Tout le ciel ? demanda Alice.

— « Étendez-vous, Alice. Vous vous tordrez le cou dans cette position. C’est un objectif à pesanteur. » Il vit leur ahurissement. « Vous savez qu’un champ de pesanteur courbe la lumière ? Bon. Je peux créer un champ qui gauchit la lumière en un foyer. Il est lenticulaire, il a la forme d’une plaquette sanguine. Voilà comment j’obtiens ma lumière solaire. Sol vu par un objectif à pesanteur avec une lentille de diffusion pour me donner un ciel bleu. Un bénéfice marginal est que l’objectif disperse la lumière allant dans l’autre sens, de sorte que l’on ne voit pas Kobold avant de passer juste au-dessus. »

Roy leva les yeux vers les soleils tout proches. « Voilà un beau résultat.

— C’est le Sagittaire, dans la direction du noyau galactique. Je n’ai pas encore trouvé ce maudit vaisseau, mais il fait route sur de jolies lumières, n’est-ce pas ? » Brennan toucha une commande, et le ciel se mit à glisser pour les dépasser, comme à l’intérieur d’un vaisseau spatial qui, plus rapide que la lumière, se déplacerait à travers un amas circulaire.

« Qu’arrivera-t-il quand vous l’aurez trouvé ? s’enquit Roy.

— Je vous l’ai dit. J’ai tout répété dans ma tête une centaine de fois. C’est comme si je l’avais vécu auparavant, de toutes les manières possibles. Mon astronef est une copie de celui dont s’est servi Phssthpok, à quelques raffinements près. Je peux monter à trois pesanteurs avec le statoréacteur seul, et j’ai mis deux cents ans de travail sur les armes dans la capsule de fret.

— Je pense tout de même…

— Je sais ce que vous pensez. C’est en partie à cause de moi que vous n’avez pas eu de guerres depuis si longtemps. Vous êtes donc devenus un peu mous, et cela vous rend encore plus aimables, tant mieux. Mais nous sommes dans une situation de guerre.

— Vraiment ?

— Que savez-vous sur les Pak ?

Roy ne répondit pas.

« Un vaisseau Pak va arriver. Si le Pak en question découvre jamais la vérité sur nous, il essaiera de nous exterminer. Il peut réussir. Que diable, je vous l’ai dit ! Je suis le seul homme à avoir jamais rencontré un Pak. Je suis le seul homme qui pourrait jamais en comprendre un. »

Roy se hérissa. L’arrogance de ce type ! « Alors où est-il, ô Brennan l’omniscient ? »

Un autre aurait pu hésiter, être gêné. Pas Brennan. « Je ne le sais pas encore.

— Où devrait-il être ?

— Sur sa route vers Alpha du Centaure. D’après la force du signal… » Brennan manipula un instrument, et le ciel dériva brusquement à côté d’eux en sillons de lumière. Roy battit des paupières, lutta contre un vertige.

Les étoiles tremblèrent en s’arrêtant. « Là. Au milieu.

— Est-ce de là que viennent vos curieux produits chimiques ?

— Plus ou moins. Ce n’est pas exactement une source centrale.

— Pourquoi Alpha du Centaure ?

— Parce que Phssthpok serait allé presque dans la direction opposée. La plupart des étoiles naines jaunes des environs sont du même côté de Sol. Les soleils du Centaure constituent une exception.

— Ainsi, ce deuxième Pak chercherait autour du système du Centaure, et s’il ne trouvait pas Wunderland, il poursuivrait sa route en s’éloignant de Sol.

— C’était ma meilleure hypothèse. Mais, dit Brennan, la direction de ses jets de gaz montre qu’il arrive tout droit. Je dois supposer maintenant qu’il a attendu que Phssthpok s’en aille d’ici. J’ai expédie le vaisseau de Phssthpok vers Wunderland. Je dois supposer que cette astuce ne l’a pas dupé. Si Phssthpok n’est pas parti d’ici, c’est peut-être parce qu’il a trouvé ce qu’il cherchait. Donc, Pak numéro 2 va arriver ici.

— Et où serait-il à présent ? »

Le ciel dériva encore une fois. Des soleils brillants accompagnés de petits soleils, de gaz un peu lumineux et de nuages de poussière, tout un panorama de l’univers se déroula et s’immobilisa. « Là.

— Je ne le vois pas.

— Moi non plus.

— Par conséquent, vous ne l’avez pas trouvé. Prétendez-vous encore comprendre les Pak ?

— Oui. » Brennan n’hésita pas un instant. Pendant tout le temps qu’il le connut, Roy Truesdale ne le vit hésiter qu’en une seule occasion. « S’ils font quelque chose d’imprévu, c’est à cause d’un changement dans leur environnement.

— Pourrait-il y avoir beaucoup de vaisseaux ? interrogea soudain Alice.

— Non. Pourquoi les Pak nous enverraient-ils une flotte ?

— Je n’en sais rien. Mais ils seraient plus loin que vous le supposez d’après la densité de vos curieux produits chimiques. Et plus difficiles à détecter. » Assise en tailleur sur le plancher, elle avait la tête rejetée en arrière pour voir les étoiles. Brennan n’avait pas l’air de l’écouter – il manipulait les commandes du télescope – mais elle continua. « Les jets de gaz seraient moins nets. Et si les Pak étaient plus loin, ils se déplaceraient plus vite, n’est-ce pas ? Vous auriez des particules d’une vitesse supérieure.

— Pas s’ils portaient davantage de fret, répondit Brennan. Cela les freinerait. » Le ciel dériva vers eux, se brouilla. « Mais c’est tellement invraisemblable ! Il n’y a qu’une seule hypothèse qui cadrerait. Excusez-moi, je vous prie : c’est un vrai jeu de patience que de bien attraper ces champs. » L’étendue étoilée s’éclaira à demi, puis se brouilla de nouveau. « De toute façon, j’aurais été obligé de le faire. Ensuite, nous pourrons tous cesser de nous tracasser. »

La brume céleste se condensa en de durs points blancs. Il n’y avait plus de soleils géants dans le champ de vision.

En revanche, il y avait deux cents points bleus environ, tous de la même dimension, minuscules, bien séparés, dans un grand déploiement hexagonal.

« Je ne le croyais pas, ma foi, murmura Brennan. La coïncidence me semblait trop extraordinaire.

— C’est… c’est toute une flotte ! » Roy se sentit horrifié, au bord de la panique. Une flotte Pak, arrivant ici – et Brennan, le protecteur de l’Homme, qui ne l’avait pas prévu !

Il avait fait confiance à Brennan.

« Ils sont sans doute plus nombreux, dit Brennan. Les autres sont plus loin vers le noyau galactique. Trop loin pour que je les voie avec mes instruments. Une deuxième vague. Peut-être une troisième.

— Ceux-ci ne suffisent-ils pas ?

— Non. Ne comprenez-vous pas, Roy ? Un événement s’est produit dans le noyau galactique. C’est le seul motif qui ait pu conduire aussi loin tant d’astronefs. Ils ont évacué le monde Pak. Or, je ne vois pas suffisamment de vaisseaux pour que cette évacuation ait réussi, même si je tiens compte des guerres qu’ils ont dû se livrer entre eux, avec chaque protecteur essayant d’embarquer ses descendants sur les premiers vaisseaux. »

De petites lueurs bleues sur un ciel d’étoiles trop brillantes. Tout cela, à cause de petites lueurs bleues ?

Alice se massa le cou. « Qu’a-t-il pu se produire ?

— N’importe quoi. Des trous noirs se promenant à travers les soleils du noyau, prenant de plus en plus de masse, et vagabondant peut-être trop près des Pak. Ou une certaine sorte de vie née dans l’espace. Ou le noyau galactique explosant en une éruption de supernovæ : cela est arrivé dans d’autres galaxies. Ce qui m’ennuie, c’est que l’événement ait dû se produire maintenant !

— Ne voyez-vous pas d’autre explication ?

— Aucune qui cadre. Et il s’agit moins d’une coïncidence qu’il n’y paraît, ajouta Brennan d’un air las. Phssthpok a construit le meilleur système astronomique depuis des millénaires, pour dresser la carte de sa route aussi loin que possible. Après son départ, ils ont dû regarder dans toutes les directions, et ils ont vu quelque chose… Des supernovæ dans un rassemblement serré de vieux soleils. Des étoiles qui disparaissaient. Des régions où la lumière était déformée. C’est tout de même une coïncidence de Finagle. Vraiment, je n’y croyais…

— Vous n’aviez peut-être pas envie d’y croire, dit Alice.

— Non, sûrement !

— Pourquoi ici ? Pourquoi venir vers nous ?

— Vers le seul monde habitable connu à l’extérieur du noyau galactique ? Sans compter que nous avons eu le temps de leur en trouver quelques autres.

— Oui. »

Brennan les regarda bien en face. « Avez-vous faim ? Moi, j’ai une faim de loup. »


Tout au fond du labyrinthe de la Relativité d’Esher, il y avait une cuisine miniature. D’un certain point de vue, c’était un palier mais, d’un autre, c’était un mur – un mur qui contenait des placards avec des ustensiles variés, un évier, deux fours, une plaque rabattante avec deux brûleurs. La matière première était en vrac près du mur : une courge, un melon, deux lapins dont le cou avait été rompu, des carottes, un céleri, des épices.

« Voyons à quelle vitesse on peut faire la cuisine », dit Brennan. Il devint aussitôt un tournoiement de bras et de mains. Roy et Alice reculèrent prudemment. L’une de ses mains maniait un couteau qui traçait des éclairs argentés : en un rien de temps, les carottes furent émincées en rondelles et les lapins semblèrent se découper tout seuls.

Roy se sentait désorienté, débranché des réalités. Ces petites lueurs bleues au-dessus de la salle de la tour n’avaient à première vue aucun rapport avec une flotte d’êtres supérieurs qui seraient décidés à exterminer le genre humain. Et cette agréable scène domestique ne l’aidait guère à clarifier ses idées. Pendant qu’un étranger armé d’un couteau préparait leur repas, Roy Truesdale regardait par la grande porte du château un paysage couché de travers.

« Tous ces aliments proviennent du jardin, n’est-ce pas ? Pourquoi ne vouliez-vous pas tout à l’heure que nous mangions un fruit ou un légume ?

— Il existe toujours un risque, Roy : le virus de l’arbre de vie aurait pu se répandre. La cuisson le tue, et il est à peu près impossible qu’il puisse vivre quelque part tant que je n’ai pas arrosé le sol d’oxyde de thallium. » Brennan continua de parler sans lever les yeux ni interrompre son ouvrage. « Lorsque je me suis détaché de la Terre, j’ai dû affronter une énigme de Finagle. Je ne manquais pas de provisions, mais ce dont j’avais besoin, c’était du virus qui se trouvait dans les racines de l’arbre de vie. J’ai essayé de le cultiver dans différentes choses : des pommes, des grenades… » Il leur lança un coup d’œil pour voir s’ils avaient compris l’allusion. « J’ai obtenu une variante qui pouvait se développer dans une patate douce. C’est alors que j’ai su que je pourrais survivre par ici. »

Brennan avait disposé les lapins et les légumes comme pour une nature morte. Il posa la marmite sur le feu. « Ma cuisine disposait de toutes sortes de produits surgelés. Par bonheur, j’aimais bien manger. Plus tard, je suis allé chercher des graines sur la Terre. Je n’ai jamais été en danger ; je pouvais toujours revenir chez moi. Mais je n’aimais pas ce qui arriverait à la civilisation si je le faisais. » Il se retourna. « À dîner dans un quart d’heure. »

Elle demanda : « N’étiez-vous pas très seul ?

— Si. » Brennan tira une table du plancher : une épaisse plaque de bois, assez lourde pour exiger l’effort des muscles de Brennan. Il regarda Alice. Peut-être devina-t-il qu’elle s’attendait à une réponse moins laconique. « Voyons, j’aurais été très seul partout. Vous le savez bien.

— Non. Vous auriez été le bienvenu. »

Brennan donna l’impression de s’esquiver sur une tangente. « Roy, vous êtes déjà venu ici. L’aviez-vous deviné ? »

Signe de tête affirmatif de Roy.

« Comment ai-je effacé ce seul compartiment de votre mémoire ?

— Je l’ignore. Personne ne sait. » Intérieurement, Roy se tendit.

« La chose la plus simple du monde. Tout de suite après vous avoir étourdi, j’ai pris un enregistrement de votre cerveau. De votre mémoire dans sa totalité. Avant de vous abandonner dans les Pinnacles, j’ai complètement lavé votre cerveau, puis j’y ai réintroduit l’enregistrement. C’est plus compliqué que cela – le processus exige de l’A.R.N. mémoire, et des champs électriques très complexes – mais je n’ai pas à sélectionner les souvenirs que je désire supprimer. »

La voix à peine perceptible de Roy. « Brennan, c’est horrible.

— Pourquoi ? Parce que vous avez été quelque temps un animal privé d’intelligence ? Je n’allais pas vous laisser dans cet état. J’ai fait cela une vingtaine de fois, et je n’ai jamais eu un accident. »

Roy frissonna. « Vous ne comprenez pas. C’est un certain moi qui a passé quatre mois avec vous. Il a disparu. Vous l’avez tué.

— Vous commencez à comprendre. »

Roy le regarda sans ciller. « Vous aviez raison. Vous êtes différent. Vous seriez seul partout. »

Brennan mit la table. Il présenta des chaises à ses hôtes. Il opérait avec le manque de précipitation qui est l’apanage du maître d’hôtel bien stylé. Il fit le service, en se servant la moitié du plat, puis il s’assit et mangea avec la voracité d’un loup affamé. Il liquida très proprement son assiette, mais il termina bien avant eux. Ils remarquèrent un renflement assez net sous son sternum.

« Les situations critiques me donnent faim, dit-il. Et maintenant vous voudrez bien m’excuser. Ce n’est pas poli, mais il y a une guerre à gagner. » Et il s’en alla, sprintant comme un coureur sur une piste en cendrée.


Pendant les quelques jours qui suivirent, Roy et Alice eurent l’impression qu’ils étaient les invités non désirés d’un hôte parfait. Ils ne virent pas beaucoup Brennan. Chaque fois qu’ils l’apercevaient dans le décor de Kobold, il courait comme un fou. Il s’arrêtait pour leur demander s’ils se plaisaient, il leur indiquait quelque chose qu’ils n’avaient peut-être pas remarqué, puis il repartait – et toujours au pas de course.

Ou bien ils le retrouvaient dans le laboratoire où il procédait à des réglages toujours plus précis de son « télescope ». Dans le champ, ils ne voyaient qu’un seul vaisseau spatial, sur un fond de naines rouges et de nuages de poussière interstellaire : une flamme de fusion, une lueur d’hélium jaune virant au bleu, qui étincelait sur les bords.

Il leur parlait volontiers, mais sans interrompre son travail. « C’est une reproduction du modèle de Phssthpok, leur dit-il avec une évidente satisfaction. Avec une bonne chose, ils ne font pas de bêtises. Voyez-vous le point noir au centre de la flamme ? C’est la capsule de fret qui se présente la première en décélération. Et elle est plus grande que celle de Phssthpok ; les engins se déplacent plus lentement que lui à cette distance. Ils ne sont pas aussi proches de la vitesse de la lumière. Ils ne seront pas ici avant cent soixante-douze ou cent soixante-treize années.

— Tant mieux.

— Tant mieux pour moi, en principe tout au moins. La capsule de fret la première, et les reproducteurs dans la capsule de fret en sommeil hibernal. Arrangement vulnérable, vous ne trouvez pas ?

— Pas à deux cent trente contre un.

— Je ne suis pas fou, Roy. Je ne vais pas les attaquer moi-même. J’irai chercher du secours.

— Où ?

— Sur Wunderland. C’est le plus près.

