VANDERVECKEN

— La perversité de l’univers tend vers un maximum.

— Si une chose peut mal tourner, elle tournera mal.

Première et deuxième lois de Finagle.


Le froid qui lui brûlait le nez et les joues le réveilla soudain, et il ouvrit les yeux à la nuit noire et à des étoiles brillantes. Complètement ahuri, il se dressa sur son séant. Non sans effort : il était enveloppé comme une chrysalide dans son sac de couchage.

Les ombres des pics montagneux s’enfonçaient dans le décor étoilé. Les lumières de la ville apparaissaient dans le lointain, au-delà d’un horizon bosselé.

Il était parti à pied ce matin pour faire un peu de tourisme dans les Pinnacles, après une semaine de marche sac au dos. Il avait pris la grand-route, puis traversé des cavernes, grimpé par une piste étroite que bordaient des bruyères et le vide vers des hauteurs où il avait fallu aménager de grossières marches en pierre et des rampes métalliques. Sur un sommet qui dominait toute chose, il avait déjeuné. Puis il avait commencé à redescendre en prenant son temps : ses jambes protestaient contre cette remise au travail. L’étrange géologie verticale des Pinnacles se dressait comme des doigts vers le ciel. Ensuite… quoi ?

Apparemment, il était encore là, à mi-pente d’une montagne, son sac de couchage étalé sur le sentier.

Il ne se rappelait pas s’être endormi.

Une commotion ? Une chute ? Il hasarda un bras hors du sac de couchage et le tâta. Aucune contusion. Il se sentait en pleine forme. Il n’avait mal nulle part. L’air rafraîchissant son bras, il s’étonna : la journée avait été si chaude !

Et il avait laissé son sac de montagne dans sa voiture. Huit jours plus tôt, il l’avait garée au parking des Pinnacles, et il y était revenu au début de la matinée afin de ranger son équipement et son sac de couchage dans le coffre. Comment ce sac de couchage avait-il pu remonter ici ?

Les petits chemins des Pinnacles étaient assez dangereux en plein jour. Elroy Truesdale n’allait pas s’y risquer dans les ténèbres. Il tira de son sac de montagne – qui aurait dû se trouver dans la voiture mais qui était à côté de sa tête, couvert de rosée – de quoi faire un petit repas, et il attendit l’aurore.

Lorsque le jour fut levé, il entreprit sa descente. Il se sentait bien sur ses pieds, et la vision des rochers désolés le remplit d’une joie bizarre. Tout en dévalant des pistes incroyables, il chanta à tue-tête. Personne ne lui cria de se taire. Malgré son ascension de l’après-midi, ses jambes n’étaient pas fatiguées. Il se dit qu’il devait être en excellente condition physique. Mais il fallait être fou pour porter un sac de montagne sur des sentiers pareils.

Le soleil approchait du zénith lorsqu’il arriva au parking.

La voiture était soigneusement fermée, telle qu’il l’avait laissée. Seulement, il ne chantait plus. Cette histoire était incompréhensible. Un bon Samaritain l’avait trouvé évanoui sur la piste de montagne, ou l’y avait assommé ; n’avait pas appelé au secours ; s’était introduit dans la voiture de Truesdale ; avait traîné le sac de Truesdale à mi-pente d’une montagne avait glissé Truesdale dans son sac de couchage. Qu’est-ce que cela voulait dire ? Quelqu’un avait-il eu besoin de la voiture de Truesdale pour le charger d’un crime ? Il ouvrit le coffre en s’attendant presque à y trouver un cadavre. Mais non, il n’y avait même pas de taches de sang. Il fut à la fois soulagé et déçu.

Mais il y avait la bobine d’un message posée sur le poste récréatif de sa voiture.

Il la régla et l’écouta.

Truesdale, ici Vandervecken. À l’heure qu’il est, vous ne vous êtes peut-être pas rendu compte que quatre mois ont été dérobés à votre jeunesse. Je m’en excuse. C’était nécessaire, et vous pouvez bien vous permettre de perdre quatre mois ; je compte d’ailleurs vous dédommager de cette perte. En bref, vous recevrez cinq cents marks des Nations Unies chaque trimestre jusqu’à la fin de vos jours, à condition que vous ne tentiez rien pour découvrir qui je suis.

Quand vous rentrerez chez vous, vous trouverez une bande de confirmation de Barrett, Hubbard and Wu, qui vous précisera les détails.

Croyez-moi, vous n’avez rien commis de répréhensible pendant les quatre mois dont vous ne gardez pas le souvenir. Vous avez fait des choses que vous estimeriez intéressantes, mais c’est pour elles que vous serez payé.

Vous auriez de toute façon des difficultés à connaître mon identité. Un modèle de voix ne vous apprendrait rien. Barrett, Hubbard and Wu ignorent tout de moi. L’effort serait onéreux et stérile ; j’espère que vous ne le ferez pas.

Elroy ne sourcilla pas lorsque de la fumée âcre s’éleva en volutes de la bobine du message. Il s’y attendait un peu. Quoi qu’il en fût, il avait reconnu la voix. C’était la sienne. Il avait dû enregistrer cette bande pour… Vandervecken… pendant les mois dont il avait perdu le souvenir.

Il s’adressa à la bande noircie : « Tu n’es pas homme à te mentir à toi-même, n’est-ce pas, Roy ? »

Dans quelles circonstances ?

Il descendit de voiture et alla à l’Office du tourisme où il acheta une bande des nouvelles du matin. Son poste n’avait pas été abîmé bien que la bobine du message ne fût plus qu’un petit tas de cendres. Il déroula la bande pour avoir la date : 9 janvier 2341.

Ç’avait donc été le 8 septembre 2340. Il avait raté Noël, le Nouvel An et quatre mois de quoi ? Dans un accès de rage, il décrocha le téléphone de la voiture. Qui s’occupait des enlèvements ? La police locale, ou l’A.R.M. ?

Il joua un long moment avec l’appareil, puis le reposa. Sa décision était prise : il n’appellerait pas la police.


Pendant qu’il roulait bon train vers San Diego, Elroy Truesdale se débattait dans une sorte de piège.

Il avait perdu sa première femme – la seule jusqu’à présent – par ce qu’il avait horreur de dépenser de l’argent. Elle lui avait dit et répété que c’était un défaut dans son caractère. Que personne d’autre n’en était affligé. Dans un monde où nul ne mourait de faim, un style de vie était plus important qu’une solvabilité garantie.

Il n’avait pas toujours eu ce défaut.

À sa naissance, Truesdale avait reçu un capital destiné à lui assurer, jusqu’à la fin de ses jours, une existence confortable, sinon riche. Seulement il avait voulu davantage et, à vingt-cinq ans, il persuada son père de lui verser la totalité de ce capital dans le but de procéder à quelques investissements.

À première vue, il aurait pu être riche. Mais il fut victime d’une escroquerie compliquée. Quelque part sur la Terre ou dans la Zone, un homme qui s’appelait ou ne s’appelait pas Lawrence Saint John McGee vivait dans le luxe. Il n’était pas possible qu’il eût tout dépensé, même avec son train de vie.

La réaction de Truesdale avait peut-être été excessive. Mais il n’avait pas de talents réels ; il ne pouvait pas compter sur lui-même pour avoir une sécurité. Il le savait maintenant. Il était vendeur dans un magasin de chaussures. Auparavant, il avait travaillé dans une station-service à changer les batteries sur des voitures de passage ou à vérifier des moteurs et des ventilateurs. Il était un homme ordinaire. Il se maintenait en forme physique pour faire comme tout le monde : des muscles gras et relâchés étaient considérés comme un indice de négligence personnelle. Il avait renoncé à sa barbe, pourtant jolie et bien fournie, quand Lawrence Saint John McGee avait disparu avec sa fortune. Un ouvrier n’avait pas le temps d’entretenir une belle barbe. Deux mille dollars par an pour vivre. Il ne pouvait pas refuser de l’argent.

Il se trouvait donc dans un piège dont les murs étaient les défauts de son caractère. Maudit Vandervecken ! Et il avait dû coopérer, se vendre. C’était bien sa propre voix qu’il avait entendue sur la bande du message.

Attention ! Peut-être n’y avait-il pas d’argent… Rien qu’une promesse sans valeur pour croire en « Vandervecken » quelques heures de plus et envoyer Truesdale à plusieurs centaines de kilomètres vers le sud.

Truesdale appela son appartement. Quatre mois d’appels l’attendaient, enregistrés dans son téléphone. Il manipula l’appareil pour avoir Barrett, Hubbard and Wu, et il espéra que le processus du tri ne serait pas trop long.

Le message y était. Il l’écouta attentivement. Et il entendit la confirmation de ses prévisions.

Il appela le Bureau de contrôle des Affaires.

Oui, le Bureau connaissait Barrett, Hubbard and Wu. C’était une société de bonne réputation, pour ce qui le concernait, spécialisée dans le droit civil. Truesdale obtint son numéro aux Renseignements.

Barrett était une femme entre deux âges, élégante, avec des manières brusques mais capable. Elle se montra peu désireuse de lui dire beaucoup de choses, même après qu’il eut décliné son identité.

« Tout ce que je désire savoir, lui dit-il, c’est si votre société est sûre de ses ressources. Ce Vandervecken m’a promis cinq cents marks par trimestre. S’il ne les verse pas, je ne toucherai rien, n’est-ce pas ? Même si j’observe loyalement les clauses de la convention.

— Ce n’est pas exact, Mr. Truesdale, répondit-elle d’une voix sévère. Mr. Vandervecken vous a acheté une rente. Si vous ne respectez pas les clauses de votre convention, la rente ira… voyons un peu… aux Études pour la réinsertion des délinquants dans la société, pendant le reste de votre vie.

— Oh ! Et les conditions sont que je ne dois pas essayer de découvrir qui est Mr. Vandervecken.

— En gros, oui. Tout est d’ailleurs précisé dans un message qui…

— J’ai ce message. »

Il raccrocha. Et il réfléchit. Deux mille dollars par an jusqu’à la fin de ses jours. À peine de quoi vivre ; mais un gentil supplément à son salaire. Déjà il avait pensé à une demi-douzaine de façons d’utiliser les premiers chèques. Il pourrait essayer de trouver un emploi diffèrent…

Deux mille dollars par an. Un prix exorbitant pour quatre mois d’épreuves. De toutes sortes d’épreuves. Qu’avait-il fait pendant ces quatre mois ?

Et comment Vandervecken avait-il su que ce serait assez ?

Je le lui ai probablement dit moi-même, pensa Truesdale avec amertume. Il s’était trahi. Du moins n’avait-il pas menti. Cinq cents dollars tous les trois mois, de quoi mettre un peu de luxe dans son existence… et il se poserait des questions jusqu’à sa mort. Mais il ne se présenterait pas à la police.

Jamais il ne s’était trouvé aux prises avec tant d’émotions contradictoires.

Il commença à écouter les autres messages enregistrés sur son téléphone.

« Mais vous vous êtes décidé, dit le lieutenant de l’A.R.M. Vous êtes ici. » C’était un homme bien bâti à mâchoire carrée, qui avait des yeux incrédules. Si vous plongiez votre regard dans ces yeux-là, vous vous mettiez à douter, vous aussi, de tout ce que vous veniez de lui dire.

Truesdale haussa les épaules.

« Qu’est-ce qui vous a fait changer d’avis ?

— L’argent, encore une fois. Je prenais connaissance des messages téléphonés. Et il y avait un autre message d’un cabinet d’avocats différent. Connaissez-vous de nom Mrs. Jacob Randall ?

— Non. Une minute. Estelle Randall ? Présidente du Struldbrugs Club jusqu’à… euh…

— Elle était mon arrière-arrière-arrière-grand-mère.

— Et elle est décédée le mois dernier. Mes condoléances.

— Je vous remercie. Je, je… Écoutez, je ne voyais pas très souvent grand’Estelle. Deux fois par an, peut-être. Une fois à sa réception d’anniversaire, une fois à un baptême ou à une fête quelconque. Je m’en souviens : nous avons déjeuné ensemble quelques jours après que j’eus découvert que j’avais perdu tout mon argent. Elle était furieuse. Oh, là ! là ! Elle m’a proposé de me renflouer, mais je n’ai pas voulu.

— Par orgueil ? Votre mésaventure aurait pu arriver à n’importe qui. Lawrence Saint John McGee pratique un métier aussi ancien que bien rodé.

— Je sais.

— Elle était la doyenne des femmes de ce monde.

— Je sais. » La présidence du Struldburgs Club était dévolue au plus vieux membre vivant. C’était un titre honorifique ; le vice-président s’acquittait habituellement de toutes ses tâches. « Elle avait cent soixante-treize ans quand je suis né. En réalité, aucun d’entre nous ne s’attendait à ce qu’elle mourût un jour. C’est un peu bébête, je suppose ?

— Non. Combien de gens meurent à deux cent dix ans ?

— Alors j’ai écouté cette bande qui venait du cabinet Becket and Hollinsbrooke, et elle était morte ! Et j’héritais d’un demi-million de marks environ, sur une fortune qui devait être invraisemblable. Elle avait eu suffisamment de descendants pour s’emparer de n’importe quelle nation du monde. Ah ! Si vous aviez vu ses réceptions pour ses anniversaires !


— J’imagine. » Les yeux de l’A.R.M. Le scrutèrent profondément « Donc vous n’avez plus besoin, maintenant, de l’argent de Vandervecken. Deux mille dollars par an, tout juste une aumône, n’est-ce pas ?

— Et cet enfant de salaud qui m’a fait manquer son anniversaire ! »

L’A.R.M. se renversa en arrière sur son fauteuil. « Vous me racontez une histoire bien étrange. Je n’ai jamais entendu parler d’un type d’amnésie qui n’ait laissé aucun souvenir. »

— Moi non plus. Tout s’est passé comme si je m’étais endormi et réveillé quatre mois plus tard.

— Mais vous ne vous rappelez pas que vous vous soyez endormi.

— Exact.

— Un pistolet anesthésiant aurait produit le même résultat… Eh bien, nous allons vous placer sous hypnose profonde et nous verrons ce qui en sortira ! Vous n’avez pas d’objections à formuler, je suppose ? Il vous faudra remplir quelques papiers nous autorisant à pratiquer ce test.

— Très bien.

— Vous savez que vous ne serez peut-être pas content de ce que nous découvrirons.

— Je sais. » Déjà, Truesdale se cuirassait contre des découvertes éventuelles. La voix avait été la sienne. Il n’avait rien à redouter pour lui-même.

