LIVRE II Le livre des morts

Deux semaines s’écoulèrent. Les rituels et les cérémonies accomplis en temps voulu maintinrent le monde sous le ciel et le cours des étoiles. C’est fou ce que les rituels et les cérémonies arrivent à faire.

Le nouveau roi s’examina dans le miroir et fronça les sourcils. « Il est en quoi ? demanda-t-il. C’est un peu brouillé.

— En bronze, sire. En bronze poli, répondit Dios qui lui tendit le Fléau de la Clémence.

— À Ankh-Morpork, on avait des miroirs en verre par-dessus un fond d’argent. Ils étaient très bien.

— Oui, sire. Ici, nous avons du bronze, sire.

— Faut vraiment que je porte ce masque d’or ?

— La Face du Soleil, sire. Transmis du fond des âges. Oui, sire. Dans toutes les manifestations publiques, sire. »

Teppic l’étudia à travers les fentes des yeux. C’était à coup sûr un beau visage. Il souriait légèrement. Il se souvint de son père qui un jour avait oublié de l’ôter avant de passer à la nourrisserie ; Teppic avait hurlé à en culbuter les murs.

« Il est plutôt lourd.

— Le poids des siècles, fit Dios qui lui passa la Faucille de Justice en obsidienne.

— Vous êtes prêtre depuis longtemps, Dios ?

— Des années, sire, depuis tout eunuque. Maintenant…

— Père disait que vous étiez déjà prêtre du temps de papy. Vous devez être très vieux.

— Bien conservé, sire. Les dieux ont été charitables avec moi, fit Dios contre toute évidence. Et maintenant, sire, si nous pouvions également tenir ceci…

— C’est quoi ?

— Le Rayon de Miel de la Multiplication, sire. Très important. »

Teppic jongla pour le mettre en place. « J’imagine que vous avez vu beaucoup de changements », dit-il poliment.

Une expression douloureuse passa sur la figure du vieux prêtre, mais à toute vitesse, l’air pressée de disparaître. « Non, sire, répondit-il d’une voix douce, j’ai eu beaucoup de chance.

— Oh. C’est quoi, ça ?

— La Gerbe de l’Abondance, sire. Chargée de sens, très symbolique.

— Si vous pouviez me la coincer sous le bras, alors… Vous avez déjà entendu parler de plomberie, Dios ? »

Le prêtre claqua des doigts à l’adresse d’un des assistants. « Non, sire, répondit-il, et il se pencha en avant. Voici la Guêpe de la Sagesse. Je vous la mets là, d’accord ?

— C’est comme les seaux, mais ça… euh… ça sent moins.

— Ce doit être horrible, sire. L’odeur chasse les mauvaises influences, à ce que j’ai toujours compris. Ceci, sire, c’est la Gourde des Eaux du Ciel. Si nous pouvions relever notre menton…

— Tout ça, c’est indispensable, hein ? fit Teppic d’une voix indistincte.

— C’est traditionnel, sire. Si nous pouvions nous arranger un peu, sire… voici le Trident des Eaux de la Terre ; je crois que nous pourrons passer ce doigt-là autour. Il va falloir songer à notre mariage, sire.

— Je ne suis pas sûr que nous formions un beau couple, Dios. »

Le grand prêtre sourit du bout des lèvres. « Sa Majesté aime plaisanter, sire, dit-il avec courtoisie. Mais il est indispensable de vous marier.

— Toutes les filles que je connais sont à Ankh-Morpork, je le crains », répliqua Teppic d’un ton léger, sachant au fond de lui que cette assertion vague se rapportait à madame Ducol, sa femme de chambre en classe de première, et à l’une des filles de salle, entichée de lui, qui le gâtait toujours en sauce. (Mais – et le sang lui battit dans les veines à ce souvenir – il y avait eu le bal des Assassins annuel et, vu qu’on formait les jeunes élèves à évoluer librement dans la société, qu’on les tenait pour de bons danseurs, que la soie noire bien coupée et les jambes fuselées attiraient un certain type de femmes mûres, ils avaient passé la nuit à virevolter de baubonnes et gaillardes en pavonettes au pas glissé, jusqu’à ce que l’atmosphère se charge de musc et de désir. Chidder, dont la bonne figure franche et les manières insouciantes faisaient mouche à tous les coups, avait pris l’habitude de rentrer se coucher très tard durant les jours suivants et de s’endormir en cours…)

« Elles ne conviendraient pas, sire. Il nous faut une épouse au fait des observances. Bien entendu, votre tante est libre, sire. »

Il y eut un bruit de chutes. Dios soupira et fit signe aux assistants de ramasser les objets.

« Si nous pouvions reprendre, sire ? Voici le Chou de la Croissance Végétative…

— Pardon, fit Teppic, je ne vous ai pas entendu dire que je devrais me marier avec ma tante, quand même ?

— Si, sire. Le mariage entre membres de la famille est une noble tradition de notre lignage.

— Mais ma tante, c’est ma tante ? »

Dios roula des yeux. Il n’avait cessé de donner des conseils au défunt roi sur l’éducation de son fils, mais l’homme était têtu, têtu. Maintenant, il allait devoir rattraper le coup à la volée. Les dieux le mettaient à l’épreuve, se dit-il. Il fallait des dizaines d’années pour façonner un monarque, et lui ne disposait que de semaines pour y arriver.

« Oui, sire, dit-il avec patience. Bien sûr. Et elle est aussi votre oncle, votre cousin et votre père.

— Attendez. Mon père… »

Le prêtre leva une main apaisante. « Un détail technique, dit-il. Votre arrière-arrière-grand-mère s’est un jour décrétée roi pour des convenances politiques et je ne crois pas qu’on ait jamais abrogé l’édit.

— Mais c’était une femme quand même ? »

Dios eut l’air scandalisé. « Oh, non, sire. Un homme. C’est elle-même qui l’a décrété.

— Mais écoutez, la tante d’un gars…

— Je sais, sire. Je comprends bien.

— Bon, merci, fit Teppic.

— C’est grand dommage que nous n’ayons pas de sœur.

— Une sœur !

— Ça ne se fait pas de couper le sang divin, sire. Le soleil pourrait ne pas apprécier. Maintenant, sire, voici l’Omoplate de l’Hygiène. Je vous la mets où ? »


* * *

Le roi Teppicymon XXVII contemplait son corps qu’on bourrait de paille. Il était bien content de ne plus éprouver la faim ces temps-ci. Sûrement qu’il n’aurait plus jamais voulu manger du poulet.

« Beau travail de couture, maître.

— Ne bouge donc pas ton doigt, Gern.

— Ma mère coud comme ça. Elle a un tablier avec des coutures pareilles, ma m’man, poursuivit Gern sur le ton de la conversation.

— Ne bouge pas, je t’ai dit.

— Avec plein de poules et de canards dessus », ajouta obligeamment l’apprenti.

Aneth se concentra sur son travail en cours. De la belle ouvrage, il voulait bien le reconnaître. La Guilde des Embaumeurs et Professions Assimilées lui avait déjà décerné des médailles.

« Vous devez vous sentir drôlement fier, dit Gern.

— Quoi ?

— Ben, ma m’man, elle prétend que le roi continue de vivre, comme qui dirait, après qu’on l’a empaillé et recousu. Comme qui dirait dans l’autre monde. Avec vos points sur le ventre. »

Et dedans, plusieurs sacs de paille et deux seaux de goudron, songea tristement l’ombre du roi. Et l’emballage du déjeuner de Gern, mais il n’en voulait pas au gamin qui avait seulement oublié où il l’avait posé. L’éternité avec l’emballage du déjeuner d’un autre comme organe vital. Gern avait aussi oublié une moitié de saucisse.

Il avait fini par s’attacher à l’embaumeur et même à son apprenti. Il avait aussi toujours l’air attaché à son corps – en tout cas, il se sentait mal à l’aise dès qu’il s’en éloignait de quelques centaines de mètres –, aussi au cours des deux derniers jours avait-il beaucoup appris sur les deux hommes.

Vraiment drôle. Il avait passé toute sa vie dans le Royaume à ne parler qu’à quelques prêtres et consorts. Il savait objectivement qu’il existait d’autres gens par ailleurs – des serviteurs, des jardiniers, etc. –, mais ils lui apparaissaient comme des taches informes dans son existence. Lui se tenait au sommet, ensuite il y avait sa famille, puis les prêtres et les nobles évidemment, et enfin les taches. De sacrées belles taches, bien sûr, parmi les plus belles du monde, toute une collection de taches aussi loyales qu’un roi pouvait rêver d’en gouverner. Mais des taches quand même.

Aujourd’hui pourtant, il se passionnait littéralement pour les détails quotidiens des timides espoirs de promotion que nourrissait Aneth au sein de la Guilde, et pour le feuilleton des avances maladroites que Gern tentait en direction de Glwenda, la fille du cultivateur d’ail voisin. Il entendait avec un étonnement fasciné s’élaborer un monde aussi riche en distinctions subtiles de rang et de condition sociale que celui qu’il venait tout juste de quitter ; c’était terrible de penser qu’il ne saurait peut-être jamais si Gern allait surmonter l’opposition du fermier et gagner le cœur de sa belle, ni si les efforts d’Aneth sur son ouvrage présent – sur lui – allaient lui permettre d’aspirer au rang de Grand Variant à Quatre-vingt-dix Degrés de la Loge du Natron de la Guilde des Embaumeurs et Professions Assimilées.

Comme si la mort était un appareil optique incroyable, capable de transformer même une goutte d’eau en une ruche de vie d’une grande complexité.

Il se découvrit une furieuse envie d’inculquer à Aneth les rudiments de la politique ou d’enseigner à Gern les bienfaits de la propreté et d’une tenue correcte. Il essaya plusieurs fois. Ils sentirent sa présence, pas de doute là-dessus. Mais ils mirent ça sur le compte des courants d’air.

Pour l’instant il regardait Aneth gagner à pas feutrés la grande table de bandelettes et revenir avec un épais nuancier qu’il tint d’un air pensif près de ce que même le roi acceptait désormais de considérer comme son cadavre.

« Le lin, je pense, finit-il par décider. C’est sa couleur, pas d’erreur. »

Gern pencha la tête de côté.

« Le chanvre, ça lui irait bien, fit-il. Ou peut-être le calicot.

— Pas le calicot. Sûrement pas le calicot. Sur lui ça fait trop grand.

— Il va y moisir longtemps, là-dedans. À l’usage il s’y ferait, vous comprenez. »

Aneth grogna. « L’usage ? L’usage ? Ne viens pas me parler d’usage et de calicot. Il va se passer quoi, si on pille la tombe dans mille ans et qu’il est dans du calicot, à ton avis ? Il titubera jusqu’au milieu du couloir, il étranglera peut-être un des profanateurs, je te l’accorde, mais aussitôt les bandelettes se déferont toutes seules, non ? Les coudes se troueront en un rien de temps, je ne m’en remettrai pas.

— Mais vous serez mort, maître !

— Mort ? Quel rapport ? » Aneth feuilleta les échantillons. « Non, ce sera le chanvre. Beaucoup d’élasticité, le chanvre. Bonne résistance aussi. Il pourra tituber à toute vitesse dans les couloirs en cas de besoin. »

Le roi soupira. Il aurait préféré quelque chose de léger en taffetas.

« Et va fermer la porte, ajouta Aneth. Il commence à faire frais ici. »


* * *

« Le moment est maintenant venu, dit le grand prêtre, d’aller voir feu notre père. » Il s’autorisa un petit sourire. « Je suis sûr qu’il attend notre visite avec impatience. »

Teppic réfléchit. Ce n’était pas une visite que lui-même attendait avec impatience, mais au moins pendant ce temps-là on oublierait de le marier à des parents. Il baissa la main en un geste qu’il espéra royal pour caresser un des chats du palais. Là encore il s’était trompé. La bestiole la renifla, loucha sous l’effort de la concentration, puis elle lui mordit les doigts.

« Les chats sont sacrés, protesta Dios, choqué par les mots que proféra Teppic.

— Les chats qui ont des longues pattes, le poil argenté et l’air dédaigneux, peut-être, fit Teppic en se massant la main. Je ne connais pas cette espèce-là. Je suis sûr que les chats sacrés ne laissent pas traîner des ibis morts sous les lits. Et je suis sûr que les chats sacrés qui vivent au milieu d’une mer de sable ne viennent pas à l’intérieur du palais se soulager dans les sandales du roi, Dios.

— Un chat, c’est un chat, répliqua distraitement Dios avant d’ajouter : Si nous voulons bien nous suivre. » Il invita du geste Teppic à se diriger vers un porche au loin.

Teppic le suivit à pas lents. Il était rentré au pays depuis ce qui lui semblait des lustres, et ça n’allait toujours pas. L’air était trop sec. Les vêtements ne ressemblaient à rien. Il faisait trop chaud. Même les bâtiments ne collaient pas. Les piliers, par exemple. Là-bas, chez l… à la Guilde, les piliers étaient gracieux, cannelés, ornés au sommet de petites grappes de raisin en pierre et autres. Ici, c’étaient des tas en forme de poire dont toute la pierre avait coulé en bas.

Une demi-douzaine de serviteurs marchaient en file dans son sillage, portant les insignes de la royauté.

Il s’efforça de copier la démarche de Dios et découvrit que les mouvements lui revenaient. On tourne le torse de ce côté-ci, puis la tête de ce côté-là, on tend les bras à 45° par rapport au corps, paumes vers le sol, et après on essaye d’avancer.

Le bourdon du grand prêtre résonnait en écho à mesure qu’il frappait les dalles.

« Nous allons trouver notre père quelque peu changé depuis la dernière fois que nous l’avons vu, j’en ai peur, fit Dios sur le ton de la conversation tandis qu’ils passaient de leur démarche ondulante devant la fresque de la reine Khaphut acceptant le tribut des Royaumes du Monde.

— Ben, oui, dit Teppic, surpris par le ton. Il est mort, non ?

— À cause de ça, aussi », reconnut Dios, et Teppic comprit que le grand prêtre ne pensait pas à un détail aussi trivial que la condition physique actuelle du roi.

Il succombait à une admiration horrifiée. Dios n’avait rien de franchement cruel ni d’inhumain, non, mais il ne voyait dans la mort qu’une transition agaçante dans la routine éternelle de l’existence. Le fait que les gens meurent n’était qu’un désagrément, comme lorsqu’on rend visite à des amis et qu’ils sont sortis.

C’est un monde étrange, songea le jeune homme. Grouillant d’ombres, mais qui ne change jamais. Et j’en fais partie.

« Qui c’est ? » demanda-t-il, le doigt pointé vers une fresque particulièrement imposante représentant un homme de haute taille affublé d’une coiffure comme une cheminée et d’une barbe comme une corde, qui roulait en char sur les corps de tout un tas d’autres gens beaucoup plus petits.

« Son nom se trouve dans le cartouche en dessous, répondit Dios d’un air compassé.

— Quoi ?

— Le petit encadrement elliptique, sire. »

Teppic examina de près les hiéroglyphes serrés.

« “Aigle maigre, œil, trait ondulé, homme avec un bâton, oiseau assis, trait ondulé” », lut-il. Dios grimaça.

« Je crois qu’il va falloir davantage nous consacrer à l’étude des langues modernes, dit-il en se ressaisissant un peu. Il s’appelle Pta-ka-ba. Il est roi quand l’empire du Djel s’étend de la mer Circulaire à l’océan du Bord, quand presque la moitié du continent nous paye son tribut. »

Teppic comprit ce qu’il y avait d’étrange dans la façon de s’exprimer du grand prêtre : quitte à malmener sa phrase, il refusait de parler au passé. Il désigna une autre fresque.

« Et elle ? demanda-t-il.

— C’est la reine Khat-leon-ra-pta, répondit Dios. Elle s’empare du royaume d’Howonda en cachette. C’est l’époque du Second Empire.

— Mais elle est morte ?

— À ce qu’il me semble », fit le grand prêtre après une très légère pause. Oui. Dios était bel et bien fâché avec le passé.

« J’ai appris sept langues, dit Teppic, sachant pertinemment que les notes obtenues dans trois d’entre elles resteraient au secret dans les registres de la Guilde.

« Vraiment, sire ?

— Oh, oui. Morporkien, vanglemesht, éphèbe, laotatien et… plusieurs autres…

— Ah. »

Dios hocha la tête, sourit et continua d’avancer dans le couloir. Il boitait un peu mais gardait un pas aussi régulier que le tic-tac des siècles. « Les contrées barbares. »


* * *

Teppic examina son père. Les embaumeurs avaient fait du bon travail. Ils attendaient qu’il les félicite.

Une partie de lui restée à Ankh-Morpork disait : c’est un corps mort enveloppé dans des bandelettes, ils ne s’imaginent tout de même pas que ça va arranger son état ? À Ankh, vous mourez, on vous enterre, ou alors on vous brûle, quand on ne vous jette pas aux corbeaux. Ici, ça veut dire que vous êtes un peu moins actif et qu’on vous donne ce qu’il y a de mieux à manger. C’est ridicule, comment gouverner un royaume comme ça ? Ils ont l’air de croire qu’être mort c’est comme être sourd, il suffit de parler un peu plus fort.

Mais une deuxième voix, plus ancienne, disait : nous gouvernons un royaume comme ça depuis sept mille ans. Le cultivateur de melons le plus humble appartient à un lignage qui relègue les rois des autres pays au rang des éphémères. Nous possédions le continent avant de le revendre pour payer les pyramides. Nous refusons même de prendre en considération les autres pays âgés de moins de trois mille ans. Le système a l’air de fonctionner.

« Salut, père », fit-il.

L’ombre de Teppicymon XXVII, qui l’observait attentivement, s’empressa de traverser la salle.

« Tu as bonne mine ! dit-il. Je suis content de te voir ! Attends, j’ai quelque chose d’urgent à te dire. Écoute-moi bien, s’il te plaît, c’est au sujet de la mort…

— Il dit qu’il est ravi de vous voir, fit Dios.

— Vous l’entendez ? s’étonna Teppic. Je n’ai rien entendu, moi.

— Les morts, naturellement, parlent par l’intermédiaire des prêtres. C’est la coutume, sire.

— Mais il m’entend, pas vrai ?

— Bien entendu.

— J’ai réfléchi à cette histoire de pyramide… Écoute, je me demande si c’est bien nécessaire. »

Teppic se pencha plus près. « Tantine vous transmet ses amitiés », fit-il très fort.

Puis, après réflexion : « Enfin, ma tante à moi, pas la vôtre. » J’espère, ajouta-t-il pour lui-même.

« Dis ? Dis ? Tu m’entends ?

— Il vous envoie ses salutations depuis le monde de l’au-delà, fit Dios.

— Bon, oui, admettons, mais ÉCOUTE, je ne veux pas que tu t’embêtes à bâtir…

— Nous allons vous bâtir une pyramide merveilleuse, père. Vous allez vraiment l’adorer. Il y aura des gens pour s’occuper de vous et tout. » Teppic lança un coup d’œil à Dios pour être rassuré. « Ça va lui plaire, hein ?

— Je n’en VEUX PAS ! hurla le roi. J’ai toute une éternité de choses intéressantes encore à voir. Je vous interdis de me fourrer dans une pyramide !

— Il dit que c’est tout à fait indiqué et que vous êtes un fils respectueux, transmit Dios.

— Est-ce que vous me voyez ? Combien j’ai de doigts, là ? Vous croyez que c’est drôle, vous, de passer le reste de sa mort sous un million de tonnes de cailloux, de se regarder tomber en miettes ? C’est ça, votre idée d’une existence dorée ?

— Il y a beaucoup de courants d’air par ici, sire, fit Dios. Nous devrions peut-être poursuivre.

— De toute façon, vous n’avez pas les moyens !

— Et nous y mettrons vos fresques et vos statues préférées. Ça va vous plaire, sûrement, dit Teppic d’une voix désespérée. Toutes vos petites affaires autour de vous.

» Ça va lui plaire, hein ? demanda-t-il à Dios tandis qu’ils revenaient vers la salle du trône. Seulement, je ne sais pas, j’ai comme l’impression qu’il n’est pas très content.

— Je vous assure, sire, fit Dios, c’est son plus cher désir. » Dans la salle d’embaumement, le roi Teppicymon XXVII essaya de taper sur l’épaule de Gern, sans effet. Il renonça et s’assit à côté de lui-même. « Reste comme tu es, mon garçon, dit-il d’un ton amer. N’aie jamais de descendants. »


* * *

Puis il y eut la Grande Pyramide proprement dite.

Les dalles de marbre retentissaient sous les pas de Teppic qui tournait autour de la maquette. Il se demandait un peu ce qu’on était censé faire dans ces cas-là. Mais les rois, se disait-il, affrontaient souvent ce genre de situation ; il restait toujours le bon vieux recours qui consistait à manifester de l’intérêt.

« Bien, bien, dit-il. Vous êtes dans les pyramides depuis longtemps ? »

Ptaclusp, architecte et bâtisseur de pyramides à la tâche, s’inclina très bas.

« Depuis toujours, ô lumière de midi.

— Ce doit être passionnant », fit Teppic. Ptaclusp jeta un regard en coin au grand prêtre qui hocha la tête.

« Ç’a ses bons côtés, ô source des eaux », hasarda-t-il. Il n’avait pas l’habitude que des rois s’adressent à lui comme à un être humain. Il sentait confusément que ça ne se faisait pas.

Teppic agita une main en direction de la maquette sur son podium.

« Oui, fit-il d’un ton hésitant. Bon. Bien. Quatre murs et un sommet pointu. Très, très bien. Superbe. Rien à dire, vraiment. » Le silence lui répondit, de plus en plus lourd. Il se jeta à l’eau.

« Au poil, reprit-il. Je veux dire, il n’y a pas à se tromper. C’est… une… pyramide. Et quelle pyramide ! Ça oui. »

Ce n’était pas encore assez, apparemment. Il chercha autre chose. « On l’admirera dans les siècles à venir et on dira… on dira… ça, c’est de la pyramide. Hum. »

Il toussa. « Les flancs ont une belle pente, croassa-t-il.

« Mais… » ajouta-t-il.

Deux paires d’yeux pivotèrent vers les siens.

« Hum », fit-il.

Dios leva un sourcil.

« Sire ?

— Je crois me rappeler qu’une fois mon père a dit… vous savez… qu’à sa mort il aimerait bien… enfin, pour ses obsèques… il préférait la mer. »

Il n’y eut pas l’étouffement scandalisé auquel il s’attendait. « Il voulait parler du delta. La terre est très meuble dans le delta, dit Ptaclusp. Ça prendrait des mois pour trouver un empattement correct. Ensuite, il y a le risque de s’enfoncer. Et l’humidité. Pas bon, ça, l’humidité à l’intérieur d’une pyramide.

— Non, fit un Teppic en sueur sous le regard inflexible de Dios, à mon avis, ce qu’il voulait dire, vous savez, c’est qu’on l’immerge dans la mer. »

Le front de Ptaclusp se plissa. « Difficile, ça, reconnut-il d’un air songeur. Une idée intéressante. J’imagine qu’on pourrait en construire une petite, un million de tonnes, pas plus, et la faire flotter sur des pontons, quelque chose comme ça…

— Non, répéta Teppic qui s’efforçait de ne pas rire, à mon avis, ce qu’il voulait dire, c’est des obsèques sans…

— Teppicymon XXVII veut dire qu’il aimerait des obsèques sans délai, le coupa Dios d’une voix comme de la soie graisseuse. Et il ne fait aucun doute qu’il tiendrait à honorer ce que vous construirez de mieux, architecte.

— Non, je suis sûr que vous avez mal compris », dit Teppic.

Le visage de Dios se figea. Celui de Ptaclusp prit l’expression cireuse de qui a soudain une absence. Il se mit à fixer les dalles de marbre comme s’il était vital pour lui d’en mémoriser les moindres détails.

« Mal compris ? fit Dios.

— Sans vouloir vous offenser. Je suis sûr que vos intentions sont bonnes. C’est seulement que… ben… il semblait très clair là-dessus à l’époque et…

— Mes intentions sont bonnes ? » fit Dios en goûtant chaque mot comme si c’était un raisin acide. Ptaclusp toussa. Il en avait terminé avec les dalles. Il attaqua le plafond.

