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Après deux ans, je commence à Bordeaux un nouveau cahier. Le premier, Donzac m’a supplié de l’emporter à Paris où il est entré au Séminaire des Carmes. C’est pour lui que je me décide à reprendre ce journal. Un journal ? Non : Le récit composé, ordonné, de ce qui m’a été fourni au jour le jour par notre histoire, à maman et à moi, durant ces deux années — mais d’abord pour essayer d’y voir clair dans ce que je suis devenu depuis la mort de Laurent.

Ce que je suis devenu ? Suis-je devenu un autre ? Le garçon de vingt et un ans qui prépare sa licence de lettres à Bordeaux est-il différent de l’adolescent que j’étais ? Le même, condamné à rester le même, si je ne meurs comme Laurent. Le vieux de Maltaverne que je porte en moi succédera dans l’histoire secrète de la grande lande au vieux de Lassus et sera, octogénaire, ce même être que je suis, et quelque enfant poète de 1970 le regardera de loin, assis immobile sur le seuil et devenu minéral.


Ce n’est pas moi que la mort de Laurent a changé, ce sont les conditions de ma vie. J’ai été comme stupéfait pendant des mois. Maman prenait tout sur elle, n’ayant en ce qui me concernait d’autre souci que ma santé physique. J’avais « un voile sur le poumon gauche ». Elle n’a eu de cesse que je n’aie été réformé. Je m’en suis réjoui et j’en mourais de honte. Cela m’a rendu plus sauvage et je lui en ai voulu. Libérée de son inquiétude, elle a été prise chaque jour un peu plus par Maltaverne où, comme nous avons acheté cette année une automobile, une Dion-Bouton, elle se rend à chaque instant pour de brefs séjours. Il n’y a plus de distance. L’an dernier encore, il fallait changer deux fois de train pour atteindre Maltaverne. Le dépaysement commençait dès le hall de la gare du Midi. La grande lande, mon unique patrie, était aussi éloignée qu’une étoile. Aujourd’hui, je sais qu’elle commence aux portes mêmes de Bordeaux et que, par la route, s’il n’y a pas de panne de carburateur, ou si nous ne crevons pas, nous pouvons faire en moins de trois heures les cent kilomètres qui séparent Bordeaux de Maltaverne.


J’écris n’importe quoi pour ne pas toucher cette place envenimée depuis que Laurent s’est endormi. Que s’est-il passé entre maman et moi ? Qu’ai-je à lui reprocher ? Elle assume tout, me décharge de tout. Quand elle est à Maltaverne, comme en ce moment, je suis aussi libre à Bordeaux qu’un étudiant a jamais pu l’être, avec une cuisinière et un valet de chambre à ma dévotion. Si je suis incapable d’en tirer profit, ce n’est pas à maman que j’en puis faire reproche.

— Pourquoi n’as-tu pas d’amis ? Pourquoi refuses-tu les invitations ou demeures-tu dans les embrasures et ne danses-tu pas ?

Je ne danse pas comme je ne chasse pas. Tout est pareil…

Non, rien n’est pareil. Ce que je vais raconter, c’est du déjà vécu et non pas de l’histoire en train de se faire, bien que pourtant l’histoire continue. Donzac saura faire la différence entre le document interprété, retouché par moi, et ce qui prend forme au jour le jour, et de page en page d’un destin inéluctable. Donzac saura interpréter mes mensonges par omission et leur fera dire la vérité à mon insu — cette vérité que je voudrais pourtant arracher de moi, que je cherche avec une passion qui m’effraie, non à cause de moi mais parce que c’est de maman qu’il s’agit, et que je la démasque lentement et qu’à mesure que je découvre sa vraie figure, elle me fait peur.


Mais je ne suis plus seul. Je ne lui suis plus livré. Quelqu’un est venu. Quelqu’un. Tout a commencé chez Bard, le libraire des Galeries, celles qui joignent la rue Sainte-Catherine à la place de la Comédie. Je n’ai connu qu’assez tard cette obscure caverne à livres. Mon libraire à moi, c’était Feret, Cours de l’intendance. Chez Bard, les Éditions du Mercure de France occupent la meilleure place. La littérature y est aimée. Les poètes modernes sont dans la vitrine.