« Si vous avez commis un délit au cours de cette période dont vous ne pouvez pas vous souvenir, vous risquez d’en être puni. L’amnésie n’est pas un alibi.

— Je cours ce risque.

— Okay.

— Vous croyez que je joue la comédie ?

— L’idée m’en est venue. Nous verrons bien. »


« Ça va, sortez-vous de là-dedans », dit une Voix. Et Truesdale se sortit de là-dedans comme un homme trop brusquement réveillé, avec des rêves qui agonisaient dans sa tête.

La Voix était le docteur Michaela Shorter, une brune vêtue d’une ample blouse bleue de travail. « Comment vous sentez vous ? demanda-t-elle.

— Très bien, répondit Truesdale. Le résultat ?

— Très singulier. Vous ne vous souvenez de rien du tout pendant ces quatre mois ; vous n’avez même pas senti le temps passer. Vous n’avez pas rêvé. »

Le lieutenant de l’A.R.M. se tenait un peu à l’écart. Truesdale ne l’avait pas aperçu avant qu’il parlât. « Connaissez-vous des drogues capables de faire cela ? »

La femme secoua négativement la tête.

« Le docteur Shorter est une experte en médecine légale, expliqua le lieutenant à Truesdale. On dirait que quelqu’un a pensé à quelque chose de nouveau. » Il ajouta, pour le docteur Shorter : « Il pourrait vraiment s’agir de quelque chose de nouveau. Voudriez-vous le soumettre à l’ordinateur ?

— C’est déjà fait, répondit-elle sèchement. De toute façon, aucune drogue ne pourrait être sélective à ce point. C’est comme s’il avait été endormi tout d’un coup, puis placé dans un frigorifique pendant quatre mois. Avec cette réserve qu’il montrerait dans ce cas des signes médicaux d’une décongélation : des ruptures cellulaires provenant de la cristallisation de la glace, par exemple. » Elle lança un regard vif à Truesdale. « Ne recommencez pas à vous laisser endormir par ma voix !

— Pas du tout. » Truesdale se leva. « Quoi qu’il m’ait été fait, il aurait fallu un laboratoire, n’est-ce pas ? Si c’était aussi nouveau que cela. Voilà qui réduit le champ des recherches, non ?

— En principe oui, dit le docteur Shorter. Je m’orienterais vers un sous-produit de la recherche génétique. Quelque chose qui décompose l’acide ribonucléique. »

Le lieutenant de l’A.R.M. bougonna. « Vous pensez bien qu’un enlèvement dans une montagne aurait laissé des traces ; or il n’y en a aucune. Une voiture aurait été décelée par radar. Vandervecken a dû vous faire transporter sur une civière en bas au parking, vers quatre heures du matin, alors qu’il n’y avait personne dans les environs.

— Sur des chemins pareils, ç’aurait été rudement dangereux.

— Je sais. Avez-vous une meilleure explication à me proposer ?

— Avez-vous appris quelque chose ?

— L’argent. Votre voiture est restée dans le parking parce que la redevance avait été payée d’avance. Tout comme votre rente. En provenance d’un compte enregistré au nom de Vandervecken. Un compte nouveau, et il a été clos.

— Je l’imagine !

— Le nom vous dit-il quelque chose ?

— Non. Il est sans doute hollandais. »

Le lieutenant de l’A.R.M. approuva d’un signe de tête et se leva. Le docteur Shorter avait l’air pressée de récupérer sa salle d’examen.


Cinq cent mille marks, c’était beaucoup d’argent. Truesdale fut caressé par l’idée de dire à son patron qu’il aille au diable, mais Jeromy Link ne méritait pas d’être traité de la sorte. À quoi bon lui infliger le souci de trouver un remplaçant du jour au lendemain ? Truesdale donna à Jeromy un préavis d’un mois.

À partir du moment où son travail devint temporaire, il le trouva plus agréable. Un vendeur de chaussures, soit ! Mais cet emploi lui permettait de rencontrer des gens intéressants. Un jour, il examina de près l’appareil qui moulait des chaussures autour de pieds humains. Invention remarquable, admirable… Il ne s’en serait jamais douté auparavant.

Pendant ses heures de liberté, il dressa un plan de vacances touristiques.

Il renoua connaissance avec d’innombrables parents lorsque le testament de grand’Estelle fut exécuté. Plusieurs avaient regretté son absence à ses obsèques et à sa dernière réception d’anniversaire. Où était-il donc ?

« C’est une drôle d’affaire », répondit Truesdale. Et ce soir-là, il dut raconter son histoire une demi-douzaine de fois. Il y prit un plaisir pervers. « Vandervecken » n’avait pas souhaité de publicité.

Son plaisir fut gâché quand un cousin lui dit : « Ainsi, vous avez été volé encore une fois. Il semble que vous ayez des dispositions pour vous faire rouler, Roy.

— Plus maintenant. Cette fois, j’aurai ce fils de salaud », répondit Truesdale.

La veille du jour ou commença son tourisme sac au dos, il se rendit au siège de l’A.R.M. Il eut du mal à se rappeler le nom du lieutenant. Ah, Robinson ! Oui, c’était cela. Robinson lui dédia un petit signe de tête derrière un bureau en forme de boomerang. « Entrez donc. Profitez-vous bien de la vie ?

— Un peu. Quelles sont vos conclusions ? » Truesdale s’assit la pièce était petite mais accueillante ; des robinets de thé et de café étaient encastrés dans le bureau.

Robinson se rejeta en arrière comme s’il était content de marquer une pause dans son travail. « Presque toutes négatives. Nous ne savons toujours pas qui vous a kidnappé. Nous n’avons trouvé nulle part la source de l’argent. Mais nous sommes sûrs qu’il ne venait pas de vous. » Il leva les yeux vers Truesdale. « Vous n’avez pas l’air surpris.

— J’étais certain que vous procéderiez à des vérifications à mon sujet.

— Vous aviez raison. Supposez un instant que quelqu’un que nous appellerons Vandervecken possède un traitement spécifique de l’amnésie. Il pourrait le vendre à la ronde à des gens qui ont envie de commettre des crimes… assassiner une parente pour son héritage, par exemple.

— Jamais je n’aurais fait ça à ma grand’Estelle !

— En tout cas, vous ne l’avez pas dit. Vandervecken aurait été obligé de vous payer, et de vous payer cher. L’idée ne tient pas debout. Par ailleurs, nous avons trouvé deux autres cas de votre type d’amnésie sélective. » Il y avait un terminal d’ordinateur sur le bureau. Le lieutenant l’utilisa. « Le premier était une certaine Mary Bœthals, qui disparut quatre mois en 2220. Elle ne déposa pas de plainte. Mais nos services s’intéressèrent à elle parce qu’elle avait cessé de se faire soigner pour une maladie des reins. Il semblait probable qu’elle s’était confiée à un contrebandier d’organes pour subir une transplantation. Mais elle nous raconta une histoire différente, très semblable à la vôtre, rente comprise.

» Ensuite il y eut un nommé Charles Mow, disparu en 2241, revenu quatre mois plus tard. Il avait lui aussi une rente, mais elle lui fut supprimée à cause de je ne sais quel détournement de fonds à la Norn Insurance. Cette suppression rendit Mow assez furieux pour qu’il vînt nous trouver. Naturellement, nos services commencèrent à rechercher d’autres cas, mais ils n’en découvrirent aucun. Et nous n’entendîmes plus parler de rien pendant cent ans. Jusqu’à votre déposition.

— Et ma rente a été coupée.

— Aussi sec. Dans les deux affaires précédentes dont je vous ai parlé, l’argent devait aller à la recherche prothétique. La réinsertion des criminels n’existait pas, il y a cent ans. L’argent alla à des banques d’organes.

— Ouais.

— À ce détail près, les cas se ressemblent beaucoup. Tout nous donne donc à penser que nous devons rechercher un struldbrug. Tout concorde. Le temps : le premier cas date de cent vingt ans. Le nom : Vandervecken. L’intérêt dans les prothèses aussi. »

Truesdale réfléchit. Il n’y avait pas tellement de struldbrugs. L’âge d’admission minimal à leur club restreint était maintenant fixé à cent quatre-vingt-un ans. « Pas de suspects particuliers ?

— S’il y en avait, je ne pourrais pas vous dire lesquels. Mais il n’y en a pas. Mrs. Randall est bien morte de causes naturelles, et elle n’était certainement pas Vandervecken. En admettant qu’elle ait eu un lien quelconque avec lui, nous avons été incapables de le déceler.

— Avez-vous consulté la Zone ? »

Robinson le regarda avec attention. « Non. Pourquoi ?

— Rien qu’une idée. La distance dans le temps égale-t-elle la distance dans l’espace ?

— Ma foi, nous pouvons demander. Les Zoniers ont peut-être eu des affaires semblables. Personnellement, je ne sais pas où aller. Nous ignorons pourquoi ces actes ont été commis, et nous ignorons comment. »


Dans tous les parcs nationaux et internationaux de la Terre, il n’y avait pas de place pour les touristes sac au dos en l’an de grâce 2341. La liste d’attente pour la jungle de l’Amazone était longue de deux ans. D’autres parcs n’étaient pas accessibles plus tôt.

Elroy Truesdale porta son sac à travers Londres, Paris, Rome, Madrid, Meknès, Le Caire. Il voyageait d’une ville à l’autre par trains supersoniques. Il mangeait au restaurant, car il préférait porter des cartes de crédit plutôt que des aliments déshydratés. Il avait déjà envisagé ce circuit plusieurs années auparavant, mais à cette époque-là il ne disposait pas de l’argent nécessaire.

Il vit les Pyramides, la tour Eiffel, la tour de Londres, la tour penchée – qui avait été redressée. Il vit la Vallée des Morts. Il chemina sur des voies romaines dans une douzaine de nations.

Partout il y avait d’autres touristes sac au dos. La nuit, ils campaient sur des lieux réservés à leur intention par les municipalités : d’ordinaire d’anciens parkings ou des autoroutes abandonnées. Ils mettaient en commun leurs poêles légers pour former un feu de camp, et ils s’asseyaient tout autour en s’apprenant mutuellement des chansons. Lorsque Truesdale en avait assez, il descendait dans un hôtel.

Il usa des chaussettes de marche à cadence accélérée ; il en acheta des neuves à des distributeurs automatiques dans les camps. Ses jambes étaient devenues dures comme du bois.

Après un mois de ce genre de vie, il n’était pas fatigué. Une impulsion l’entraînait à visiter toute la Terre. L’annulation d’une réservation lui permit d’aller dans l’intérieur de l’Australie, qui est sans doute le moins recherché des parcs nationaux. Il y passa huit jours. Il avait besoin de silence et d’espace.

Puis il partit pour Sydney, où il rencontra une femme aux cheveux coupés à la mode de la Zone.


Elle lui tournait le dos. Il vit une queue de cheval à boucle courtes, noires, ondoyantes, presque assez longues pour arriver jusqu’à sa taille. La majeure partie de son crâne était nue et aussi hâlée que le reste de sa personne, de chaque côté d’une houppe large de cinq centimètres.

Il y a vingt ans, nul n’en aurait été choqué. La houppe zonière avait même été très répandue. Mais la mode en était passée, et à présent la jeune femme avait l’air d’un écho du passé… ou de l’exotisme. Elle était grande comme tous les Zoniers, mais avec une musculature beaucoup plus développée. Elle était seule, à l’écart des fidèles du feu de camp, rassemblés à l’autre extrémité du huitième étage d’un garage.

Entre le toit de béton et le palier, retentissaient des chants de voix inexpertes. Je suis né, il y a dix mille ans… Lorsque nous atterrirons sur la Lune, je leur montrerai comment…

Une vraie Zonière ? Une fervente du tourisme sac au dos ?

Truesdale se fraya son chemin à travers un labyrinthe de sacs de couchage. « Je vous demande pardon, dit-il. Êtes-vous une Zonière ? »

Elle se retourna. « Oui. Pourquoi ? »


Elle avait des yeux bruns, son visage était joli d’une certaine manière faite d’angles mais son expression n’était nullement aimable – elle réagirait mal à des avances. Peut-être n’aimait elle pas les Terriens. Mais à coup sûr elle était trop fatiguée pour s’amuser.

« Je voudrais raconter une histoire à quelqu’un de la Zone », dit Truesdale.

Elle haussa les sourcils sans chercher à dissimuler son irritation. « Pourquoi n’allez-vous pas dans la Zone ?

— Je n’y arriverais jamais ce soir, répondit-il non sans logique.

— Très bien. Je vous écoute. »

Truesdale lui fit le récit de son enlèvement sur les Pinnacles. Avec faconde. Mais il se hâta de conclure… Il commençait à regretter de ne pas être tout simplement allé se coucher.

Elle l’écouta avec patience et embarras. « Pourquoi m’avoir dit tout ça ? interrogea-t-elle.

— Parce qu’il y a eu autrefois deux autres cas semblables d’enlèvement. Et je me demandais si rien de pareil ne s’était pas produit dans la Zone.

— Je n’en sais rien. Les flics de la Zone ont peut-être des dossiers dans leurs archives.

— Merci », dit Truesdale qui s’éloigna.

Il était allongé dans son sac de couchage, les yeux clos, les bras croisés sur sa poitrine. Demain… Brasilia ? Ils continuaient de chanter :

Tiens, une fois je me suis engagé dans l’Amra, et j’ai failli y laisser ma peau.

Car le sang coulait comme de l’eau quand les combats commencèrent.

Je suis le seul matelot qui ait jamais sauté d’un vaisseau pour quitter l’équipage de Vandervecken…

Truesdale ouvrit brusquement les yeux.

Et c’est à peu près la chose la plus étrange qu’un homme fera jamais.

Il n’avait pas cherché au bon endroit.


Les touristes, sac au dos, s’éveillaient généralement à l’aube. Les uns préféraient trouver un restaurant ouvert la nuit pour prendre leur petit déjeuner ; d’autres préparaient le leur. Truesdale était en train de faire cuire de la poudre d’œufs congelés quand la jeune femme survint.

« Vous vous souvenez de moi ? Je m’appelle Alice Jordan.

— Roy Truesdale. Un peu d’œufs ?

— Merci. » Elle lui donna un sachet qu’il mélangea avec de l’eau et versa dans son propre plat. Elle n’était plus la même ce matin : reposée, paraissant plus jeune, moins formidable.

« Je me suis rappelée certaines choses hier soir. Des cas comme le vôtre. Ils existent réellement. Je suis moi-même de la police, et j’en ai entendu parler, mais je ne me suis jamais souciée d’apprendre les détails.

