CHAPITRE VI: CHEZ MONSIEUR MILLET

L’oncle Bénoni – La farandole au cimetière. – Le voyage en Avignon. – Avignon il y a cinquante ans. – Le maître de pension. – Le siège de Caderousse. – La première communion. – Mlle Praxède. – Pélerinage de Saint-Gent. – Au collège Royal. – Le poète Jasmin. – La nostalgie de mes quatorze ans.


Et, alors, il fallut me chercher une autre école pas trop éloignée de Maillane, ni de trop haute condition, car nous autres campagnards, nous n’étions pas orgueilleux et l’on me mit en Avignon chez un M. Millet, qui tenait pensionnat dans la rue Pétramale.


Cette fois, c’est l’oncle Bénoni qui conduisit la voiture. Bien que Maillane ne soit qu’à trois lieues d’Avignon, à cette époque où le chemin de fer n’existait pas, où les routes étaient abîmées par le roulage et où il fallait passer avec un bac le large lit de la Durance, le voyage d’Avignon était encore une affaire.


Trois de mes tantes, avec ma mère, l’oncle Bénoni et moi, tous gîtés sur un long drap plein de paille d’avoine qui rembourrait la charrette, nous partîmes en caravane après le lever du soleil.


J’ai dit «trois de mes tantes». Il en est peu, en effet, qui se soient vu, à la fois, autant de tantes que moi; j’en avais bien une douzaine; d’abord, la grand’Mistrale, puis la tante Jeanneton, la tante Madelon, la tante Véronique, la tante Poulinette et la tante Bourdette, la tante Françoise, la tante Marie, la tante Rion, la tante Thérèse, la tante Mélanie et la tante Lisa. Tout ce monde, aujourd’hui, est mort et enterré; mais j’aime à redire ici les noms de ces bonnes femmes que j’ai vues circuler, comme autant de bonnes fées, chacune avec son allure, autour de mon berceau. Ajoutez à mes tantes le même nombre d’oncles et les cousins et cousines qui en avaient essaimé, et vous aurez une idée de notre parentage.


L’oncle Bénoni était un frère de ma mère et le plus jeune de la lignée. Brun, maigre, délié, il avait le nez retroussé et deux yeux noirs comme du jais. Arpenteur de son état, il passait pour paresseux, et même il s’en vantait. Mais il avait trois passions: la danse, la musique et la plaisanterie.


Il n’y avait pas, dans Maillane, de plus charmant danseur, ni de plus jovial. Quand, dans «la salle verte», à la Saint-Eloi ou à la Sainte-Agathe, il faisait la contredanse avec Jésette le lutteur, les gens, pour lui voir battre les ailes de pigeon, se pressaient à l’entour. Il jouait, plus ou moins bien, de toutes sortes d’instruments: violon, basson, cor, clarinette; mais c’est au galoubet qu’il s’était adonné le plus. Il n’avait pas son pareil, au temps de sa jeunesse, pour donner des aubades aux belles ou pour chanter des réveillons dans les nuits du mois de mai. Et, chaque fois qu’il y avait un pèlerinage à faire, à Notre-Dame-de-Lumière, à Saint-Gent, à Vaucluse ou aux Saintes-Maries, qui en était le boute-en-train et qui conduisait la charrette? Bénoni, toujours dispos et toujours enchanté de laisser son labeur, son équerre et sa maison pour aller courir le pays.


Et l’on voyait des charretées de quinze ou vingt fillettes qui partaient en chantant:


A l’honneur de saint Gent.


Ou


Alix, ma bonne amie,

Il est temps de quitter

Le monde et ses intrigues,

Avec ses vanités.


Ou bien:


Les trois Maries,

Parties avant le jour,

S’en vont adorer le Seigneur.


Avec mon oncle, assis sur le brancard de la charrette, qui les accompagnait avec son galoubet, et chatouille-toi et chatouille-moi, en avant les caresses, les rires et les cris tout le long du chemin!


Seulement, dans la tête, il s’était mis une idée assez extraordinaire: c’était, en se mariant, de prendre une fille noble.


– Mais les filles nobles, lui objectait-on, veulent épouser des nobles, et jamais tu n’en trouveras.


– Hé! ripostait Bénoni, ne sommes-nous pas nobles, tous, dans la famille? Croyez-vous que nous sommes des manants comme vous autres? Notre aïeul était émigré; il portait le manteau doublé de velours rouge, les boudes à ses souliers, les bas de soie.


