intrigue et le mensonge ; la bêtise s’étalait sur les fronts humains. La mort perçait partout sous son aspect de décrépitude ou de pourriture : la tache blette d’un fruit, une déchirure imperceptible au bas d’une tenture, une charogne sur la berge, les pustules d’un visage, la marque des verges sur le dos d’un marinier. Mes mains semblaient toujours un peu sales. À l’heure du bain, tendant aux esclaves mes jambes à épiler, je regardais avec dégoût ce corps solide, cette machine presque indestructible, qui digérait, marchait, parvenait à dormir, se réaccoutumerait un jour ou l’autre aux routines de l’amour. Je ne tolérais plus que la présence des quelques serviteurs qui se souvenaient du mort ; à leur manière, ils l’avaient aimé. Mon deuil trouvait un écho dans la douleur un peu niaise d’un masseur ou du vieux nègre préposé aux lampes. Mais leur chagrin ne les empêchait pas de rire doucement entre eux en prenant le frais sur le rivage. Un matin, appuyé au bastingage, j’aperçus dans le carré réservé aux cuisines un esclave qui vidait un de ces poulets que l’Égypte fait éclore par milliers dans des fours malpropres ; il prit à pleines mains le paquet gluant des entrailles, et les jeta à l’eau. J’eus à peine le temps de tourner la tête pour vomir. A l’escale de Philæ, au cours d’une fête que nous offrit le gouverneur, un enfant de trois ans, noir comme du bronze, le fils d’un portier nubien, se faufila dans les galeries du premier étage pour regarder les danses ; il tomba. On fit du mieux qu’on put pour cacher l’incident ; le portier retenait ses sanglots pour ne pas déranger les hôtes de son maître ; on le fit sortir avec le cadavre par la porte des cuisines ; j’entrevis malgré tout ces épaules qui s’élevaient et s’abaissaient convulsivement comme sous un fouet. J’avais le sentiment de prendre sur moi cette douleur de père comme j’avais pris celle d’Hercule, celle d’Alexandre, celle de Platon pleurant leurs amis morts. Je fis porter quelques pièces d’or à ce misérable ; on ne peut rien de plus. Deux jours plus tard, je le revis ; il s’épouillait béatement, couché au soleil au travers du seuil.

Les messages affluèrent ; Pancratès m’envoya son poème enfin terminé ; ce n’était qu’un médiocre centon d’hexamètres homériques, mais le nom qui y figurait presque à chaque ligne le rendait plus émouvant pour moi que bien des chefs-d’œuvre. Nouménios me fit parvenir une Consolation dans les règles ; je passai une nuit à la lire ; aucun lieu commun n’y manquait. Ces faibles défenses élevées par l’homme contre la mort se développaient sur deux lignes : la première consistait à nous la présenter comme un mal inévitable ; à nous rappeler que ni la beauté, ni la jeunesse, ni l’amour n’échappent à la pourriture ; à nous prouver enfin que la vie et son cortège de maux sont plus horribles encore que la mort elle-même, et qu’il vaut mieux périr que vieillir. On se sert de ces vérités pour nous incliner à la résignation ; elles justifient surtout le désespoir. La seconde ligne d’arguments contredit la première, mais nos philosophes n’y regardent pas de si près : il ne s’agissait plus de se résigner à la mort, mais de la nier. L’âme comptait seule ; on posait arrogamment comme un fait l’immortalité de cette entité vague que nous n’avons jamais vu fonctionner dans l’absence du corps, avant de prendre la peine d’en prouver l’existence. Je n’étais pas si sûr : puisque le sourire, le regard, la voix, ces réalités impondérables, étaient anéanties, pourquoi pas l’âme ? Celle-ci ne me paraissait pas nécessairement plus immatérielle que la chaleur du corps. On s’écartait de la dépouille où cette âme n’était plus : c’était pourtant la seule chose qui me restât, ma seule preuve que ce vivant eût existé. L’immortalité de la race passait pour pallier chaque mort d’homme : il m’importait peu que des générations de Bithyniens se succédassent jusqu’à la fin des temps au bord du Sangarios. On pariait de gloire, beau mot qui gonfle le cœur, mais on s’efforçait d’établir entre celle-ci et l’immortalité une confusion menteuse, comme si la trace d’un être était la même chose que sa présence. On me montrait le dieu rayonnant à la place du cadavre : j’avais fait ce dieu ; j’y croyais à ma manière, mais la destinée posthume la plus lumineuse au fond des sphères stellaires ne compensait pas cette vie brève ; le dieu ne tenait pas lieu du vivant perdu. Je m’indignais de cette rage qu’a l’homme de dédaigner les faits au profit des hypothèses, de ne pas reconnaître ses songes pour des songes. Je comprenais autrement mes obligations de survivant. Cette mort serait vaine si je n’avais pas le courage de la regarder en face, de m’attacher à ces réalités du froid, du silence, du sang coagulé, des membres inertes, que l’homme recouvre si vite de terre et d’hypocrisie ; je préférais tâtonner dans le noir sans le secours de faibles lampes. Autour de moi, je sentais qu’on commençait à s’offusquer d’une douleur si longue : la violence en scandalisait d’ailleurs plus que la cause. Si je m’étais laissé aller aux mêmes plaintes à la mort d’un frère ou d’un fils, on m’eût également reproché de pleurer comme une femme. La mémoire de la plupart des hommes est un cimetière abandonné, où gisent sans honneurs des morts qu’ils ont cessé de chérir. Toute douleur prolongée insulte à leur oubli.

