Chapitre quatre

Le bureau du chef de la Crim’, dans son assemblage de linoléum défraîchi, de meubles surannés et de rideaux passés, portait dans sa moelle de bois la prestance d’un lieu culte, ancien et précieux, où l’austérité aiguise les sens au point de révéler l’inattendu. Des frottures du chêne, des auréoles de café qui persillaient l’immense table de réunion, au centre de la pièce, grésillaient les voix diaphanes, mélancoliques, des grands enquêteurs qui s’étaient succédé dans l’anonymat.

J’installai le rétroprojecteur, mains moites et lèvres pincées, tandis qu’un public anxieux prenait place autour de la table. Les lieutenants Sibersky et Crombez, Martin Leclerc mon divisionnaire, trois autres OPJ de la Crim’, Van de Veld le légiste, deux techniciens du SEFTI et une dizaine d’inspecteurs. Une concentration d’intelligences, de réflexion, un assemblage de personnalités vouées à une cause unique, hormis le cheveu sur la soupe, le psy Thornton.

Élisabeth Williams, la psycho-criminologue, arriva et s’installa face à moi. Brushing laqué, deux-pièces rayé, visage fermé. Une façade d’église.

Nous nous apprêtions à plonger dans l’univers du tueur, dans ce monde embrasé par le vice, un terrain marécageux débordant de pourriture et de furie.

Lorsque Sibersky tira les rideaux, j’appuyai sur le bouton du rétroprojecteur.

Un cône éblouissant de lumière blanche projeta sur un écran perlé la photo d’une femme. L’explosion vive de douleur qui ressortait de chaque grain du cliché, creusa les fossettes, troua les bouches, plissa les traits en racines noueuses de stupeur.

J’essayai de donner de la consistance à ma voix. « Dans l’e-mail que j’ai reçu durant la nuit du premier meurtre, il y a six jours, se trouvaient cachées deux photos, à l’aide d’un procédé appelé stéganographie. L’une d’elles a été tirée de face, et l’autre, celle-ci, de dos. Le tueur nous livre sa prochaine victime… »

Le cliché révélait une femme de dos, agenouillée nue sur un sol de béton. Une pellicule de chair pas plus épaisse que du tulle cachait à peine le serpent annelé de sa colonne vertébrale. Ses omoplates devenus couperets tendaient la peau à la faire craquer, et le réseau complexe de nœuds et de cordages qui entravait le corps, semblait se dresser comme un dernier rempart à sa dislocation.

« Des pointes de bois de différentes tailles ont été plantées à divers endroits du dos, avec des inclinaisons et des degrés de profondeur variables. L’extrême maigreur de cette fille est due à une sous-alimentation évidente, voire une absence totale de nourriture, probablement depuis plusieurs jours. Pas de traces apparentes d’urine ou d’excréments sur le sol, ce qui indique que son ravisseur veille à ce qu’elle reste propre… »

Oreilles dressées, regards tendus, fronts luisants. L’assemblée décontenancée s’accrochait à chacun de mes mots comme un breuvage salvateur. Le légiste perça le silence. « Le teint de la peau laisse présumer qu’elle est encore vivante, n’est-ce pas ? »

Je chargeai la seconde photo sur l’écran de l’ordinateur portable. Un cri mort, comme un râle, s’échappa des lèvres de Thornton. L’un des inspecteurs sortit dans l’urgence, l’estomac révulsé.

Le visage de la fille exprimait un degré de souffrance palpable, un instantané de douleur arraché au présent, fixé pour l’éternité sur le papier et dans les pensées de chacune des personnes ici présentes. Deux clous lui perforaient la pointe des seins, mariant la chair et le bois d’une solide table dans une étreinte sanglante. Un arc de métal, en forme de fer à cheval, pénétrait dans sa bouche pour la maintenir ouverte et deux mâchoires d’acier lui écrasaient les tempes de manière à lui interdire un quelconque mouvement latéral de la tête. Face à chacun de ses yeux, dardait un pic aiguisé au mouvement longitudinal réglable par des vis papillon.

« Oui, à voir l’expression de ce visage, il n’y a aucun doute qu’elle était vivante au moment de la photo. Mais lest-elle toujours aujourd’hui ? Si oui, alors cela signifie que celui qui a tué Martine Prieur s’occupait de cette femme-là en parallèle… »

Je pointai un faisceau laser au centre du cliché, appliqué dans les pénibles explications que je me forçais à donner. Mes propres mots me glacèrent le sang. « L’engin qui lui immobilise la tête est un appareil stéréotaxique, utilisé par les laboratoires de vivisection dans le but de réaliser des expériences sur les animaux. »

Je basculai sur la première photo en enfonçant la touche Page up du clavier. « La pièce semble assez vaste, très sombre. Il doit s’agir d’une cave ou d’un local privé de fenêtres. Un lieu isolé où il peut agir en toute sécurité, sans crainte d’attirer l’attention. »

Élisabeth Williams prenait des notes sur un petit carnet à la couverture de cuir. Le maître qui écoutait l’élève.

« Avez-vous la moindre idée de l’endroit où elle pourrait se trouver, d’après ce que vous avez pu apprendre en Bretagne ? » me demanda le divisionnaire en battant du stylo sur la table.

« Absolument pas. La seule chose que je sais, c’est que le tueur nous donne ces photos comme une récompense à nos investigations. Nous avons découvert le code, il nous autorise à pénétrer dans son intimité. À ce niveau, il y a deux solutions ; ou la scène du crime dissimule un autre indice qui mène à cette femme, ou l’assassin se joue de nous, purement et simplement. Qu’en pensez-vous, mademoiselle Williams ? »

Elle posa son carnet sur la table ainsi que sa paire de lunettes. « Je vous laisse terminer, monsieur Sharko. Mais vos conclusions me paraissent intéressantes.

— Hum… Très bien. J’ai demandé le concours du SRPJ de Nantes pour l’ouverture d’une enquête sur Rosance Gad. Cette fille entretenait, d’une manière ou d’une autre, une relation physique ou morale avec le tueur. Elle est le maillon qui peut nous rapprocher de lui.

— Le tueur aurait pris le risque de nous entraîner sur un terrain qui nous permettrait de le coincer ? » harponna le divisionnaire d’un ton dubitatif.

« Non, je ne pense pas qu’il se soit ouvert à une telle fantaisie. Cette fille a eu peut-être des relations sados avec lui sans jamais connaître son identité. La chambre de Rosance Gad a été visitée, j’en ai la conviction. Et tous les indices semblent disparus. En particulier, les données de l’ordinateur ont été effacées, comme chez Prieur. Donc aucune trace évidente…

— Pourquoi efface-t-il les disques durs ?

— Je n’en sais rien. Peut-être connaissait-il ces filles depuis Internet ? À creuser… »

J’éteignis le rétroprojecteur. « J’ai terminé. À vous, mademoiselle Williams.

— Euh… Oui, j’arrive. » Elle chaussa ses lunettes et s’éclaircit la voix avant de s’élancer dans son monologue.

« Tout d’abord, messieurs, je ne suis pas magicienne, ni voyante. Je ne sors pas non plus d’une série télévisée, armée de dons surnaturels. Ne vous attendez donc pas à ce que je vous donne un portrait-robot de l’assassin qu’il suffirait d’accrocher sur les pare-brise de vos voitures ou à la boucherie du coin… » Des étirements de lèvres, bribes de sourires, délièrent les nerfs. Le divisionnaire Leclerc envoya un coup de coude dans les flancs de Sibersky, d’un air de dire et en plus elle est comique ! Williams laissa le calme s’approprier les lieux, avant de continuer. « J’ai dressé un bilan exhaustif des rapports, des témoignages et des photos qui sont passés entre mes mains. Je ne parlerai que superficiellement de la lettre envoyée au commissaire Sharko, l’analyse méticuleuse de son contenu me prendra un peu plus de temps. D’ordinaire, il me faut plus d’une semaine pour dresser un premier état des lieux, alors, messieurs, soyez indulgents… Monsieur Sharko a tiré des conclusions très pertinentes de la scène du crime. À l’évidence, le tueur souhaitait que nous retrouvions Martine Prieur le plus rapidement possible, d’où, entre autres, la porte laissée ouverte. Ce qui peut nous amener à penser que la femme sur les photographies, exposées par monsieur Sharko, est toujours vivante. Parce que, dans le cas contraire, l’assassin aurait cherché à se manifester et à nous montrer… son trophée. »

« La plus grande caractéristique de ce meurtre, comme des éléments photographiés sur la deuxième femme, demeure l’aspect sadique, manifesté par une cruauté extrême tant physique que mentale. Le sadique trouve l’exaltation au travers de la durée de l’acte. Il gardera sa victime vivante le plus longtemps possible, l’utilisera comme un objet destiné à satisfaire ses fantasmes. À ses yeux, elle ne représente rien et il s’en débarrassera avec autant de remords qu’un mouchoir en papier usagé. »

Elle plaqua ses mains à plat sur le bois lisse de la table.