Il fit tant, tourna tant, que, du côté de Carpentras, il entendit dire, un jour, qu’il y avait une famille de noblesse authentique, mais à peu près ruinée, où se trouvaient sept filles, toutes à marier. Le père, un dissipateur, vendait un morceau de terre tous les ans à son fermier, qui finit même par attraper le château. Mon brave oncle Bénoni s’attifa, se présenta, et l’aînée des demoiselles, une fille de marquis et de commandeur de Malte, qui se voyait en passe de coiffer sainte Catherine, se décida à l’épouser. C’est sur la donnée de ces nobles comtadins, tombés dans la roture, qu’un romancier Carpentrassien, Henri de la Madeleine, a fait son joli roman: la Fin du Marquisat d’Aurel. (Paris, Charpentier, 1878.)


J’ai dit que mon oncle était paresseux. Quand, vers milieu du jour, il allait à son jardin, pour bêcher ou reterser, il portait toujours son flûteau. Bientôt, il jetait son outil, allait s’asseoir à l’ombre et essayait un rigaudon. Les filles qui travaillaient dans les champs d’alentour accouraient vite à la musique et, aussitôt, il leur faisait danser la saltarelle.


En hiver, rarement il se levait avant midi.


– Eh! disait-il, bien blotti, bien chaud dans votre lit, où pouvez-vous être mieux?


– Mais, lui disions-nous, mon oncle, ne vous y ennuyez-vous pas?


– Oh! jamais. Quand j’ai sommeil, je dors; quand je n’ai plus sommeil, je dis des psaumes pour les morts.


Et, chose singulière, cet homme guilleret ne manquait pas un enterrement. Après la cérémonie, il demeurait toujours le dernier au cimetière, d’où il s’en revenait seul, en priant pour les siens et pour les autres, ce qui ne l’empêchait pas de répéter, chaque fois, cette bouffonnerie:


– Un de plus, charrié à la Cité du Saint-Repos!


Il dut bien, à son tour, y aller aussi. Il avait quatre-vingt-trois ans, et le docteur, ayant laissé entendre à la famille qu’il n’y avait plus rien à faire:


– Bah! répondit Bénoni, à quoi bon s’effrayer! il n’en mourra que plus malade.


Et, comme il avait son flûteau sur sa table de nuit:


– Que faites-vous de ce fifre-là, mon oncle? lui demandai-je, un jour que je venais le voir.


– Ces nigauds, me dit-il, m’avaient donné une sonnette pour que je la remue quand j’aurais besoin de tisane. Ne vaut-il pas mieux mon fifre? Sitôt que je veux boire, au lieu d’appeler ou de sonner, je prends mon fifre et je joue un air.


Si bien qu’il mourut son flûteau en main, et qu’on le lui mit dans son cercueil, chose qui donna lieu, le lendemain de sa mort, à l’histoire que voici:


A la filature de soie, – où allaient travailler les filles de Maillane, le lendemain du jour où l’oncle fut mis en terre, – une jeune luronne, le matin, en entrant, fit d’un air effaré, aux autres jeunes filles:


– Vous n’avez rien entendu, fillettes, cette nuit?


– Non, le mistral seulement… et le chant de la chouette…


– Oh! écoutez: nous autres, mes belles, qui habitons du cote du cimetière, nous n’avons pas fermé l’œil. Figurez- vous qu’à minuit sonnant, le vieux Bénoni a pris son flûteau (qu’on avait mis dans son cercueil); il est sorti de sa fosse et s’est mis à jouer une farandole endiablée. Tous les morts se sont levés, ont porté leurs cercueils au milieu du Grand Clos, les ont, pour se chauffer, allumés au feu Saint-Elme, et ensuite, au rigaudon que jouait Bénoni, ils ont dansé un branle fou, autour du feu, jusqu’à l’aurore.


Donc, avec l’oncle Bénoni, que vous connaissez maintenant, avec ma mère et mes trois tantes, nous nous étions mis en route pour la ville d’Avignon. Vous connaissez peut-être la façon des villageois, lorsqu’ils vont quelque part en troupe: tout le long, au trantran de notre véhicule, ce furent qu’exclamations et observations diverses au sujet des plantations, des luzernes, des blés, des fenouils, des semis, que la charrette côtoyait.


Quand nous passâmes dans Graveson, – où l’on voit un beau clocher, tout fleuronné d’artichauts de pierre:


– Vois, petit, cria mon oncle, les nombrils des Gravesonais, les vois-tu cloués au clocher?


Et de rire et de rire, de cette facétie qui égaie les Maillanais depuis sept ou huit cents ans, facétie à laquelle les Gravesonais répliquent par une chanson qui dit:


A Graveson, avons un clocher…


Ceux qui le voient disent qu’il est bien droit!


Mais, à Maillane, leur clocher est rond;


C’est une cage pour moineaux; dit-on.