— Quoi ? Non. C’est la Terre qui est le plus près. »

Brennan se retourna. « Êtes-vous fou ? Je ne vais même pas avertir la Terre. La Terre et la Zone représentent quatre-vingts pour cent de l’espèce humaine, y compris tous mes descendants. Leur meilleure chance consiste à ne pas participer à la guerre. Si un autre monde livre la bataille, et la perd, les Pak pourront encore se désintéresser de la Terre pendant quelque temps.

— Ainsi vous vous serviriez des habitants de Wunderland comme d’un appât. Vous ne le leur direz pas ?

— Ne faites pas la bête. »


Ils se promenèrent dans Kobold en essayant de se tenir à l’écart de Brennan. Mais il survenait d’une manière imprévisible, surgissant au petit trot de derrière un gros rocher ou d’un bosquet, toujours pressé ou perfectionnant sa condition physique en vue d’un combat qu’il ne précisait pas. Il portait constamment la même veste. Il ne s’embarrassait pas de pudeur, et pour cause, il n’avait nul besoin de se protéger contre les éléments, mais il lui fallait des poches. Roy avait cru deviner que, dans l’une des grandes, il avait plié une combinaison pressurisée.

Un jour, il les surprit à proximité de l’une des cabanes. Il les conduisit à un sas, d’où il leur montra quelque chose qui se trouvait de l’autre côté du mur vitré intérieur.

Une sphère argentée, de deux mètres cinquante de diamètre, qui avait l’éclat d’un miroir, flottait à l’intérieur d’une vaste cavité à parois rocheuses.

« Il faut un champ de pesanteur rudement étudié pour la maintenir ici, dit Brennan. Du neutronium. »

Roy émit un petit sifflement.

« Ne serait-elle pas instable ? dit Alice. Elle est trop petite.


— Elle le serait sûrement si elle n’était pas dans un champ de stase. Je l’ai fabriquée sous pression, puis je l’ai entourée d’un champ de stase avant qu’elle puisse me sauter à la figure. Mais il y a plus de matière au-dessus d’elle. Croiriez-vous que la pesanteur de surface est de huit millions de g ?

— Ma foi, oui. » Le neutronium était à la densité maximale que pouvait atteindre la matière : les neutrons étaient coincés les uns contre les autres sous des pressions plus fortes que celles existant au centre de la plupart des étoiles. Seule une hypermasse serait plus dense, et une hypermasse ne serait plus de la matière : juste une source de gravitation.

« J’avais songé à la laisser ici en guise de leurre, pour le cas où un vaisseau Pak passerait par ici. Mais ils sont trop nombreux. Je ne peux pas les laisser découvrir Kobold. Ce serait me dénoncer.

— Vous allez donc anéantir Kobold ?

— J’y suis obligé. »

Tantôt ils préparaient eux-mêmes leurs repas – en évitant les pommes de terre et les patates douces, conformément aux instructions de Brennan. Tantôt Brennan faisait la cuisine. Il ne restait jamais à table pour bavarder avec eux quand il avait fini de manger. Il prenait du poids, mais tout ce poids s’en allait dans les muscles, et ses grandes articulations noueuses lui donnaient toujours l’aspect d’un squelette.

Il était d’une politesse parfaite. Jamais il ne les faisait taire.

« Il nous traite comme des petits chats, dit Alice à Roy. Il est très affairé, mais il veille à ce que nous soyons bien nourris et, quelquefois, il s’arrête pour nous gratter l’oreille.

— Ce n’est pas sa faute. Nous ne pouvons rien faire pour l’aider. Je voudrais qu’il y ait quelque chose…

— Moi aussi. » Elle était allongée sur l’herbe dans la chaude lumière du soleil qui avait pris une curieuse couleur. Brennan avait retiré la lentille de diffusion de l’objectif à pesanteur qui représentait le Soleil. La lumière gênait sa vision. Le ciel était noir, maintenant. Le Soleil était plus grand, plus obscur ; il n’aurait fait aucun mal à l’œil d’un homme.

Il avait mis un terme à la rotation de Kobold afin de pouvoir plus facilement ajuster les multiples champs de pesanteur. À présent, il y avait toujours du vent. Il sifflait dans la nuit permanente qui entourait le laboratoire de Brennan ; il rafraîchissait la chaleur de midi sur ce côté de la sphère gazonnée. Les plantes n’avaient pas encore commencé à mourir, mais c’était une question de temps.

« Cent soixante-dix ans. Nous ne saurons jamais comment tout cela se terminera, dit Alice.

— Nous pourrions vivre jusque-là.

— Je suppose que oui.

— Brennan doit avoir plus de virus de l’arbre de vie qu’il ne lui en faut. » Elle frémit. Il éclata de rire.

Elle se redressa. « Nous allons devoir partir bientôt.

— Regarde. »

Une tête s’agita dans la cascade. Un bras émergea et leur fit signe. Brennan nageait vers eux à travers l’étang : ses bras tourbillonnaient comme des hélices.

« Il faut que je nage comme un dément, leur dit-il. Je suis plus lourd que l’eau. Comment vous sentez-vous ?

— Bien. Comment va la guerre ?

— Assez bien. » Brennan leva une poignée de bobines dans un sac hermétique en plastique. « Des cartes d’étoiles. Je suis à peu près paré. Si je pouvais inventer une grande arme nouvelle que j’emmènerais, je passerais un an à la fabriquer.

— Nous avons des armes dans notre astronef. Vous pouvez les prendre, dit Roy.

— D’accord, avec mes remerciements. Qu’avez-vous apporté ?

— Des pistolets lasers et des fusils.

— Ma foi, ils ne pèseront pas beaucoup. Merci. » Brennan se retourna vers l’étang.

« Hé ! »

Brennan fit demi-tour. « Quoi ?

— Pourriez-vous utiliser un autre genre d’aide ? » Cette question lui sembla absurde.

Brennan le dévisagea un long moment. « Oui, dit-il. Mais n’oubliez pas que c’est vous qui me l’avez demandé.

— D’accord », répondit Roy d’une voix ferme. La sensation dite du De quoi je me mêle à présent ? Lui était devenue familière.

« Je voudrais que vous m’accompagniez. »

Roy en eut le souffle coupé.

Alice intervint. « Brennan ? Si vous avez vraiment besoin d’aide, je suis volontaire moi aussi.


— Désolé, Alice. Je ne peux pas vous utiliser. »

Elle regimba. « Vous ai-je dit que j’étais un policier spécialisé ? Spécialisé dans les armes, les engins spatiaux, la poursuite…

— Vous êtes également enceinte. »

Brennan, si extraordinairement accommodant pour tout, avait le don de lâcher des bombes dans une conversation sans avoir l’air de s’en rendre compte. Alice balbutia : « Je suis enceinte ?

— Aurais-je manqué de tact ? Ma chère, vous pouvez espérer un heureux événement…

— Comment le savez-vous ?

— Les hormones ont provoqué quelques changements évidents. Voyons, cela ne peut pas être pour vous une surprise totale. Vous avez dû oublier…

— … oublier ma dernière pilule, acheva-t-elle à sa place. Je sais. Je rêvais d’avoir un enfant, mais c’était avant toute cette histoire Vandervecken, et ensuite… Roy, tu as été le seul. Je croyais que tous les Terriens…

— Non. J’ai le droit d’avoir un enfant. D’où penses-tu que viennent les nouveaux Terriens ? Je te l’aurais dit, mais jamais…

— Alors, cesse d’avoir l’air aussi démonté. » Elle se leva et l’enlaça. « Je suis fière. Tâche de mettre cela dans ta grosse tête.

— Moi aussi, je suis fier. » Il sourit en se forçant un peu. Bien entendu, il avait envie d’être père. Mais… « Mais que faisons-nous maintenant ? »

Elle parut troublée, mais ne répondit pas.

Tout échappait très rapidement à son contrôle. Brennan avait largué trop de bombes d’un seul coup. Roy ferma les yeux de toutes ses forces, comme si cela allait apporter une solution. Lorsqu’il les rouvrit, Brennan et Alice l’observaient toujours.

Alice était enceinte.

De petites lueurs bleues.

« Je… je partirai, leur dit-il. Je ne te fuis pas, mon amour », ajouta-t-il aussitôt d’une voix pressante. Il avait étreint trop vite les épaules d’Alice. « Nous allons apporter un enfant au monde. À ce même monde qui, par une étrange coïncidence, est maintenant l’objectif de… deux cent trente…

— J’ai localisé la deuxième vague, dit Brennan.

— Bon Dieu ! Comme si j’avais besoin d’entendre ça ! »

Alice, d’une main, lui caressa la bouche. « Je comprends, mon fidèle équipage. Je pense que tu as raison. »

Et l’air s’emplit d’une odeur de ponts brûlés…


Ils se tenaient sous les branches de l’unique grand arbre ; ils attendaient. Brennan s’activait avec un poste de contrôle portatif qu’il avait retiré de sa veste. Roy ne faisait que regarder.

Le monoplace vieux de deux cents ans ressemblait à un court insecte à long dard ; les filets de fret déployés comme des ailes diaphanes, le dard brillait au bout d’une lumière actinique. Le bruit qu’émettait le vaisseau était un véritable hurlement. Brennan avait passé un jour entier à apprendre à Alice comment l’utiliser, l’entretenir, le réparer. Roy n’aurait pas cru qu’un jour suffirait, mais du moment que Brennan était satisfait… Et elle s’en tirait bien. Elle s’éleva tout droit, puis vira doucement dans ce qui avait été le soleil.

Roy se sentit pris d’une envie subite, le sentiment que s’il ne faisait pas quelque chose maintenant, tout de suite, il s’engageait pour la vie. Mais le moment était passé depuis longtemps. Il se contenta de regarder.

Le Soleil prenait un aspect curieux. Brennan avait manipulé l’objectif à pesanteur, pour le transformer en un système de lancement pour le monoplace. Pendant que Roy regardait, le Soleil dériva légèrement à gauche pour attraper le plein centre du monoplace.

Alice avait disparu.

« Elle n’aura aucune difficulté, affirma Brennan. Je suis sûr qu’elle se débrouillera très bien avec ce vaisseau. Il n’est pas qu’une relique. Il a pris une importance historique, et j’ai fait quelques changements intéressants dans…

— Mais oui », murmura Roy. Il vit que l’herbe se mourait, que les feuilles de l’arbre jaunissaient. Brennan avait vidé l’étang qui n’était plus qu’une mer de vase peu profonde. Kobold avait déjà perdu sa magie.

Brennan lui tapa sur l’épaule. « Allons-y ! » Il se dirigea vers l’étang, y pénétra. Roy le suivit en grimaçant. La vase fraîche giclait entre ses orteils.

Brennan s’arrêta, enfonça un bras profondément dans la boue, et tira. Une porte métallique se leva avec un bruit de succion. La porte d’un sas.


Et puis tout se passa très vite. Le sas aboutissait à une salle de commandes très encombrée, avec deux sièges et un écran de vision de trois cent soixante degrés au-dessus d’un tableau de bord semblable à celui de tous les astronefs. « Utilisez les courroies si vous voulez, dit Brennan. Si nous commettons une erreur maintenant, de toute façon, nous serons morts.

— Ne devrais-je pas connaître…

— Non. Vous pourrez passer l’inspection du véhicule, tant qu’il vous plaira, une fois que nous serons en route. Vous aurez un an pour cela.

— Pourquoi tant de hâte ? »

Brennan lui lança un regard oblique. « Ayez un peu de cœur, Roy. Je suis resté par ici plus longtemps que toute la vie de votre grand’Estelle. » Il mit en marche l’écran de vision.

Ils flottaient à l’intérieur du trou dans l’anneau de Kobold.

Brennan enfonça un bouton.

Kobold recula violemment. « Je vais nous donner un départ de course, dit Brennan.

— Bien. »

Kobold ralentit, s’arrêta, puis se dressa comme le poing d’un dieu de la guerre. Roy ne put s’empêcher de pousser un cri. Ils sortirent du néant en un instant avec l’espace noir devant eux.

Roy tourna son siège pour regarder derrière lui, mais Kobold avait déjà disparu, et Sol était une étoile parmi d’autres.

« Grossissons cela », dit Brennan. Sol devint beaucoup plus important – la vue s’étendait sur une section rectangulaire de l’écran – et ils revirent Kobold qui reculait. Sur un nouveau grossissement, Kobold remplit l’écran.

Brennan enfonça un bouton rouge.

Kobold commença à se replier sur soi-même, comme si une main invisible la chiffonnait. Les rochers tournaient dans tous les sens, s’embrasaient, la chaleur les faisait virer au jaune. Roy eut mal à l’âme et au cœur. C’était comme s’il assistait à un bombardement de Disneyland.

« Qu’avez-vous fait ? demanda-t-il.

— J’ai coupé les générateurs de pesanteur. Je ne pouvais pas les laisser ici pour que les Pak les découvrent. Plus ils mettront de temps à trouver des produits façonnés autour de Sol, plus nous serons loin. » Kobold était tout jaune, en fusion, minuscule. « Dans quelques minutes, la boule de neutronium aura fait le reste. En se refroidissant, il sera pratiquement introuvable. »

Kobold n’était plus qu’un point blanc éblouissant.

« Et la suite du programme ?

— Pendant un an, deux mois et six jours, rien. Voulez-vous passer l’inspection de l’astronef ?

— Rien ?

— Ce que je veux dire par là, c’est que nous ne ferons aucune accélération pendant tout ce temps. Regardez. » Les doigts de Brennan volèrent sur le tableau de bord. L’écran de vision obéit, montra une carte de Sol et de ses environs jusqu’à vingt-cinq années-lumière.

« Nous sommes ici, à Sol. Nous sommes en route vers ce point, qui se trouve juste entre Alpha du Centaure et l’étoile de Van Maanen. Lorsque nous allumerons le vaisseau Pak, nous serons en direction de la flotte des Pak. Ils ne pourront pas connaître notre vitesse vers eux sans connaître notre vitesse de propulsion, et ils ne connaîtront pas du tout notre composante transversale. Ils seront obligés de supposer que je viens de l’étoile de Van Maanen et me dirige vers Alpha du Centaure. Je ne tiens pas à les ramener vers Sol.

— Cela me paraît sensé, admit Roy un peu à contrecœur.

— Allons faire notre petit tour, dit Brennan. Plus tard, nous entrerons dans les détails. Je voudrais que vous soyez capable de piloter cet astronef s’il m’arrivait quelque chose. »


Brennan l’appelait le Hollandais Volant. Bien qu’il renfermât des vaisseaux, ce n’était guère un vaisseau. « Si vous vous montrez difficile et pointilleux là-dessus, je pourrais vous affirmer que nous naviguons, dit gaiement Brennan. Il y a des marées, des vents photoniques, et des nuages de poussière qui pourraient nous mettre en pièces.

— Mais vous avez fait toutes les manœuvres directionnelles au décollage.

— Bien sûr. Mais je pourrais nous doter d’une voile poussée par le vent photonique s’il le fallait. Seulement je n’y tiens pas. Nous serions plus visibles. »

Le Hollandais Volant était une matrice de rocher presque entièrement creusée. Trois grandes cavités renfermaient les éléments d’un statoréacteur Bussard de style Pak. Brennan l’avait baptisé Protecteur. Une autre avait été agrandie pour loger le vaisseau-cargo de Roy Truesdale. D’autres cavités étaient des chambres.

Il y avait un jardin hydroponique. « Interdit, déclara Brennan. L’arbre de vie. N’entrez jamais ici. »

Il y avait une salle de culture physique. Brennan montra à Roy comment régler les machines pour les muscles d’un reproducteur. La pesanteur était pratiquement nulle à bord du Hollandais Volant. Il faudrait qu’ils prennent tous deux de l’exercice.

Il y avait un atelier de mécanique.

Il y avait un télescope : grand, mais tout à fait classique. « À partir de maintenant, je ne veux pas me servir de générateurs de pesanteur. Je veux que nous ressemblions à un rocher. Plus tard, nous ressemblerons à un vaisseau Pak. »

Roy pensa que ce serait superflu. « Il s’écoulera la moitié de cent soixante-treize ans avant que les Pak ne découvrent une trace de ce que nous faisons maintenant.