« D’ordinaire, ce type de torture est accompagné d’actes sexuels qui, s’ils ne s’expriment pas par une pénétration, ressortent au travers de la mutilation des organes génitaux, seins tranchés, vagin prélevé ou déchiré. Dans sa lettre, il précise clairement, je cite, qu’il ne l’a pas baisée, mais qu’il aurait pu. Par cette précision, il veut prouver qu’il n’est pas impuissant, mais que l’acte sexuel ne revêt qu’un aspect secondaire dont il peut se passer sans aucune difficulté. Il en résulte un comportement atypique par rapport à la majorité des tueurs en série, qui, pour la plupart, ont des rapports sexuels post-mortem. De plus, en général, on note des points communs entre le physique des victimes ; couleur ou longueur de cheveux, tailles ou plastiques semblables. Ici, je n’en ai relevé aucun. La première victime était blonde, celle des photos châtaine. L’une assez grande, l’autre plutôt petite. Sans oublier Rosance Gad, qui, s’il l’a effectivement tuée, présente un physique encore différent. »

Elle se servit de l’eau dans un gobelet de plastique et s’humecta les lèvres. « N’hésitez pas à m’interrompre si je vais trop vite… Le tueur est un joueur, il aime prendre des risques et cherche par des moyens détournés à se faire remarquer. Provocations envers la police, lettre détaillée, photographies de ses victimes… Par ces biais, il trouve le moyen de prolonger son acte, ce qui peut lui permettre de se satisfaire lorsqu’il ne tue pas… Il veut absolument nous faire partager ses sensations, sans pour autant nous donner plus d’informations sur son identité. Ce type de personnage aime suivre le déroulement de l’enquête criminelle, ce qui traduit un besoin de contrôle qui progresse. À priori, il connaît monsieur Sharko, puisqu’il lui a adressé en premier lieu ce courrier. Gardez donc un œil sur toutes vos relations, journalistes, indics, agents d’entretien et même livreurs de pizzas, ainsi que les anciens suspects ou coupables qui sont passés entre vos mains. »

Ses propos sortaient naturellement, comme si les pensées de l’assassin et de ses victimes s’étalaient devant ses yeux et qu’elle se contentait de les interpréter.

« La scène du crime, organisée, signifie que le meurtre a été scrupuleusement préparé, sans doute des semaines, voire des mois à l’avance. Ce type de tueur ne laisse rien au hasard ; victime isolée, plein d’essence toujours fait, voiture entretenue pour préserver sa fuite. Il ne connaît pas forcément ses victimes, de façon personnelle je veux dire, mais s’attache à étudier attentivement leur environnement, leurs habitudes, les lieux où elles se rendent, qui elles fréquentent. Le meurtre, perpétré durant la nuit, et les tortures infligées à la deuxième femme dans une durée pouvant s’étaler sur plusieurs jours, portent à penser que le tueur est célibataire, que son métier lui permet d’accorder du temps à l’étude ainsi qu’à, pardonnez-moi le terme, l’entretien de ses victimes. »

Œil scrutateur dans l’assemblée : « La façon dont il l’a ligotée est une technique appelée bondage. Cela vous dit quelque chose ? »

Neuf personnes moi y compris, sur la quinzaine présente, levèrent la main. Elle reprit. « Cela vaut donc le coup que j’explique. Cette science du ligotage nous vient du Japon. Elle représente, à l’origine, un art sur corps à base d’entraves. Sachez que certains bondageurs japonais sont aussi célèbres que de grands sportifs ; les places pour leurs séances de ligotage se monnaient à prix d’or et ils ont pour public des chefs d’entreprise, des avocats ou des cadres frustrés du nœud. Bien entendu, cet art originel s’est vite dégradé lorsqu’il s’est répandu dans les milieux sadomasochistes. Le bondage propose un panel impressionnant de techniques, un peu comme le Kâma Sûtra qui évolue de la position simpliste du missionnaire jusqu’à des combinaisons beaucoup plus évoluées, genre la brouette japonaise ou renfoncement du clou. »

Des rires plus francs dégivrèrent l’atmosphère. « Ici, la technique employée s’appelle le Shibari : bras ligotés à l’équerre dans le dos, entraves pressant les seins, chevilles attachées et repliées sous les cuisses, corps paraissant encoconné dans une toile d’araignée. L’une des techniques les plus complexes, elle ne s’improvise pas. Le tueur sera peut-être abonné à des revues pornographiques, disposera de nombreuses cassettes vidéo, écumera les milieux sados ou sera adepte d’un club japonais. Parlons un peu des statistiques du FBI, dressées parmi des tueurs en série interrogés pour le programme VICAP, dont, bien entendu, nous ne trouvons pas d’équivalent en France vu le nombre très réduit de tueurs en série manifestes. Ce type de personnage a un quotient intellectuel supérieur à la moyenne, au-dessus de 110, pour un âge compris entre 25 et 40 ans. Sa mine inspire confiance, il est propre et bien habillé. Ses préférences sexuelles tournent autour de la pornographie, du fétichisme, du voyeurisme ou du sadomasochisme dans plus de 70 % des cas. Selon le VICAP, 85 % sont de race blanche, 75 % possèdent un emploi stable et, dans les deux tiers des cas, tuent dans un endroit proche de leur lieu d’habitation… Finalement, tous se disent incapables d’arrêter de tuer et d’ailleurs, ils n’en voient pas l’intérêt… Nous savons donc à quoi nous attendre… »

Une question fusa.

« Vous parlez de tueurs en série depuis le début. Vous pensez réellement que l’assassin de Martine Prieur en est un ?

— À l’évidence, oui. Pour toutes les raisons que je vous ai exposées précédemment… Le tueur classique ou de masse ne se vanterait pas de ses exploits, ne chercherait pas à provoquer. Et les scènes de crimes seraient beaucoup, beaucoup moins élaborées. N’oublions pas, de surcroît, que nous avons deux victimes potentielles et un meurtre effectif, ce qui est le facteur le plus convainquant…

— Mis à part les statistiques, disposons-nous d’éléments concrets, de certitudes qui s’appliqueraient à notre tueur ? » interrogea Leclerc.

Elle répondit avec discipline. « Il est droitier…

— Comment ça ?

— Les nœuds de corde sont tous faits de la même façon, l’extrémité droite passe dans la boucle constituant le nœud. Un gaucher procéderait à l’envers… Ce point n’était pas signalé dans le dossier, mais je suppose que vous l’aviez remarqué, non ? »

Bouches cousues dans l’assemblée.

« On ne peut pas dire que le fait qu’il soit droitier élimine beaucoup de monde », intervint avec un rire jaune Thornton. « Dites-moi, mademoiselle Williams, il me semble que les meurtriers en série ont un modus operandi qui n’évolue jamais d’un meurtre à l’autre. Dans ce cas, pourquoi aurait-il essayé de faire passer pour un accident le meurtre de Rosance Gad, si cela en est effectivement un ? Et pourquoi ne le revendiquer que maintenant ? »

L’eunuque du cerveau, pour une fois, se risquait à frôler la barre haute de l’intelligence.

Sans se laisser désarçonner, elle déclara : « Considérons l’aspect temporel des événements. Les deux dernières manifestations du tueur demeurent très rapprochées, voire simultanées ; toutes deux, des scènes de souffrances extrêmes. Les meurtriers en série en sont rarement à leurs premiers délits lorsque débute la série. Certains ont déjà tué dans leur adolescence, d’autres se servent d’animaux pour assouvir leurs fantasmes, un peu comme un terrain d’entraînement. Il est fort possible qu’il ait entretenu des rapports particuliers avec Rosance Gad qui ont réveillé des pulsions endormies au plus profond de lui. Puis, sur le coup, la peur d’être découvert l’a fait maquiller le crime en accident. Mais à présent, la chrysalide est devenue papillon et, comme ces individus aiment à le faire, il revendique ce meurtre, tel un trophée oublié qu’il faut ressortir du grenier. »

Thornton se recala au fond de sa chaise, le stylo entre les mâchoires. Calmé, apparemment.

« Votre avis sur la tête tranchée ? Les yeux extraits puis replacés dans leur orbite ? » questionnai-je en agitant la main.

