CHAPITRE V: A SAINT-MICHEL-DE-FRIGOLET

L’Abbaye en ruines. – M. Donnat. – La chapelle dorée. – La Montagnette. – Frère Philippe. – La procession des bouteilles. – Saint Antoine de Graveson. – Le pensionnat en débandade. – Le couvent des Prémontrés.


Quand mes parents eurent vu que la passion du jeu me dévoyait par trop et que je manquais l’école sans discontinuité pour aller tout le jour polissonner dans les champs, avec les petits paysans, ils dirent:


– Faut l’enfermer.


Et, un matin, sur la charrette du Mas, les serviteurs chargèrent un petit lit de sangles, une caisse de sapin pour serrer mes papiers, et, enfin, pour enfermer mes habits et mes hardes, une malle recouverte de peau de porc avec son poil. Et je partis, le cœur gros, accompagné de ma mère qui me consolait en route et du gros chien de garde qu’on appelait le «Juif» pour un endroit nommé Saint-Michel-de-Frigolet.


C’était un ancien monastère, situé dans la Montagnette, à. deux heures de notre Mas, entre Graveson, Tarascon et Barbentane. Les terres de Saint-Michel, à la Révolution, s’étaient vendues au détail pour quelques assignats, et l’abbaye à l’abandon, dépouillée de ses biens, inhabitée et solitaire, restait veuve, là-haut, au milieu d’un désert, ouverte aux quatre vents et aux bêtes sauvages. Certains contrebandiers, parfois, y faisaient de la poudre. Les bergers, lorsqu’il pleuvait, y logeaient leurs brebis dans l’église. Les joueurs des pays voisins: le Pante de Graveson, le Cap de Maillane, le Gelé de Barbentane, le Dangereux de Château-Renard, pour se garer des gendarmes, y venaient en cachette, l’hiver, à minuit, tailler le vendôme, et là, à la clarté de quelques chandelles pâles, pendant que l’or roulait au mouvement des cartes, les jurons, les blasphèmes, retentissaient sous les voûtes, à la place des psaumes qu’on y entendait jadis. Puis, la partie achevée, les bambocheurs buvaient, mangeaient et ribotaient, faisant bombance jusqu’à l’aube.


Vers 1832, quelques frères quêteurs étaient venus s’y établir. Ils avaient remis une cloche dans le vieux clocher roman, et, le dimanche, ils la sonnaient. Mais ils sonnaient en vain, nul ne montait à leurs offices, car on n’avait pas foi en eux. Et comme, à cette époque, la duchesse de Berry avait débarqué en Provence, pour y soulever les Carlistes contre le roi Louis-Philippe, il me souvient qu’on murmurait que ces frères marrons, sous leurs souquenilles noires n’étaient que des miquelets, qui devaient cabaler pour quelque intrigue louche.


C’est à la suite de ces frères qu’un brave Cavaillonnais, appelé M. Donnat, était venu fonder, au couvent de Saint-Michel, par lui acheté à crédit, un pensionnat de garçons.


C’était un vieux célibataire, au teint jaune et bistré, avec cheveux plats, nez épaté, bouche grande et grosses dents, longue lévite noire et les souliers bronzés. Très dévot, pauvre comme un rat d’église, il avait trouvé un biais pour monter son école et ramasser des pensionnaires sans un sou en bourse.


Il allait, par exemple, à Graveson, à Tarascon, à Barbentane ou à Saint-Pierre, trouver un fermier qui avait des fils.


– Je vous apprends, lui disait-il, que j’ai ouvert un pensionnat à Saint-Michel-de-Frigolet. Vous avez là, à votre portée, une excellente institution pour enseigner vos enfants et leur faire passer leurs classes.


– Ho! monsieur, répondait le père de famille, cela est bon pour les gens riches; nous ne sommes pas faits, nous autres, pour donner tant de lecture à nos gars… Ils en sauront toujours assez pour labourer la terre.


– Voyez, faisait M. Donnat, rien n’est plus beau que l’instruction. N’ayez souci pour le paiement. Vous me donnerez, par an, tant de charges de blé, tant de barraux de vin ou tant de cannes d’huile…; puis, après, nous réglerons tout.