Et l’on m’égrenait ainsi, les uns après les autres, les racontages coutumiers de la route d’Avignon: le pont de la Folie où les sorciers faisaient le branle, la Croisière où l’on arrêtait parfois à main armée, et la Croix de la Lieue et le Rocher d’Aiguille.


Enfin, nous arrivâmes aux sablières de la Durance; les grandes eaux, un an avant, avaient emporté le pont, et il fallait passer la rivière avec un bac. Nous trouvâmes là, qui attendaient leur tour, une centaine de charrettes. Nous attendîmes comme les autres, une couple d’heures, au marchepied; puis, nous nous embarquâmes, après avoir chassé, en lui criant: «Au Mas» le Juif, notre gros chien, qui nous avait suivis.


Il était plus de midi quand nous fûmes en Avignon. Nous allâmes établer, comme les gens de notre village, à l’Hôtel de Provence, une petite auberge de la place du Corps-Saint; et, le reste du jour, on alla bayer par la ville.


– Voulez-vous, dit mon oncle, que je vous paie la comédie? Ce soir, on joue Maniclo où Lou Groulié bèl esprit avec l’Abbaye de Castro.


– Ho! reprîmes-nous tous, il faut aller voir Maniclo.


C’était la première fois que j’allais au théâtre, et l’étoile voulût qu’on donnât, ce jour-là, une comédie provençale. A l’Abbaye de Castro, qui était un drame sombre, on ne comprit pas grand’chose. Mais mes tantes trouvèrent que Maniclo, à Maillane, était beaucoup mieux joué. Car, en ce temps, dans nos villages, il s’organisait, l’hiver, des représentations comiques et tragiques. J’y ai vu jouer, par nos paysans, la Mort de César, Zaïre et Joseph vendu par ses frères. Ils se faisaient des costumes avec les jupes de leurs femmes et les couvertures de leur lit. Le peuple, qui aime la tragédie, suivait, avec grand plaisir, la déclamation morne de ces pièces en cinq actes. Mais on jouait aussi l’Avocat Pathelin, traduit en provençal, et diverses comédies du répertoire marseillais, telles que Moussu Just, Fresquerio ou la Co de l’Ai, Lou Groulié bèl esprit et Misè Galineto. C’était toujours Bénoni le directeur de ces soirées, où, avec son violon, en dodelinant de la tête, il accompagnait les chants. Vers l’âge de dix-sept ans, il me souvient d’avoir rempli un rôle dans Galineto et dans la Co de l’Ai, et même d’y avoir eu, devant mes compatriotes, assez d’applaudissements.


Mais bref: le lendemain, après avoir embrassé ma mère et le cœur gros comme un pois qui aurait trempé neuf jours, il fallut s’enfermer dans la rue Pétramale, au pensionnat Millet. M. Millet était un gros homme, de haute taille, aux épais sourcils, à figure rougeaude, mal rasé et crasseux, en plus, des yeux de porc, des pieds d’éléphant, et de vilains doigts carrés qui enfournaient sans cesse la prise dans son nez. Sa chambrière, Catherine, montagnarde jaune et grasse, qui nous faisait la cuisine, gouvernait la maison. Je n’ai jamais tant mangé de carottes comme là, des carottes au maigre en une sauce de farine. Dans trois mois, pauvre petit, je devins tout exténué.


Avignon, la prédestinée, où devait le Gai-Savoir faire un jour sa renaissance, n’avait pas, il s’en faut, la gaieté d’aujourd’hui; elle n’avait pas encore élargi telle qu’elle est à sa place de l’Horloge, ni agrandi sa place Pie, ni percé sa Grande-Rue. La Roque-de -Dom, qui domine la ville, complantée, maintenant, comme un jardin de roi, était alors pelée: il y avait un cimetière. Les remparts, à moitié ruinés, étaient entourés de fossés pleins de décombres avec des mares d’eau vaseuse. Les portefaix brutaux, organisés en corporation, faisaient la loi au bord du Rhône, et en ville, quand ils voulaient. Avec leur chef, espèce d’hercule, dénommé Quatre-Bras, c’est eux qui balayèrent, en 1848, l’Hôtel de Ville d’Avignon.


Ainsi qu’en Italie, une fois par semaine passait par toutes les maisons, en remuant sa tirelire, un pénitent noir, qui, la cagoule sur le visage et deux trous devant les yeux, disait d’une voix grave:


– Pour les pauvres prisonniers!


Inévitablement, on se heurtait, par les rues, à des types locaux, tels que la sœur Boute-Cuire, son panier à couvercle au bras, un crucifix d’argent sur sa grosse poitrine, ou bien le plâtrier Barret qui, dans une bagarre avec les libéraux, ayant perdu son chapeau, avait fait le serment de ne plus porter de chapeau jusqu’à ce qu’Henri V fût sur le trône, et qui, toute sa vie, s’en alla tête nue.