« Difficile de vous parler de l’ensemble de mes conclusions, sinon la réunion durerait la journée… Vous lirez mon rapport. Cependant, je vais répondre à votre question maintenant que vous l’avez posée. Le tueur cherche à atteindre un but, l’exaltation suprême dans l’acte de tuer, qui, ici, se traduit par un rituel sanglant. Le rituel lui permet de retirer une profonde satisfaction de l’acte de torture en lui-même. En lui ôtant la tête, il s’approprie sa victime. Le plus étonnant reste cette expression du visage de Prieur, une bouche tordue de douleur, des yeux suppliants dirigés non pas vers le plafond, mais au ciel. Il a travaillé cette face comme un sculpteur modèle sa pierre. Il veut nous transmettre un message et, croyez-moi, je planche dessus en m’orientant notamment sur la piste religieuse. Mais je préfère ne pas vous en dire plus, car l’étude est loin d’être aboutie. Rien d’autre ? » Elle envoya une œillade circulaire. « Très bien. Merci de votre attention, messieurs… »

La salle se vida dans une nuée de chuchotements et de regards bas. Le discours s’était érigé à la hauteur de mes attentes et une bonne partie de mes interrogations avait trouvé réponse.

« Joli exposé ! » envoyai-je à la psycho-criminologue alors qu’elle s’apprêtait à partir. « Vous avez chassé le scepticisme de certains à grands coups de phrases marteau.

— Monsieur Sharko… Il me semble avoir déjà vu votre visage bien avant aujourd’hui, mais je ne me souviens plus où.

— J’ai assisté à presque toutes vos conférences.

— Vous avez une très bonne approche dans vos rapports. Vos analyses sont pointues et précises. Elles m’ont grandement facilité le travail.

— Je vous offre un café ?

— J’ai un rendez-vous important, commissaire, et je suis déjà en retard. Une autre fois, très certainement… À bientôt… »

Thornton m’interpella avant que j’entre dans mon bureau.

« Assez scolaire comme analyse, non ?

— Pardon ?

— Le monologue de Williams. On dirait du rabâchage de bouquin sur les tueurs en série. N’importe qui aurait pu faire la même chose.

— Certainement pas vous, en tout cas. »

Il s’adossa contre un mur, pieds croisés et observa le bout de ses ongles manucurés. « J’ai appris que vous aviez insisté pour… comment dire… m’écarter de vos plates-bandes.

— En effet. Et alors ?

— Alors, il semblerait que vous ayez échoué. » Il s’engagea dans la descente d’escalier. « Je crois que nous serons amenés à nous revoir souvent, commissaire ! Plus souvent que vous ne l’espériez ! »


* *

*


Alors que je dévorais le rapport d’Élisabeth Williams, Sibersky débarqua dans mon bureau, des feuilles brandies au-dessus de la tête.

« Je crois savoir d’où vient l’appareil stéréotaxique de la photo ! »

Je levai le museau : « Annonce ! Et vite !

— J’ai interrogé les labos de vivisection possédant ce type d’appareil. L’un d’entre eux, en banlieue, s’est fait attaquer par le FLA, Front de Libération des Animaux, voilà quelques mois. Les loustics lui ont piqué son matos.

— En route ! »


Une soixantaine de kilomètres à l’ouest de Paris. Le laboratoire d’Huntington Life Science, HLS, dressait ses flancs de béton au bout de la zone industrielle A de Vernon, au cœur d’une étendue herbeuse taillée à l’anglaise. Un bâtiment haut de gamme, à la pointe du modernisme avec ses toits en forme d’ailes delta et ses vitres fumées en plexiglas. Au poste de garde, avant l’accès au parking privé, un molosse roux qui avait tout d’un épagneul déraciné de sa niche, jugea bon de se mettre au travers de notre chemin, comme si la barrière abaissée ne suffisait pas.

« Je peux voir votre badge ? » aboya-t-il.

« Pas de badge », rétorquai-je. Je passai par la fenêtre la carte colorée. « On a appelé le directeur dans l’après-midi. Il est d’accord pour nous recevoir.

— Ne bougez pas, s’il vous plaît…

— Il a un beau pelage, vous ne trouvez pas ? » marmonna Sibersky avec un sourire évocateur.

Le chien de garde échangea quelques mots dans son émetteur-récepteur avant de lever la barrière. « Circulez !

— T’es un bon toutou… » lança à voix basse mon collègue lorsque nous roulâmes au pas devant le gardien, avant d’ajouter : « Je me demande comment on peut travailler là-dedans. Ça ressemble à une gigantesque chambre de torture… »

Je pensais plutôt à un camp d’extermination aux apparences de paquebot de luxe, où chaque cabine renfermait un piège de métal, froid et inondé d’aboiements désespérés, de douleur gratuite ou de total irrespect pour la race animale. Tout cela dans l’unique but d’embellir des thons par le biais du maquillage…

Un assistant nous guida dans un labyrinthe de couloirs poinçonnés d’éclats crus de lampes au néon. Chaque porte close rappelait la porte précédente, chaque pas en avant semblait nous laisser sur place, comme si le bâtiment lui-même n’était qu’une succession de blocs identiques reproduits à l’infini et encastrés les uns derrière les autres. Pas de fenêtres.

Juste le hurlement du silence, palpable et lourd comme un brouillard de glace. Encore des escaliers, devant. Puis d’autres couloirs… Finalement, l’assistant nous abandonna dans le bureau du directeur.

Trapu sous sa blouse de scientifique, l’homme de l’ombre parcourait un rapport massif dont je saisis le titre avant qu’il ne le pose, face cachée, sur son bureau : Techniques de débarking au laser de classe A.

« Débarking, ça veut dire désaboiement », me glissa Sibersky à l’oreille. « Un moyen moderne d’éviter que les chiens gueulent trop… »

« Avancez, je vous prie », nous lança d’une voix coulée dans le marbre l’individu à la mèche de cheveux rebelle. Tout de suite, je l’identifiai comme la réincarnation humaine d’un animal à sang froid, un reptile aux yeux de jade, à la peau rocailleuse, dépourvu de la notion de bien ou de mal. Ce type ne pouvait tenir d’autre place que celle qu’il occupait, directeur d’un laboratoire de vivisection.

« Nous avons quelques questions à vous poser », fis-je en m’approchant de lui.

« Je sais. Faites, mais vite ! J’ai beaucoup de travail », grinça-t-il avec un air d’homme agacé.

Je m’installai en face de lui sur une chaise à roulettes. Sibersky, tendu comme un nerf de bœuf, préféra la position verticale.

« Il y a cinq mois, le sept mai plus précisément, vous avez commandé chez la société Radionics deux appareils stéréotaxiques, des tables et boîtes de contention, des… attendez, je sors mes notes… canules de collision, une chaise Ziegler et divers matériels aux noms tout aussi charmants, suite à une action menée par le FLA. Pourriez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

— Le Front de Libération des Animaux… Les salauds… » Il mima un geste de basketteur, propulsant une boulette de papier à dix centimètres d’une corbeille, puis échangea avec mon lieutenant un regard qui aurait foudroyé un paratonnerre. « Ils sont intervenus dans la nuit du premier mai. Nous avons porté plainte pour vol et dégradation au commissariat de Vernon. Vous pourriez peut-être vous rapprocher d’eux ?

— Dites-nous-en un peu plus sur le FLA…

— Au départ, le mouvement est anglais ; il a fait son apparition en France voilà un an. Un commando antivivisection composé d’hommes peu violents mais organisés. Ne cherchez pas là-dedans des fous de guerre ou des adeptes de l’ultraviolence. La plupart d’entre eux ne mangent pas de viande, nagent avec les dauphins ou élèvent des animaux. Mais ces empoisonneurs nous pourrissent l’existence ! »

Les rayons du soleil entraient souillés par la large vitre fumée qui éventrait le mur ouest, tel un gigantesque pan d’observation. La vie lumineuse de l’extérieur semblait, elle aussi, refoulée aux portes de ce blockhaus, ne laissant place qu’à des dégradés de sombre sur des visages taciturnes.

« Ils vous ont donc volé tout ce matériel », repris-je.

« Non. Juste démoli, au point que nous ne pouvions quasiment plus l’utiliser. Vous savez, nos flacons supportent assez mal les coups de batte de base-ball. Seuls quelques instruments avaient disparu. »

Sibersky se décolla du mur du fond. « Quels instruments ? »

Le directeur tendit un regard de vipère en direction du lieutenant. Les deux hommes s’étripaient des yeux. Le nazi répondit : « Un appareil stéréotaxique et du petit matériel, des scies électriques, des bandages, des pansements, des antiseptiques, des anesthésiques, notamment de la kétamine… »

Le lieutenant me pressa l’épaule. Je perçus le poids de la crispation à l’extrémité de ses doigts. Le directeur se dirigea vers la baie et toisa le ciel rendu sépia par le teint de la vitre. Sa main s’ouvrait et se fermait dans son dos comme un cœur battant. Je constatai à voix haute : « Quelque chose semble vous troubler, monsieur le directeur…

— Savez-vous que les assurances nous obligent à filmer de jour comme de nuit les laboratoires ? Nous sommes tenus de garder les cassettes un an et six mois, après quoi nous avons l’autorisation de les effacer ou les détruire.

