Chapitre 10.

Les graines croissaient au sommet des plus grands arbres de la forêt. Chacun ne donnait qu’une graine à la fois qui explosait comme un coup de canon lorsqu’elle était mûre. Un bruit qu’ils avaient pu entendre à de longs intervalles. Après l’explosion restait une sorte de coquille de noix lisse et régulièrement cloisonnée.

Dès qu’ils en virent une dériver devant eux, il se mirent à l’eau pour la hisser sur la berge. Vide, elle surnageait largement au-dessus des flots. Même en charge le franc-bord restait suffisant.

Il leur fallut deux jours pour l’aménager et tenter d’y arrimer un gouvernail. Ils confectionnèrent celui-ci à l’aide d’une longue tige terminée par une large palette, en espérant que cela suffirait. Chacun disposait d’une rame primitive au cas où ils devraient affronter des rapides.

Gaby largua l’amarre. Arquée, Cirocco les poussa à la gaffe vers le milieu du courant, puis prit son poste à la poupe, la main posée sur la barre. Une brise se leva, lui faisant à nouveau regretter de ne pas avoir de cheveux. Quel plaisir d’avoir les cheveux fouettés par le vent. Ce sont toujours les choses les plus simples qui vous manquent le plus, songea-t-elle.

Gaby et Bill, fort excités, avaient pour l’heure oublié leur animosité. Assis de part et d’autres de la coque ils surveillaient l’avant pour indiquer à Cirocco les écueils.

« Chantez-nous une chanson de marins, capitaine ! lui cria Gaby.

— Tu mélanges tout, imbécile, rit Cirocco. C’est aux esclaves du gaillard d’avant de pomper la cale et de chanter des chansons. T’as donc jamais vu La Sorcière des mers ?

— Je ne sais pas. C’est passé à la tridi ?

— C’est un film à plat avec ce bon vieux John Wayne. La Sorcière des mers était son navire.

— Je pensais que c’était le nom du capitaine. Tu viens de te trouver un surnom.

— Toi, fais gaffe sinon je m’arrange pour te passer à la planche.

— Et ce bateau-ci, Rocky, si on le baptisait ? demanda Bill.

— Eh, c’est qu’il lui faudrait un nom, pas vrai ? J’étais si occupée à dégotter du champagne pour le lancement que j’ai complètement oublié.

— Ne me parle pas de champagne, grogna Gaby.

— Des suggestions ? C’est l’occasion ou jamais d’une promotion.

— Je sais comment Calvin l’aurait baptisé, dit soudain Bill.

— Ne me parle pas de Calvin.

— En tout cas, nous nous sommes branchés sur la mythologie grecque. Il faudrait appeler ce navire l’Argo. »

Cirocco parut dubitative. « N’était-ce pas en rapport avec la quête de la Toison d’or ? Oh, ouais, je me souviens du film, maintenant.

— Nous ne cherchons rien du tout, remarqua Gaby. Nous savons où nous voulons aller.

— Dans ce cas, que diriez-vous de… » Bill fit une pause, l’air pensif. « Je pensais à Ulysse. Son vaisseau avait-il un nom ?

— Je ne sais pas. Notre mythologue nous a plaqués pour une pub de pneu hyper gonflé. Mais même s’il en avait un, j’aimerais autant ne pas l’employer. Ulysse n’avait eu que des ennuis. »

Bill ricana. « Superstitieuse, capitaine ? Je ne l’aurais jamais cru.

— C’est la mer, mon gars. Ses effets sur l’individu sont étranges.

— Ne me ressers pas tes dialogues de cinéma de minuit. Je vote pour baptiser ce bateau le Titanic. Voilà pour toi le navire tout trouvé.

— Une barrique pourrie. Ne tente pas le destin, moussaillon !