Dios prit une profonde inspiration. « Sire, dit-il, nous sommes depuis toujours des bâtisseurs de pyramides. Tous nos rois sont ensevelis dans des pyramides. C’est ainsi que nous faisons les choses, sire. C’est ainsi qu’elles sont faites.

— Oui, mais…

— Il n’y a pas à discuter. Qui souhaiterait autre chose ? Une pyramide scellée par toutes sortes de stratagèmes contre les profanations du temps… – la soie huileuse de sa voix s’était muée en une armure aussi dure que l’acier, aussi méprisante que des piques… – protégée pour l’éternité contre les insultes des bouleversements extérieurs. »

Teppic baissa les yeux sur les phalanges du grand prêtre. Elles étaient blanches, les os tendaient la peau comme s’ils voulaient sortir à toute force.

Son regard remonta le bras revêtu de gris jusqu’au visage du vieillard. Grands dieux, songea-t-il, c’est vrai, on dirait bien qu’ils en ont eu marre d’attendre sa mort et qu’ils l’ont malgré tout mis à mariner dans la saumure. Puis ses yeux croisèrent ceux du prêtre ; il crut entendre un claquement métallique.

Il eut l’impression d’un souffle qui lui décollait lentement la chair des os. Il eut l’impression de ne pas compter davantage qu’une éphémère. Une éphémère nécessaire, sûrement, une éphémère qui exigeait des égards, mais un insecte quand même avec tous les droits afférents. Et autant de libre arbitre, sous la furie de ce regard, qu’un bout de papyrus dans un ouragan.

« La volonté du roi est qu’on l’ensevelisse dans une pyramide, assura Dios d’une voix qu’avait dû prendre le Créateur pour ébaucher la lune et les étoiles.

— Euh, dit Teppic.

— La plus belle des pyramides pour le roi », fit Dios.

Teppic céda.

« Oh, dit-il. Bon. Bien. Oui. Ce qu’il y a de mieux, évidemment. »

Ptaclusp rayonna de soulagement, sortit sa tablette de cire d’un geste large et dénicha un style dans les replis de sa perruque. L’important, il le savait, c’était de conclure l’affaire sur-le-champ. Laisser traîner dans une situation pareille, c’était un coup à se retrouver avec une commande d’un million et demi de calcaire qui reste sur les bras.

« Alors ce sera le modèle standard, dirons-nous, ô irrigation du désert ? »

Teppic tourna la tête vers Dios ; le grand prêtre, immobile, dardait son regard noir sur rien de précis, comme s’il soumettait les bulldogs de l’entropie par la seule force de sa volonté.

« Je pense à quelque chose de plus important, hasarda-t-il, au désespoir.

— Le modèle Présidence, alors, dit Ptaclusp. Un modèle exclusif, ô base de la colonne éternelle. Dure une perpétualité. Et notre promotion de l’éon, ce sont diverses dimensions à sens paracosmique incluses dans le matériau pour le même prix. »

Il regarda Teppic, l’air d’attendre.

« Oui. Oui. Ce sera très bien », fit Teppic.

Dios prit une profonde inspiration. « Le roi exige bien davantage, dit-il.

— Ah bon ? fit Teppic, indécis.

— En effet, sire. C’est votre désir exprès qu’on érige pour votre père le plus grand des monuments », répondit le prêtre d’une voix doucereuse. C’était une épreuve de force, Teppic le savait ; il n’en connaissait pas les règles, ne savait comment riposter, et il allait perdre.

« Ah bon ? Oh. Oui. Je le suppose, c’est vrai. Oui.

— Une pyramide sans égale le long du Jolh, poursuivit Dios. Voilà l’ordre du roi. C’est bien le moins.

— Oui, oui, quelque chose dans ce goût-là. Euh. Deux fois la taille habituelle, fit désespérément Teppic qui eut la brève satisfaction de voir Dios momentanément déconcerté.

— Sire ? fit le prêtre.

— C’est bien le moins », lui renvoya Teppic.

Dios ouvrit la bouche pour protester, remarqua l’expression de Teppic et la referma.

Ptaclusp gribouillait activement et sa pomme d’Adam jouait au yoyo. Une commande pareille n’arrivait qu’une fois dans une vie professionnelle.

« Je verrais bien un très beau marbre noir à l’extérieur, dit-il sans lever les yeux. Je pense qu’il nous en reste juste assez dans la carrière. Ô roi des sphères célestes, ajouta-t-il à la hâte.

— Très bien », fit Teppic.

Ptaclusp prit une nouvelle tablette. « Dirons-nous la pierre de faîte rehaussée d’électrum ? Ça revient moins cher de le prévoir dès le début, ça évite de mettre de l’argent ordinaire et de se dire après : si j’avais su…

— De l’électrum, oui.

— Et l’aménagement habituel ?

— Quoi ?

— La chambre funéraire, j’entends, et l’antichambre. Je vous recommande la version Memphis, très chic, disponible avec une très grande salle du trésor assortie, si pratique pour toutes les petites choses dont on ne peut pas se séparer. » Ptaclusp retourna la tablette et se remit à gribouiller. « Et bien sûr une suite semblable pour la reine, j’imagine ? ô roi qui vivra éternellement.

— Hein ? Oh, oui. Oui. J’imagine aussi, répondit Teppic en jetant un coup d’œil à Dios. Tout. Vous savez mieux que moi.

— Maintenant, les labyrinthes, fit Ptaclusp en s’efforçant de garder une voix ferme. Très en vogue cette ère-ci. Très important, votre labyrinthe, ça ne sert à rien de se décider à faire installer un labyrinthe après le passage des pilleurs. Sans doute que je suis vieux jeu, mais moi, je propose toujours le Labrys. Comme on dit, ils arriveront peut-être à entrer, d’accord, mais jamais à ressortir. Ça coûte un peu plus cher, mais l’argent n’est qu’un détail en un moment pareil. Ô maître des eaux. »

Un détail qui nous manque, le mit en garde une voix au fond de son crâne. Il l’ignora. Il était dans les griffes du destin.

« Oui, dit-il en se redressant. Le Labrys. Vous m’en mettrez deux. »

Le style de Ptaclusp courut sur la tablette.

« Pour lui et pour elle, ô pierre des pierres, croassa-t-il. Très pratique, très fonctionnel. Avec un assortiment de nos pièges disponibles ? On peut vous proposer des assommoirs, des trappes, des glissières, des boules qui roulent, des lances qui s’abattent, des flèches…

— Oui, oui, dit Teppic. Nous les prenons. Nous les prenons tous. Sans exception. »

L’architecte prit une profonde inspiration.

« Et bien entendu il vous faudra toutes les stèles, avenues et sphinx cérémoniels habituels… commença-t-il.

— Des tas, fit Teppic. Nous vous laissons le soin de décider. »

Ptaclusp s’épongea le front.

« Bien, dit-il. Merveilleux. » Il se moucha. « Votre père, si je puis me permettre, ô répandeur de la semence, a beaucoup de chance d’avoir un fils aussi dévoué. Je peux ajouter…

— Vous pouvez partir, fit Dios. Et nous vous demanderons de commencer les travaux au plus vite.

— Sans délai, je vous assure, dit Ptaclusp. Euh… »

Il avait l’air aux prises avec un gros problème philosophique.

« Oui ? fit Dios avec froideur.

— C’est, euh… Il y a la question de euh… Ce qui ne veut pas dire que euh… Évidemment, notre plus ancien client, un client estimé, mais le fait est que euh… Absolument aucun doute sur la solvabilité euh… Ne voudrais laisser entendre en aucune façon que euh… »

Dios posa sur lui un regard fixe qui aurait forcé un sphinx à battre des paupières et à détourner les yeux.

« Vous souhaitez ajouter quelque chose ? demanda-t-il. Le temps de Sa Majesté est extrêmement compté. »

Ptaclusp remua les lèvres en silence et aboutit à la conclusion prévue. Même les dieux étaient réduits à marmonner timidement devant Dios. Et les serpents gravés sur son bourdon avaient eux aussi l’air de le regarder.

« Euh. Non, non. Pardon. Je… euh… je réfléchissais tout haut. J’y vais, alors, d’accord ? Beaucoup de travail m’attend. Hum. » Il s’inclina profondément.

Il était à mi-chemin de la porte voûtée lorsque Dios ajouta : « Achèvement de l’ouvrage dans trois mois. À temps pour la crue[12].

— Quoi ?

— Vous vous adressez au 1398e monarque », répliqua Dios d’un ton glacial.

Ptaclusp déglutit. « Pardon, murmura-t-il. Je voulais dire : Quoi ? ô grand roi. Mais rien que pour haler les blocs, ça prendra déjà, euh… » Les lèvres de l’architecte tremblaient tandis qu’il essayait d’opposer diverses objections qui, dans son imagination, percutaient de plein fouet le regard fixe de Dios. « Tsort ne s’est pas bâti en un jour, marmonna-t-il.

— Nous ne croyons pas avoir défini le cahier des charges de ce chantier », fit Dios. Il adressa un sourire à Ptaclusp. D’une certaine façon, c’était pire que tout le reste. « Bien entendu, nous paierons le surcoût.

— Mais vous n’avez jamais pay… commença Ptaclusp avant de s’affaisser.

— Les pénalités pour tout retard de livraison seront évidemment terribles. La clause traditionnelle. »

L’architecte n’eut pas le cran de discuter. « Évidemment, dit-il, totalement vaincu. C’est un honneur. Si Vos Éminences veulent bien m’excuser. Il reste encore quelques heures de jour. »

Teppic hocha la tête.

« Merci, fit l’architecte. Que vos reins soient féconds. Sauf votre respect, seigneur Dios. »

Ils l’entendirent dévaler les marches dehors.

« Ce sera magnifique. Trop grand, mais… magnifique », fit Dios. Il contempla entre les piliers le panorama de la nécropole sur l’autre rive du Jolh.

« Magnifique », répéta-t-il. Il grimaça une fois de plus à cause de la douleur qui l’élançait dans la jambe. Ah. Il allait lui falloir traverser encore le fleuve ce soir, sûrement. Il avait été bête de sans cesse remettre depuis des jours. Mais il serait impensable de ne pas pouvoir servir le royaume convenablement…

« Quelque chose ne va pas, Dios ? demanda Teppic.

— Sire ?

— Vous avez l’air un peu pâle, je trouve. »

Une ombre de panique voltigea sur la face ridée de Dios. Il se redressa.

« Je vous assure, sire, je suis en excellente santé. En excellente santé, sire !

— Vous ne croyez pas que vous exagérez, dites ? »

Cette fois il n’y avait pas à se tromper sur l’expression de terreur.

« Que j’exagère quoi, sire ?

— Vous vous agitez tout le temps, Dios. Le premier debout, le dernier couché. Vous devriez y aller doucement.

— Je n’existe que pour servir, sire, dit Dios d’une voix ferme. Je n’existe que pour servir. »

Teppic le rejoignit sur le balcon. Le soleil du début de soirée rougeoyait sur une chaîne montagneuse artificielle. C’était le seul massif central ; les pyramides s’étendaient depuis le delta jusqu’à la deuxième cataracte tout en amont, là où le Jolh disparaissait dans les montagnes. Et les pyramides occupaient les meilleures terres, près du fleuve. Même les fermiers auraient trouvé sacrilège de suggérer un autre site.

Certaines pyramides étaient petites, formées de blocs grossièrement taillés qui trouvaient moyen de leur donner l’air beaucoup plus vieux que les montagnes séparant la vallée du plein désert. Après tout, les montagnes avaient toujours été là. Des mots comme « jeune » ou « vieux » ne les concernaient pas. Mais ces premières pyramides avaient été bâties par des êtres humains, petites poches d’eau pensante maintenues un temps très court dans de fragiles structures de calcium, des êtres humains qui avaient mis des rochers en morceaux avant de les rassembler péniblement sous une forme plus esthétique. Elles étaient vraiment vieilles.

Au fil des millénaires, les modes avaient évolué. Les dernières pyramides étaient lisses et pointues, ou écrasées et recouvertes de mica. Même les plus pentues, se dit Teppic, ne devaient pas dépasser le degré 1 sur n’importe quelle échelle d’édifiscaladeur, mais certaines stèles et certains temples blottis au pied des pyramides comme des remorqueurs autour des cuirassés de l’éternité méritaient qu’on s’y intéresse.

Des cuirassés de l’éternité, songea-t-il, qui cinglaient lourdement dans les brumes du temps et dont tous les passagers voyageaient en première classe…

Quelques étoiles avaient été libérées tôt. Teppic les observa. Peut-être, se dit-il, la vie existe-t-elle ailleurs. Sur les étoiles, peut-être. S’il est vrai qu’il existe des milliards d’univers serrés les uns contre les autres, séparés par l’épaisseur d’une pensée, alors il doit exister des gens ailleurs.

Mais où qu’ils soient, quand bien même ils y mettraient leur meilleure volonté, quand bien même ils feraient des efforts méritoires, ils n’ont aucune chance d’être aussi crassement crétins que nous. Je veux dire, dans notre cas, c’est le fruit d’un travail constant. On nous a donné une petite parcelle de bêtise pour commencer, mais durant des centaines de milliers d’années nous l’avons vraiment fait fructifier.

Il se tourna vers Dios, convaincu qu’il fallait réparer une partie des dégâts.

« On sent leur âge qui se dégage d’elles, n’est-ce pas ? demanda-t-il sur le ton de la conversation.

— Pardon, sire ?

— Les pyramides, Dios. Elles sont si vieilles. »

Dios lança un vague coup d’œil de l’autre côté du fleuve. « Ah bon ? fit-il. Oui, j’imagine qu’elles sont vieilles.

— Vous en aurez une ?

— Une pyramide ? Sire, j’en ai déjà une. Il a plu à un de vos ancêtres de m’en prévoir une.

— Un grand honneur, sûrement », dit Teppic. Dios hocha gracieusement la tête. Les cabines de luxe de l’éternité étaient d’ordinaire réservées à la couronne.

« Elle est évidemment toute petite. Toute simple. Mais elle suffira à mes besoins réduits.

— Ah oui ? fit Teppic en bâillant. C’est bien. Et maintenant, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, je crois que je vais aller me coucher. La journée a été longue. »

Dios s’inclina comme s’il était articulé à mi-corps. Teppic avait remarqué chez le grand prêtre au moins cinquante façons bien précises de saluer, et toutes exprimaient des nuances subtiles. Celle-ci ressemblait à la n°3 : « Je suis votre humble serviteur ».

« Et aussi très bonne, si je puis me permettre, sire. »

Teppic ne sut que répondre. « Vous avez trouvé ? fit-il.

— L’effet des nuages à l’aube était très réussi.

— Ah bon ? Oh. Est-ce que je dois faire quelque chose pour le coucher du soleil ?

— Votre Majesté aime plaisanter. Les couchers du soleil se font tout seuls, sire. Haha.

— Haha », s’esclaffa Teppic en écho.

Dios fit craquer ses doigts. « C’est pour le lever du soleil qu’il faut le tour de main », dit-il.

Les parchemins effrités de Knout enseignaient que la grosse orange du soleil se faisait manger tous les soirs par la déesse du ciel Kouah, qui gardait un pépin à temps pour qu’un soleil frais pousse le lendemain matin. Et Dios savait qu’il en était ainsi.

Le Livre pour rester en enfer affirmait, lui, que le soleil, c’était l’Œil de Yay qui traversait péniblement le ciel tous les jours dans sa recherche interminable de ses ongles de doigts de pieds[13]. Et Dios savait qu’il en était ainsi.

Les rituels secrets du Miroir Fumant soutenaient que le soleil était en réalité un trou circulaire dans la bulle de savon bleue et tournoyante de la déesse Nesh, un trou qui donnait sur le véritable monde embrasé au-delà, et que les étoiles étaient d’autres trous par où tombait la pluie. Et Dios savait, là encore, qu’il en était ainsi.

Un mythe populaire prétendait faire du soleil une boule de feu qui tournait tous les jours autour du monde, lequel franchissait le vide infini sur le dos d’une gigantesque tortue. Et Dios savait encore qu’il en était ainsi, même s’il en éprouvait un certain malaise.

Et Dios savait que Net était le dieu suprême, que Fon l’était aussi, de même que Hast, Set, Bin, Sot, Io, Dhek et Bherk ; que Herpetine Triskel seul régissait le monde des morts, ainsi que Syncope, Silur le dieu à tête de poisson-chat et Orexis-Nupt.

Dios était le plus grand prêtre d’une religion nationale qui fermentait, se développait, bouillonnait depuis plus de sept mille ans et qui ne rejetait jamais un dieu au cas où il pourrait lui servir. Il savait qu’une multitude de choses mutuellement contradictoires étaient toutes vraies. Sinon le rituel et la croyance ne seraient plus rien, auquel cas le monde n’existerait pas. Ce genre de réflexions chez les prêtres du Jolh risquait de leur donner tout un tas d’idées qui pousseraient un mécanicien quantique à baisser les bras et à rendre sa boîte à outils.

Le bourdon de Dios résonnait sur les dalles alors qu’il claudiquait tout seul dans l’obscurité le long de passages peu fréquentés pour déboucher sur une petite jetée. Après avoir détaché la barque qui y était amarrée, le grand prêtre grimpa péniblement à bord, rentra les avirons et se poussa dans les eaux turbides et sombres du Jolh.

Ses pieds et ses mains étaient trop froids. Quelle bêtise, quelle bêtise. Il n’aurait pas dû autant tarder.

La barque entra en ballottant doucement dans le courant tandis que la nuit noire s’étendait sur la vallée. Sur l’autre rive, conformément aux lois anciennes, les pyramides commencèrent à illuminer le ciel.


* * *

Les lumières brûlèrent aussi très tard dans la maison de Ptaclusp Associés, Entrepreneurs Nécropolitains des Dynasties. Le père et ses deux fils jumeaux étaient penchés au-dessus de l’immense table de cire à dessin et discutaient.

« Ce n’est pas comme s’ils payaient, fit Ptaclusp Iia. Je veux dire, ce n’est pas seulement parce qu’ils ne peuvent pas, on dirait que ça ne leur vient même pas à l’idée. Au moins, des dynasties comme Tsort payent à cent ans d’échéance, ou à peu près. Pourquoi tu n’as pas…

— Nous bâtissons des pyramides le long du Jolh depuis trois millénaires, le coupa sèchement son père, et nous n’y avons pas perdu, hein ? Non, nous n’y avons pas perdu. Parce que les autres royaumes ont les yeux sur le Jolh ; ils se disent : voilà une famille qui s’y entend en pyramides, des spécialistes ; ils se disent : on veut pareil que ces gens-là, s’il vous plaît, et même davantage. En tout cas, c’est une vraie royauté, ajouta-t-il, pas comme certaines qu’on voit aujourd’hui et dont on n’entendra plus parler dans un millénaire. Ce sont des demi-dieux, en plus. Faut pas s’attendre à ce qu’une vraie royauté participe aux frais. C’est en partie à ça qu’on reconnaît une vraie royauté : elle n’a pas d’argent.

— Difficile de faire plus royal que nos rois, alors. Faudrait un nouveau mot, dit IIa. Et nous, on est presque aussi royaux, si tu veux aller par là.

— Tu ne comprends rien aux affaires, mon fils. Tu crois que ça se limite à de la comptabilité. Eh ben, non.

— C’est une question de masse. Et de puissance massique. »

Ils jetèrent tous les deux un regard noir à Ptaclusp IIb ; assis, il fixait les croquis. Il tournait et retournait son style dans ses mains tremblantes d’une excitation qu’il avait du mal à cacher.

« Il faudra utiliser du granit en bas des pentes, se disait-il à lui-même, le calcaire ne tiendrait pas le choc. Surtout avec le flux d’énergie. Qui sera… hou-là, drôlement important. Je veux dire, on ne parle plus de lames de rasoir, là. Ce truc pourrait affûter un rouleau à pâtisserie. »

Ptaclusp roula les yeux. Il commençait tout juste sa dynastie – une génération seulement – et déjà les ennuis débarquaient. Un fils comptable dans l’âme, l’autre entiché de ces techniques cosmiques nouveau genre. Il n’existait rien de tout ça dans son jeune temps, seulement l’architecture. On traçait les plans puis on embauchait dix mille gars à une fois et demi leur salaire et double gratte le week-end. Ils n’avaient qu’à empiler les blocs. Le cosmique, on s’en passait.

Des descendants ! Les dieux avaient trouvé malin de lui donner un fils qui facturait l’air qu’on respirait pour dire bonjour, et un autre qui vénérait la géométrie et restait debout toute la nuit pour dessiner des aqueducs. On se saignait aux quatre veines pour les envoyer dans les meilleures écoles, et en guise de remerciements ils s’instruisaient.

« De quoi tu parles ? fit-il sèchement.

— La décharge, à elle seule… » IIb approcha son abaque et fit cliqueter les boules de terre cuite le long des tringles. « Disons deux fois la hauteur du modèle Présidence, ce qui nous donne une masse de… plus des cotes codées à caractère occulte, au cas où… On n’aurait pas pu faire tout ça il y a même cent ans, vous comprenez, pas avec les techniques primitives dont on disposait alors… » Son doigt ne fut plus qu’une traînée sur les boules.

Ha grogna et saisit son propre abaque.

« Calcaire à deux talents la tonne… Usure des outils… Coût de la maçonnerie… Surestarie… Casse… Oh là là… Frais généraux… Marbre noir au prix moyen du marché… »

Ptaclusp soupira. Deux abaques qui cliquetaient en tandem à longueur de journée : l’un changeait le monde et l’autre se lamentait sur le coût. Ils étaient devenus quoi, les deux morceaux de bois et le fil à plomb ?

Les dernières boules claquèrent contre les butées.

« Un bond quantique dans la pyramidologie, fit IIb qui se carra sur son siège, un sourire messianique sur la figure.

— Un bon cantique, c’est toi qui le dis, moi je ne le trouve pas si bon que ça, ton cant… commença IIa.

— Un bond quantique, le corrigea IIb en savourant l’expression avant de l’épeler.

— Alors, un bond quantique dans la faillite, oui, fit IIa. Pour ça aussi, faudrait inventer un mot nouveau.

— Ça vaudrait le coup comme article pilote, même à perte, dit IIb.

— Tu l’as dit. Quand il s’agit d’aller à notre perte, il n’y a pas meilleurs pilotes que nous, fit amèrement IIa.

— Elle rayonnera littéralement ! Dans un millénaire on la regardera encore et on se dira : ce Ptaclusp, il s’y connaissait en pyramides.

— On l’appelera la Folie Ptaclusp, tu veux dire ! »

Les deux frères étaient maintenant debout, leurs nez à quelques centimètres l’un de l’autre.

« L’ennui avec toi, frérot, c’est que tu connais le prix de tout et la valeur de rien !

— L’ennui avec toi, c’est… c’est… c’est que tu ne les connais pas !

— L’humanité doit toujours chercher à s’élever !

— Oui, sur des bases financières saines, par Kaloteh !

— La quête du savoir…

— La quête de la marge… »

Ptaclusp les laissa à leur prise de bec et s’absorba, immobile, dans la contemplation de la cour où, à la lueur des torches, le personnel procédait à un inventaire fiévreux.

C’était une petite affaire lorsque son père la lui avait léguée : une simple cour remplie de blocs de pierre et de quelques sphinx, obélisques, stèles et autres articles en réserve, plus une grosse pile de factures impayées, pour la plupart adressées au palais, lesquelles portaient respectueusement à sa connaissance que sauf erreur ou omission de notre part notre honorée en date de neuf cents ans plus tôt restait due et qu’une prompte régularisation nous obligerait. Mais c’était le bon temps, alors. Il n’y avait que lui, cinq mille ouvriers et madame Ptaclusp qui tenait les livres.

Il faut faire de la pyramide, disait papa. Tout le bénéfice, on le récupère sur les mastabas, les petites tombes familiales, les obélisques commémoratifs et plus généralement les ouvrages courants de nécropole, mais si on ne fait pas de la pyramide, on ne fait rien. Le cultivateur d’ail le plus misérable qui cherche un article coquet, durable, peut-être piqueté d’éclats de marbre vert mais entrant dans le cadre d’un budget, ne s’adresserait pas à un entrepreneur sans pyramide à son actif.

Aussi avait-il fait de la pyramide, et de la bonne, pas comme celles qu’on voyait aujourd’hui : nombre erroné de faces, des murs à travers lesquels on passait le pied… Oui, ils avaient réussi à prendre de plus en plus de parts de marché.