— Cela signifie que vous possédez l’enregistrement vidéo de cette fameuse nuit ?

— En partie, jusqu’au vol. D’ordinaire, les membres du FLA ne touchent jamais aux caméras. Ils préfèrent que nous profitions pleinement de leurs… comment dire… élans de bravoure… Mais apparemment, une ou plusieurs personnes sont revenues sur les lieux peu de temps après le départ des troupes. Elles ont brisé les caméras, puis ont embarqué du matériel… Je me suis toujours demandé ce qu’elles pourraient bien faire d’un appareil stéréotaxique… »

J’envoyai une œillade discrète à mon collègue. « Peut-on visionner ce film ? »

L’Adolphe au pan de cheveux plaqué au front se tourna vers nous. « Vous êtes bien conscients que vous abusez de ma générosité, j’espère ?

— Je suppose que vous y trouvez votre intérêt. Si nous mettons la main sur cette organisation, vous vous voyez débarrassé d’un fléau. Je me trompe ?

— Hum. Allons-y… »

Il appuya sur un bouton. « Je pars en salle de visio. Qu’on ne me dérange pas ! »

Il nous invita à le suivre. À nouveau ces couloirs vides, comme creusés sous la terre. Géométries strictes, perspectives infinies. En passant devant une porte ouverte, je perçus les gémissements d’un chien. Mais des gémissements faibles et très lents, une plainte langoureuse à l’intensité émotionnelle telle qu’elle s’infiltrait en moi et me bouleversait. Il y avait dans cette complainte ce quelque chose d’universel, qui, malgré la barrière de la langue ou de l’espèce, vous fait ressentir avec acuité la souffrance d’autrui. Le beagle gisait là, sur une table en aluminium, allongé sur le dos. Les pattes attachées en croix essayaient, dans des mouvements incroyables de torsion arrachant la peau et les chairs, de se libérer des lanières. Avant que je ne pusse m’enquérir davantage, le directeur se glissa devant nous et claqua la porte d’un geste sec.

« C’est droit devant vous ! Continuez, s’il vous plaît ! »

L’image de la femme torturée me revint en tête. Nous arrivâmes à destination. Nous devions évoluer sous la surface du sol, n’ayant cessé de descendre des volées et des volées de marches.

Comme dans un abri antiatomique…

O vision divine ! Une petite plante grasse, fausse bien entendu, tentait d’arracher à la tristesse de la salle un soubresaut de gaieté. Le directeur ouvrit l’armoire étiquetée Premier semestre 2002. Il choisit méticuleusement la cassette adéquate et l’introduisit dans un magnétoscope.

L’intervention du FLA se révéla brève et fracassante. Comme si l’on avait lâché une équipe de footballeurs américains surexcités dans une cristallerie. Les individus masqués, coordonnés à la perfection, avaient commencé par libérer les chiens, les chats, puis les lapins et les souris, et la horde des animaux s’était ruée d’un bloc poilu dans les couloirs, telle une arche de Noé en perdition. Dans le bordel général, la pièce avait été réduite, sous les assauts répétés des battes de base-ball, en une bouillie de verre pilé, un amoncellement de débris laminés par la rage.

L’ouragan avait duré quatre minutes trente secondes. Puis, trois minutes plus tard, des coups sur les objectifs des différentes caméras mettaient un terme au film.

« Voilà le travail », jeta le directeur en pressant le bouton stop de la télécommande. « Intéressant, n’est-ce pas ?

— Vous avez remis une copie de ce film au commissariat de Vernon ?

— En effet. Ce film et ceux des autres caméras, qui présentent la scène sous des angles différents. Mais vos collègues ne semblent pas très actifs en ce qui concerne les recherches… Disons que leurs préoccupations paraissent ailleurs. »

Nous remontions lentement les escaliers lorsque je ressentis comme une onde à l’intérieur de ma tête. Des hurlements de chiens… J’entendais des hurlements de chiens. Je glissai à l’oreille de Sibersky, alors que le directeur marchait devant nous : « Tu entends des chiens hurler ?

— Oui… C’est très léger, mais je les entends… C’est dégueulasse… »

Des sons aigus, déchirants, des plaintes désespérées montaient désormais de façon plus intense. On torturait des chiens, on réalisait des expériences sur eux… Réaliser des expériences… Je fis un brusque rapprochement qui me poussa à demander au directeur : « Dites-moi, y a-t-il une SPA dans le coin ? »

Le directeur rejeta sa mèche sur le côté d’un coup de tête, puis répondit : « Vous savez pertinemment que les opposés s’attirent… Vous trouverez leur bâtiment à trois kilomètres d’ici, en continuant le long de la route par laquelle vous êtes arrivés. » Sourire niais : « Pourquoi, vous allez porter plainte contre nous pour outrage à animaux ? »

À l’extérieur, Sibersky nargua le gardien, l’Épagneul, en faisant mine de lui jeter un os, puis me questionna : « Je n’ai pas bien compris pour la SPA. Pourquoi voulez-vous qu’on se rende là-bas ?

— Que JE me rende là-bas. Je te dépose au commissariat de Vernon. Collecte un maximum de renseignements. Peut-être nos collègues se sont-ils efforcés, en grands passionnés… », je lui décochai un sourire, « de retrouver ces types du FLA. Tu te feras raccompagner au 36 par l’un des brigadiers. Après, va faire un tour au quai de l’Horloge et donne aux techniciens une copie des cassettes. Ils pourraient découvrir des détails qui nous ont échappé. Il ne faut rien négliger…

— OK. Mais pour la SPA, vous ne m’avez toujours pas éclairé.

— Pour taire une intuition… Tu te souviens de la vieille Black, ma voisine ?

— La femme aux beignets de morue ?

— Oui. Elle pense avoir un certain don pour… deviner les choses… Elle me parle à chaque fois de chiens qui hurlent, qui gémissent dans ses pensées… » Je m’arrêtai de justesse à un feu rouge auquel je n’avais pas prêté attention. « Lorsque nous avons entendu ces cris, tout à l’heure, ça a fait comme un tilt. L’origine de ces hurlements vient de la souffrance qu’endurent les bêtes sous l’effet de la torture, aussi moderne soit-elle… La torture, comme celle infligée à cette femme sur les photographies. Tu sais quoi ? J’ai le sombre pressentiment que le tueur s’est entraîné sur des chiens avant de passer à l’acte grandeur nature… »

La SPA de Vernon abritait sous son arche plus de quarante-sept chiens et quelque soixante-douze chats. Le vétérinaire qui m’accueillit était un Sénégalais aux lèvres impressionnantes, tels des quartiers de pamplemousse. La peau aride de son visage peluchait au niveau des pommettes et du front, et ses yeux, au blanc plutôt cireux, laissaient penser qu’il avait attrapé une maladie fiévreuse, genre malaria.

Le cabinet sentait le mélange des races, une odeur de poils et d’oreilles infectées, imprégnée dans l’espèce de moquette faisant office de tapisserie. D’épais blocs de verre translucides constituant une vitre, permettaient à la chevelure verte des cyprès de s’exprimer dans une espèce de flou artistique.

« Qu’est-ce qui se passe, monsieur le policier ? » me lança le praticien avec un accent pas si lointain de celui de Doudou Camélia. Il avait la fâcheuse manie de glisser des w à la place des r.

« J’aimerais savoir si vous disposez d’un fichier regroupant les disparitions d’animaux de compagnie.

— Bien sûr. Le fichier national, qui recense les animaux perdus, abandonnés ou disparus. Comme vous vous en doutez, il ne prend en compte que les chiens tatoués.

— Et vous avez moyen de l’interroger ? »

Il se glissa derrière son ordinateur, un Macintosh dernier cri avec la pomme croquée à l’arrière de l’écran.

À voir ses lèvres et son front de la taille d’un terrain de football, je l’aurais imaginé avec des doigts énormes, mais ils étaient ciselés tels les instruments tactiles d’une jeune couturière et volaient avec aisance sur les touches du clavier.

« Annoncez-moi votre requête ! »

Un vent léger ballottait les feuillages des cyprès et la masse verte ondoyait au travers des pavés vitrés. Je me plaçai côté écran.

« Indiquez-moi les chiens et chats disparus dans le coin, entre le premier mai et aujourd’hui.

— Chiens ou chats ? Je dois choisir !