— Moi aussi, j’aime bien le Titanic, dit Gaby en riant. Qui le croirait, avec cette coque de noix montée en graine ? »

Cirocco leva les yeux au ciel, pensive. « Eh bien, qu’il en soit ainsi. Ce sera le Titanic. Puisse-t-il voguer longtemps. Vous pouvez l’acclamer et sinon vous esbaudir. »

L’équipage poussa trois hourras et Cirocco, hilare, fit une courbette.

« Longue vie au capitaine ! cria Gaby.

— Dites, reprit Cirocco, ne faudrait-il pas inscrire le nom sur le pare-chocs ou le machin, là ?

— Sur le quoi ? » Gaby semblait horrifiée.

Cirocco éclata de rire. « C’est bien le moment de vous le dire, mais j’y connais que dalle en nautisme. Qui a fait de la voile ici ?

— Moi, un peu, hasarda Gaby.

— Eh bien, tu seras notre pilote. Change de place avec moi. » Elle lâcha le gouvernail et se dirigea avec précaution vers l’avant. Elle s’adossa, s’étira et croisa les mains derrière la nuque. « Je prendrai les décisions importantes », leur dit-elle dans un énorme bâillement. « Ne me dérangez pas à moins d’un typhon. » Elle ferma les yeux sous un concert de huées.


La Clio était longue, sinueuse et lente. Au milieu, leurs rames de quatre mètres ne touchaient pas le fond. Lorsqu’ils les laissaient traîner dans l’eau ils pouvaient sentir des objets les heurter. Ils ne surent jamais de quoi il s’agissait. Ils maintenaient le Titanic à mi-chemin de l’axe du cours d’eau et de sa rive bâbord.

Cirocco n’avait envisagé d’aborder que pour le ravitaillement – opération qui ne leur prit jamais plus de dix minutes. En revanche, le guet ne s’était pas avéré une réussite : trop souvent le Titanic s’échouait et il fallait réveiller les dormeurs. Ils n’étaient pas trop de trois pour le remettre à flot lorsque la quille était envasée. Ils eurent tôt fait d’apprendre que leur embarcation n’était guère manœuvrable ce qui les contraignait à pousser à deux avec les rames pour l’écarter des hauts-fonds.

Ils avaient décidé de camper toutes les quinze ou vingt heures. Cirocco établit un roulement pour laisser en permanence deux personnes éveillées lorsqu’ils naviguaient et une lorsqu’ils campaient.

La Clio sinuait sur un terrain presque plat, tel un serpent dopé au Nembutal. Il leur arrivait de bivouaquer à moins d’un kilomètre en ligne droite de leur campement précédent. Sans le câble de soutènement arrimé au sol en plein centre d’Hypérion ils auraient perdu tout sens de l’orientation. Cirocco savait, grâce à leur reconnaissance aérienne, qu’ils auraient le câble à l’est longtemps après le confluent avec l’Ophion.

Le câble était toujours là, tel un inimaginable gratte-ciel qui montait et semblait basculer vers eux avant de disparaître au travers du toit vers l’espace. Ils passeraient non loin de lui sur leur route menant aux câbles inclinés tendus vers le rayon à la verticale de Rhéa. Cirocco espérait pouvoir l’examiner de près.

Leur existence prit un tour routinier. Bientôt ils travaillaient sans faille comme une équipe, sans presque avoir besoin de se parler. La plupart du temps, il n’y avait pas grand-chose à faire hormis guetter les barres de sable. Gaby et Bill passaient beaucoup de temps à améliorer les vêtements de chacun. L’un et l’autre étaient devenus habiles au maniement des aiguilles en os. Bill rafistolait en permanence le gouvernail et s’employait à rendre l’intérieur du navire plus confortable.

Cirocco passait le plus clair de son temps à rêvasser en regardant passer les nuages. Elle envisageait les différents moyens d’atteindre le moyeu et tentait d’anticiper les problèmes mais c’était une bien futile occupation. Les possibilités étaient trop variées pour autoriser une prévision raisonnable. Elle préférait de loin retourner à ses rêveries.