— Vous êtes de la police ? » Un flic ? Après tout, elle était aussi grande que lui, et elle avait les muscles qu’il fallait pour maîtriser n’importe quel Zonier.

« J’ai été aussi contrebandière, dit-elle un peu sur la défensive. Et puis, un jour, j’ai décidé que la Zone avait besoin de revenus plus que les contrebandiers.

— Peut-être serai-je obligé de me rendre dans la Zone », dit-il d’un ton léger. En pensant : Ou de demander à Robinson de se faire expédier les dossiers. Les œufs étant prêts, il les servit dans les gobelets que tous les touristes sac au dos portaient à leur ceinture.

« Dites-m’en davantage sur l’affaire Vandervecken, dit-elle.

— Je ne pourrais pas vous en dire beaucoup plus. Je voudrais bien l’oublier. » Depuis plus d’un mois, elle n’avait pas quitté sa tête. Il avait été volé.

« Êtes-vous allé tout de suite à la police ?

— Non.

— Voilà ce dont je me suis souvenue. Le kidnappeur cueille ses victimes dans la Grande Zone, les détient pendant quatre mois environ, puis les soudoie. Le plus souvent, le pourboire est assez considérable. Je suppose que, dans votre cas, il ne l’était pas.

— Pas beaucoup. » Il n’allait tout de même pas parler à une inconnue de sa grand’Estelle ! » Mais si la plupart des victimes acceptent de se laisser acheter, comment finissez-vous par les découvrir ?

— C’est qu’il n’est pas si facile que cela de dissimuler la disparition d’un vaisseau spatial. En général, les astronefs disparaissent de la Grande Zone, puis on les revoit quatre mois plus tard sur leurs orbites. Mais si les télescopes ne les repèrent pas pendant ces quatre mois, quelqu’un peut poser des questions. »

Ils vidèrent leurs gobelets, puis les remplirent de café en poudre et d’eau bouillante.

« Il y a plusieurs affaires de ce genre, et aucune n’a été résolue, dit-elle. Des Zoniers pensent qu’il s’agit de l’intrus qui prendrait des échantillons.

— L’intrus ?

— Le premier non-humain que l’humanité rencontra jamais.

— Comme la Statue de la Mer ? Ou ce non-humain qui a débarqué sur Mars pendant…

— Non, non », répondit-elle impatientée. La Statue de la Mer a été mise au jour sur un plateau continental de la Terre. Elle y était depuis plus d’un milliard d’années. Quant aux Pak, ils étaient une branche de l’espèce humaine, pour autant qu’on puisse dire. Non, nous attendons toujours le véritable Intrus.

— Et vous pensez qu’il prend des échantillons pour voir si nous sommes mûrs pour être civilisés. Lorsque nous le serons, il viendra.

— Je n’ai pas dit que je le croyais personnellement.

— Le croyez-vous ?

— Je ne sais pas. Je pensais que c’était une histoire charmante, avec un soupçon d’épouvante. Il ne m’était jamais venu à l’esprit qu’il pouvait choisir ses échantillons chez les Terriens aussi.

— Merci, dit-il en riant.

— Je ne voulais pas vous offenser.

— Je pars d’ici pour aller à Brasilia », annonça-t-il. Ce n’était pas tout à fait une invitation.

« Et moi, je reste. Un jour de route, un jour de repos. Pour une Zonière, je suis robuste ; mais je ne peux pas marcher indéfiniment, jour après jour. » Elle hésita. « C’est pourquoi je voyage seule. J’ai reçu des propositions, mais je détesterais l’idée que je ralentis quelqu’un.

— Je comprends. »

Elle se leva. Truesdale l’imita. Il eut l’impression qu’elle le dominait par la taille, mais c’était une illusion.

« Où êtes-vous en poste ? Cérès ? s’enquit-il.

— Vesta. Au revoir.

— Au revoir. »

Il se rendit à Brasilia, Sao Paulo, Rio de Janeiro. Il vit Chichen Itza et s’habitua à la cuisine péruvienne. Et il alla à Washington, D.C., sans s’être débarrassé de la pensée irritante qu’on lui avait volé quatre mois de sa vie.

Il se vit interdire l’accès au centre de Washington parce qu’il avait un sac sur le dos. Washington était une ville d’affaires qui gouvernait une partie respectable de la planète Terre.

Il n’insista pas et se dirigea tout droit vers la Smithsonian Institution.

La Statue de la Mer était une forme à surface miroitante qui n’était pas tout à fait humanoïde. Elle était debout sur ses grands pieds plats et ses deux mains à trois doigts se dressaient comme pour se protéger d’une menace. En dépit des siècles qu’elle avait passés au fond de la mer, elle ne présentait aucun signe de corrosion. Elle avait l’aspect d’un produit d’une civilisation avancée… et elle l’était : elle était une combinaison pressurisée, pourvue de dispositifs pour les stases critiques, et contenant à l’intérieur une chose très dangereuse si elle se libérait.

Le Pak était une vieille momie fatiguée avec un visage dur, inhumain, inexpressif. Il avait la tête tordue à un angle bizarre, et ses bras reposaient contre ses côtés, sans s’être levés contre ce qui lui avait écrasé la gorge. Truesdale lut son histoire dans le guide et il éprouva un sentiment de pitié. Ce Pak était venu de si loin pour nous sauver tous…

Bon. Il y avait des choses là-bas. L’univers était assez vaste pour renfermer toutes sortes de choses. Si l’une d’elles prenait des échantillons de l’espèce humaine, les seules questions qui se posaient étaient : pourquoi s’en donnait-elle la peine ? Et pourquoi se donnait-elle la peine de les remettre en circulation ?

Non, il y en avait d’autres. Des questions plus subtiles : pourquoi se rendre sur la Terre pour capturer des Terriens ? Des couples fortunés passaient leur lune de miel sur Titan, sous l’immense merveille annelée de Saturne. Rien de plus facile que de détourner un vaisseau spécial pour lunes de miel. Et pourquoi aller chercher des Zoniers sur la Grande Zone ? Suffisamment de Zoniers sortaient encore pour aller faire de la prospection minière dans les extrêmes confins.

Une lueur lui vint alors, mais pas assez claire. Il la rejeta dans un recoin de son esprit.


Il longea le Mississipi, effectua quelques ascensions dans les Montagnes Rocheuses où il se cassa une jambe. Il dut se faire transporter par avion dans une ville voisine bâtie au fond d’un canon. Un médecin lui rafistola sa jambe et lui infligea une cure de régénération. Il rentra ensuite chez lui. Il avait vu assez de choses.


La police de San Diego n’avait pas d’informations nouvelles sur Lawrence Saint John McGee. Elle était habituée aux visites de Truesdale et, en réalité, il commençait à l’agacer. Truesdale comprit vite qu’elle n’avait jamais espéré retrouver McGee ni l’argent de Truesdale.

« Il disposait de tout ce qu’il fallait pour se payer une chirurgie faciale qui le rendrait méconnaissable et des greffes de peau sur ses bouts de doigts qui modifieraient ses empreintes digitales », lui avait déclaré un policier. Maintenant les inspecteurs se contentaient de prononcer quelques paroles apaisantes en attendant qu’il s’en allât.

Truesdale se rendit au siège de l’A.R.M. Il prit un taxi au lieu du trottoir roulant ; sa jambe était encore douloureuse.

« Nous travaillons toujours sur l’affaire, lui dit Robinson. Un cas aussi étrange ne se laisse pas oublier. D’ailleurs… oh, n’importe !

— Quoi donc ? »

Le lieutenant, soudain, arbora un large sourire. « Remarquez qu’il n’y a pas de lien réel… J’ai interrogé l’ordinateur du sous-sol sur d’autres délits non élucidés et commis avec des moyens d’une technologie avancée, sans limite de temps. J’ai obtenu quelques bizarreries. Avez-vous entendu parler du Stonehenge de rechange ?

— Naturellement. J’étais ici, il y a un mois et demi.

— N’est-ce pas stupéfiant ? Un farceur quelconque a posé ce double en une seule nuit. Le lendemain matin, il y avait deux Stonehenge. Impossible de les différencier l’un de l’autre sauf par l’emplacement : le faux se trouve à quelques centaines de mètres plus au nord. Et les mêmes initiales sont gravées sur le double.

— Je sais, dit Truesdale. Ce doit être la mystification la plus coûteuse qui ait jamais été montée.

— En réalité, nous ne savons plus quel Stonehenge est le vrai.

Supposez que le farceur ait déplacé les deux Stonehenge ? Il a été assez fort pour déplacer tous les rochers du double. Il a tout aussi bien pu déplacer les pierres du vrai Stonehenge et mettre le faux à sa place.

— Ne le dites à personne. »

Le lieutenant de l’A.R.M. éclata de rire.

« Avez-vous soutiré quelque chose d’intéressant à la Zone ? »

Robinson perdit son sourire. « Oui. Une demi-douzaine de cas connus d’enlèvement et d’amnésie, jamais résolus. Je continue à penser que nos recherches doivent s’orienter vers un struldbrug. »

Jamais résolus. Mauvais présage pour le cas Truesdale.

« Un vieux struldbrug, continuait le lieutenant. Quelqu’un qui était déjà assez vieux il y a cent vingt ans pour croire qu’il en savait suffisamment afin de résoudre les problèmes du genre humain. Ou peut-être pour écrire un livre définitif sur le progrès humain. Il aurait donc commencé à prélever des échantillons.

— Et il se livrerait à ce sport ?

— À moins qu’un petit-fils n’ait pris sa succession. » Robinson soupira. « Ne vous en faites pas. Nous l’aurons.

— Sûr ! Il n’y a que cent vingt ans que vous le recherchez.

— Ne dites pas de bêtises », protesta Robinson.

Il n’en fallut pas davantage.


Le centre d’activité de la police de la Zone était le centre du gouvernement : Cérès. Les services de police sur Pallas, Junon, Vesta et Astrée faisaient double emploi, dans un certain sens, mais ils étaient indispensables. Cinq astéroïdes couvraient la Grande Zone. Il arrivait qu’ils fussent tous en même temps sur le même côté du soleil ; mais pas souvent.

Vesta était le plus petit des cinq. Ses villes étaient situées sur la surface, sous quatre gros doubles dômes.

Trois fois dans l’histoire, une brèche avait été ouverte dans un dôme. Ce n’était pas un événement banal. Tous les bâtiments de Vesta étaient étanches à la pression. Plusieurs avaient des tubes-sas qui permettaient de sortir du dôme.

Alice Jordan entra dans le sas de la police de Waring City après une patrouille contre les contrebandiers. Il y avait deux salles, puis un couloir jalonné de scaphandres. Elle retira le sien et l’accrocha ; la poitrine s’ornait d’un dragon féminin fluorescent qui crachait des flammes.

Elle alla faire son rapport à sa supérieure, Vinnie Garcia. « Pas de chance ! »

Vinnie lui sourit. C’était une femme brune, élancée, aux doigts longs et fuselés : beaucoup plus le type Zone qu’Alice Jordan. « Vous avez eu de la chance sur la Terre.

— Par Finagle, vous plaisantez ! Vous avez bien lu mon compte rendu ? » Alice s’était rendue sur la Terre dans l’espoir de résoudre un problème social préoccupant. Une manie terrienne – la pratique qui consiste à faire passer un courant dans le centre du cerveau – s’était répandue dans la Zone. Malheureusement, la Terre n’avait pu lui offrir d’autre solution que d’attendre : dans trois cents ans, le problème se serait résolu tout seul. Mais Alice Jordan n’était guère satisfaite de la réponse…

« Je ne pensais pas à cela. Vous avez fait une conquête. » Vinnie marqua un temps d’arrêt. « Un Terrien vous attend dans votre bureau.

— Un Terrien ? » Elle n’avait partagé son lit qu’avec un homme sur la Terre, pour leur déception à tous deux. La pesanteur, et le manque d’habitude. Il s’était montré courtois, mais ils ne s’étaient plus revus.

Elle se leva. « Avez-vous besoin de moi pour autre chose ?

— Ma foi non. Amusez-vous bien », répondit Vinnie.


Il essaya de se mettre debout quand elle entra. Il cafouilla un peu dans la faible pesanteur, mais réussit à poser les pieds sur le plancher et à maintenir vertical le reste de son corps. « Hello ! Roy Truesdale », dit-il avant qu’elle eût retrouvé le nom.

« Soyez le bienvenu sur Vesta, dit-elle. Ainsi vous vous êtes décidé à venir. Toujours à la poursuite du kidnappeur ?

— Oui. »

Elle s’assit derrière son bureau. « Racontez-moi. Avez-vous achevé votre randonnée touristique ?

— Oui. À mon avis, les Montagnes Rocheuses ont droit au premier prix, et on y pénètre sans difficultés. Vous devriez les essayer. Elles ne sont pas un Parc national, mais rares sont les gens qui auraient envie d’y faire construire.

— Si jamais je retourne sur la Terre, j’irai.

— J’ai vu les autres Intrus… Je le sais, ce ne sont pas réellement des Intrus mais enfin ce sont des extra-terrestres. Si le véritable Intrus leur ressemble…

— Vous penseriez donc que Vandervecken est un être humain.

— Je voudrais bien le croire.

— Vous faites énormément d’efforts pour le retrouver. » Elle se laissa caresser par l’idée que Truesdale était venu poursuivre une certaine femme de la Zone. Idée flatteuse…

« La police ne me paraît aboutir nulle part, dit-il. Et il y a pire. J’ai l’impression qu’elle recherche Vandervecken ou quelqu’un dans son genre depuis cent vingt ans. Alors je suis devenu enragé, et je me suis inscrit pour un astronef à destination de Vesta. J’irai moi-même à la recherche de Vandervecken. Ç’a été une belle bagarre, vous savez. »

— Je n’en suis pas surprise. Trop de Terriens veulent voir les astéroïdes. Nous sommes obligés de les contingenter.

— J’ai dû attendre trois mois pour avoir une place. Et encore n’étais-je pas certain que je voulais partir. Après tout, je pouvais toujours annuler… Puis il est arrivé autre chose. » Truesdale serra les mâchoires sous l’effet d’une colère rétrospective.

« Lawrence Saint John McGee. Il y a dix ans, il m’a volé à peu près tout ce que je possédais. Un escroc.

— Ce sont des choses qui arrivent. Je suis désolée.