— Chiens…

— Chiens… Localisés à Vernon, sur un rayon de… disons trente kilomètres… Trente kilomètres, ça vous va ?

— Parfait. »

L’ordinateur moulina quelques secondes, la mémoire vive se chargea avant de rendre le verdict.

« Cent seize chiens disparus.

— Vous pouvez regrouper par ville et trier par ordre décroissant ?

— Attendez… F8… Voilà… »

Pas de flagrance. Au maximum quatre chiens disparus par ville ou village, sur des périodes de temps échelonnées et non ponctuelles. Aucun point commun. Rien.

« Vous pouvez essayer sur les chats ?

— C’est parti… »

Résultat pire encore. Inexploitable… Quelque chose me poussa à insister : « Vous pouvez refaire la requête avec les chiens, mais en étendant sur un rayon de soixante kilomètres ?

— On peut », répliqua le praticien. « Mais là, on commence à taper sur Paris et il risque d’y en avoir un sacré paquet… Je peux me permettre une remarque, monsieur le vénérable policier ? »

Ce type avait-il été battu par les flics dans une vie antérieure pour entretenir le culte de la crainte à ce point ? Ou alors les voyait-il comme des êtres suprêmes, des espèces de dieux moustachus débarqués sur Terre dans un panier à salade bleu ? Je m’exclamai : « Mais bien sûr, allez-y ! »

Il bascula sur l’écran précédent en pressant la touche F3.

« Je ne sais pas exactement ce que vous recherchez, mais si c’est un endroit à forte concentration de disparitions de chiens, c’est visible comme le nez au milieu de la figure ! Et je peux vous dire que mon nez se voit ! »

Mon cœur se souleva. « Montrez-moi ! »

Il pointa le doigt à quatre endroits différents sur l’écran.

« Quatre villages ou petites villes, séparés de pas plus de cinq kilomètres les uns des autres à une vingtaine de kilomètres d’ici, au sud. »

Des noms de bleds que je ne connaissais même pas. Il poursuivit, du feu dans son regard de braise. « Et… quatorze chiens disparus ! Sur une période de… qui commence le onze juin et qui se termine le deux juillet, soit moins d’un mois ! Quatorze chiens, moins d’un mois, dix kilomètres de rayon, ça fait beaucoup, non ? » À gros nez, flair exceptionnel. Je lui fis remarquer : « Vous auriez fait un flic remarquable ! »

Il s’embrasa : « Ne bougez pas, j’ai peut-être mieux à vous proposer… un point commun entre les races disparues ! »

La liste défila : Labrador… Labrador… Cocker… Labrador… Des chiens de bonne taille, doux et conciliants, à caractère naïf et faciles à maîtriser. Je demandai en considérant l’écran : « Savez-vous ce que sont devenus ces chiens ? Certains d’entre eux ont-ils été retrouvés ?

— Vous savez, monsieur le très vénérable policier, les gens ne nous consultent que lorsqu’ils perdent leurs chiens. Quand ils les récupèrent, par contre, ils omettent bien de nous le signaler. Nous n’avons aucun suivi sur ce qu’ils deviennent. Ce fichier national se transforme en une poubelle parce qu’il n’est jamais purgé.

— Une dernière question, vous qui avez l’air de connaître ce coin comme votre poche. Y a-t-il des laboratoires sur les animaux dans ces environs ? Des rabatteurs qui pourraient enlever ces chiens pour effectuer des expériences ?

— Non, pas à ma connaissance. Hormis HLS, le premier labo de cosmétiques se trouve à Saint-Denis. HLS ne travaille qu’avec des élevages de beagles. Et puis, les rabatteurs animaliers ne traquent pas ce genre de chiens, sauf si, bien entendu, ils en ont l’opportunité. Ils s’intéressent surtout aux bâtards des rues, à ces sacs à puces dont la disparition arrange plus qu’elle ne perturbe…

— Merci, monsieur N’Guyen. On peut dire que vous m’avez été d’un secours capital. Je peux récupérer les adresses des personnes qui ont porté plainte ? »

Il lança l’impression du rapport. « Pour me remercier, vous ne prendriez pas un petit chat ? J’ai huit euthanasies à pratiquer avant la fin de la semaine. C’est un peu comme si je tuais ma propre âme.

— Désolé, docteur… Mais je suis rarement chez moi… » Il désigna mon alliance : « Pour votre femme peut-être ? »


* *

*


Je roulais au pas en direction d’Aigleville, empruntant les communales plutôt que les départementales afin de profiter à plein nez de la beauté verte des campagnes. Je m’arrêtai à la lisière d’un maigre bosquet où se groupaient quelques ormes pour m’alléger la vessie. Derrière moi et jusqu’aux formes rectilignes de l’horizon, se dressaient des meules de foin couleur or, tel un cimetière aux sépultures de paille.

Les hurlements des chiens qui harcelaient Doudou Camélia puisaient leurs forces vives ici, dans ces villages abandonnés aux terrains plats de la plaine. J’avais l’impression de progresser dans l’enquête, mais dans une direction totalement inconnue, un peu comme une sonde spatiale explorant l’univers sans jamais savoir où elle se dirige ni ce qu’elle recherche exactement.

Je pensais à cet individu, l’Homme sans visage de Doudou Camélia, revenu sur les lieux de l’intervention du FLA pour collecter ces instruments de mort, ces anesthésiques, ces bandages. Je devinais ses prétentions, sa volonté de répandre le mal et la souffrance à coups de scalpel précis et calculés. Je le voyais renifler ses victimes, les traquer à distance, les épier puis, un soir, leur tomber dessus comme le ferait une veuve noire sur un moustique piégé dans sa toile.

Je songeais à la femme ligotée dans ce cloaque, torturée, fouettée moralement par les cuirs de l’horreur. Il est des moments où il devient impossible de ressentir la douleur d’autrui ; on peut juste l’imaginer, en sentir le souffle le long de l’échine, frissonner au point de se blottir sous des couvertures. Mais on ne peut pas se mettre à la place. Jamais…

Avec la piste des chiens, sans réellement savoir où cela me conduirait, j’espérais avoir une longueur d’avance sur lui. J’étais sorti du sentier qu’il avait balisé pour moi, j’avais emprunté des chemins parallèles, des raccourcis qui me propulsaient vers l’avant. Je me rappelais ces phrases qu’Élisabeth Williams prononçait à chacun de ses séminaires : Un criminel ne se déplace jamais seul. Il est accompagné, où quil aille, d’éléments qui laissent une trace indélébile de son passage. Sur une scène de crime, un échange s’opère entre l’assassin et les éléments invisibles qui constituent l’espace ; le tueur abandonne un peu de lui-même et emporte avec lui une infime partie de l’endroit où il se tenait, sans qu’il ne puisse rien y faire. C’est sur cet échange que nous devons investiguer.

Peut-être existait-il un rapport entre l’assassin, l’Homme sans visage, et ces chiens disparus. Peut-être qu’à un moment donné un échange s’était opéré, indécelable à l’heure actuelle, mais qui prendrait tout son sens lorsque la piste aboutirait…

Mais qu’allais-je découvrir au bout de ces voies glacées ? L’échec ? L’incapacité à préserver la vie d’une femme dont je ne connaissais même pas le nom et qui croupissait dans les douves de l’obscurité ?

Je me remis en route vers le sud. Le soleil déclinait avec paresse devant moi, assailli par les rouges maladifs d’un ciel de traîne.


* *

*


L’échec est l’aiguillon de la motivation me lançait mon grand-père avec ses grands mots. En avalant mon steak tartare dans un troquet où l’ambiance rappelait celle de l’éclosion des premières cellules de vie au précambrien, je me disais qu’il ne tenait certainement pas compte de tous les paramètres, notamment ceux de la LEM, la Loi de l’Emmerdement Maximum. Cinq adresses biffées sur la liste fournie par le vétérinaire, autant de bides. La seule conclusion – fracassante – que je pouvais tirer, était que les chiens avaient tous disparu durant la nuit, alors qu’ils dormaient dans une niche à l’extérieur de l’habitation. Jamais d’aboiements, aucun témoin ; à chaque fois, les maisons se trouvaient isolées et les chiens auraient léché les pieds à des cambrioleurs.

Je roulais depuis une bonne dizaine de minutes lorsque mon portable sonna. Je stoppai sur le bas-côté avant de prendre l’appel.

« Commissaire Sharko ? Armand Jasper, ingénieur expert en traitement d’images du laboratoire d’Écully… »

Écully, Rhônes-Alpes, le fleuron des laboratoires de la police scientifique.