Elle finit par chanter et les surprit l’un et l’autre. Elle avait pris des cours de chant et de piano pendant dix ans dans son enfance et même avait envisagé une carrière lyrique avant que ne la saisisse le démon de l’espace. Personne ne l’avait su avant le voyage du Titanic ; elle avait jugé que distraire l’équipage par ses chansons ne convenait guère à son image. Maintenant elle s’en moquait, et le chant les rapprocha encore. Elle avait une voix d’alto riche et claire qui convenait admirablement aux vieux airs du folklore, aux ballades et aux chansons de Judy Garland.

Bill fabriqua un luth à partir d’une coque de noix, de fils de parachute et d’une peau de sourieur. Il apprit à en jouer et Gaby se joignit à eux avec un tambourin en coque de noix. Cirocco leur enseigna quelques chansons en leur fixant les harmonies : Gaby faisait une soprano passable, Bill un ténor détonant.

Ils chantèrent les chansons à boire des bars de O’Neil I, des chansons du hit-parade, des airs de dessins animés et de vieux films. L’un devint rapidement leur préféré compte tenu des circonstances. Il parlait d’une chaussée de briques jaunes[3] et du merveilleux magicien d’Oz. Ils le braillaient tous les matins en levant le camp, et criaient de plus belle lorsque la forêt leur répondait par ses cris.


* * *

Plusieurs semaines s’écoulèrent avant qu’ils n’atteignent l’Ophion. Leur paisible routine ne fut interrompue qu’à deux reprises seulement.

Le premier incident survint trois jours après leur départ lorsqu’un œil, au bout d’un long pédoncule, jaillit de l’eau à moins de trois mètres du Titanic. C’était bien un œil : cela ne faisait pas plus de doute que lors de leur rencontre avec Omnibus. D’un diamètre de vingt centimètres, il était enchâssé dans une orbite verte et flexible qu’à première vue on pouvait prendre pour une main verdâtre dont les doigts enserraient le globe par l’arrière. L’œil par lui-même était d’une teinte plus claire avec une pupille dilatée.

Ils se mirent à ramer vers la berge sitôt qu’ils aperçurent la créature. L’œil était pointé vers eux et ne trahissait ni intérêt ni émotion : il se contentait de les regarder fixement. Il ne parut guère s’émouvoir de leur fuite. Il regarda pendant deux à trois minutes puis disparut aussi rapidement qu’il avait surgi.

Une fois à terre, tous s’accordèrent pour estimer qu’il n’y avait pas grand-chose à faire. La créature ne s’était pas montrée hostile – ce qui ne présageait toutefois rien de son attitude future. Mais il n’était pas question d’interrompre leur expédition simplement à cause des gros poissons qui peuplaient la rivière.

Ils ne tardèrent pas à voir d’autres yeux et finirent même par s’y habituer. Ils ressemblaient tellement à des périscopes que Bill les surnomma des U-boote.

Quant au second incident, ils y étaient plus préparés car il s’était déjà produit auparavant : c’était cet énorme gémissement que Calvin avait baptisé Lamentation de Gaïa.

Ils avaient eu suffisamment de temps avant le pire de la tempête pour faire accoster le Titanic et chercher un abri sous le vent. Cirocco ne voulait pas aller sous les arbres : elle se rappelait la branche qui l’avait manquée de peu sur les hauts plateaux.

Les conditions d’observation n’étaient pas idéales avec cette bourrasque qui lui fouettait le visage tandis que les nuages roulaient au-dessus d’eux, pourtant elle parvint à entrevoir la progression de la tempête en provenance d’Océan. Elle descendait du toit : les nuages se déversaient par le vaste cône surmontant la mer gelée, tel le souffle glacé de Dieu. Le vent venait frapper la couche de glace en soulevant des tornades que la distance rendait minuscule mais qui devaient s’avérer gigantesques.