Construire la plus grande pyramide de tous les temps…

En trois mois…

Avec des pénalités terribles en cas de retard de livraison. Dios n’avait pas donné de détails, mais Ptaclusp connaissait le bonhomme, il y aurait sûrement des crocodiles. Des pénalités terribles, ça oui…

Il contempla la lumière tremblotante qui baignait les longues avenues de statues, entre autres celle de Bitos, le dieu à tête de vautour des invités surprise, achetée au cas où des années plus tôt pour un client qui avait fait la fine bouche sur son bec et l’avait rapportée, impossible à refourguer depuis, même à prix sacrifié.

La plus grande pyramide de tous les temps…

Et quand vous vous êtes bien foulé la rate pour assurer à la noblesse son billet d’accès à l’éternité, est-ce qu’on vous laisse seulement utiliser votre savoir-faire à votre profit, comme vous bâtir une pyramidette coquette pour vous et madame Ptaclusp afin d’arriver sans encombre dans l’au-delà ? Bien sûr que non. Même papa n’avait eu droit qu’à un mastaba, malgré tout l’un des plus beaux de la vallée, fallait reconnaître, dont le marbre veiné de rouge avait été commandé tout là-bas dans les terres d’Howonda, le pays des vermeils ; après ça, des tas de gens avaient commandé le même, les affaires avaient prospéré, papa aurait été content…

La plus grande pyramide de tous les temps…

Et on ne se rappellerait jamais qui se trouvait dessous.

Aucune importance qu’on la surnomme la Folie Ptaclusp ou la Gloire Ptaclusp. Elle porterait le nom de Ptaclusp.

Il émergea de son océan de réflexions pour entendre ses fils qui se chamaillaient toujours.

Si c’était là sa postérité, tant pis, il allait risquer le coup avec des blocs de calcaire de six cents tonnes. Au moins, eux se tenaient tranquilles.

« La ferme, vous deux », dit-il.

Ils s’arrêtèrent et s’assirent en grommelant.

« Je me suis décidé », fit-il.

IIb gribouilla par à-coups avec son style. IIa tapota son abaque.

« On va la faire, dit Ptaclusp qui sortit à grands pas. Et le fils qui n’aime pas ça, on le jettera dans les ténèbres extérieures, royaume des pleurs et des grincements de dents », lança-t-il par-dessus son épaule.

Les deux frères, seuls dans la salle, échangèrent un regard fulminant.

IIa finit par demander : « Et d’abord, qu’est-ce que ça veut dire : « quantique » ? »

IIb haussa les épaules. « Ça veut dire qu’il faut ajouter un autre zéro, répondit-il.

— Oh, fit IIa, c’est tout ? »


* * *

Tout au long de la vallée du Jolh les pyramides s’embrasaient silencieusement dans la nuit, elles libéraient l’énergie accumulée dans la journée.

De grandes flammes muettes jaillissaient de leur pierre de faîte et dansaient vers le ciel, déchiquetées comme des éclairs, froides comme la glace.

Sur des centaines de kilomètres le désert scintillait à la lueur des constellations des morts, l’aurore antique. Mais dans la vallée du Jolh les lumières suivaient le fleuve en un seul ruban solide de feu.


* * *

C’était par terre, il y avait un oreiller à un bout. Ce devait être un lit.

Teppic s’aperçut qu’il en doutait tandis qu’il se tournait et se retournait dans l’espoir de trouver une partie du matelas qui ne refuserait pas un arrangement à l’amiable. C’est ridicule, se disait-il, j’ai grandi sur des lits de ce genre. Et sur des oreillers taillés dans la pierre. Je suis né dans ce palais, c’est mon héritage, je dois être prêt à l’accepter…

Il faut que je me fasse venir un lit potable et un oreiller de plumes d’Ankh, dès demain matin. Moi, le roi, j’ai dit et que ce soit fait.

Il se retourna encore et sa tête heurta l’oreiller avec un bruit sourd.

Et de la plomberie. Ça, c’était une idée formidable. Incroyable ce qu’on pouvait faire avec un trou dans le sol.

Oui, de la plomberie. Et des bons dieux de portes. Teppic ne s’habituait décidément pas à la présence de plusieurs serviteurs en permanence à sa disposition, si bien que se livrer à des ablutions avant d’aller se coucher devenait extrêmement gênant. Et le peuple, aussi. Il faudrait qu’il fasse la connaissance du peuple. C’était une erreur de rester caché dans les palais.

Et comment dormir avec le ciel au-dessus du fleuve qui éclairait comme un feu d’artifice ?

La fatigue finit par entraîner de haute lutte son corps dans une zone entre éveil et sommeil, et des images délirantes lui défilèrent devant les yeux.

Il y avait la honte de ses ancêtres lorsque les archéologues futurs traduisaient les fresques encore à peindre de son règne : « Tortillement, aigle constipé, trait ondulé, derrière d’hippopotame, tortillement : Et dans l’année du Cycle de Cephnet le Dieu Soleil Teppic fit Installer de la Plomberie et Méprisa les Oreillers de ses Ancêtres. »

Il rêva de Kaloteh – immense, barbu, il parlait à coups d’éclairs et de tonnerre, appelait la colère des cieux sur son descendant qui trahissait le noble passé.

Dios flotta dans son champ de vision pour lui expliquer que, par suite d’un édit datant de plusieurs millénaires, il était essentiel qu’il épouse un chat.

Des dieux à têtes variées se disputaient son attention pour lui commenter certains aspects du statut divin, tandis qu’en arrière-plan une voix s’efforçait de se faire entendre et braillait confusément son refus d’être enterrée sous un tas de cailloux. Mais il n’eut pas le temps de se concentrer là-dessus parce qu’il vit sept vaches grasses et sept vaches maigres dont une jouait du trombone.

Mais ça, c’était un vieux rêve qui le visitait presque toutes les nuits…

Puis il vit un homme qui décochait des flèches sur une tortue…

Puis il marcha dans le désert et découvrit une toute petite pyramide, haute de quelques centimètres seulement. Un vent se leva et balaya le sable, mais il ne s’agissait pas d’un vent, c’était la pyramide qui émergeait, et le sable dévalait ses faces luisantes…

Puis elle grandit, grandit, plus haute que le monde, tellement grande que le monde finit par n’être plus qu’un point minuscule en son centre.

Puis dans ce même centre un phénomène très étrange se produisit.

Puis la pyramide rapetissa, garda le monde en elle et disparut…

Évidemment, quand on est pharaon, on fait des rêves sibyllins hors du commun.


* * *

Un autre jour se leva, avec la permission du roi, lequel était couché en boule sur son lit, la tête sur ses vêtements roulés en guise d’oreiller. Ici et là dans le dédale de pierre du palais, les serviteurs du royaume commencèrent à se réveiller.

La barque de Dios fendit doucement le courant et vint heurter la jetée. Le grand prêtre grimpa sur l’appontement et se dépêcha de gagner le palais ; il escalada les marches trois par trois en se frottant les mains à la pensée de la journée nouvelle qui l’attendait, marquée par les heures et les rituels immuables. Tant à organiser, tant à accomplir…


* * *

Le sculpteur en chef et facteur de sarcophages replia son mètre.

« Vous avez fait du bon travail, maître Aneth », dit-il.

Aneth approuva de la tête. La fausse modestie n’avait pas cours entre artisans.

Le sculpteur lui donna un coup de coude. « Quelle équipe, hein ? Vous les conservez, et moi, je les emballe. »

Aneth approuva encore, mais un peu plus lentement. Le sculpteur baissa les yeux sur l’ovale de cire qu’il tenait dans ses mains.

« Je ne peux pas dire que le masque mortuaire me plaise beaucoup, remarquez », dit-il.

Gern, qui s’échinait à la table d’angle sur un des chats défunts de la reine dont on lui avait permis de s’occuper tout seul, leva une tête horrifiée.

« J’l’ai fait comme il faut, fit-il d’un ton boudeur.

— C’est bien ça l’ennui, dit le sculpteur.

— Je sais, fit tristement Aneth, c’est le nez, c’est ça.

— Plutôt le menton, je dirais.

— Et le menton.

— Oui.

— Oui. »

Ils considérèrent dans un silence mélancolique le visage de cire du pharaon. Le pharaon fit de même.

« Je le trouve très bien, moi, mon menton.

— Vous pourriez lui mettre une barbe, dit enfin Aneth. Ça cacherait le plus gros, une barbe.

— Il reste encore le nez.

— Vous pourriez le raccourcir d’un centimètre. Et faire quelque chose pour les pommettes.

— Oui.

— Oui. »

Gern était épouvanté. « C’est du visage de feu notre roi que vous parlez, dit-il. Vous pouvez pas faire ça ! Et puis tout le monde s’en apercevrait. » Il hésita. « Non ? »

Les deux artisans échangèrent un regard.

« Gern, fit Aneth d’un ton patient, tout le monde s’en apercevra sûrement. Mais personne ne dira rien. Ils s’attendent à ce que… euh… on arrange les choses.

— Après tout, lança joyeusement le sculpteur en chef, on les voit mal venir nous dire : « Ce n’est pas ressemblant, en réalité il avait une figure de poulet myope », hein ?

— Merci beaucoup. Alors là, merci beaucoup, je dois dire. » Le pharaon alla s’asseoir près du chat. Apparemment, on ne témoignait de respect envers les morts que lorsqu’on les croyait à l’écoute.

« J’imagine, fit l’apprenti, pas très sûr de lui, qu’il devait avoir l’air moche à côté des fresques.

— Comme tu dis, oui », répliqua Aneth d’un ton éloquent.

La grosse figure boutonneuse et honnête de Gern se métamorphosa lentement, comme un paysage crevassé que survoleraient des nuages. L’idée lui vint qu’il touchait au chapitre de l’initiation aux secrets séculaires de la profession.

« Vous voulez dire que même les peintres, ils modifient… » commença-t-il.

Aneth lui fit les gros yeux.

« On ne discute pas de ça », le coupa-t-il.

Gern s’efforça de prendre une expression digne et sérieuse.

« Oh, fit-il. Oui. Je comprends, maître. »

Le sculpteur lui donna une claque dans le dos.

« Tu es un garçon intelligent, Gern. Tu piges vite. Après tout, ça n’est déjà pas marrant d’être moche de son vivant Alors imagine l’horreur dans l’autre monde. »

Le roi Teppicymon XXVII secoua la tête. Faut déjà qu’on se ressemble tous dans la vie, songea-t-il, et maintenant ils s’arrangent pour qu’on soit pareils dans la mort. Quel royaume ! Il baissa les yeux et vit l’âme du chat défunt qui procédait à sa toilette. De son vivant, il les détestait, ces bêtes là, mais celle-ci lui paraissait aujourd’hui franchement sympathique. Il tapota prudemment sa tête plate. Le chat ronronna un moment puis tenta de lui arracher le dos de la main. Il se donnait vraiment du mal pour rien, pour la peau.

Il prit conscience avec une horreur grandissante que le trio discutait à présent de pyramide. De sa pyramide. Ce serait la plus grande de tous les temps. Elle se dresserait sur un bout de terrain en pente douce et très fertile, un des meilleurs emplacements de la nécropole. Auprès d’elle, même la plus grande pyramide actuelle allait ressembler à ce qu’un gamin peut bâtir dans un bac à sable. Elle serait entourée de jardins de marbre et d’obélisques en granit. Ce serait le mémorial le plus grandiose jamais édifié par un fils en l’honneur de son père.

Le roi défunt gémit.


* * *

Ptaclusp gémit.

C’était mieux du temps de son père. On n’avait besoin que d’une foultitude de rouleurs de billes de bois et de vingt ans, un système bien pratique qui arrangeait tout le monde en saison de crue, quand tous les champs étaient submergés. Aujourd’hui, suffisait d’un petit futé armé d’un morceau de craie et des bonnes incantations.

Remarquez, c’était impressionnant pour qui aimait ce genre-là.

Ptaclusp IIb fit le tour du gros bloc de pierre, peaufinant une équation par-ci, soulignant une inscription hermétique par-là. Il leva les yeux et adressa un bref signe de tête à son père.

Ptaclusp se hâta de rejoindre le roi, debout avec sa suite sur la falaise qui surplombait la carrière et dont le masque doré reflétait le soleil. Une visite royale, pour couronner le tout…

« Nous sommes prêts, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, ô arc du ciel », dit-il, soudain pris de suées, espérant contre toute attente que…

Oh, dieux. Le roi allait encore le mettre-à-l’aise.

Il lança un regard implorant au grand prêtre qui, d’une grimace imperceptible, lui fit comprendre qu’il n’avait pas de solution à proposer. C’était trop, il n’était pas le seul à se plaindre de ce traitement. Pas plus tard qu’hier, Aneth, le maître embaumeur, avait dû parler-de-sa-famille pendant une demi-heure éprouvante, ça n’était pas normal, le peuple s’attendait à ce que le roi reste dans son palais, c’était trop…

Le souverain s’approcha d’un pas nonchalant destiné à faire sentir au maître bâtisseur qu’on était entre amis. Oh, non, songea Ptaclusp, il va se-souvenir-de-mon-nom.

« Je dois dire que nous avons beaucoup avancé en neuf semaines, c’est un excellent début. Euh… Ptaclusp, n’est-ce pas ? » fit le roi.

Ptaclusp déglutit. Il n’y avait rien à faire, maintenant.

« Oui, ô main sur les eaux, dit-il. Ô source de…

— Je crois que “Votre Majesté” ou “sire”, ça suffira », dit Teppic.

Ptaclusp paniqua et jeta un regard affolé à Dios qui grimaça mais hocha encore la tête.

« Le roi souhaite que vous lui parliez… – une expression de douleur passa sur son visage – sans cérémonie. À la manière des barba… des pays étrangers.

— Vous devez vous estimer très heureux d’avoir deux fils aussi talentueux et travailleurs, dit Teppic en regardant le spectacle animé de la carrière en dessous.

— Je… je n’y manquerai pas, ô… sire », marmonna Ptaclusp qui prit les paroles royales pour un ordre. Pourquoi les rois ne donnaient-ils pas des ordres à leur entourage comme dans le temps ? On savait à quoi s’en tenir, alors, ils ne s’amusaient pas à être charmants ni à vous traiter quasiment d’égal à égal, comme si vous pouviez vous aussi faire lever le soleil.

« Ce doit être un métier passionnant, poursuivit Teppic.

— C’est comme voudra Votre Sire, dit Ptaclusp. Si Votre Majesté voulait bien permettre…

— Et comment tout ceci marche, exactement ?

— Votre Sire ? fit Ptaclusp, épouvanté.

— Vous faites voler les blocs, c’est ça ?

— Oui, ô sire.

— Très intéressant. Vous vous y prenez comment ? » Ptaclusp faillit se mordre la lèvre jusqu’au sang. Trahir les secrets de la profession ? Il était horrifié. Contre toute attente, Dios lui vint en aide.

« Au moyen de certains signes et sceaux secrets, sire, dit-il, sur les origines desquels il n’est pas sage de s’informer. C’est la science des… – il marqua un temps – des modernes.

— C’est tellement plus rapide que le système du hissage, je trouve, fit Teppic.

— Un système qui avait un certain panache, sire, dit Dios. Maintenant, si je puis vous suggérer…

— Oh. Oui. Poursuivez, je vous en prie. »

Ptaclusp s’épongea le front et courut au bord de la carrière. Il agita un chiffon.


* * *

Toute chose se définit par un nom. Changez le nom, et vous changez la chose. Bien sûr, c’est beaucoup plus compliqué que ça, mais paracosmiquement parlant, tout est dit…

Ptaclusp IIb donna un petit coup de son bourdon sur la pierre.

L’air chaud frissonna au-dessus du bloc qui, dans un léger nuage de poussière, décolla doucement jusqu’à flotter à quelque distance du sol, retenu par des amarres.

Ce fut tout. Teppic s’était attendu à un grondement de tonnerre, au moins à un semblant de flamme. Mais déjà les ouvriers s’attroupaient autour d’un autre bloc, et deux hommes remorquaient le premier vers le site plus bas.

« Très impressionnant, dit-il tristement.

— En effet, sire, fit Dios. Et maintenant, nous devons rentrer au palais. Il va bientôt nous falloir procéder à la cérémonie de la Troisième Heure.

— Oui, oui, d’accord, jeta sèchement Teppic. Bravo, Ptaclusp. Bon travail, continuez comme ça. »

Ptaclusp s’inclina comme une bascule, tout émoustillé d’émotion et de confusion.

« Très bien, Votre Sire, dit-il avant de se décider à y aller carrément. Votre Sire me permet-elle de lui montrer nos derniers plans ?

— Le roi a déjà approuvé les plans, fit Dios. Et, vous m’excuserez si je me trompe, la construction de la pyramide a l’air bien avancée.

— Oui, oui, mais une idée nous est venue… Cette avenue, ici, vous voyez, qui débouche sur l’entrée, quel emplacement, on s’est dit, pour une statue de, par exemple, Bitos, le dieu à tête de vautour des invités surprise, pratiquement à prix coûtant… »

Dios jeta un coup d’œil sur les croquis.

« C’est censé représenter des ailes, ça ? demanda-t-il.

— Même pas à prix coûtant, même pas, je vais vous dire ce que je vais faire… fit Ptaclusp au désespoir.

— C’est un nez, ça ? demanda Dios.

— Plutôt un bec, plutôt un bec. Regardez, ô prêtre, comment…

— Je ne crois pas, moi. Non. Je ne crois vraiment pas. » Dios fit du regard le tour de la carrière à la recherche de Teppic, grogna, fourra les croquis dans les mains de l’entrepreneur et se mit à courir.

Teppic avait descendu le sentier d’un pas de flâneur jusqu’aux chariots qui attendaient ; il observait mélancoliquement l’agitation autour de lui et s’arrêta pour suivre le travail d’un groupe d’ouvriers qui taillaient une pierre d’angle. Ils se figèrent lorsqu’ils sentirent son regard sur eux et restèrent sans bouger à le contempler d’un air soumis.

« Bien, bien, fit Teppic en examinant la pierre quand bien même on aurait pu graver toutes ses connaissances en maçonnerie sur un grain de sable. Un morceau de pierre superbe. »

Il se tourna vers l’homme le plus près dont la bouche s’ouvrit toute grande.

« Vous êtes tailleur de pierre, c’est ça ? lui dit-il. Un métier sûrement très intéressant. »

Les yeux de l’homme s’exorbitèrent. Il laissa tomber son burin. « Eurk », répondit-il.

À cent mètres de là les robes de Dios lui claquaient autour des jambes tandis qu’il dévalait lourdement le sentier. Il les empoigna et poursuivit son galop dans un claquement de sandales.

« Vous vous appelez comment ? demanda Teppic.

— Aaaargle, répondit l’homme terrifié.

— Ah, tout à fait charmant, dit Teppic qui saisit la main docile de l’ouvrier et la serra.

— Sire ! brailla Dios. Non ! »

Et le tailleur de pierre pivota et détala ; il se tenait la main droite par le poignet, se débattait contre la douleur en hurlant…


* * *

Teppic agrippa les bras du trône et fusilla le grand prêtre du regard.

« Mais c’est un geste d’amitié, rien d’autre. Là d’où je viens…

— Là d’où vous venez, c’est ici ! tonna Dios.

— Quand même, bon sang, la couper ? C’est trop cruel ! »

Dios s’avança. Sa voix avait maintenant retrouvé ses intonations doucereuses normales.

« Cruel, sire ? Mais l’opération se fera avec toute la précision et les précautions nécessaires, on donnera des drogues à l’homme pour atténuer la douleur. Il vivra certainement.

— Mais pourquoi ?

— Je vous ai expliqué, sire. Il ne peut plus se servir de sa main sans la profaner. Il le sait bien, c’est un homme dévot. Vous voyez, sire, vous êtes un dieu, sire.

— Mais vous me touchez, vous. Et les serviteurs aussi !

— Moi, je suis un prêtre, sire, répondit doucement Dios. Et les serviteurs ont des dérogations spéciales. »

Teppic se mordit la lèvre.

« C’est barbare », dit-il.

Dios garda un visage impassible.

« On ne le fera pas, dit Teppic. Je suis le roi. Je l’interdis, vous comprenez ? »

Dios s’inclina. Teppic reconnut le n°49 : mépris horrifié.

« Il en sera certainement fait selon votre désir, ô fontaine de toute sagesse. Mais, bien entendu, l’homme risque de prendre lui-même l’affaire en main, si vous me passez l’expression.

— Comment ça ? fit sèchement Teppic.

— Sire, si ses collègues ne l’en avaient pas empêché, il s’en serait chargé tout seul. Au burin, si j’ai bien compris. »

Teppic le regarda fixement et songea : Je suis un étranger en terre familière.

« Je vois », dit-il enfin.

Il réfléchit un peu plus.

« Alors, il… il faut l’opérer avec tous les soins nécessaires, et lui donner ensuite une pension, vous voyez ?

— Comme vous voulez, sire.

— Et une pension correcte, hein !

— Bien sûr, sire. Une prime de départ, sire. Vous avez le cœur sur la main, sire, fit Dios, impassible.

— Et on pourrait peut-être lui trouver un petit boulot facile dans le palais ?

— Comme tailleur de pierre manchot, sire ? » Le sourcil gauche de Dios s’arqua d’un poil.

« Comme n’importe quoi, Dios.

— Certainement, sire. Comme vous voulez. Je vous promets de voir si nous ne sommes pas à court de main-d’œuvre dans certains services en ce moment. »

Teppic lui lança un regard noir. « Je suis le roi, vous savez, dit-il sévèrement.

— Une chose que je garde à l’esprit à toute heure de la journée, sire.

— Dios ? fit Teppic alors que le grand prêtre s’en allait.

— Sire ?

— J’ai commandé un lit de plumes à Ankh-Morpork il y a quelques semaines. Vous ne sauriez pas ce qu’il est devenu, des fois ? »

Dios agita les mains d’un geste éloquent.

« Je crois, sire, que les pirates sont très actifs au large des côtes khaliennes.

— C’est sûrement aussi de la faute des pirates si je ne vois pas arriver l’expert de la Guilde des Plombiers et des Cagoinsandriers ? lança Teppic avec aigreur[14].

— Sûrement, sire. Ou peut-être des bandits, sire.

— Ou alors un oiseau géant à deux têtes qui lui a plongé dessus et l’a emporté.

— Tout est possible, sire, fit le prêtre dont la figure exprimait la plus grande politesse.

— Vous pouvez disposer, Dios.

— Sire. Puis-je vous rappeler, sire, que les émissaires de Tsort et d’Ephèbe ont une audience à la cinquième heure ?

— Oui. Vous pouvez disposer. »

Teppic se retrouva seul, du moins aussi seul que d’habitude, à savoir qu’il n’y avait que lui en dehors de deux agitateurs d’éventails, d’un majordome, de deux gardes howondiens gigantesques près de la porte et de deux servantes.

Ah, oui. Les servantes. Il ne faisait pas encore vraiment bon ménage avec les servantes. C’était sûrement Dios qui les avait choisies, vu qu’il avait l’air de tout superviser dans le palais, et il avait fait preuve d’un bon goût surprenant en matière, par exemple, de peau, de poitrine et de jambes olivâtres. Les vêtements qu’elles portaient à elles deux auraient couvert une petite soucoupe. Et c’était étrange, parce que ça n’avait d’autre effet que de les transformer en deux jolis meubles ambulants, aussi asexués que les piliers du palais. Teppic soupira au souvenir des femmes d’Ankh-Morpork qui pouvaient s’habiller de la tête aux pieds dans le brocart et faire quand même rougir toute une classe de potaches jusqu’à la racine des cheveux.

Il baissa la main vers le compotier de fruits. L’une des filles la lui saisit aussitôt, la repoussa doucement et prit un grain de raisin.

« S’il vous plaît, ne le pelez pas, dit Teppic. La peau, c’est le meilleur. Pleine de vitamines et de minéraux nourrissants. Mais à mon avis vous n’en avez pas encore entendu parler, sûrement, c’est tout récent comme invention, ajouta-t-il surtout pour lui-même. Je veux dire, ç’a moins de sept mille ans », acheva-t-il avec humeur.