Mais ce qu’on rencontrait le plus, avec leurs grands chapeaux montés et leurs longues capotes bleues, c’étaient les invalides installés en Avignon (où était une succursale de l’Hôtel de Paris), vénérables débris des vieilles guerres, borgnes, boiteux, manchots, qui, de leurs jambes de bois, martelaient, à pas comptés, les pavés pointus des rues.


La ville traversait une sorte de mue, embrouillée, difficultueuse, entre les deux régimes, l’ancien et le nouveau, qui n’avait pas cessé de s’y combattre à la sourdine. Les souvenirs atroces, les injures, les reproches des discordes passées, étaient encore vivants, étaient encore amers entre les gens d’un certain âge. Les carlistes ne parlaient que du tribunal d’Orange, de Jourdan Coupe-Têtes, des massacres de la Glacière. Les libéraux, en bouche, avaient 1815, remémorant sans cesse l’assassinat du maréchal Brune, son cadavre jeté au Rhône, ses valises pillées, ses assassins impunis, entre autres le Pointu, qui avait laissé un renom terrible, et, si quelque parvenu tant soit peu insolent réussissait dans ses affaires:


– Allons! disait le peuple, les louis du maréchal Brune commencent à sortir.


Le peuple d’Avignon comme celui d’Aix et de Marseille et de, pour ainsi dire, toutes les villes de Provence, était pourtant, en général (depuis il a bien changé), regretteux de fleurs de lis comme du drapeau blanc. Cet échauffement de nos devanciers pour la cause royale n’était pas tant, ce me semble, une opinion politique qu’une protestation inconsciente et populaire contre la centralisation, de plus en plus excessive, que le jacobinisme et le premier Empire avaient rendue odieuse.


La fleur de lis d’autrefois était, pour les Provençaux (qui l’avaient toujours vue dans le blason de la Provence), le symbole d’une époque où nos coutumes, nos traditions et nos franchises étaient plus respectées par les gouvernements. Mais de croire que nos pères voulussent revenir au régime abusif d’avant la Révolution serait une erreur complète, puisque c’est la Provence qui envoya Mirabeau aux États généraux et que la Révolution fut particulièrement passionnée en Provence.


Je me souviens, à ce propos, d’une fois où Berryer venait d’être élu député par la ville de Marseille. Comme l’illustre orateur devait passer par Avignon, le préfet fit fermer les portes de la ville pour empêcher d’entrer les légitimistes du dehors qui arrivaient en foule pour lui faire un triomphe. Et bon nombre de Blancs furent, à cette occasion, emprisonnés au palais des papes.


Mgr le duc d’Aumale, qui revenait d’Afrique, passa quelque temps après. On nous mena le voir à la porte Saint-Lazare, accompagné de ses soldats, qui étaient, comme lui, brunis par le soleil d’Alger. Il était tout blanc de poussière, blondin, avec des yeux bleus et le rayonnement de la jeunesse et de la gloire.


– Vive notre beau prince! criaient, à tout moment, les femmes des faubourgs.


Me trouvant à Paris, en 1889, et ayant eu l’honneur d’être convié à Chantilly, je rappelai à Son Altesse cet infime détail de son passage en Provence; et Mgr d’Aumale, après quarante-cinq ans, se rappela de bonne grâce les braves femmes qui criaient en le voyant passer:


– Qu’il est joli! qu’il est galant!


Ce vieil Avignon est pétri de tant de gloires qu’on n’y peut faire un pas sans fouler quelque souvenir. Ne se trouve-t-il pas que, dans l’île de maisons où était notre pensionnat, s’élevait, autrefois, le couvent de Sainte-Claire! C’est dans la chapelle de ce couvent que, le matin du 6 avril 1327, Pétrarque vit Laure pour la première fois.


Nous étions aussi tout près de la rue des Études, qui, encore à cette époque, avait, dans le bas peuple, une réputation lugubre. Nous n’avions jamais pu décider les petits Savoyards, soit ramoneurs, soit décrotteurs, à venir ramoner dans notre pensionnat ou cirer nos chaussures. Comme, dans la rue des Études, se trouvaient, autrefois, l’Université d’Avignon ainsi que l’École de médecine, le bruit courait que les étudiants attrapaient, quand ils pouvaient, les petits, vagabonds, pour les saigner, les écorcher, et étudier sur leurs cadavres.