Cirocco pouvait voir au travers des nuages qui se ruaient sur Hypérion les câbles de soutènement inclinés reliant le sol au ciel au-dessus d’océan. S’ils oscillaient dans le vent, leur mouvement demeurait trop lent pour être perçu, mais il ne faisait aucun doute qu’ils devaient subir des contraintes énormes. De ces câbles s’écoulait un fin rideau de brume grise. En la voyant ainsi se déverser dans l’angle formé par le câble avec le sol elle dut faire un effort pour comprendre que les particules formant cette bruine, vues d’une telle distance, devaient être aussi grosses que des arbres. Puis les nuages obscurcirent toute vision et la neige se mit à tomber. Peu après la rivière devint agitée et son niveau monta presque à hauteur du Titanic échoué. Cirocco crut sentir le sol trembler.

Elle comprit qu’elle voyait à l’œuvre une partie du système éolien de Gaïa et se demanda par quel moyen l’air était aspiré à l’intérieur du rayon et quel mécanisme le refoulait ensuite. Elle s’interrogea également sur la violence d’un tel processus. Les observations de Calvin faisaient remonter à dix-sept jours la dernière Lamentation ; elle espérait qu’un délai identique s’écoulerait avant la prochaine.

Comme la fois précédente, la vague de froid ne se prolongea pas plus de six ou sept heures et la neige ne se maintint pas. Ils supportèrent mieux l’épreuve grâce aux vêtements en toile de dirigeable qui se révélèrent plus efficaces que leur aspect ne le laissait présager car ils faisaient office de coupe-vent.


Le trentième jour après leur émergence fut marqué par deux faits : l’un qui se produisit et l’autre qui ne se produisit pas.

Le premier était leur arrivée au confluent de la Clio et du puissant fleuve Ophion. Ils étaient alors loin dans le sud d’Hypérion, à mi-distance du câble vertical central et de son homologue méridional qui maintenant les dominaient l’un et l’autre.

L’Ophion était bleu-vert, plus large et plus rapide que la Clio. Il aspira le Titanic au milieu du courant et, après une période d’alerte où les voyageurs sondèrent le fond avec leurs rames, ils jugèrent que la voie était sûre. Par ses dimensions et sa vitesse le fleuve rappelait à Bill et Cirocco le Mississippi, mais ses berges étaient plus fournies en végétation et en grands arbres. C’était toujours la jungle mais l’Ophion était large et profond.

Cirocco se faisait beaucoup plus de soucis pour l’événement qui ne s’était pas produit – celui qu’elle avait attendu en comptant les jours sur la montre-bracelet de Calvin : depuis vingt-deux ans elle était aussi régulière que les marées et ce retard de ses règles était inquiétant.


« Tu savais que cela fait déjà trente jours ? demanda-t-elle à Gaby ce même soir.

— C’est vrai ? Je n’y avais pas songé. Elle fronça les sourcils.

— Ouais. Et je suis plus qu’en retard. J’ai toujours eu des périodes de vingt-neuf jours ; avec parfois un jour d’avance mais jamais de retard.

— Tu sais, moi c’est pareil.

— C’est ce que je pensais.

— Seigneur, mais ça ne rime à rien.

— Je me demandais justement quel genre de protection tu employais à bord. Est-ce qu’à ce moment tu aurais pu l’oublier ?

— Aucune chance : Calvin me donnait des pilules mensuelles. »

Cirocco soupira. « J’avais peur que ce soit quelque chose d’aussi infaillible que ça. Moi, je ne peux pas prendre de pilules : elles me donnent des nausées. J’utilisais un diaphragme permanent. Je l’avais lorsque nous avons plongé. Et je n’ai pas vraiment pensé à le vérifier avant que… bref, avant que nous n’ayons rejoint Bill et August et à ce moment il était peut-être déjà trop tard. » Elle hésitait à discuter de ce point avec Gaby. Ce n’était pas un secret qu’elle et Bill avaient fait l’amour et ce n’était pas non plus un secret qu’à bord du Titanic ils n’avaient eu ni le temps ni la place ni l’intimité pour le faire avec Gaby toujours dans leurs jambes.