Tant pis pour le temps qui passe, songea-t-il tristement. Il passe peut-être partout ailleurs, mais pas ici. Ici il s’entasse, comme de la neige. On dirait que les pyramides nous ralentissent, comme ces choses dont on se sert sur les bateaux, les trucmachins, là, les ancres. Demain, chez nous, c’est comme hier : du réchauffé.

Elle pela quand même le grain de raisin tandis que s’amoncelaient les flocons de secondes.


* * *

Sur le site de la Grande Pyramide les énormes blocs de pierre planaient jusqu’à leurs places respectives, comme une explosion à l’envers. Leur flot s’écoulait depuis la carrière jusqu’au site, traversait silencieusement le paysage au-dessus d’épaisses ombres rectangulaires.

« Je dois te rendre justice, avoua Ptaclusp à son fils tandis qu’ils se tenaient côte à côte dans la tour d’observation. C’est incroyable. Un jour, les gens se demanderont comment on a fait.

— Toutes ces histoires de rouleaux et de fouets, c’est dépassé, dit IIb. Tu peux oublier tout ça. » Le jeune architecte sourit, mais on devinait un soupçon de folie dans son rictus.

C’était effectivement incroyable. Plus incroyable qu’il n’aurait fallu. Il n’arrivait pas à s’ôter de l’idée que la pyramide…

Il se secoua mentalement. Il devrait avoir honte de nourrir des pensées pareilles. On risquait de tomber dans la superstition si on ne se méfiait pas, dans ce métier.

Toutes choses forment naturellement une pyramide – enfin, un cône, en tout cas. Il en avait fait l’expérience le matin même. Le grain, le sel, le sable… mais pas l’eau, là, il avait fait fausse route. Et une pyramide n’était rien d’autre qu’un cône bien net, voilà, un cône qui aurait décidé d’être un peu mieux ordonné.

Peut-être avait-il un brin forcé sur les mesures para-cosmiques ?

Son père lui donna une claque dans le dos.

« Bravo, répéta-t-il. Tu sais, on dirait presque qu’elle se construit toute seule ! »

IIb glapit et se mordit le poignet, une manie d’enfant qui lui revenait toujours quand il était nerveux. Ptaclusp ne remarqua rien car à cet instant un contremaître courait vers le pied de la tour en agitant sa règle d’apparat.

Ptaclusp se pencha.

« Quoi donc ? demanda-t-il.

— J’ai dit : venez tout de suite, s’il vous plaît, ô maître ! »

Sur la pyramide proprement dite, sur le chantier à mi-hauteur environ du futur sommet, là où s’accomplissait une partie du travail minutieux sur les chambres intérieures, le mot « impressionnant » ne convenait plus. Celui de « terrifiant » faisait mieux l’affaire.

Des blocs s’entassaient dans le ciel en un lent ballet géant, passaient et repassaient, leurs cornacs se lançaient des cris ainsi qu’aux aiguilleurs malchanceux en dessous sur la pyramide, qui s’efforçaient de brailler des directives par-dessus le vacarme ambiant.

Ptaclusp se précipita dans le groupe d’ouvriers rassemblés au centre. Ici, au moins, il y avait le silence. Un silence de mort.

« Très bien, très bien, dit-il. Qu’est-ce qui se p… Oh. »

Ptaclusp IIb regarda par-dessus l’épaule paternelle et se fourra le poignet dans la bouche.

La chose était ridée. Elle était ancienne. Visiblement, c’était jadis une chose vivante. Elle gisait sur le bloc comme un pruneau obscène.

« C’était mon déjeuner, dit le chef plâtrier. Merde, c’était mon déjeuner. Je me faisais un vrai plaisir de la manger, cette pomme.

— Ça ne peut quand même pas déjà commencer, murmura IIb. Elle ne peut pas déjà former des nœuds temporels ; je veux dire, comment elle sait qu’elle va former une pyramide ?

— J’ai baissé la main pour la prendre et j’ai senti comme… comme une impression très désagréable, se plaignait le plâtrier.

— Et c’est un nœud négatif, en plus, poursuivit IIb. On ne devrait pas en rencontrer du tout.

— Il est toujours là ? demanda Ptaclusp qui ajouta : Dis-moi que oui.

— Si d’autres blocs ont été mis en place, il n’est plus là, répondit son fils en jetant des regards déments autour de lui. Si le centre massique change, tu vois, les nœuds se dispersent. »

Ptaclusp tira le jeune homme à l’écart. « Qu’est-ce que tu me chantes, maintenant ? chuchota-t-il en montant sur ses grands chameaux[15].

— Faudrait mettre comme un couvercle dessus, marmonna IIb. Étouffer le temps qui est enfermé dedans. Comme ça, plus de problème…

— Comment veux-tu la couvrir ? Elle n’est même pas finie, rétorqua Ptaclusp. Qu’est-ce que tu es allé faire ? Les pyramides ne commencent pas à accumuler d’énergie avant d’être finies. Avant d’être des pyramides, tu vois ? L’énergie pyramidique, tu vois ? Ça vient du mot pyramide. C’est pour ça qu’on l’appelle énergie pyramidique.

— Doit y avoir un rapport avec la masse, quelque chose comme ça, hasarda l’architecte, et avec la vitesse d’édification. Le temps est pris au piège dans le matériau. Je veux dire, en théorie, on peut tomber sur de petits nœuds pendant la construction, mais tellement faibles qu’on ne les remarque pas ; si on se trouvait au milieu, peut-être qu’on vieillirait ou rajeunirait de quelques heures, ou qu’on… se mit-il à bafouiller.

— Je me souviens, quand on a construit la tombe de Kheneth XIV, le peintre de fresques disait qu’il avait eu deux heures de travail dans la chambre de la reine ; pour nous, il y avait passé trois jours et on l’a condamné à une amende, fit lentement Ptaclusp. Ç’a fait un drôle de chambard à la Guilde, je me rappelle.

— Tu as déjà raconté ça, dit IIb.

— Raconté quoi ?

— L’histoire du peintre de fresques. Tout à l’heure.

— Non, je ne l’ai pas racontée. Tu n’as pas pu déjà l’entendre.

— J’aurais pourtant juré… En tout cas, c’est pire que ton histoire. Et ça va sûrement recommencer.

— Faut s’attendre à en rencontrer d’autres ?

— Oui, fit IIb. Normalement, on ne devrait pas obtenir de nœuds négatifs, pourtant c’est ce qui va se passer, on dirait. Faut s’attendre à des accélérations, à des inversions et même sûrement à des répétitions en boucle. Faut s’attendre, j’en ai peur, à toutes sortes d’anomalies temporelles. On ferait mieux d’éloigner les ouvriers.

— J’imagine que tu ne peux pas trouver un moyen de les faire travailler en temps accéléré et de les payer en temps ralenti ? demanda Ptaclusp. C’est juste une idée. Ton frère ne va pas manquer de te le suggérer.

— Non ! Empêche-les tous d’approcher ! On va mettre les blocs en place et refermer la pyramide !

— D’accord, d’accord. Je réfléchissais tout haut, c’est tout. Comme si on n’avait pas assez de problèmes comme ça… »

Ptaclusp se précipita dans le groupe d’ouvriers rassemblés au centre. Ici, au moins, il y avait le silence. Un silence de mort.

« Très bien, très bien, dit-il. Qu’est-ce qui se p… Oh. »

Ptaclusp IIb regarda par-dessus l’épaule paternelle et se fourra le poignet dans la bouche.

La chose était ridée. Elle était ancienne. Visiblement, c’était jadis une chose vivante. Elle gisait sur le bloc comme un pruneau obscène.

« C’était mon déjeuner, dit le chef plâtrier. Merde, c’était mon déjeuner. Je me faisais un vrai plaisir de la manger, cette pomme. »

Ptaclusp hésita. Tout ça lui paraissait familier. Il avait déjà eu cette impression. Une forte impression de rejà vu[16], en somme.

Il croisa le regard horrifié de son fils. Ensemble, redoutant ce qu’ils allaient découvrir, ils se retournèrent lentement.

Ils se virent, debout derrière eux, qui se chamaillaient à propos de quelque chose que IIb jurait avoir déjà entendu.

Il l’a bel et bien déjà entendu, comprit Ptaclusp avec effroi. C’est moi, là-bas. J’ai l’air très différent, vu de l’extérieur. Et c’est moi, ici aussi. Encore. Pareillement.

C’est une boucle. Comme dans une rivière un tout petit tourbillon, seulement c’est dans le cours du temps. Et j’en ai tout bonnement fait deux fois le tour.

L’autre Ptaclusp leva les yeux vers lui.

Il y eut de longues secondes atroces de tension temporelle, un bruit de souris qui souffle dans du bubble-gum, puis la boucle se cassa et la silhouette s’évanouit.

« Je sais d’où ça vient, marmonna confusément IIb à cause de son poignet. Je sais que la pyramide n’est pas terminée, mais elle le sera, alors les effets en sont, comme qui dirait, renvoyés en arrière, papa, faudrait tout arrêter tout de suite, elle est bien trop grande, je me suis trompé…

— Tais-toi. Est-ce que tu peux calculer où les nœuds vont se former ? fit Ptaclusp. Et viens plus près, tous les gars te regardent. Ressaisis-toi, fiston. »

IIb posa instinctivement la main sur son abaque de ceinture.

« Ben, oui, sans doute, répondit-il. C’est juste une question de répartition de masses et…

— Bien, le coupa l’entrepreneur d’un ton ferme. Tu t’y mets illico. Et après, tu demanderas à tous les contremaîtres de venir me voir. »

L’œil de Ptaclusp brillait d’un éclat comme du mica. Sa mâchoire était carrée comme un bloc de granit. C’est peut-être la pyramide qui me dope comme ça, se disait-il, je réfléchis vite, je le sais.

« Et demande à ton frère de venir aussi », ajouta-t-il.

C’est bien l’effet de la pyramide. Je me souviens d’une idée que je vais avoir.

Mieux vaut ne pas trop réfléchir là-dessus. Soyons pratique.

Il promena le regard sur le chantier à demi terminé. Les dieux savaient qu’on ne pourrait pas l’achever dans les délais, songea-t-il. Maintenant, rien ne nous y oblige. On peut y passer autant de temps qu’on veut !

« Ça va ? demanda IIb. Papa, ça va ?

— Est-ce que c’était une de tes boucles temporelles ? » fit Ptaclusp d’un air rêveur. Quelle idée géniale ! Personne n’offrirait de meilleures conditions qu’eux, ils gagneraient des primes pour livrer leurs commandes aux dates fixées, et ils pourraient y passer tout le temps qu’ils voudraient !

« Non ! Papa, faudrait qu’on…

— Mais tu es sûr de pouvoir calculer où ces boucles vont se produire, hein ?

— Oui, je pense, mais…

— Parfait. » Ptaclusp tremblait d’émotion. Peut-être qu’il faudrait davantage payer la main-d’œuvre, mais ça valait le coup, et IIa allait sûrement imaginer un système, la finance, c’était presque aussi efficace que la magie. Faudrait que les ouvriers acceptent. Mais après tout, ils se plaignaient de travailler avec des indépendants, ils se plaignaient de travailler avec des Howondiens, ils se plaignaient de travailler avec tout le monde en dehors des membres de la Guilde à jour de leurs cotisations. Ils auraient donc du mal à se plaindre de travailler avec des doubles d’eux-mêmes.

IIb recula et agrippa son abaque pour se rassurer.

« Papa, dit-il avec prudence, à quoi tu penses ? »

Ptaclusp lui fit un sourire radieux. « Au double emploi », dit-il.


* * *

La politique était plus intéressante. Teppic sentait que dans ce domaine, au moins, il pouvait apporter sa contribution.

Le Jolhimôme était ancien. Il était respecté. Mais il était également petit et, côté glaive – le seul qui avait l’air de compter désormais –, n’avait aucun pouvoir. Il n’en avait pas toujours été ainsi, comme le rappelait Dios. Jadis il avait régné sur le monde par la seule force de sa noblesse, quasiment sans recourir à l’armée permanente de vingt-cinq mille hommes dont il disposait en ces temps glorieux.

Aujourd’hui il exerçait un pouvoir plus subtil en tant qu’État comprimé entre les empires immenses et entreprenants de Tsort et d’Ephèbe, l’un et l’autre menace et bouclier à la fois. Depuis plus de mille ans les rois riverains du Jolh, avec une extrême diplomatie, des manières exquises et le jeu de jambes d’un mille-pattes sous poussée d’adrénaline, maintenaient la paix tout au long du bord rétrograde du continent. Le simple fait d’exister depuis sept millénaires peut être une arme formidable pour peu qu’on sache l’utiliser.

« Vous voulez dire qu’on est un territoire neutre ? fit Teppic.

— Tsort a la même culture du désert que nous, dit Dios en joignant ses mains en clocher. Nous l’avons aidé à se constituer au fil des ans. Quant à Ephèbe… – il renifla – ils professent des croyances très étranges.

— Comment ça ?

— Ils croient que le monde est soumis à la géométrie, sire. Tout ne serait que lignes, angles et chiffres. Ce genre de choses, sire… – Dios fronça les sourcils – peut donner des idées très malsaines.

— Ah, fit Teppic, décidé à en apprendre davantage sur les idées malsaines dès que possible. Alors on est secrètement du côté de Tsort, hein ?

— Non. Il est important qu’Ephèbe reste fort.

— Mais on a plus de choses en commun avec Tsort, non ?

— C’est ce que nous les laissons croire, sire.

— Mais ils ont bien une culture du désert ? »

Dios sourit. « Je crains qu’ils ne prennent pas les pyramides au sérieux, sire. »

Teppic réfléchit à tout ça.

« On est de quel côté, alors ?

— Du nôtre, sire. Il y a toujours un moyen. Souvenez-vous, sire, que votre famille en était déjà à sa troisième dynastie quand nos voisins cherchaient encore à comprendre, sire, comment on fait les bébés. »

La délégation de Tsort avait effectivement l’air d’avoir étudié la culture du Jolhimôme avec assiduité, voire frénésie. Il était également clair qu’ils ne l’avaient pas encore bien assimilée ; ils s’étaient contentés d’emprunter tout un tas de détails qui leur paraissaient utiles puis les avaient réunis subtilement de travers. Par exemple, ils pratiquaient tous la marche-aux-trois-torsions qui figurait sur les frises et dont la cour du Jolhimôme ne se servait qu’en certaines occasions. De temps en temps des grimaces leur déformaient la figure quand leurs vertèbres protestaient.

Ils portaient aussi les khranines du matin et les bracelets de la Sortie, ainsi que le kilt de Toudmehm avec – pas étonnant si même les servantes en charge des éventails souriaient en cachette – des jambières assorties[17] !

Jusqu’à Teppic qui dut se dépêcher de tousser. En fin de compte, songea-t-il, ils ne savent pas ce qu’ils font. Ce sont de vrais enfants.

Et cette réflexion fut suivie d’une autre qui ajouta : Ces enfants pourraient nous rayer de la carte en l’espace d’une heure.

Juste derrière les synapses des deux premières réflexions en surgit une troisième qui rétorqua : Ce ne sont que des vêtements, bon sang, tu ne vas pas prendre ça au sérieux ?

Les délégués d’Ephèbe étaient plus raisonnablement vêtus de toges blanches. Ils avaient une certaine ressemblance entre eux, comme si quelque part dans leur pays opérait une petite emboutisseuse qui produisait de petits hommes chauves à barbe blanche frisée.

Les deux groupes s’arrêtèrent devant le trône et s’inclinèrent.

« Salut, fit Teppic.

— Sa Grandeur le roi Teppicymon XXVIII, Seigneur des Cieux, Conducteur du Char du Soleil, Timonier de la Barque du Soleil, Gardien de la Connaissance Secrète, Seigneur de l’Horizon, Garant de la Tradition, le Fléau de la Clémence, Celui-qui-est-de-haute-naissance, la Roi-qui-ne-meurt-jamais, vous souhaite la bienvenue et vous ordonne de partager le vin avec lui, déclama Dios qui claqua des mains pour appeler un majordome.

— Oh, oui, dit Teppic. Asseyez-vous donc, vous voulez bien ?

— Sa Grandeur le roi Teppicymon XXVIII, Seigneur des Cieux, Conducteur du Char du Soleil, Timonier de la Barque du Soleil, Gardien de la Connaissance Secrète, Seigneur de l’Horizon, Garant de la Tradition, le Fléau de la Clémence, Celui-qui-est-de-haute-naissance, le Roi-qui-ne-meurt-jamais vous ordonne de vous asseoir », fit Dios.

Teppic se creusa la cervelle en quête d’un discours de circonstance. Il en avait entendu des tas à Ankh-Morpork. Ce devaient être les mêmes partout dans le monde.

« Je suis sûr que nous allons…

— Sa Grandeur le roi Teppicymon XXVIII, Seigneur des Cieux, Conducteur du Char du Soleil, Timonier de la Barque du Soleil, Gardien de la Connaissance Secrète, Seigneur de l’Horizon, Garant de la Tradition, le Fléau de la Clémence, Celui-qui-est-de-haute-naissance, le Roi-qui-ne-meurt-jamais vous enjoint d’écouter ! tonna Dios.

— …longue histoire d’amitié…

— Oyez la sagesse de Sa Grandeur le roi Teppicymon XXVIII, Seigneur des Cieux, Conducteur du Char du Soleil, Timonier de la Barque du Soleil, Gardien de la Connaissance Secrète, Seigneur de l’Horizon, Garant de la Tradition, le Fléau de la Clémence, Celui-qui-est-de-haute-naissance, le Roi-qui-ne-meurt-jamais ! »

L’écho de sa voix mourut.

« Est-ce que je pourrais vous parler un moment, Dios ? »

Le grand prêtre se pencha.

« C’est indispensable, tout ça ? » souffla Teppic.

Les traits aquilins de Dios prirent la fixité minérale de qui se débat avec un concept inhabituel.

« Évidemment, sire. C’est traditionnel, dit-il enfin.

— Je croyais que je devais discuter avec ces gens. Vous savez, des frontières, du commerce et ainsi de suite. J’y ai beaucoup réfléchi et j’ai plusieurs idées. Je veux dire, je risque d’avoir un peu de mal si vous n’arrêtez pas de crier. »

Dios lui adressa un sourire poli.

« Oh, non, sire. Tout est arrangé, sire. Je les ai vus ce matin.

— Je suis censé faire quoi, alors ? »

Dios fit de la main un vague mouvement circulaire.

« Ce que vous voulez, sire. Il est normal de leur sourire un peu et de les mettre à l’aise.

— C’est tout ?

— Sa Majesté pourrait leur demander s’ils sont contents de leur état de diplomates, sire », répondit Dios. Il opposa au regard fulminant de Teppic deux yeux aussi inexpressifs que des miroirs.

« Je suis le roi, siffla Teppic.

— Assurément, sire. Mieux vaut éviter de souiller votre fonction avec de vulgaires questions d’État rébarbatives, sire. Demain, sire, vous siégez à la cour suprême de justice. Une fonction qui convient parfaitement à un monarque, sire.

— Ah. Oui. »


* * *

Une affaire plutôt compliquée. Teppic l’écouta attentivement : un présumé vol de bétail qu’aggravaient les lois agro-oignonières du Jolhimôme. Il devrait toujours en être ainsi, songea-t-il. Personne d’autre ne peut déterminer à qui appartient ce foutu bœuf, c’est le genre de tâche qui revient au roi. Maintenant, voyons, il y a cinq ans, lui a vendu le bœuf à lui, mais en définitive…

Son regard passa de la figure inquiète d’un fermier à l’autre. Tous deux se pressaient leur chapeau de paille effrangé contre la poitrine et tous deux affichaient l’expression figée d’hommes simples qui, pour leur querelle de clocher, finissaient aujourd’hui dans une grande salle dallée de marbre, en présence de leur dieu sur son trône. Teppic ne doutait pas une seconde que chacun abandonnerait joyeusement ses droits sur la malheureuse bête pour se trouver à dix kilomètres de là.

C’est un bœuf adulte, songeait-il, grand temps de l’abattre, même s’il est à lui, il s’est engraissé pendant des années sur le terrain du voisin, la moitié chacun, ce serait équitable, ils ne sont pas près d’oublier ce jugement…

Il leva la Faucille de la Justice.

« Sa Grandeur le roi Teppicymon XXVIII, Seigneur des Cieux, Conducteur du Char du Soleil, Timonier de la Barque du Soleil, Gardien de la Connaissance Secrète, Seigneur de l’Horizon, Garant de la Tradition, le Fléau de la Clémence, Celui-qui-est-de-haute-naissance, le Roi-qui-ne-meurt-jamais va rendre son jugement ! Tremblez devant la justice de Sa Grandeur le roi Tep… »

Teppic coupa Dios au beau milieu de sa litanie.

« Après avoir écouté les deux parties, dit-il d’une voix ferme que son masque amplifiait légèrement, et leurs arguments contradictoires nous ayant fait forte impression, il nous semble juste d’abattre sans délai l’animal en question et de le partager en toute équité entre le plaignant et le défendeur. »

Il se renversa sur son trône. Ils vont m’appeler Teppic le Sage, se dit-il. Le peuple raffole de ce genre de truc.

Les fermiers le fixèrent longuement de leurs yeux vides. Puis, comme montés sur des plateaux tournants, ils pivotèrent et regardèrent du côté de Dios, assis à sa place sur les marches parmi d’autres prêtres de rang inférieur.

Dios se leva, lissa sa robe toute simple et tendit son bourdon.

« Oyez la sagesse interprétée de Sa Grandeur le roi Teppicymon XXVIII, Seigneur des Cieux, Conducteur du Char du Soleil, Timonier de la Barque du Soleil, Gardien de la Connaissance Secrète, Seigneur de l’Horizon, Garant de la Tradition, le Fléau de la Clémence, Celui-qui-est-de-haute-naissance, le Roi-qui-ne-mourra-jamais, embraya-t-il. De par notre jugement divin, la bête en litige est la propriété de Rhumusphut. De par notre jugement divin, la bête sera sacrifiée sur l’autel du Parvis des Dieux en remerciement des attentions de Notre Divine Personne. Toujours de par notre jugement, Rhumusphut et Ktoffle travailleront trois jours de plus dans les champs du roi en paiement dudit jugement. »

Dios redressa la tête jusqu’à ce que son regard tombe, dans le prolongement de son nez effrayant, sur le masque de Teppic. Il leva les mains.

« Immense est la sagesse de Sa Grandeur le roi Teppicymon XXVIII, Seigneur des Cieux, Conducteur du Char du Soleil, Timonier de la Barque du Soleil, Gardien de la Connaissance Secrète, Seigneur de l’Horizon, Garant de la Tradition, le Fléau de la Clémence, Celui-qui-est-de-haute-naissance, le Roi-qui-ne-meurt-jamais ! »

Les fermiers firent une petite révérence de gratitude horrifiée et se retirèrent à reculons de la présence du roi, encadrés par les gardes.

« Dios, lança Teppic d’une voix calme.

— Sire ?

— Je peux avoir votre attention un moment, s’il vous plaît ?

— Sire ? répéta Dios qui se matérialisa près du trône.

— Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer, Dios, excusez-moi si je me trompe, certaines fioritures dans votre traduction. »

Le prêtre eut l’air surpris.

« Nullement, sire. J’ai été très précis dans la retransmission de votre décision, j’ai seulement peaufiné les détails conformément aux usages et à la tradition.

— Comment ça ? La foutue bête appartenait réellement aux deux fermiers !

— Mais Rhumusphut est connu pour son assiduité dans ses dévotions, sire, il ne manque pas une occasion de louer et de magnifier les dieux, tandis que Ktoffle est connu pour nourrir des idées farfelues.

— Où est le rapport avec la justice ?

— Partout, sire, répondit Dios avec douceur.

— Mais maintenant aucun des deux n’a le bœuf !

— Tout à fait, sire. Mais Ktoffle ne l’a pas parce qu’il ne le mérite pas, tandis que Rhumusphut, par son sacrifice, s’assure une plus grande considération dans l’autre monde.

— Et vous allez manger du bœuf ce soir, j’imagine », dit Teppic.

La phrase porta ; Teppic aurait tout aussi bien pu empoigner le trône pour en flanquer un coup au prêtre. Dios fit un pas en arrière, atterré, les yeux un instant comme deux flaques de douleur. Lorsqu’il parla, on sentit une certaine irritation dans sa voix.

