Chapitre 26.

Vu de haut, le camp de base de l’expédition ressemblait à une monstrueuse fleur brune. Une balafre s’était ouverte dans le sol juste à l’est de Titanville et commençait à dégorger les Terriens.

Le flot semblait interminable. Tandis que Cirocco l’observait depuis la nacelle d’Omnibus, un globe de gélatine bleue en forme de pilule jaillit du sol et tomba sur le côté. Le revêtement ne tarda pas à se liquéfier en révélant sous sa gangue une chenillette argentée. Le véhicule se dégagea de la mer bourbeuse pour se diriger vers l’alignement de six machines identiques déjà garées à proximité d’un complexe de dômes gonflables avant de décharger ses cinq passagers.

« Ces mecs sont venus en y mettant le paquet, observa Gaby.

— Regarde donc par là. Et ce n’est que l’équipe d’atterrissage : Wally va tenir son vaisseau à distance pour ne pas se faire cueillir.

— Tu es sûre de vouloir descendre ?

— Il le faut. Tu dois bien le savoir. »

Calvin considéra le spectacle et renifla.

« Si ça ne vous dérange pas, dit-il, je reste en haut. Ça pourrait tourner mal si je descendais.

— Je peux te protéger, Calvin.

— Ça reste à voir. »

Cirocco haussa les épaules. « Peut-être veux-tu rester également, Gaby.

— Je vais où tu vas, répondit-elle simplement. Tu dois bien le savoir. Tu crois que Bill est encore en bas ? Ils l’ont sans doute déjà évacué.

— Je crois qu’il attendra. Et d’ailleurs, il faut que je descende pour voir ça de plus près. »

Et elle lui indiqua l’amas de métal brillant qui surgissait à l’ouest du camp, au milieu de sa propre fleur de terre retournée. Il n’avait aucune forme définie, rien ne pouvait révéler qu’il ait pu être autre chose qu’une simple épave. C’étaient les ossements du Seigneur des Anneaux. « Allez on saute », dit Cirocco.


« … et elle affirme avoir effectivement œuvré dans notre intérêt tout au long de cet incident prétendument agressif. Je ne puis vous présenter aucune preuve concrète de la plupart de ces assertions. Il ne peut y avoir aucune preuve, hormis l’exemple concret de son comportement durant un laps de temps convenable. Mais je ne vois pas en quoi elle pourrait représenter une menace pour l’humanité, présentement ou dans l’avenir. »

Cirocco se radossa et saisit son verre d’eau en regrettant que ce ne fût pas du vin. Elle avait parlé pendant deux heures, interrompue seulement par Gaby pour souligner ou corriger certains points de détail de son rapport.

Ils se trouvaient sous le dôme circulaire qui tenait lieu de poste de commandement à la mission au sol. La pièce était assez grande pour contenir les sept officiers, Cirocco, Gaby et Bill. Dès leur atterrissage, on y avait sans tarder conduit les deux femmes et après les présentations on leur avait demandé leur rapport.

Cirocco se sentait déplacée. Bill et l’équipage de l’Unité étaient vêtus d’uniformes rouge et or immaculés, sans un pli. Ils respiraient la propreté.

Et leur aspect était franchement trop militaire au goût de Cirocco. L’expédition du Seigneur des Anneaux avait évité cela au point même d’éliminer les titres militaires, hormis celui de capitaine. À l’époque du lancement, la NASA faisait son possible pour effacer toute trace de ses origines militaires. On avait cherché à placer la mission sous la houlette des Nations unies même si la notion qu’elle fût autre chose qu’une expédition purement américaine ressortissait de la pure fiction. Cela représentait toutefois un grand pas.

L’Unité, par son nom même, témoignait que les nations de la Terre collaboraient plus étroitement. Son équipage multinational prouvait que la tentative du Seigneur des Anneaux avait réuni les nations autour d’un but commun.

Mais les uniformes révélaient à Cirocco quel était ce but.