Les barques nous ramenèrent au point du fleuve où commençait à s’élever Antinoé. Elles étaient moins nombreuses qu’à l’aller : Lucius, que j’avais peu revu, était reparti pour Rome où sa jeune femme venait d’accoucher d’un fils. Son départ me délivrait de bon nombre de curieux et d’importuns. Les travaux commencés altéraient la forme de la berge ; le plan des édifices futurs s’esquissait entre les monceaux de terre déblayée ; mais je ne reconnus plus la place exacte du sacrifice. Les embaumeurs livrèrent leur ouvrage : on déposa le mince cercueil de cèdre à l’intérieur d’une cuve de porphyre, dressée tout debout dans la salle la plus secrète du temple. Je m’approchai timidement du mort. Il semblait costumé : la dure coiffe égyptienne recouvrait les cheveux. Les jambes serrées de bandelettes n’étaient plus qu’un long paquet blanc, mais le profil du jeune faucon n’avait pas changé ; les cils faisaient sur les joues fardées une ombre que je reconnaissais. Avant de terminer l’emmaillotement des mains, on tint à me faire admirer les ongles d’or. Les litanies commencèrent ; le mort, par la bouche des prêtres, déclarait avoir été perpétuellement véridique, perpétuellement chaste, perpétuellement compatissant et juste, se vantait de vertus qui, s’il les avait ainsi pratiquées, l’auraient mis à jamais à l’écart des vivants. L’odeur rance de l’encens emplissait la salle ; à travers un nuage, j’essayai de me donner à moi-même l’illusion du sourire ; le beau visage immobile paraissait trembler. J’ai assisté aux passes magiques par lesquelles les prêtres forcent l’âme du mort à incarner une parcelle d’elle-même à l’intérieur des statues qui conserveront sa mémoire ; et à d’autres injonctions, plus étranges encore. Quand ce fut fini, on mit en place le masque d’or moulé sur la cire funèbre ; il épousait étroitement les traits. Cette belle surface incorruptible allait bientôt résorber en elle-même ses possibilités de rayonnement et de chaleur ; elle giserait à jamais dans cette caisse hermétiquement close, symbole inerte d’immortalité. On posa sur la poitrine un bouquet d’acacia. Une douzaine d’hommes mirent en place le pesant couvercle. Mais j’hésitais encore au sujet de l’emplacement de la tombe. Je me rappelai qu’en ordonnant partout des fêtes d’apothéose, des jeux funèbres, des frappes de monnaies, des statues sur les places publiques, j’avais fait une exception pour Rome : j’avais craint d’augmenter l’animosité qui entoure plus ou moins tout favori étranger. Je me dis que je ne serais pas toujours là pour protéger cette sépulture. Le monument prévu aux portes d’Antinoé semblait aussi trop public, peu sûr. Je suivis l’avis des prêtres. Ils m’indiquèrent au flanc d’une montagne de la chaîne arabique, à trois lieues environ de la ville, une de ces cavernes destinées jadis par les rois d’Égypte à leur servir de puits funéraires. Un attelage de bœufs traîna le sarcophage sur cette pente. À l’aide de cordes, on le fit glisser le long de ces corridors de mine ; on l’appuya contre une paroi de roc. L’enfant de Claudiopolis descendait dans la tombe comme un Pharaon, comme un Ptolémée. Nous le laissâmes seul. Il entrait dans cette durée sans air, sans lumière, sans saisons et sans fin, auprès de laquelle toute vie semble brève ; il avait atteint cette stabilité, peut-être ce calme. Les siècles encore contenus dans le sein opaque du temps passeraient par milliers sur cette tombe sans lui rendre l’existence, mais aussi sans ajouter à sa mort, sans empêcher qu’il eût été. Hermogène me prit par le bras pour m’aider à remonter à l’air libre ; ce fut presque une joie de se retrouver à la surface, de revoir le froid ciel bleu entre deux pans de roches fauves. Le reste du voyage fut court. À Alexandrie, l’impératrice se rembarqua pour Rome.