« … Nous avons analysé les photos de la femme torturée qui nous sont parvenues par voie numérique depuis Paris. Nous avons relevé la présence de tuyaux d’aération de diamètres assez importants qui longent la partie supérieure des murs ; sur le cliché original, ils se confondaient avec l’obscurité. Sur la photo où la femme se tient de dos, au niveau du plafond, on pense avoir décelé quelque chose ressemblant à un ventilateur. Je dis on pense parce que l’arrière-plan reste assez flou en dépit du travail de lissage effectué sur l’image, et il fait extrêmement sombre. Vu le diamètre de l’engin, ainsi que des tuyaux, aux dires d’un spécialiste du bâtiment, ce type de système est étudié pour traiter des volumes d’air importants. Plusieurs centaines de mètres cubes par heure… Donc, la victime n’est certainement pas retenue dans une propriété privée, genre cave ou garage, mais plutôt un bâtiment de la taille d’un entrepôt…

— Parfait ! D’autres infos ?

— Des détails que je dois encore consigner dans un rapport, mais rien de déterminant. Je vous l’envoie par e-mail demain dans la matinée. J’ai préféré vous prévenir tout de suite en ce qui concerne ce point. Ça me paraissait important…

— Vous ne pouviez pas mieux tomber… »

J’opérai un demi-tour serré et pénétrai peu de temps après dans le troquet. Cette fois, le climat festif me rappela mon job de veilleur de nuit dans la morgue de Lille à l’aube de mes dix-neuf ans.

Les deux paumés au teint lie-de-vin qui jouaient aux fléchettes, ainsi que les trois piliers de bar, m’envoyèrent un regard un peu plus appuyé, se demandant ce qu’un type en cravate trouvait de si merveilleux en cet endroit, Le Gai Lieu, pour y venir deux fois d’affilée en même pas une heure. De la mousse de bière imprégnait la barbe hirsute d’un balèze au ventre bombé comme un baril de whisky et qui, à l’évidence, aurait flambé sur place s’il était venu à l’idée de quelqu’un d’allumer une cigarette. Quand il me vit arriver, il balança un coup de coude dans le flanc du pilier droit et allongea un sourire un poil moqueur. Je m’approchai du comptoir et demandai au bouillon d’intellectuels : « Existe-t-il dans le coin des entrepôts désaffectés, des endroits où plus personne ne met les pieds depuis plusieurs mois ? »

Avant que la propriétaire de ce nid à fêtards ne pût écarter les lèvres, Barbe-à-Mousse envoya : « Pourquoi ? T’es du fisc ? » Pilier droit et Pilier gauche se gaussèrent ; les deux curieux qui jouaient aux fléchettes vinrent s’accouder au bar, un verre de bière scotché à la main. Je répondis calmement, en m’adressant à la molécule d’éthanol barbue : « J’ai juste posé une question. Chez les gens civilisés, la courtoisie impose que lorsque quelqu’un pose une question, ma foi, assez simple, l’un des membres de la communauté, en mesure de répondre, le fasse. Je vais donc répéter, au cas où l’effréné élan de gaieté qui embrase cet endroit aurait couvert le son de ma voix, existe-t-il dans le coin des entrepôts désaffectés ?

— Tu sais que t’es un vrai comique, toi ? Tu peux pas rester dans ton coin comme tout à l’heure et nous foutre la paix ? » Barbe-à-Mousse leva son poing. Un marteau-pilon. « Tu vois, un jour, j’ai frappé sur la tête d’un porcelet avec ça. La bête a gueulé un coup, puis on ne l’a plus jamais entendue. Tu veux que j’essaie avec toi ? »

La propriétaire lui envoya un coup de torchon sur la joue. « Arrête tes bêtises, Gueule à fuel ! Et ferme-la ou j’te vire avec mon pied dans le cul !

— Bien m’dame », rétorqua-t-il en grimaçant. « Si on peut plus s’amuser ! »

La patronne s’appuya sur le comptoir, bombes mammaires bien en évidence. « Non, je ne vois pas, mon chou », dit-elle en mimant la réflexion. « Pas de zone industrielle dans le coin. Ici, c’est la pure campagne.

— Et aux alentours de Lommoye, ou de Bréval ?

— Non, non… »

Barbe-à-Mousse intervint, des flambeaux dans les yeux. « Moi, j’sais ! Les Hurleurs… Wooouh ! Wooouh ! Pourquoi tu lui parles pas des Hurleurs ?

— Il a parlé d’entrepôts ! » grogna la femme d’une voix autoritaire. « Pas d’abattoirs.

— Nan », balança Pilier droit. « Il a dit : des endroits où plus personne ne met les pieds depuis plusieurs mois.

— Un abattoir, vous dites ? » intervins-je.

Barbe-à-Mousse liquida son verre, imprégna sa barbe d’une coulée de bière et répondit : « Ouais. Les Hurleurs… On dit que le bâtiment est hanté et que toutes les nuits, on y entend des animaux hurler… Moi, j’ai jamais vérifié… Mais Gus, lui, il est déjà allé dedans ! Hein, Gus, raconte ! »

Le joueur de fléchettes se contenta de lever une main. « Non… Pas envie… J’ai rien à dire…

— C’est parce qu’il a les chocottes ! » frémit la propriétaire. « Vous allez vraiment vous rendre dans ce trou ?

— En effet… Dès que vous m’aurez donné l’adresse… »


* *

*


Les lueurs essoufflées de la ville ne laissaient plus paraître qu’une aurore diffuse, étalée au ras des longues étendues rectangulaires des champs. De plus en plus, l’obscurité s’immisçait dans les interstices feuillus des arbres, coulait lentement sur la tôle de mon véhicule, voilait parfois la lumière oblique de mes phares de ses fins serpents de brume. Devant, plus au nord, le halo orangé de Pacy-sur-Eure écaillait l’horizon à la manière d’un coucher de soleil flamboyant. Comme me l’avait indiqué Barbe-à-Mousse, je trouvai, après le croisement de deux départementales, la communale Cl5 que j’empruntai sur trois kilomètres, avant de m’engager sur une route moins large, signalisée comme impasse. Une vieille grille rouillée, fermée de plusieurs cadenas, se découpa dans le pinceau de mes feux. Je me garai sur le bas-côté, enfonçai les roues de la berline au cœur d’une végétation de jardin sale et, une fois le contact coupé, m’emparai de la lourde lampe-torche et de mon Glock 21. Le rail des puissants lampadaires qui encadraient l’autoroute A13, à quelques encablures du bâtiment, dressait un portrait sépia, tout en jeu d’ombres, de l’endroit de désolation aux larges allées vides envahies d’une friche abondante d’orties et d’herbes sauvages. Sous mes pieds, l’eau stagnante abandonnée par les pluies de la semaine dernière, croupissait en flaques peu profondes, nuancées par le gris mercure des reflets de la lune. Je me glissai dans l’un des nombreux trous éventrant le grillage, comme avaient dû le faire, malgré les risques de poursuites clairement signalés, des dizaines de curieux avides de toucher du doigt la matérialisation sanglante de leurs terreurs.

Le bloc massif du bâtiment de brique, d’acier et de catelles, ombre dans l’ombre, s’étirait sur l’étendue craquelée de l’asphalte noir, tel un paquebot en perdition au milieu d’un océan de solitude. Quelque chose, un mélange subtil d’angoisse et de peurs d’enfant, de souvenirs resurgis du néant, forma une boule dans ma gorge, ralentit subtilement ma progression, me délesta de mon assurance. J’hésitai à appeler l’officier de garde à la brigade, à déranger Sibersky pour qu’il me rejoignît, mais trop de doutes m’assaillaient encore. Je décidai de faire un premier tour d’inspection en solo…

Je longeai les enclos d’attente avant l’abattage et les aires d’étourdissement, la main serrée sur la crosse de mon arme, le corps noyé dans la pénombre des tubulures de métal inoxydable et des cloisons hermétiques.

Un froid intense chuintait des briques, un courant à peine perceptible qui rappelait le murmure d’un mourant. J’entendis le souffle saccadé des voitures qui filaient sur l’autoroute et, en un sens, cette façon de rompre ce calme polaire, cette coulée de silence, me rassura. Un cirrus effilé en forme de couteau voila la lune, fit danser des ombres sur les tôles froissées des toits dans un ballet déchirant.