« Vous préconisez donc la poursuite d’une politique pacifique », dit le capitaine Svensen. Il parlait par le biais d’un récepteur de télévision placé sur le bureau pliant au centre de la pièce. En dehors des chaises, c’était l’unique élément de mobilier.

« Le plus que vous puissiez y perdre, c’est votre équipe d’exploration. Regardez les choses en face, Wally : Gaïa sait pertinemment que ce serait un acte de guerre et que le vaisseau suivant ne serait même pas habité : ce serait une grosse bombe H. »

Le visage sur l’écran fronça les sourcils puis opina.

« Excusez-moi un instant, dit-il. Je voudrais en discuter avec mon état-major. » Il fit mine de se détourner puis se ravisa.

« Et vous, Rocky ? Vous ne nous avez pas dit si vous la croyez. Dit-elle la vérité ? »

Cirocco n’eut aucune hésitation.

« Oui, elle dit vrai. Vous pouvez compter sur elle. »

Le commandant au sol, le lieutenant Strelkov, attendit pour s’assurer que le capitaine n’avait plus rien à dire puis se leva. C’était un jeune homme élégant affligé d’un menton fuyant et – bien que Cirocco eût du mal à le croire – il était soldat dans l’armée soviétique. C’était presque encore un enfant.

« Puis-je vous offrir quelque chose ? » lui demanda-t-il dans un excellent anglais. « Peut-être avez-vous faim après votre voyage de retour.

— Nous avons mangé juste avant de sauter, répondit Cirocco en russe. Mais si vous aviez du café… »


« Tu n’as pas vraiment terminé ton histoire, disait Bill. Il reste encore ton retour après ta conversation avec Dieu.

— On a sauté, dit Cirocco en sirotant son café.

— Vous… »

Elle se tenait avec Bill dans un « coin » de la pièce circulaire, leurs deux chaises rapprochées, tandis que les officiers de l’Unité murmuraient entre eux à voix basse autour du récepteur de télévision. Bill avait l’air en forme. Il marchait avec une béquille et sa jambe le faisait apparemment souffrir lorsqu’il s’appuyait dessus mais son moral était au beau fixe. La toubib de l’Unité l’avait assuré qu’elle pourrait l’opérer sitôt qu’il serait à bord et pensait qu’il n’en conserverait aucune séquelle.

« Pourquoi pas ? lui demanda Cirocco en esquissant un sourire. Nous avions gardé jusqu’en haut nos parachutes par mesure de sécurité, alors pourquoi ne pas s’en servir ? » Il en était encore bouche bée. Elle rit et, se laissant attendrir, lui posa la main sur l’épaule. « D’accord, on a réfléchi un bon moment avant de se décider à sauter. Mais cela n’avait vraiment rien de dangereux. Gaïa avait maintenu les deux valves ouvertes pour nous après avoir appelé Omnibus. Nous avons fait les quatre cents premiers kilomètres en chute libre avant d’atterrir sur le dos d’Omnibus. » Elle tendit sa tasse pour qu’un officier la resserve en café puis se retourna vers Bill.

« Mais assez parlé de moi. Raconte-moi. Comment ça s’est passé de ton côté ?

— Rien d’aussi intéressant, j’en ai peur. J’ai passé mon temps en rééducation avec Calvin et j’ai un peu tâté de la Titanide.

— Ah bon. Quel âge avait-elle ?

— Quel… ? je parle de la langue, espèce d’idiote. » Il rit. « J’ai appris à chanter po-po et pi-pi et Bill a faim. Je me suis vraiment éclaté. Et puis j’ai décidé de me remuer le cul et de faire vraiment quelque chose puisque tu n’avais pas voulu m’emmener. J’ai commencé à discuter avec les Titanides d’un sujet que je connais un peu, à savoir l’électronique. Je me suis plongé dans les lianes-à-cuivre, les vers-à-pile et les gousses-à-circuit-intégré ; et peu après j’avais construit un émetteur-récepteur. »

Son visage s’épanouit en voyant la tête de Cirocco.

