3

Ce que fut cette messe à l’aube, ce que fut la scène entre Duberc et maman quand elle découvrit que Prudent avait mené Simon au train, à Villandraut, tout cela a été recouvert dans mon souvenir par ce qui se passa à Maltaverne quelques jours plus tard. Mais où commencer ? Je me revois sur la route un de ces soirs-là, sur la route de Jouanhaut. Il me semble que la lune se levait. Du moins dans mon souvenir, la lune règne. Tel était le silence qu’en passant sur le pont j’entendais la Hure courir sur les vieilles pierres. C’était un clapotis très faible et très doux. Il y avait partout à cette heure, du moins si j’en croyais les livres que j’aimais, des êtres qui se rejoignaient. Puisque le décor existait, la pièce existait. Pourquoi pas pour moi ? Parce que le décor seul nous est fourni, et que pour le reste, nous devons en faire les frais et que moi, je n’avais pas la force, à dix-huit ans… La force de quoi ? Ni de mourir, ni de vivre. Le crapaud que j’entendais me fit penser à ce que disait ma grand-mère peu de jours avant sa mort (une sainte femme, pourtant) qu’elle aimerait mieux être un crapaud sous une pierre que de mourir. Comme si être un crapaud sous une pierre n’était pas le bonheur, comme s’il y avait d’autres bonheurs en ce monde que d’appeler doucement sa femelle et que de se rejoindre sous les pierres ou dans l’herbe enchevêtrée ! Il me semble aujourd’hui que je pressentais qu’il allait se passer quelque chose cette nuit-là. Ce froid du ruisseau sur ma figure était l’haleine de la mort… Mais il se peut que je l’invente.


Maman errait dans l’allée, enveloppée d’un châle. Sans doute disait-elle son chapelet. Elle m’avertit que Laurent souffrant était allé se coucher, qu’il faudrait veiller à ne pas faire de bruit.

— Quand je pense que tu nous obliges à partager la même chambre, comme si les chambres manquaient dans cette baraque ! Je me demande à quoi ça correspond dans ton esprit.

Elle ne se fâcha pas. Elle s’excusa.

— Vous n’avez jamais été séparés.

— C’est toi qui l’as voulu, alors que nous n’avons pas un goût commun, Laurent et moi, que nous n’avons jamais rien eu à nous dire.

Maman répéta son reproche habituel : « Tu trouves tout le monde bête ! »

— Un imbécile en tout cas, reprit-elle avec une brusque rage, c’est Simon. Quand je pense à tout ce qu’il a jeté par-dessus bord…

— Mais non, il ne jette rien de l’essentiel. Il garde ce qu’il a appris, son diplôme de bachelier — tout ce qu’il te doit, dont d’autres profiteront, si cela doit te consoler.

— Il ne s’agit pas de cela, tu le sais bien !

— C’est en tout cas ce dont tu ne supportes pas la pensée. Pour ce qui est du destin de Simon, il ne t’importerait pas plus qu’un autre, puisque tu ne l’aimes pas. Tu ne vas pas me dire que tu aimes Simon ? Et même si tu l’aimais, ce qui s’appelle aimer, enfin comme Mme Duport l’aime…

— Va te coucher !

— C’est pour le coup que le destin éternel de Simon, tu t’en moquerais bien, puisque c’est ce qui est périssable en lui que tu aimerais…

Elle me poussa vers l’escalier : « Monte, fais doucement pour ne pas réveiller ton frère et que je ne t’entende plus… Cet enfant me tuera. »

Je protestai qu’il était trop tôt pour dormir. J’allais faire le tour du parc.

— Couvre-toi. J’ai assez d’un malade. Et quand tu te coucheras, n’ouvre pas la fenêtre. Laurent tousse.

— Il tousse souvent la nuit, dis-je. Il tousse en dormant.

— Comment le sais-tu ? Tu dors sans jamais te réveiller.

— Je l’entends dans un demi-sommeil.

Je suis sûr de ne pas l’inventer, je me souviens d’avoir été impressionné moi-même par ce que je disais, et que j’eus peur pour Laurent tout à coup, comme si à force de vouloir impressionner les autres, je devenais victime de mon maléfice, mais ce ne fut qu’une angoisse de quelques secondes. Je me retrouvai dans cette ténèbre lactée d’un soir de lune, tel que je suis toujours en ces heures-là, attentif au ruissellement de la Hure, à cette calme nuit murmurante, pareille à toutes les nuits, à cette même clarté qui baignera la pierre sous laquelle le corps que je fus finira de pourrir. Ce temps qui coule comme la Hure et la Hure est là toujours et sera là encore et continuera de couler… Et c’est à hurler d’horreur. Comment font les autres ? Ils n’ont pas l’air de savoir.

Et moi je ne savais pas que cette nuit qui commençait, avec toutes ses agonies innombrables… Mais il faudrait parler de ces choses sans les inventer et faire pour Donzac un rapport exact, un constat. Je suis rentré. C’était la dernière année avant que maman eût fait mettre l’électricité. Une seule lampe demeurait allumée au-dessus du billard. Je pris un des bougeoirs et gagnai notre chambre au-dessus de celle de maman, la chambre des garçons. Une chambre à deux fenêtres très grande et nos deux lits étaient « tête-bêche » de sorte que Laurent et moi, nous pouvions passer toute la nuit ensemble sans même nous voir et qu’il se levait presque toujours à l’aube. Le soir, quand nous étions enfants, il tombait de sommeil à table même, et il fallait quelquefois le porter dans son lit. Depuis deux ans « il courait », disait-on, et c’était moi qui dormais quand il rentrait furtivement, ses souliers à la main. Quand je m’éveillais, Laurent était depuis longtemps envolé.