J’y suis venu au retour de la Faculté, presque chaque jour depuis ce premier jour où j’avais commencé de feuilleter un livre nouveau : L’Immoraliste, tellement captivé par ma lecture que je sursautai quand j’entendis une voix de femme à mon oreille : « Même si vous n’avez pas beaucoup d’argent, je vous conseille de l’acheter. C’est l’édition originale et les originales de Gide… »

Je levai les yeux et vis dans cette demi-ténèbre de la caverne Mlle Marie qui dirige la vente et qui mène tout le magasin (Bard, le patron, ne quitte guère la caisse et Balège, le commis bossu, fait la grosse besogne). Mlle Marie, vêtue d’un sarrau noir, se rend invisible, sauf de ceux sur qui elle pose son regard comme, ce premier jour, elle le posait sur moi. Ce qu’était ce regard… tendre à la fois et moqueur et terriblement perspicace. Attirée et touchée en moi, comme tous ceux qui m’aiment, par ce qui fait fuir les autres. Je l’ai trompée pourtant, malgré moi. J’aime tant les livres et j’en achète si peu, et j’hésite si longtemps avant de m’y résoudre, et pour tout dire je suis si incapable de dépenser un franc, et en plus je m’habille si mal, avec toujours la même cravate en ficelle, qu’elle me prit pour un étudiant pauvre. J’ai su plus tard qu’elle avait été pourtant frappée de ce que mon pardessus, tout usé qu’il paraissait, n’était pas de confection, que ma serviette était de beau cuir et portait des initiales. Mais je semblais ne disposer d’aucun argent de poche. Elle me crut le fils de campagnards ruinés ou avares et mit de côté pour moi les éditions originales. « Vous paierez le mois prochain », me disait-elle.

Ce n’est pas un sentiment vil qui m’a retenu de la détromper. Une espèce de honte ? Non, plutôt ce bonheur d’être aimé pour moi-même, de savoir que je pouvais plaire à une fille de cette qualité-là, qui ne savait pas que j’étais l’héritier de Maltaverne. Dans les rares soirées où maman m’oblige à aller regarder danser les autres, je sais bien qu’elles posent toutes sur moi le même regard ; une étiquette invisible est épinglée à mon smoking : des milliers d’hectares de landes, des immeubles. Le même sourire docile chez toutes, le même effort pour parler « de ce qui paraît d’intéressant ». L’idée que ces idiotes se font d’un « intellectuel »… Non, je ne veux pas y arrêter ma pensée. Il suffit que Donzac comprenne ce bonheur inespéré dès le premier jour, de cette fille qui regardait avec tant d’amour le pauvre étudiant qu’elle croyait que j’étais. Mon refus de sortir avec elle, j’ai su depuis qu’elle l’attribuait à la peur que j’avais de la compromettre, tant je lui apparaissais angélique, et depuis nous en avons ri ensemble. Mais la vraie raison, je ne la lui dis pas, je ne suis pas sûr moi-même de la connaître. Il y avait sans doute l’impossibilité, dès que nous serions hors de la grotte obscure de la librairie, de maintenir longtemps le mythe de l’étudiant pauvre ; il y avait surtout que je ne la séparais pas plus de la librairie à laquelle je l’incorporais que je n’avais séparé Mlle Martineau de son cheval. C’était ce qui me défendait d’elle, tout en me permettant de jouir d’elle, comme s’il n’y avait eu pour moi d’autre jouissance imaginable que la contemplation dans cette demi-ténèbre enchantée de la librairie ; aucun problème sordide du dehors ne se posait que j’aurais été bien incapable de résoudre.


Cette situation eût pu durer indéfiniment parce que Marie s’y était elle-même adaptée, qu’elle correspondait à l’image de moi dans son cœur, ce qu’elle appelait : mon côté noli me tangere. Sans le hasard d’une rencontre… Mais je ne crois pas au hasard et les coïncidences prouvent peut-être que nos vies sont réellement machinées.

Bien qu’elle fût l’âme de la librairie Bard, le patron et Balège n’approuvaient pas la permission qu’elle laissait à trop de clients, dont j’étais le plus fidèle, de venir tripoter des livres qu’ils n’achetaient pas. Elle se faisait d’une librairie la même image qu’Anatole France dans L’Orme du Mail où il nous montre M. Bergeret rencontrant chaque jour ses amis chez le libraire Paillot. Elle me confia qu’elle devait se battre surtout pour moi, mais aussi pour un jeune professeur du petit lycée de Talence qui passait chez Bard tous ses après-midi du jeudi, son seul jour de liberté. C’était le jour où moi-même je n’y venais pas parce que le jeudi la librairie était envahie. « Il est aussi sauvage que vous, il ne connaît personne… »

— Mais il vous connaît ! répliquais-je avec dépit.