— On l’a arrêté. Il se faisait appeler Ellery Jones, de Saint Louis. Il avait monté une affaire toute nouvelle à Topeka, dans le Kansas, mais quelqu’un a relevé les numéros des marks et il a été arrêté. Il avait de nouvelles empreintes digitales, de nouvelles empreintes rétiniennes, un nouveau visage. Il a fallu le soumettre à une analyse par ondes télépathiques pour avoir la certitude que c’était lui. Je pourrai même récupérer une partie de mon argent.

— Eh bien, c’est merveilleux ! dit-elle en souriant.

— Vandervecken l’a payé. Acheté, si vous préférez.

— En êtes-vous sûr ? S’est-il servi de ce nom-là ?

— Non. Je le hais pour tous les maux de tête qu’il m’inflige ! Sans doute a-t-il pensé que je le poursuivais parce qu’il m’avait volé. Volé quatre mois de ma vie. Il m’a lancé un os, Lawrence Saint John McGee, afin que je cesse de me tracasser pour ces quatre mois qui me manquent.


— Et vous n’aimez pas que quelqu’un puisse anticiper à ce point vos réactions.

— Non. Je n’aime pas. « Il ne la regardait plus. Ses mains étaient crispées sur les accoudoirs de son fauteuil, et les muscles de ses bras se gonflaient, durcissaient. Certains Zoniers affectaient un air de dédain pour les muscles des Terriens…

Elle dit à mi-voix : « Vandervecken est peut-être trop fort pour nous. »

La réaction de Truesdale fut intéressante. « Maintenant, à vous de parler. Qu’avez-vous découvert ?

— Eh bien… je me suis mise en chasse moi aussi. Vous savez qu’il y a eu d’autres disparitions.

— Oui. »

Son bureau, comme celui de Robinson, contenait un terminal d’ordinateur. Elle s’en servit. « Une demi-douzaine de noms. Et de dates : 2150,2191,2230,2250,2270,2331. Vous voyez que nos fiches remontent à plus loin que les vôtres. J’ai parlé à ce Lawrence Jannifer, le dernier, mais il est incapable de se rappeler plus de choses que vous. Il était en train de se mettre en orbite pour arriver vite aux troyens avant, avec des petites pièces détachées de machine quand… blackout total ! La première chose qu’il sut ensuite, c’était qu’il se trouvait en orbite autour d’Hector. » Elle sourit. « Il n’a pas eu les mêmes réactions que vous. Il n’était que trop content d’avoir été, si j’ose dire, réintégré dans le circuit.

— Parmi les autres, y en a-t-il qui soient encore en vie et accessibles ?

— Dandridge Sukarno et Norma Stier, disparus respectivement en 2270 et 2230. Ils n’ont pas voulu me donner l’heure locale du jour. Ils ont accepté leurs indemnités, et c’est tout. Nous avons décelé les origines de ces indemnités : deux noms différents, George Olduvai et C. Cretemaster, mais pas de visages pour aller avec les noms.

— Vous avez été très active. »

Elle haussa les épaules. « Plusieurs policiers se sont intéressés au kidnappeur à un moment ou à un autre. Vinnie s’est arrangée.

— Il semble qu’il prélève un échantillon tous les dix ans. En alternant entre la Terre et la Zone. » Truesdale sifflota. Il réfléchissait aux dates. « 2150, cela remonte presque à deux cents ans. Rien d’étonnant à ce qu’il ait pris le nom de Vandervecken. »

Elle le regarda avec curiosité. « Quelle signification… ?

— Vandervecken était le commandant du Hollandais Volant. Je l’ai vérifié. Connaissez-vous la légende du vaisseau fantôme ?

— Non.

— Il y avait autrefois des navires de commerce à voiles, qui naviguaient sur les océans avec de l’énergie empruntée au vent Au cours d’une forte tempête, Vandervecken essaya de contourner le cap de Bonne-Espérance. Il fit le serment impie qu’il réussirait, même s’il devait se battre contre le vent jusqu’au jour du Jugement. Par mauvais temps, les bateaux qui passent dans les parages peuvent encore le voir sur son vaisseau fantôme, essayant toujours de contourner le cap. Parfois il les arrête et leur demande de poster des lettres. »

Elle eut un petit rire nerveux. « Des lettres à qui ?

— Au Juif errant, peut-être. Il y a des variantes. Selon une, Vandervecken aurait assassiné sa femme et pris la mer pour échapper à la police. Une autre assure qu’un crime fut commis à bord. Les écrivains semblent aimer cette légende. On la retrouve dans des romans, dans un vieux film et même dans un opéra encore plus ancien. Et… avez-vous entendu le chant que l’on chante autour des feux de camp ? Je suis le seul matelot qui ait jamais sauté d’un vaisseau pour quitter l’équipage de Vandervecken…

Le Chant des Vantards.

— Toutes les légendes ont une chose en commun : un homme immortel naviguant à perpétuité sous une malédiction. »

Les yeux d’Alice Jordan s’agrandirent.

« Qu’y a-t-il ? demanda-t-il.

— Jack Brennan.

— … Brennan. Je me rappelle. L’homme qui a mangé les racines à bord de l’astronef Pak. Jack Brennan. Il est censé être mort.

— Censé, oui. » Elle avait baissé les yeux. Progressivement, son regard se concentra sur des rouleaux imprimés. « Roy, j’ai encore un peu de travail à faire. Où êtes-vous descendu ? Au Palace ?

Naturellement. C’est le seul hôtel de Waring City.


— J’irai vous prendre là, à dix-huit heures trente. De toute façon, il vous faudra un guide pour les restaurants. »


Bien que n’ayant pas de concurrents, le Palace était un excellent hôtel. Le service humain était inégal, mais les appareils – ceux de la salle de bains, les machines à laver, les distributeurs – fonctionnaient à la perfection. Les Zoniers soignaient leurs machines comme si leur vie en dépendait.

Le mur orienté à l’est se trouvait à trois mètres de la coupole de verre, et les fenêtres panoramiques étaient protégées par de grands paravents rectangulaires qui tournaient automatiquement pour exclure la lumière brutale du soleil. Les paravents étaient maintenant ouverts. Truesdale regarda au-dehors à travers la paroi transparente, par-dessus le léger renflement du dôme d’Anderson City, vers un horizon si tourmenté et si proche qu’il eut l’impression d’être sur un sommet montagneux. Mais du haut de n’importe quelle montagne sur la Terre, les étoiles n’auraient pas brillé d’un tel éclat. Il contempla l’univers, à portée de sa main.

Et sa chambre était affreusement chère. Il allait être obligé de réapprendre à dépenser de l’argent sans sourciller.

Il prit une douche. C’était drôle. L’appareil déversait de lentes cascades d’une eau très chaude qui avait tendance à adhérer sur son corps comme si elle se mettait en gelée. Il y avait des jets latéraux et un atomiseur. Les temps avaient bien changé depuis l’époque où la profonde cavité qui abritait maintenant Anderson City avait été découpée par l’exploitation intensive et onéreuse des roches hydratées. Maintenant la fusion était bon marché, et l’eau une fois fabriquée pouvait être indéfiniment recyclée.

Lorsqu’il quitta la salle de bains, il s’aperçut qu’on lui avait fait une livraison. Le terminal d’informations à côté de son bureau avait débité une documentation massive imprimée sous forme d’un livre, aussi épais que l’annuaire téléphonique de San Diego, dont les pages pouvaient être effacées après le départ du client. C’était sûrement Alice Jordan qui le lui avait fait parvenir. Il le feuilleta jusqu’à ce qu’il eût trouvé les Mémoires de Nicholas Sohl ; le chapitre consacré au vaisseau Pak était dans la dernière partie.

Un petit frisson le parcourut après sa lecture. Nicholas Sohl, ancien Premier président de la Zone… certainement pas un imbécile. Ce dont il faut se souvenir, avait écrit Sohl, c’est qu’il est plus intelligent que nous. Peut-être a-t-il pensé à quelque chose qui m’a échappé.

Oui, il faudrait qu’un homme fût diablement intelligent pour pallier toute absence de nourriture !

Il reprit le livre…

Alice Jordan arriva dix minutes en avance. Sur le seuil de la porte, elle lança un coup d’œil au terminal d’information. « Vous l’avez reçu. Bien. Jusqu’où êtes-vous allé dans votre lecture ?

— Les Mémoires de Nick Sohl. Un manuel sur la physiologie des Pak. J’ai parcouru le texte de Graves sur l’évolution. Il cite une douzaine de plantes qui auraient pu être importées du monde Pak.

— Vous qui êtes Terrien, qu’en pensez-vous ?

— Je ne suis pas un biologiste. Et je n’ai pas suivi l’enquête à la base d’Olympe. Je me fiche éperdument de savoir pourquoi un polarisateur de pesanteur ne fonctionne pas encore. »

Elle s’assit sur le bord du lit. Elle portait un pantalon ample et une blouse ; elle ne s’est pas habillée pour dîner, pensa Truesdale. Mais il ne s’était pas attendu à voir des robes dans la pesanteur de Vesta.

— Je crois que c’est Brennan, dit-elle.

— Moi aussi.

— Mais il doit être mort. Il n’avait rien à manger.

— Il avait son propre monoplace en remorque. Même il y a deux cents ans, la cuisine d’un monoplace l’aurait alimenté longtemps, n’est-ce pas ? C’était de racines qu’il manquait. Peut-être en avait-il pris quelques-unes dans la capsule de fret, peut-être le vaisseau Pak en contenait-il davantage. Mais après les avoir mangées, il aurait péri.

— Vous pensez pourtant qu’il est en vie. Moi aussi. Énumérez-moi vos raisons. »

Truesdale réfléchit une minute pour mettre de l’ordre dans sa tête. « Le Hollandais Volant. Vandervecken. Un homme immortalisé par une malédiction. Ça cadre trop bien. »

Elle approuva d’un signe de tête. « Quoi d’autre ?

— Oh ! Les enlèvements… et le fait qu’ensuite il nous a ramenés à nos places. Même au risque de se faire prendre. Il nous a replacés dans le circuit. Il est trop poli pour un extra-terrestre, et trop fort pour un homme. Que reste-t-il ?

— Brennan.

— Et puis, l’affaire Stonehenge. » Il la lui conta. « Je n’ai cessé d’y réfléchir depuis que vous avez prononcé le nom de Brennan Savez-vous quelles sont mes conclusions ? Brennan a eu tout le temps de s’occuper du polarisateur de pesanteur dans la capsule de fret Pak. Il a dû en découvrir le principe, et il l’a amélioré en le transformant en un générateur de pesanteur. Ensuite, il a bien fallu qu’il s’amuse avec son invention.

— Qu’il s’amuse. C’est le mot. Cette superintelligence a probablement été pour lui une sorte de nouveau jouet.

— Et peut-être s’est-il livré à d’autres mystifications.

— Oui ! lança-t-elle avec un peu trop d’énergie.

— Quoi ! Il a commis une autre farce ? »

Alice se mit à rire. « Connaissez-vous l’astéroïde Mahmed ? Son histoire figurait parmi les extraits que je vous ai fait parvenir.

— Je ne suis pas arrivé jusque-là, je suppose.

— Un astéroïde de trois kilomètres de diamètre ; presque entièrement de glace. Les télescopes de la Zone l’ont repéré en… 2183, je crois. Il se trouvait encore à l’extérieur de l’orbite de Jupiter. Mahmed a été le premier homme à se poser dessus. Et il a aussi calculé son orbite, et découvert que astéroïde allait entrer en collision avec Mars.

— La collision a-t-elle eu lieu ?

— Oui. On aurait sans doute pu l’empêcher, même avec la technologie de l’époque. Mais j’imagine que personne ne s’est réellement intéressé à cet incident. L’astéroïde devait heurter Mars assez loin de la base d’Olympe. On en a détaché un volumineux morceau de glace et on l’a mis sur une nouvelle orbite. De l’eau presque pure, une matière précieuse.

— Je ne vois pas le rapport avec…

— Attendez ! Elle a tué les Martiens. Tous les Martiens de la planète, autant que nous sachions. La teneur en vapeur d’eau dans l’atmosphère a fortement augmenté.

— Oh ! s’exclama Truesdale. Un génocide. Une bonne farce.

— Je vous l’ai déjà dit. Vandervecken est peut-être trop fort pour nous.

— Oui. » À partir d’un enregistrement vocal sur une bobine à destruction automatique, Vandervecken avait grandi dans toutes les dimensions. À présent, il était long de deux cent vingt ans, et le domaine de ses activités s’étendait sur tout le système solaire. Il s’était également développé en force physique le monstre-Brennan avait pu jeter sur ses épaules un Elroy Truesdale inconscient et le descendre au bas des Pinnacles. « Il est fort, je l’admets. Et nous sommes les seuls à le savoir. Qu’allons-nous faire ?

— Dîner, répondit-elle.

— Vous savez à quoi je pensais ?

— Je sais à quoi vous pensez, dit gentiment Alice. Mais dînons d’abord.


Le haut du Palace Hôtel était une coupole à quatre côtés qui montrait deux images de la réalité. Les secteurs est et ouest avaient vue sur Vesta, mais les secteurs nord et sud étaient des projections d’une région montagneuse de la Terre. « Il s’agit d’une bande sans fin, d’une durée de plusieurs jours lui expliqua Alice. Prise d’une voiture circulant au niveau du sol. On dirait un matin en Suisse.

— En effet. » Le martini à la vodka l’avait mis en appétit. Il n’avait pas déjeuné, et son estomac était un vide béant. « Parlez-moi des petits plats de la Zone.

— Vous savez, le Palace sert surtout de la cuisine française.

— Je voudrais bien goûter la cuisine de la Zone. Demain ?

— Franchement, Roy, je préfère celle de la Terre. Je vous emmènerai demain dans un restaurant typiquement zonier, mais je ne pense pas que vous y découvrirez des saveurs extraordinaires. Les denrées alimentaires coûtent trop cher ici pour qu’on se lance dans la gastronomie.

— Dommage. » Il regarda le menu sur le torse d’un robot serveur et sursauta. « Grands dieux, quels prix !

— Aussi élevés que les prix d’achat. À l’autre bout de la chaîne, il y a l’allocation de levure qui est gratuite…

— Gratuite ?

— Oh ! Elle ne vaut pas davantage ! Si vous êtes complètement fauché, elle vous permet d’être nourri, et la levure pousse pratiquement toute seule. Normalement, le Zonier est végétarien, poulet et œufs mis à part. Nous élevons des poulets dans la plupart des grands dômes. En ce qui concerne le bœuf et le porc, nous sommes obligés d’en faire l’élevage dans les mondes-bulles. Quant aux poissons et crustacés… eh bien, il faut que nous les fassions venir par vaisseau spatial. Certains arrivent surcongelés ; c’est moins cher. »

Ils tapèrent leurs commandes sur le clavier d’un serveur. Sur la Terre, un restaurant aussi cher aurait eu au moins des serveurs humains… mais Roy se représentait mal un Zonier en maître d’hôtel.