« Alors, ce n’était pas… »

Il eut un haussement d’épaules. « Tout dépend de la façon de voir les choses. Tu n’arrêtais pas de penser à une radio capable d’atteindre la Terre. Je suis incapable d’en construire une. Celle que j’ai n’est pas très puissante – je peux tout juste dialoguer avec l’Unité quand il est au-dessus de moi et le signal n’a qu’à traverser le toit. Mais même si je l’avais montée avant ton départ, tu serais partie quand même, pas vrai ? L’Unité n’était pas encore arrivé si bien que ma radio serait demeurée inutile.

— Je suppose que tu as raison. J’avais d’autres choses à faire.

— J’ai entendu. » Il fit une grimace. « Ce furent d’ailleurs mes pires moments, confessa-t-il. Je commençais à bien aimer les Titanides et puis tout soudain, elles ont pris cet air rêveur et se sont mises à détaler dans la campagne. J’ai cru tout d’abord à une nouvelle attaque des anges mais aucune n’est revenue. Tout ce que j’ai trouvé, ce fut un grand trou dans le sol.

— J’en ai remarqué plusieurs en arrivant, nota Gaby.

— Elles sont revenues, poursuivit Bill. Elles ne se souviennent plus de nous. »

Cirocco s’était mise à rêver. Elle ne se faisait pas de souci pour les Titanides. Elle savait qu’elles n’auraient pas de problèmes et que dorénavant elles n’auraient plus à souffrir des combats. Mais il était triste de savoir que Cornemuse ne se souviendrait plus d’elle.

Elle avait observé l’équipage de l’Unité en se demandant pourquoi personne ne venait leur parler. Elle savait bien qu’elle ne sentait pas très bon mais ne pensait pas que c’était une raison suffisante. Avec quelque surprise elle se rendit compte qu’ils avaient peur d’elle. Cette idée la fit sourire.

Elle réalisa que Bill lui avait parlé.

« Je suis désolée, qu’est-ce que tu disais ?

— Gaby dit que tu n’as pas encore tout raconté. Qu’il y a encore quelque chose et que je devais le savoir.

— Oh ! ça ! » et elle fusilla Gaby du regard. Mais il faudrait bien aborder la question, tôt ou tard.

« Gaïa, euh… elle m’a offert un job, Bill.

— Un job ? » Il avait levé un sourcil, ébauchant un sourire.

« Un poste de “Sorcière”, pour reprendre ses termes. Elle a une tendance au romantisme. Je suis certaine que tu l’aimerais ; et elle adore la science-fiction, aussi.

— Et en quoi consiste ce job ? »

Cirocco ouvrit les mains. « Conciliations en tout genre, sans précision. Chaque fois qu’elle a un problème, je vais voir ce que je peux faire. Il existe ici quelques territoires insoumis – au sens propre du terme. Elle a pu me promettre une immunité limitée, une espèce de passeport conditionnel fondé sur le fait que les cerveaux régionaux se souviennent de ce qu’elle a fait à Océan et n’oseront pas me toucher lorsque je traverserai leur territoire.

— C’est tout ? Plutôt risqué, comme proposition.

— Effectivement. Elle a promis de m’éduquer, de m’emplir la tête d’une quantité phénoménale de connaissances de la même façon que j’ai appris à chanter le Titanide. Je devrais avoir son aide et son soutien. Rien de magique : disons que je serai capable de faire s’ouvrir le sol pour engloutir mes ennemis.

— Ça, je veux bien le croire.

— J’ai pris le job, Bill.