Un dépit qui la fit sourire, elle me crut jaloux. L’étais-je vraiment ? En tout cas je le fus aussitôt, grâce à l’air de souffrance que j’affectais : je croyais que l’on devient amoureux, comme on devient religieux selon Pascal, en inclinant l’automate.

Je m’inquiétai de l’âge qu’avait ce rival inconnu. Il était de plusieurs années mon aîné. Il lui faisait pitié à cause de sa totale solitude et d’une amertume sans remède que trahissaient certains de ses propos comme si, depuis sa jeunesse, il avait subi déjà quelque désastre irréparable. Elle en parlait avec une complaisance accrue à mesure que j’en montrais plus de chagrin — un chagrin dont je ne jouais plus, que je ressentais réellement et que bientôt Marie ne put plus supporter. Nous étions seuls à ce moment-là, derrière le rayon des livres d’occasion. Pour la première fois, elle me prit la main et la garda un instant dans la sienne.

— Quand je pense, me dit-elle, que je ne connais même pas votre prénom. J’en connais l’initiale, je l’ai vue sur votre serviette. Les prénoms qui commencent par A… Vous ne vous appelez tout de même pas Arthur ou Adolphe ? ou Auguste ?

— Peut-être Augustin.

J’approchai mes lèvres de sa petite oreille : « Alain… » murmurai-je comme s’il s’agissait d’un grand secret et, elle répéta Alain, comme si elle avait eu peur de l’oublier. Je lui demandai : « Comment m’appeliez-vous quand vous pensiez à moi ? »

— Je ne vous appelais pas. Les jours où vous ne veniez pas, je me disais : « L’ange n’est pas venu aujourd’hui… »

— Ah ! soupirai-je, vous aussi ?

Je me souvins à ce moment-là de ce crépuscule à Maltaverne où Simon m’avait dit : « Oh ! Vous, vous êtes un ange. » Que j’ai pensé à lui à cet instant précis où il allait resurgir dans ma vie ! Cela m’apparaît à moi-même si étrange que je me soupçonne d’arranger à mon insu l’histoire, de la mettre en forme. Mais non, c’est bien ainsi que tout s’est passé. Je me souviens d’avoir gagné la sortie sans un adieu, suivi de Marie qui répétait à mi-voix : « Qu’avez-vous ? Je n’ai pas voulu vous blesser… »

— Les filles n’aiment pas les garçons angéliques, dis-je. (Nous étions tout près l’un de l’autre, sur le seuil. Il n’y avait plus aucun client dans la librairie.) Elles ont raison, d’ailleurs.

— Parce qu’il y a de mauvais anges ? demanda Marie. Elle se forçait à rire, cherchait à dissiper ce nuage.

— Non, un mauvais ange, elles l’aimeraient, elles souffriraient par lui…

— Ça dépend des filles, dit-elle. Je n’ai jamais eu de goût pour les brutes, vous savez. J’en ai toujours eu peur.

— Tandis que moi, je vous rassure.

— Tout ce que je dis vous blesse.

— Le petit pion de Talence qui vient chaque jeudi vous fait-il peur, lui ?

— Ah ! Si c’est à cause de lui que vous vous tourmentez ! Pauvre garçon, j’ai tellement de mal et je crains de n’y pas réussir, à lui dissimuler qu’il me répugne. Je me force pourtant à lui prendre la main et même à la garder dans la mienne quelques secondes et j’y ai du mérite. C’est à ne pas croire, mais il a six doigts à chaque main. Ce que je ressens au contact de cette chose molle, de ce cartilage…

Je m’étais appuyé contre la vitrine. Je demandai : « Simon ? il est à Bordeaux ? »

— Vous le connaissez ? Comment le connaissez-vous ?

— Vous savez qu’il a aussi à chaque pied un orteil de trop ? Eh bien, Marie, jeudi, dites-lui qu’un de vos clients s’appelle Alain et qu’il est un ange, alors vous saurez tout sur moi, sur ma mère, sur mon enfance, sur mon pays qui est aussi celui de Simon Duberc. Moi je ne vous parlerai pas de lui aujourd’hui parce que je ne pourrais le faire sans vous livrer le tout de ma pauvre vie et que je n’y parviendrais pas. Je vais le laisser déblayer… Je n’aurai qu’à retoucher sa déposition. À partir de ce qu’il vous aura raconté, ça me sera moins difficile de vous introduire dans cette histoire sans intérêt pour personne.