— Peut-être. »

Pendant les premières semaines de leur voyage, ils ne firent pas grand-chose en dehors de l’entraînement auquel Brennan soumit Roy Truesdale pour lui apprendre à se servir de l’astronef. Il l’initia aux différences qui existaient entre le vaisseau de Phssthpok et celui de Brennan. « Je ne sais pas combien de temps nous aurons besoin de ce camouflage, lui dit Brennan. Peut-être définitivement. Peut-être pas. Cela dépend. »

Brennan transforma donc le module de commande en salle de cours, en accrochant des détecteurs aux appareils de contrôle et en surveillant la puissance absorbée de l’extérieur. Roy apprit à se maintenir constamment à zéro g virgule quatre-vingt-douze. Il apprit aussi à frôler les champs de façon à brouiller légèrement les gaz d’éjection. Le propulseur de Phssthpok était moins bien réglé que celui de Brennan, en raison de son voyage de trente et un mille années-lumière.

Le module de commande était beaucoup plus spacieux que Roy ne l’avait imaginé. « Phssthpok ne disposait pas d’autant de place, je suppose ?

— Non. Phssthpok était obligé de transporter des vivres, de l’air et du matériel de recyclage pour la bagatelle de mille années. Moi, non. Et pourtant nous n’aurons pas beaucoup de place… mais nous nous distrairons. Phssthpok ne possédait pas notre technologie à ordinateur, ou il ne s’en servait pas.

— Je me demande pourquoi.

— Un Pak ne voit pas l’intérêt qu’il y a à prendre une machine pour penser à sa place. Il pense déjà trop bien… et cela lui plaît trop, d’ailleurs. »

L’intérieur de la capsule de fret, en forme de larme, n’avait rien de commun avec celle du vaisseau extra-terrestre qui s’était aventuré dans le système solaire deux siècles plus tôt. Sa cargaison était la mort. Il pouvait éjecter de lourds avions à réaction et se battre lui-même. Son plus long axe était un laser. Une grosse tuyère, parallèle au laser, pouvait engendrer un champ magnétique dirigé. « En principe, pour perturber les champs d’un statoréacteur Bussard à monopôles. Évidemment, cela pourrait ne pas lui faire grand mal si vos calculs de temps ne sont pas justes. » Lorsque Roy eut appris à s’en servir – et ce fut long car il ignorait à peu près tout de la théorie des champs – Brennan voulut lui enseigner le bon moment.

Alors, Roy se révolta.

Il n’avait pas trouvé spécialement agréables les deux derniers mois. Il était retourné à l’école, unique élève d’un professeur qu’il ne pouvait ni fuir ni baratiner. Retomber dans l’enfance ne lui plaisait pas du tout. Il regrettait les espaces libres de la Terre. Il regrettait Alice. Les femmes lui manquaient, que diable ! Et il en avait encore pour cinq ans…

Cinq ans, puis le reste de son existence sur Wunderland. Il ne connaissait presque rien du Wunderland ; il savait seulement que sa population était peu nombreuse et dispersée, que sa technologie était à peine adéquate. Un paradis pastoral, peut-être ; un joli site pour y vivre… jusqu’à l’arrivée de Brennan. Car une fois Brennan arrivé, le Wunderland serait sur pied de guerre.

« La flotte Pak est à cent soixante-treize ans de distance, protesta-t-il. Nous serons sur Wunderland dans cinq ans. Qu’est-ce qui vous fait croire que vous aurez besoin d’un artilleur ? Au fond, que fais-je ici ? »

Brennan s’accrocha au rebord de la tuyère propulsive d’une bombe à fusion. « Figurez-vous que j’ai appris l’humilité. Il y a longtemps, je pensais à rechercher une flotte Pak, mais je ne l’ai pas fait. Simplement parce que la probabilité était trop faible. Eh bien, je ne veux plus prendre de risques !

— Quels risques ? Nous savons où se trouve la flotte Pak.

— Je ne voulais pas vous inquiéter. Ce n’est qu’une idée générale.

— M’inquiéter ! Je crève d’ennui !

— Très bien. Alors revenons un peu en arrière, dit Brennan. Nous savons où se trouve la première flotte, et nous connaissons son importance. La deuxième n’a pas été lancée pour un autre vol de trois cents ans. Tout ce que j’ai découvert à son sujet est une source inégale de ces mêmes éjections chimiques, décentrée par rapport à la première flotte, et se déplaçant un peu plus vite. Elle ne collerait pas directement à la première flotte. Cela lui dévorerait trop de carburant.

— Est-elle forte ?

— Moins nombreuse. De l’ordre de cent cinquante vaisseaux, en supposant qu’ils n’aient pas modifié la fabrication, ce qui est possible. Je n’en sais rien.

— Y a-t-il une troisième flotte ?

— Dans l’affirmative, je ne la détecterai jamais. Ils ont dû aller loin pour trouver de nouvelles ressources qui leur permettent de construire la deuxième flotte. Peut-être ont-ils été obligés de creuser des mines dans des mondes appartenant à des systèmes voisins et de construire là leurs vaisseaux. Combien de temps leur faudrait-il pour construire une troisième flotte ? Si elle existe, elle est trop loin pour moi. Mais l’intéressant est qu’il faut qu’il y ait une dernière flotte.

— Que voulez-vous dire ?

— Je suggère simplement que, après le départ de la dernière flotte – la deuxième, la troisième ou la quatrième, peu importe – quelques protecteurs ont dû rester derrière. Probablement ceux qui n’avaient pas de descendants reproducteurs. Pourquoi seraient-ils restés ? En partie pour faire de la place sur les vaisseaux, et en partie parce qu’ils pouvaient rendre service sur Pak.

— Sur un monde désert ? Comment ?

— En construisant par exemple une flotte de reconnaissance. »

Ce n’était pas la première fois que Roy se posait des questions sur l’équilibre mental de Brennan. Les changements intervenus dans sa physiologie, plus deux cent vingt ans de solitude… Mais si Brennan souffrait d’un dérangement quelconque, il devait être aussi trop intelligent pour se trahir.

Avec douceur, Roy objecta : « Mais votre flotte de reconnaissance se trouverait à cinq cents ans au moins derrière les autres ?

— Cela paraît idiot, n’est-ce pas ? Mais ils sont libres de procéder à certaines expériences. Ils ne sont pas tenus à une fabrication éprouvée parce qu’ils ne risquent que leur propre vie. Ils n’ont pas besoin d’une capsule de fret. Ils pourraient naviguer indéfiniment à trois pesanteurs… En tout cas, moi, je le pourrais. Cela réduirait le poids de leur ravitaillement, parce que leur voyage serait moins long. Une fois les reproducteurs partis, libre à eux de se lancer dans toutes sortes de choses : pourquoi n’auraient-ils pas ouvert de nouvelles mines de métaux en déclenchant des éruptions dans l’écorce de Pak ?

— Vous avez une belle imagination !

— Merci. Ce que je voudrais dire, c’est qu’ils ont pu projeter de dépasser la première vague des vaisseaux de réfugiés à peu près là où les télescopes Pak ne sont plus suffisants pour reconnaître le territoire. À partir de là, ils guident la flotte. Vous crevez toujours d’ennui ?

— Non. Mais vous rêvez tout éveillé. Il est possible qu’ils n’aient jamais construit ces vaisseaux hypothétiques. Possible aussi que les astronefs de reconnaissance n’aient pas été épargnés par le je ne sais quoi qui a provoqué le départ précipité des autres du noyau galactique.

— Et qui, Sacrebleu, a pu rattraper la troisième vague et frôler la deuxième. Ou bien les vaisseaux de reconnaissance ont été détruits. Ou bien – j’insiste, de peur que vous ne voyiez mal l’importance de mes hypothèses – ils risquent d’arriver maintenant.

— Vous ne les avez pas repérés ?

— Comment ! Avec tout le ciel à fouiller ? Ils ne nous tomberaient pas dessus directement. Ils convergeraient vers Sol de plusieurs directions. C’est ce que je ferais à leur place. N’oubliez pas ce qu’ils s’attendent à trouver : un monde où des protecteurs Pak gouvernent une civilisation vieille de deux cents ans. C’est assez de temps pour coloniser un monde vierge, avec pour commencer une population de… oh !, trente millions de reproducteurs de tous âges auraient donné à Phssthpok près de trois millions de nouveaux protecteurs. Les vaisseaux de reconnaissance ne voudraient pas révéler la position de leur flotte.

— Oui, oui…

— Il y a une chose que je peux faire, mais il me faudra quelques journées de travail pour fabriquer les instruments. Tout d’abord, je vais m’assurer que vous êtes capable de vous battre avec cet astronef. Regagnons la capsule du système de survie. »


Un champ magnétique dirigé agiterait violemment le plasma interstellaire en étant dirigé vers un statoréacteur Bussard. Utilisé comme arme, il pouvait servir à guider l’écoulement du plasma à travers le vaisseau même. Le tireur devrait varier ses coups, sinon un pilote ennemi pourrait corriger les effets de l’arme. Si la densité de l’hydrogène local était inégale, cela lui nuirait. Si le plasma était localement assez dense, l’ennemi ne pourrait même pas couper son propulseur sans être réduit en cendres. Les champs de compression avaient notamment pour but de protéger le vaisseau contre les particules de rayons gamma qu’il brûlait comme carburant.

« Touchez-le près d’une étoile si vous avez le choix, dit Brennan. Et ne le laissez pas vous rendre la pareille. »

Le laser était plus sûrement mortel s’il atteignait un vaisseau. Mais un astronef ennemi serait à une distance d’au moins plusieurs secondes-lumière au début d’un combat. Petite cible fuyante donc, avec une image retardée de secondes ou de minutes. Les ailes d’un champ de compression seraient une cible plus facile.

Les bombes guidées étaient variées : de simples bombes à fusion, ou des bombes lançant des jets de plasma brûlant à travers un champ de compression, ou de la vapeur de carbone pour provoquer de brusques sauts d’intensités dans le taux de combustion, ou une demi-tonne de radon pressurisé dans un champ de stase. Des morts simples, ou compliquées. Il y avait aussi des ballons d’argent destinés à leurrer l’ennemi.

Roy apprenait.

L’anéantissement de Kobold datait de près de trois mois, et Roy faisait la guerre. Ces derniers temps, il avait pris plaisir à des combats simulés, mais celui-ci ne l’amusa pas du tout. Brennan multipliait par trop les difficultés ! Les éclaireurs Pak avaient utilisé une force propulsive de trois g jusqu’à ce qu’ils eussent croisé son sillage, et alors vlan ! Six g, et ils se rapprochaient. Quelques-uns de ses missiles se perdirent : les éclaireurs devaient agir sur le guidage. Leurs deux astronefs esquivèrent son laser avec une telle aisance qu’il l’éteignit. Ils s’étaient servis de lasers contre lui, non seulement contre son astronef mais contre la constriction du champ derrière lui, là où se rencontraient et fusionnaient les atomes d’hydrogène, de sorte que Protecteur avançait par à-coups et que Roy s’inquiétait pour les ancrages du générateur. Les Paks lancèrent des bombes à des vitesses folles, sans doute grâce à un accélérateur linéaire. Il dut les esquiver en zigzaguant lentement au hasard. Protecteur n’était pas très facile à manœuvrer.

Il avait passé trois jours dans le module du système de survie ; il y avait mangé et bu, remplacé le sommeil par des pilules stimulantes. À force de jouer cette partie avec Brennan, il commençait à dérailler. À l’intérieur de vaisseaux dont il ne pouvait déduire la présence qu’aux instruments, il imaginait des visages aussi durs que celui de Brennan.

Deux éclaireurs convergeant derrière lui, il en atteignit un avec le champ magnétique dirigé, et il vit son champ de compression exploser et disparaître.

Ce fut alors qu’il s’aperçut qu’il y avait deux paires de vaisseaux en tandem. Ah ! Ce maudit Brennan ! Il avait touché le vaisseau de tête, mais le vaisseau suivant était toujours là… et ralentissait. Pour une raison ou pour une autre, la perte de son leader l’avait freiné. Roy se concentra sur la seconde paire qui continuait à se rapprocher.

Il tenta un virage. Deux vaisseaux accouplés devaient être moins manœuvrables qu’un seul… et une heure plus tard il constata qu’il s’était trompé. Il n’avait tourné que d’une fraction de minute d’arc, mais ils avaient viré encore plus sec. Il réussit cependant de nouvelles esquives.

Il essaya quelques-unes de ses armes sur le vaisseau solitaire qui se trouvait derrière lui.

Alors la moitié de son tableau d’armes devint rouge, et il se demanda ce qui avait explosé dans la capsule arrière. Probablement cet idiot de projecteur ; il avait voulu creuser un trou dans le champ de compression du solitaire. Il paria qu’il avait raison, et que l’explosion avait endommagé son laser qui autrement aurait pu lui rendre service. Il décocha une salve de bombes par le côté de la capsule de fret opposé à l’explosion. Le vaisseau de tête de la seconde paire s’embrasa et mourut.

Il en restait deux : les vaisseaux arrière des deux paires, qui allaient moins vite que sa propre accélération. Il hésita un peu, puis il prit le large en continuant d’esquiver les missiles et les rayons de lasers.

Les éclaireurs se rapetissèrent. Il les regarda qui diminuaient… et puis non : l’un d’eux ne diminuait pas… finalement il comprit que celui-là avait pris de l’accélération et fonçait derrière lui à quelque chose comme huit g.

Roy faillit crier : « Brennan ! Quel tour me jouez-vous ? »

Mais il se contint, parce qu’il avait deviné : le second vaisseau consommait la propre éjection de Protecteur ! Peu importait comment : c’était comme ça, et c’était la raison pour laquelle ils se déplaçaient en tandem.

Il lâcha deux demi-tonnes de radon en débranchant les jets.

Le radon a une brève demi-vie ; il faut qu’il soit maintenu en stase. Le générateur était à l’extérieur de l’enveloppe de la bombe, et compose partiellement de fer doux. Le champ de compression de l’ennemi le déchira en deux. Une minute plus tard, le radon était dans la constriction, et des choses incroyables se produisirent : le radon fusionnant avec des éléments transuraniens, puis fissionnant immédiatement. La constriction explosa. Le champ de compression étincela comme l’arbre de Noël d’un grand magasin devenu fou. Le vaisseau Pak flamboya et ne fut plus qu’un petit point blanc en train de s’effacer du ciel.

Le dernier vaisseau Pak était loin derrière.

Roy eut du mal à retrouver ses esprits. Il ne cessait de se répéter : ce n’est pas réel, c’est uniquement un simulacre. Il sursauta violemment lorsque la tête inhumaine de Brennan passa à travers le twing.

Puis, il cria : « Qu’est-ce que c’était que cette histoire de ce vaisseau qui consommait mes gaz ?

— Je savais bien que vous soulèveriez ce lièvre, répondit Brennan. Je vous l’expliquerai en détail mais, d’abord, commentons la bataille.

— Au diable la bataille !

— Vous vous êtes bien comporté, dit Brennan. Il ne reste pas grand-chose de votre capsule d’armes, mais ce sera bien si vous ne rencontrez plus d’autres éclaireurs. Vous n’avez pas de carburant de réserve pour vous mettre en orbite autour de Wunderland ; vous en avez trop utilisé. Mais vous pourrez abandonner Protecteur et atterrir avec le vaisseau-cargo.

— Charmant. Et très rassurant. Dites-moi à présent comment un vaisseau de reconnaissance Pak peut consommer ma propre éjection et venir se frotter à ma tuyère arrière !