« En tout cas, il est parti. Dévoré je suppose par la même chose qui a mangé nos cheveux. Ce qui, entre parenthèses, me donne la chair de poule. »

Gaby frissonna.

« Mais j’ai cru que ce pouvait être Bill. Maintenant je ne le pense plus vraiment. » Elle se leva pour se diriger vers Bill qui dormait sur le sol. Elle le réveilla et attendit qu’il eût repris ses esprits.

« Bill, nous sommes enceintes toutes les deux. »

Bill n’était pas aussi réveillé qu’il en avait l’air. Il cligna des yeux de surprise puis ses sourcils se froncèrent.

« Eh bien, ne me regardez pas comme ça. Pas vous. La dernière fois avec Gaby, c’était peu après que nous ayons quitté la Terre. En outre, j’ai une valve.

— Je n’ai rien supposé de tel », lui dit-elle d’un ton apaisant. Avec Gaby, hein ? songea-t-elle. Elle n’était pas au courant alors qu’elle croyait tout savoir de ce qui se passait à bord du Seigneur des Anneaux. « Cela ne fait que confirmer qu’il se passe ici quelque chose d’extrêmement bizarre. Quelque chose ou quelqu’un nous a fait une énorme blague mais je n’ai aucune envie de rire. »

Calvin était de parole : deux jours après que Cirocco eut averti une saucisse de passage, Omnibus planait au-dessus d’eux, une fleur bleue s’ouvrait avec leur médecin errant accroché aux suspentes. August le suivait de près. Ils atterrirent dans l’eau près de la berge.

Cirocco devait admettre que Calvin était en pleine forme : souriant, le pas léger, il salua tout le monde, apparemment sans rancune. Il voulait leur parler de ses voyages mais Cirocco avait hâte de connaître son opinion sur leur nouvelle situation. Avant même qu’elles n’aient terminé leur récit il avait pris un air fort sérieux.

« As-tu déjà eu des règles depuis notre arrivée ici ? demanda-t-il à August.

— Non.

— Cela fait trente jours, intervint Cirocco. Est-ce inhabituel pour toi ? » À voir l’étonnement d’August elle supposa que c’était le cas. « À quand remontent tes derniers rapports avec un homme ?

— Je n’en ai jamais eu.

— C’est bien ce que je craignais. »

Calvin réfléchit calmement quelques instants. Puis son froncement de sourcils s’accentua.

« Que puis-je vous dire ? Vous savez aussi bien que moi qu’une femme peut sauter une menstruation pour d’autres raisons. Chez les athlètes cela peut se produire à plusieurs reprises et nous ignorons encore pourquoi. Un stress, émotionnel ou physique, peut avoir les mêmes conséquences. Mais je crois que la probabilité qu’une telle chose se produise en même temps pour vous trois est minime.

— Je veux bien l’admettre, dit Cirocco.

— Cela pourrait venir du régime alimentaire. Impossible de savoir. Je puis juste vous dire que vous subissez toutes les trois ainsi que… euh, April, une sorte de convergence.

— Qu’est-ce à dire ? demanda Gaby.

— Cela se produit parfois avec des femmes qui vivent ensemble, comme c’est le cas à bord d’un vaisseau spatial où règne une certaine promiscuité. Un signal hormonal quelconque tend à synchroniser leurs menstruations. April et August avaient le même rythme depuis longtemps déjà et Cirocco n’avait que quelques jours de décalage. Deux périodes avant elle était en phase avec elles. Quant à toi Gaby, si tu te souviens, tu étais aléatoire.

— Je n’y ai jamais fait beaucoup attention.

— Mais c’était le cas. Toutefois, je ne vois pas le rapport avec la situation présente. Tout ce que je puis en déduire c’est qu’il se produit effectivement des choses bizarres. Il est possible que vous ayez toutes sauté une période, tout bêtement.