Et le bon ménager envoyait ses petits à Saint-Michel-de-Frigolet.


Ensuite, M. Donnat allait trouver, je suppose, un boutiquier, et il lui tenait ce propos:


– Le joli gars que vous avez là! Et comme il a l’air éveillé! Vous ne voudriez pas, peut-être, en faire un pileur de poivre?


– Ah! monsieur, si nous pouvions, nous lui donnerions tout de même un peu d’éducation; mais les collèges sont coûteux, et, quand on n’est pas riche…


– Est-ce besoin de collèges? faisait M. Donnat. Amenez-le à ma pension, là-haut, à Saint-Michel: nous lui apprendrons le latin et nous en ferons un homme… Puis, pour le paiement, nous prendrons taille à la boutique… Vous aurez en moi un chaland de plus, un bon chaland, je vous assure.


Et, du coup, le boutiquier lui confiait son fils.


Un autre jour, il passait devant la maison d’un menuisier, et admettons qu’il aperçût un enfant tout pâlot, qui jouait près de sa mère, dans la rigole de l’évier.


– Mais ce beau mignon, qu’a-t-il? demandait M. Donnat à la maman. Il est bien blême? A-t-il les fièvres, ou mangerait-il de la cendres par malacie?


– Eh non! répliquait la femme, c’est la passion du jeu qui le fait se chêmer. Le jeu, monsieur, lui ôte le manger et le boire.


– Eh bien! pourquoi ne pas le mettre, reprenait M. Donnat, dans mon institution, à Saint-Michel-de-Frigolet? Rien que le bon air, dans une quinzaine de jours, lui aura rendu ses couleurs… Et puis l’enfant sera surveillé et fera ses études; et, ses études faites il aura une place et n’aura jamais tant de peine comme en poussant le rabot.


– Ah! monsieur, quand on est pauvre!


– Ne vous inquiétez pas de ça. Nous avons, par là-haut, je ne sais combien de fenêtres et de portes à réparer… A votre mari, qui est menuisier, je promets, moi, plus d’ouvrage que ce qu’il en pourra faire…, et, bonne femme, nous rognerons sur la pension.


Et voilà! Le mignon allait aussi à Saint-Michel; et ainsi du bouclier, et du tailleur, et d’autres. Par ce moyen, M. Donnat avait recueilli, dans son pensionnat, près de quarante enfants du voisinage, et j’étais du nombre. Sur le tas, quelques-uns, tels que moi, s’acquittaient en argent; mais les trois quarts payaient en nature, en provisions, ou en denrées, ou en travail de leurs parents. En un mot, M. Donnat, avant la République démocratique et sociale, avait tout bonnement, et sans tant de vacarme, résolu le problème de la Banque d’Échange, – qu’après lui, le fameux Proudhon, en 1848, essaya vainement de faire prendre dans Paris.


Un de ces écoliers me reste dans le souvenir. Je crois qu’il était de Nîmes, et on l’appelait Agnel; doux, joli de visage, un air de jeune fille et quelque chose de triste dans la physionomie. Nos gens, à nous, venaient fréquemment nous voir, et, pour nos goûters, nous apportaient des friandises. Mais, Agnel, on eût dit qu’il n’avait pas de parents, car il n’en parlait jamais, personne ne venait le voir, et nul ne lui apportait rien. Une fois, cependant, mais une seule fois arriva un gros monsieur qui lui parla en tête à tête, mystérieux, hautain, pendant une demi-heure à peine. Puis, il s’en alla et ne revint plus. Cela nous laissa croire qu’Agnel était un enfant d’une extraction supérieure, mais né du côté gauche et qu’on faisait élever en cachette à Saint-Michel. Je ne l’ai jamais revu.