L’endroit avait tout d’un cauchemar vivant, répugnant de puanteur suggérée…

La façade du bâtiment ne révéla aucune entrée praticable, une épaisseur de soudure à arc solidarisait chaque porte à son châssis, rendant l’intrusion impossible. Sur le côté, fort heureusement, une myriade de brèches, provoquées par des coups de masse ou de clés à molette, trouaient les volets roulants des aires de déchargement et me permirent, au prix d’une contorsion douloureuse, de me faufiler dans l’œil noir. S’ouvrirent à moi les portes scellées de l’inconnu…

Dès lors, je me guidai au seul pinceau pâle et cru soufflé par la Maglite. Je sentis les artères de mon cou gonfler sous l’afflux de pression sanguine, devinant les manifestations cyniques de la peur à la sueur qui m’enduisait le front. La pièce dans laquelle j’évoluais me parut immense, si creuse et vide que mes pas claquèrent vers des confins de noirceur que je ne discernais pas. La faune des ténèbres, ces ouvriers du désespoir, œuvrait avec acharnement dans l’anonymat de la nuit et de l’isolement. Des araignées tendaient leurs toiles, des mites agitaient leurs membranes en d’inquiétants frémissements et j’aperçus même un rat transpercer le faisceau jaune de ma lampe, courir sur une poutre branlante et se glisser entre les pales immobiles d’un ventilateur dont la taille dépassait mon imagination.

Je marchai sur des débris de verre, chevauchai des palettes de bois mort, longeai des mangeoires et des abreuvoirs gercés de pourriture avant de palper un rail de saignée qui, suivant toute logique, devait me mener dans le poumon rouge de la salle d’abattage. L’enfer du règne animal puait la tripe et l’abandon…

Je me faufilai, dos voûté, sous une porte basse barrée de lanières de caoutchouc noir, là où, quelques années auparavant, s’entassaient dans un calme électrique les bêtes paniquées, offertes aux appétits insatiables de la Mort. Le béton pisseux des murs laissa place aux catelles couleur dent gâtée, du sol au plafond, de l’arrière vers l’avant. L’atroce confinement de ce corridor aux allures de coupe-gorge me fit presser mon arme avec la vigueur d’un soldat.

Au ras de ma tête, des néons éclatés, dont les fines particules de verre tapissaient le sol comme une couche de neige croûteuse. Je progressai avec prudence, l’oreille attentive aux soubresauts des tuyaux craquants, à la course invisible de petits animaux qui me hérissaient tous les poils. Le rail me jeta dans une pièce gigantesque, aux murs si lointains que le pinceau de ma torche s’épuisa presque avant de les atteindre.

Des dizaines de boxes d’étourdissement, alignés de part et d’autre du rail de saignée, croupissaient dans l’obscurité, comme des employés de l’ombre parés à reprendre le cours de leur macabre mission. Je balayai avec ma torche toutes les directions, le regard aux aguets. La fraîcheur rouge de la viande congelée n’avait jamais quitté cet endroit humide, caverneux, effrayant dans sa monochromie blessante. Les tubes d’aération et d’évacuation me décochèrent des reflets bleutés sous les assauts photoniques, tels des clins d’œil mortels. Plus j’avançais au hasard de mes intuitions, plus la salle s’étendait, comme écartelée. Je devinais, là, juste devant moi, les carcasses du passé, suspendues, éviscérées puis sciées en deux du groin à la queue. J’imaginais ces saigneurs en blouses maculées de glaires, de sang, d’acide stomacal, plonger les bêtes dans les bacs d’échaudage, les ébouillanter jusqu’à ce qu’elles en ressortissent nues comme au jour de leur naissance, je flairais ces odeurs de têtes de porcs entassées par kilos dans les salles d’habillage et de désossement, puis broyées jusqu’à être réduites à l’état de jus de cadavres. Le parvis de la peur me déployait son tapis rouge ; j’évoluais dans la machinerie parfaitement huilée d’une bête démoniaque, une entreprise assassine dont le cœur battait encore…

Aucune trace des chiens ni de la femme. Rampes et couloirs vides, stalles d’étourdissement et plates-formes vierges… Je commençai à désespérer, hésitai un instant et me forçai à poursuivre l’inspection, malgré ma frayeur grandissante et ma certitude d’éprouver toutes les peines du monde pour regagner la sortie. À ma gauche, je découvris un cadran brisé de balance, des réchauffeurs hors d’usage, des prises d’eau éclatées, un mont d’étiquettes à oreilles, de fiches ante mortem abandonnées sur le sol. Au-dessus, des supports à crochets et à rails en surplomb, éventraient le plafond en une longue ligne, jusqu’à une bouilloire percée par le gel des tuyaux intérieurs. Il faisait noir… si noir que le poids de l’obscurité m’écrasait le dos…

D’insoutenables effluves de putréfaction me surprirent, me brûlant les narines. Réels, prenants au point de me compresser l’estomac. J’effectuai trois pas en arrière, glissai le bas de mon visage dans le col de ma veste et avançai à nouveau, tête baissée. Mais l’infection s’imprégnait dans le tissu, pénétrait en moi avec sauvagerie comme un gaz mortel. Je tentai bien de respirer le moins possible, mais, à chaque nouvelle bouffée d’air, je sentais que tous mes organes allaient me passer par la bouche. Je vomis un filet de bile jaunâtre, me ressaisis et me traînai jusqu’à la lourde porte de métal entrouverte d’une salle réfrigérée. L’odeur, devenue atroce, me redressa, me comprimant la poitrine et les côtes dans une étreinte douloureuse.

Devant moi, dévoilés crûment par le faisceau lumineux, six chiens gisaient, entassés, têtes emmêlées, poitrines craquées, dos lardés de plaies béantes. L’éclairage puissant de la Maglite révéla les tendons agrippés à l’os, tiraillés à leur maximum au travers de la chair noircie et pourrissante. Les cavités des yeux rendaient des globes desséchés à peine retenus par les tresses des nerfs optiques, et les gueules suppliantes, figées dans un ultime cri de douleur, s’imprimèrent sur le tableau blanc de ma mémoire. Une crise plus farouche de mon estomac me plia en deux.

La porte aux gonds rouillés, derrière moi, se mit à grincer en se rabattant lentement. Je frôlai la crise cardiaque, mon cœur stoppa puis accéléra enfin, déréglé et perdu tout autant que moi. Je me ruai hors de la pièce, tournai sur la droite au lieu de rebrousser chemin et m’engouffrai dans un corridor en pente, affolé, écœuré. Des rigoles couraient de chaque côté, enduites de sang séché, presque évaporé, pour se perdre dans les profondeurs inexplorées de l’abattoir. Ce sanctuaire de carrelages blancs, tachés de peaux mortes, d’éclats d’os, d’empreintes poussiéreuses, me tourna la tête. Les vitres en plexiglas des postes d’inspection des viscères me renvoyèrent l’éclat de ma propre torche en pleine figure, comme un coup de scalpel sur mes rétines. Je progressai toujours, coûte que coûte, accroché aux derniers soubresauts de courage qui m’animaient encore.

Les canaux transverses d’évacuation bifurquèrent à droite dans une très forte déclinaison, se jetant dans une fosse profonde. Je me penchai, promenai en gestes tremblants l’œil curieux de ma torche au fond du puits. Une échelle métallique permettait de descendre et, apparemment, d’emprunter un tunnel de béton menant probablement au cœur du système de ventilation et d’évacuation. Un groupement de tuyaux aux diamètres divers s’y enfonçait aussi, alors je décidai de m’aventurer sous terre, dans le poumon de l’enfer. Je longeai les tubes métalliques du bout des doigts, m’écorchant les phalanges sur des canalisations jadis explosées par la force brute de la glace. Le sang gicla, se mêla à la poussière en gouttes épaisses qui craquèrent en percutant le sol. Je remarquai alors la présence d’empreintes de pas. Des marques fraîches, vierges de salissures, aux contours propres et définis. Des allers et retours dans l’ombre, sous terre, à l’abri des regards, dans l’entrepôt du diable. Les marques du tueur…

Les tuyaux et les pas me conduisirent dans une ouverture latérale d’où chuintait un bruit sourd, à peine perceptible, comme celui d’un moteur lointain. Là, au fond, un rai de lumière blanche rampait sous une porte. Je m’éloignai à reculons, retournai au pied de l’échelle pour y sortir le cellulaire de ma veste et composer le numéro de la permanence à la Criminelle. Pas de réseau, communication refusée. Tout ce métal et ce béton agissaient comme un tissu opaque, un filet à ondes infranchissable. Je ne pris pas le temps de ressortir, résolu à agir seul. J’avais en ma possession l’effet de surprise…

Retour dans la bouche hurlante du tunnel au plafond bas et écrasant. Je pensai au tueur, l’imaginant derrière cette porte, les traits du visage ciselés par une lampe à huile, martyrisant la jeune femme, la privant de nourriture et plongeant ces pointes soigneusement taillées dans le velours de son corps…

Je m’avançai, torche éteinte, léger sur mes pieds autant que ma corpulence d’homme mûr me le permettait. Un cadenas enserrait la porte de l’extérieur, preuve de l’absence du tueur, ce qui me rassura et me déçut en même temps. Le ronflement provenait vraisemblablement d’un petit groupe électrogène portatif. Je pointai le canon de mon Glock devant moi, inclinai la tête et tirai sur l’anse cémentée du cadenas. Un feu de poudre illumina un bref instant le couloir comme le souffle d’un dragon et un cri déchirant, qui tourna en râle abject, inonda les abords du tunnel. Chassant la porte du pied, je me plaquai contre le mur crasseux alors que des jets de lumière volaient dans la pénombre comme des lames étincelantes. Ce qui se jeta sur mes rétines, me creva les yeux…

Le visage était tourné vers moi. Les pommettes tendaient la peau à en percer la surface et, des lèvres encroûtées de fièvre, se détachaient des boursouflures de peau morte. Les yeux vitreux aux pupilles devenues translucides, roulaient difficilement, comme arrachés de leurs nerfs. La céramique du corps, fêlée de côtes saillantes, fragilisée par les coups et les plaies ouvertes, semblait toute proche de se rompre en mille éclats d’os et de chairs ; les seins cloués à la table, gonflés par l’infection, étaient grêlés de marbrures olivâtres, de veinules rosées, de lésions noircissant autour de la tête des clous.