Elle murmura : « Sauf pour moi. » J’appris à ce moment-là le peu qu’elle savait elle-même de Simon. Il n’avait pu supporter Paris et à peine sa licence passée, avait obtenu des protecteurs puissants qu’il se vantait d’avoir, une nomination dans la région bordelaise.

— Mais il m’assure que sa solitude serait pire ici qu’à Paris, s’il ne m’avait pas.

— Ne va-t-il pas chez ses parents ?

Elle l’ignorait. Il n’en parlait jamais, comme s’il en avait eu honte. Je songeai que s’il était venu à Maltaverne, ma mère n’aurait pu ignorer son retour. Je dis : « Adieu ! », poussai la porte. Je vis tout à coup devant moi cette soirée et j’en frémis. Tout ce qui m’avait détourné de sortir avec Marie s’effondra d’un coup. Elle allait bientôt tout savoir de moi et des miens. Je ne lui demandai même pas si elle était libre, je lui dis : « Il ne faut pas me laisser seul ce soir. Maman est à la campagne. Elle m’a abandonné. Je vous raconterai. » Je jouai à inquiéter Marie ; mais sa joie l’emportait sur son inquiétude. Elle me dit de l’accompagner jusque chez elle : « Je monterai un instant, le temps d’avertir ma mère et de passer une autre robe. » Le magasin fermerait dans une demi-heure. Nous nous donnâmes rendez-vous devant le Grand Théâtre.


C’était mon premier rendez-vous et j’avais vingt et un ans ! Je ne serais pas seul ce soir. J’entrai au café de Bordeaux et téléphonai à Louis Larpe, notre maître d’hôtel, pour l’avertir que j’amènerais une amie à dîner. J’imaginai sa stupeur. « Une dame, monsieur Alain ? — Oui, une dame. — Je crois qu’il n’y a qu’un tournedos pour Monsieur. — Vous ouvrirez une boîte de pâté de foie gras et chambrerez une bouteille de ce que vous voudrez. »


J’attendis dans le brouillard, devant la porte de la maison sans étage qu’habitait Marie rue de l’Église-Saint-Seurin — le temps qu’elle changeât de robe. Quand elle reparut, c’était elle et c’était une autre, évadée de son métier, de la librairie ténébreuse, et moi, pour la première fois de ma vie, j’avançais, glorieux, pareil à tous les autres garçons, dans ce soir de novembre dont je sentirai toute ma vie l’odeur au-dedans de moi, pressé d’atteindre la place Gambetta et le Cours de l’Intendance — oserai-je l’avouer ? — oui, pour être vu avec cette jeune femme. Ce qui me fit demander à Marie : « Cela ne vous gêne pas d’être vue sur l’Intendance escortée d’un jeune homme ? Mais nous pouvons faire un détour par les petites rues… » Elle rit : « Oh ! Moi, vous savez… C’est plutôt vous qui pourriez me trouver compromettante… » Je lui dis que nous étions de la campagne bazadaise, que nous n’avions à Bordeaux que peu de relations. Il fallait tout de même, durant les dix minutes que nous mettrions pour atteindre la rue de Cheverus, où j’habitais, la préparer au logement luxueux, au maître d’hôtel… « Nous avons deux mille hectares de pins, vous savez ! » dis-je bêtement. Ce chiffre ne parut pas l’impressionner. Stupide, j’ajoutai :

— Sans compter le reste.

— Il n’y a pas de quoi se vanter.

— Je ne m’en vante pas, mais je vous l’avais caché. Il faut bien maintenant vous avertir…

— Non, Alain, ça change tout. Je ne dînerai pas chez votre mère en son absence, et à son insu. Je vais vous amener à un petit restaurant que je connais sur le port, chez Eyrondo.

Je protestai que c’était impossible, que j’avais téléphoné chez moi pour que le dîner fût digne d’elle.

— Eh bien, vous donnerez un contrordre de chez Eyrondo.

— Vous ne connaissez pas Louis Larpe, oui, le maître d’hôtel. Je n’oserai jamais… Il a ouvert une boîte de foie gras. Pour lui c’est un acte religieux. D’ailleurs j’ai horreur de téléphoner. Je l’ai fait pour vous, mais je ne m’y habitue pas. Je ne téléphone presque jamais.