Notre personnel enseignant se composait, d’abord, du maître, le bon M. Donnat, lequel, lorsqu’il était présent, faisait les basses classes (mais, la moitié du temps, il était en voyage, pour grappiller des élèves); puis, de deux ou trois pauvres hères, anciens séminaristes, qui avaient jeté le froc aux orties et qui étaient bien contents d’être nourris, blanchis, et de tirer quelques écus; ensuite, d’un prestolet, qu’on appelait M. Talon, pour nous dire la messe; enfin, d’un petit bossu, nommé M. Lavagne, pour professeur de musique. De plus, nous avions un nègre qui nous faisait la cuisine et une Tarasconaise, d’une trentaine d’années, pour nous servir à table et faire la lessive. Enfin, les parents de M. Donnat: le père, un pauvre vieux coiffé d’un bonnet roux, qui allait avec son âne, chercher les provisions, et la mère, une pauvre vieille, en coiffe blanche de piqué, qui nous peignait quelquefois, lorsque c’était nécessaire.


Saint-Michel, en ce temps-là, était beaucoup moins important que ce que, de nos jours, on l’a vu devenir. Il y avait simplement le cloître des anciens moines Augustins, avec son petit préau, au milieu du carré; au midi, le réfectoire, avec la salle du chapitre; puis, l’église de Saint-Michel, toute délabrée, avec des fresques sur les murs, représentant l’enfer, ses flammes rouges, ses damnés et ses démons, armés de fourches, et le combat du diable contre le grand archange, puis, la cuisine et les étables.


Mais en dehors, à part ce corps de bâtisse, il y avait, au midi, une chapelle à contreforts, dédiée à Notre-Dame-du-Remède, avec un porche à la façade. De grosses touffes de lierre en recouvraient les murs et, à l’intérieur, elle était toute revêtue de boiseries dorées qui encadraient des tableaux, de Mignard, disait-on, où était représentée la vie de la Vierge Marie. La reine Anne d’Autriche, mère de Louis XIV, l’avait fait décorer ainsi, en reconnaissance d’un vœu qu’elle avait, dans le temps, fait à la Sainte Vierge, pour devenir mère d’un fils.


Cette chapelle, vrai bijou perdu dans la montagne, à la Révolution, de braves gens l’avaient sauvée en empilant sous le porche un grand tas de fagots qui en cachaient la porte. C’est là que, le matin, – et tous les matins de l’an, – a cinq heures l’été, à six heures l’hiver, on nous menait à la messe; c’est là qu’avec une foi, une foi vraiment angélique, il me souvient que je priais et que nous priions tous. C’est là que, le dimanche, nous chantions messe et vêpres, en tenant à la main nos livres d’Heures et nos Vespéraux, et c’est là que les campagnards, aux jours de grandes fêtes, admiraient la voix du petit Frédéric: car j’avais, à cet âge, une jolie voix claire comme une voix de jeune fille, et, à l’Élévation, lorsqu’on chantait des motets, c’est moi qui faisais le solo; et je me souviens d’un où je me distinguais, paraît-il, spécialement, et où se trouvaient ces mots:


O mystère incompréhensible!


Grand Dieu, vous n’êtes pas aimé.


Devant la petite chapelle, et autour du couvent, étaient quelques micocouliers, auxquels, pour y grimper, nous déchirions nos culottes en allant, quand venait l’automne, cueillir les micocoules, douceâtres et menues, qui pendaient en bouquets. Il y avait aussi un puits, creusé et taillé dans le roc, qui, par un égout souterrain, laissait écouler son eau dans un bassin en contrebas et, de là, arrosait un jardin potager. Sous le jardin, à l’entrée du vallon, un bouquet de peupliers blancs égayait un peu le désert.


Car c’était un vrai désert que ce plateau de Saint-Michel où l’on nous avait mis en cage; et elle le disait bien; l’inscription qui était sur la porte du couvent:


«Voilà qu’en fuyant, je me suis éloigné et arrêté dans la solitude, parce que, dans la cité, j’ai vu l’injustice et la contradiction. J’aurai ici mon repos pour toujours, car c’est le lieu que j ‘ai choisi pour habiter.»


Le vieux couvent était bâti sur le plateau étroit d’un passage de montagne qui devait, autrefois, avoir un mauvais renom, parce qu’il est remarquable que, partout où se trouvent des chapelles consacrées à l’archange Michel, ce sont des endroits solitaires qui avaient dû impressionner.