Il n’en était pas moins intéressant pour nous, enfants de villages pour la plupart, de rôder, quand nous sortions, dans ce labyrinthe de ruelles qui nous avoisinaient, comme le Petit Paradis, qui avait été jadis une «rue chaude» et qui s’en tenait encore; la rue de l’Eau-de-Vie, la rue du Chat, la rue du Coq, la rue du Diable. Mais quelle différence avec nos beaux vallons tout fleuris d’asphodèles, avec notre bon air, notre paix, notre liberté, de Saint-Michel-de-Frigolet!


J’en avais, à certains jours, le cœur serré de nostalgie, et cependant, M. Millet, qui était fort bon diable au fond, avait quelque chose en lui qui finit par m’apprivoiser. Comme il était de Caderousse, fils, comme moi, d’agriculteur, et qu’il avait dans sa famille toujours parlé provençal, il professait, pour le poème du Siège de Caderousse, une admiration extraordinaire; il le savait tout par cœur, et à la classe, quelquefois, en pleine explication de quelque beau combat des Grecs et des Troyens, remuant tout à coup, par un mouvement de front qui lui était particulier, le toupet gris de ses cheveux:


– Eh bien! disait-il, tenez! c’est là l’un des morceaux les plus beaux de Virgile, n’est-ce pas? Écoutez, pourtant, mes enfants, le fragment que je vais vous citer, et vous reconnaîtrez que Favre, le chantre du Siège de Caderousse, à Virgile lui-même serre souvent les talons:


Un nommé Pergori Latrousse,


Le plus ventru de Caderousse,


S’était rué contre un tailleur…


Ayant bronché contre une motte,


Il fut rouler comme un tonneau.


Si elles nous allaient, ces citations de notre langue, si pleine de saveur! Le gros Millet riait aux éclats, et, pour moi qui, dans le sang, avais, comme nul autre, gardé l’âcre douceur du miel de mon enfance, rien de plus appétissant que ces hors-d’œuvre du pays.


M. Millet, tous les jours, par là, vers les cinq heures, allait lire la gazette au café Baretta, – qu’il appelait le «Café des Animaux parlants», – et qui, si je ne me trompe, était, tenu par l’oncle ou, peut-être, par l’aïeul de Mlle Baretta, du Théâtre-Français; ensuite, le lendemain, lorsqu’il était de bonne humeur, il nous redisait, non sans malice, les éternelles grogneries des vieux politiciens de cet établissement, qui ne parlaient jamais, en ce temps, que du Petit, comme ils appelaient Henri V.


Je fis, cette année-là, ma première communion à l’église Saint-Didier, qui était notre paroisse, et c’était le sonneur Fanot, chanté plus tard par Roumanille dans sa Cloche montée, qui nous sonnait le catéchisme. Deux mois avant la cérémonie, M. Millet nous menait à l’église pour y être interrogés. Et là, mêlés aux autres enfants, garçonnets et fillettes, qui devions communier ensemble, on nous faisait asseoir sur des bancs, au milieu de la nef. Le hasard fit que moi, qui étais le dernier de la rangée des garçons, je me trouvai placé près d’une charmante fille qui était la première de la rangée des demoiselles. On l’appelait Praxède et elle avait, sur les joues, deux fleurs de vermillon semblables à deux roses fraîchement épanouies.


Ce que c’est que les enfants: attendu que, tous les jours, on se rencontrait ensemble, assis l’un près de l’autre; que, sans penser à rien, nous nous touchions le coude, et que nous nous communiquions, dans la moiteur de notre haleine, à l’oreille, en chuchotant, nos petits sujets de rire, ne finîmes-nous pas (le bon Dieu me pardonne!) par nous rendre amoureux?


Mais c’était un amour d’une telle innocence, et tellement emprunt d’aspirations mystiques, que les anges, là-haut, s’ils éprouvent entre eux des affections réciproques, doivent en avoir de pareilles. L’un comme l’autre, nous avions douze ans: l’âge de Béatrix, lorsque Dante la vit; et c’est cette vision de la jeune vierge en fleur qui a fait le Paradis du grand poète florentin. Il est un mot, dans notre langue, qui exprime très bien ce délice de l’âme dont s’enivrent les couples dans la prime jeunesse: nous nous agréions. Nous avions plaisir à nous voir. Nous ne nous vîmes jamais, il est vrai, que dans l’église; mais, rien que de nous voir notre cœur était plein. Je lui souriais, elle souriait; nous unissions nos voix dans les mêmes cantiques d’amour, d’actions de grâces; vers les mêmes mystères nous exaltions, naïfs, notre foi spontanée… Oh! aube de l’amour, où s’épanouit en joie l’innocence, comme la marguerite dans le frais du ruisseau, première aube de l’amour, aube pure envolée!