— Il est également possible que nous soyons toutes en cloque, et je frémis en songeant au père éventuel, remarqua Cirocco d’une voix aigre.

— C’est tout bonnement impossible, dit Calvin. Si tu veux dire que la chose qui nous a dévorés est responsable… je ne peux pas gober ça. Même sur Terre, aucun animal ne peut imprégner un être humain. Explique-moi comment cette créature étrangère a pu opérer.

— Je n’en sais rien, dit Cirocco. C’est en cela qu’elle est étrangère. Mais je reste persuadée qu’elle s’est immiscée en nous pour accomplir une chose qui lui paraît aussi parfaitement raisonnable que naturelle mais nous est, à nous, totalement étrangère. Et je n’aime pas ça et on voudrait savoir ce que tu comptes faire si nous sommes effectivement enceintes. »

Calvin passa la main dans les boucles serrées de son menton puis esquissa un sourire. « On ne m’a pas préparé à accoucher des vierges à la fac de médecine.

— Je ne suis pas d’humeur à plaisanter.

— Désolé. D’ailleurs ni toi ni Gaby n’êtes vierges. » Il eut un hochement de tête étonné.

« Nous songions à quelque chose de plus immédiat et de moins sacré, dit Gaby. Nous ne voulons pas de ces bébés – ou de ces choses, quelles qu’elles soient.

— Écoutez, pourquoi ne pas attendre encore trente jours avant de vous énerver ? Si vos règles ne sont pas revenues d’ici là, vous me rappelez.

— On préférerait en être débarrassées tout de suite », dit Cirocco.

Pour la première fois Calvin parut ennuyé. « Et moi je vous dis que je n’en ferai rien tout de suite : c’est trop risqué. Je pourrais fabriquer les instruments pour une intervention mais il faudrait ensuite les stériliser. Je n’ai même pas de spéculum et si je vous disais avec quoi il me faudrait improviser pour dilater le col cela suffirait à vous flanquer des cauchemars.

— Je peux te dire que ce qui me pousse dans le ventre me flanque déjà des cauchemars, coupa Cirocco, lugubre. Calvin, je n’ai même pas envie d’un bébé humain en ce moment même, et encore moins de ce que ça pourrait être. Je veux que tu fasses l’opération. »

August et Gaby opinèrent bien que cette dernière parût plutôt mal à l’aise.

« Et moi je vous répète : attendez un mois encore. Cela ne fera aucune différence. L’opération resterait la même : un simple curetage de la paroi interne de l’utérus. Mais peut-être que dans un mois vous aurez trouvé le moyen de faire du feu, de bouillir de l’eau, bref de stériliser les quelques instruments que j’aurai pu confectionner. N’est-ce pas sensé ? Je vous assure, je peux réaliser l’intervention avec un minimum de risques mais uniquement avec des instruments propres.

— Je veux seulement être débarrassée, répéta Cirocco. Je veux que tu me débarrasses de cette chose.

— Capitaine, un peu de calme. Réfléchis un peu. Si tu as une infection je ne pourrai rien faire. Il existe d’autres régions plus à l’est. Vous y trouverez peut-être comment faire du feu. Je chercherai, moi aussi. J’étais largement au-dessus de Mnémosyne quand m’est parvenu ton appel. Il se pourrait que je trouve quelqu’un qui utilise des outils et puisse me fabriquer un spéculum décent et un dilatateur.

— Ainsi donc tu repars ? demanda-t-elle.

— Oui, je repars après vous avoir tous examinés.

— Je te redemande de rester avec nous.

— Je suis désolé. C’est impossible. »

Cirocco n’aurait pu trouver aucun argument pour le retenir et, bien qu’elle caressât encore l’idée de la contraindre par la force, les mêmes objections surgissaient. En outre, un point nouveau entrait en ligne de compte depuis son départ : il n’eût été guère avisé de lever la main sur une personne ayant un ami de la taille d’Omnibus.