« Je ne mange pas de viande, sire, dit-il. La viande dilue et ternit l’âme. Puis-je citer l’affaire suivante, sire ? »

Teppic hocha la tête. « Très bien. »

Il s’agissait cette fois d’un litige à propos du loyer d’un terrain de cent mètres carrés en bordure du fleuve. Teppic écouta attentivement. La bonne terre cultivable était très prisée dans le Jolhimôme, vu que les pyramides en occupaient la majeure partie. L’affaire était sérieuse.

D’autant plus sérieuse que le métayer du terrain était au dire de tous travailleur et consciencieux, alors que le propriétaire était manifestement riche et insupportable[18]. Hélas, de quelque bout qu’on prenne les faits, il était aussi dans son droit.

Teppic réfléchit profondément puis loucha vers Dios. Le prêtre lui répondit d’un hochement de tête.

« Il me semble… commença Teppic aussi vite qu’il put mais pas encore assez.

— Oyez le jugement de Sa Grandeur le roi Teppicymon XXVIII, Seigneur des Cieux, Conducteur du Char du Soleil, Timonier de la Barque du Soleil, Gardien de la Connaissance Secrète, Seigneur de l’Horizon, Garant de la Tradition, le Fléau de la Clémence, Celui-qui-est-de-haute-naissance, le Roi-qui-ne-meurt-jamais !

— Il me semble… il nous semble, répéta Teppic, compte tenu de tous les faits qui ne relèvent pas de la mauvaise foi pure et simple, que la décision équitable dans l’affaire présente… » Il marqua un temps. Non, se dit-il, ce n’est pas comme ça que parle un roi divin.

« Le propriétaire a été pesé dans la balance et il a été trouvé léger, tonna-t-il par la fente buccale de son masque. Nous nous prononçons en faveur du métayer. »

Comme un seul homme la cour se tourna vers Dios, lequel consulta à voix basse les autres prêtres puis se mit debout.

« Entendez à présent l’interprétation de la décision de Sa Grandeur le roi Teppicymon XXVIII, Seigneur des Cieux, Conducteur du Char du Soleil, Timonier de la Barque du Soleil, Gardien de la Connaissance Secrète, Seigneur de l’Horizon, Garant de la Tradition, le Fléau de la Clémence, Celui-qui-est-de-haute-naissance, le Roi-qui-ne-meurt-jamais ! Ptorne le fermier devra payer sans délai dix-huit toons d’arriérés au prince Imtebos ! Le prince Imtebos devra payer sans délai douze toons à la caisse d’offrandes aux dieux du fleuve ! Vive le roi ! Affaire suivante ! »

Teppic fit à nouveau signe à Dios d’approcher.

« Ma présence est vraiment indispensable ? demanda-t-il dans un chuchotement chauffé à blanc.

— S’il vous plaît, restez calme, sire. Sans vous, comment le peuple saurait-il que justice a été rendue ?

— Mais vous déformez tout ce que je dis !

— Non, sire. Sire, vous exprimez le jugement de l’homme. Moi, j’interprète le jugement du roi.

— Je vois, fit sombrement Teppic. Alors, à partir de maintenant… »

Il fut interrompu par du remue-ménage dans le couloir. À l’évidence, il y avait un prisonnier dehors qui n’avait aucune confiance dans la justice du roi, et le roi ne l’en blâmait pas. Lui non plus n’en était pas satisfait.

Il s’agissait en réalité d’une jeune femme brune qui se débattait entre les bras de deux gardes auxquels elle flanquait le genre de coups de poings et de talons qu’aucun homme ne donnerait sans rougir. Elle ne portait pas non plus le costume idéal pour un tel exercice. Il était à peine adéquat pour se prélasser sur une couche et peler des grains de raisin.

Elle vit Teppic et, à la grande joie intérieure du jeune roi, elle lui lança un regard fulminant de haine pure. L’après-midi durant on avait pris Teppic pour une statue handicapée mentale, aussi était-il ravi de tomber enfin sur quelqu’un disposé à lui témoigner de l’intérêt.

Il ignorait ce qu’elle avait commis, mais à en juger par les gnons qu’elle faisait pleuvoir sur les gardes, il y avait fort à parier qu’elle n’y était pas allée de main morte.

Dios se pencha au niveau des trous auriculaires du masque.

« Elle s’appelle Ptorothée, dit-il. Une servante de votre père. Elle a refusé de prendre la potion.

— Quelle potion ? demanda Teppic.

— La coutume veut que le roi défunt emmène avec lui des serviteurs dans l’autre monde, sire. »

Teppic hocha sombrement la tête. C’était un privilège jalousement gardé, la seule façon pour un serviteur sans le sou de s’assurer l’immortalité. Il se rappela les funérailles de son grand-père et les protestations discrètes des serviteurs personnels du vieil homme. Son père en avait eu le cafard pendant des jours.

« D’accord, mais ce n’est pas obligatoire.

— C’est vrai, sire, ce n’est pas obligatoire.

— Père avait des tas de serviteurs.

— J’ai cru comprendre que c’était sa servante favorite, sire.

— Alors, qu’est-ce qu’elle a fait de mal, exactement ? »

Dios soupira, comme lorsqu’on donne des explications à un gamin très attardé.

« Elle a refusé de prendre la potion, sire.

— Excusez-moi. Il me semble vous avoir entendu dire que ce n’était pas obligatoire, Dios.

— En effet, sire. Ce n’est pas obligatoire, sire. C’est un acte parfaitement volontaire. Laissé au libre arbitre. Et elle l’a refusé, sire.

— Ah. Encore un de ces fameux cas », fit Teppic. Le Jolhimôme était bâti sur ce genre de contradictions. Chercher à les comprendre menait à la folie. Si un de ses ancêtres avait décrété l’inversion du jour et de la nuit, les gens circuleraient à tâtons en pleine lumière.

Il se pencha en avant.

« Approchez, jeune dame », dit-il.

Elle regarda Dios.

« Sa Grandeur le Roi Teppicymon XXVIII…

— On est obligés d’entendre ça à chaque fois ?

— Oui, sire… Seigneur des Cieux, Conducteur du Char du Soleil, Timonier de la Barque du Soleil, Gardien de la Connaissance Secrète, Seigneur de l’Horizon, Garant de la Tradition, le Fléau de la Clémence, Celui-qui-est-de-haute-naissance, le Roi-qui-ne-meurt-jamais, t’ordonne d’exposer ton crime ! »

La fille se dégagea d’une secousse des mains des gardes et fit face à Teppic ; elle tremblait de terreur.

« Il m’a dit qu’il ne voulait pas qu’on l’enterre dans une pyramide, lança-t-elle. Il a dit que l’idée de millions de tonnes au-dessus de la tête lui donnait des cauchemars. Je ne veux pas mourir déjà !

— Tu refuses de prendre le poison de bon cœur ? demanda Dios.

— Oui !

— Mais, mon enfant, fit Dios, le roi devra quand même te mettre à mort. Il vaut sûrement mieux partir honorablement vers une vie digne de ce nom dans l’au-delà, non ?

— Je ne veux pas être servante dans l’au-delà ! »

Des murmures d’horreur s’élevèrent du groupe de prêtres. Dios hocha la tête.

« Alors le Mangeur d’Ames t’emportera, dit-il. Sire, nous attendons votre jugement. »

Teppic s’aperçut qu’il ne quittait pas la fille des yeux. Il y avait chez elle un air familier obsédant qu’il n’arrivait pas à bien définir.

« Laissez-la partir, dit-il.

— Sa Grandeur le roi Teppicymon XXVIII, Seigneur des Cieux, Conducteur du Char du Soleil, Timonier de la Barque du Soleil, Gardien de la Connaissance Secrète, Seigneur de l’Horizon, Garant de la Tradition, le Fléau de la Clémence, Celui-qui-est-de-haute-naissance, le Roi-qui-ne-meurt-jamais, a parlé ! Demain à l’aube tu seras jetée aux crocodiles du fleuve. Grande est la sagesse du roi ! »

Ptorothée se retourna et lança un regard noir à Teppic. Il ne dit mot. Il n’osait pas, par peur de ce qu’on risquait d’en faire.

Elle s’en alla calmement, ce qui était pire que des pleurnichements ou des cris.

« C’était la dernière affaire, sire, annonça Dios.

— Je vais me retirer dans mes appartements, dit Teppic avec froideur. J’ai beaucoup à réfléchir.

— Alors je vais vous faire porter votre dîner, dit le prêtre. Du poulet rôti.

— J’ai horreur du poulet. »

Dios sourit. « Non, sire. Le mercredi, le roi apprécie toujours le poulet, sire. »


* * *

Les pyramides s’embrasaient. La lumière qu’elles jetaient sur le paysage était curieusement tamisée, granuleuse, presque grise, mais au-dessus du chaperon de chaque tombe une flamme zigzaguante crépitait à l’assaut du ciel.

Un léger tintement de métal sur la pierre tira en sursaut Ptorothée de son sommeil léger et intermittent. Aussitôt sur le qui-vive, elle se leva tout doucement et se glissa vers la fenêtre.

À la différence des vraies fenêtres de cellules, d’ordinaire larges, ouvertes à tous les vents et dont il suffit de retirer quelques barreaux de fer gênants pour assurer l’évasion des prisonniers, cette fenêtre-ci se résumait à une fente de vingt centimètres. Sept millénaires avaient appris aux rois des bords du Jolh que les cellules devaient être conçues pour garder les prisonniers à l’intérieur. Il n’existait qu’une façon de sortir par cette fente : en pièces détachées.

Mais une ombre se découpa devant la lumière des pyramides et une voix fit : « Psst. »

Ptorothée s’aplatit contre le mur et tendit un bras en l’air pour essayer d’atteindre la fente.

« Qui êtes-vous ?

— Je viens vous aider. Oh, merde. Ils appellent ça une fenêtre ? Attention, je fais descendre une corde. »

Une épaisse cordelette de soie, nouée à intervalles réguliers, tomba près de son épaule. Elle la fixa des yeux une ou deux secondes, puis se débarrassa d’un mouvement du pied de ses chaussures à bouts recourbés et grimpa.

La tête de l’autre côté de la fente était à demi dissimulée sous une capuche noire, mais la jeune femme devina une expression inquiète.

« Ne perdez pas courage, dit la tête.

— Je ne perdais pas courage. J’essayais de dormir un peu.

— Oh. Vous me pardonnerez, j’en suis sûr. Bon, je vais m’en aller et vous laisser, d’accord ?

— Mais demain matin je vais me réveiller, et là, je vais perdre courage. Vous vous tenez sur quoi, démon ?

— Vous savez ce que c’est, un crampon ?

— Non.

— Ben, il y en a deux. »

Ils se regardèrent en silence.

« Très bien, dit enfin la tête. Va falloir que je fasse le tour et que j’entre par la porte. Restez là. » Sur ce, elle disparut vers le haut.

Ptorothée se laissa redescendre sur les pierres froides du sol. Entrer par la porte ! Elle se demanda comment il allait réussir à faire ça. Les humains avaient besoin de l’ouvrir d’abord.

Elle s’accroupit dans l’angle le plus reculé de la cellule et fixa le petit rectangle de bois.

De longues minutes s’écoulèrent. Un moment elle crut entendre un tout petit bruit, comme un hoquet.

Un peu plus tard elle perçut un léger claquement métallique, à peine audible tellement il était faible.

D’autres minutes s’enroulèrent sur la bobine de l’éternité, puis le silence dans le couloir, absence de bruit jusque-là, devint peu à peu celui de quelqu’un qui n’en fait pas.

Elle songea : il est juste de l’autre côté de la porte.

Suivit une pause pendant laquelle Teppic huila tous les verrous et charnières, si bien qu’à l’instant de l’assaut final la porte s’ouvrit en chuintant dans un silence poignant.

« Dites ? » lança une voix dans l’obscurité.

Ptorothée se tassa davantage dans l’angle.

« Écoutez, je suis venu vous sauver. »

À présent elle distinguait une ombre plus noire à la lumière irrégulière des pyramides. L’ombre s’avança avec un manque d’assurance plutôt inattendu chez un démon.

« Vous venez ou quoi ? fit l’ombre. J’ai juste assommé les gardes, ils n’y sont pour rien, mais le temps presse.

— On doit me jeter aux crocodiles demain matin, chuchota Ptorothée. C’est le roi lui-même qui l’a décrété.

— Il a sûrement fait une erreur. »

Les yeux de Ptorothée s’écarquillèrent d’horreur incrédule.

« Le Mangeur d’Ames va m’emporter ! dit-elle.

— Vous en avez envie ? »

Ptorothée hésita.

« Bon, alors », fit le démon qui saisit sa main docile. Il la sortit de la cellule, et elle faillit trébucher sur le corps prostré d’un garde.

« Il y a qui dans les autres cellules ? demanda-t-il en désignant la rangée de portes le long du couloir.

« Je ne sais pas, répondit Ptorothée.

— On va voir, d’accord ? »

Le démon approcha un petit bidon des verrous et des charnières de la porte suivante et l’ouvrit d’une poussée. La lumière qui passait par la fenêtre étroite éclaira un homme entre deux âges assis par terre en tailleur.

« Je viens vous sauver », dit le démon.

L’homme leva les yeux sur lui.

« Me sauver ? fit-il.

— Oui. Pourquoi vous êtes ici ? »

L’homme baissa la tête. « J’ai blasphémé contre le roi.

— Comment vous avez fait ?

— Je me suis fait tomber un caillou sur le pied. Maintenant, on va m’arracher la langue. »

La silhouette sombre opina du chef, compatissante.

« Un prêtre vous a entendu, c’est ça ?

— Non. Je suis allé le dire à un prêtre. On ne peut pas laisser ce genre de propos impuni », fit l’homme d’un air vertueux.

On est vraiment les meilleurs, songea Teppic. De simples animaux n’arriveraient pas à réagir comme ça. Il n’y a que les humains pour être aussi bêtes. « Je crois qu’on devrait parler de tout ça dehors, dit-il. Pourquoi vous ne viendriez pas avec moi ? »

L’homme recula et lui jeta un regard fulminant.

« Vous voulez que je m’enfuie ?

— Ça me paraît une bonne idée, pas à vous ? »

L’homme le fixa droit dans les yeux ; ses lèvres remuaient en silence. Puis il parut prendre une décision.

« Gardes ! » s’égosilla-t-il.

Le cri rebondit en écho dans le palais endormi. Son soi-disant sauveur le considéra d’un œil incrédule.

« Cinglés, lança Teppic. Vous êtes tous cinglés. »

Il sortit de la cellule et attrapa la main de Ptorothée qu’il entraîna sans attendre dans la pénombre des couloirs. Derrière eux, le prisonnier profita au maximum de sa langue tant qu’il en disposait encore pour brailler un flot de malédictions.

« Vous m’emmenez où ? » demanda Ptorothée tandis qu’ils passaient un angle d’un pas vif et débouchaient dans une cour fermée entourée de piliers.

Teppic hésita. Il n’avait guère réfléchi à la suite des événements. « Pourquoi est-ce qu’ils s’embêtent à verrouiller les portes ? fit-il en considérant les piliers, je voudrais bien savoir… Je suis surpris : vous n’êtes pas retournée dans votre cellule pendant que j’étais dans l’autre.

— Je… je ne veux pas mourir, dit-elle calmement.

— Je vous comprends.

— Il ne faut pas dire ça ! C’est mal de ne pas vouloir mourir ! »

Teppic jeta un regard au toit autour de la cour et déroula son grappin.

« Je crois que je devrais quand même retourner dans ma cellule, fit Ptorothée sans esquisser le moindre mouvement de ce côté-là. C’est déjà mal de penser à désobéir au roi.

— Oh ? Et qu’est-ce qui arrive, dans ce cas-là ?

— Quelque chose de désagréable, répondit-elle vaguement.

— Vous voulez dire pire que d’être jeté aux crocodiles ou de se faire emporter par le Mangeur d’Ames ? demanda Teppic dont le grappin accrocha solidement un rebord caché sur le toit plat.

« Une question intéressante, fit Ptorothée qui remporta le prix Teppic de la clairvoyance.

— Qui vaut la peine qu’on y réfléchisse, hein ? » Le jeune homme éprouva la cordelette en s’y suspendant de tout son poids.

« Ce que vous dites, c’est : si le pire doit arriver de toute façon, autant ne plus s’en faire, poursuivit Ptorothée. Si le Mangeur d’Ames doit de toute façon me prendre, autant éviter les crocodiles, c’est ça ?

— Montez la première. J’ai l’impression qu’on vient.

— Qui êtes-vous ? »

Teppic fouilla dans son petit sac. Il était revenu dans le Jolhimôme un éon plus tôt sans rien d’autre que les vêtements qu’il portait, mais c’étaient ceux dans lesquels il avait passé son examen. Il équilibra dans sa paume un couteau de jet numéro 2 dont l’acier étincela à la lueur des pyramides. Sans doute le seul acier du pays ; n’allez pas croire que le Jolhimôme n’avait jamais entendu parler du fer, mais si le cuivre était bien assez bon pour votre arrière-arrière-arrière-arrière-grand-père, il l’était aussi pour vous.

Non, les gardes ne méritaient pas le couteau. Ils n’avaient rien fait de mal.

Sa main se referma sur la petite aumônière de chardons. Des modèles réduits, pas plus de deux centimètres par piquant. Les chardons ne tuaient pas les gens, ils les ralentissaient un peu. Il suffisait d’un ou deux dans la plante des pieds pour générer une extrême lenteur et d’extrêmes précautions chez n’importe quel poursuivant en dehors de l’enragé en phase terminale.

Il en répandit plusieurs à l’entrée du couloir, revint en courant à la cordelette et se hissa en quelques tractions rapides. Il atteignit le toit au moment où les gardes de tête passaient au galop sous le linteau. Il attendit que s’élève le premier juron, puis il ramena la cordelette et se dépêcha de rattraper la fille.

« Ils vont nous prendre, dit-elle.

— Je ne crois pas.

— Et après, le roi va nous faire jeter aux crocodiles.

— Oh, non, je ne… » Teppic s’arrêta. C’était une idée fascinante.

« Ça se pourrait, se risqua-t-il. On n’est jamais sûr de rien.

— Alors, on fait quoi, maintenant ? »

Teppic regarda longuement de l’autre côté du fleuve, là où les pyramides s’embrasaient. La Grande Pyramide était toujours en construction, à la lueur des torches ; un essaim de blocs, tout petits au loin, planait à proximité du sommet. Le nombre d’ouvriers que Ptaclusp affectait au chantier était étonnant.

Ça va donner une de ces lumières, songea-t-il. On la verra jusqu’à Ankh.

« Elles sont horribles, hein ? fit Ptorothée dans son dos.

— Vous croyez ?

— Elles flanquent la chair de poule. L’ancien roi les détestait, vous savez. D’après lui, elles clouaient le royaume dans le passé.

— Il a dit pourquoi ?

— Non. Il les détestait, voilà tout. Un brave bonhomme. Très gentil. Pas comme le nouveau. » Elle se moucha et remit son mouchoir à sa place, une place pas très adaptée, dans son soutien-gorge à paillettes.

« Euh… qu’est-ce que vous aviez à faire, exactement ? En tant que servante, j’entends ? » demanda Teppic en passant en revue le panorama des toits pour dissimuler son embarras.

Elle gloussa. « Vous n’êtes pas de chez nous, hein ?

— Non. Pas vraiment.

— Je devais discuter avec lui, surtout. Ou seulement l’écouter. Il savait bien parler, mais il disait sans arrêt que personne ne faisait jamais vraiment attention à ce qu’il racontait.

— Oui, compatit Teppic. Et c’était tout, rien d’autre ? »

Elle le regarda fixement puis gloussa encore. « Oh, ça ? Non, il était très gentil. Ça ne m’aurait pas gênée, remarquez, j’ai reçu la formation pour. J’ai même été un peu déçue, à vrai dire. Les femmes de ma famille servent les rois depuis des siècles, vous savez.

— Ah bon ? parvint-il à dire.

— Je ne sais pas si vous avez déjà vu ce livre qui s’appelle le Palais aux…

— …volets clos, termina machinalement Teppic.

— Il me semblait bien qu’un gentilhomme comme vous le connaîtrait, dit Ptorothée en lui donnant un coup de coude. C’est une espèce de manuel. Bref, mon arrière-arrière-grand-mère a posé pour la plupart des illustrations. Pas récemment, ajouta-t-elle au cas où il n’aurait pas bien compris. Je veux dire, ce ne serait pas très ragoûtant, elle est morte depuis vingt-cinq ans. Quand elle était plus jeune. Je lui ressemble beaucoup, à ce qu’on dit.

— Aargh, convint Teppic.

— Elle était célèbre. Elle arrivait à se passer les pieds derrière la tête, vous savez. Moi aussi. J’ai obtenu mon échelon trois.

— Aargh ?

— Le vieux roi m’a dit un jour que les dieux donnaient aux gens le sens de l’humour pour se rattraper de leur avoir donné la sexualité. Je crois qu’il était un peu contrarié à ce moment-là.

— Aargh. » On ne voyait que le blanc des yeux de Teppic.

« Vous ne dites pas grand-chose, hein ? »

La brise nocturne soufflait vers lui le parfum de la jeune femme. Il avait l’impression d’encaisser des coups de bélier.

« Faut trouver un endroit où vous cacher, dit-il en se concentrant sur chaque mot. Vous n’avez pas des parents, quelqu’un ?… » Il s’efforça d’oublier qu’elle avait l’air de rayonner dans la lumière sans ombre ; sans grand succès.

« Ben, ma mère travaille toujours quelque part dans le palais, dit Ptorothée. Mais je ne crois pas qu’elle m’aiderait beaucoup.

— Faut vous emmener loin d’ici, dit Teppic avec ferveur. Si vous trouvez un moyen de vous cacher aujourd’hui, n’importe lequel, moi, je peux voler des chevaux ou un bateau, n’importe quoi. Après vous pourrez aller à Tsort ou Ephèbe, n’importe où.

— À l’étranger, vous voulez dire ? Je n’aimerais pas ça, je crois.

— Vous préférez l’autre monde ?

— Ah. Présenté comme ça, évidemment… » Elle lui prit le bras. « Pourquoi vous m’avez sauvée ?

— Hein ? Parce qu’il vaut mieux vivre qu’être mort, je pense.

— J’ai étudié jusqu’au numéro 46, le congrès des Cinq Fourmis Favorables, dit Ptorothée. Si vous avez du yaourt, on pourrait…

— NON ! Je veux dire : non. Pas ici. Pas maintenant. On nous recherche sûrement, il fait presque jour.

— Pas besoin de brailler comme ça ! Je voulais me montrer gentille, c’est tout.

— Oui. Bon. Merci. » Teppic se détacha d’elle et plongea désespérément les yeux par-dessus un parapet dans un des nombreux puits de lumière dans le toit du palais.

« Ça mène à l’atelier des embaumeurs, dit-il. Doit y avoir des tas de cachettes là-dedans. » Il déroula de nouveau la cordelette.

Plusieurs salles donnaient sur l’ouverture. Teppic en trouva une aux murs bordés d’établis et au sol jonché de copeaux de bois ; une porte menait à une autre salle pleine de sarcophages, chacun surmonté du même visage doré de poupée qu’il avait fini par connaître et détester. Il donna de petits coups sur quelques-uns et souleva le couvercle du plus proche.

« Personne, dit-il. Vous allez bien vous reposer, là-dedans. Je peux laisser le couvercle entrouvert pour que vous ayez de l’air.

— Vous ne vous figurez tout de même pas que je vais prendre un risque pareil ? Et si vous ne revenez pas ?

— Je reviendrai ce soir. Et… et je vais tâcher de vous apporter à manger et à boire à un moment de la journée. »

Elle se mit sur la pointe des pieds et les bracelets de ses chevilles tintinnabulèrent jusqu’au tréfonds de la libido de Teppic. Il baissa malgré lui les yeux et vit que tous ses ongles d’orteils étaient peints. Il se souvint de Camembier quand il leur avait un jour raconté derrière les écuries à l’heure du déjeuner que les filles qui se peignaient les ongles de pieds étaient… euh, il ne se rappelait pas bien quoi, mais ça leur avait paru incroyable à l’époque.

« Ç’a l’air très dur, dit-elle.

— Quoi ?

— Si je dois me coucher dedans, il me faut des coussins.

— Je vais mettre des copeaux, voilà ! fit Teppic. Mais dépêchez-vous ! S’il vous plaît !