Voici mon souvenir de Mlle Praxède, telle que je la vis pour la dernière fois: tout de blanc vêtue, couronnée de fleurs d’aubépine, et jolie à ravir sous son voile transparent, elle montait à l’autel, tout près de moi, comme une épousée, belle petite épousée de l’Agneau!


Notre communion faite, la chose finit là. C’est en vain que longtemps, quand nous passions dans sa rue (elle habitait rue de la Lice), je portais mes regards avides sous les abat-jour verts de la maison de Praxède. Je ne pus jamais la revoir. On l’avait mise au couvent et, alors, de songer que ma charmante amie avec le vermillon et le sourire de son visage, m’était enlevée pour toujours, soit de cela, soit d’autre chose, je tombai dans une langueur à me dégoûter de tout.


Aussi les vacances venues, quand je retournai au Mas, ma mère en me voyant tout pâle, avec, de temps en temps, des atteintes de fièvre, décida dans sa foi, autant pour me guérir que pour me récréer, de me conduire à saint Gent, qui est le patron des fiévreux.


Saint Gent, qui a pareillement la vertu de faire pleuvoir, est une sorte de demi-dieu pour les paysans des deux côtés de la Durance.


– Moi, nous disait mon père, j’ai été à Saint-Gent avant la Révolution. Nous y allâmes les pieds nus, avec ma pauvre mère, je n’avais pas plus de dix ans. Mais, en ce temps, il y avait plus de foi.


Nous, avec l’oncle Bénoni qui conduisait le voyage et que vous connaissez déjà, par une lune claire comme il en fait en septembre, vers minuit, nous partîmes donc, sur une charrette bâchée, et, après nous être joints aux autres pèlerins qui allaient à la fête, à Château-Renard, à Noves, au Thor, ou bien à Pernes, nous voyions après nous, tout le long du chemin, quantité d’autres charrettes, recouvertes, comme la nôtre, de toiles étendues sur des cerceaux de bois, venir grossir la caravane.


Chantant ensemble, pêle-mêle, le cantique de saint Gent, – qui, du reste, est superbe, puisque Gounod en a mis l’air dans l’opéra de Mireille, – nous traversions de nuit, au bruit des coups de fouet, les villages endormis, et le lendemain soir, par là, vers les quatre heures, nous arrivions en foule au cri de: «Vive saint Gent!», dans la gorge du Bausset.


Et là, sur les lieux mêmes, où l’ermite vénéré avait passé sa pénitence, les vieux, avec animation, racontaient aux jeunes gens ce qu’ils avaient entendu dire:


– Gent, disait-il, était comme nous un enfant de paysans, un brave gars de Monteux, qui, à l’âge de quinze ans, se retira dans le désert, pour se consacrer à Dieu. Il labourait la terre avec deux vaches. Un jour, un loup lui en saigna une. Gent attrapa le loup, l’attela à sa charrue, et le fit labourer, sous le joug, avec l’autre vache. Mais à Monteux, depuis que Gent était parti, il n’avait pas plu de sept ans, et les Montelais dirent à la mère de Gent:


– Imberte, il faut aller à la recherche de votre fils, parce que, depuis son départ, il n’est plus tombé une goutte d’eau.


Et la mère de Gent, à force de chercher, à force de crier, trouva enfin son gars, là où nous sommes à présent, dans la gorge du Bausset, et, comme sa mère avait soif, Gent, pour la faire boire, planta deux de ses doigts dans le roc escarpé, et il en jaillit deux fontaines: une de vin et l’autre d’eau. Celle du vin est tarie, mais celle de l’eau coule toujours, – et c’est la main de Dieu pour les mauvaises fièvres.


On va, deux fois par an, à l’ermitage de Saint-Gent. D’abord, au mois de mai, où les Montelais, ses compatriotes, emportent sa statue de Monteux au Bausset, pèlerinage de trois lieues, qui se fait à la course, en mémoire et symbole de la fuite du saint.


Voici la lettre enthousiaste qu’Aubanel m’écrivait, un an qu’il y était allé (1886):


«Mon cher ami, avec Grivolas, nous arrivons de Saint-Gent. C’est une fête étonnante, admirable, sublime; ce qui est d’une poésie inouïe, ce qui m’a laissé dans l’âme une impression délicieuse, c’est la course nocturne des porteurs de saint Gent. Le maire nous avait donné une voiture et nous avons suivi ce pèlerinage dans les champs, les bois et les rochers au clair de lune, au chant des rossignols, depuis huit heures du soir, jusqu’à minuit et demi. C’est saisissant: et mystérieux; c’est étrange et beau à faire pleurer. Ces quatre enfants en culotte et en guêtres nankin, courant comme des lièvres, volant comme des oiseaux, précédés d’un homme à cheval galopant et tirant des coups de pistolet; les gens des fermes venant sur les chemins au passage du saint; les hommes, les femmes, les enfants et les vieux, arrêtant les porteurs, baisant la statue, criant, pleurant, gesticulant; et puis, lorsqu’on repart toujours vite, les femmes qui leur crient:


«- Heureux voyage! garçons!