— C’est une disposition possible. En réalité, c’est celle que je vais me mettre à rechercher, parce qu’elle est facile à trouver. Je vous le montrerai mieux avec des diagrammes. »


Roy s’était un peu calmé quand ils arrivèrent à la salle de commande du Hollandais Volant. Mais il tremblait. Trois jours sur le siège de pilotage de Protecteur l’avaient épuisé.

Brennan le regarda. « Voulez-vous que nous remettions cela à plus tard ?

— Non.

— Bien. Je serai bref. Considérons ce que fait votre champ de compression. Il prend de l’hydrogène interstellaire sur une route de cinq mille kilomètres de large. Il l’engouffre par l’intermédiaire des champs magnétiques, le serre et le comprime assez fort et assez longtemps pour produire une fusion. Ce qui en sort est de l’hélium, un petit peu d’hydrogène en excédent, et des produits de fusion d’un ordre élevé.

— D’accord.

— C’est aussi un courant chaud, assez compact, qui finira par se disperser dans le vide, comme les gaz d’éjection d’une fusée. Mais supposez qu’un vaisseau vous suive, ici… » Brennan projeta des images sur l’écran : deux petits vaisseaux, le second à cent cinquante kilomètres derrière le premier. Il étendit un large cône devant le vaisseau de tête, le faisant presque converger en un point derrière lui. Une aiguille avec le vaisseau en sa pointe – le bouclier de protection – introduisait l’hydrogène survenant dans une constriction en forme d’anneau.

« Vous êtes en train d’amasser du carburant pour lui. Son champ de compression n’est large que de cent cinquante kilomètres… » Brennan dessina un cône plus étroit. « … ce qui lui procure un meilleur contrôle sur son flux de carburant. Il est déjà chaud et dense. Il brûle mieux, en fusion d’un ordre plus élevé. Les gaz d’éjection doivent être riches en béryllium.

— C’est justement l’une des choses qu’ont pu essayer les Pak qui sont restés les derniers. Le vaisseau de tête ne serait rien d’autre qu’un compresseur : pas de carburant à bord, pas de moteur incorporé, pas de fret. Il faudrait le remorquer jusqu’à la vitesse de statoréaction. Le vaisseau qui suit est plus lourd, mais a une poussée plus grande.

— Vous pensez que c’est ce qui nous attend ?

— C’est possible. Il y a d’autres hypothèses. Deux vaisseaux autonomes, maintenus ensemble par un générateur de pesanteur et qui, au moment décisif, pourraient se séparer. Ou bien le vaisseau de tête étant le vaisseau proprement dit, le vaisseau arrière qu’un simple dispositif de postcombustion. De toute façon, je pourrai les trouver. Ils produiront des fréquences de béryllium comme une enseigne au néon dans le ciel. Tout ce qui me reste à faire est de construire le détecteur.

— Besoin d’aide ?

— Peut-être. Allez dormir. Dans un mois, nous procéderons à un nouvel exercice de tir simulé. »

Roy s’immobilisa sur le seuil. « Aussi long ?

— Rien que pour vous maintenir en forme. Vous êtes parfaitement prêt. Mais faites davantage attention à ce projecteur électromagnétique. Lorsque vous vous réveillerez, je vous montrerai ce que les éclaireurs Pak lui ont fait.

— Ce que vous lui avez fait.

— Ce qu’ils auraient fait. Allez dormir. »


Brennan ne bougea pas de l’atelier de mécanique pendant trois jours. S’il dormit, il dormit là. Et ce fut là qu’il avala ses repas. Comme il y faisait un bruit infernal, une vibration bourdonnante ébranlait le rocher du Hollandais Volant.

Roy lut deux vieux romans mémorisés dans l’ordinateur. Flottant dans les cavernes et les couloirs de roche nue, il était oppressé par la sensation d’être devenu un troglodyte. Aussi s’entraîna-t-il jusqu’à épuisement dans la salle de culture physique. La chute libre lui avait coûté un peu de tonicité musculaire. Il fallait remédier à cela.

Après des recherches sur Wunderland, il trouva à peu près les renseignements qu’il prévoyait.

G : 61 p. cent.

Population : 1024 000 habitants.

Zone colonisée : 7 500 000 kilomètres carrés.

Ville principale : Munchen, avec 600 habitants.

Adieu, vie citadine ! Mais en y réfléchissant, Munchen ressemblerait probablement à New York quand il y arriverait.

Le quatrième jour, il s’aperçut que l’atelier était silencieux ; il y découvrit Brennan apparemment endormi. Il allait repartir quand Brennan ouvrit les yeux et se mit à parler.

« Vous comptez trop sur ces longs virages lents, dit-il. Pour esquiver les armes Pak, le bon moyen est de faire varier votre poussée. Ne cessez pas d’ouvrir et de fermer la constriction dans le champ de compression. Lorsqu’ils lancent quelque chose comme une impulsion de laser dans la constriction, ouvrez-la. Rien ne risque de provoquer une fusion si vous ne comprimez pas assez le plasma. »

Roy ne s’énerva pas. Il commençait à s’habituer au fait que Brennan revenait souvent sur des sujets qui avaient paru épuisés lors de discussions précédentes. Il se borna à dire : « Ce dernier vaisseau aurait pu le faire lorsque je lui ai lancé du radon.

— Naturellement, à condition qu’il l’ait fait assez vite. À de bonnes vitesses de statoréaction, le vilain devrait se trouver dans la constriction avant de savoir qu’il a atteint le champ de compression, surtout si vous n’y avez pas mis de poussée de fusée. C’était bien raisonné, Roy. Une chose à vous rappeler toujours : ne suivez jamais un vaisseau en chasse. Il peut lancer trop de choses dans votre champ de compression. Espérons que, dans une bataille, ce sera nous qui ferons la chasse. »

Roy se souvint du motif de sa visite. « Il y a deux jours que vous n’avez pas déjeuné. J’ai pensé que…

— Je n’ai pas faim. Mon prisme est au four, et il faut que j’attende qu’il refroidisse.

— Je pourrais vous apporter…

— Non, merci.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

— Ne vous ai-je pas dit que mes réactions étaient prévisibles ? S’il n’y a pas d’éclaireurs Pak dans le voisinage, vous pourriez aussi bien aller tout seul à Wunderland. Presque tout ce que je sais sur les Pak est mémorisé dans l’ordinateur. Lorsqu’un protecteur sent qu’on n’a pas besoin de lui, il ne mange pas.

— En somme, vous espérez que nous trouverons des Pak en reconnaissance ? »

Brennan rit. Un semblant de petit rire, sans que sa bouche remuât. Sa face n’était pas dure, au sens exact du terme : elle ressemblait à du cuir ridé. C’était sa bouche qui faisait penser à une carapace dure. La bouche recèle trop d’expressions humaines.

Au soir du même jour, il sortit en remorquant cent cinquante kilos d’appareils qui comprenaient notamment un gros prisme de cristal solide. Il ne voulut pas que Roy l’aidât à le tirer, mais ils montèrent le tout ensemble au foyer du télescope du Hollandais Volant. Roy lui apporta un sandwich et l’obligea à le manger. Ce rôle de mère juive l’irritait, mais pas plus que l’idée d’aller seul à Wunderland.

Le cinquième jour vers midi, Brennan avait disparu quand Roy vint le chercher. Roy le découvrit dans la seule pièce qui lui était interdite, le jardin hydroponique. Brennan s’agitait devant un réservoir ouvert : il mangeait des patates douces, l’une après l’autre.


Le prisme projeta le spectre d’un arc-en-ciel en travers d’une surface blanche. Brennan désigna une raie vert clair. « La lumière du béryllium virant au bleu, dit-il. Et les raies de l’hélium sont là-haut dans le violet. Le béryllium ordinaire se situe dans l’infra-rouge.

— Virant au bleu. » N’importe quel étudiant savait ce que cela signifiait. « Il descend droit sur nous.

— Peut-être pas. Il vient vers nous, mais peut-être pas directement. Nous ne sommes qu’à deux semaines-lumière de Sol, et il s’en trouve à une année-lumière. Or, je pense qu’il est en train de décélérer. Je vais vérifier si nous pouvons capter son éjection. Mais je pense qu’il se dirige vers Sol.

— C’est pire, Brennan.

— Ce n’est pas bon, voilà tout. Nous le saurons dans un mois. À ce moment-là, il aura fait du chemin. Nous aurons un parallaxe sur lui.

— Un mois ! Mais…

— Calmez-vous. Quelle distance peut-il franchir en un mois ? Il se tient très en dessous de la vitesse de la lumière, et nous marchons sans doute plus vite que lui. Un mois ne nous coûtera pas grand-chose – et il faut que je sache combien ils sont, où ils sont, et où ils vont. Il faut également que je fabrique quelque chose.

— Quoi ?

— Un truc. J’y ai songé après notre découverte de la flotte Pak, lorsque j’ai vu que des éclaireurs pourraient se promener dans les environs. Les calculs sont dans l’ordinateur. »


Roy ne redoutait pas la solitude. Il redoutait son vis-à-vis. Brennan était un étrange compagnon, et Protecteur serait bien encombré quand ils quitteraient finalement le Hollandais Volant. Pendant une huitaine de jours, Roy se tint à l’écart de l’observatoire pour savourer consciencieusement sa solitude. Dans la salle désertée de culture physique, il flottait à une certaine hauteur, balançant en larges cercles ses bras et ses jambes. Plus tard, il aurait envie de se souvenir de la salle. Même cette boule de rocher à demi creusée était trop petite pour un homme qui aurait préféré escalader une montagne.

Un jour, il proposa un nouvel exercice de tir simulé. Les simulacres de Brennan qui représentaient des vaisseaux de reconnaissance Pak seraient plus précis maintenant. Mais Brennan refusa. « Vous n’en saurez jamais plus sur le combat contre les Pak. Est-ce que cela vous épouvante ?

— Bon Dieu, oui !

— Heureux de l’apprendre. »

Un autre jour, Brennan ne se trouvait pas dans le laboratoire. Roy se mit à sa recherche. Plus il chercha, plus il s’entêta ; mais Brennan ne semblait être nulle part à bord.

Il se posa finalement la question : Comment Brennan résoudrait-il ce problème ? Par la logique. S’il n’est pas à l’intérieur, c’est qu’il est dehors. De quoi pourrait-il avoir besoin dehors ?

Bien sûr. Du vide, et d’un accès à la surface.

L’arbre, le gazon, la vase du fond de l’étang étaient gelés, desséchés et morts. Les étoiles étaient brillantes, mystérieuses, plus réelles que sur un écran de vision. Roy les imagina comme un champ de bataille : les mondes invisibles comme des territoires à conquérir, les enveloppes gazeuses autour des étoiles comme des pièges mortels pour un guerrier imprudent.

Il aperçut la torche de Brennan.

Brennan travaillait dans le vide à fabriquer… quelque chose.

Sa combinaison pressurisée remise à neuf semblait à la fois étrangère et anachronique ; le dessin du torse était un détail de Dali : une Madone et l’Enfant, très beaux. Un morceau de pain flottait à l’intérieur de la fenêtre dans le torse de l’Enfant, qui le regardait avec des yeux réfléchis d’adulte.

« Ne vous approchez pas trop, dit Brennan dans le micro de son scaphandre. J’ai eu beaucoup de temps pour bricoler cette boule de roche pendant que je façonnais Kobold. Il y a des dépôts d’éléments purs sous tout ce paysage.

— Que construisez-vous ?

— Quelque chose qui devrait démolir de loin un générateur de pesanteur polarisée. Si la pesanteur artificielle est ce dont ils se servent pour maintenir leurs vaisseaux en tandem, ils devront la polariser pour la faire fonctionner à des distances pareilles. Nous savons qu’ils savent comment. Ils mettront le générateur sur le second vaisseau, parce que c’est celui qui produit assez d’énergie excédentaire pour maintenir le champ.

— Et s’ils utilisent autre chose ?

— Eh bien, j’aurai perdu un mois ! Mais je ne crois pas qu’ils se servent de câbles. En régime de décélération, même un câble Pak ne résisterait pas aux gaz d’éjection du vaisseau arrière. Je pourrais croire qu’ils ont tout chargé sur le vaisseau arrière et utilisé le vaisseau de tête simplement comme un statoréacteur Bussard réduit à un compresseur. Mais ils perdraient de la puissance et de la manœuvrabilité.

« J’ai essayé de dessiner moi-même un vaisseau de reconnaissance Pak. Ce n’est pas facile parce que j’ignore ce qu’ils se sont procuré. La pire chose à laquelle je puisse penser, de notre point de vue, serait deux vaisseaux autonomes avec des générateurs de champ de compression, lourds et complexes. De cette façon, si vous perdez deux vaisseaux de tête dans une bataille, vous pouvez relier les vaisseaux arrière, et vice versa.

— Je vois.

— Mais je ne le crois pas. Plus ils mettent d’appareils dans chaque vaisseau, moins nombreux sont ceux qu’ils achèvent. Je pense qu’ils ont cherché un compromis. Le vaisseau de tête est un statoréacteur Bussard, construit pour le combat, mais pas tellement différent du nôtre. C’est le vaisseau arrière qui est compliqué, avec le générateur réglable de champ de compression. Vous pourriez relier deux vaisseaux arrière, mais pas deux vaisseaux de tête. De toute façon, les vaisseaux de tête sont plus vulnérables. Vous vous en êtes aperçu.

— Donc, ces éclaireurs sont plus coriaces que ceux contre lesquels je me suis battu.

— Et ils sont trois.

— Trois ?

— Ils se présenteront dans un cône, par… vous souvenez-vous de la carte de l’espace autour de Sol ? Il y a une région presque exclusivement composée de naines rouges, et c’est par là qu’ils viendront. À mon avis, leur idée est de dresser la carte d’une route de salut pour la flotte, dans le cas où elle aurait des ennuis du côté de Sol. Autrement, ils feront le nécessaire pour que Sol soit propre, puis ils continueront vers d’autres étoiles naines jaunes. Pour l’instant, ils sont tous à une année-lumière environ de Sol, et séparés par huit mois-lumière. »

Roy leva les yeux. Ou, dans le champ de bataille… ? Il trouva Sol facilement, mais il ne parvint pas à se rappeler la direction du premier éclaireur. Il frissonna dans sa combinaison, bien qu’elle n’eût jamais été plus confortable : Brennan l’avait retapée.

« Il pourrait y en avoir davantage.

— J’en doute, répondit Brennan. Je n’ai plus trouvé de traces de béryllium sur aucune autre fréquence.

— Supposez qu’ils viennent par un et non par deux. Ils auraient l’air de vaisseaux Bussard ordinaires.

— Je ne le crois pas. Ils ont besoin de se voir mutuellement. Si un éclaireur disparaît, les autres veulent le savoir.

— Très bien. Maintenant il faut que nous les tenions à l’écart de Sol. Si nous servions d’appât ?

— Pourquoi pas ? »

Roy attendit. Plutôt déconcerté. Certainement Brennan avait déjà réfléchi à tout, dans les plus petits détails, longtemps auparavant. Voyant qu’il se taisait, Roy demanda : « Puis-je vous aider ?

— Non. Il faut que j’achève ceci. Améliorez vos connaissances. Revoyez l’astronomie locale : c’est la carte de notre champ de bataille. Intéressez-vous à Home. Nous n’irons plus à Wunderland à présent. Nous irons à Home, si nous avons le choix.

— Pourquoi ?


— Disons que je projette d’effectuer un virage à angle droit dans les profondeurs de l’espace. Home sera l’objectif le plus facile après cela. Et il y existe aussi une bonne civilisation industrielle. »


HOME : Epsilon Indi 2, deuxième de cinq planètes dans un système qui comprend aussi 200 astéroïdes répartis au hasard sur des orbites reconnues. Pesanteur : 1,08. Diamètre : 13000 kilomètres. Rotation : 23 heures 10 minutes. Année : 181 jours. Atmosphère : 23 p. 100 d’hydrogène, 76 p. 100 d’azote, 1 p. 100 de traces de gaz non toxiques. Pression au niveau de la mer : 12 atmosphères.