— T’es vraiment un numéro, tu sais ? » Il le disait avec une trace d’amertume mais dans l’ensemble il avait mieux pris la chose que ne l’avait craint Cirocco. « Ça m’a l’air du genre de boulot à te plaire : la main gauche de Dieu. » Il hocha la tête. « Bordel, c’est vraiment un endroit impossible. On peut ne pas l’aimer, tu sais. Je commençais à m’y faire lorsque toutes les Titanides ont disparu. Cela m’a fait un choc, Rocky. J’ai vraiment eu l’impression que quelqu’un venait d’enlever tous ses jouets simplement parce que la partie ne l’intéressait plus. Comment peux-tu être certaine de ne pas être l’un de ses jouets ? Tu étais jusqu’à présent ta propre patronne ; crois-tu pouvoir encore l’être ?

— Honnêtement, je n’en sais rien. Mais je me sens tout bonnement incapable de retourner sur Terre pour reprendre un travail de bureau et les tournées de conférences. Tu as vu des astronautes sur le retour : je pourrais décrocher un siège au conseil d’administration de n’importe quelle grosse boîte. » Elle rit et Bill sourit légèrement.

« C’est bien ce que je vais faire, lui dit-il. Mais j’espère entrer dans un département de recherche. Je n’ai pas peur de quitter l’espace. Tu sais que je vais partir, n’est-ce pas ? »

Cirocco opina. « Je l’ai su en voyant ton superbe uniforme. »

Il gloussa mais sans joie. Ils s’entre-regardèrent un moment puis Cirocco s’avança et lui prit la main. Il eut un sourire en coin, se pencha vers elle et déposa un baiser furtif sur sa joue.

« Bonne chance.

— À toi aussi, Bill. »

De l’autre côté de la pièce, Strelkov s’éclaircit la gorge.

« Capitaine Jones, le capitaine Svensen désirerait vous parler.

— Oui, Wally ?

— Rocky, nous avons envoyé sur Terre votre rapport. Il va falloir l’analyser si bien qu’aucune décision définitive n’interviendra avant plusieurs jours. Mais ici, nous avons ajouté à vos recommandations les nôtres et je ne pense pas qu’il y ait le moindre problème. Je compte pouvoir transformer le camp de base en mission culturelle assortie d’une ambassade des Nations unies. Je vous aurais bien offert le poste d’ambassadeur mais nous avions amené quelqu’un au cas où les négociations seraient couronnées de succès. En outre, je suppose que vous avez hâte de rentrer. »

Gaby et Cirocco se mirent à rire, bientôt rejointes par Bill.

« Désolée, Wally, mais je ne suis pas pressée de rentrer. Je ne pars pas du tout. Et je n’aurais pas pu prendre la place même si vous me l’aviez offerte.

— Pourquoi pas ?

— Conflit d’intérêts. »


Elle s’était doutée que les choses ne seraient pas simples et elles ne l’étaient pas.

Elle présenta dans les formes sa démission, donna ses raisons au capitaine Svensen puis l’écouta patiemment lui expliquer en termes de plus en plus péremptoires pourquoi il fallait qu’elle revienne et, pour faire bonne mesure, pourquoi Calvin devait revenir lui aussi.

« Le docteur dit qu’on peut le traiter. On peut restaurer la mémoire de Bill et sans doute soigner la phobie de Gaby.

— Je suis certaine que Calvin peut être guéri mais il est très heureux là où il se trouve. Quant à Gaby, elle est déjà guérie. Mais que comptez-vous faire pour April ?

— Justement, je pensais que vous pourriez la persuader de revenir auprès de nous avant votre embarquement. Je suis sûr que…

— Vous ne savez pas de quoi vous parlez. Je ne pars pas et cela met fin à toute discussion. Ravie d’avoir pu m’entretenir avec vous. » Sur ce, elle tourna les talons et sortit de la salle à grands pas. Personne ne s’avisa de l’arrêter.


Gaby et elle faisaient leurs préparatifs dans un champ à quelque distance du camp de base. Lorsqu’elles eurent terminé elles se redressèrent, côte à côte, et attendirent. Cela prit plus longtemps que prévu. Elle commençait à se sentir nerveuse et jetait des regards furtifs à la montre usée de Calvin.