«Et les hommes qui ajoutent:


«- Le grand saint Gent vous maintienne la force!


«- Et de courir encore, de courir à perdre haleine.


Oh! ce voyage dans la nuit, cette petite troupe partant à la garde de Dieu et de saint Gent, et s’enfonçant dans les ténèbres, dans le désert, pour aller je ne sais où, tout cela, je te le redis, est d’une poésie si profonde et si grande qu’elle vous laisse une impression ineffaçable.»


Le second pèlerinage de Saint Gent est en septembre, et c’est celui où nous allâmes. Comme saint Gent, en somme, n’a été canonisé que par la voix du peuple, les prêtres y viennent peu, les bourgeois encore moins; mais le peuple de la glèbe, dans ce bon saint tout simple qui était de son terroir, qui parlait comme lui, qui, sans temps de longueurs, lui envoie la pluie, lui guérit ses fièvres, le peuple reconnaît sa propre déification et son culte pour lui est si fervent que, dans l’étroite gorge où la légende vit, on a vu, quelquefois, jusqu’à vingt mille pèlerins.


La tradition dit que saint Gent couchait la tête en bas, les pieds en haut, dans un lit de pierre; et tous les pèlerins, dévotement, gaiement, font l’arbre fourchu au lit de saint Gent, qui est une auge dressée; – les femmes mêmes le font aussi, en se tenant, de l’une à l’autre, les jupes décemment serrées.


Nous fîmes l’arbre fourchu dans le lit, comme les autres; nous allâmes, avec ma mère, voir le Fontaine du Loup et la Fontaine de la Vache; et ensuite, entourés de quelques vieux noyers, la chapelle de saint Gent, où se trouve son tombeau et le «rocher affreux», comme dit le cantique, d’où sort, pour les fiévreux, la miraculeuse source.


Or, émerveillé de tous ces récits, de toutes ces croyances, de toutes ces visions, moi donc, l’âme enivrée par la vue de l’endroit, par la senteur des plantes, – encore embaumées, semblait-il, de l’empreinte des pieds du saint, avec la belle foi de ma douzième année, je m’abreuvai au jet d’eau; et (dites ce qu’il vous plaira), à partir de là, je n’eus plus de fièvre. Ne vous étonnez pas si la fille du félibre, si la pauvret Mireille, perdue dans la Crau, mourante de soif, se recommande au bon saint Gent.


O bel et jeune laboureur

qui attelâtes à votre charrue

le loup de la montagne, etc.


(Mireille, chant VIII.)


Souvenir de jeunesse qu’il m’est doux encore de me remémorer.


A mon retour en Avignon eut lieu, pour nous faire poursuivre nos classes, une combinaison nouvelle. Tout en restant pensionnaires chez le gros M. Millet, on nous menait, deux fois par jour, au Collège Royal, pour y suivre comme externes les cours universitaires, et c’est dans ce lycée et de cette façon que, dans cinq ans (de 1843 à 1847), je terminai mes études.


Nos maîtres du collège n’étaient pas, comme aujourd’hui, de jeunes normaliens stylés et élégants. Nous avions encore, dans leurs chaires, les vieux barbons sévères de l’ancienne Université: en quatrième, par exemple, le brave M. Blanc, ancien sergent-major de l’époque impériale, qui, lorsque nos réponses étaient insuffisantes, ex abrupto nous lançait par la tête les bouquins qu’il avait en main; en troisième, M. Monbet, au parler nasillard (il conservait, sur sa cheminée dans un bocal d’eau-de-vie, un fœtus de sa femme); en seconde, M. Lamy, un classique rageur, qui avait en horreur le renouveau de Victor Hugo; enfin, en rhétorique, un rude patriote appelé M. Chanlaire, qui détestait les Anglais, et qui, ému, nous déclamait, en frappant sur son pupitre, les chants guerriers de Béranger.


Je me vois encore, un an, à la distribution des prix dans l’église du collège, avec tout le beau monde d’Avignon qui l’emplissait. J’avais, cette année-là, et je ne sais comment, remporté tous les prix, même celui d’excellence. Chaque fois qu’on me nommait, j’allais chercher, timide, aux mains du proviseur, le beau livre de prix et la couronne de laurier puis, traversant la foule et ses applaudissements, je venais jeter ma gloire dans le tablier de ma mère; et tous considéraient d’un regard curieux, d’un regard étonné, cette belle Provençale qui, dans son cabas de jonc, entassait avec bonheur, mais digne et calme, les lauriers de son fils; puis au Mas, pour les conserver, sic transit gloria mundi, nous mettions lesdits lauriers sur la cheminée, derrière les chaudrons.