— D’accord. Mais vous allez revenir, hein ? Promis ?

— Oui, oui ! Promis. »

Il cala un éclat de bois sur le sarcophage de façon à ménager un trou d’aération, remit avec effort le couvercle en place et s’enfuit à toutes jambes. Le spectre du roi le regarda partir.


* * *

Le soleil se leva. À mesure que sa lumière se répandait dans la vallée fertile du Jolh les embrasements des pyramides pâlissaient, danseurs fantomatiques sur fond de ciel clair. Un bruit les accompagnait désormais. Il avait toujours été présent, bien trop aigu pour les oreilles mortelles, et il redescendait maintenant depuis les ultrasons…

KKKkkkkkkhhhéééé…

Le sifflement tombait du ciel, mince son filé, comme si on raclait un archet de violon à la surface à vif du cerveau.

… kkkhhéééééé…

Ou qu’on frottait l’ongle sur un nerf à nu, disaient certains. On aurait pu régler sa montre dessus, auraient-ils ajouté, s’ils avaient su ce qu’était une montre.

… kéééé…

Le sifflement descendait dans le grave tandis que la lumière solaire balayait les pierres, passant du miaulement du chat au grondement du chien.

… éé… éé… éé…

Les embrasements s’éteignirent.

… ops.


* * *

« Belle matinée, sire. Vous avez bien dormi, j’espère ? »

Teppic agita une main en direction de Dios mais ne répondit rien. Le barbier procédait à la Cérémonie Pour Sortir Rasé.

Le barbier tremblait. Jusqu’à récemment, il était tailleur de pierre manchot au chômage. Puis le terrible grand prêtre l’avait convoqué pour le nommer d’office barbier royal. Du coup, il devait toucher le pharaon, mais il n’y avait pas de problème car les prêtres avaient tout arrangé et ce n’était plus la peine de l’amputer davantage. Dans l’ensemble, c’était mieux qu’il n’avait cru et un grand honneur de mettre en quelque sorte la dernière main à la toilette du roi.

« Rien ne vous a dérangé ? » fit le grand prêtre. Ses yeux balayèrent la chambre d’un faisceau soupçonneux ; on se serait attendu à ce que des filets de pierre fondue dégoulinent le long des murs.

« Non, rrr…

— Si vous vouliez bien ne pas bouger, ô celui-qui-ne-meurt-jamais, fit le barbier du ton de qui est assuré d’avoir droit à une visite guidée du système digestif d’un crocodile s’il entaille une oreille.

— Vous n’avez pas entendu de bruits bizarres, sire ? » insista Dios. Il recula brusquement afin de jeter un coup d’œil derrière le paravent de plumes de paon doré de l’autre côté de la chambre.

« Non, rrr…

— Votre Majesté a les traits un peu tirés ce matin, sire », fit Dios. Il s’assit sur la banquette ornée d’un guépard sculpté à chaque bout. S’asseoir en présence du roi, en dehors des cérémonies, n’était pas chose autorisée. Mais en l’occurrence ça lui permettait de lorgner sous le lit bas de Teppic.

Dios était déconcerté. Quant à Teppic, malgré les courbatures et le manque de sommeil, il se sentait curieusement débordant d’allégresse. Il s’essuya le menton.

« C’est le lit, fit-il. Je vous en ai déjà parlé, je crois. Les matelas, vous savez. C’est rempli de plumes. Si vous ne voyez pas ce dont il s’agit, demandez donc aux pirates de Khali. La moitié d’entre eux doivent maintenant dormir sur de la plume d’oie.

— Sa Majesté aime bien blaguer », dit Dios.

Teppic savait qu’il ne devait pas insister, mais il le fit quand même.

« Quelque chose ne va pas, Dios ? demanda-t-il.

— Un infidèle s’est introduit par effraction dans le palais cette nuit. La fille Ptorothée a disparu.

— C’est très ennuyeux.

— Oui, sire.

— Sans doute un soupirant, un galant, quelqu’un comme ça. »

Le visage de Dios resta de marbre. « Possible, sire.

— Les crocodiles sacrés vont avoir faim, alors. » Mais pas longtemps, songea Teppic. Il suffisait de gagner l’extrémité de n’importe quelle petite jetée de la berge et de laisser son ombre tomber sur le fleuve pour que l’eau jaune boueuse se change, comme par magie, en carapaces jaunes boueuses. Ils ressemblaient à de gros troncs mouillés, à la seule différence que les troncs ne s’ouvrent pas à un bout pour vous arracher la jambe. Les crocodiles sacrés du Jolh tenaient lieu de broyeur d’ordures, de patrouille fluviale et à l’occasion de morgue du royaume.

Difficile de les qualifier tout bonnement de gros. Il suffisait qu’un des mâles gigantesques se mette en travers du courant pour endiguer le fleuve.

Le barbier sortit sur la pointe des pieds. Deux serviteurs entrèrent de même.

« J’ai anticipé la réaction naturelle de Votre Majesté, sire », poursuivit Dios. On aurait cru entendre tomber des gouttes d’eau dans de profondes cavernes calcaires.

« Fort bien, fit Teppic en examinant les vêtements prévus pour la journée. C’était quoi, déjà ?

— Une fouille minutieuse du palais, chambre par chambre.

— Absolument. Continuez, Dios. »

J’ai gardé un visage ouvert, se dit-il. Pas un muscle n’a bougé. Je le sais. Il peut lire en moi comme sur une stèle. Moi, je peux lui faire baisser les yeux.

« Merci, sire.

— J’imagine qu’ils sont à des kilomètres maintenant. Quels qu’ils soient. Ce n’était qu’une servante, non ?

— Il est impensable qu’on passe outre vos jugements ! Personne dans le royaume n’oserait ! Ils le paieront de leur âme ! Nous allons les traquer, sire ! Les traquer et les anéantir ! »

Les serviteurs se tapirent derrière Teppic. Il ne s’agissait pas là d’une colère banale mais d’un vrai courroux. D’un bon vieux courroux de derrière les fagots. Il bouillait. À faire déborder de pleines casseroles de soupe au lait.

« Vous vous sentez bien, Dios ? »

Le prêtre s’était tourné vers l’autre côté du fleuve. La Grande Pyramide était presque terminée. Sa vue parut le calmer, ou du moins fixer son esprit sur un autre sujet.

« Oui, sire, répondit-il. Merci. » Il respira profondément. « Demain, sire, vous aurez le plaisir d’assister à la pose du sommet de la pyramide. Un événement capital. Bien entendu, il faudra attendre avant que les chambres intérieures soient achevées.

— Bien. Bien. Et ce matin, je crois que j’aimerais rendre visite à mon père.

— Je suis sûr que feu le roi sera enchanté de vous voir, sire. Et vous désirez que je vous accompagne.

— Oh. »


* * *

C’est un fait aussi immuable que la Troisième Loi des Séries d’Emmerdes : rien ne vaut un bon grand vizir. Son penchant à ricaner et comploter fait sans doute partie des spécificités de la fonction.

On range les grands prêtres plus ou moins dans le même sac. Ils sont en butte à des préjugés ; à peine coiffés de leur drôle de chapeau, croit-on, ils donnent des ordres curieux comme attacher des princesses sur des rochers à l’intention des monstres marins de passage et jeter des bébés à la mer.

Il s’agit là d’une vile calomnie. Tout au long de l’histoire du Disque la plupart des grands prêtres ont été des hommes sérieux, pieux et consciencieux, qui ont fait leur possible pour interpréter le désir des dieux, parfois en éviscérant ou en écorchant vifs des centaines de gens en une journée pour être sûrs d’en avoir bien saisi le sens.


* * *

Le cercueil du roi Teppicymon XXVII était solennellement exposé. Travaillé en foryphe, smaradgin, skelse et delphinite, incrusté de jade rose et de filoche, abondamment fumé et parfumé aux résines et senteurs rares…

Il faisait grosse impression mais, se disait le roi, pas au point de donner envie de mourir. Il cessa de s’y intéresser et traversa la cour sans se presser.

Un nouvel acteur était entré en scène dans le drame de sa mort.

Grinjer, le fabricant de modèles réduits.

Il s’était toujours posé des questions sur les modèles réduits. Même le fermier le plus pauvre comptait se faire enterrer avec un échantillonnage de têtes de bétail miniatures qui, sans qu’on sache comment, deviendraient réelles dans l’au-delà. Plus d’un se contentaient d’une vache façon porte-toasts dans ce monde afin de se payer un troupeau pure race dans l’autre. Les nobles et les rois s’offraient la panoplie complète en réduction : chars, maisons, bateaux et tout ce qui était trop gros ou gênant pour entrer dans un tombeau. Une fois de l’autre côté, chaque babiole se transformait en l’article original.

Le roi se renfrogna. De son vivant il savait que c’était vrai. N’en avait jamais douté une seconde…

Grinjer, la langue pointant à la commissure des lèvres, plaçait délicatement à l’aide de pinces une toute petite rame sur une réplique parfaite d’une trirème fluviale à l’échelle 1/80e. Toutes les surfaces planes dans son coin d’atelier disparaissaient sous des animaux et des objets miniatures ; certaines de ses plus belles réalisations pendaient par des fils au plafond.

Le roi savait déjà, par des conversations entendues au hasard, que Grinjer avait vingt-six ans, qu’il ne trouvait aucun frein à la propagation inexorable de son acné et qu’il avait sa mère chez lui. Où, le soir, il fabriquait des modèles réduits. Au fond de son cerveau en duffel-coat il espérait trouver un jour une fille gentille qui comprendrait l’intérêt primordial de reproduire scrupuleusement chaque détail d’un char à bœufs de cérémonie à six roues, qui lui tiendrait son pot de glu et serait toujours disposée à lui prêter un pouce obligeant chaque fois qu’une maquette aurait besoin d’une pression solide le temps que la colle sèche.

Il eut conscience de sonneries de trompettes et d’une effervescence dans son dos. Il les ignora. La mode était à l’agitation, ces temps-ci. Pour ce qu’il en savait, ça ne concernait jamais que des broutilles. Les gens ne savaient pas décider de leurs priorités. Lui, ça faisait deux mois qu’il attendait quelques grammes de gomme senestrine, et personne n’avait l’air de s’en soucier. Il rajusta son monocle qui lui faisait un peu mal et inséra un aviron de queue dans son encoche.

Quelqu’un se tenait près de lui. Eh bien, autant qu’il se rende utile…

« Vous pourriez poser le doigt ici ? fit-il sans un regard. Une petite minute, le temps que la colle prenne. »

Il eut l’impression d’une chute soudaine de la température ambiante. Il leva les yeux sur un masque d’or souriant. Derrière lui, le teint de Dios virait, de l’avis de Grinjer, du n°13 (chair pâle) au n°37 (pourpre coucher de soleil, brillant).

« Oh, fit-il.

— Excellent, dit Teppic. C’est quoi ? »

Grinjer le regarda en clignant des yeux. Puis regarda de la même façon le bateau.

« C’est une trirème fluviale khalienne de vingt-cinq mètres à pont de lanciers en queue de poisson avec éperon de proue », expliqua-t-il machinalement.

Il eut le sentiment qu’on attendait davantage de lui. Il chercha quelque chose de pertinent à dire.

« Elle est composée de plus de cinq cents pièces, ajouta-t-il. Chaque planche du pont taillée séparément, regardez.

— Très intéressant, fit Teppic. Bon, je ne veux pas vous retenir. Continuez de bien travailler.

— La voile se déferle vraiment. Tenez, si on tire sur ce fil, la… »

Le masque n’était plus là. Dios avait pris sa place. Le grand prêtre lança à Grinjer un bref regard noir signifiant qu’il allait en entendre parler sous peu, puis il rejoignit en hâte le roi. Imité par le fantôme de Teppicymon XXVII.

Les yeux de Teppic pivotèrent derrière le masque. La grande porte qui donnait sur la salle des cercueils était ouverte. Il distinguait justement celui où se cachait Ptorothée ; la cale de bois était toujours sous le couvercle.

« Mais notre père est par ici. Sire », fit Dios. Il se déplaçait aussi silencieusement qu’un fantôme.

« Oh. Oui. » Teppic hésita puis traversa le local jusqu’au grand sarcophage posé sur ses tréteaux. Il le contempla un moment. Le visage doré sur le couvercle ressemblait à n’importe quel autre masque.

« Une ressemblance frappante, sire, suggéra Dios.

— Ou-uui, fit Teppic. Je pense. Il a l’air nettement plus heureux. Je pense.

— Bonjour, mon fils », lança le roi. Il savait que personne ne l’entendait, mais il aimait bien parler aux gens quand même. C’était mieux que parler tout seul. Il aurait tout le temps qu’il fallait pour ça.

« Je crois qu’il rend hommage à ses vertus, ô commandant des cieux, dit le sculpteur en chef.

— J’ai l’air d’une poupée de cire constipée. »

Teppic pencha la tête de côté.

« Oui, dit-il, pas très sûr. Oui. Euh. Beau travail. »

Il se tourna à demi pour regarder encore par la porte.

Dios fit un signe de tête aux deux gardes de chaque côté du couloir.

« Si vous voulez bien m’excuser, sire, dit-il avec courtoisie.

— Hmm ?

— Les gardes vont poursuivre leur fouille.

— Bien sûr. Oh… »

Dios fonça sur le cercueil de Ptorothée, flanqué des gardes. Il empoigna le couvercle et le repoussa. « Dites donc ! fit-il. Qu’est-ce que je vois là ? »

Aneth et Gern le rejoignirent. Ils regardèrent à l’intérieur.

« Des copeaux de bois », répondit Aneth.

Gern renifla. « Ça sent bon, remarquez. »

Les doigts de Dios tambourinèrent sur le couvercle. Teppic ne l’avait encore jamais vu dans l’embarras. Le prêtre se mit à tapoter les parois du cercueil, comme s’il cherchait des panneaux secrets.

Il referma soigneusement le couvercle et posa un regard dénué d’expression sur Teppic qui, pour la première fois, était ravi que le masque lui cache la figure.

« Elle n’est plus là-dedans, dit le roi défunt. Elle s’est absentée pour un besoin naturel quand les hommes sont allés prendre leur petit-déjeuner. »

Elle a dû sortir du cercueil, songea Teppic. Où est-elle maintenant ?

Dios inspecta soigneusement la salle du regard puis, après s’être déplacés de part et d’autre comme une aiguille de boussole, ses yeux se fixèrent sur le cercueil du roi. Un grand cercueil. Spacieux.

C’était forcément la solution.

Il traversa la salle en deux enjambées et l’ouvrit avec effort.

« Surtout, inutile de frapper, grommela le roi. Je suis forcément là. »

Teppic risqua un coup d’œil. La momie royale était bien seule.

« Vous êtes sûr que vous vous sentez bien, Dios ?

— Oui, sire. On n’est jamais trop prudent, sire. Visiblement, ils ne sont pas ici, sire.

— Un peu d’air frais ne vous ferait pas de mal, on dirait. » Teppic se réprimanda pour sa réflexion mais il n’avait pu se retenir. L’embarras de Dios était un spectacle qui inspirait à la fois la peur et le respect, vaguement déconcertant, même ; on craignait instinctivement pour la stabilité des choses.

« Oui, sire. Merci, sire.

— Asseyez-vous, on va vous apporter un verre d’eau. Ensuite nous irons inspecter la pyramide. »

Dios s’assit.

On entendit un affreux petit craquement.

« Il s’est assis sur le bateau, dit le roi. C’est bien la première fois qu’il est drôle. »


* * *

La pyramide donnait une dimension nouvelle à l’adjectif « massif ». Elle courbait le paysage alentour. Teppic avait l’impression que son seul poids déformait l’environnement, étirait le royaume comme une boule de plomb sur une feuille de caoutchouc.

Une idée ridicule, il le savait. Aussi grande fût-elle, la pyramide était minuscule comparée à, disons, une montagne.

Mais grande, très grande, comparée à tout le reste. De toute façon, une montagne c’est grand par définition, le tissu de l’univers s’est fait à cette idée. La pyramide, elle, était un édifice, beaucoup plus grande que n’aurait dû l’être un ouvrage humain.

Elle était aussi très froide. Le marbre noir de ses flancs étincelait, tout blanc de givre sous le soleil cuisant de l’après-midi. Teppic fut assez bête pour y toucher et il y laissa un morceau de peau.

« C’est gelé !

— Elle emmagasine déjà, ô souffle du fleuve, expliqua un Ptaclusp en sueur. C’est le chaispasquoi, là, l’effet de démarcation.

— Je note que vous avez cessé le travail sur les chambres funéraires, fit Dios.

— Les hommes… la température… l’effet de démarcation… un peu trop risqué… marmonna Ptaclusp. Hum. »

Teppic les regarda l’un après l’autre.

« Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il. Des ennuis ?

— Hum, fit Ptaclusp.

— Vous êtes en avance sur le calendrier. Excellent travail, dit Teppic. Vous n’avez pas lésiné sur la main-d’œuvre.

— Euh. Non. Pas là-dessus. »

Suivit un silence uniquement troublé par les bruits lointains des hommes au travail et le léger grésillement de l’air au contact de la pyramide.

« Tout ira bien une fois qu’on aura posé le sommet, réussit enfin à dire le bâtisseur de pyramides. Dès qu’elle se mettra à s’embraser comme il faut, pas de problème. Hum. »

Il désigna la pierre de faîte en électrum. Elle était étonnamment réduite, pas plus d’une trentaine de centimètres, et elle attendait sur deux tréteaux.

« On devrait pouvoir la coiffer demain, dit Ptaclusp. Nous ferez-vous l’honneur, sire, d’assister à la cérémonie du chapeautage ? » Dans sa nervosité il saisit le bord de sa robe et se mit à le triturer. « On servira des rafraîchissements, bafouilla-t-il. Et vous pourrez garder la truelle d’argent. Tout le monde crie hourra et jette des chapeaux en l’air.

— Certainement, fit Dios. Ce sera un honneur.

— Et pour nous aussi, Votre Sire, ajouta Ptaclusp en loyal sujet.

— Je voulais dire : un honneur pour vous », répliqua le grand prêtre. Il se tourna vers la vaste esplanade entre la base de la pyramide et le fleuve, bordée de statues et de stèles commémorant les hauts faits du roi Teppicymon[19], et il pointa le doigt.

« Et vous pouvez m’enlever ça », ajouta-t-il.

Ptaclusp lui lança un regard d’innocence éperdue.

« Cette statue, reprit Dios. C’est d’elle que je parle.

— Oh. Ah. Ben, on s’est dit qu’une fois que vous l’auriez vue, vous comprenez, sous le bon éclairage… Et comme Bitos, le dieu à tête de vautour, est très…

— Elle s’en va, le coupa Dios.

— Vous avez raison, Votre Révérence », se soumit Ptaclusp d’un ton misérable. C’était pour l’heure le cadet de ses soucis, mais il commençait surtout à se dire que la statue ne voulait pas le lâcher.

Dios se pencha plus près.

« Vous n’auriez pas vu une jeune femme sur le chantier, des fois ? demanda-t-il.

— Aucune femme sur le chantier, monseigneur, répondit Ptaclusp. Ça porte malheur.

— Celle-là porte une tenue provocante, précisa le grand prêtre.

— Non, pas de femme.

— Le palais n’est pas loin, vous voyez. Il doit y avoir des tas de cachettes par ici », poursuivit Dios avec insistance.

Ptaclusp déglutit. Pour ça, il était au courant, oui. Il ne savait pas ce qui l’avait pris…

« Je vous assure, Votre Révérence », dit-il.

Dios le regarda avec mauvaise humeur puis se tourna vers Teppic, qui n’était plus là.

« S’il vous plaît, demandez-lui de ne pas serrer de mains », lança l’entrepreneur tandis que Dios se hâtait vers l’éclat du soleil sur l’or au loin. Le roi n’avait toujours pas l’air de se faire à l’idée que les gens du peuple ne voulaient surtout pas d’un homme comme eux. Les ouvriers qui ne s’écartaient pas de son chemin à temps se cachaient vite les mains dans le dos.

Tout seul désormais, Ptaclusp s’éventa et se rendit en titubant dans l’ombre de sa tente.

Où l’attendaient Ptaclusp IIa, Ptaclusp IIa, Ptaclusp IIa et Ptaclusp IIa. L’architecte se sentait toujours mal à l’aise en présence de comptables, alors quatre d’un coup, pensez, surtout quatre fois le même. Trois Ptaclusp IIb étaient aussi présents ; les deux autres, peut-être même trois maintenant, se trouvaient sur le chantier.

Il agita les mains, conciliateur. « D’accord, d’accord, fit-il. C’est quoi, les problèmes d’aujourd’hui ? »

L’un des IIa tira une pile de tablettes de cire jusque devant lui.

« As-tu une idée, père, commença-t-il de ce ton acéré comme une lame de rasoir qu’emploient les comptables en préambule à une nouvelle inattendue et très onéreuse, de ce qu’est le calcul différentiel ?

— Tu vas me le dire, fit Ptaclusp en s’affaissant sur un tabouret.

— C’est ce que j’ai dû inventer pour traiter la masse salariale, père, dit un autre IIa.

— Je croyais que c’était l’algèbre ? s’étonna Ptaclusp.

— Ça, c’était la semaine dernière, fit un troisième IIa. Maintenant c’est le calcul différentiel. Il a fallu que je me repasse quatre fois en boucle pour travailler dessus, et il y en a trois autres qui s’attaquent à… – il jeta un coup d’œil à ses frères – la comptabilité quantique.

— Pour faire quoi ? demanda son père d’un air las.

— Pour la semaine prochaine. » Le chef comptable posa un regard noir sur la tablette du dessus. « Par exemple, dit-il, tu connais Rthur, le peintre de fresques ?

— Qu’est-ce qui lui arrive ?

— Il a… ou plutôt ils ont facturé deux ans de travail.

— Oh.

— Ils ont dit qu’ils ont fait ça mardi. À cause du temps qui est fractal dans la nature, ils ont dit.

— Ils ont dit ça ? fit Ptaclusp.

— C’est incroyable ce qu’ils apprennent », lança un des comptables en même temps qu’un regard noir aux architectes paracosmiques.

Ptaclusp hésita. « Ils sont combien ?

— Va savoir. On est sûr qu’il y en avait au moins cinquante-trois. Après, il approchait le seuil critique. On l’a certainement beaucoup vu dans le coin. » Deux IIa se carrèrent sur leur siège et se mirent les doigts en clocher, toujours un mauvais signe chez qui va aborder la question financière. « Le problème, poursuivit l’un d’eux, c’est qu’après l’enthousiasme du début, beaucoup d’ouvriers se sont officieusement reproduits en boucle pour pouvoir rester chez eux et s’envoyer au travail à leur place.

— Mais c’est idiot, protesta faiblement Ptaclusp. Ce ne sont pas d’autres mais eux-mêmes qu’ils envoient travailler.

— Ça n’a jamais arrêté personne, père. Combien de gars se sont arrêtés de boire comme des trous à l’âge de vingt ans pour empêcher un inconnu de mourir d’une cirrhose du foie à quarante ? »

Il y eut un silence tandis qu’ils s’efforçaient de réfléchir à ce qu’ils venaient d’entendre.

« Un inconnu… ? fit Ptaclusp d’une voix incertaine.

— Je veux dire : eux-mêmes, quand ils seront plus vieux, lâcha sèchement IIa. C’était de la philosophie, ajouta-t-il.

— Un maçon s’est tabassé hier, dit un des IIb d’un air sombre. Il s’est battu avec lui-même à propos de sa femme. Maintenant il devient fou parce qu’il ne sait pas s’il a affaire à une ancienne version de lui-même ou à un gars qu’il n’est pas encore. Il a peur que l’autre le surprenne. Mais il y a pire. Papa, on paye quarante mille ouvriers, et on n’en emploie que deux mille.

— Ça va nous mettre en faillite, c’est ce que tu vas me dire, fit Ptaclusp. Je sais. Tout est de ma faute. Je voulais seulement un patrimoine à vous transmettre, vous comprenez. Je ne m’attendais pas à tout ça. C’était trop facile, au début. »

L’un des IIa s’éclaircit la gorge.

« Ce n’est pas… euh… si catastrophique, dit-il calmement.

— Comment ça ? »

Le comptable posa une douzaine de pièces de cuivre sur la table.