— Vous n’avez pas honte ?

— Oui, j’ai honte. Maman me répète : si intelligent que tu te croies, tu n’es qu’un pauvre être.

— Il était temps que je vienne.

— Je vous dégoûte…

— Non, parce que malgré vos milliers d’hectares, vous ne serez jamais accordé à ce monde-là, vous ne serez jamais l’un d’eux… J’en vois quelques-uns dans mon métier, pas beaucoup, car ils n’aiment guère lire. Mais enfin j’ai des clients qui recherchent les éditions rares. Je les observe : quelle barricade, un comptoir de magasin ! Je les écoute, je les épie au travers, je les connais.

— Mais moi, Marie, vous ne me connaissez pas. Quand vous me connaîtrez…


Nous étions assis au fond du restaurant qui avait dû être une auberge à matelots et où l’on venait maintenant manger des coquillages, de la lamproie, des cèpes à la saison des cèpes. Marie était allée au comptoir téléphoner chez moi. Elle était revenue en riant, comme je ne savais pas qu’elle pouvait rire : « Rassurez-vous ! J’ai entendu le maître d’hôtel crier à la cuisinière : “Il se décommande ! J’ai bien fait de ne pas ouvrir la boîte de pâté.” Vous voilà rassuré ? »

— Je suis grotesque, dis-je piteusement.


Quand je songe à cette soirée, je suis stupéfait de cette fringale de confidences, de l’indiscrétion avec laquelle je parlais de moi, intarissable, comme si cette jeune femme, ou cette jeune fille, dont j’ignorais tout, n’avait rien eu à me confier de sa vie, comme s’il allait de soi que de nous deux je fusse le seul intéressant. Elle m’écoutait ce soir-là sans me poser aucune autre question que celles dont j’avais besoin pour me délivrer de ce qui m’étouffait.

— Simon Duberc vous en dira plus long que je n’oserais…

— Mais si vous le souhaitez, je ne lui parlerai pas de vous. Je protestai que je désirais au contraire qu’elle eût de cet ennemi, car il était devenu notre ennemi, une peinture de Maltaverne poussée au noir.

— De moi, d’ailleurs, il ne vous dira pas de mal, à moins qu’il ne soit devenu un autre : il m’aimait.

Je demandai, après un silence :

— Vous a-t-il avoué qu’il avait été élevé au séminaire, qu’il avait porté la soutane ?

— Ah ! Je comprends mieux maintenant cet air qu’il a d’être en marge… Il a été pétri et repétri par les prêtres, et puis jeté au rebut…

J’hésitai avant de demander :

— La religion, Marie, ça existe pour vous ?

— Et pour vous, Alain ? Je vous le demande mais je le sais. Comment le savait-elle ? Je répétai : « Mais vous, Marie ? »

Elle dit : « Moi, c’est sans intérêt » et ajouta :

— Pour moi, les jeux sont faits sur tous les tableaux, j’ai vingt-huit ans. Je tiens à vous dire mon âge, au cas où vous me croiriez capable de rêver à propos de vous.

Je demandai : « Pourquoi non ? » et brusquement me levai comme pris de panique : « Sortons d’ici ! »

— Et l’addition, mon petit Alain ?


Quand nous fûmes sur le trottoir des quais, presque déserts déjà, où nous croisions des êtres louches, j’eus hâte de me retrouver sur la place de la Comédie. Il y a beaucoup d’attaques, le soir, dans les rues après minuit. Elle me dit en riant que j’avais bu à moi seul presque toute la bouteille de margaux et qu’elle ne se fiait pas trop à ce que je lui avais raconté de Maltaverne.

— Il faut me croire, Marie. D’ailleurs, vous verrez bien que c’est une histoire que personne ne pourrait inventer, et puis Simon vous la confirmera. Jusqu’à la mort de mon frère, j’avais toujours cru, et tout le monde le croyait, que j’étais le préféré de ma mère. C’était mon bonheur de le croire. Quand Laurent nous eut quittés, cette pensée me fit honte, à laquelle je m’arrêtais avec complaisance, qu’il n’y aurait plus qu’elle et que moi, oui, j’ai été capable de penser cela : que personne au monde ne serait plus entre nous. Ce fut tout le contraire : je dus très tôt me rendre à l’évidence que jamais, à aucun moment de ma vie, je ne m’étais senti aussi loin d’elle, que jamais nous n’avions été plus séparés. Ce qui se dressait entre nous, ce n’était pas quelqu’un. Vous ne me croirez pas si je vous dis que c’étaient les propriétés…

— Quelles propriétés ? demanda Marie d’un ton de lassitude et moins par intérêt que par politesse.