Les steaks Diane étaient trop petits, les légumes variés et abondants. Alice les dévora avec un appétit et un plaisir qu’il admira.

« Voilà ce qui me manquait, dit-elle. Sur la Terre, il a fallu que je me mette au tourisme sac au dos pour éliminer tout ce que je mangeais. »

Roy reposa sa fourchette. « Je ne peux pas imaginer ce qu’il a mangé.

— N’y pensez plus pendant un moment.

— D’accord. Parlez-moi de vous. »

Elle lui décrivit une enfance sur l’astéroïde Détention, où elle ne voyait les étoiles que par d’épaisses fenêtres d’un sous-sol ; les étoiles ne signifièrent pas grand-chose pour elle jusqu’à sa première randonnée à l’extérieur. Les années d’entraînement pour piloter un vaisseau spatial – pas obligatoires, mais les copines vous auraient trouvée drôle si vous aviez laissé tomber. Son premier raid de contrebande, et le pilote de la police qui la suivait comme une sangsue en se moquant d’elle sur son écran de communications. Trois années à transporter des produits alimentaires et des machines hydroponiques vers les troyens avant de se résigner à recommencer ; mais elle avait retrouvé le même visage moqueur et, quand elle s’était fâchée, il lui avait fait tout un cours d’économie jusqu’à Hector.

Ils en arrivèrent au café (en poudre) et au cognac (un produit de la Zone, excellent). Il lui parla, pour ne pas être en reste, de toutes ses générations de cousins, d’oncles et de tantes disséminées à travers le monde. Partout où il décidait d’aller, il rencontrait toujours des gens de sa famille. Il lui parla aussi de sa grand’Estelle.

— Il avait donc raison », déclara-t-elle.

Il comprit ce qu’elle voulait dire. « Je ne me serais pas rendu chez les policiers. Je n’aurais pas pu refuser l’argent. Alice, c’est ainsi qu’il juge toute l’espèce humaine. Il tire les ficelles. Et il est le seul à voir les ficelles. »

Alice gronda : « Je ne permettrai pas à un homme de me juger de cette façon-là.

— Et il prélève des échantillons. Pour voir comment nous agissons, où nous allons. Je suppose que sa prochaine initiative sera un plan de reproduction sélective.

— Très bien. Qu’allons-nous faire ?

— Je ne sais pas. » Il but un peu de cognac. Merveilleux cognac ! Il le sentait se transformer en vapeur dans sa bouche. La Zone devrait l’exporter. Cela ne coûterait pas cher en carburant : tout en descente.

« Nous avons le choix entre trois solutions, je pense, dit-elle. La première consiste à révéler tout ce que nous savons, d’abord à Vinnie, puis à tous les producteurs de bandes d’informations qui nous écouteront.

— Écouteront-ils ?

— Oh !… » Elle agita une main négligente. « Je crois qu’ils publieront. C’est un nouveau point de vue sur des événements. Seulement, nous ne pouvons rien prouver. Nous avons monté une théorie, avec un trou béant au milieu, et c’est tout ce que nous possédons.

— Le trou, c’est ce qu’il a mangé, n’est-ce pas ?

— Oui.

— Ma foi, nous pouvons toujours essayer. »

Alice enfonça du pouce un bouton d’appel. Lorsque le serveur arriva en glissant dans un murmure d’air, elle commanda deux autres cognacs.

« Et ensuite ? demanda-t-elle.

— Oui, ensuite…

— Les gens écouteraient, en parleraient, s’étonneraient. Et il ne se produirait rien. Et peu à peu tout serait oublié. Brennan n’aurait qu’à attendre, le temps nécessaire : cent ans, mille ans…

— Nous ne saurions jamais. Ce serait crier dans un désert.

— Bien. La deuxième option maintenant : laisser tomber, tout de suite.

— Non !

— D’accord. Passons à la troisième option : lui courir après.

Avec une flotte de la police de la Zone, si possible. Autrement, tout seuls. »

Il réfléchit tout en savourant son cognac. « Courir où ?

— Voilà la bonne question. » Alice se rejeta en arrière, ferma à demi les yeux. « Il a pris la direction de l’espace interstellaire. Il s’est arrêté dans la ceinture cométaire, très au-delà de l’orbite de Pluton, pendant deux mois – un arrêt total, ce qui a dû lui coûter beaucoup de carburant – puis il est reparti.

— Son vaisseau est reparti. S’il est là-bas maintenant, il a sans doute expédié le compartiment-moteur Pak. Ce qui le laisse avec le module de commande Pak et un monoplace de la Zone.

— Et du carburant. Tout le carburant nécessaire, grâce à la réserve de manœuvre du compartiment-moteur. Le plein avait été fait avant son décollage.

— Bien. Et nous supposons qu’il a trouvé le moyen de cultiver ses racines pour se nourrir. Peut-être a-t-il retiré des graines de la capsule de fret avant de quitter Mars. Que lui manque-t-il dont il pourrait avoir besoin ?

— Une maison. Une base. Des matériaux de construction.

— Pour ceux-ci, n’a-t-il pu exploiter les comètes ?

— Possible. Pour les gaz et les produits chimiques en tout cas.

— J’y avais songé, dit Truesdale. Lorsque vous parlez de la ceinture cométaire, ne pensez pas à un anneau de roches comme la ceinture des astéroïdes. La ceinture cométaire est une région riche en matières utiles. » Il s’exprimait avec une certaine prudence. Le cognac empâtait sa langue. S’il butait sur un mot technique, elle se moquerait de lui. « Une région où les comètes ralentissent, continuent sur leur lancée et retombent vers le Soleil. Elle a de dix à vingt fois le volume du système solaire et, de toute façon, la plus grande partie du système solaire est un plan. Il y a de l’hydrogène dans presque tous les composants de la queue d’une comète, n’est-ce pas ? Brennan n’a donc aucun problème de carburant. Il pourrait être aujourd’hui n’importe où dans cette ceinture, et demain ailleurs. Où le chercher ? »

Elle l’examina attentivement. « Vous allez renoncer ?

— Je suis tenté de le faire. Ce n’est pas qu’il soit trop fort pour moi : il est trop petit, et sa cachette est sacrément trop grande.

— Il existe une autre possibilité, dit-elle. Perséphone. »

Perséphone ! Comment avait-il pu oublier qu’il y avait une dixième planète ? Quoique… « Perséphone est une énorme masse gazeuse, paraît-il ?

— Je n’en suis pas certaine, mais je le suppose. Elle a été repérée par sa masse et par son influence sur les orbites des comètes. Mais l’atmosphère pourrait être gelée. Il a pu se mettre en vol stationnaire jusqu’à ce qu’il ait creusé un trou à l’aide de son jet brûlant à travers les couches de glace, puis il aurait atterri. » Elle se pencha par-dessus la table. Ses yeux brillaient, ils n’étaient plus marron mais noirs. « Roy, il a fallu qu’il tire des métaux de quelque part. Il a construit une sorte de générateur de pesanteur, n’est-ce pas ? Et il a dû procéder à des expériences pour y arriver. Du métal. Beaucoup de métal.

— D’une tête de comète, peut-être ?

— Je ne crois pas. »

Truesdale hocha la tête. « Il n’a pas pu creuser des mines dans Perséphone. Une planète aussi grosse doit être une géante gazeuse – avec un noyau en fusion. Elle se chauffe elle-même ; elle a une atmosphère gazeuse. Il n’a pas pu se poser sur elle. La pression serait… je ne sais pas, moi… de l’ordre de celle de Jupiter.

— Une lune, alors ! Perséphone a peut-être une lune !

— … Pourquoi pas, au fait ? Pourquoi une pareille masse de gaz n’aurait-elle pas une douzaine de satellites ?

— Il a passé deux mois immobile, s’assurant qu’il pourrait vivre là-bas. Il a dû localiser Perséphone et l’étudier avec ses télescopes. Lorsqu’il a été certain qu’elle avait des lunes, il s’est détaché du compartiment-moteur Pak. Autrement, il serait rentré.

— Cela me paraît juste. Il a pu aussi réussir la culture d’un arbre de vie… Mais peut-être n’y est-il plus.

— Il aura laissé des traces. Nous parlons d’une lune, maintenant. Il doit y avoir une cicatrice à l’endroit où il a posé un propulseur à fusion, et de grosses cicatrices béantes là où il a creusé ses mines, et des constructions qu’il aura abandonnées, et de la chaleur. Il a pu cacher une partie des dégâts, mais il n’a pas pu camoufler la chaleur, pas sur une petite lune au diable derrière Pluton. Elle a dû se mêler à l’environnement, polluer les effets superfluides, et vaporiser une partie des glaces.


— Et nous aurions enfin une preuve, dit Truesdale. Des photos holographes. Au pis, nous aurions les photos des cicatrices qu’il a laissées sur la lune de Perséphone. Il ne s’agirait plus d’une théorie en l’air.

— Et au mieux ? » Elle lui sourit de toutes ses dents. « Nous rencontrerions le monstre-Brennan face à face.

— Buvons à notre attaque !

— En avant ! » Alice leva son cognac. Ils entrechoquèrent prudemment leurs petits verres, et ils les vidèrent d’un trait.


La crainte de tomber l’éveilla à moitié, et les sensations familières d’une gueule de bois firent le reste. Il s’assit sur un lit qui ressemblait à un nuage rose : le lit d’Alice. Ils étaient venus chez elle la veille au soir, peut-être pour fêter ou sceller un pacte, ou peut-être simplement parce qu’ils éprouvaient un certain penchant l’un pour l’autre.

Pas de maux de tête. Le bon cognac donne la gueule de bois, mais jamais la migraine.

Il ne se souvenait pas d’avoir passé une meilleure nuit.

Alice n’était pas là. Partie pour travailler ? Non : il l’entendait dans la cuisine. Il la rejoignit. Elle était en train de faire sauter des crêpes, toute nue.

Il lui demanda : « Avons-nous vraiment parlé sérieusement ?

— Pour l’instant, vous allez goûter à la cuisine de la Zone. »

Elle lui tendit une assiette garnie d’une pile de crêpes ; il la saisit mal : les crêpes bondirent et flottèrent en l’air, comme dans les placards publicitaires. Il réussit à les rattraper, mais la pile descendit de travers.

Elles avaient bien un goût de crêpes : de bonnes crêpes, mais de crêpes. Peut-être fallait-il que la cuisinière fût toute nue pour en faire un plat de la Zone. Il se versa une imitation de sirop d’érable, et il se promit intérieurement d’envoyer à Alice quelques bouteilles de sirop d’érable du Vermont si elle restait dans la Zone et s’il revenait un jour vivant sur la Terre.

Il lui redemanda : « Avons-nous vraiment parlé sérieusement ? »

Elle lui donna une tasse et un pot de café en poudre d’une marque de la Terre : « Renseignons-nous d’abord sur Perséphone. Ensuite, nous pourrons prendre une décision.

— Je pourrai m’en occuper moi-même, à l’hôtel. Faites-moi parvenir les informations comme hier. Cela vous épargnera du travail.

— Bonne idée. Ensuite je pourrai remonter Vinnie.

— Je me demande si une flotte de la police zonière me laissera venir. »

Elle s’assit sur ses genoux. Elle ne pesait guère plus qu’une plume, et pourtant elle avait d’une femme tout ce qu’un homme peut désirer. Elle le regarda au fond des yeux. « Vous espérez que oui, ou vous espérez que non ? »

Il réfléchit. « J’irai, si vos supérieurs m’y autorisent. Mais je vais vous dire le fond de ma pensée. Si je peux lancer la police de la Zone sur les traces de Vandervecken, j’aurai démontré qu’il est incapable de me manipuler. Du moment que Vandervecken le saura, je ne me soucie pas d’autre chose.

— Je suppose… que c’est de bonne guerre. »

Ils quittèrent ensemble l’appartement d’Alice qui faisait partie d’une sorte d’immeuble en falaise : les appartements étaient taillés dans la paroi de la profonde cicatrice minière qui était Anderson City. Ils regagnèrent Waring où ils se séparèrent.


Perséphone. Découverte par analyse mathématique des perturbations dans les orbites de certaines comètes connues, 1972. Relevée en 1984. Perséphone rétrograde en une orbite inclinée de soixante et un degrés sur l’écliptique. Sa masse est légèrement inférieure à celle de Saturne.

La première visite exploratoire possible a été effectuée par Alan Jacob Mion en 2094. Les affirmations de Mion ont été mises en doute par l’absence de documents photographiques (ses films furent endommagés par les radiations, comme Mion lui-même : pour économiser du carburant, il avait retiré le bouclier de son astronef), et par sa déclaration que Perséphone a une lune.

Une expédition plus officielle fut lancée en 2170. Selon son rapport, Perséphone n’a pas de lunes, mais une atmosphère caractéristique des mondes gazeux géants, riche en composés d’hydrogène. L’atmosphère de la planète vaudrait la peine d’une exploitation minière à la cuillère si la planète même était aussi accessible que Jupiter. Il n’y a pas eu d’autres expéditions.


Zut ! pensa Truesdale. Pas de lunes.

Il se demanda si Brennan avait pu se livrer à une prospection minière dans les gaz chimiques froids de Perséphone. Avec quoi ? Avec ses mains en forme de cuillère ? Et pour quoi faire ? Il n’aurait pas pu trouver des métaux de cette manière-là… Et puis, après tout, quelle importance ? Il n’aurait pas laissé de cicatrices dans les nuages.

Il trouva le rapport sur l’expédition de 2170 et il le lut. Avec un peu plus d’embarras, il découvrit aussi le résumé d’une interview d’Alan Jacob Mion pour Spectrum News. Un homme du type vantard, orgueilleux, qui n’était sûrement pas un observateur méticuleux. Sa « lune » avait peut-être été une tête de comète naviguant au large de Perséphone sur une parabole lente.

Par son terminal d’informations, il renvoya les documents au siège de la police.


Alice revint vers dix-huit heures. « Vinnie n’a pas marché, dit-elle d’une voix lasse.

— Je ne le lui reproche pas. Perséphone est sans lunes. Tous nos beaux raisonnements, et pas l’ombre d’une lune ! » Il avait passé la journée à jouer au touriste dans une ville qui n’avait pas été conçue pour les touristes. Waring était une cité ouvrière.