Strelkov sortit du dôme au pas de course en hurlant des ordres aux hommes qui étaient en train d’édifier un hangar pour les chenillettes. Il s’arrêta brusquement, désarçonné, en réalisant que Cirocco n’était pas loin et qu’elle l’attendait. Il fit signe aux hommes de rester en alerte et s’avança vers les deux femmes.

« Je suis désolé, capitaine, mais le commandant Svensen m’a donné l’ordre de vous arrêter. » Il semblait sincèrement s’en excuser, mais gardait toutefois la main près de son arme. « Voulez-vous me suivre, je vous prie ?

— Regardez par là, Sergei. » Et elle lui montra un point au-dessus de son épaule.

Il fit mine de se tourner puis sortit son arme, pris d’un soudain soupçon. Il recula de biais afin de pouvoir jeter un œil vers l’ouest.

« Gaïa, écoute-moi ! » cria Cirocco. Strelkov la considéra avec nervosité. En évitant soigneusement de faire le moindre geste menaçant, elle leva les bras en direction de Rhéa, vers la Porte des Vents et le câble qu’elle avait escaladé avec Gaby.

Elle entendit des cris derrière elle.

Une vague descendait le long du câble, presque imperceptible, mais produisant la même ondulation nette que l’on peut voir parcourir un tuyau d’arrosage lorsqu’on le secoue d’une brève torsion de poignet. L’effet produit sur le câble était explosif : un nuage de poussière se développa autour de lui. Dans la poussière on voyait des arbres déracinés.

L’onde toucha le sol, la Porte des Vents se souleva, se brisa, projeta des rochers dans les airs.

« Couvrez-vous les oreilles ! » cria Cirocco.

Le bruit les frappa brusquement, jetant au sol Gaby. Cirocco tituba mais parvint à rester debout tandis que le tonnerre des dieux roulait autour d’elle, que l’onde de choc arrachait les lambeaux de ses vêtements et que le vent se levait.

« Regardez ! » cria-t-elle encore en tendant les mains pour les lever lentement vers le ciel. Nul ne pouvait l’entendre mais ils virent une centaine de geysers jaillir du sol desséché, transformant Hypérion en fontaine noyée de bruine. Des éclairs sillonnaient le brouillard qui s’épaississait, leur tonnerre noyé dans le rugissement puissant qui se répercutait encore sur les murs lointains.

Il fallut longtemps pour que le calme revienne et pendant tout ce temps personne ne bougea. La dernière fontaine n’était plus qu’un mince ruisseau que Strelkov était encore assis là où il était tombé, les yeux fixés sur le câble et la poussière qui retombait.

Cirocco se dirigea vers lui et l’aida à se lever.

« Dites à Wally de me laisser tranquille », lui dit-elle, puis elle s’éloigna.


« C’était très habile, lui dit plus tard Gaby, vraiment très habile.

— Simple jeu de miroirs, ma chère.

— Quelle impression ça t’a fait ?

— J’ai bien failli mouiller ma culotte. Tu sais, on doit finir par y prendre son pied. C’était prodigieusement excitant.

— J’espère que tu n’auras pas à le faire trop souvent. »

Cirocco l’approuva silencieusement. Cela avait été tangent.

La démonstration, effrayante parce qu’elle s’était produite à son commandement, serait restée tout bonnement inexplicable si elle s’était produite avant que Strelkov ne sorte du dôme pour la menacer.

En tout cas, elle ne pouvait rééditer le spectacle avant cinq ou six heures même si elle l’avait demandé à ce moment.

Elle pouvait communiquer assez rapidement avec Gaïa : elle avait dans la poche une graine-radio. Mais Gaïa ne pouvait réagir avec promptitude. Pour réaliser la performance terrifiante qu’elle venait d’accomplir il lui fallait des heures de préparation.