DISCIPLINA AUGUSTA


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Chapitre 23


Je rentrai en Grèce par voie de terre. Le voyage fut long. J’avais raison de penser que ce serait sans doute ma dernière tournée officielle en Orient ; je tenais d’autant plus à tout voir par mes propres yeux. Antioche, où je m’arrêtai pendant quelques semaines, m’apparut sous un jour nouveau ; j’étais moins sensible qu’autrefois aux prestiges des théâtres, aux fêtes, aux délices des jardins de Daphné, au frôlement bariolé des foules. Je remarquai davantage l’éternelle légèreté de ce peuple médisant et moqueur, qui me rappelait celui d’Alexandrie, la sottise des prétendus exercices intellectuels, l’étalage banal du luxe des riches. Presque aucun de ces notables n’embrassait dans leur ensemble mes programmes de travaux et de réformes en Asie ; ils se contentaient d’en profiter pour leur ville, et surtout pour eux-mêmes. Je songeai un moment à accroître au détriment de l’arrogante capitale syrienne l’importance de Smyrne ou de Pergame ; mais les défauts d’Antioche sont inhérents à toute métropole : aucune de ces grandes villes n’en peut être exempte. Mon dégoût de la vie urbaine me fit m’appliquer davantage, si possible, aux réformes agraires ; je mis la dernière main à la longue et complexe réorganisation des domaines impériaux en Asie Mineure ; les paysans s’en trouvèrent mieux, et l’État aussi. En Thrace, je tins à revisiter Andrinople, où les vétérans des campagnes daces et sarmates avaient afflué, attirés par des donations de terres et des réductions d’impôts. Le même plan devait être mis en œuvre à Antinoé. J’avais de longue date accordé partout des exemptions analogues aux médecins et aux professeurs dans l’espoir de favoriser le maintien et le développement d’une classe moyenne sérieuse et savante. J’en connais les défauts, mais un État ne dure que par elle.