« Elle n’aurait pas marché même avec une lune. Elle m’a déclaré… Ma foi, je me demande si elle n’a pas raison. » La lassitude d’Alice n’avait rien à voir avec la pesanteur. Elle ne s’affala pas sur le lit. Elle se tenait droite, la tête haute. Mais dans ses yeux et sa voix… « Elle m’a dit qu’en premier lieu il ne s’agissait que d’hypothèses, ce qui est vrai. Que, deuxièmement, si nos hypothèses étaient exactes, dans quoi enverrions nous une pauvre petite flotte de la police ? Que, troisièmement, l’affaire du kidnappeur avait reçu une explication suffisante : celle du Regard Lointain.

— Pardon ?

— Le Regard Lointain. L’hypnose automatique. Un Zonier passe trop de temps à regarder fixement l’infini. Il lui arrive de se réveiller en orbite autour de sa destination sans se souvenir de rien de ce qui s’est passé après son décollage. Pour être plus précise : Vinnie m’a montré le rapport sur Norma Stier. Vous rappelez-vous ? Disparue en 2230…

— En effet.

— Elle est restée sur sa route pendant les quatre mois où elle était censée avoir disparu. Les films de son vaisseau le prouvent.

— Mais les indemnités ? Le kidnappeur achète les personnes qu’il enlève.

— Nous avons la preuve de deux indemnités. Qui peuvent s’expliquer d’une autre façon. Les personnes se servent de l’histoire du kidnappeur pour dissimuler les profits d’un raid de contrebande – ou des choses encore moins propres. » Elle sourit. « À moins que Vandervecken n’ait truqué les films du vaisseau de Norma Stier. Je crois au kidnappeur, moi !

— Bien sûr !

— Mais Vinnie m’a opposé un argument très fort. Contre quoi lancerions-nous une pauvre petite flotte de la police de la Zone ? Brennan a bien été obligé d’extraire son métal de quelque part. S’il a creusé des mines dans la lune de Perséphone, il l’a probablement déplacée ensuite !

— Hein ?

— Vous n’y aviez pas pensé ?

— Non.

— Cela n’aurait rien de surprenant. De quoi parlons-nous, d’une masse dont les dimensions avoisineraient celles de Ganymède, ou d’une petite boule de rocher comme Vesta ? Des astéroïdes ont déjà été déplacés.

— Exact… Et il avait de l’hydrogène en quantités illimitées comme carburant, et il possédait déjà son générateur de pesanteur, et nous avons aussi supposé qu’il avait déplacé l’astéroïde de Mahmed. Mais il n’a pas pu le déplacer bien loin. Et il n’aurait pas déplacé la lune de Perséphone si elle ne constituait pas un témoignage formel contre lui.

— Vous persistez à vouloir vous lancer à sa poursuite ? »

Truesdale aspira une grosse bouffée d’air. « OUI. Et j’aurai besoin de votre concours pour choisir mon matériel.

— Je pars avec vous.

— Parfait.

— J’ai eu peur de devoir abandonner, dit-elle. Je n’ai pas d’argent pour financer une expédition pareille, et vous… Vous ne me paraissiez pas tellement passionné. De plus, Vinnie m’a presque persuadée que c’était courir après une chimère. Roy, et si elle avait raison ?

— Ce serait de toute façon un charmant petit voyage de noces. Et nous serons les seuls êtres humains vivants à avoir vu la dixième planète. J’imagine que nous pourrons revendre le matériel à notre retour ? »

Ils abordèrent alors les problèmes techniques.

La lune de miel coûterait cher !


Brennan…

… que peut-on dire de Brennan ? Il utilisera toujours au maximum son environnement pour arriver à ses fins. En connaissant son environnement, en connaissant ses motivations, on pourrait prédire exactement ses actes.

Mais sa tête. Que se passe-t-il dans sa tête ?

La carrière qu’il a choisie – la carrière qui l’a choisi pour l’œuvre de sa vie – se réalise en grande partie par l’attente. Il y a été préparé depuis longtemps. À présent, il attend et il observe. Parfois il ajoute des raffinements à ses préparatifs. Il a ses marottes. Le système solaire en est une.

Et parfois il prélève des échantillons. Autrement, il surveille les lueurs mouvantes des tuyères à fusion avec son excentrique télescope de remplacement. Il capte des fragments d’émissions de nouvelles et de variétés avec un matériel sophistiqué qui élimine les parasites. La Terre lui fournit la plupart de ces fragments. La Zone communique par lasers, qui ne sont pas dirigés sur Brennan.

La civilisation poursuit son petit bonhomme de chemin. Brennan surveille.

Dans une émission d’informations, il apprend la mort d’Estelle Randall.

Voilà qui soulève une possibilité intéressante. Brennan commence à guetter une lueur d’une tuyère à fusion qui se dirigerait vers Perséphone.


Roy ne fut pas très sûr de ce qui l’avait réveillé. Il était allongé dans le hamac ; il ne bougea pas ; il sentait vivre le vaisseau spatial autour de lui.

La vibration du propulseur était une sensation de toucher plutôt qu’un son. Après deux jours de voyage, il ne pouvait plus l’entendre qu’en se concentrant. La sensation n’avait pas changé, se dit-il.

Alice se trouvait à côté de lui dans l’autre hamac. Elle avait les yeux ouverts, et une petite moue déformait sa bouche.

Du coup, il eut peur. « Qu’y a-t-il ?

— Je ne sais pas. Hop ! Combinaison ! »

Il fit la grimace. Hop ! Combinaison… Elle l’avait obligé à entrer dans cette maudite combinaison de secours et à en sortir pendant six heures le premier jour. C’était un sac de plastique transparent à formes humaines et à fermeture à glissière du menton aux genoux, bifurquant à la fourche. On pouvait s’en vêtir en un instant, et il fallait un autre instant pour fixer l’épais tuyau air-et-eau au système de survie du vaisseau ; mais il avait coincé deux fois la glissière, et il s’était fait rabrouer vertement dans un langage que l’on n’attend pas, quelles que soient les circonstances, d’une femme avec qui on a fait l’amour. « À partir de maintenant, tu ne porteras rien d’autre qu’une coquille, avait-elle commandé. Et tu la porteras tout le temps. Rien ne doit se coincer dans cette fermeture à glissière. » Pendant les deux heures précédentes, elle lui avait lancé de derrière la combinaison en boule chiffonnée qu’il devait défroisser et enfiler en dix secondes. Elle se déclara satisfaite quand il y parvint avec un bandeau sur les yeux.

« C’est ton premier geste, lui avait-elle dit. Toujours. À la moindre alerte, saute dans cette combinaison. »

Il l’attrapa sans la regarder, y glissa les pieds, les mains et la tête, la ferma et la brancha à la paroi. Un autre instant pour extraire de son recoin, son système autonome de survie, le passer sur ses épaules, tirer la prise et la brancher. L’air emplit sa combinaison, insipide. Alice fut plus rapide : elle s’élança sur l’échelle.

Lorsqu’il franchit le panneau, elle était au siège de pilotage. « Pas mal, dit-elle sans se retourner.

— Que se passe-t-il ?

— Le propulseur fonctionne à la perfection. Nous sommes à un g exactement, toujours droit sur Perséphone.

— Okay. » Il se détendit, se dirigea en titubant légèrement vers l’autre siège.

Elle regarda autour d’elle. « Tu ne sens pas ?

— Sens pas quoi ?


— C’est peut-être moi. Je me sens… légère. »

Il se sentit soudain léger, lui aussi. « Mais nous enregistrons bien un g.

— Oui. »

Une intuition le fit sursauter. « Vérifie notre cap. »

Elle lui lança un coup d’œil bizarre, puis inclina la tête et se mit au travail.

Il ne pouvait pas l’aider. Il avait passé une partie du premier jour et tout le lendemain à se servir de bandes d’instruction. Il possédait maintenant de bonnes connaissances scolaires sur la façon de piloter et d’entretenir un vaisseau-cargo de la Zone. Mais Alice était initiée depuis longtemps aux instruments de bord. Il la laissa opérer.

Il sentit le changement dès qu’il se produisit : un léger poids supplémentaire s’installant sur ses épaules, un faible craquement dans l’armature de l’astronef. Il vit la peur dans les yeux d’Alice ; il ne dit rien.

Un peu plus tard, elle parla. « Nous ne nous dirigeons plus vers Perséphone.

— Ah ! » Une peur froide se glissa en lui.

« Comment le savais-tu ? demanda-t-elle.

— Je l’avais deviné. Mais c’est compréhensible. Brennan sait engendrer de la pesanteur ; nous l’avions supposé. Si nous étions dans un champ de forte attraction, il a pu se produire un effet de marée.

— Oh ! C’est sûrement cela. Il ne s’est pas enregistré dans le pilote automatique, bien entendu. Autrement dit, je vais être obligée de relever notre nouveau cap par triangulation. Il est certain que nous nous dirigeons loin de Perséphone.

Que pouvons-nous y faire ?

— Rien. »

Il ne la crut pas. Ils avaient établi tout leur plan avec tant de détails. « Rien ? »

Elle se retourna sur son siège. « Rappelle-toi que nous devions atteindre à une vitesse de pointe de quatre-vingt mille kilomètres par seconde, puis voler à vitesse constante. Nous avons assez de carburant pour faire cela deux fois, l’une à l’aller, l’autre au retour.

— Bien sûr. » Deux cent cinquante-six heures en accélération, autant en décélération, une centaine d’heures en vol inertiel.

Et s’ils devaient utiliser un peu de carburant pour explorer, ils reviendraient à une vitesse de pointe inférieure. Il fallait qu’il s’en souvînt. Ils avaient envisagé des douzaines de possibilités. Ils avaient pris un vaisseau-cargo pour transporter du carburant supplémentaire, des lasers pour détacher la cale de fret vide si la situation se détériorait vraiment et s’ils devaient faire des économies de poids. De plus, les lasers pourraient leur servir d’armes.

Un planning si minutieux, et maintenant quoi ? Il l’avait senti et n’avait rien dit. Il le sentit maintenant, avant qu’elle eût fini de parler…

« Nous volons en ce moment à environ trente-cinq mille kilomètres par seconde. Je n’ai pas fait le calcul exact : cela demanderait des heures. Mais, dans ces conditions, nous avons presque assez de carburant pour nous amener à un arrêt complet.

— Là-bas dans la ceinture cométaire ?

— Là-bas, au fin fond de nulle part, tu vois ? »

… Ce qu’il sentait toujours, c’était qu’ils avaient commis une erreur monumentale en dressant des plans contre Brennan. Brennan se moquait éperdument de leurs plans.

Cette impression – cette certitude – ne l’empêcha pas de songer à d’autres projets. De vieilles histoires couraient… Des hommes avaient survécu à des situations critiques dans l’espace… Apollo XIII, le voyage de Jennison Quatre G, et Éric le Cyborg… « Nous pourrions nous propulser latéralement pour atteindre Perséphone, puis faire rapidement le tour de la planète en hyperbole. Cela du moins nous renverrait dans le système solaire.

— Nous aurions peut-être assez de carburant. Je vais faire une analyse d’orbite. En attendant… » Elle manipula les commandes.

La sensation de pesanteur, lentement, disparut.

La vibration du propulseur avait cessé. Un silence s’établit dans la tête de Truesdale.


Elroy Truesdale a des réactions moins prévisibles que Brennan. Entre les différentes options qui se présentent à lui maintenant, l’une est nettement la meilleure ; mais comment Brennan peut-il escompter qu’il la choisira ? Les reproducteurs ne sont pas souvent aussi avisés. Pis encore, il peut ne pas être seul à bord de ce gros vaisseau spatial. Une femme, une Zonière. Cela pouvait être prévisible. Mais comment Brennan peut-il prédire les caprices d’une femme qu’il n’a jamais rencontrée ?

Il en est de même pour les armes de Truesdale. Des lasers, naturellement. Les lasers sont des instruments à tout faire qui sont trop utiles pour qu’il néglige d’en emporter. Il emporterait des lasers, et une autre arme. Des grenades, des balles, des paralyseurs soniques, du plastic explosif ? Quatre bonnes choses entre lesquelles il peut choisir. Mais Brennan ne devinera-t-il pas la meilleure ? Le geste logique de Truesdale sera de jouer à pile ou face, deux fois. Brennan sait qu’il est assez intelligent pour cela.

Il a donc lancé deux fois en l’air une pièce de monnaie avant le décollage. De quel côté est-elle tombée, Brennan ? Brennan rit en dedans de lui-même, bien que son visage soit impassible. Lorsque Truesdale est malin, Brennan est content.

Et que fera-t-il maintenant ? Brennan réfléchit. Aucune importance, heureusement. Truesdale ne peut rien faire qui le mettrait hors du champ du télescope excentrique de Brennan… du même instrument qu’il a employé pour modifier le cap de Truesdale. Brennan vaque à d’autres affaires. Dans quelques jours…


« Si nous n’avions pas à nous soucier de Brennan, je sais bien ce que nous ferions, dit Alice. Nous décélérerions, et nous lancerions un appel au secours. Dans quelques mois, quelqu’un monterait une expédition et nous recueillerait. »

Ils étaient dans le hamac de Roy, mollement amarrés contre la chute libre. Ces tout derniers jours, ils avaient passé beaucoup de temps dans les hamacs. Ils dormaient davantage. Ils faisaient l’amour plus souvent – par sensualité, ou pour se rassurer, ou pour clore de petites disputes, ou parce qu’ils n’avaient rien de constructif à faire.

« Pourquoi quelqu’un viendrait-il nous chercher ? interrogea Roy. Puisque nous avons été assez bêtes pour…

— L’argent. Les droits de sauvetage. Cela nous coûterait tout ce que nous possédons, bien sûr.

— Oh !

— Y compris l’astronef. Que préférerais-tu être, Roy ? Ruiné ou mort ?

— Ruiné, répondit-il immédiatement. Mais j’aimerais encore mieux ne pas avoir à choisir. Et je me récuse. Tu es le capitaine, conformément à notre accord mutuel. Qu’allons-nous faire, capitaine ? »

Alice se lova contre lui et lui gratouilla le bas du dos avec ses ongles. « Je n’en sais rien. Que voudrais-tu faire, mon équipage fidèle ?

— Je compte sur Brennan. Mais c’est une idée que j’exècre.

— Tu crois qu’il te réintégrera deux fois dans la société ?