Cirocco avait envoyé le message réclamant cette démonstration alors qu’elle était encore à bord d’Omnibus et après avoir envisagé l’enchaînement probable des événements. Depuis cet instant, il avait fallu jouer contre la montre, en une guerre des nerfs épuisante pour faire traîner son histoire ici, escamoter une réponse là, en gardant toujours à l’esprit les forces qui s’accumulaient dans le moyeu et sous ses pieds. Son avantage résidait dans le battement qu’elle s’était accordé pour chronométrer sa démission mais l’inconvénient demeurait l’estimation du délai nécessaire à Wally Svensen pour ordonner son arrestation.

Elle pouvait constater que la sorcellerie n’allait pas s’avérer une tâche facile.

D’un autre côté, son boulot ne consisterait pas uniquement à réclamer les foudres divines.

Elle avait les poches bourrées de tout ce qu’elle avait pu accumuler comme dispositifs de secours au cas où le déchaînement des éléments n’aurait pu parvenir à intimider l’expédition au sol, des choses qu’elle avait dénichées en fouinant à travers Hypérion avant de rembarquer à bord d’Omnibus pour gagner le camp de base. Il y avait un lézard à huit pattes qui pouvait cracher un tranquillisant lorsqu’on le serrait, un assortiment bizarre de baies aux propriétés analogues une fois ingérées, des feuilles et des morceaux d’écorce produisant une poudre aveuglante et, en dernier ressort, une noix qui faisait une grenade à main passable.

Elle avait dans la tête des bibliothèques entières de documentation sur la vie sauvage ; s’il y avait eu des Jeannettes sur Gaïa elle aurait raflée tous les badges de débrouillardise ; elle pouvait chanter aux Titanides, siffler aux saucisses mais aussi croasser, gazouiller, pépier, grogner et mugir dans une douzaine de langages qu’elle n’avait même pas une seule chance d’utiliser pour dialoguer avec des créatures qu’elle n’avait pas encore rencontrées.

Gaby et elle avaient craint que toutes les informations que se proposait de leur offrir Gaïa ne puissent entrer dans un cerveau humain. Curieusement, elles n’avaient eu aucune difficulté. Elles se s’étaient pas même aperçues du changement ; lorsqu’elles avaient besoin de savoir quelque chose, elles le savaient, exactement comme si elles l’avaient appris à l’école.

« Il est temps de se diriger vers les collines, non ? suggéra Gaby.

— Pas encore. Je doute que Wally nous cherche encore des ennuis une fois qu’il se sera fait à l’idée. Ils verront que nous leur sommes plus utiles s’ils entretiennent avec nous de bonnes relations.

« Mais je voudrais voir encore une chose avant de partir. »


Elle s’était préparée pour un moment plein d’émotion. C’était le cas, mais cela se passait mieux qu’elle ne l’avait craint et d’une façon fort différente de ce qu’elle avait cru. Ses adieux avec Bill avaient été plus difficiles.

L’épave du Seigneur des Anneaux était triste et silencieuse. Elles la parcoururent en silence, reconnaissant un élément ici ou là mais le plus souvent incapables de dire ce qu’avaient pu être ces tronçons de métal tordu.

Le colosse argenté luisait sourdement dans le merveilleux après-midi d’Hypérion, à demi enfoui dans la poussière tel un King-Kong robot après sa chute. Les herbes avaient déjà envahi le sol retourné. Des plantes grimpantes rampaient sur les structures en ruine. Une fleur jaune, solitaire, s’était épanouie au centre de ce qui avait été la console de commande de Cirocco.

Elle avait espéré retrouver quelque souvenir de sa vie passée mais elle n’avait jamais été très possessive et n’avait emporté avec elle que peu de témoignages de sa vie personnelle. Les quelques photos avaient été sans doute dévorées, tout comme le livre de bord et l’enveloppe pleine de coupures de presse. Elle aurait bien aimé mettre la main sur la chevalière de sa classe – elle la revoyait encore, posée sur l’étagère près de son armoire, la dernière fois où elle l’avait ôtée – mais il y avait bien peu de chances qu’elle la retrouve.