Quoi qu’il se fît, pourtant, pour me détourner de mon naturel, comme on ne fait que trop, aujourd’hui plus que jamais, aux enfants du Midi, je ne pouvais me sevrer des souvenances de ma langue, et tout m’y ramenait. Une fois, ayant lu, dans je ne sais plus quel journal, ces vers de Jasmin à Loïsa Puget:


Quand dins l’aire

Pèr nous plaire

Sones l’aire -

De tas nouvellos causous,

Sus la terro tout s’amaiso,

Tout se taiso,

Al refrin que fas souna:

Mai d’un cop se derebelho

E fremis coumo la felho

Qu’un vent fres lai frissouna.


Et voyant que ma langue avait encore des poètes qui la mettaient en gloire, pris d’un bel enthousiasme, je fis aussitôt, pour le célèbre perruquier, une piécette admirative qui commençait ainsi:


Pouèto, ounour de ta maire Gascougno.


Mais, petit criquet, je n’eus pas de réponse. Je sais bien que mes vers, pauvres vers d’apprenti, n’en méritaient guère; cependant, – pourquoi le nier? – ce dédain me fut sensible; et plus tard, à mon tour, quand j’ai reçu des lettres de tout pauvre venant, me rappelant ma déconvenue, je me suis fait un devoir de les bien accueillir toujours.


Vers l’âge de quatorze ans, ce regret de mes champs et de ma langue provençale, qui ne m’avait jamais quitté, finit par me jeter dans une nostalgie profonde.


«Combien sont plus heureux, me disais-je à part moi, comme l’Enfant Prodigue, les valets et les bergers de notre Mas, là-bas, qui mangent le bon pain que ma mère leur apprête, et mes amis d’enfance, les camarades de Maillane, qui vivent libres à la campagne et labourent, et moissonnent, et vendangent, et olivent, sous le saint soleil de Dieu, tandis que je me chême, moi, entre quatre murs, sur des versions et sur des thèmes!»


Et mon chagrin se mélangeait d’un violent dégoût pour ce monde factice où j’étais claquemuré et d’une attraction vers un vague idéal que je voyais bleuir dans le lointain, à l’horizon. Or, voici qu’un jour, en lisant, je crois, le Magasin des Familles, je vais tomber sur une page où était la description de la chartreuse de Valbonne et de la vie contemplative et silencieuse des Chartreux.


N’est-il pas vrai, lecteur, que je me monte la tête, et, m’échappant du pensionnat, par une belle après-midi, je pars, tout seul, éperdument, prenant, le long du Rhône la route du Pont-Saint-Esprit, car je savais que Vaibonne n’en était pas éloigné.


«Tu iras, me dis-je, frapper à la porte du couvent; tu prieras, tu pleureras, jusqu’à ce qu’on veuille te recevoir; puis, une fois reçu, tu vas, comme un bienheureux, te promener tout le jour sous les arbres de la forêt, et, te plongeant dans l’amour de Dieu, tu te sanctifieras comme fit le bon saint Gent.»


Ce ressouvenir de saint Gent, dont la légende me hantait, sur le coup m’arrêta.


«Et ta mère, me dis-je, à laquelle, misérable, tu n’as pas dit adieu, et qui, en apprenant que tu as disparu, va être au désespoir et, par monts et par vaux, te cherchera, la pauvre femme, en criant, désolée comme la mère de saint Gent.!»


Et alors, tournant bride, le cœur gros, hésitant, je gagnai vers Maillane, autant dire pour embrasser, avant de fuir le monde, mes parents encore une fois; mais, à mesure que j’avançais vers la maison paternelle, voilà, pauvre petit, que mes projets de cénobite et mes fières résolutions fondaient dans l’émotion de mon amour filial comme un peloton de neige à un feu de cheminée; et lorsque, au seuil du Mas, j’arrivai sur le tard et que ma mère, étonnée de me voir tomber là, me dit:


– Mais pourquoi donc as-tu quitté le pensionnat avant d’être aux vacances?


– Je languissais, fis-je en pleurant, tout honteux de ma fugue, et je ne veux plus y aller, chez ce gros monsieur Millet.


– où l’on ne mange que des carottes!


Le lendemain, on me fit reconduire, par notre berger Rouquet, dans ma geôle abhorrée, en me promettant, cependant, de m’en libérer bientôt, après les vacances.

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