— Le dossier de Brennan contient de bonnes notes pour ses sentiments… humanitaires. Lorsque j’ai refusé son pourboire, l’argent est allé aux Études pour la réhabilitation des criminels. Auparavant, il devait aller à la recherche médicale en prosthétique et alloplastie.

— Je ne vois pas le rapport.

— Bien sûr. Tu es de la Zone. Sur la Terre, cette chose-là était l’affaire des banques d’organes. Tout le monde voulait vivre perpétuellement, je suppose, et la meilleure façon de se procurer pour les malades assez de tissus à greffer consistait à utiliser des criminels condamnés. La peine de mort était réclamée pour n’importe quel délit, y compris les trop nombreuses infractions au code de la route. C’est à cette époque-là que Brennan investissait de l’argent dans d’autres types de recherche médicale.

— Nous n’avons jamais eu ce problème, déclara Alice avec dignité, parce que nous avons décidé de ne pas l’avoir. Nous n’avons jamais métamorphosé nos délinquants en donneurs d’organes.

— Je te l’accorde. Vous avez franchi cette époque sur une fibre de morale pure.

— Je suis sérieuse, Roy.

— Nous, nous l’avons traversée parce que la recherche médicale a trouvé de meilleurs modes d’action. C’est Brennan qui a financé cette recherche. À présent, nous ne tuons plus les délinquants, et ils sont rendus à la société d’une manière ou d’une autre.

— Et c’est Brennan qui est derrière tout cela. C’est de ce kidnappeur au grand cœur que nous attendons qu’il nous renvoie sur la Terre, si nous ne faisons rien de notre propre chef.

— Tu m’as demandé mon avis, capitaine. Tu n’as aucune raison de prendre ma réponse pour une mutinerie.

— Calme-toi, mon équipage fidèle. C’est simplement que… » Elle serra le poing ; il le sentit lui marteler le dos. « … je ne suis pas très contente de dépendre de quelqu’un.

— Moi non plus.

— De quelqu’un d’aussi arrogant que le monstre-Brennan. Peut-être nous considère-t-il réellement comme des animaux. Peut-être nous a-t-il écartés parce que nous venions le déranger.

— Possible.

— Je n’ai encore rien vu devant nous.

— Ma foi, où que nous allions, nous allons diablement plus vite que prévu. »

Elle rit. Ses ongles dessinèrent des cercles sur le bas du dos de Truesdale.

Il y avait pourtant quelque chose devant eux. Invisible au télescope et au radar, mais enregistré sur le détecteur de masse. À peine enregistré. Peut-être une comète égarée. Ou un défaut dans le détecteur de masse. Ou…

Ils tombaient depuis six jours. Ils se trouvaient à présent à 7x169 kilomètres de Sol – aussi loin que Perséphone. Et puis l’indicateur de masse montra une image minuscule, nette. Elle était plus petite que toutes les lunes que devait avoir un géant gazeux. Mais la matière était si ténue là-bas – presque aussi raréfiée que l’espace interstellaire – qu’il y avait gros à parier qu’ils devaient tomber vers rien du tout.

Ils pensèrent que c’était Brennan. L’espérance et la peur se partagèrent leurs cœurs.

Et le télescope ne révélait rien.


Il se demanda ce qui l’avait réveillé. Il écouta le silence, il regarda autour de lui dans le demi-jour.

Alice était penchée en avant contre les courroies de retenue qui entouraient son hamac, vers l’avant du vaisseau. Lui aussi.

Il avait bien appris sa leçon. Il s’empara de sa combinaison pressurisée avant de défaire les courroies auxquelles il s’accrocha comme à une bouée de sauvetage, puis il revêtit sa combinaison d’une seule main. La traction était de quelques livres, pas davantage. Alice le devança pour descendre l’échelle vers l’avant.

Le détecteur de masse s’affolait. Derrière le hublot, il y avait un désert d’étoiles fixes.

« Je ne peux pas procéder à une estimation de direction par ici, déclara Alice. Il n’y a pas de points de référence. C’était déjà assez mauvais là-bas, à deux jours de Sol.

— Bon. »

Elle donna un coup de poing au hublot. « Ce n’est pas bon. Je ne peux pas découvrir où nous sommes. Que veut-il de nous ?

— Calme-toi. C’est nous qui sommes allés vers lui.

— Je peux faire un effet Doppler sur le Soleil. Au moins, il nous donnera notre vitesse radiale. Je ne peux pas faire la même chose avec Perséphone : elle est beaucoup trop pâle… » Elle se détourna brusquement ; elle avait le visage convulsé.

— Ne te fais pas de bile, capitaine. »

Elle sanglotait. Quand il la prit dans ses bras, elle lui administra de gentils petits coups de poing sur les épaules. « Ça ne me plaît pas du tout. J’ai horreur d’être sous la dépendance de quelqu’un… » Ses sanglots la secouaient violemment.

Ses responsabilités étaient plus grandes que celles de Truesdale. Sa tension aussi.

Et – il savait que c’était vrai – elle ne pouvait pas accepter l’idée de dépendre de quelqu’un. Dans sa nombreuse famille, Roy avait toujours eu quelqu’un à qui s’adresser dans une situation critique. Il plaignait volontiers quiconque ne bénéficiait pas d’une telle assurance dans son existence.

L’amour était une sorte d’interdépendance, se dit-il. Ce qu’ils avaient, Alice et lui, ne serait jamais tout à fait de l’amour. Dommage !

… Ce qui était une réflexion absurde alors qu’ils attendaient le caprice de Brennan, ou du kidnappeur, ou de Vandervecken, ou de quiconque se trouvait là-bas : une chaîne peu solide de raisonnements, et une chose qui déplaçait les astronefs comme des jouets sur le plancher d’une nursery. Et Alice, qui avait enfoui sa tête dans le creux de son épaule comme si elle essayait d’effacer le monde, les retenait encore ancrés à une cloison par une main. Il n’y avait pas pensé.

Elle le sentit se raidir, et elle se retourna. Elle regarda quelques instants puis se dirigea vers les commandes du télescope.

On aurait dit un astéroïde lointain.

L’indicateur de masse ne l’avait pas désigné : il s’était intéressé à quelque chose derrière ce point. Lorsque Alice projeta l’image sur l’écran, Roy ne put en croire ses yeux. Il vit un paysage ensoleillé dans un pays enchanté : rien que de l’herbe, des arbres, des plantes, et quelques petits bâtiments à formes douces et organisées. C’était comme si ce décor avait été planté et modelé par les mains d’un topologiste folâtre.

L’image était petite, trop petite pour contenir la pellicule d’atmosphère qu’il percevait tout autour, ou l’étang bleu qui étincelait sur un côté. Une sorte de gros anneau rond en pâte à modeler avec des creux et des bosses à la surface, et une petite sphère vert tendre qui flottait dans le trou avec un arbre unique qui en sortait. Il distinguait très nettement la sphère. Elle devait être énorme.

Et le côté gauche de l’ensemble baignait tout entier dans la lumière du soleil. D’où venait cette lumière ?

« Nous arrivons droit dessus. » Alice était tendue, mais les larmes n’enrouaient plus sa voix. Elle s’était vite ressaisie.

« Qu’allons-nous faire ? Atterrir nous-mêmes, ou attendre qu’il nous fasse atterrir ?

— Je vais échauffer le propulseur, dit-elle. Son générateur de pesanteur pourrait soulever des tempêtes dans cette atmosphère artificielle. »

Il ne lui demanda pas : Comment le sais-tu ? Elle hasardait une conjecture, évidemment. « Et les armes ? » dit-il.

Les mains d’Alice s’immobilisèrent sur les touches. « Il ne voudrait pas… Je n’en sais rien. »

Il pesa le pour et le contre. Ainsi perdit-il sa chance.


Lorsqu’il revint à lui, il se crut sur la Terre. Un clair soleil, un ciel bleu, le chatouillement de l’herbe sous son dos et ses jambes, le contact, le son et l’odeur d’une brise fraîche et pollenisée… Avait-il été largué dans un Parc national ? Il roula sur le côté et vit Brennan.

Brennan était assis sur l’herbe ; il étreignait ses genoux bosselés et il l’observait. Pour tout vêtement, Brennan ne portait qu’une longue veste. La veste était couverte de poches : des grandes, des petites, des boucles pour des outils, et des poches sur les poches et à l’intérieur des poches ; et la plupart de ces poches étaient pleines. Il devait porter la valeur de son propre poids en objets de toutes sortes.

Là où la veste ne la recouvrait pas, la peau de Brennan n’était que de larges plis bruns qui ressemblaient à du cuir souple. Il rappela à Truesdale la momie Pak au Smithsonian Institute, à ceci près qu’il était plus grand et encore plus laid. Le renflement du menton et du front gâtait les traits lisses de la tête Pak. Il avait des yeux bruns, rêveurs, humains.

« Hello, Roy ! » dit-il.

Roy se redressa avec un soubresaut. Alice était là, sur le dos, les yeux fermés ; elle portait toujours sa combinaison pressurisée, mais le casque était ouvert. L’astronef était là aussi ; il reposait le ventre en bas, sur… sur…

Un vertige.

« Elle ira très bien », disait Brennan. Sa voix était ironique, avec un faible accent étranger. « Vous aussi. Je ne voulais pas que vous débarquiez avec des armes crachant le feu. Cet écosystème n’est pas facile à maintenir. »

Roy rouvrit les yeux, regarda encore une fois autour de lui. Au-dessus du sommet arrondi d’une pente verte, une masse impossible flottait, prête à tomber sur eux. Une sphère recouverte d’herbe avec un unique arbre gigantesque qui en sortait d’un côté. Le vaisseau spatial était posé près de son tronc. Il aurait dû tomber lui aussi.

Alice Jordan se mit sur son séant. Roy se demanda si elle allait céder à un moment de panique… mais non : elle étudia le monstre-Brennan puis déclara : « En somme, nous avions raison.

— Presque, acquiesça Brennan. Mais vous n’auriez rien trouvé sur Perséphone.

— Et maintenant nous sommes vos prisonniers, dit-elle avec aigreur.

— Non. Mes hôtes. »

La physionomie d’Alice ne se modifia pas.

« Vous croyez que je m’amuse avec des euphémismes. Pas du tout. Lorsque je partirai d’ici, je vous ferai cadeau de tout ça. Mon travail ici est pratiquement achevé. Je devrai vous apprendre à ne pas vous tuer en appuyant sur les mauvais boutons, et je vous remettrai un acte de propriété pour Kobold.

Nous aurons tout le temps pour cela. »

Cadeau ? Roy envisagea l’idée d’être abandonné là, dans l’impossibilité de rentrer sur la Terre. Une prison assez agréable. Brennan pensait-il qu’il fondait un nouveau jardin d’Éden ?

Mais Brennan avait repris la parole.

« J’ai mon propre astronef, bien sûr. Je vous laisserai le vôtre. Vous avez intelligemment économisé le carburant. Vous devriez devenir très riche avec cela, Roy. Vous aussi, Mademoiselle.

— Alice Jordan », dit-elle. Elle tenait fort bien le coup, mais elle semblait ne pas savoir quoi faire de ses mains, qui s’agitaient.

« Appelez-moi Jack, ou Brennan, ou le monstre-Brennan. Je ne suis pas sûr d’avoir encore droit à mon nom de naissance. »

Roy prononça son premier mot : « Pourquoi ? »

Brennan comprit. « Parce que mon travail ici est terminé. Que croyez-vous que j’ai fait depuis deux cent vingt ans ?

— Utiliser la pesanteur créée artificiellement comme une forme d’art, dit Alice.

— Cela aussi. Mais surtout j’ai surveillé les radicaux de lithium à haute énergie sur le Sagittaire. » Il les regarda attentivement à travers le masque de son visage. « Je ne veux pas être mystérieux. J’essaie de vous expliquer afin que vous ne soyez pas aussi inquiets. En venant ici, j’avais un but. Au cours des dernières semaines, j’ai trouvé ce que je cherchais. Maintenant, je vais partir. Je n’avais jamais imaginé qu’ils prendraient tant de temps.

— Qui ?

— Les Pak. Voyons, vous avez dû étudier l’épisode Phssthpok en détail, sinon vous ne seriez pas venus jusqu’ici. Avez-vous songé à vous demander ce qu’allaient faire les protecteurs Pak sans enfant après le départ de Phssthpok. »

Visiblement, ils ne s’étaient pas posés cette question.

« Moi, si. Phssthpok a établi sur Pak une industrie spatiale. Il a découvert comment faire pousser l’arbre de vie dans les mondes des extensions galactiques. Il a construit un vaisseau, et celui-ci a bien fonctionné, ainsi que les Pak ont pu s’en apercevoir. Et maintenant ?

« Tous ces protecteurs sans enfant sont à la recherche d’une mission dans la vie. Une industrie spatiale pour construire des astronefs destinés à un seul emploi. Quelque chose pouvait arriver à Phssthpok, n’est-ce pas ? Un accident. Ou que Phssthpok perdît la volonté de vivre, en route vers ici. »

Roy, alors, comprit : « Ils enverraient un autre vaisseau.

— Voilà. Même si celui-ci arrivait ici, Phssthpok pourrait utiliser des concours pour chercher un volume de trente années-lumière de rayon. Quiconque suivrait Phssthpok ne viserait pas Sol directement ; Phssthpok aurait déjà fouillé Sol lorsqu’il arriverait. Non, le vaisseau viserait à côté, à l’écart de la zone évidente des recherches de Phssthpok. J’ai calculé que cela me donnerait quelques années supplémentaires, dit Brennan. J’ai pensé qu’ils enverraient un autre vaisseau presque immédiatement. J’ai craint de ne pas être prêt.

— Pourquoi leur a-t-il fallu tant de temps ?

— Je l’ignore, répondit Brennan sur le ton de quelqu’un qui reconnaît sa culpabilité. Une capsule de fret plus lourde, peut-être. Des reproducteurs en animation suspendue, pour le cas où nous aurions péri jusqu’au dernier au cours de deux millions et demi d’années. »

Alice intervint. « Vous nous avez dit que vous aviez surveillé…

— Oui. Un soleil ne brûle pas du carburant tout à fait comme un statoréacteur Bussard. Il y a une constriction et énormément de chaleur, puis le gaz se dilate dans l’espace pendant qu’il est encore en fusion. Un statoréacteur Bussard expulsera quantité de produits chimiques curieux : de l’hydrogène et de l’hélium à haute énergie, des radicaux du lithium, quelques borates, et même un hydrure de lithium, qui est généralement un produit chimique impossible. En régime de décélération, ils sortent tous en un jet de haute énergie à une vitesse proche de celle de la lumière.