Elles aperçurent à quelque distance un membre de l’équipage de l’Unité. Il escaladait l’épave en prenant au hasard des photos. Cirocco le prit tout d’abord pour le photographe de vaisseau puis comprit qu’il prenait les clichés pour son propre compte avec son appareil personnel. Elle le vit ramasser un objet et le fourrer dans sa poche.

« Reviens dans cinquante ans, observa Gaby, et ils seront fichus de l’avoir entièrement pillé. » Elle regarda pensivement autour d’elle. « Ça ferait le coin idéal pour une boutique de souvenirs. Pour vendre des pellicules et des hot-dogs ; tu serais parfaite.

— Tu ne crois pas que c’est ce qui va se produire, non ?

— Tout dépendra de Gaïa, je suppose. Elle a effectivement affirmé qu’elle laisserait les gens visiter. Ce qui est synonyme de tourisme.

— Mais le prix… »

Gaby rit. « Tu en es encore restée à l’époque du Seigneur des Anneaux, mon capitaine. Tout ce dont on était capable, c’était de débarquer à sept ici. Bill dit que l’équipage de l’Unité est de deux cents hommes. Qu’aurais-tu dit d’avoir l’exclusivité de la vente de films sur O’Neil I il y a trente ans ?

— Je serais riche à cette heure, concéda Cirocco.

— S’il existe ici un moyen de devenir riche, quelqu’un le prendra bien. Alors pourquoi ne pas faire de moi ton ministre du Tourisme et de l’Environnement ? Je ne suis pas sûre d’apprécier le rôle d’apprentie sorcière. »

Cirocco était radieuse. « Tu as pigé le coup. Tâche de mettre une sourdine aux passe-droits et au népotisme, veux-tu ? »

Gaby balaya le paysage d’un vaste mouvement du bras, le regard perdu dans le lointain.

« Je m’imagine très bien le tableau : ici, la crêperie – style grec classique bien entendu – et on pourrait y vendre des Gaïaburgers et des milk-shakes. Je limiterai la hauteur des affiches à cinquante mètres, maxi, et je réglementerai l’usage des néons. Venez voir les anges ! Respirez le souffle de Dieu !

Descendez les rapides de l’Ophion ! Par ici pour les promenades en Centaure, dix petits dollars seulement ! N’oubliez pas d’apporter… »

Elle poussa un glapissement en sautant d’un pied sur l’autre quand le sol se mit à trembler.

« Mais je plaisantais, bordel ! » lança-t-elle vers le ciel puis elle jeta un regard soupçonneux à Cirocco qui rigolait franchement.

Un bras jaillit du sol à l’endroit même où s’était tenue Gaby. La terre s’éboula et révéla un visage puis une touffe de cheveux multicolores.

Elles s’agenouillèrent et désensablèrent la Titanide qui toussait et crachait, et finit par dégager son torse et ses antérieurs. Elle marqua une pause pour reprendre des forces et dévisagea avec curiosité les deux femmes.

« Hello, chanta Cornemuse. Qui êtes-vous ? »

Gaby se releva et lui tendit la main.

« Vous ne vous souvenez vraiment pas de nous, n’est-ce pas ? chanta-t-elle.

— Je me rappelle vaguement. Comme si je vous connaissais effectivement. Ne m’auriez-vous pas offert du vin, il y a bien longtemps ?

— Certes, chanta Gaby. Et vous m’avez retourné la faveur.

— Sortez de là, Cornemuse, chanta Cirocco. Vous auriez besoin d’un bon bain.

— Je me souviens également de vous. Mais comment diable arrivez-vous à tenir si longtemps debout sans vous flanquer par terre ? »

Cirocco éclata de rire.

« Ma vieille, je voudrais bien le savoir. »


FIN
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