Les mamelons d’alentour étaient couverts de thym, de romarin, d’asphodèle, de buis, et de lavande. Quelques coins de vigne, qui produisaient, du reste, un cru en renom: le vin de Frigolet; quelques lopins d’oliviers plantés dans les bas-fonds; quelques allées d’amandiers, tortus, noirauds et rabougris, dans la pierraille; puis, aux fentes des rochers, quelques figuiers sauvages. C’était là, clairsemée, toute la végétation de ce massif de collines. Le reste n’était que friche et roche concassée, mais qui sentait si bon! L’odeur de la montagne, dès qu’il faisait du soleil, nous rendait ivres.


Dans les collèges, d’ordinaire, les écoliers sont parqués dans de grandes cours froides, entre quatre murs. Mais nous autres, pour courir nous avions toute la Montagnette. Quand venait le jeudi, ou même aux heures de la récréation, on nous lâchait tel qu’un troupeau et en avant dans la montagne, jusqu’à ce que la cloche nous sonnât le rappel.


Aussi, au bout de quelque temps, nous étions devenus sauvages, ma foi, autant qu’une nichée de lapins de garrigue. Et il n’y avait pas danger que l’ennui nous gagnât.


Une fois hors de l’étude, nous partions comme des perdreaux, à travers les vallons et sur les mamelons.


Dans la chaleur luisante et limpide et splendide, au lointain, les ortolans chantaient: tsi, tsi, bégu!


Et nous nous roulions dans les plantes de thym; nous allions grappiller, soit les amandes oubliées, soit les raisins verts laissés dans les vignes; sous les chardons-rolands, nous ramassions des champignons; nous tendions des pièges aux petits oiseaux; nous cherchions dans les ravins les pétrifications qu’on nomme, dans le pays, pierres de saint Étienne; nous furetions aux grottes pour dénicher la Chèvre d’Or; nous faisions la glissade, nous escaladions, nous dégringolions, si bien que nos parents ne pouvaient nous tenir de vêtements ni de chaussures.


Nous étions déguenillés comme une troupe de bohémiens.


Et tous ces mamelons, ces gorges, ces ravins, avec leurs noms superbes en langue provençale, – noms sonores et parlants où le peuple de Provence, en grand style lapidaire, a imprimé son génie, – comme ils nous émerveillaient! Le Mourre-de-la-Mer, d’où l’on voyait à l’horizon blanchir le littoral de la Méditerranée, au coucher du soleil, nous allions, à la Saint-Jean, y allumer le feu de joie; la Baume-de -l’Argent, où les faux monnayeurs avaient, jadis, battu monnaie; la Roque-Pied -de-Bœuf, où nous voyions gravée une sole bovine, comme si un taureau y eût empreint sa ruade; et la Roque-d ’Acier, qui domine le Rhône, avec les barques et radeaux qui passaient à côté: monuments éternels du pays et de sa langue, tout embaumés de thym, de romarin et de lavande, tout illuminés d’or et d’azur. O arômes! ô clartés! ô délices! ô mirage! ô paix de la nature douce! Quels espaces de bonheur, de rêve paradisiaque, vous avez ouverts sur ma vie d’enfant!


L’hiver, ou lorsqu’il pleuvait, nous demeurions sous le cloître, nous amusant à la marelle, à coupe-tête, au cheval fondu. Et dans l’église du couvent, qui était, nous l’avons dit, complètement abandonnée, nous jouions aux cachettes et nous nous clapissions dans des caveaux béants, pleins de têtes de morts et d’ossements des anciens moines.


Un jour d’hiver, la brise bramait dans les longs couloirs; c’était le soir, avant souper: tous blottis devant nos pupitres, M. Donnat, le maître, nous gardait à l’étude, et l’on n’entendait que nos plumes qui égratignaient le papier et, à travers les portes, le sifflement du vent.


Tout à coup, à l’extérieur, nous entendons une voix sourde, sépulcrale, qui criait: -


– Donnat! Donnat! Donnat! rends-moi ma cloche!


Tous, épouvantés, nous regardâmes le maître, et, pâle comme un mort, M. Donnat descendit lentement de sa chaire, fit signe aux plus grands de l’accompagner dehors, et nous autres, les petits, nous sortîmes tous après, en nous blottissant derrière.