— Les nôtres, je veux dire les miennes, puisque Maltaverne vient du côté de mon père et que j’avais hérité de la part de Laurent. Mais maman qui y mène tout, à qui j’ai transmis tous mes pouvoirs, s’en considère comme la maîtresse absolue. Certes je connaissais son amour, non de la terre au sens où moi je l’aime, mais de la propriété…

— Quelle horreur ! dit Marie.

— Non, ce n’est pas si bas que vous croyez. C’est un goût de domination, c’est le goût de régner sur une vaste étendue.

— … Sur un peuple de serfs. Vous en êtes resté au servage. Oh ! Ramenez-moi. Je n’ose rentrer seule…

— Mais moi, Marie, je suis du côté des victimes dans cette histoire. Oui, je vais vous ramener, mais écoutez-moi encore : jusqu’à la mort de Laurent, et tant que nous étions des enfants, la passion de maman ne se trahissait que dans de rares circonstances. Elle était notre tutrice. Les propriétés, c’était son devoir d’état. Ce qui changea tout je crois après la mort de mon frère, ce fut la certitude qu’il n’y aurait pas de partage, que l’empire ne serait pas divisé.

— C’est monstrueux.

— Plus que vous ne sauriez l’imaginer. Un de nos voisins à Maltaverne, Numa Séris, qui est un peu notre cousin, possède un domaine, le plus étendu après le nôtre ; c’est un veuf qui a tué sa femme de chagrin…

— On ne meurt pas de chagrin, dit Marie avec irritation.

— Que Numa Séris ait résisté aux apéritifs, aux verres de fine, au vin rouge qu’il absorbe toute la journée, à ce qui constitue son unique bonheur en ce monde, c’est un mystère qui n’a jamais éveillé ma curiosité. En revanche, je m’étonnais de voir ma mère le fréquenter. Elle prétendait avoir des conseils à lui demander pour des ventes de bois ou dans ses différends avec les métayers ; mais j’eus vite fait de découvrir ce qui la rapprochait de cet être abject. Il a une affreuse fille que nous haïssions, Laurent et moi. Elle s’appelle Jeannette mais nous ne l’appelions que « Le Pou ». Je me souviens de ce que Laurent m’avait dit, peu de temps avant sa mort : « J’ai de la veine d’être trop âgé pour épouser le Pou. C’est toi qui épouseras le Pou. » L’horrible farce est devenue une menace directe tout à coup…

— Pourquoi une menace ? Vous n’êtes pas, vous, une petite fille qu’on marie de force ; avouez qu’il y a en vous un complice de votre mère qui rêve de cette alliance abominable et que c’est lui, ce complice, qui vous fait peur.


Nous étions devant sa porte. Elle tenait sa clé à la main. Elle dit : « Adieu, Alain. Ne venez pas à la librairie avant vendredi. J’aurai vu la veille Simon Duberc. Tout m’apparaîtra peut-être différent. » La porte claqua. Je demeurai seul sur le trottoir de cette étroite rue du quartier Saint-Seurin. Je m’accroupis sur la marche de l’entrée, les coudes aux genoux, et pleurai. Mon désespoir n’était pas joué et pourtant, au sens strict, il l’était. Ma douleur jouissait d’elle-même. C’étaient tout de même de vraies larmes qui coulaient entre mes doigts, de vrais sanglots que j’essayais en vain de retenir.

La porte se rouvrit derrière moi. Je me redressai. Marie parut, tenant une lampe à la main. Elle avait encore son chapeau sur la tête. Elle dit : « Heureusement que je vous ai vu à travers le judas. » Elle me fit entrer en me recommandant de faire le moins de bruit possible, bien que la chambre de sa mère fût sur la cour, et m’introduisit dans une pièce étroite qui devait être le salon. Il y faisait froid et il avait l’odeur de l’inhabité. Les quelques sièges disparaissaient sous des housses. Même le lustre était enveloppé de lustrine. Marie me fit asseoir près d’elle sur le canapé. Je continuai de pleurer et elle dit :

— Quel enfant vous êtes ! Et pas même un garçon de quinze ans ! C’est dix ans que vous avez. On a envie de vous demander : « C’est fini, ce gros chagrin ? »