Une lune. Diamètre : 1800 kilomètres. Pesanteur : 2. Surface : en gros similaire à celle de la lune.

Découverte en 2094 par un statoréacteur automatique sonde d’exploration. Colonisée en 2189 par une combinaison de vaisseaux lents et de statoréacteurs automatiques…

La colonisation de Home avait été facilitée par deux techniques nouvelles. Les vaisseaux lents avaient emporté chacun soixante colons en stase. Un siècle plus tôt, il aurait fallu trois ou quatre vaisseaux lents pour soixante colons. Et, bien que rien de vivant ne pût survivre à un voyage par statoréacteurs automatiques, ceux-ci pouvaient toutefois transporter du carburant pour les vaisseaux. Une méthode plus ancienne fut également utilisée avec succès : le ravitaillement de la colonie fut envoyé par statoréacteurs automatiques qui se mettaient en orbite autour de Home, ainsi y eut-il plus de place sur les vaisseaux lents.

Population : 3 200 000.

Zone colonisée : 15 000 000 kilomètres carrés.

Villes principales…

Roy passa un certain temps à se mettre les cartes dans sa mémoire. Les villes étaient le plus souvent sises à des confluents de rivières. Les communautés agricoles se trouvaient toutes près de la mer. Home possédait une vie marine plus importante que la vie de son sol ; et n’importe quelle culture exigeait une écologie complète ; mais la vie marine fournissait beaucoup d’engrais.

Il y avait de grandes industries minières, toutes concentrées sur Home même.

Les communications avec la Terre constituaient une industrie très importante qui à son tour en produisait d’autres à un rythme régulier.

Trois millions… Une population de trois millions à cette date, voilà qui en disait long sur le taux de natalité, même si elle s’était augmentée au début par des bébés-éprouvettes et, plus tard, par de nouveaux transports de colons. Roy n’avait pas pensé à cet aspect d’un départ pour un monde en colonisation. Il y avait une certaine fierté à être le père de nombreux enfants… Fierté qui aurait moins de sens sur Home où il n’était pas nécessaire de prouver son génie ou d’inventer la roue ou n’importe quoi pour obtenir l’autorisation requise. Tout de même… il aurait des enfants sur deux mondes.

Mais Home changerait sans doute – et pas en bien – lorsque Brennan mettrait cette planète sur pied de guerre. La guerre n’était jamais drôle et Roy savait que cette sorte de guerre interstellaire serait longue et lente. Quel genre d’esprit fallait-il avoir pour préparer une guerre cent soixante-treize ans à l’avance ?

La « chose » que Brennan fabriquait était un peu plus haute que lui, lourde et cylindrique. Il l’avait déplacée près de l’une des grandes portes sous lesquelles attendaient les éléments de Protecteur.

« Je veux être absolument sûr de pouvoir obtenir une polarisation suffisante du champ, dit-il à Roy. Autrement, l’ensemble de Protecteur pourrait finir en tombant dedans.

— Comme Kobold, hein ? Pourrez-vous y arriver ?

— Je le pense. Les Pak l’ont fait… ou du moins nous le supposons. Si je n’y arrive pas, moi, je devrai alors supposer qu’ils maintiennent leurs vaisseaux en tandems d’une autre façon.

— Où le placerez-vous ?

— Je l’attacherai derrière la capsule des armes. Et votre vaisseau-cargo derrière le système de survie. Nous aurons l’air un peu étires. Les Pak ne seront pas étonnés que j’aie changé un peu le dessin du vaisseau. Ils le feraient, s’ils avaient les outils et les matières premières indispensables.

— Qu’est-ce qui vous fait croire qu’ils ne les possèdent pas ?

— Je ne crois rien du tout, répondit Brennan. Je ne cesse de me demander ce qu’ils construiront une fois qu’ils sauront ce que j’ai construit. »

Un jour, il fut de retour dans l’observatoire. « Terminé ! dit-il avec entrain. Je peux obtenir le champ de pesanteur polarisé dont j’ai besoin. Ce qui signifie qu’un Pak a pu y arriver, ce qui signifie qu’ils doivent s’en servir.

— Nous sommes donc prêts pour l’envol. Enfin.

— Dès que je saurai ce que font les éclaireurs Pak. Dans douze heures. Promis ! »

Sur l’écran du télescope, les éclaireurs Pak apparurent sous l’aspect de minuscules lueurs vertes, à bonne distance les unes des autres, et nettement plus près de Sol. Brennan semblait savoir l’endroit précis où les trouver, mais il est vrai qu’il les observait depuis deux mois. « Filent toujours à trois pesanteurs, dit-il. Ils seront arrêtés quand ils atteindront Sol. Jusqu’ici je ne me suis pas trompé à leur sujet. Nous verrons combien de temps je continuerai à avoir raison.

— Le moment n’est-il pas venu de me dire quelles sont vos intentions ?

— Si. Nous allons quitter le Hollandais Volant, maintenant. Je me moque bien de les convaincre que je viens de l’étoile de Van Maanen. De toute manière, ils nous verront sous un mauvais angle. Je décollerai en direction de Wunderland à un g zéro huit, je continuerai pendant un mois, puis j’accélérerai à deux g et amorcerai ma large courbe pour m’éloigner d’eux. S’ils me repèrent à ce moment-là, ils vireront de cap pour me donner la chasse, à condition que je sache leur faire croire que je suis assez dangereux.

— Mais…, commença Roy avant de se rappeler que un g zéro huit était la pesanteur en surface de Home.

— Je ne veux pas qu’ils me prennent pour un Pak. Pas maintenant. Ils poursuivront plus vraisemblablement un étranger capable de construire ou de voler un astronef Pak. Et je ne veux pas utiliser la pesanteur de la Terre. Ce serait me trahir.

— Okay, mais ils penseront que vous êtes venu de Home. Est-ce cela que vous désirez ?

— Ma foi oui. »

Home n’aurait guère le choix pour entrer dans la guerre. Roy soupira. Qui l’avait, ce choix ? Il questionna : « Et si deux d’entre eux continuent vers Sol pendant que les autres nous donnent la chasse ?

— C’est le plus beau de l’affaire. Ils sont encore séparés par huit mois-lumière. Chacun d’eux est obligé d’effectuer son virage huit mois avant qu’il voie les autres procéder aux leurs. Faire demi-tour pourrait leur coûter une nouvelle année et demie. Ils peuvent alors décider que je suis trop dangereux pour me quitter. » Brennan le regarda. « Vous ne partagez pas mon enthousiasme.

— Brennan, il faudra deux années pour que vous sachiez même s’ils ont viré pour vous poursuivre. Une année pour qu’ils vous repèrent, une année avant que vous les voyiez effectuer leur virage.

— Pas tout à fait deux ans. À peu près tout de même. » Les yeux de Brennan étaient sombres sous leur bourrelet orbital. « Jusqu’à quel point pouvez-vous résister à l’ennui ?

— Je n’en sais rien.

— Je peux vous fabriquer une capsule à champ de stase, en utilisant deux des bombes à radon. »

Grands dieux, un répit ! « Bonne idée, ma foi. Mais vous seriez obligé de sacrifier le radon, n’est-ce pas ?

— Oh ! Non. Je ne le sacrifierais pas ! Simplement je monterai deux bombes dans le système de survie et je fixerai une coquille de métal entre les générateurs. »

Roy eut un remords de conscience. « Écoutez, êtes-vous dans les mêmes dispositions que moi ? Pour attendre, je veux dire. Nous pourrions prendre le quart à tour de rôle.

— N’en parlons plus. Je pourrais attendre le jour du Jugement sans décroiser les mains si j’avais une bonne raison pour le faire. »

Roy éclata de rire. Les constants retards avaient vraiment fini par produire leurs effets.


La capsule à stase était un cylindre de fer doux long de deux mètres dix, soudé aux enveloppes de deux bombes à radon, ce qui donnait une longueur totale de quatre mètres vingt-cinq. Ils avaient dû la faire passer par la porte entre la cuisine et la salle de culture physique.

Roy s’y sentit comme dans un cercueil. Oui, un cercueil, c’était bien le mot. Il serra les dents, refoula des mots, attendit que Brennan fermât le panneau incurvé.

Un son massif.

Êtes-vous certain que ça fonctionnera ?

Idiot ! C’est de cette façon que Home a été colonisé. Évidemment, ça marchera. Brennan l’aurait pris pour un fou.


Il attendit dans l’obscurité. Il imagina Brennan terminant la soudure, vérifiant les courants, les circuits et tout, avant de mettre le contact. Et puis… il ne sentirait pas le temps passer. Lorsque la porte s’ouvrirait, demanderait-il stupidement : « Ça n’a pas marché ? »

La pesanteur s’abattit subitement sur lui d’en haut. Roy heurta le sol et ne bougea plus. Le choc, la surprise lui arrachèrent une sorte de plainte étouffée. Pas besoin de se poser des questions : Protecteur était en vol, à trois pesanteurs facilement.

Le panneau se releva en arrière. Brennan attrapa Roy sous les aisselles et le souleva. Il avait des mains aussi dures que des fers de hachette. Il entraîna Roy vers un siège anti-accélération. Il déplaça sa prise vers la ceinture de Roy et, lentement, le déposa sur le siège.

« Je ne suis pas un infirme », grogna Roy.

Brennan disposa le siège de Roy presque à l’horizontale. « Vous aurez l’impression d’en être un. » Il se coucha lui-même sur son siège avec les mêmes précautions. « Ils ont mordu à l’hameçon. Ils me donnent la chasse. Depuis deux ans maintenant, nous marchons à deux g virgule seize. Je n’ai pas voulu aller au-delà, parce que j’ai craint qu’ils ne s’imaginent que je pouvais les gagner de vitesse.

— Le pourrez-vous ? Comment marchent-ils ?

— Je vais vous le montrer. » Brennan manipula le clavier et un champ d’étoiles emplit l’écran. « Voilà deux ans d’action télescopés en dix minutes. Vous verrez mieux de cette façon-là. Apercevez-vous les vaisseaux Pak ?

— Oui. » Trois points verts, visiblement allongés, visiblement en déplacement. Peu après une lumière blanche – Sol – dériva en partant de la gauche.

« J’ai obtenu une parallaxe sur eux pendant qu’ils effectuaient le virage. Une lente accélération, mais un virage rapide, à peu près le même rayon que le nôtre. À mon avis, les vaisseaux ont dû tourner séparément. Maintenant ils se sont remis en tandem et ils arrivent sur nous à cinq g et demi.

— Vous ne vous étiez guère trompé dans vos hypothèses.

— N’oubliez pas que j’ai passé plusieurs jours avec Phssthpok comme mentor. J’ai calculé qu’un Pak en bonne santé pouvait supporter trois g constamment, et six g pendant cinq ans, ce qui le tuerait. Ils connaissaient leurs limites et prenaient leurs dispositions. »

Trois étoiles vertes dérivaient vers Sol. Bientôt, une par une, elles sortirent et revinrent. Leur couleur était devenue plus confuse, plus jaune. Roy essaya de se redresser contre son propre poids, mais la main de Brennan le repoussa en arrière. « Voici le lieu où ils sont passés au régime d’accélération. »

Roy regarda pendant une autre minute, mais rien ne se produisit, à ceci près que les étoiles vertes brillèrent un peu plus.

« Et voici où nous sommes à présent. Ces images-là sont à une année-lumière de nous. Les vaisseaux eux-mêmes seraient plus près de deux mois-lumière, en supposant qu’ils nous aient poursuivis à une accélération constante. Dans quelques mois, nous saurons si l’un d’eux a fait demi-tour. Autrement, la paire de têtes nous atteindrait dans environ quatorze mois de temps de navigation, sauf qu’en un certain point ils se mettront en décélération et verront s’ils peuvent nous atteindre avec le jet arrière, ce qui signifie que cela prendra un peu plus de temps.

— Quatorze mois.

— Temps de navigation. Nous marchons à des vitesses relativistes. Nous couvrirons une distance beaucoup plus grande. »

Roy hocha la tête. « M’est avis que vous m’avez réveillé un peu trop tôt.

— Pas exactement. Je suis incapable d’imaginer ce qu’ils pourraient me faire à cette distance, mais je ne suis pas certain qu’ils n’aient pensé à rien. Je désire donc que vous soyez réveillé et en pleine possession de vos moyens s’il m’arrive quelque chose. Et je voudrais ramener ces bombes dans la capsule des armes.

— Ça ne tient pas debout. Que pourraient-ils vous faire qui ne me tuerait pas moi aussi ?

— Soit. J’avais une autre raison pour vous réveiller. J’aurais pu vous installer dans une capsule à stase tout de suite après notre départ de Kobold. Pourquoi ne l’ai-je pas fait ? »

Roy se sentit fatigué. La pesanteur empêcherait-elle l’irrigation de son cerveau ? « Il fallait que je fusse entraîné. Entraîné pour combattre ce vaisseau.

— Or, êtes-vous en état de combattre ? Un plat de nouilles, voilà ce que vous êtes. Lorsque les événements commenceront à se précipiter, je veux que vous soyez capable de vous remuer. »

C’était vrai qu’il se sentait comme un plat de nouilles. Zut ! « Très bien. Ferons-nous… ?

— Rien du tout. Pour aujourd’hui, contentez-vous de rester allongé ici. Demain, je vous ferai marcher un peu. Imaginez que vous avez été malade. » Brennan lui décocha un regard oblique. « Ne le prenez pas si mal. Laissez-moi vous montrer quelque chose. »

Roy avait oublié qu’il se trouvait dans le module de contrôle de Phssthpok, où la coque pouvait être rendue transparente à volonté. Il fut tout étonné lorsque les parois devinrent invisibles. Puis il regarda.

Ils se déplaçaient donc à une vitesse pareille ? Derrière, les étoiles viraient du rouge au noir. Devant, au-dessus, elles étaient d’un blanc violet. Et, du zénith, elles reculaient en défilant comme un arc-en-ciel : violettes, bleues, vertes, jaunes, orangées, rouges, en anneaux croissants. L’effet était total : toutes les cloisons intérieures de Protecteur étaient elles aussi devenues transparentes.

« Aucun homme avant vous n’a jamais vu ceci, lui dit Brennan, sauf si vous me comptez pour un homme. » Il tendit un doigt. « Là. Voilà Epsilon Indi.

— Déporté sur le côté.

— Nous ne nous dirigeons pas tout droit sur Epsilon Indi. Je vous l’avais dit : je projette d’exécuter un virage à angle droit dans l’espace. Et je ne peux l’effectuer qu’en un seul endroit.

— Y arriverons-nous avant les éclaireurs ?

— Un peu avant le deuxième vaisseau, je pense. Nous serons obligés de nous battre contre le premier. »


Roy dormit dix heures par jour. Deux fois dans la journée, il faisait de longues promenades ; partant de la salle de contrôle, il allait faire le tour de la salle de culture physique et revenait, mais en multipliant progressivement ses « tours de piste » dans la salle de gymnastique. Brennan l’accompagnait, toujours prêt à le rattraper au vol. S’il tombait mal, Roy risquait de se tuer.

Il avait effectivement l’impression d’avoir été malade. Cette impression lui déplaisait souverainement.

Un jour, ils ouvrirent toute grande la constriction du champ de compression et – en chute libre, protégés des rayons gamma par le dôme scintillant de leur champ de compression intérieur – ils ramenèrent les bombes à radon dans leurs nids de la capsule des armes. Pendant ces deux heures d’efforts, Roy sentit ses forces revenir et il s’en réjouit. Puis il revint à deux g seize, et se retrouva un faiblard de deux cents kilos.

Avec le concours de Brennan, il composa un calendrier des événements pour la plus longue guerre de l’histoire :

33 000 av. J. -C. Phssthpok quitte Pak.

32 800 av. J -C. : La première vague d’émigrants quitte Pak.

32 500 av. J. -C. : Deuxième vague d’émigration.