Athènes restait l’étape préférée ; je m’émerveillais que sa beauté dépendît si peu des souvenirs, les miens propres ou ceux de l’histoire ; cette ville semblait nouvelle chaque matin. Je m’installai cette fois chez Arrien. Initié comme moi à Éleusis, il avait de ce fait été adopté par une des grandes familles sacerdotales du territoire attique, celle des Kérykès, comme je l’avais été moi-même par celle des Eumolpides. Il s’y était marié ; il avait pour femme une jeune Athénienne fine et fière. Tous deux m’entouraient discrètement de leurs soins. Leur maison était située à quelques pas de la nouvelle bibliothèque dont je venais de doter Athènes, et où rien ne manquait de ce qui peut seconder la méditation ou le repos qui précède celle-ci, des sièges commodes, un chauffage adéquat pendant les hivers souvent aigres, des escaliers faciles pour accéder aux galeries où l’on garde les livres, l’albâtre et l’or d’un luxe amorti et calme. Une attention particulière avait été donnée au choix et à l’emplacement des lampes. Je sentais de plus en plus le besoin de rassembler et de conserver les volumes anciens, de charger des scribes consciencieux d’en tirer des copies nouvelles. Cette belle tâche ne me semblait pas moins urgente que l’aide aux vétérans ou les subsides aux familles prolifiques et pauvres ; je me disais qu’il suffirait de quelques guerres, de la misère qui suit celles-ci, d’une période de grossièreté ou de sauvagerie sous quelques mauvais princes, pour que périssent à jamais les pensées venues jusqu’à nous à l’aide de ces frêles objets de fibres et d’encre. Chaque homme assez fortuné pour bénéficier plus ou moins de ce legs de culture me paraissait chargé d’un fidéicommis à l’égard du genre humain.

Je lus beaucoup durant cette période. J’avais poussé Phlégon à composer, sous le nom d’Olympiades, une série de chroniques qui continueraient les Helléniques de Xénophon et finiraient à mon règne : plan audacieux, en ce qu’il faisait de l’immense histoire de Rome une simple suite de celle de la Grèce. Le style de Phlégon est fâcheusement sec, mais ce serait déjà quelque chose que de rassembler et d’établir les faits. Ce projet m’inspira l’envie de rouvrir les historiens d’autrefois ; leur œuvre, commentée par ma propre expérience, m’emplit d’idées sombres 3 l’énergie et la bonne volonté de chaque homme d’État semblaient peu de chose en présence de ce déroulement à la fois fortuit et fatal, de ce torrent d’occurrences trop confuses pour être prévues, dirigées, ou jugées. Les poètes aussi m’occupèrent ; j’aimais à conjurer hors d’un passé lointain ces quelques voix pleines et pures. Je me fis un ami de Théognis, l’aristocrate, l’exilé, l’observateur sans illusion et sans indulgence des affaires humaines, toujours prêt à dénoncer ces erreurs et ces fautes que nous appelons nos maux. Cet homme si lucide avait goûté aux délices poignantes de l’amour ; en dépit des soupçons, des jalousies, des griefs réciproques, sa liaison avec Cyrnus s’était prolongée jusqu’à la vieillesse de l’un et jusqu’à l’âge mûr de l’autre : l’immortalité qu’il promettait au jeune homme de Mégare était mieux qu’un vain mot, puisque ce souvenir m’atteignait à une distance de plus de six siècles. Mais, parmi les anciens poètes, Antimaque surtout m’attacha : j’appréciais ce style obscur et dense, ces phrases amples et pourtant condensées à l’extrême, grandes coupes de bronze emplies d’un vin lourd. Je préférais son récit du périple de Jason aux Argonautiques plus mouvementées d’Apollonius : Antimaque avait mieux compris le mystère des horizons et des voyages, et l’ombre jetée par l’homme éphémère sur les paysages éternels. Il avait passionnément pleuré sa femme Lydé ; il avait donné le nom de cette morte à un long poème où trouvaient place toutes les légendes de douleur et de deuil. Cette Lydé, que je n’aurais peut-être pas remarquée vivante, devenait pour moi une figure familière, plus chère que bien des personnages féminins de ma propre vie. Ces poèmes, pourtant presque oubliés, me rendaient peu à peu ma confiance en l’immortalité.

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