Ce fut elle qui me prit dans ses bras. Je cachai ma figure entre son épaule et son cou. Elle ne bougeait pas plus que si un oiseau s’était posé sur son doigt, et moi j’étais étonné de ce repos, de ce bonheur. Je faisais mes premiers pas. Je me laissais « toucher » enfin, au sens littéral. Je consentais à n’être plus « intact ». Elle avait d’abord séché mes yeux avec son mouchoir, et puis elle y posa brièvement les lèvres, et plus longuement une main qui était froide. À un moment, elle me caressa légèrement la joue : rien d’autre. Je recommençai de parler et elle, patiente, d’écouter.

— J’ai honte, lui dis-je, de vous avoir donné cette idée atroce de ma pauvre maman. L’histoire que je vous ai racontée, je vois bien ce qu’elle a d’insoutenable. Comment vous faire comprendre ce qu’est ma mère ? L’unique fois où j’ai osé moi-même lui parler de son projet touchant cette petite Séris, lui donner les raisons de ma répulsion, elle n’est entrée dans aucune, parce qu’en toute bonne foi, et si incroyable que cela vous paraîtra, elle a toujours été persuadée que ce que j’appelle l’amour physique n’existe pas pour les êtres d’une certaine race dont nous sommes elle et moi, que c’est une invention des romanciers, qu’il est un devoir exigé de la femme par Dieu pour la propagation de l’espèce, et comme remède à la bestialité des hommes ; elle ne m’a pas caché que c’est ce qui la déroute le plus dans la création. Je tombai d’accord avec elle que d’avoir si étroitement lié une âme capable de Dieu à un corps de chien, ouvrait devant l’esprit un abîme. Elle protesta avec violence que c’était une épreuve qu’un chrétien devait surmonter et d’abord en ne se laissant pas séduire par ce que racontent les livres, qui étaient toute ma vie : « … Mais tu es mon fils, ajouta-t-elle, et je te connais, et je sais bien que tu auras le même dégoût de ces choses, de cette chose… Tu ne peux pas savoir… »

À ce moment-là, je pensai à mon père, ce père que je n’avais pas connu, le plus doux et le plus tendre des hommes. Je murmurai : « Pauvre papa… » Elle dit avec rancune presque à voix basse : « Oh ! Je te jure qu’il ne m’a rien épargné. Je n’ai jamais reculé. » Je répétai : « Pauvre papa. » Après un silence, je me souviens d’avoir demandé à ma mère si elle ne se faisait pas scrupule de livrer cette misérable Jeannette à un mari tel que moi qui à coup sûr la fuirait. « Mais mon pauvre petit, heureusement pour elle ! après qu’elle t’aura donné un fils, tu lui laisseras la paix et il lui restera l’orgueil d’avoir servi à créer ce domaine qui sera le plus important du Bazadais par l’étendue, par la qualité des terres, qui lui permettra, à cette petite Séris, d’agir pour le bien sur toute une population dépendant d’elle : le seul plaisir légitime qui soit accordé en ce monde à une femme de nos familles… »

Ma pauvre mère ! Comme Marie s’étonnait que je ne lui eusse pas mis le nez dans cette idolâtrie de la terre scandaleuse chez une chrétienne aussi affichée qu’elle était :

— Oh ! De ce côté-là, elle était pourvue de raisons et le devoir d’état a bon dos. Le mal pour maman tient dans cette convoitise que précisément elle ne ressent pas et qu’elle appelle concupiscence, qui correspond chez elle à une répulsion. Elle ne conçoit pas que le péché puisse être lié à cet orgueil de posséder et de régner. A-t-elle jamais lu, enfin je veux dire médité, certaines paroles du Seigneur qui, moi, me font trembler ?… Non, ce n’est pas vrai : je ne tremble pas plus qu’elle.

Nous nous tûmes à ce moment-là.

Un peu plus tard, je murmurai : « Que dirait maman, si elle nous voyait ? »

— Est-ce que tu n’as pas froid ?

— Non, tu es chaude comme un nid.

Marie dit à voix basse : « Le premier tu qui sort des lèvres bien-aimées. » Je corrigeai : « Le premier oui… »

Encore un peu plus tard, elle rejeta mes cheveux en arrière, y posa les lèvres et ce fut mon tour de lui rappeler Verlaine : « … et qui parfois vous baise au front, comme un enfant ».