« Ben, euh… fit-il. Vous comprenez, euh… Il m’est venu à l’idée, étant donné tous ces déplacements dans le temps, qu’il n’y a pas que les gens à pouvoir revenir en boucle, et, euh… regardez, vous voyez ces pièces ? »

Une pièce disparut.

« Ce sont toutes la même pièce, hein ? fit un de ses frères.

— Ben oui, répondit le IIa, très gêné parce qu’intervenir dans le cours divin du flux monétaire était contraire à sa religion. La même pièce à cinq minutes d’intervalle.

— Et tu te sers de cette combine pour payer le personnel ? fit Ptaclusp d’un ton las.

— Ce n’est pas une combine ! Je leur donne l’argent, répondit IIa d’un air guindé. Ce qui lui arrive après, je n’en suis pas responsable, hein ?

— Ça ne me plaît pas, dit son père.

— Ne t’inquiète pas. Au bout du compte, tout finit par s’équilibrer, dit un IIa. Chacun reçoit ce qui lui revient.

— Oui. C’est bien ce qui me fait peur.

— C’est juste une façon de laisser ton argent travailler pour toi, dit un autre fils. C’est sûrement quantique.

— Ah, très bien, fit Ptaclusp d’une voix faible.

— On va mettre le chapeau en place ce soir, ne te fais pas de souci, dit un IIb. Quand la pyramide se sera embrasée et qu’elle aura déchargé sa puissance, on pourra tous souffler.

— J’ai dit au roi qu’on allait faire ça demain. »

Les Ptaclusp IIb pâlirent à l’unisson. Malgré la chaleur, la tente parut soudain beaucoup plus froide.

« Ce soir, père, rectifia l’un d’eux. Tu veux sûrement dire ce soir ?

— Demain, répéta fermement Ptaclusp. J’ai prévu un vélum et des figurants qui jetteront des fleurs de lotus. Il y aura un orchestre. Des tocsins, des trompettes et des coups de cymbales. Des discours, et après un thé-collation avec de la viande. C’est toujours comme ça qu’on s’y est pris. Ça nous amène de nouveaux clients. Ils aiment bien se faire une idée sur place.

— Père, tu as vu tout ce qu’elle absorbe… Tu as vu le gel…

— Qu’elle absorbe donc ce qu’elle veut. Nous, les Ptaclusp, on ne s’amuse pas à chapeauter les pyramides comme on pose la dernière brique à un mur de jardin. On ne bâcle pas un boulot en pleine nuit comme des chaispasquoi. Les gens attendent une cérémonie.

— Mais…

— Je n’écoute plus. J’ai trop écouté tous ces trucs modernes. Demain. J’ai commandé la plaque de bronze, les rideaux de velours et tout. »

Un IIa haussa les épaules. « Ça n’avance à rien de discuter avec lui. Je suis de trois heures plus tard. Je me souviens de cette réunion. On n’a pas pu le faire changer d’avis.

— Moi, je suis de deux heures plus tard, dit un de ses clones. Je me souviens aussi que tu as dit ça. »

Au-delà des parois de la tente, la pyramide grésillait sous l’effet du temps accumulé.


* * *

Il n’y a rien de mystérieux dans le pouvoir des pyramides.

Les pyramides sont des barrages dans le cours du temps. Si la grande masse de pierre est correctement conçue et orientée, correctement bâtie aux bonnes mesures paracosmiques, son potentiel temporel peut être détourné pour accélérer ou renverser le temps à l’intérieur d’un espace restreint, de la même façon qu’on fait pomper de l’eau à un bélier hydraulique contre le courant.

Les premiers bâtisseurs, évidemment vieux et sages, connaissaient parfaitement cette particularité, et le but dans une pyramide correctement construite, c’était d’obtenir un temps absolument nul dans la chambre centrale afin que le roi défunt vive bel et bien éternellement – ou du moins ne meure jamais vraiment. Le temps qui aurait dû passer dans la chambre s’emmagasinait dans l’ensemble de la pyramide, et on le laissait se décharger dans un embrasement toutes les vingt-quatre heures.

Au bout de quelques éons le principe était oublié, et on a cru obtenir le même résultat par a) un rituel, b) la conservation des gens et c) le rangement de leurs organes mous dans des pots.

Ce système fonctionne rarement.

On a ainsi perdu l’art de syntoniser les pyramides, et tout le savoir s’est réduit à une poignée de règles mal assimilées et de souvenirs brumeux. Les anciens étaient bien trop sages pour bâtir de très grosses pyramides. Elles risquent de provoquer des phénomènes étranges auprès desquels les simples fluctuations du temps paraissent ridicules.

À propos, contrairement à la croyance populaire, les pyramides n’affûtent pas les lames de rasoir. Elles se contentent de les ramener à l’époque où elles n’étaient pas émoussées. Il y a sûrement du quantique là-dessous.


* * *

Allongé sur les strates de son lit, Teppic écoutait de toutes ses oreilles.

Il y avait deux gardes devant la porte, plus deux autres dehors sur le balcon et – la prévoyance de Dios l’impressionnait – encore un sur le toit. Il les entendait qui s’efforçaient de ne pas faire de bruit.

Il n’avait guère eu le loisir de protester. Si des infidèles vêtus de noir s’introduisaient dans le palais, il fallait protéger la personne royale. Irréfutable.

Il glissa de son matelas en dur, s’approcha sans bruit dans la pénombre de la statue de Salebê le dieu à tête de chat dressée dans un coin, en fit tourner la tête et sortit son costume d’assassin. Il s’habilla rapidement en maudissant l’absence de miroir, puis traversa la chambre à pas de loup pour se cacher derrière un pilier.

Le seul problème, dans l’immédiat, c’était de ne pas rire. La fonction de garde dans le Jolhimôme ne présentait pas de gros risques. Dans un royaume dépourvu du moindre soupçon de rébellion intérieure et que ses deux voisins pouvaient l’un comme l’autre écraser instantanément par la force des armes, il n’y avait pas vraiment lieu de sélectionner des guerriers ardents et belliqueux. D’ailleurs, la dernière chose que souhaitaient les prêtres, c’était des soldats zélés. Les soldats zélés sans perspective de combat ne tardent pas à s’ennuyer et à nourrir des pensées dangereuses, par exemple qu’ils seraient mieux à même de diriger le pays.

Le job intéressait donc des hommes gros et solides, capables de rester debout parfaitement immobiles des heures durant sans en avoir marre, des hommes à la corpulence bovine et à l’intellect à l’avenant. Un excellent contrôle de la vessie était également souhaitable.

Teppic passa sur le balcon.

Il avait appris comment ne pas se déplacer furtivement. Depuis des millions d’années l’humanité se faisait dévorer par des créatures habiles à se déplacer furtivement, aussi était-elle désormais rompue à déceler les mouvements discrets. Ne pas faire de bruit ne suffisait pas non plus : les petites plages de silence éveillent toujours les soupçons. L’astuce, c’était de se couler dans la nuit avec calme et assurance, tout comme l’air qu’on respire.

Un garde se tenait de faction à l’extérieur de la chambre. Teppic le dépassa comme une ombre et grimpa doucement le long du mur. Ledit mur s’ornait d’un bas-relief intriqué consacré aux triomphes des monarques passés ; ce fut donc la famille de Teppic qui lui fit la courte échelle.

La brise soufflait du désert quand il balança ses jambes pardessus le parapet et traversa silencieusement le toit encore chaud sous ses semelles. L’atmosphère avait une odeur de plat fraîchement cuisiné et vaguement épicé.

C’était une impression étrange que de franchir en catimini le toit de son propre palais en s’efforçant d’éviter ses propres gardes, lancé dans une aventure en complète violation de ses propres décrets, conscient qu’en cas de capture on se ferait soi-même jeter en pâture aux crocodiles sacrés. Après tout, n’avait-il pas déclaré qu’il se montrerait impitoyable s’il se faisait prendre ?

Par certains côtés, ça ajoutait un peu de piment.

Il goûtait une espèce de liberté, là, sur les toits, la seule possible pour un roi de la Vallée. La liberté ? les paysans sans terre du delta en avaient plus que lui, se disait-il, même si une petite voix séditieuse indigne d’un monarque lui rétorquait : oui, celle de contracter toutes les maladies de leur choix, de crever de faim à volonté et de mourir des fièvres les plus horribles qu’ils pouvaient imaginer. Mais une espèce de liberté quand même.

Un léger bruit dans l’épais silence de la nuit l’attira vers le côté orienté « bord » du toit. Le Jolh s’étalait au clair de lune, large et huileux.

Au milieu du fleuve, une barque revenait de la rive opposée, de la nécropole. Il n’y avait pas à se tromper sur la silhouette qui tirait sur les avirons. Les lueurs des embrasements se réfléchissaient sur son crâne chauve.

Un de ces quatre, songea Teppic, je vais le suivre. Je saurai ce qu’il fabrique là-bas.

À condition que ce soit en plein jour, évidemment.

En plein jour, la nécropole n’était que lugubre, comme si tout l’univers avait fermé boutique pour l’après-midi. Il l’avait pourtant explorée, avait erré dans ses rues et venelles qui trouvaient moyen de rester silencieuses et poussiéreuses quel que soit le temps de l’autre côté du fleuve, sur la berge vivante. On avait toujours l’impression d’une absence de souffle, rien d’étonnant après tout. En général, les assassins aiment la nuit, mais la nuit de la nécropole, c’était autre chose. Plus exactement la même chose mais en beaucoup plus prononcé. Par ailleurs, c’était la seule ville de tout le Disque à n’offrir aucun débouché à un assassin.

Il atteignit l’ouverture qui donnait sur la cour des embaumeurs et il y plongea les yeux. Un instant plus tard il atterrit légèrement et se glissa dans la salle des cercueils.

« Salut, mon garçon. »

Teppic souleva le couvercle du cercueil. Toujours vide.

« Elle est dans un autre, au fond, dit le roi. N’a jamais eu beaucoup le sens de l’orientation. »

Le palais était très vaste. Teppic avait déjà du mal à s’y diriger en plein jour. Il pesa ses chances de mener à bien des recherches dans le noir complet.

« C’est de famille, tu sais. Ton grand-père avait dû faire inscrire “droite” et “gauche” sur ses sandales, c’est dire. Toi, tu as de la chance, tu tiens de ta mère de ce point de vue-là. »

Curieuse fille. Elle ne parlait pas, elle jacassait. Elle avait l’air incapable de garder la même idée en tête plus d’une dizaine de secondes. On aurait dit son cerveau directement relié à la bouche : dès qu’une pensée lui venait, il lui fallait l’exprimer à voix haute. Auprès des dames qu’il avait connues dans des soirées à Ankh, qui prenaient plaisir à divertir les jeunes assassins, à les nourrir de mets rares et délicats, à les entretenir de sujets profonds et raffinés tandis que leurs yeux pétillaient et que leurs lèvres se mettaient à briller… auprès d’elles, donc, elle était aussi vide que… que… disons qu’un récipient vide. Et cependant, il s’apercevait qu’il tenait à tout prix à la retrouver. Son manque d’exigences lui était comme une drogue. Le souvenir de sa poitrine n’avait pas grand-chose à voir dans l’affaire.

« Je suis bien content que tu sois revenu pour elle, fit distraitement le roi. C’est ta sœur, tu sais. Enfin, ta demi-sœur. Des fois, je regrette de n’avoir pas épousé sa mère, mais elle n’était pas de sang royal, tu comprends. Une femme très douée, sa mère. »

Teppic tendit l’oreille. Là, encore : le bruit faible d’une respiration, perceptible uniquement à cause du silence profond de la nuit. Il s’approcha peu à peu du fond de la salle, écouta encore et souleva le couvercle d’un cercueil.

Ptorothée y était pelotonnée, endormie, la tête sur un bras.

Il appuya délicatement le couvercle contre le mur et toucha les cheveux de la jeune femme. Elle marmonna quelques mots dans son sommeil et prit une position plus confortable.

« Euh, je crois qu’il vaudrait mieux vous réveiller », chuchota-t-il.

Elle changea à nouveau de position et grommela quelque chose comme « wstfgl ».

Teppic hésita. Pas plus ses professeurs que Dios ne l’avaient préparé à ça. Il connaissait au moins soixante-dix manières différentes de tuer une personne endormie, mais aucune de la réveiller d’abord.

Il la poussa doucement du doigt sur la portion de peau qu’il jugea la moins embarrassante. Elle ouvrit les yeux.

« Oh, fit-elle. C’est vous. » Et elle bâilla.

« Je suis venu vous chercher. Vous avez dormi toute la journée.

— J’ai entendu parler, dit-elle en s’étirant d’une façon qui poussa Teppic à détourner aussitôt le regard. C’était ce prêtre, celui avec la figure d’un aigle chauve. Il est vraiment affreux.

— Oui, hein ? reconnut Teppic, extrêmement soulagé de l’entendre dire.

— Alors je me suis tenue tranquille. Et il y avait aussi le roi. Le nouveau.

— Oh, il est venu ici, hein ? » dit faiblement Teppic. L’amertume dans la voix de la jeune femme lui faisait l’effet d’un poignard n°4 dans le cœur.

« Toutes les filles le trouvent vraiment bizarre, ajouta-t-elle tandis qu’il l’aidait à sortir du cercueil. Vous pouvez me toucher, vous savez. Je ne suis pas en porcelaine. »

Il lui soutint le bras et se sentit le besoin pressant d’un bain glacé et d’une course à fond de train autour des toits.

« Vous êtes un assassin, n’est-ce pas ? poursuivit-elle. Je m’en suis souvenue après votre départ. Un assassin des pays étrangers. Tout ce noir. Vous êtes venu tuer le roi ?

— J’aimerais bien, répondit Teppic. Il commence drôlement à me porter sur le système. Dites, vous pourriez ôter vos bracelets ?

— Pourquoi ?

— Ils font un de ces potins quand vous marchez… » Même les boucles d’oreille de Ptorothée donnaient l’impression de sonner les heures dès qu’elle bougeait la tête.

« Je ne veux pas, dit-elle. Je me sens toute nue sans.

— Vous l’êtes déjà presque avec, souffla Teppic. S’il vous plaît !

— Elle sait jouer du tympanon, fit le fantôme de Teppicymon XXVII sans raison particulière. Pas très bien, remarque. Elle en est à la page cinq des Petites Pièces pour tout petits doigts. »

Teppic se glissa jusqu’au couloir qui menait hors de la salle d’embaumement et tendit l’oreille. Le silence régnait dans le palais, uniquement troublé par une respiration oppressée et quelques tintements dans son dos lorsque Ptorothée se dépouilla de sa bijouterie. Il recula à pas feutrés. « S’il vous plaît, grouillez-vous, dit-il, on n’a pas beaucoup de… »

Ptorothée pleurait.

« Euh… fit Teppic. Euh…

— Certains de ces bracelets, c’étaient des cadeaux de ma mémé, renifla-t-elle. L’ancien roi m’en a donné aussi. Ces boucles d’oreille sont dans ma famille depuis très, très longtemps. Qu’est-ce que vous diriez, vous, à ma place ?

— Tu vois, ses bijoux, ce ne sont pas seulement des colifichets qu’elle porte, dit le fantôme de Teppicymon XXVII. C’est aussi une partie d’elle-même. » Ma parole, ajouta-t-il à part lui, c’est sûrement de la Perspicacité. Pourquoi est-ce tellement plus facile de réfléchir quand on est mort ?

« Je n’en porte pas, répondit Teppic.

— Vous avez toutes vos dagues et vos machins.

— Ben, j’en ai besoin pour mon travail.

— Ah, vous voyez.

— Écoutez, vous n’êtes pas forcée de les laisser ici, vous n’avez qu’à les mettre dans mon sac. Mais faut y aller. Je vous en prie !

— Au revoir », fit tristement le fantôme qui les regarda partir en catimini vers la cour. Il revint en flottant jusqu’à son cadavre. Il aurait pu espérer mieux comme compagnie.


* * *

La brise avait forci lorsqu’ils atteignirent le toit. Elle était aussi plus chaude et plus sèche.

De l’autre côté du fleuve, une ou deux des plus anciennes pyramides déchargeaient déjà leurs feux dans le ciel, mais faibles et comme déplacés.

« Ça me démange, déclara Ptorothée. Qu’est-ce qui ne va pas ?

— On dirait qu’on est bons pour un orage », répondit Teppic en contemplant la Grande Pyramide en face. Sa noirceur s’était accrue, si bien qu’elle découpait un triangle plus sombre dans la nuit. Des silhouettes couraient autour de sa base comme des fous qui regardent brûler leur asile.

« C’est quoi, un orage ?

— Très difficile à décrire, fit-il d’une voix préoccupée. Vous arrivez à voir ce qu’ils font, là-bas ? »

Ptorothée plissa les yeux en direction de la rive opposée.

« Ils s’activent beaucoup, dit-elle.

— Pour moi, ça ressemble davantage à de la panique. »

Quelques autres pyramides s’embrasèrent, mais au lieu de rugir à la verticale, les flammes tremblotèrent et fouettèrent d’avant en arrière, poussées par des vents impalpables.

Teppic se secoua. « Venez, dit-il. Faut vous faire partir d’ici. »


* * *

« J’avais dit qu’il fallait la chapeauter dans la soirée, brailla Ptaclusp IIb par-dessus les hurlements de la pyramide. Je ne peux plus faire flotter cette pierre jusqu’au sommet, maintenant, les turbulences là-haut doivent être terribles ! »

La glace de la journée s’évaporait en bouillant du marbre noir déjà chaud au toucher. Il fixa, éperdu, la pierre de faîte sur son berceau, puis son frère, toujours en chemise de nuit.

« Où est père ? demanda-t-il.

— J’ai envoyé un de nos doubles le réveiller, répondit IIb.

— Qui ?

— Un des tiens, en fait.

— Oh. » IIb fixa encore la pierre de faîte. « Elle n’est pas si lourde, dit-il. À deux, on pourrait la monter là-haut. » Il lança un regard interrogateur à son frère.

« Tu n’es pas fou ? Demande à des ouvriers de s’en charger.

— Ils se sont tous enfuis… »

En aval, une autre pyramide tenta de s’embraser, crachota, puis éjecta une flamme hurlante et déchiquetée qui se cintra dans le ciel avant d’atterrir près du sommet de la Grande Pyramide elle-même.

« Ça gêne les autres maintenant ! s’écria IIb. Allez ! Faut qu’on l’aide à se décharger, c’est la seule solution ! »

Sur les flancs de la pyramide, à un tiers de sa hauteur, un zigzag bleu crépita, décrivit un arc de cercle et s’écrasa sur un sphinx. L’air au-dessus se mit à bouillonner.

Les deux frères suspendirent la pierre de faîte entre eux et titubèrent jusqu’à l’échafaudage tandis que la poussière leur tourbillonnait autour et dessinait des formes étranges.

« Tu n’entends rien ? fit IIb lorsqu’ils accédèrent en chancelant à la première plate-forme.

— Quoi, tu veux dire le tissu du temps et de l’espace qu’on passe dans l’essoreuse ? » répliqua IIa.

L’architecte jeta à son frère un regard un tantinet admiratif. La remarque était inhabituelle pour un comptable. Puis son visage reprit son expression de légère terreur.

« Non, pas ça, répondit-il.

— Alors le bruit de l’air qui endure des tortures horribles ?

— Non, pas ça non plus, fit IIb, vaguement ennuyé. Je parle du grincement. »

Trois autres pyramides crachèrent leurs jets de feu qui traversèrent en grésillant les nuages agités dans le ciel pour s’épancher dans le marbre noir au-dessus des deux hommes.

« Je n’entends rien qui ressemble à ça, dit IIa.

— Je crois que ça vient de la pyramide.

— Eh ben, tu n’as qu’à te coller l’oreille dessus si ça te chante, mais moi, pas question. »

L’échafaudage tanguait dans la tourmente pendant qu’ils montaient prudemment une autre échelle et que la lourde pierre de faîte oscillait entre eux.

« J’ai dit qu’il ne fallait pas le faire, marmonna le comptable alors que la pierre lui glissait doucement sur les orteils. On n’aurait pas dû construire ça.

— Tu veux bien la fermer et soulever ton côté ? »

Et ainsi, une échelle branlante après l’autre, les frères Ptaclusp II gravirent lentement, avec force chamailleries, les flancs de la Grande Pyramide, tandis que les tombes secondaires le long du Jolh s’embrasaient les unes après les autres et que le ciel se striait des lignes grésillantes du temps.

Ce fut à peu près à cet instant que le plus grand mathématicien du Disque, couché dans la flatulence douillette de sa stalle sous le palais, cessa de ruminer et s’aperçut qu’il se passait quelque chose d’anormal avec les nombres. Avec tous les nombres.


* * *

Le chameau laissa tomber le long de son nez son regard sur Teppic. Son expression laissait clairement entendre que de tous les méharistes qu’il aimerait le moins se coltiner, le jeune homme arrivait en tête de liste. N’importe comment, les chameaux regardent tout le monde de cette façon-là. Ils ont une approche très démocratique de l’espèce humaine. Ils en détestent tous les membres sans distinction de rang ni de confession.

Celui-ci avait l’air de mâcher du savon.

Teppic parcourut de ses yeux affolés l’alignement de stalles enténébrées des écuries royales qui avaient autrefois hébergé une centaine de chameaux. Il aurait donné le monde pour un cheval et un continent pour un poney. Mais les écuries n’abritaient plus aujourd’hui qu’une poignée de chars de guerre pourrissants, reliques des gloires passées, un éléphant d’âge respectable dont la présence restait un mystère, et ce dromadaire. Il faisait l’effet d’un animal totalement incapable. Il commençait à s’user aux genoux.

« Bon, voilà, dit-il à Ptorothée. Je ne vais pas me risquer à traverser le fleuve de nuit. Je préfère essayer de vous faire passer la frontière.

— Elle est bien sanglée, cette selle ? demanda Ptorothée. Ça me paraît drôlement bizarre.

— Elle est sanglée sur une bête drôlement bizarre aussi. Comment on s’y prend pour grimper là-haut ?

— J’ai déjà vu faire les méharistes, répliqua-t-elle. Je crois qu’ils leur tapent très fort dessus avec un gros bâton. »

Le chameau s’agenouilla et leur lança un regard suffisant.

Teppic haussa les épaules, ouvrit d’une traction les portes sur le monde extérieur et contempla les figures de cinq gardes.

Il recula. Ils avancèrent. Trois d’entre eux étreignaient l’arc massif du Jolh, capable d’expédier une flèche à travers un battant de portail ou de vous convertir un hippopotame au pas de charge en brochette ambulante de trois tonnes. Les gardes n’avaient jamais eu l’occasion de le tester sur des congénères humains mais on les sentait prêts à considérer la question.

Le capitaine des gardes tapa sur l’épaule d’un de ses hommes. « Va prévenir le grand prêtre », ordonna-t-il.

Il lança un regard mauvais à Teppic.

« Dépose toutes tes armes, fit-il.

— Quoi ? Toutes ?

— Oui. Toutes.

— Ça risque de prendre du temps, dit prudemment le jeune homme.

— Et laisse tes mains là où je peux les voir, ajouta le capitaine.

— Là, on se heurte à une impasse », hasarda Teppic. Son regard passa les soldats en revue. Il connaissait diverses méthodes de combat à mains nues, mais dans aucune il n’était question d’un adversaire prêt à vous décocher une flèche en travers du corps au moindre geste. Il pouvait pourtant sûrement plonger de côté, et une fois à l’abri des stalles de chameaux il attendrait le bon moment…

Ce qui laisserait Ptorothée exposée. Et puis il n’allait tout de même pas s’amuser à combattre ses propres gardes. Une conduite inadmissible, même pour un roi.

Il y eut un mouvement derrière les gardes et Dios flotta dans son champ de vision, silencieux et inéluctable comme une éclipse de lune. Il tenait une torche allumée qui jetait des reflets délirants sur son crâne chauve.

« Ah, fit-il. On a capturé les infidèles. Bravo. » Il fit un signe de tête à l’intention du capitaine. « Jetez-les aux crocodiles.

— Dios ? dit Teppic alors que deux gardes baissaient leurs arcs et fonçaient sur lui.

— Tu as parlé ?

— Vous savez qui je suis, mon vieux. Ne faites pas l’imbécile. »

Le grand prêtre leva sa torche.

« Tu as un avantage sur moi, mon garçon, dit-il. Métaphoriquement parlant.