X : Éclaireurs Pak.

2125 de notre ère : Phssthpok arrive à Sol. Brennan devient protecteur.

2340 : Enlèvement de Truesdale.

2341, octobre : Découverte de la flotte Pak.

2341, novembre : Départ du « Hollandais Volant ». Destruction de Kobold.

2342, mai : Découverte des éclaireurs Pak.

2342, juillet : Truesdale en stase. Départ de « Protecteur ».

À ce moment-là, la relativité commencerait à compliquer la chronologie. Roy décida de se fier au temps de navigation, étant donné qu’il aurait à vivre conformément à ses lois.

2344, avril : Vaisseaux Pak repérés en train de modifier leur cap.

2344, juillet : Truesdale sort de la stase.

HYPOTHÉTIQUE

2345, septembre : Rencontre des premiers vaisseaux Pak.

2346, mars : Virage à angle droit (?). Lâché les éclaireurs Pak.

2350 : Arrivée à Home. Mettre au point les calendriers.


Roy étudia Home. Depuis de nombreuses décennies, un trafic considérable de messages par laser s’était institué entre la Terre et Home. Il y avait eu des conférences avec projections, des biographies, des romans et des traités sur la vie des autochtones. Brennan avait déjà tout lu.

Les romans évoquaient une atmosphère curieuse, fourmillaient d’hypothèses non formulées explicitement. Roy finit par interroger Brennan.

Brennan avait une mémoire éclectique et le sens des subtilités. « C’est dû en partie aux Zoniers, lui dit-il. Ils savent qu’ils se trouvent dans un environnement artificiel, et ils se sentent des obligations de protection à son égard. Ce passage dans Le Jour le Plus Court, où Ingram se fait tuer pour avoir marché sur le gazon, c’est un emprunt très net à un événement qui s’est produit au début de l’histoire de Home. Vous le verrez dans la biographie de Livermore. Quant à leurs coutumes funéraires, elles datent sans doute des premiers temps. Rappelez-vous que les cent premières personnes qui moururent sur Home se connaissaient mutuellement comme vous connaissiez votre frère. La mort de quelqu’un était importante à cette époque, pour chacun dans le monde.

— Oui, quand on voit les choses sous ce jour-là… Et ils avaient plus de place, aussi. Ils n’avaient pas besoin de crématoriums.

— Très juste. Il y a d’immenses terrains inutiles, inutiles à moins qu’ils ne soient fertilisés d’une manière ou d’une autre. Plus s’étend le cimetière, plus il atteste la conquête de Home par les hommes. Surtout quand des arbres et des herbes se mettent à pousser là où rien n’avait poussé auparavant. »

Roy médita sur cette idée, et elle lui plut. Qu’y avait-il à perdre ? Jusqu’à l’arrivée des Pak.

« Ces habitants de Home ne semblent pas particulièrement belliqueux, dit-il. Nous allons être obligés de les mettre sur pied de guerre avant la découverte de Home par les éclaireurs Pak. Plus ou moins. »

Mais Brennan ne voulut pas parler de cela. « Toutes nos informations remontent de dix à cent ans. Je ne suis pas assez renseigné sur l’état actuel de Home. Nous ne savons pas ce qu’en a fait la politique. J’ai certaines idées… mais nous nous débrouillerons surtout en ouvrant toutes grandes nos oreilles. » Il administra une grande tape dans le dos à Roy : ce fut comme si celui-ci avait été happé comme un sac de noix. « Courage ! Nous pouvons fort bien ne jamais arriver là-bas. »

Brennan était un infernal bavard quand il avait le temps. De plus, il s’efforçait de distraire Roy. Peut-être se distrayait-il en même temps. Un Pak pouvait facilement rester assis huit cents ans sur un siège anti-accélération : mais Brennan avait été élevé en être humain.

Ils jouèrent à divers jeux, en utilisant des programmes analogiques implantés dans l’ordinateur. Brennan gagnait toujours aux échecs, aux dames, au scrabble. Mais le gin-rummy et les dominos étaient des jeux difficiles à apprendre, faciles à comprendre. Ils s’en tinrent à ceux-là, mais Brennan continua à gagner souvent, peut-être parce qu’il savait lire la physionomie de Roy.

Ils entamèrent de longues discussions sur la philosophie, la politique, les chemins sur lesquels s’engageait le genre humain. Ils lisaient beaucoup. Brennan avait emmagasiné un matériel considérable sur tous les mondes habités, pas uniquement sur Home et Wunderland. Il déclara un jour : « Je n’ai jamais été sur de l’endroit où je pourrais diriger un vaisseau endommagé pour trouver de l’air respirable et des possibilités de réparations. Et je ne suis toujours pas plus avancé. »

Au cours des mois, Roy s’adonna de plus en plus à la culture physique et dormit moins. Il avait repris des forces ; il ne se sentait plus infirme ; ses muscles s’étaient durcis plus qu’à toute autre époque de sa vie.

Et les vaisseaux Pak se rapprochaient régulièrement.

Ils étaient invisibles à travers le twing clair, noirs dans un ciel noir. Ils se trouvaient encore trop éloignés, et tout ce qu’ils émettaient n’était pas de la lumière visible. Mais ils apparaissaient sous un grossissement : l’étincellement de la traînée magnétique dans les larges ailes du champ de compression et, au centre, la petite lueur constante du jet propulsif.

Dix mois après que Roy eut émergé de la capsule à stase, la lueur de la paire de têtes s’éteignit. Quelques minutes plus tard, elle reparut mais affaiblie et tremblotante.

« Ils sont passés à la phase de décélération », expliqua Brennan. Une heure plus tard, le jet de l’ennemi produisait un éclat rougeâtre régulier, le rouge d’une émission de béryllium, virant au bleu.

« Je vais être obligé de commencer moi aussi mon virage, annonça Brennan.

— Vous voulez vous battre contre eux ?

— Contre cette première paire, en tout cas. Et si je vire maintenant cela nous donnera une meilleure fenêtre.

— Une fenêtre ?

— Pour ce virage à angle droit.

— Écoutez, ou bien vous m’expliquez cette histoire de virage à angle droit, ou bien cessez de m’en rebattre les oreilles. »

Petit rire de Brennan. « Il faut bien que j’entretienne votre intérêt d’une manière ou d’une autre, n’est-ce pas ?

— Quel est votre plan ? Une orbite rapprochée autour d’un trou noir ?

— Mes compliments. Vous avez bien deviné. J’ai découvert une étoile à neutrons sans rotation… enfin, presque sans rotation. Je n’oserais pas piquer dans l’enveloppe gazeuse rayonnante qui entoure un pulsar, mais cette étoile semble avoir une longue période de rotation et pas d’enveloppe gazeuse. Et elle est non lumineuse. Elle doit être vieille. Les éclaireurs auront du mal à la trouver, et je peux prévoir une hyperbole à travers le champ de pesanteur qui nous conduira directement sur Home. »

Brennan avait beau paraître insouciant, Roy flairait le danger. Et les vaisseaux de reconnaissance Pak continuaient de se rapprocher. Quatre mois plus tard, la première paire fut visible à l’œil nu : un point vert-bleu tout seul dans un ciel noir.

Ils le regardèrent grossir. La flamme des deux jets dessina des lignes tremblées sur les instruments de Brennan. « Pas trop mal, commenta Brennan. Bien entendu, vous seriez mort si vous alliez vous promener au-dehors un moment.

— Oui.

— Je me demande s’il est assez près pour essayer mon truc de pesanteur. »

Brennan manipula son tableau de bord. Roy le regarda sans comprendre, car Brennan ne lui avait jamais montré à se servir de cette arme particulière. Elle était trop délicate, trop affaire d’intuition. Mais quarante-huit heures plus tard, la lueur vert-bleu avait disparu.

« Je l’ai eu, déclara Brennan avec une satisfaction évidente. En tout cas, j’ai eu le vaisseau arrière. Il est sans doute tombé dans son propre trou noir.

— Est-ce cela que réalise votre truc ? Contracter le générateur de pesanteur de quelqu’un d’autre en une hypermasse ?

— C’est ce qu’il est censé faire. Mais voyons un peu… » Il se tourna vers le spectroscope. « Bien. Des raies d’hélium seulement. Le vaisseau arrière ayant disparu, le vaisseau de tête arrive à un g. Il me dépassera plus tôt qu’il ne s’y attendait. Il a le choix entre deux solutions seulement : la fuite ou la compression. Je pense qu’il essaiera de comprimer – pour ainsi dire.

— Il essaiera de jeter en travers de nous son champ de compression. Cela nous tuerait, n’est-ce pas ?

— Oui. Lui aussi. Ma foi… » Brennan largua quelques missiles, puis amorça un virage.

Le surlendemain, le vaisseau de tête avait disparu. Brennan remit Protecteur dans la bonne direction. Tout cela ressemblait fort aux exercices de tir simulé de Brennan, à ce détail près que ce fut encore plus long.


La passe d’armes suivante fut différente.

Six mois s’écoulèrent avant que les autres Pak se rapprochent ; mais un jour ils furent visibles à l’œil nu : deux points d’un jaune sans éclat dans le noir du ciel à l’arrière. Ils avaient ralenti, et leur vitesse n’était guère supérieure à celle de Protecteur.

Après une séparation initiale de huit mois-lumière, les paires de vaisseaux de reconnaissance avaient convergé au cours des années, et elles se trouvaient presque côte à côte, à trente heures-lumière de Protecteur.

« Le moment est venu d’essayer de nouveau le truc de pesanteur », dit Brennan.

Pendant que Brennan s’affairait aux commandes, Roy leva son regard vers deux yeux jaunes qui luisaient au-delà de l’ombre noire du compartiment-moteur. Dans son esprit, il savait qu’il ne verrait rien avant deux jours et demi…

Or, il se trompait. La flamme vint du dessous, éclaira l’intérieur de la sphère du système de survie. Instantanément, Brennan réagit, enfonça une touche d’un index rigide…

Pendant quelques instants, Brennan, tendu comme un fil d’acier, observa les cadrans. Puis il se ressaisit. « Réflexes toujours en bon état, commenta-t-il.

— Que s’est-il passé ?

« Ils l’ont fait. Ils ont construit un appareil de pesanteur semblable au mien. Le mien s’est contracté en une hypermasse, et l’hypermasse a commencé à remonter le câble. Si je n’avais pas fait sauter à temps le câble, elle aurait absorbé la capsule des armes. L’énergie libérée nous aurait tués. » Brennan ouvrit le panneau du clavier et se mit en demeure de fermer les éléments de commande pour parer à toute nécessité à venir. « Maintenant, il faut que nous les vainquions dans la course à l’étoile à neutrons. S’ils maintiennent leur décélération, nous réussirons.

— D’ici là, comment nous bombarderont-ils vraisemblablement ?

— Avec des lasers, pour sûr ! De toute façon, ils ont besoin de lasers lourds pour communiquer avec le gros des flottes. Je vais rendre opaque le twing. » Quand il l’eut fait, ils se trouvèrent enfermés à l’intérieur d’une coquille grisâtre, les éclaireurs n’étant visibles que sur l’écran du télescope. « Autre chose : nous sommes tous en mauvaise position pour lancer des bombes. Nous sommes tous en décélération. Mes missiles seraient comme s’ils gravissaient une montagne : ils ne pourraient pas les atteindre à cette distance. Ils peuvent me toucher, mais leurs bombes prendront la mauvaise direction. Elles passeront à travers le champ de compression de derrière.

— Parfait.

— Oui. Sauf s’ils sont suffisamment précis pour frapper le vaisseau lui-même. Ma foi, nous verrons bien.


Les lasers arrivèrent en deux faisceaux de lumière verte ardente, et Protecteur fut aveuglé à l’arrière. Une partie de son revêtement s’évapora littéralement. Le sous-revêtement était une surface réfléchissante.

« Cela ne nous fera pas grand mal tant qu’ils ne se rapprocheront pas beaucoup plus », dit Brennan. Mais les missiles l’inquiétaient. Il commença à se livrer à des esquives au hasard, et la vie devint fort peu confortable quand Brennan joua avec l’accélération de Protecteur.

Un groupe de petites masses s’approcha. Brennan ouvrit toute grande la constriction du champ de compression, et ils observèrent les explosions avec une tranquillité relative, bien que certaines ébranlassent le vaisseau. Roy les regarda sans avoir vraiment peur. Il était gêné par l’impression grandissante que Brennan et les protecteurs Pak étaient en train de jouer une partie compliquée dont ils connaissaient tous les règles : une partie comme les jeux de guerre spatiale auxquels s’amusaient les programmes d’ordinateurs. Brennan avait su qu’il aurait les premiers vaisseaux, que les autres démoliraient son appareil de pesanteur, qu’en se détournant de leur cap pour un duel indispensable, ils ralentiraient trop pour le rattraper à l’heure où ils découvriraient l’étoile à neutrons devants eux…

À un jour de l’étoile à neutrons, l’un des faisceaux verts s’éteignit. Ils l’ont finalement vue, dit Brennan. Ils vont se mettre en ligne pour le virage. Sinon, ils pourraient se retrouver projetés dans des directions opposées.

— Ils sont terriblement proches », dit Roy. Oui, relativement : à quatre heures-lumière derrière Protecteur, plus près que Sol ne l’est de Pluton. « Et vous ne pouvez pas vous lancer dans de grandes esquives, n’est-ce pas ? Cela contrarierait notre cap après l’étoile.

— Laissez-moi faire », grogna Brennan. Roy se tut.

La poussée tomba facilement à un demi g. Protecteur vira à gauche, et la capsule du système de survie se balança bizarrement au bout de son câble.

Alors Brennan coupa complètement le champ de compression. « Il y a un reste d’enveloppe gazeuse, expliqua-t-il. Maintenant, laissez-moi tranquille un moment. »

Protecteur était en chute libre.

Huit heures plus tard, il y eut des missiles. Les éclaireurs avaient dû tirer dès qu’ils avaient vu s’éteindre l’étincelle du champ de compression de Protecteur. Brennan les esquiva. Les projectiles qu’il avait lancés aux éclaireurs n’eurent aucun effet apparent : la lueur verte informe du vaisseau de tête continuait de baigner Protecteur.

« Il a coupé son champ de compression, dit Brennan. Il va être obligé de couper aussi son laser, quand il aura épuisé l’énergie de sa batterie. » Pour la première fois depuis des heures, il regarda Roy. « Dormez un peu. Vous êtes à moitié mort. À quoi ressemblerez-vous quand nous contournerons l’étoile ?

— À un vrai mort », soupira Roy. Il abaissa son siège. « Réveillez-moi, si nous sommes touchés, s’il vous plaît. Je serais furieux si je ratais quelque chose. »

Brennan ne répondit rien.


Trois heures plus tard, l’étoile à neutrons était encore invisible devant eux. « Prêt ? demanda Brennan.

— Prêt » Roy avait revêtu sa combinaison pressurisée, et il flottait avec une main sur le montant du sas. Ses yeux étaient encore ensommeillés. Il avait fait des rêves affreux.

« Allez ! »

Roy obéit. Un seul homme pouvait passer par le sas. Il était déjà à l’œuvre quand Brennan franchit la porte. Brennan l’avait taillée étroite, afin de limiter l’exposition au rayonnement de la mince enveloppe gazeuse de l’étoile à neutrons, et de réduire aussi le temps pendant lequel les Pak tireraient sur des hommes sans protection.

Ils détachèrent le câble qui conduisait au compartiment moteur, puis ils s’en servirent pour rapprocher celui-ci en le bobinant à mesure qu’il venait. Il était épais et lourd. Ils le rangèrent contre l’arrière du compartiment-moteur.