Nous demeurâmes un peu de temps sans faire d’autre geste. Tout à coup elle se redressa, prit ma tête à deux mains :

— Laisse-la ! Oui, ta mère, quitte-la, abandonne-lui tout et va vivre seul.

Je dis tristement : « Rien ne peut faire que tout ne soit à moi. »

— Tu es la propriété de tes propriétés. Tu seras le mari de Pou.

Je me blottis contre elle. Je dis après un silence : « Comment quitter maman ? Elle a été toute ma vie. Le drame pour moi, comprends-le, ce n’est pas qu’elle accapare les propriétés qui m’appartiennent, c’est qu’elle les préfère à moi. »

— C’est qu’elle te trompe avec elles !

— C’est si vrai que peut-être avec ton aide je finirai par lui échapper.

— Que puis-je pour toi, mon pauvre petit ? Te rendre plus conscient, donc plus malheureux, mais non t’insuffler la volonté que tu n’as pas…

Je lui protestai qu’elle m’avait changé pourtant plus que je n’eusse pu seulement l’imaginer il y a quelques semaines, que maintenant, je concevais que le bonheur serait d’échapper à ma mère, mais que je ne voyais pas comment je pourrais me passer d’elle, incapable de m’occuper du domaine. Certes j’y tenais, je n’en rougissais pas, plus que tout au monde. Maltaverne était tout ce que j’aimais. En revanche, les terres de Numa Séris ne représentaient rien à mes yeux. Pourtant le Pou me faisait peur. J’avais toute ma vie entendu ma mère se glorifier d’avoir toujours atteint ses buts. Quand elle avait envie d’une pièce de pins, elle attendait parfois des années mais finissait par l’obtenir. La moindre parcelle à vendre, le notaire l’en avertissait, ou Numa Séris. Ils étaient à deux de jeu, l’un s’effaçant devant l’autre à tour de rôle. Je me trouvais être la carte maîtresse de leur suprême combinaison — celle à laquelle, depuis la mort de Laurent, ma mère tenait avec une passion qu’elle ne dissimulait plus, mais qui éclatait parfois si violemment qu’il ne paraissait pas de l’ordre du possible que j’y échappe jamais.

Marie me demanda l’âge du Pou et se rassura quand elle sut qu’elle n’avait que douze ans.

— Mais mon pauvre petit, tu as au moins sept ou huit ans pour parer le coup, et d’abord en te mariant. Le Pou ne vaudrait même pas que tu arrêtes sur lui une seule pensée si tu n’étais à la fois le fils de ta mère et celui de cette terre, Maltaverne : elles te tiennent toutes les deux.

— Oui, mais maintenant, tu es là.

Elle s’écarta un peu et chantonna « Il faut nous séparer. C’est l’heure du sommeil », et m’ouvrit la porte de la rue.

Je marchais à grands pas au milieu de la chaussée déserte.

Cette joie, cette force en moi, ma mère en devenait la victime. Il y avait eu à son égard comme un retard de mes sentiments sur le jugement que j’avais prononcé contre elle. Voici que ce soir tout concordait : la répulsion que Marie n’avait pu se défendre de manifester, je l’éprouvais, moi aussi, et en plus, tandis que mon pas retentissait dans notre vieil escalier solennel, une rancune démesurée à cause de cet abandon où maman me laissait : le crime de ne pas me préférer à tout…

Mais c’était pire encore. Elle me préférait infiniment le bonheur de régner, vieille régente, sur le royaume de son fils — et ce fils, elle l’immolait d’avance, elle l’avait déjà immolé en pensée, en l’accouplant au Pou, sans excuse, sans même l’excuse d’ignorer ce qu’est l’amour des corps. Elle avait vu souffrir mon père. Mon père ! Père ! Inconnu bien-aimé. Je me souviens, j’avais dix ou douze ans, un soir, au retour du collège, l’idée me vint, me posséda que tu n’étais pas mort. Je ne sais plus quelle histoire j’inventai, que tu étais revenu d’un long voyage, que j’allais te retrouver à la maison. Je courus comme un fou, bousculant les passants. Je montai quatre à quatre ce même escalier que j’étais en train de gravir. Sous la lampe chinoise, maman faisait réciter le catéchisme à Laurent. En face d’elle le fauteuil du pauvre papa était vide. Père, il ne restait de toi accrochée au-dessus du lit de maman que ta photographie agrandie par Nadar…

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