Il les jugea tous en parfaite santé, malgré ce retard de règles des femmes, puis resta quelques heures en leur compagnie quoique, semblait-il, à contrecœur. Il leur raconta ce qu’il avait vu lors de ses périples.

Océan était une contrée dangereuse, sinistre et glacée. Ils l’avaient traversée aussi vite que possible. Une race humanoïde l’habitait mais Omnibus avait refusé de descendre pour qu’il pût la voir de plus près. Les autochtones leur avaient lancé des pierres à l’aide d’une catapulte alors que la saucisse était pourtant à mille mètres au-dessus d’eux. Calvin les décrivit comme d’apparence humaine, mais couverts d’une longue toison blanche. Ils étaient du genre à tirer d’abord et discuter ensuite. Il les appelait les Yétis.

« Mnémosyne est un désert, poursuivit-il. Son aspect est étrange car ses dunes sont beaucoup plus élevées que leurs homologues terrestres, sans doute à cause de la gravité plus faible. Il y a de la végétation. J’ai pu entrevoir quelques petits animaux lorsque nous sommes descendus ainsi que, semblait-il, les ruines d’une ville et quelques bourgades. Des endroits qui auraient pu être des châteaux forts il y a mille ans, perchés sur des éperons rocheux et tombant en poussière. Pour les édifier cela a dû nécessiter mille ans d’un travail de coolie ou alors de sacrés bons hélicoptères.

« Je crois qu’une catastrophe s’est produite là-bas : tout tombe en poussière. Mnémosyne devait ressembler à cet endroit autrefois : on y retrouve même le lit asséché d’une rivière et les troncs pétrifiés d’arbres énormes, rongés par les tempêtes de sable. Quelque chose s’est détraqué dans le climat ou bien a échappé aux constructeurs.

« C’est sans doute ce ver que nous avons vu. D’après Omnibus, il est seul de son espèce. Mnémosyne est juste assez grande pour lui. S’il en a existé un autre, ils se sont battus jadis et seul cet ancêtre est resté. Il est assez gros pour gober Omnibus comme une vulgaire olive. »

Cirocco et Bill dévisagèrent Calvin lorsqu’il mentionna ces vers géants.

« Je n’ai pas eu l’occasion de le voir en entier mais je ne serais guère surpris s’il faisait vingt kilomètres de long. C’est un simple tube, long, énorme, avec un orifice gigantesque à chaque extrémité. Le corps est segmenté, d’aspect rigide, un peu comme une carapace de tatou. La bouche évoque une scie circulaire avec ses dents en couronne à l’intérieur comme à l’extérieur. Il passe son temps sous le sable mais le manque de profondeur le contraint parfois à faire surface ; c’est à cette occasion que nous l’avons vu.

— Il y avait un ver identique dans un bouquin, remarqua Bill.

— Dans un film aussi, renchérit Cirocco. Son titre était Dune. »

Calvin parut ennuyé par leur interruption et leva les yeux pour s’assurer qu’Omnibus était toujours dans les parages.

« En tous les cas, je me suis demandé si ce ver n’était pas à l’origine de la situation déplorable de Mnémosyne. Est-ce que vous imaginez les dégâts qu’il pourrait occasionner aux racines des arbres ? Il serait capable de ruiner toute la région en l’espace de deux ans. Les arbres meurent, peu après le sol se détériore, devient incapable de retenir l’eau, et les rivières deviennent souterraines. Ce doit être le cas, vous savez : l’Ophion traverse Mnémosyne. On distingue l’endroit où il disparaît et celui d’où il resurgit. Son cours ne s’interrompt pas mais c’est sans aucun profit pour Mnémosyne.