Ils exécutèrent la même manœuvre avec le câble qui remorquait la capsule des armes. Roy fit fonctionner ses muscles à deux pesanteurs avec l’adrénaline qui inondait son organisme. Il était pleinement conscient des radiations qui traversaient son corps. C’était la guerre… mais une guerre où il manquait quelque chose. Il ne pouvait pas haïr les Pak. Il ne les comprenait pas assez bien. Si Brennan les avait hais, il aurait pu lui communiquer cette haine ; mais il ne les haïssait point. Peu importait qu’il appelât cela une guerre. En réalité il jouait une partie de poker avec de gros enjeux.

Maintenant les trois principaux compartiments de Protecteur flottaient bout à bout. Roy embarqua à bord du vaisseau-cargo de la Zone pour la première fois depuis des années. Au moment où il prit place aux commandes, une lumière verte envahit la cabine. Il se hâta de baisser hermétiquement les écrans anti soleil.

Brennan pénétra dans le sas en criant : « Je les ai mystifiés ! S’ils avaient fait cela une demi-heure plus tôt, nous aurions été cuits.

— Je croyais qu’ils avaient épuisé leurs réserves d’énergie.

— Non. Ç’aurait été stupide, mais elles doivent être très basses. Ils pensaient que j’attendrais la dernière seconde pour séparer les vaisseaux. Ils ne me connaissent pas encore ! » Il exultait. « Et ils ne savent pas que j’ai un assistant. Très bien, il nous reste une heure environ avant de sortir. Mettez-nous en ligne. »

Roy utilisa les réacteurs de correction pour placer le vaisseau de la Zone en quatrième position, derrière la capsule des armes de Protecteur. Cela lui fit du bien de manipuler les commandes et de jouer un rôle utile dans la guerre de Brennan. À travers les pare-soleil, les éléments de Protecteur brillaient d’un vert diabolique. Ils dérivaient déjà séparément dans les marées de pesanteur de la masse d’en face.

« Avez-vous donné un nom à cette étoile ?

— Non, répondit Brennan.

— C’est vous qui l’avez découverte. Vous en avez le droit.

— Je l’appellerai donc l’étoile de Phssthpok. Vous en témoignerez. Je pense que nous lui devons bien cela. »


NOM : Étoile de Phssthpok. Rebaptisée plus tard BVS-I par l’institut des Sciences de Jinx.

CLASSIFICATION : Étoile à neutrons.

MASSE : 1,3 fois la masse de Sol.

COMPOSITION : Dix-huit kilomètres de diamètre de neutronium, recouvert de huit cents mètres de matière condensée, recouverte elle-même de quatre mètres de matière normale.

PESANTEUR EN SURFACE : 1,7 x 1011 G, étalon de la Terre.

REMARQUES : Première étoile à neutrons sans rayonnement jamais découverte. Atypique par comparaison avec de nombreux pulsars connus ; mais des étoiles du type BVS seraient difficiles à trouver par comparaison avec les pulsars. BVS-I a peut-être commencé sa vie comme pulsar, avec une enveloppe gazeuse à rayonnement, il y a de cent millions à un milliard d’années ; puis aurait transféré sa rotation à l’enveloppe gazeuse, la dissipant dans ce processus.

Ils allaient doubler l’étoile de Phssthpok à une vitesse considérable.

Les quatre éléments de Protecteur tombaient séparément. Le câble Pak lui-même n’aurait pu les maintenir ensemble. Pis : l’effet de marée les aurait tirés en ligne avec le centre de masse de l’étoile. Avec leurs câbles brisés, ils auraient émergé sur des orbites très différentes.

De cette façon-là, le vaisseau-cargo autonome pourrait servir à relier les autres compartiments après le périhélie. Mais Brennan et lui ne pouvaient pas le gouverner d’où ils étaient. La cabine du vaisseau de la Zone se trouvait à l’avant, trop loin du centre de masse.

Roy savait cela mentalement. Avant leur départ du vaisseau, il le sentit physiquement.

Protecteur avait été trois points verts qui s’éloignaient avant que le laser Pak s’éteigne enfin. Alors ils devinrent invisibles. Et l’étoile à neutrons était devant eux un point rouge terne. Roy sentit les marées qui le tiraient en avant contre les sangles de sécurité.

« Allez ! », lui dit Brennan.

Roy détendit les sangles. Il se tint debout sur le clair plastique du sabord avant, puis grimpa le long de la paroi. Les barreaux étaient faits pour une escalade dans l’autre sens. Il éprouva des difficultés à passer dans le sas. Quelques minutes plus tard, ç’aurait été impossible : les marées l’auraient écrasé contre le sabord avant comme un scarabée sous un talon.

La coque était lisse, sans poignées. Il ne pouvait pas attendre ici. Il se suspendit au montant, puis se laissa tomber.

Le vaisseau s’éloigna. Il aperçut une petite silhouette vaguement humaine accroupie dans le sas. Puis quatre éclairs minuscules. Brennan avait pris l’un des fusils à grande vitesse initiale. Il tirait sur les Pak.

Roy perçut le chuchotement d’une traction au-dedans de son corps. Ses pieds descendaient vers le point rouge devant lui.

Brennan avait sauté à son tour. Il utilisait les jets de son système autonome de survie.

La traction à l’intérieur de Roy augmentait. Des mains douces à sa tête et à ses pieds essayaient de l’écarteler. Le point jaune jaunissait, prenait de l’éclat, montait vers lui comme une boule de bowling ardente.


Brennan l’intimidait tellement qu’il attendit une bonne heure avant de parler. Et puis il se décida à lui dire qu’il était devenu fou.

Ils étaient reliés par trois mètres de câble. Le câble était tendu bien que l’étoile à neutrons fût un minuscule point rouge derrière eux. Brennan ne s’était pas séparé de son fusil.

« Je ne mets pas en doute votre opinion d’expert, répondit Brennan. Mais sur quels symptômes repose votre diagnostic ?

— Ce fusil. Pourquoi avez-vous tiré sur les Pak ?

— Parce que je voulais démolir leur vaisseau.

— Mais vous ne pouviez pas le toucher. Vous visiez droit sur lui. Je vous ai vu. La pesanteur de l’étoile a sûrement détourné les balles.

— Réfléchissez bien. Si réellement je suis fou, le commandement vous revient de droit.

— Pas forcément. Il vaut mieux, parfois, être fou que stupide. Ce qui m’effraie, c’est que vos coups de feu sur les vaisseaux Pak pourraient s’expliquer. Tout ce que vous faites a un sens, tôt ou tard. Si cela aussi a un sens, je démissionne. »

Brennan recherchait avec des jumelles le vaisseau-cargo. « Ne faites pas cela, dit-il. Mettons que ce soit une énigme. Si je ne suis pas fou, pourquoi ai-je tiré sur un vaisseau Pak ?

— Bon Dieu ! La vitesse initiale n’était absolument pas suffisante. Combien ai-je de temps ?

— Deux heures, cinquante minutes.

— Ooh ! »

Lorsqu’ils réintégrèrent le système isolé de survie de Protecteur, ils surveillèrent les écrans et – dans le cas de Brennan quantité d’instruments. La deuxième paire Pak tombait vers le soleil miniature en quatre parties : un compartiment-moteur comme une hache à double tranchant, puis une cabine de système de survie en forme de boîte à pilules ronde, puis un vide de plusieurs centaines de kilomètres, puis un compartiment moteur beaucoup plus gros et une autre boîte à pilules. La première boîte à pilules passait au périhélie quand l’étoile à neutrons flamboya.

Un moment auparavant, le grossissement l’avait représentée comme un globe rouge terne. Maintenant une petite étoile d’un blanc bleuâtre apparut sur sa surface ; la tache blanche s’étendit, s’atténua ; elle se répandit sur la surface sans soulever le moindre nuage. Les compteurs et les aiguilles de Brennan commencèrent à vibrer et à s’agiter.

« Voilà qui devrait le tuer, déclara Brennan avec satisfaction. De toute façon, ces pilotes Pak ne sont probablement pas en très bonne santé ; ils ont dû récolter une certaine quantité de radiations pendant les trente et un milliers d’années-lumière qu’ils ont passées à naviguer derrière un statoréacteur Bussard.


— Je présume que c’était une balle ?

— Oui. Une balle à chemise d’acier. Et nous nous déplacions contre la rotation de l’étoile. Je l’ai ralentie suffisamment pour que le champ magnétique la prenne et la ralentisse encore un peu plus, puis qu’il continue à la freiner jusqu’à ce qu’elle touche la surface de l’étoile. Il y avait quelques incertitudes. Je n’étais pas absolument certain du moment où elle arriverait au but.

— Très astucieux, capitaine !

— Le vaisseau arrière l’a probablement calculé lui aussi, mais il ne peut rien y faire. » À présent, le flamboiement était une lueur citron sur un flanc de l’étoile de Phssthpok. Soudain un autre point blanc s’alluma sur un bord. « Même s’ils l’avaient calculé d’avance, ils ne pouvaient pas être sûrs que je possédais les armes. Et ils ne peuvent me suivre que par une seule fenêtre. Ou bien je lâchais quelque chose, ou bien je ne lâchais rien. Voyons ce que fait la dernière paire.

— Procédons au réassemblage de Protecteur. Je pense que le compartiment-moteur est celui qui se trouve devant.

— Très juste. »

Ils travaillèrent pendant des heures. Protecteur était répandu presque d’un bout à l’autre du ciel. Roy avait la tête enfoncée dans les épaules pour se protéger contre la lumière verte mortelle, mais elle ne s’alluma plus. La deuxième paire des éclaireurs Pak avait péri corps et biens.

Ils s’interrompirent cependant pour observer les événements qui s’étaient déroulés une heure plus tôt : ils virent la troisième paire d’éclaireurs Pak opérer la jonction de leurs vaisseaux dans une précipitation frénétique, puis utiliser leur précieuse réserve de carburant pour accélérer afin d’échapper à l’étoile. « C’est bien ce que je pensais, grommela Brennan. Ils ignorent le genre d’armes à vitesse variable dont je dispose, et ils ne peuvent pas se payer le luxe de mourir maintenant. Ils sont les derniers. Et cela les met sur un cap qui les déportera au diable. Nous les précéderons sur Home d’au moins six mois. »


Roy Truesdale avait trente-neuf ans quand, avec Brennan, il contourna l’étoile de Phssthpok. Il en avait quarante-trois lorsqu’ils ralentirent pour descendre au-dessous de la vitesse de statoréaction à l’extérieur du système d’Epsilon Indi.

Il y eut des moments, au cours de ces quatre années, où Roy pensa qu’il deviendrait fou.

Les femmes lui manquaient. Ce n’était pas Alice Jordan qu’il regrettait maintenant. Il regrettait les femmes, la vingtaine qu’il avait aimées, les centaines qu’il avait un peu connues, les milliards qu’il n’avait pas connues du tout. Il regrettait l’absence de sa mère, de sa sœur, de ses tantes et de ses aïeules, y compris grand’Estelle.

Les femmes lui manquaient, mais également les hommes, les enfants, les vieillards : des gens avec qui se battre, des gens à qui parler, des gens à aimer ou à haïr. Il passa une nuit entière à pleurer en pensant à tous les habitants de la Terre, sans oublier de prendre ses précautions pour que Brennan ne l’entende point. Il ne pleurait pas à cause de ce que la flotte des Pak pourrait leur faire ; il pleurait simplement parce qu’elle n’était pas ici ou qu’il n’était pas là-bas.

Il demeura de longues heures dans sa cabine avec la porte fermée à clé. Brennan y avait fixé une serrure ; Brennan aurait pu la forcer en trente secondes, ou enfoncer la porte d’un coup de pied ; mais la serrure avait un effet psychologique, et Roy s’en réjouit.

L’espace lui manquait. Sur n’importe quelle plage de la Terre, on pouvait courir sur la bande de sable humide et dur entre la mer et la côte jusqu’à épuisement complet de ses forces. Sur la Terre, on pouvait marcher, se promener indéfiniment. Dans sa cabine fermée à clé à bord de Protecteur, Roy qui n’était plus gêné par la puissante accélération de l’astronef faisait interminablement les cent pas entre les murs.

Il lui arrivait, dans sa solitude, de maudire Brennan parce qu’il avait employé toutes les bombes à radon. Autrement, il aurait traversé ce laps de temps en stase. Il se demanda si Brennan ne l’avait pas fait exprès, pour avoir de la compagnie.

Parfois, il maudissait Brennan de l’avoir emmené. Une initiative idiote, de la part d’un être aussi intelligent. À pleine accélération, Protecteur aurait pu distancer les deuxième et troisième paires d’éclaireurs sans avoir besoin de combattre. Mais trois pesanteurs auraient pu blesser Roy Truesdale.

Il n’avait guère été utile pendant les combats. Brennan ne l’avait-il emmené que pour ne pas rester seul ? Ou à titre de mascotte ? Ou… Une autre idée le taquinait : l’une des filles de Brennan avait reçu le prénom d’Estelle, n’est-ce pas ? Peut-être l’avait-elle transmis à sa propre fille. Grand’Estelle…

Alors il se mettait intérieurement en colère. Brennan ne l’aurait-il enrôlé que parce qu’il faisait partie des descendants du protecteur, qu’il était un rappel vivant des motivations de Brennan pour entretenir l’intérêt que Brennan portait à la guerre anti-Pak ? Ou parce qu’il avait l’odeur convenable ? Roy ne le lui avait jamais demandé. Au fond, il ne tenait pas à le savoir.

« Dans un certain sens, vous souffrez d’un manque de sensations » lui dit Brennan un jour. Ils venaient d’inaugurer un jeu particulièrement farfelu dans lequel Brennan avait tenu les rôles de cinq spécialistes de disciplines variées dans un débat à six sur le libre arbitre et le déterminisme. Le jeu n’avait rien donné ; ils s’étaient vite essoufflés.

Roy avait de moins en moins envie de parler.

« Nous avons eu toutes sortes de distractions, dit Brennan, mais pas d’autre conversation que la mienne ; et mon pouvoir d’illusionniste a ses limites. Nous essaierons autre chose. »

Roy ne l’interrogea pas. Il découvrit un peu plus tard ce que Brennan avait voulu dire lorsque, entrant dans sa cabine, il se trouva devant un versant de montagne.

Il passa alors de plus en plus de temps dans sa cabine. Régulièrement, Brennan changeait l’environnement. Les bandes de vision holographique à 270°, sorties de la mémoire de l’ordinateur, montraient toutes des mondes différents de la Terre. Après quelques erreurs au départ, il évita les scènes où l’on voyait des habitants. Ils ne prêtaient jamais attention à Roy ; ils se comportaient comme s’il n’existait pas. C’était mauvais !

Il restait assis pendant des heures à contempler des paysages qui ne lui rappelaient que vaguement la Terre ; il aurait bien voulu s’y promener. Finalement il en avait assez et il coupait.

Ce fut pendant l’un de ces moments – alors que les murs autour de lui n’étaient que des murs – qu’il se remit à se demander quels étaient exactement les projets de Brennan à l’égard de Home.

Les éclaireurs Pak étaient allés tourner très loin dans leur contournement de l’étoile à neutrons. Puis, l’énorme rayon de leur virage les avait finalement dirigés vers Home ; mais leur accélération de 5,5 g ne leur ferait pas rattraper tout le temps qu’ils avaient perdu. Ils se trouvaient hors course par rapport à Protecteur. Et Home aurait dix mois pour se préparer à leur arrivée.

Un peuple pacifique ne se laisserait pas aisément convaincre de prendre des dispositions pour une défense totale. Il faudrait du temps pour convertir les usines à la fabrication d’armements. Et quelle était l’ampleur de la menace représentée par une paire d’éclaireurs Pak ?

« Je suis sûr qu’ils seraient capables de détruire une planète, affirma Brennan quand Roy lui fit part de ses réflexions. Une planète est une grosse cible ; les systèmes écologiques sont délicats ; et elle ne peut pas esquiver comme un statoréacteur Bussard. En dehors de cela, un éclaireur Pak a probablement été conçu pour détruire des planètes. S’il ne sait pas le faire, à quoi sert-il ?