Avec la lune qui donnait, là-haut sur un rocher, en face du couvent, nous vîmes alors une ombre, ou, plutôt, un géant en longue robe noire et qui dans le vent disait:


– Donnat, Donnat, Donnat! rends-moi ma cloche.


D’entendre et de voir cette apparition, nous étions tous là tremblants. M. Donnat ne fit que dire à demi-voix:


– C’est frère Philippe.


Et, sans lui répondre, il rentra au couvent, avec nous tous après, qui le suivions en tournant la tête. Nous nous remîmes, fort troublés, à notre étude. Mais, cette soirée-là, nous n’en sûmes pas plus.


Ce frère Philippe, nous l’apprîmes plus tard, faisait partie paraît-il, de ces sortes d’ermites qui avaient occupé Saint-Michel quelques années avant nous et qui, au clocher vide, avaient mis une cloche. Puis, quand ils étaient partis, comme, on n’emporte pas cela comme un grelot, la cloche était restée sur l’église, là-haut, et, naturellement, M. Donnat l’avait gardée.


Frère Philippe était un bonhomme qui s’était donné pour tâche de remettre en état les ermitages en ruines qu’il y a, de-ci de-là, dans les montagnes de Provence. Je l’ai rencontré quelquefois, longtemps après, grand, maigre, un peu voûté et taciturne, avec sa soutane rapiécée, son chapeau noir à larges bords, et portant sur l’épaule, moitié devant, moitié derrière, un long bissac de toile bleue.


Lorsqu’il avait dessein de restaurer ainsi quelque ermitage à l’abandon, avec le produit de ses quêtes il le rachetait au propriétaire, il en réparait les parois, il y suspendait une cloche. Ensuite, ayant cherché et déniché quelque bon diable qui voulût se faire ermite, il lui octroyait la cellule avec son jardinet, et lui se remettait, en faisant maigre chère, à quêter avec patience, pour relever un autre ermitage.


La dernière fois que je le vis, il en avait rétabli, me dit-il près d’une trentaine. Vétait à la gare d’Avignon où j’allais, comme lui, prendre le train d’une heure et demie. Il faisait rudement chaud, et le pauvre frère Philippe, qui avait, vers ce temps-là, près de quatre-vingts ans, cheminait au soleil, avec sa robe noire, incliné sous son sac, qui était presque plein de blé.


– Frère Philippe, frère Philippe, lui cria un grand gars cravaté et ceinturé de rouge, vous pèse-t-il pas, le sac? Laissez que je le porte un peu.


Et le brave garçon chargea le sac du frère et le porta jusqu’à la salle où l’on donne les billets. Or, ce jeune homme, que je connaissais un peu, était un rouge de Barbentane, et, comme nos démocrates ne frayent pas beaucoup avec les robes noires, cela me rappela le bon Samaritain, tout en me faisant voir la popularité de cet homme du bon Dieu.


Frère Philippe, en dernier lieu, s’était retiré chez des moines qui l’avaient hospitalisé. Mais comme le gouvernement, vers cette époque-là, fit fermer les couvents, le pauvre vieux saint homme alla, je crois, mourir à l’hôpital d’Avignon.


Pour revenir à Saint-Michel, nous avions, ai-je dit, un certain aumônier qu’on appelait M. Talon: petit abbé avignonnais, ragot, ventru, avec un visage rubicond comme la gourde d’un mendiant. L’archevêque d’Avignon lui avait ôté la confession parce qu’il haussait trop le coude et nous l’avait envoyé pour s’en débarrasser.


Or, à la Fête-Dieu, il se trouve qu’un jeudi, on nous avait conduits à Boulbon, village voisin, pour aller à la procession, les grands comme thuriféraires, les petits pour jeter des fleurs, et à M. Talon, bien imprudemment, hélas! on fit les honneurs du dais.