« C’est alors que je me suis dit que les créateurs de cet endroit n’y auraient certainement jamais mis pareille créature. Il ne doit pas apprécier l’obscurité sinon il aurait déjà traversé Océan et ruiné tout le pays. Si cela ne s’est pas produit ce n’est je crois que par chance et si l’endroit est ainsi à la merci du hasard je ne pense pas qu’il subsiste longtemps. Ce ver doit être une mutation malencontreuse et cela signifie que personne ici n’a les moyens de le tuer pour remettre les choses en ordre. Je crains que les constructeurs n’aient disparu ou ne soient retournés à l’état sauvage, comme dans les histoires que tu nous racontais, Bill.

— C’est une éventualité », approuva ce dernier.

Cirocco renifla. « Bien entendu. Tout comme il est possible que ce ver vous fasse extrapoler. Peut-être que les gens d’ici aiment les vers et ne pouvaient pas supporter d’abandonner celui-ci. Et lorsqu’en grandissant il eut besoin d’un plus grand gîte ils lui ont offert Mnémosyne. De toute manière il nous reste toujours à tenter de gagner le moyeu.

— C’est ton rayon, approuva Calvin. De mon côté je vais faire le tour de la couronne pour découvrir ce qui reste en vie. Les constructeurs ont peut-être fait la culbute mais conservent une technologie suffisante pour fabriquer une radio. Si tel est le cas, je viendrai vous le dire et vous serez libres de rentrer.

— Nous ? dit Cirocco. Écoute, Calvin : nous sommes tous embarqués dans la même galère. Ce n’est pas parce que tu ne veux pas rester collé après nous qu’on va t’abandonner ici. »

Calvin fronça les sourcils mais ne dit plus rien.


Avant que ne démarre Omnibus, Calvin leur largua quelques sourieurs attachés à des parachutes. Il s’en servait comme lest pour détacher les toiles de leur attache car les suspentes et la soie bleuâtre étaient pour l’instant les denrées les plus utiles qu’ils aient découvertes.

Gaby replia les parachutes et les rangea soigneusement, en se promettant de vêtir Cirocco comme une reine. Cirocco s’y résigna : c’était peu cher payer pour contenter Gaby.

Et le Titanic fut remis à flots mais cette fois avec une mission bien précise : il leur fallait rencontrer une race suffisamment avancée pour qu’elle leur prête assistance en matière de chirurgie aseptique, ou trouver un moyen de faire du feu, et ce, le plus vite possible. La chose dans son ventre n’attendrait pas.

Elle y repensa beaucoup dans les jours qui suivirent. Sa répulsion était comme un poing serré dans ses entrailles. Elle provenait pour la plus grande part de la nature inconnue de la bête qui avait planté sa graine en elle.

Et pourtant l’avortement fût resté son choix même si elle avait été certaine de nourrir en son sein un embryon humain. Cela n’avait rien à voir avec l’idée de maternité ; elle envisageait de devenir mère après sa retraite de la NASA, probablement vers quarante ou quarante-cinq ans. Elle avait une douzaine de cellules en suspension cryogénique à la station O’Neil I, attendant d’être fertilisées et implantées dès qu’elle se sentirait prête à donner le jour à un enfant. C’était une précaution usuelle chez les astronautes et même chez les colons lunaires ou ceux des stations L5 : une garantie contre les dommages causés aux tissus reproducteurs par les rayonnements. Elle pensait élever un garçon et une fille lorsqu’elle aurait l’âge d’être leur grand-mère.

Mais elle choisirait son moment. Que le père soit un homme et un amant, ou bien une monstruosité informe dans les entrailles de Gaïa, c’est elle qui contrôlerait ses propres organes reproducteurs. Elle n’était pas encore prête. Pas avant de nombreuses années. Sans compter que Gaïa n’était pas un endroit pour s’encombrer d’un bébé. Elle avait encore des tas de choses à faire, des tâches où la présence d’un enfant soulèverait autant de problèmes qu’ici. Et elle avait la ferme intention de sortir d’ici pour accomplir ces projets.

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