— Je ne trouve pas ça drôle. Je vous ordonne de leur dire qui je suis.

— Comme tu veux. Cet assassin, fit Dios dont la voix coupait et calcinait comme une lance thermique, a tué le roi.

— Mais c’est moi, le roi, bon sang ! Comment je pourrais me tuer moi-même ?

— Nous ne sommes pas stupides. Ces hommes savent que le roi ne rôde pas dans le palais la nuit et qu’il ne s’acoquine pas avec des criminelles condamnées. Tout ce qui nous reste à découvrir, c’est comment tu t’es débarrassé du corps. »

Ses yeux fixaient le visage de Teppic, et Teppic comprit que le grand prêtre était en vérité complètement fou. Il s’agissait dans son cas d’une démence rare frappant ceux qui sont restés si longtemps eux-mêmes que les habitudes saines se sont gravées dans le cerveau. Je me demande quel âge il a réellement, songea-t-il.

« Ces assassins sont des créatures rusées, déclara Dios. Méfiez-vous de lui. »

Il y eut un fracas à côté du prêtre. Ptorothée avait tenté de lancer sur lui un aiguillon pour chameau et l’avait raté.

Lorsqu’on voulut reporter les yeux sur Teppic, il avait disparu. Les gardes qui le flanquaient s’employaient à s’écrouler lentement par terre en gémissant.

Dios sourit.

« Emparez-vous de la femme », cracha-t-il. Le capitaine se précipita et empoigna Ptorothée qui n’avait pas cherché à s’enfuir. Le prêtre se pencha et ramassa l’aiguillon.

« Il y a davantage de gardes dehors, dit-il. Je suis sûr que tu en es conscient. Il est dans ton intérêt de sortir de ta cachette.

— Pourquoi donc ? » demanda Teppic depuis les ténèbres. Il farfouilla dans sa chaussure, en quête de sa sarbacane.

« Tu seras alors jeté aux crocodiles sacrés, sur ordre du roi.

— Une agréable perspective, hein ? lança Teppic qui vissait fiévreusement des éléments ensemble.

— Ce serait assurément préférable à beaucoup d’autres issues », fit Dios.

Dans l’obscurité, Teppic fit courir ses doigts sur les petits nœuds codés des fléchettes. La plupart des poisons vraiment spectaculaires avaient dû s’évaporer ou se dissoudre en un produit inoffensif, mais il restait quantité de potions moins violentes conçues pour ne rien donner de plus à leurs clients qu’une bonne nuit de sommeil. Un assassin se devait d’éviter d’éventuels gardes du corps vigilants pour s’approcher du futur inhumé. On estimait cependant très incorrect de les inhumer aussi.

« Vous pourriez nous laisser partir, dit Teppic. J’imagine que c’est ce que vous voulez, n’est-ce pas ? Que je m’en aille sans jamais revenir ? Ça me convient tout à fait. »

Dios hésita. « Tu es censé dire : “Et laissez partir la fille.”

— Oh, oui. Et ça aussi.

— Non, je manquerais à mon devoir envers le roi.

— Bon sang, Dios, vous savez bien que c’est moi, le roi !

— Non. Je garde un souvenir très net du roi. Ce n’est pas toi », dit le prêtre.

Teppic jeta un coup d’œil par-dessus le bord de la stalle du chameau. Le chameau, lui, jeta un coup d’œil par-dessus son épaule.

C’est alors que le monde devint fou.

D’accord, encore plus fou.


* * *

Toutes les pyramides flamboyaient à présent, elles emplissaient le ciel de leur lumière fuligineuse lorsque les frères Ptaclusp atteignirent à grand-peine la principale plate-forme de travail. IIa s’écroula sur le plancher, la respiration sifflante comme un soufflet de forge fatigué. À quelques pas de lui, le flanc en pente était chaud au toucher, et il ne faisait maintenant aucun doute dans son esprit que la pyramide grinçait bel et bien, tel un grand bateau à voiles pris dans la tempête. Il s’était beaucoup moins intéressé à la mécanique concrète qu’au prix de revient des pyramides, mais il avait la quasi-certitude que le bruit était aussi anormal que II et II font V.

Son frère avança la main pour toucher la pierre mais la retira lorsque de petites étincelles lui fusèrent autour des doigts.

« On sent la chaleur, dit-il. C’est incroyable !

— Pourquoi ?

— Chauffer une masse pareille. Je veux dire, rien que le tonnage…

— Je n’aime pas ça, Deux-bé, chevrota IIa. On n’a qu’à laisser le chapeau ici, d’accord ? Je suis sûr que ça ira, et demain matin on enverra une équipe, ils sauront bien ce qui… »

Ses paroles furent couvertes par le crépitement d’un nouvel embrasement qui zébra le ciel et percuta la colonne d’air dansante à vingt mètres au-dessus de leurs têtes. Il empoigna un bout de l’échafaudage.

« Bordel de merde, fit-il. Moi, je me tire.

— Attends un peu. Écoute bien, qu’est-ce qui grince ? La pierre, ça ne grince pas.

— Tout le putain d’échafaudage remue, espèce de crétin ! » IIa fixa son frère, les yeux exorbités. « Dis-moi que c’est l’échafaudage, implora-t-il.

— Non, cette fois j’en suis sûr. Ça vient de l’intérieur. »

Ils se regardèrent l’un l’autre, puis tournèrent les yeux vers l’échelle branlante qui menait au sommet… enfin, là où devait se trouver le sommet.

« Viens ! fit IIb. Elle ne peut pas se décharger, elle cherche un moyen de libérer… »

Il y eut un bruit aussi puissant qu’un gémissement de continents.


* * *

Teppic le sentit. Il sentit sa peau trop étriquée de plusieurs tailles. Il sentit qu’on le tenait par les oreilles et qu’on cherchait à lui dévisser la tête.

Il vit le capitaine de la garde s’affaisser à genoux en se démenant pour retirer son casque, et il bondit par-dessus la stalle.

Ou plutôt il essaya de bondir par-dessus. Tout allait de travers, et il atterrit lourdement sur un sol qui avait l’air d’hésiter à devenir mur ou non. Il réussit à se mettre debout, fut entraîné de côté et se mit à danser maladroitement à travers l’écurie pour conserver son équilibre.

Les écuries s’étiraient et se tassaient comme une image dans un miroir déformant. Il était allé en voir un à Ankh ; ses deux amis et lui avaient risqué une petite pièce chacun pour visiter le Centre Itinérant à Vous Couper le Souffle du docteur Maboul. Mais on le savait, ce n’était qu’une glace tordue qui transformait les têtes en saucisses et les jambes en ballons. Teppic aurait apprécié pouvoir s’accrocher à la même certitude que les phénomènes présents avaient une explication tout aussi anodine. Il fallait sûrement un miroir tremblotant pour retrouver un environnement normal.

Il courut sur des jambes en caramel mou vers Ptorothée et le grand prêtre, alors que le monde se dilatait et se comprimait autour de lui, et il eut le plaisir fugitif de voir la fille se tortiller dans l’étreinte de Dios et lui flanquer un joli gnon sur l’oreille.

Il se déplaçait comme dans un rêve, les distances changeaient comme si la réalité était élastique. Un autre pas l’envoya percuter le prêtre et la jeune femme à la façon d’un boulet de canon. Il attrapa le bras de Ptorothée, revint en titubant jusqu’à la stalle où le chameau continuait de ruminer et d’observer la scène avec ce qu’un camélidé peut offrir de plus proche d’un vague intérêt, et il lui saisit le licou.

Personne n’avait l’air désireux de les arrêter lorsqu’ils franchirent la porte en se soutenant mutuellement et sortirent dans la nuit folle.

« C’est plus facile quand on ferme les yeux », dit Ptorothée.

Teppic essaya. Ça marchait. Une portion de cour dans laquelle ses yeux voyaient un rectangle palpitant dont les côtés vibraient comme des cordes d’arc devint… eh bien, rien d’autre qu’une simple cour sous ses pieds.

« Bon sang, drôlement malin, fit-il. Comment vous avez pensé à ça ?

— Je ferme toujours les yeux quand j’ai la trouille, répondit Ptorothée.

— Un bon plan.

— Qu’est-ce qui se passe ?

— Je ne sais pas. Je ne veux pas le savoir. Je crois que ce serait une sacrée bonne idée de filer d’ici. Comment on fait s’agenouiller un chameau, vous avez dit ? J’ai tout un tas de trucs pointus. »

Le chameau, qui comprenait assez bien le langage humain dès qu’il s’agissait de menaces, s’agenouilla de bonne grâce. Ils embarquèrent tant bien que mal à bord du vaisseau du désert et le paysage se remit à tanguer lorsque l’animal se redressa d’une secousse.

Le chameau savait, lui, parfaitement ce qui se passait. Trois estomacs et un système digestif façon distillerie industrielle laissent beaucoup de temps pour se consacrer à la réflexion.

Ce n’est pas pour rien que les hautes études mathématiques ont tendance à s’élaborer dans les pays chauds. C’est à cause de la résonance morphique de tous les chameaux, dont l’expression dédaigneuse et la fameuse lippe boudeuse découlent naturellement de leur capacité à résoudre les équations du second degré.

On ne se rend pas souvent compte, malgré leur bosse, que les chameaux ont une disposition innée pour les hautes études mathématiques, en particulier dans le domaine de la balistique. Il s’agit là d’une évolution commandée par la survie de l’espèce, au même titre que la coordination œil-main de l’homme, le camouflage du caméléon et la célèbre faculté du dauphin à sauver des nageurs de la noyade des fois que d’autres humains le verraient les trancher en deux d’un coup de dents et feraient des commentaires désobligeants.

Le fait est que les chameaux sont bien plus intelligents que les dauphins[20]. Tellement plus futés qu’ils ont vite compris une chose : la moindre des précautions à prendre pour tout animal intelligent, s’il ne veut pas voir ses descendants passer beaucoup de temps sur une table avec des électrodes fichées dans le cerveau, ni coller des mines sur le fond des bateaux ni supporter la protection insistante de zoologistes condescendants, c’est de s’assurer que les humains ne découvrent pas ses capacités intellectuelles. Aussi ont-ils depuis longtemps jeté leur dévolu sur un mode de vie qui leur procure, au prix d’un certain nombre de fardeaux à porter et de coups de bâton à endurer, le manger et les soins nécessaires, sans oublier des occasions de cracher dans l’œil d’un homme et de s’en tirer à bon compte.

Et ce chameau-ci, aboutissement de millions d’années d’une évolution sélective pour produire une créature capable de compter les grains de sable qu’elle foule, de fermer les naseaux à volonté et de survivre des jours et des jours sans eau sous un soleil cuisant, ce chameau, donc, s’appelait Sale-Bête.

Il était, de fait, le plus grand mathématicien du monde.

Sale-Bête réfléchissait : On dirait qu’on a affaire à une instabilité dimensionnelle croissante, oscillant à première vue de zéro à près de quarante-cinq degrés. Intéressant, ça. Je me demande ce qui l’a provoquée. Soit v égal à 3. Soit tau égal à khi/4. Mâchemâchemâche. Soit kappa/y un ordre de tenseur différentiel Bestiau-Puant[21] à quatre coefficients de spin imaginaires…

Ptorothée lui flanqua un coup de sandale sur la tête. « Allez ! Remue-toi ! » brailla-t-elle. Sale-Bête songeait : Donc H à la puissance utile est égal à v/s. Mâchemâchemâche. Par conséquent, en notation hypersyllogique…

Teppic tourna la tête. Les curieuses distorsions du paysage avaient l’air de se calmer, et Dios…

Dios sortait à grands pas du palais ; il avait réussi à dénicher plusieurs gardes dont la peur de désobéir l’emportait sur la terreur que leur inspirait le monde mystérieusement déformé.

Sale-Bête continuait de ruminer stoïquement… Mâchemâchemâche, ce qui nous donne une oscillation décroissante remarquable. Quelle en serait la période ? Soit x la période. Mâchemâchemâche. Soit t le temps. Soit la période initiale…

Ptorothée lui tressautait sur le cou et le frappait durement des talons ; n’importe quel anthropoïde mâle en aurait hurlé à la lune et se serait cogné la tête contre les murs.

« Il ne veut pas bouger ! Vous ne pouvez donc pas lui taper dessus ? »

Teppic abattit la main de toutes ses forces sur la peau de Sale-Bête, ce qui souleva un nuage de poussière et lui engourdit les doigts. C’était comme taper sur un sac rempli de portemanteaux.

« Allez », marmonna-t-il.

Dios leva une main.

« Halte, au nom du roi ! » cria-t-il.

Une flèche se ficha avec un bruit sourd dans la bosse de Sale-Bête.

… égal à une récurrence de 6,3. Je réduis. Ce qui nous donne… ouille… 314 secondes…

Sale-Bête tourna son long cou vers l’arrière. Ses gros sourcils broussailleux s’arquèrent, accusateurs, tandis que ses yeux jaunes s’étrécissaient pour déterminer la position du grand prêtre. Il mit provisoirement de côté son passionnant problème et ressortit les bonnes vieilles formules que sa race avait élaborées une éternité plus tôt :

Soit une distance de douze mètres cinquante. Soit une vitesse du vent égale à 2. Vecteur 1,8. Mâche. Soit une glutinosité égale à 7…

Teppic sortit un couteau de jet.

Dios prit une inspiration profonde. Il va ordonner de nous tirer dessus, se dit Teppic. En mon propre nom, dans mon propre royaume, je vais me faire abattre.

… Angle 2,5. Mâche. Feu.

Ce fut une bordée magnifique. Le glaviot du bol alimentaire eut une trajectoire et un effet admirables, et atteignit son but avec le bruit de… le bruit d’une livre d’herbe à demi digérée s’écrasant sur un visage. Un bruit qu’on ne peut comparer à rien d’autre.

Le silence qui suivit donnait l’impression d’une ovation debout.

Le paysage se remit à se déformer. Il ne fallait pas moisir dans le coin. Sale-Bête baissa les yeux sur ses pattes antérieures.

Soient des pattes égales à quatre…

Il prit lourdement sa course. Les chameaux possèdent apparemment davantage de genoux que les autres quadrupèdes, et Sale-Bête courait comme une machine à vapeur, avec force mouvements perpendiculaires au sens de la marche sur fond de symphonie digestive tonitruante.

« Quel crétin d’animal, marmonna Ptorothée alors qu’ils s’éloignaient en cahotant du palais, mais on dirait qu’il a fini par comprendre. »

… taux de répétition invariable de 3,5/z. Qu’est-ce qu’elle raconte ? Quel-Crétin vit à Tsort…

Quand bien même elles se baladaient dans tous les sens, comme articulées par un élastique défectueux, les pattes de Sale-Bête couvraient beaucoup de terrain. Déjà elles dévoraient l’espace et la terre battue des rues endormies de la ville.

« Ça recommence, non ? s’écria Ptorothée. Je vais fermer les yeux. »

Teppic approuva de la tête. Les maisons autour d’eux, aussi chaudes que de la brique réfractaire, reprenaient leur danse du miroir au ralenti, et la route se soulevait et redescendait comme aucune terre ferme n’en a le droit.

« C’est comme la mer, dit-il.

— Moi, je préfère le sucré, fit Ptorothée d’un ton sans réplique.

— Je veux dire la mer. L’océan. Vous savez. Les vagues.

— J’en ai entendu parler. Est-ce qu’on nous poursuit ? »

Teppic se retourna sur sa selle. « Je n’en ai pas l’impression.

On dirait que… »

D’où il se trouvait, il voyait au-delà de la longue masse trapue du palais et au-delà du fleuve jusqu’à la Grande Pyramide. Elle était presque cachée dans des nuages sombres, mais ce qu’il en distinguait était complètement farfelu. Il lui connaissait quatre côtés, et il en comptait huit.

Son image était floue, comme si elle se déplaçait de part et d’autre du point de netteté, un jeu que Teppic qualifia instinctivement de dangereux de la part de plusieurs millions de tonnes de rocher. Il se sentit un besoin pressant de s’en éloigner le plus possible. Même une créature aussi bornée que leur monture avait l’air de le sentir elle aussi.

Sale-Bête réfléchissait :…Delta carré. Donc, la pression dimensionnelle k entraînera une transformation à quatre-vingt-dix degrés en Chi(16/x/pu) t pour tout faisceau K de trois invariables. Ou quatre minutes, plus ou moins dix secondes…

Le chameau baissa les yeux sur les gros coussinets de ses pieds.

Soit une vitesse égale à galop.

« Comment vous avez réussi ça ? demanda Teppic.

— Ce n’est pas moi ! C’est lui tout seul ! Accrochez-vous ! »

Plus facile à dire qu’à faire. Teppic avait sellé l’animal mais négligé de le harnacher. Ptorothée, elle, disposait de pleines poignées de poils de chameau auxquels se tenir. Lui n’avait que de pleines poignées de Ptorothée. Partout où il essayait de placer les mains il tombait sur de la chair souple et chaude. Rien au cours de ses longues études ne l’y avait préparé, alors que pour Ptorothée c’était manifestement tout le contraire. Ses longs cheveux lui fouettaient la figure et dégageaient un parfum rare et aguichant[22].

« Ça va ? cria-t-il par-dessus le bruit du vent.

— Je m’accroche avec les cuisses !

— Pas facile !

— Question d’entraînement ! »

Pour galoper, les chameaux lancent les pieds aussi loin d’eux que possible puis courent pour les rattraper. Les articulations de ses genoux claquant comme des castagnettes, Sale-Bête tricota des pattes à l’assaut de la route en pente douce qui sortait de la vallée et moulina le long de la gorge étroite qui menait, sous d’imposantes falaises calcaires, vers le désert au-delà.

Derrière eux, torturée hors de toute proportion par la marée inexorable de la géométrie, incapable de décharger son fardeau temporel, la Grande Pyramide se mit à hurler, se souleva du sol puis, dans un sifflement d’air, imprima à sa masse un mouvement que rien ni personne n’aurait entravé, pivota en grinçant de quatre-vingt-dix degrés exactement et fit quelque chose contre nature au tissu de l’espace et du temps.

Sale-Bête filait à toute allure dans la gorge, le cou tendu de tout son long, ses puissants naseaux évasés comme des réacteurs d’avion.

« Il est mort de trouille ! brailla Ptorothée. Les animaux sentent toujours ces choses-là !

— Quelles choses ?

— Les feux de forêt, tout ça !

— On n’a pas d’arbres !

— Ben, les inondations, alors… tout ça ! Ils ont un drôle d’instinct naturel ! »

… Phi* 1 700 [u/v]. Latéral e/v. Égale une tranche de sept à douze…

Le vacarme s’abattit sur eux. Il était aussi silencieux qu’une boule de pissenlit réussissant un carreau mais il avait de la pression. Il leur roula dessus, étouffant comme du velours, écœurant comme du cervelas malaxé.

Puis il disparut.

Sale-Bête se remit au pas, une procédure compliquée qui nécessitait d’envoyer des instructions précises à chacune des pattes l’une après l’autre.

Il y eut une impression de relâchement, un sentiment de tension qui retombe.

Sale-Bête s’arrêta. Dans les premières lueurs de l’aube à naître il avait repéré un massif de syphacias épineux qui poussaient parmi les rochers en bordure de la piste.

… angle gauche. X égale 37. Y égale 19. Z égale 43. Mordre…

Le calme s’installa. Il n’y eut plus d’autre bruit que les éructations de l’appareil digestif du camélidé et les lointains gazouillis d’une chouette du désert.

Ptorothée se laissa glisser de son perchoir et se reçut maladroitement par terre. « Mon derrière, annonça-t-elle au désert en général, n’est qu’une grosse boursouflure. »

Teppic sauta de la selle et, moitié courant, moitié titubant, gravit l’éboulis à côté du chemin, puis il traversa au petit trot le plateau calcaire crevassé jusqu’à ce qu’il embrasse tout le panorama de la vallée.

Elle n’était plus là.


* * *

Il faisait encore noir quand Aneth le maître embaumeur se réveilla, le corps tout vibrant de l’impression que quelque chose clochait. Il se coula hors du lit, s’habilla en vitesse puis écarta le rideau qui tenait lieu de porte.

La nuit était douce et veloutée. Derrière les stridulations des insectes il y avait un autre bruit, comme de la friture, un léger grésillement à la limite de l’audible.

C’était peut-être ça qui l’avait réveillé.

Le fond de l’air était chaud et humide. Des volutes de brume s’élevaient du fleuve, et…

Les pyramides ne jetaient pas leurs feux.

Il avait grandi dans cette même maison : elle appartenait à la famille des maîtres embaumeurs depuis des millénaires, et il avait vu les pyramides s’embraser si souvent qu’il ne les remarquait plus, pas plus qu’il ne remarquait sa propre respiration. Mais à présent elles restaient obscures et silencieuses, et le silence hurlait, et l’obscurité aveuglait.

Mais il y avait pire. Ses yeux horrifiés fixèrent le ciel vide au-dessus de la nécropole ; ils virent les étoiles et à quoi elles étaient accrochées.

Aneth fut terrifié. Puis, réflexion faite, il eut honte de lui. Après tout, se dit-il, on m’a toujours dit que c’était comme ça. C’est l’évidence même. C’est la première fois que je le vois comme il faut, voilà tout.

Voilà tout. Je me sens mieux, maintenant ?

Non.

Il pivota et dévala la rue dans un claquement de sandales jusqu’à la maison qui abritait Gern et sa famille nombreuse. Il tira l’apprenti récalcitrant de la natte de couchage communautaire, l’entraîna dans la rue, lui tourna la figure vers le ciel et souffla : « Dis-moi ce que tu vois ! »

Gern plissa les yeux.

« J’vois les étoiles, maître, répondit-il.

— Sur quoi elles sont, petit ? »

Gern se détendit un peu. « Facile, maître. Tout le monde sait qu’elles sont sur le corps de la déesse Nept pliée en deux pour… Oh, bordel de merde.

— Tu la vois, toi aussi ?

— Oh, maman », gémit Gern en se laissant tomber à genoux.

Aneth hocha la tête. Il avait de la religion. C’était un grand réconfort de connaître la présence des dieux. Mais d’y être confronté l’enchantait beaucoup moins.

À cause d’un corps de femme arqué au-dessus des cieux, légèrement bleuté, légèrement indistinct à la lumière des étoiles pâles.

Elle était gigantesque, ses mensurations interstellaires. La zone d’ombre entre ses seins galactiques formait une nébuleuse noire, la courbe de son ventre un immense remous de gaz rougeoyants, son nombril l’incandescence bouillonnante et obscure où naissaient de nouvelles étoiles. Elle ne soutenait pas le ciel. Elle était le ciel.

Son visage démesuré à l’air triste, tourné vers le monde, au-dessus de l’horizon côté sens direct, regardait directement Aneth. Et Aneth s’apercevait que rien n’ébranle autant une croyance que de voir clairement et distinctement l’objet de cette croyance. Voir, contrairement à la sagesse populaire, n’est pas croire. C’est là que s’arrête la croyance parce qu’on n’a plus besoin d’elle.

« Oh, putain », gémit Gern.

Aneth lui tapa sur le bras.

« Arrête ça, dit-il. Et viens avec moi.

— Oh, maître, qu’est-ce qu’on va faire ? »

Aneth regarda la ville endormie autour de lui. Il n’en avait pas la moindre idée.

« On va rentrer au palais, dit-il d’un ton ferme. C’est sûrement un effet du… du… du noir. De toute façon, le soleil va se lever tout à l’heure. »

Il partit à grands pas en regrettant de ne pouvoir changer sa place avec celle de Gern et manifester ne serait-ce qu’un soupçon de terreur bredouillante. L’apprenti le suivit à la vitesse d’une limace au galop.

« J’vois des ombres devant les étoiles, maître ! Vous les voyez, maître ? Autour du bord du monde, maître !

— Rien que de la brume, petit », fit Aneth qui gardait résolument les yeux braqués devant lui et observait une attitude digne comme il sied au gardien de la Porte Gauche de la Loge du Natron et détenteur de plusieurs médailles en travaux d’aiguille.

« Là, dit-il. Tu vois, Gern, le soleil se lève. »

Ils s’arrêtèrent pour le regarder.

Puis Gern gémit, tout doucement.

Dans le ciel, très lentement, montait une grosse boule de feu. Poussée par un bousier plus grand que des mondes.

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