Au moment où les hommes, les femmes, les jeunes filles, déployaient leurs théories dans les rues tapissées avec des draps de lit, au moment où les confréries faisaient au soleil flotter leurs bannières, que les choristes, vêtues de blanc, de leurs voix virginales entonnaient leurs cantiques, et que, pieux et recueillis, devant le Saint-Sacrement, nous autres, nous encensions et répandions nos fleurs, voici que, tout à coup, une rumeur s’élève et que voyons-nous, bon Dieu! le pauvre M. Talon, qui, titubant comme une clochette, avec l’ostensoir aux mains, la cape d’or sur le dos, aïe! tenait toute la rue.


En dînant au presbytère, il avait bu, paraît-il, ou, peut-être, on l’avait fait boire un peu plus qu’il ne faut de ce bon piot de Frigolet qui tape si vite à la tête; et le malheureux, rouge de sa honte autant que de son vin, ne pouvait plus tenir debout… Deux clercs en dalmatique, qui lui faisaient diacre et sous-diacre, le prirent chacun sous un bras; la procession rentra; et pour lors, M. Talon, une fois devant l’autel, se mit à répéter: Oremus, oremus, oremus, et n’en put dire davantage. On l’emmena à deux dans la sacristie.


Mais vous pouvez penser le scandale! Heureusement, encore, que cela se passa dans une paroisse où la dive bouteille, comme au temps de Bacchus, a conservé son rite. Près de Bouibon, vers la montagne, se trouve une vieille chapelle dénommée Saint-Marcellin, et le premier du mois de juin, les hommes y vont processionnellement, en portant tous à la main une bouteille de vin. Le sexe n’y est pas admis, attendu que nos femmes, selon la tradition romaine, jadis ne buvaient que de l’eau; et, pour habituer les jeunes filles à ce régime, on leur disait toujours – et même on leur dit encore – que «l’eau fait devenir jolie»


L’abbé Talon ne manquait pas de nous mener, tous les ans, à la Procession des Bouteilles. Une fois dans la chapelle, le curé de Bouibon se tournait vers le peuple et lui disait:


– Mes frères, débouchez vos bouteilles, et qu’on fasse silence pour la bénédiction!


Et alors, en cape rouge, il chantait solennellement la formule voulue pour la bénédiction du vin. Puis, ayant dit amen, nous faisions un signe de croix et nous tirions une gorgée. Le curé et le maire choquant le verre ensemble sur l’escalier de l’autel, religieusement, buvaient. Et, le lendemain, fête chômée, lorsqu’il y avait sécheresse, on portait en procession le buste de saint Marcellin à travers le terroir, car les Boulbonnais disent:


Saint Marcellin,


Bon pour l’eau, bon pour le vin


Un autre pèlerinage assez joyeux aussi, que nous voyions à la Montagnette et qui est passé de mode, était celui de saint Anthime. Les Gravesonais le faisaient.


Quand la pluie était en retard, les pénitents de Graveson, en ânonnant leur litanies et suivis d’un flot de gens qui avaient des sacs sur la tête, apportaient saint Anthime – un buste aux yeux proéminents, mitré, barbu, haut en couleurs – à l’église de Saint-Michel, et là, dans le bosquet, la provende épandue sur l’herbe odoriférante, toute la sainte journée, pour attendre la pluie, on chopinait dévotement avec le vin de Frigolet; et, le croiriez-vous bien? plus d’une fois l’averse inondait le retour… Que voulez-vous! chanter fait pleuvoir, disaient nos pères.


Mais gare! Si saint Anthime, malgré les litanies et les libations pieuses, n’avait pu faire naître de nuages, les joviaux pénitents, en revenant à Graveson, patatras! pour le punir de ne les avoir pas exaucés, le plongeaient, par trois fois, dans le Fossé des Lones. Ce curieux usage de tremper les corps saints dans l’eau, pour les forcer de faire pleuvoir, se retrouvait en divers lieux, à Toulouse par exemple, et jusqu’en Portugal.


Quand, étant tout petits, nous allions à Graveson avec nos mères, elles ne manquaient pas de nous mener à l’église pour nous montrer saint Anthime, et ensuite Béluguet, – un jacquemart qui frappait les heures à l’horloge du clocher.