Malgré l’appareil stéréotaxique lui immobilisant les mâchoires, la fille remua les lèvres, en chassa la mousse blanchâtre de la pointe de la langue avant d’émettre une plainte étouffée. Je ne sus pas si elle réalisait qui j’étais, elle essayait de pleurer mais ne trouvait pas les forces nécessaires pour qu’affluassent les larmes.

Au-dessus, l’objectif incliné vers le bas, une caméra numérique filmait… « Seigneur ! Je suis de la police ! Je vais vous sortir de là ! »

Je m’approchai d’elle et lui passai une main légère contre le méplat de sa joue presque aspirée de l’intérieur. Elle hurla une nouvelle fois, par réflexe. Je dévissai l’étau des tempes, ôtai les tiges de métal lui maintenant la bouche ouverte. Sa tête, trop lourde pour les muscles épuisés de son cou, tomba au creux de ma main. Comment la détacher sans la blesser davantage ? La corde usée lui pénétrait la grande voile blanche de la peau, les échardes de bois menaçaient de s’enfoncer au plus profond de sa chair à chaque mouvement indélicat. Piégé ! Incapable de la libérer, de lui lâcher la tête sans que la masse du crâne ne la fît basculer sur le côté, lui arrachant les seins. Elle avait la force d’un oisillon tombé de son nid…

« Vous êtes sauvée, on va s’occuper de vous. Vous pouvez parler ? »

Sa respiration bruyante, comme celle d’un taureau étalé sur le sable chaud d’une arène, s’accéléra. Ses lèvres s’écartèrent, ses cordes vocales écorchées vomirent un son monocorde, incompréhensible. J’eus peur qu’elle me quittât, qu’un faux mouvement, même infime, la brisât en morceaux. Je n’entrevis aucune solution pour libérer ses chairs de l’emprise meurtrière des clous industriels. Les épaisseurs de sang séché et l’infection propagée jusqu’à la pointe des mamelons, interdisaient de lui effleurer même la peau sans la tuer de douleur. Il me fallait de l’aide, absolument. « Je vais ôter ma main. Essayez de maintenir votre tête droite. »

Je retirai le bout des doigts, mais la tête chancela, à peine retenue au corps par la charpente délabrée du cou. Le choix qui m’incombait me répugna. « Écoutez, je vais revenir. Il faut une ambulance. Je vais vous bloquer la tête avec l’appareil, sans serrer trop fort. »

Ses yeux chassieux montèrent vers moi. J’y déchiffrai l’exécration, l’envie de mourir surpassant celle de vivre. Elle me suppliait sans parler de rester auprès d’elle, de lui réchauffer le cœur d’une manière ou d’une autre. Déchiré intérieurement, je serrai l’étau d’une seule main, toujours en soutenant la tête presque démantelée de son totem de chair. Pourquoi cette escapade solitaire ? Quelles saugrenues prétentions m’avaient empêché d’appeler les renforts bien avant, dès que le doute m’avait traversé l’esprit ?

« Je reviens, je vous le promets ! Je vais sortir, remonter pour téléphoner, avec ceci », lui montrant mon portable, « les secours arriveront, on va vous libérer, vous m’entendez ? Vous libérer ! Tenez bon. Je vous en supplie, tenez bon ! »

Je glissai des doigts tremblants dans sa chevelure rance sans soutenir son regard et m’enfuis, me ruant dans le corridor, le souffle court, suffocant, téléphone et revolver pressés contre moi comme les derniers biens d’un naufragé. Il fallait que je la sauve pour me sauver moi-même. Rien d’autre ne comptait, à présent : la sauver ! Qu’elle vive !

Je m’aventurai dans le tunnel avec prudence. Ma voiture garée devant l’entrée, le roulement du coup de feu dans la gueule de l’abattoir, étaient les preuves tangibles de ma présence. Au moment où j’empoignai l’échelle menant à l’étage des salles d’abattage, un faisceau lumineux s’accrocha à mon épaule et un picotement vif investit mon deltoïde gauche. Je basculai contre le mur, pointai le pinceau de ma lampe-torche en direction de mon col pour y découvrir un petit tube d’étain terminé par un bouquet de plumes rouges… une fléchette anesthésiante. Je l’arrachai de la veste, levai le canon de mon Glock vers le haut du puits et tirai jusqu’à ce que mon doigt ne trouvât plus la force de plaquer la queue de détente contre le pontet. Une pression m’écrasa les poumons, une main invisible me serra la gorge, rendant le passage d’air difficile. Mon bras et mon épaule gauches semblèrent se décrocher de mon corps, et le liquide froid fila en direction des membres inférieurs à une vitesse saisissante. Je me renversai dans le corridor au prix d’un effort surhumain, alors que, d’un coup, mes pieds s’enracinaient dans une mer de roche. Les muscles jambiers fanèrent et me lâchèrent. Accroupi puis couché, incapable de remuer le tronc, j’enfonçai mes doigts dans le verre pilé des néons éclatés pour combattre les effets de l’anesthésique. Je ne perçus qu’une infime partie du trait de douleur, preuve que l’afflux massif de produit terminait sa fulgurante digestion de mes sensations. Ma main s’ouvrit d’elle-même, la paume en sang, les doigts repliés, puis détendus, hors de contrôle. Paupières figées. Bouche ouverte. Incapable de déglutir. Mais parfaitement conscient. Un poisson dans une bourriche… Mes membres s’allongèrent puis rétrécirent ; les tuyaux, au ras du sol, se ramollirent, se tordirent dans l’espace en une lenteur exagérée. De la poussière soulevée par ma chute vint se coller sur mes rétines, provoquant une sécrétion lacrymale impossible à maîtriser.

J’eus l’impression de ne plus rien entendre. Ni le bruit de ses pas, ni sa respiration et pourtant, je sus qu’il s’approchait de moi, je le sentis comme on devine l’haleine d’un feu sans en voir les flammes. Il venait m’achever, tel un messie du mal, un messager de l’au-delà chargé d’une mission de destruction. Je ne suis pas prêt à mourir, je veux vivre ! Mais ce choix ne m’appartenait plus désormais. Mes yeux restèrent fixes. Je voulus parler, crier, les mots se bloquèrent à la porte de ma conscience ou restèrent accrochés aux cordes vocales. Où était-il ? J’entendis mon sang affluer, bouillonner, gonfler mes artères. Les sons intérieurs de mon organisme s’amplifièrent, ceux de l’extérieur diminuèrent. On me glissa un bandeau devant les yeux, mais je n’aperçus ni bras, ni main. Noir complet. Je sentis une force me traîner sur plusieurs mètres, une force d’aimant invisible et pourtant phénoménale. Quelque chose, quelqu’un me ramenait probablement à l’endroit d’où je sortais. Longue plainte de désespoir, interminable. La fille hurla à s’en déchirer la poitrine. Je devinais les soubresauts d’espoir qui se brisaient en elle comme les dernières vagues d’une mer prise par le gel. Plus de mouvement. On m’avait abandonné sur le sol. Les hurlements devinrent gloussements, les gloussements des râles d’agonie, puis, plus rien… Je sombrai, sombrai, sombrai…

Je me réveillai lentement, avec l’impression d’avaler du papier de verre à chaque déglutition. J’ôtai le bandeau de mes yeux, les doigts gourds. Je me levai, les membres encore alourdis par les restes d’anesthésique, me retournai et découvris, soudain, qu’il n’y avait plus rien à faire pour la fille…

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