— Nous aurons moins d’une année pour nous préparer à les recevoir.

— Cessez de vous tracasser. C’est un délai suffisant. Home a déjà des lasers de communications qui peuvent atteindre la Terre. Cela en dit long sur leur précision et leur puissance. Nous les utiliserons comme canons. Et j’ai déjà des plans pour des armes à pesanteur induite.

— Mais qui les fabriquera ? Ce sont des gens pacifiques dans une société stable !

— Nous les persuaderons. »

Assis dans sa cabine et contemplant un paysage marin désert et tempétueux, Roy s’étonna de l’optimisme de Brennan. S’était-il désaccoutumé de la façon de penser des reproducteurs ? « Je me suis arrêté de prendre des risques », lui avait dit Brennan un jour. Alors ?

Il n’y avait jamais eu de guerre sur Home… selon les enregistrements de leurs communications avec la Terre. Leurs romans parlaient rarement de violence. Ils avaient jadis fabriqué des bombes à fusion pour creuser des ports ; mais cela fait, ils n’avaient même pas conservé les arsenaux.

Brennan avait-il vu dans leurs romans quelque chose – une violence sous-jacente – que Roy n’avait pas décelée ?

Une solution lui apparut soudain.

C’était une idée terrifiante. Il n’en fit pas part à Brennan. Il craignait qu’elle ne prouvât sa propre folie. Consciencieusement, il reprit ses longues conversations avec Brennan ; il s’efforça de s’intéresser à la direction très prévisible des Pak survivants ; il émit des suggestions pour les murs de vision de sa cabine ; il joua au gin-rummy et aux dominos. Il fit de la culture physique. Il se transforma en une montagne de muscles. Parfois, il se faisait peur.

« Apprenez-moi à me battre contre les Pak, demanda-t-il un jour à Brennan.

— Aucun intérêt, répondit Brennan.

— Le problème pourrait se poser. Supposez qu’un Pak ait envie de faire prisonnier un reproducteur…

— Bon. Allons-y ! Je vais vous montrer. »

Ils débarrassèrent la salle de culture physique, et ils se battirent. En une demi-heure, Brennan le « tua » une trentaine de fois en retenant ses coups de karaté avec une précision délicate. Puis, il laissa Roy le toucher à plusieurs reprises. Roy asséna des coups meurtriers avec un enthousiasme pervers que Brennan aurait pu trouver révélateur. Il reconnut même qu’ils lui faisaient mal. Mais Roy avait compris.

Néanmoins, ils inscrivirent leurs matches à leur programme quotidien.

Il existait toutes sortes de moyens pour tuer le temps. Et le temps s’écoulait. Parfois avec une lenteur désespérante. Mais il passait quand même.


Dans le système d’Epsilon Indi, il y avait une masse de la taille de Jupiter. Godzilla, Epsilon Indi V, se trouvait hors de la route de Protecteur quand ils freinèrent à cinq mille kilomètres par seconde. Mais Brennan vira légèrement pour montrer à Roy un spectacle prodigieux.

Ils passèrent devant une sphère translucide et scintillante de cristaux de glace. C’était le point troyen de Godzilla, et elle avait l’air d’un immense arbre de Noël ; mais pour Roy, ce fut un signal de bienvenue. Il commença à croire qu’ils atteindraient leur but.

Le surlendemain, à quinze cents kilomètres par seconde, le champ de statoréaction ne fit plus rien d’utile, et Brennan le coupa. « Home dans quarante-deux heures, dit-il. Je pourrais piquer vers le Soleil et utiliser le champ de statoréaction dans le vent solaire, mais à quoi bon ? Nous avons beaucoup de carburant, et j’ai une vague impression que vous êtes impatient de descendre.

— Curieusement oui », avoua Roy avec un sourire avide. « Non que je n’aie point apprécié votre compagnie. » Il avait Home dans l’écran du télescope. Home ressemblait à la Terre : un bleu foncé tournoyait avec le givrage blanc des nuages, et les contours des continents étaient presque invisibles.

« Dites, demanda-t-il, allons-nous attendre les navettes ou atterrir tout simplement ? »

— Je pensais mettre Protecteur sur une orbite éloignée et atterrir avec le vaisseau-cargo. Nous pourrons en avoir besoin pour réapprovisionner Protecteur. Les gens de Home n’ont pas fait grand-chose avec les ressources de leur astéroïde ; peut-être ne possèdent-ils pas de vaisseaux-cargos.

— Parfait. Avant que vous commenciez vos opérations, pourquoi ne passerais-je pas dans le vaisseau-cargo pour tout vérifier en détail ? »

Brennan l’étudia un instant. C’était le genre de regard qui donnait parfois à Roy le sentiment qu’il avait émis une suggestion idiote. « D’accord. Cela nous permettra de gagner du temps. Appelez-moi quand vous serez à bord. »


Home était déjà visible à l’œil nu : une étoile blanche assez proche du Soleil. Roy embarqua, retira sa combinaison pressurisée, alla aux commandes et appela Brennan. Peu après Protecteur en rétro-propulsion descendit vers Home à l’allure de la pesanteur locale.

Roy commença son inspection par les systèmes de survie. Tous en état de fonctionnement. Il vérifia les appareils de propulsion dans la mesure où les instruments le lui permettaient. Roy se demandait avec inquiétude si la tuyère n’avait pas été déviée de son alignement par la force des marées de l’étoile de Phssthpok. Ils n’avaient pas eu l’occasion de vérifier, et elle ne se présenterait pas avant que le vaisseau-cargo se séparât de Protecteur.

Il n’y avait pas de système d’atterrissage à inspecter. Roy se poserait dans un port. Le vaisseau flotterait.

Il consacra douze heures à cette vérification, puis fit un petit somme. Brennan avait dû appeler le responsable des installations portuaires sur Home. Dans douze autres heures…


Sous la pesanteur de Home, il dormit moins, et son sommeil fut léger. En se réveillant dans le jour pâle, il se souvint de ses soupçons à l’égard de Brennan. Un vague sourire passa sur ses lèvres.

Il repassa ses soupçons dans sa tête… en s’attendant à les trouver ridicules. Il avait sûrement fait un peu de paranoïa. L’homme n’est pas bâti pour vivre enfermé pendant six ans avec un être qui n’est pas tout à fait humain.

Oui, il les repassa dans sa tête… et il les trouva logiques. L’idée lui paraissait toujours horrible, mais il ne parvint pas à déceler la moindre faille dans son raisonnement.

Voici ce qui le tourmentait.

Et il ne savait toujours pas ce que Brennan projetait exactement pour Home.

Il se leva, se promena dans le vaisseau. Il découvrit une chose qu’Alice avait autrefois rangée à bord : des couleurs pour décorer une combinaison pressurisée. Celle de Roy n’avait jamais porté d’images sur la poitrine. Il installa la combinaison sur une chaise et se planta devant, attendant l’inspiration. Mais l’image qui lui vint à l’esprit fut celle d’une cible éclatante de lumière.

Jobard ! S’il avait raison… mais c’était impossible qu’il eût raison.

Il appela Brennan. En avoir le cœur net

« Tout va bien ici, dit Brennan. Et de votre côté ?

— Parfait, dans la mesure où je puis en parler sans l’avoir réellement mis en vol.

— Bon. »

Roy s’aperçut qu’il essayait stupidement de déchiffrer la physionomie de cette tête fermée. « Brennan, il y a quelque temps, une idée m’est venue. Je ne vous l’ai jamais dite…

— Il y a deux ans et demi à peu près, hein ? Je pensais bien que vous étiez tracassé par autre chose que l’absence d’un harem.

— Peut-être étais-je cinglé à ce moment-là. Peut-être le suis-je encore, dit Roy. L’idée m’est venue que vous auriez beaucoup plus de facilités à convaincre la population de Home de soutenir votre guerre si, en premier lieu… » Il hésita. Mais, bien sûr, Brennan y avait songé. « … si, en premier lieu, vous ensemenciez la planète avec l’arbre de vie.

— Ce ne serait pas gentil.

— Non, en effet. Mais voudriez-vous m’expliquer, s’il vous plaît, pourquoi ce ne serait pas logique ?

— Ce n’est pas logique, répondit Brennan. La plante mettrait trop de temps à pousser.

— Ouais », fit Roy avec un vif soulagement. Puis », ouais, mais vous m’avez tenu à l’écart du jardin hydroponique. N’était-ce pas parce que j’aurais pu être plus ou moins contaminé par le virus ?

— Non. C’était parce que l’odeur vous aurait atteint et que vous auriez mangé quelque chose.

— Même chose pour le jardin a Kobold ?

— Oui.

— Le jardin où Alice et moi nous promenions sans avoir rien senti du tout.

— Mais vous êtes plus âgé maintenant, idiot ! » Brennan se mettait en colère.

— « Ouais, évidemment. Excusez-moi, Brennan. J’aurais dû penser à tout ça… » Brennan se mettait en colère ? Brennan ? Et… « Bon Dieu ! Brennan, je n’avais qu’un mois de plus quand vous m’avez dit de ne jamais pénétrer dans le jardin hydroponique du Hollandais Volant.

Oh, la ferme ! » Brennan raccrocha.

Roy se rejeta en arrière dans son siège. Il se sentit terriblement abattu. Quel qu’il pût être par ailleurs, Brennan avait été un ami, un allié. Et maintenant…

Maintenant, tout soudain, Protecteur bondit sous une accélération de trois pesanteurs. Roy se plia en deux. La secousse lui tordit la bouche. Puis, avec toute la force de son bras droit qui était maintenant une masse de muscles, il tendit la main vers les commandes et chercha un bouton rouge.

Le bouton se trouvait sous un verrou de sécurité.

La clé était dans sa poche. Roy se fouilla en débitant à mi-voix un chapelet de jurons. Brennan voulait l’immobiliser ? Il raterait son coup. Roy allongea le bras malgré la force de trois pesanteurs, ouvrit le verrou, appuya sur le bouton.

Le câble qui le reliait à Protecteur fut rompu par une explosion. Il tombait.

Il lui fallut une bonne minute pour mettre le propulseur en poussée. Il amorça un virage à angle droit. Protecteur serait sûrement incapable de suivre le même rayon que le petit vaisseau-cargo. À travers le hublot, il vit la flamme du jet de Protecteur s’éloigner sur le côté.

Il la vit s’éteindre.

Pourquoi Brennan avait-il coupé la propulsion ?

Peu importait. Maintenant, le com-laser ; et prévenir Home. En supposant qu’il ne se trompait pas… mais il n’osait plus supposer autre chose, à présent. Brennan pourrait s’innocenter ensuite : se rendre aux astronautes de Home en portant uniquement sa combinaison pressurisée, et leur dire que Roy avait perdu la raison. Peut-être serait-ce vrai ?

Il orienta le com-laser vers Home et commença à l’accorder. Il connaissait la fréquence qu’il voulait, et l’endroit… si celui-ci se trouvait du bon côté de la planète. Qu’allait faire Brennan maintenant ? Que pouvait-il faire ? Une seule chose, bien sûr ! Un protecteur n’avait guère de libre arbitre… et la capsule des armes de Protecteur renfermait tout l’arsenal de l’enfer. Il allait tuer Roy Truesdale.

Home semblait se présenter du mauvais côté. La colonie était aussi importante qu’une nation moyenne, mais elle lui tournait stupidement le dos. Et où était le rayon mortel de Brennan ? Il fallait qu’il s’en serve, voyons !

La propulsion de Protecteur était toujours coupée. Brennan ne cherchait pas à le poursuivre.

Mais Brennan était-il encore à bord ?

Roy entrevit alors une hypothèse. Irrationnelle certes, mais il n’avait pas le temps de réfléchir. Il s’arracha à son siège et dégringola une échelle. Les armes se trouvaient dans le sas. Et la porte intérieure était demeurée ouverte. Roy se précipita, s’empara d’un laser, bondit en arrière avant que la porte pût se refermer sur lui.

La porte n’avait pas bougé.

Si Brennan n’était plus à bord de Protecteur

Alors tout irrationnel que cela pouvait être, Brennan devait essayer de sauver la situation et Roy Truesdale par la même occasion. Pour réussir, il fallait qu’il arrivât à bord du vaisseau-cargo. Un exploit d’un héroïsme impossible… mais Roy l’imagina réglant le propulseur du Protecteur pour un arrêt automatique, puis se laissant tomber par le sas vers le vaisseau-cargo juste au moment où Roy coupait le câble. Tombant sur la coque, soudant un autre câble avant que Roy pût développer la poussée. Puis descendant le câble vers le sas. Impossible ? À Brennan, rien d’impossible ! Roy tint prêt le fusil laser et attendit que la porte intérieure du sas se fermât.

Il eut sa réponse dans le grondement et l’éclair derrière lui. Dans un bruit strident d’aspiration d’air, le monstre-Brennan avait traversé la coque à la hauteur de la toilette, en avait franchi la porte et l’avait refermée doucement derrière lui. La matière de la porte n’était pas celle de la coque : elle s’enfonça un peu sous la pression ; mais elle résista.

Roy leva son arme.

Brennan lança quelque chose qui arriva trop vite pour que Roy le vît et qui l’atteignit en haut du bras droit. L’os se fracassa comme du verre mince. Sous le choc, Roy tourna sur lui-même ; son bras se balançait à l’épaule comme un membre mort. Le laser rebondit sur la paroi et revint vers lui.

Il l’arrêta de la main gauche et termina son tour.

Brennan était posé comme un lanceur de base-ball sur son tertre ; il tenait un disque lubrifiant de carbone doux qui avait la taille d’un palet de hockey sur glace.

Roy rectifia sa prise sur le laser. Pourquoi Brennan ne lançait-il pas son disque ? Ses doigts atteignirent la détente. Pourquoi Brennan ne bougeait-il pas ? Il tira.

Brennan sauta de côté avec une rapidité incroyable, mais moins vite que la lumière. Roy le poursuivit avec son faisceau qui traversa le corps de Brennan juste au-dessous de la taille.

Brennan s’écroula, coupé en deux.

Roy n’avait plus mal à son bras, mais le bruit de la chute de Brennan lui déchira les entrailles. Il regarda son bras : il pendillait, enflé, gros comme un melon ; le sang coulait à l’endroit où perçait un fragment d’os. Il reporta ses yeux sur Brennan.

Ce qui restait de Brennan se souleva sur les mains et s’avança.

Roy s’affaissa contre la paroi. La cabine tournait, tournait… Le choc. Il sourit lorsque Brennan s’approcha. « Touché, murmura celui-ci.

— Vous êtes blessé », dit Brennan.

Les choses perdaient de leurs couleurs, se fondaient dans une grisaille uniforme. Roy se rendit compte que Brennan déchirait sa chemise pour lui faire un tourniquet sous son épaule. Brennan parla, d’une voix monotone comme s’il n’espérait plus se faire entendre. « J’aurais pu vous tuer si vous ne faisiez pas partie de ma famille. Idiot, idiot ! Que la voûte céleste vous écrase, Roy ! Roy, écoutez-moi. Il faut que vous viviez ! On ne pourrait pas croire ce qu’il y a dans l’ordinateur. Roy ? Écoutez-moi, Bon Dieu ! »

Roy perdit connaissance.

Il sombra dans le délire. Pourtant, il réussit à mettre le vaisseau-cargo en orbite vers Home mais, sa technique étant mauvaise, il se retrouva en orbite d’évasion. Les astronefs lancés à sa poursuite étaient destinés à l’exploration du système intérieur. Ils parvinrent à le récupérer. Ils récupérèrent aussi le cadavre de Brennan et l’ordinateur à bord de Protecteur. Quant à Protecteur lui-même, ils durent l’abandonner.

La blessure de Roy sembla justifier l’état comateux dans lequel ses sauveteurs le trouvèrent. Quelque temps après, les médecins comprirent qu’il souffrait d’un autre mal : deux pilotes de Home l’avaient eux aussi contracté.

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