Maintenant, pour achever ce qu’il me reste à dire sur mon séjour à Saint-Michel, il me revient comme un songe qu’à la premier an, avant de nous donner vacances, on nous fit jouer les Enfants d’Edouard, de Casimir Delavigne. On m’y avait donné le rôle d’une jeune princesse; et, pour me costumer, ma mère m’apporta une robe de mousseline qu’elle était allée emprunter chez de jeunes demoiselles de notre voisinage, et cette robe blanche fut la cause, plus tard d’un petit roman d’amour dont nous parlerons en son lieu.


La seconde année de mon internat, comme on m’avait mis au latin, j’écrivis à mes parents d’aller m’acheter des livres, et quelques jours après, nous vîmes, du vallon de Roque- Pied-de-Bœuf, monter, vers le couvent, mon seigneur père enfourché sur Babache, vieux mulet familier qui avait bien trente ans et qui était connu sur tous les marchés voisins, – où mon père le conduisait lorsqu’il allait en voyage. Car il aimait tant cette brave bête, que, lorsqu’il se promenait, au printemps, dans ses blés, toujours avec lui il menait Babache; et à califourchon, armé d’un sarcloir à long manche, du haut de sa monture, il coupait chardons et roquettes.


Arrivé au couvent, mon père déchargea un sac énorme qui était attaché sur le bât avec une corde, – et, tout en déliant le lien:


– Frédéric, me cria-t-il, je t’ai apporté quelques livres et du papier.


Et, là-dessus, du sac, il tira, un à un, quatre ou cinq dictionnaires reliés en parchemin, une trimbalée de livres cartonnés (Epitome, De Viris Illustribus, Selectœ Historice, Conciones, etc.), un gros cruchon d’encre, un fagot de plumes d’oie, et puis un tel ballot de rames de papier que j’en eus pour sept ans, jusqu’à la fin de mes études. Ce fut chez M. Aubanel, imprimeur en Avignon, père du cher félibre de la Grenade entr’ouverte (à cette époque, nous étions encore bien loin de nous connaître), que le bon patriarche, avec grand empressement, était allé faire pour son fils cette provision de science.


Mais, au gentil monastère de Saint-Michel-de-Frigolet, je n’eus pas le loisir d’user force papier. M. Donnat, notre maître, pour un motif ou pour l’autre, ne résidait pas dans son établissement, et, quand le chat n’y est pas, comme il disait, les rats dansent. Pour quêter des élèves ou se procurer de l’argent, il était toujours en course. Mal payés, les professeurs avaient toujours quelque prétexte pour abréger la classe, et quand les parents venaient, souvent ils ne trouvaient personne.


– Où sont donc les enfants?


Tantôt le long d’un gradin soutenant un terrain en pente, nous étions à réparer quelque mur en pierres sèches. Tantôt nous étions par les vignes où à notre grande joie, nous glanions des grappillons ou cherchions des morilles. Tout cela n’amenait pas la confiance à notre maître. De plus, le malheur était que, pour grossir le pensionnat, M. Donnat prenait des enfants qui ne payaient rien ou pas grand’chose, et ce n’étaient pas ceux qui mangeaient le moins aux repas. Mais un drôle d’incident précipita la déconfiture.


Nous avions pour cuisinier, je l’ai déjà dit, un nègre et pour domestique femme, une Tarasconaise, qui était, dans la maison, la seule de son sexe. (Je ne compte pas la mère de notre principal, qui avait au moins soixante-dix ans.) Or, on sait que le diable ne perd jamais son temps, – notre fille de service, un jour, comme on dit ici, se trouva «embarrassée», et ce fut, dans le pensionnat, un esclandre épouvantable.


Qui disait que la maritorne était grosse du fait de M. Donnat lui-même, qui affirmait qu’elle l’était du professeur d’humanités, qui de l’abbé Talon, qui du maître d’études.


Bref, en fin de compte, la charge fut mise sur le dos du nègre. Celui-ci, qui se sentait peut-être suspect à bon droit, soit par colère, soit par peur, fit son sac, et parfit; et la Tarasconaise, qui avait gardé son secret, déguerpit, à son tour, pour aller déposer son faix.