« Le vaisseau de Phssthpok fonctionnait de cette manière-là, et je n’escomptais pas qu’ils en changent la conception. Pas simplement parce que celle-ci avait fait ses preuves, mais parce qu’elle était la meilleure à leur disposition. Lorsque l’on est aussi intelligent qu’un Pak, il n’y a qu’une seule bonne réponse à un ensemble donné d’outils. Je me demande si, après le départ de Phssthpok, quelque chose n’a pas bousculé leur technologie. Quelque chose comme une guerre. » Il marqua un temps d’arrêt. « De toute façon, j’ai découvert de curieux produits chimiques dans le Sagittaire. On arrive. »

Roy demanda avec effroi : « Combien de vaisseaux ?

— Un seul, bien entendu. Je n’ai pas réellement trouvé l’image, mais ils ont dû faire partir le deuxième astronef dès qu’il a été construit. Pourquoi attendre ? Et, peut-être, un autre vaisseau derrière le deuxième, puis encore un autre après les trois premiers. Je les rechercherai d’ici, tant que j’aurai mon… télescope – entre guillemets.

— Et ensuite ?

— Ensuite, je détruirai autant de vaisseaux qu’il s’en présentera.

— Comme ça, tout simplement ?

— Je m’attendais à cette réaction, dit Brennan avec une certaine amertume. Réfléchissez. Si un Pak savait à quoi ressemblait l’espèce humaine, il essaierait de nous exterminer. Que suis-je censé faire ? Lui adresser un message, solliciter la paix ? À elle seule, cette information lui en apprendrait assez.

— Vous pourriez essayer de le convaincre que vous êtes Phssthpok.

— Sans doute. Et après ? Il cesserait de manger, bien sûr. Mais d’abord il voudrait livrer son vaisseau. Il ne croirait jamais que nous avons déjà fait avancer la technologie au point de fabriquer des monopôles artificiels, que son astronef est le deuxième de ce genre dans ce système, et que nous pourrions avoir besoin aussi d’oxyde de thallium.

— Hum !

— Hum ! » Brennan la contrefit. « Croyez-vous que je sois particulièrement ravi à l’idée d’assassiner quelqu’un qui est venu de trente et un mille années-lumière pour nous sauver de nous-mêmes ? J’ai longtemps réfléchi à cela. Il n’existe pas d’autre solution. Mais que cette perspective ne vous arrête pas ! » Brennan se leva. « Méditez là-dessus. Et tout en méditant, vous pourriez aussi explorer Kobold. En fin de compte, vous en serez les propriétaires. Toutes les choses dangereuses sont derrière des portes. Jouez aux boules ou au golf si vous en avez envie, nagez là où vous trouverez de l’eau. Mais ne mangez rien et n’ouvrez aucune porte. Roy, racontez-lui la légende de Barbe-Bleue. » Brennan désigna une petite colline. « Par ici, en traversant le jardin, vous arriverez à mon laboratoire. J’y serai quand vous aurez besoin de moi. Prenez votre temps. » Et il s’éloigna, non point nonchalamment, mais au pas de course.

Ils se regardèrent.

« Crois-tu qu’il parlait sérieusement ? demanda Alice.

— Cela me plairait assez, dit Roy. Une pesanteur créée artificiellement. Et ce petit monde. Kobold. Avec des générateurs de pesanteur, nous pourrions le déplacer, l’amener dans le système solaire, peut-être, et en faire un Disneyland.

— Qu’a-t-il voulu dire avec… Barbe-Bleue ?

— Il voulait dire : « Surtout n’ouvrez aucune porte. »

— Oh ! »


Puisqu’ils pouvaient marcher dans toutes les directions, ils choisirent de suivre Brennan vers la colline. Mais ils ne l’aperçurent pas. L’horizon de Kobold était nettement incurvé, comme celui de tous les petits astéroïdes.

Mais ils trouvèrent le jardin, où il y avait des arbres porteurs de fruits et de noix de toutes sortes, des planches de légumes à tous les stades de croissance. Roy arracha une carotte, ce qui lui rappela un souvenir : avec quelques cousines qui avaient comme lui une dizaine d’années, il avait arraché des carottes dans le petit potager de grand’Estelle, et ils les avaient lavées sous un robinet…

Il lâcha la carotte sans la goûter. Ils se promenèrent sous des orangers sans toucher aux fruits. Dans un monde féerique, on se garde bien d’ignorer les ordres du magicien local… et Roy n’était pas très sûr que Brennan comprît la puissance de la tentation de désobéir.

Un écureuil disparut dans un arbre quand ils s’en rapprochèrent. Derrière une rangée de betteraves, un lapin les regarda sans broncher.

« Cela me rappelle l’astéroïde Détention, dit Alice.

— Et à moi la Californie, murmura Roy. La pesanteur exceptée. Je me demande si je suis déjà venu ici. »

Elle lui lança un regard vif. « Te souviens-tu de quelque chose ?

— De rien du tout. Tout m’est inconnu. Brennan n’a fait aucune allusion aux enlèvements, n’est-ce pas ?

— Non. Il pense peut-être… qu’il n’a pas à le faire. Que nous avons dû tout comprendre, puisque nous sommes ici. Si Brennan raisonne en logique pure, il a enterré les vieilles choses comme si nous en avions déjà parlé à fond. »

Au bout du jardin se dressait la tour d’un château médiéval. Le laboratoire de Brennan, sans doute. Ils le regardèrent de loin, puis s’éloignèrent.

Le sol devint aussi désertique qu’une étendue de chaparral californien. Ils virent un renard, des écureuils terrestres, et même un chat sauvage. Ils auraient pu se croire dans un Parc national, s’il n’y avait pas eu cette courbure de l’horizon.

Sur la courbe intérieure de l’anneau, ils se trouvèrent sous la sphère gazonnée, et levèrent les yeux vers leur astronef. Le grand arbre les narguait avec ses branches. « Je pourrais presque les atteindre, dit Roy. Et en descendre.

— N’importe ! Regarde… « Elle montrait la courbure de l’anneau.

Ce qu’elle désignait était un torrent, et une cascade qui remontait du milieu du cours d’eau et retombait vers la sphère gazonnée.

« Oui. Nous pourrions arriver au vaisseau, si nous voulions suivre cette cascade.

— Brennan est bien obligé d’avoir un moyen de passer d’ici à là.

— Il nous a bien dit : Nagez là où vous trouverez de l’eau.

— Mais je ne sais pas nager. À toi d’y aller, dit Alice.

— Okay. Viens. »

Tout d’abord, l’eau se révéla glacée. L’aveuglante lumière du soleil étincelait sur l’eau… et Roy se posa de nouvelles questions. Au-dessus de leurs têtes, le soleil était brûlant et clair. Mais ils auraient vu un générateur atomique de cette dimension.

Du rivage, Alice le regardait. « Tu es bien sûr que tu as envie d’y aller ?

— À peu près sûr. » Il rit parce qu’il grelottait. « Si j’ai des ennuis, va chercher Brennan. Que veux-tu que je te rapporte du vaisseau ?

— Des vêtements. » Elle était nue sous la combinaison transparente. « Je ne peux pas m’empêcher de vouloir tout le temps me couvrir de mes mains.

— À cause de Brennan ?

— Je sais que Brennan est asexué. Mais tout de même.

— Des armes ? demanda-t-il.

— Aucun intérêt. » Elle hésita. « J’ai essayé de trouver un moyen de vérifier ce que Brennan nous a dit. Il n’y a aucun instrument à bord du vaisseau qui nous aiderait. Quoique… tu pourrais tenter de pointer l’avertisseur d’orages solaires vers le Sagittaire. »

Roy nagea en direction de la cascade. Aucun bruit d’eau impétueuse ne se faisait entendre. Après tout, ce torrent n’était peut-être pas aussi dangereux… qu’il aurait dû l’être.

Quelque chose frôla sa cheville. Il décocha au hasard un coup de pied et regarda en bas. Un éclair argenté glissa dans l’eau. C’était un poisson qui lui avait caressé la jambe. Cela ne lui était encore jamais arrivé.

Il arrivait à l’endroit où l’eau remontait. Il se reposa, fit quelques pas, se laissa entraîner par le courant. Il se trouva désorienté quelques instants, et puis…

… il fut dans un torrent au débit régulier. Alice le regardait avec inquiétude. Elle se tenait debout, horizontalement par rapport à la paroi d’un escarpement très raide.

Les courants qu’il sentit autour de ses pieds l’étonnèrent. Il plongea dessous, en pleine turbulence, et sortit de l’autre côté. Il replongea et suivit le courant jusqu’à l’endroit où il se déversait sur la boule verte dans un étang en forme de rognon. Le vaisseau n’était plus qu’à quelques mètres.

Riant et soufflant, il émergea de l’eau. Un torrent qui coulait dans les deux sens à travers l’air !

L’avertisseur d’orages solaires ne révéla aucun signe de perturbation sur le Sagittaire. Mais cela ne prouvait rien, il ignorait combien d’activité il fallait pour déclencher l’instrument.

Il emporta du linge pour eux deux dans une autre combinaison pressurisée, et il prit deux repas tout préparés parce qu’il avait faim. Pas un instant il ne songea à regarder du côté des armes.


Il y avait une bande Mœbius de douze mètres de long et de deux mètres de large, faite d’un métal argenté, suspendue presque horizontalement dans l’air, une partie de la bordure étant enfouie dans la terre. Ils l’examinèrent attentivement, puis Alice… se risqua.

La pesanteur était perpendiculaire à la surface. Elle fit le tour de l’extérieur, franchit le tournant la tête en bas, et revint le long de l’intérieur. Elle sauta à bas avec les bras levés comme si elle attendait une ovation.

Un golf miniature était là. Il semblait d’une facilité ridicule, mais Roy se saisit d’un putter sur un râtelier et, à tout hasard, l’essaya. Il connut quelques ennuis. La balle décrivait d’étranges courbes dans l’air, rebondissait souvent plus haut qu’elle n’était tombée ; une fois, elle revint le frapper à la tête plus fort qu’il ne l’avait tapée. Il finit par se rendre compte que les champs de pesanteur changeaient d’une minute à l’autre ; alors il renonça au golf.

Ils trouvèrent un étang à nénuphars parsemé de sculptures aquatiques, formes douces qui se soulevaient à la surface et y retombaient mollement. La forme qui était de loin la plus détaillée était une tête sculptée au centre de l’étang. Elle se modifiait sous leurs yeux ; d’abord les traits durs et le crâne bombé du monstre-Brennan, puis…

« Je pense que ce doit être Brennan aussi », dit Alice.

… une figure carrée aux yeux profondément enfoncés, aux cheveux drus taillés en cette houppe de Zonier, au regard mélancolique comme si l’homme se souvenait d’une ancienne faute. Les lèvres dessinèrent subitement un sourire, et le visage commença à fondre…

Kobold avait tourné. Le crépuscule était tombé dans cette région quand ils revinrent vers le château.

Il se dressait sur une éminence, bâti en blocs de pierre sombre grossièrement taillés ; ses fenêtres étaient des fentes verticales, sa grande porte en bois avait été construite pour des géants.

« Le château de Frankenstein, dit Roy. Brennan a conservé un sens de l’humour. Nous ferions bien de ne pas l’oublier.

— Si bien que son histoire pourrait être une comédie. »

Roy haussa les épaules. Que pouvons-nous y faire ?

Il lui fallut les deux mains pour tourner le bouton de la grande porte, et ils poussèrent tous les deux pour l’ouvrir.

Vertige.

Ils se trouvaient au seuil d’un vaste espace vide, véritable labyrinthe d’escaliers, de paliers et d’autres escaliers. Par des portes ouvertes, ils entrevirent des jardins. Une vingtaine de mannequins sans visage escaladaient les escaliers, les redescendaient, s’arrêtaient sur les paliers, se promenaient dans les jardins…

… mais ils se tenaient debout à tous les angles. Les deux tiers des paliers étaient verticaux. De même que les jardins. Les mannequins étaient indifférents à cette verticalité ; deux d’entre eux gravirent un escalier dans le même sens, l’un pour monter, l’autre pour descendre…

De quelque part au-dessus de Roy et d’Alice, la voix de Brennan tonna : « Bonjour ! Montez donc. Reconnaissez-vous cela ? »

Ils ne répondirent ni l’un ni l’autre.

« C’est la Relativité d’Esher. C’est l’unique copie de quelque chose que vous trouverez à Kobold. J’avais pensé à exécuter la Madone de Port Lligat, mais je n’avais pas la place.

— Jésus ! » Murmura Roy. Puis il s’écria : « Aviez-vous envisagé d’installer une Madone de Port Lligat à Port Lligat ?

— Naturellement ! » Une note de gaieté dans la voix tonnante. « Mais j’aurais épouvanté quantité de gens. Je n’ai pas voulu faire autant de vagues. Je n’aurais même jamais dû réaliser un faux Stonehenge.

— Non seulement nous avons trouvé Vandervecken, chuchota Alice, mais nous avons trouvé Finagle en personne ! » Roy éclata de rire.

« Montez donc ! Beugla Brennan. Cela nous évitera d’avoir à crier. Ne vous préoccupez pas de la pesanteur. Elle s’adapte.

Ils étaient épuisés quand ils arrivèrent en haut de la tour. La « Relativité d’Esher » s’achevait par un escalier en spirale qui semblait sans fin, derrière des fenêtres si étroites qu’elles évoquaient irrésistiblement une protection contre des flèches d’archers.

La salle, ou ils débouchèrent, était obscure et à ciel ouvert. Par un caprice de Brennan, son toit et ses murs de côté paraissaient fracassés par des rochers qu’auraient expédiés des balistes. Mais le ciel n’était pas le ciel de la Terre. Des soleils y brillaient d’un éclat éblouissant, diabolique, et ils étaient terriblement proches.

Brennan se détourna de ses commandes – un panneau d’instruments haut de deux mètres et long de quatre, hérissé de lampes, de leviers et de cadrans. Sous la lumière pâle des soleils, il avait l’air d’un savant fou d’autrefois, chauve et défiguré, en quête d’un savoir, quel que fût le prix à payer pour lui-même ou pour le monde.

Alice avait les yeux fixés sur le ciel altéré. Mais Roy s’inclina très bas pour dire : « Merlin, le roi te mande en sa présence !

— Dites à cette vieille buse, répondit Brennan d’un ton sec, que je ne pourrai pas lui fabriquer d’or avant que les cargaisons de plomb arrivent du Northumberland ! En attendant, comment trouvez-vous mon télescope ?

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