Ce fut le signal de la débandade; plus de cuisinier, plus de brouet pour nous; les professeurs, l’un après l’autre, nous laissèrent sur nos dents. M. Donnat avait disparu. Sa mère, la pauvre vieille, nous fit, quelques jours encore, bouillir des pommes de terre. Puis, son père, un matin, nous dit:


– Mes enfants, il n’y a plus rien pour vous faire manger: il faut retourner chez vous.


Et soudain, comme un troupeau de cabris en sevrage qu’on élargit du bercail, nous allâmes, en courant, avant de nous séparer, arracher des touffes de thym sur la colline, pour emporter un souvenir de notre beau quartier du ‘Thym (1). Puis, avec nos petits paquets, quatre à quatre, six à six, qui en amont, qui en aval, nous nous éparpillâmes dans les vallons et les sentiers, mais non sans retourner la tête, ni sans regret à la descente.


(1) Frigo1et, en provençal Ferigoulet, signifie «lieu où le thym abonde»


Pauvre M. Donnat! Après avoir essayé, de toutes les manières et d’un pays à l’autre, de remonter son institution (car nous avons tous notre grain de folie), il alla, comme frère Philippe, finir, hélas! à l’hôpital.


Mais, avant de quitter Saint-Michel-de-Frigolet, il faut dire un mot, pourtant, de ce que l’antique abbaye devint après nous autres. Retombée de nouveau à l’abandon pendant douze ans, un moine blanc, le Père Edmond, à son tour, l’acheta (1854) et y restaura, sous la loi de saint Norbert, l’ordre de Prémontré, – qui n’existait plus en France. Grâce à l’activité, aux prédications, aux quêtes de ce zélateur ardent, le petit monastère prit des proportions grandioses. De nombreuses constructions, avec un couronnement, de murailles crénelées, s’y ajoutèrent à l’entour; une église nouvelle, magnifiquement ornée, y éleva ses trois nefs surmontées de deux clochers. Une centaine de moines ou de frères convers peuplèrent les cellules, et, tous les dimanches, les populations voisines y montaient à charretées pour contempler la pompe de leurs majestueux offices; et l’abbaye des Pères Blancs était devenue si populaire que, quand la République fit fermer les couvents (1880), un millier de paysans ou d’habitants de la plaine vinrent s’y enfermer pour protester en personne contre l’exécution des décrets radicaux. Et c’est alors que nous vîmes toute une armée en marche, cavalerie, infanterie, généraux et capitaines, venir, avec ses fourgons de son attirail de guerre, camper autour du couvent de Saint-Michel-de-Frigolet et, sérieusement, entreprendre le siège d’une citadelle d’opéra-comique, que quatre ou cinq gendarmes auraient, s’ils avaient voulu, fait venir à jubé.


Il me souvient que le matin, tant que dura l’investissement, – et il dura toute une semaine, – les gens partaient avec leurs vivres et allaient se poster sur les coteaux et les mamelons qui dominent l’abbaye pour épier, de loin, le mouvement de la journée. Le plus joli, c’étaient les filles de Barbentane, de Boulbon, de Saint-Remy ou de Maillane, qui, pour encourager les assiégés de Saint-Michel, chantaient avec passion, et en agitant leurs mouchoirs:


Provençaux et catholiques,


Notre foi, notre foi, n’a pas failli:


Chantons, tous tressaillants,


Provençaux et catholiques.


Tout cela, mêlé d’invectives, de railleries et de huées à l’adresse des fonctionnaires, qui défilaient farouches, là-bas, dans leurs voitures.


A part l’indignation qui soulevait dans les cœurs l’iniquité de ces choses, le Siège de Caderousse, par le vice-légat Sinibaldi Doria, – qui a fourni à l’abbé Favre le sujet d’une héroïde extrêmement comique, était, certes, moins burlesque que celui de Frigolet; et aussi un autre abbé en tira-t-il un poème qui se vendit en France à des milliers d’exemplaires. Enfin, à son tour, Daudet, qui avait déjà placé dans le couvent des Pères Blancs son conte intitulé l’Élixir du Frère Gaucher, Daudet, dans son dernier roman sur Tarascon, nous montre Tartarin s’enfermant bravement dans l’abbaye de Saint-Michel.

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