J’étais bien résolu à ouvrir la fenêtre malgré la défense de maman. L’atmosphère était lourde. Je ne reconnaissais pas l’odeur habituelle de Laurent, son odeur canine, mais saine. La fièvre a une odeur que je sentis d’abord. Il dormait sans ronfler, mais bruyamment. Je commençai à me déshabiller quand maman entra en robe de chambre, avec sa tresse, s’approcha du lit de Laurent et après l’avoir tâté, au front et au cou, sans qu’il se réveillât, me dit à voix basse que je ne pourrais dormir, que Laurent aurait peut-être besoin d’elle, qu’elle allait prendre mon lit et moi le sien. Je ne me fis pas prier et sans jeter un regard à mon frère, je gagnai la chambre de maman au premier étage, moins grande que la nôtre, parce qu’on y avait ménagé dans deux angles un cabinet de toilette et une garde-robe qui formaient ainsi l’alcôve où était le lit. J’ouvris avec délices une des fenêtres et me glissai dans le lit où j’avais été conçu. Pensée étrange, fascinante à la fois et insoutenable, que je chassai par ce mouvement naturel qui m’était resté de mon enfance scrupuleuse, persuadé que notre éternité pouvait dépendre d’une seule pensée.

Pour vaincre l’obsession, j’eus recours à ce qui me servait aussi pour glisser lentement vers le sommeil, je me racontai une histoire : j’en avais toujours une sur le chantier. Celle qui était en cours à ce moment-là me ravissait. C’était l’année où j’avais lu pour la première fois dans la Comédie humaine de Balzac Splendeurs et Misères des Courtisanes et, désolé du suicide dans sa prison de Lucien de Rubempré, j’avais réinventé son histoire : Lucien de Rubempré n’était pas compromis, ni emprisonné, Carlos Herrera réussissait son coup, escroquer le baron de Nucingen de la somme énorme exigée pour que Lucien pût épouser la fille du Duc de Grandlieu. J’allais au-devant des difficultés. Grâce à l’appui du Duc et de Carlos Herrera, Lucien était attaché à l’ambassade de Rome, de sorte que le mariage se faisait presque à la sauvette, dans la chapelle de l’ambassade, sans que Paris le sût, et que tout ce qui aurait pu surgir contre Lucien était conjuré. Peu après, Carlos Herrera décida de mourir et de redevenir Jacques Colin, le forçat évadé qu’il était réellement. Il feignit d’avoir une de ces tumeurs qui ne pardonnent pas. Tous ceux qui le virent alors le crurent perdu. Il alla se faire opérer dans un hôpital privé en Suisse qui dépendait de la bande. Le cadavre d’un autre opéré devint celui de Carlos Herrera et Jacques Colin prit le large… Et moi je glissai, je sombrai dans un sommeil épais, profond, peuplé d’un monde fourmillant d’où j’émergerais quand me toucherait le premier rayon fusant à travers les persiennes.

Cette nuit-là, je m’éveillai en pleine nuit, comme perdu dans ce lit qui n’était pas le mien et qui avait l’odeur de maman. Je sus tout de suite qu’il se passait un événement grave. Oui, je sus tout de suite que c’était grave. Des pas hâtifs retentissaient dans l’escalier que l’on ne songeait pas à étouffer, des portes demeuraient ouvertes et battaient. Le drame était au-dessus de ma tête. Laurent ? Je me rassurai : ce bruit de broc, de cuvettes, il avait dû vomir. Je me tournai du côté du mur. À ce moment-là, maman entra, une lampe à la main qui éclairait en plein sa grande figure échevelée et grise. Elle demeura sur le seuil : « Écoute, il vaut mieux que tu saches… » Laurent avait eu un crachement de sang qui durait encore. Le docteur Dulac et le Doyen étaient auprès de lui. Je fis le geste de me lever, elle me supplia de ne pas bouger jusqu’à l’aube.

— Alors tu partiras chez les demoiselles, à Jouanhaut. Il faut fuir, fuir, répétait-elle, hagarde. Je ne respirerai que lorsque je te saurai loin.

— Mais Laurent…

— Il ne s’agit plus de Laurent, il s’agit de toi.

— Mais maman, Laurent ? Laurent ?

Elle demeurait pétrifiée, sa lampe à la main avec cette grande mèche blanche qui lui barrait le front. Elle me regardait ardemment.

— Prie pour ton pauvre frère, mais notre premier devoir, c’est de t’isoler. Dieu veuille que ce ne soit pas trop tard. Quand je pense que tu partages sa chambre à Bordeaux et à Maltaverne depuis des années. Et la nuit dernière encore, tu respirais le même air que lui.

— Mais lui, maman, mais Laurent…

— Nous ferons l’impossible, tu penses bien. Dès demain il y aura une consultation. Mais il faut que tu saches…

Elle hésita : « Le docteur croit… » Elle s’interrompit, recommença d’entrer dans le détail de ce qu’elle avait résolu à mon sujet. On eût dit que ce malheur me concernait seul, qu’il n’avait d’importance et de conséquences que par rapport à moi. Je partirais sans linge, sans habits que ceux que j’aurais sur moi, toutes mes affaires étant dans la chambre contaminée.

— Je ne t’embrasserai même pas, et bien entendu tu n’approcheras pas de la chambre de Laurent. D’ailleurs il n’est pas en état. Il vaut mieux que tu ne gardes pas cette image…

— Pas la dernière, maman, pas la dernière !

— Mais oui ! Tu sais que je vois toujours le pire. Je vais te chercher du café. Recouche-toi.


Je me laisserais faire, je ferais ce qu’elle voudrait. Elle avait fait peur au garçon de dix-neuf ans comme elle faisait peur au petit garçon pour qu’il obéît. Il y avait eu à Maltaverne la chambre, le lit où Bon-papa était mort, et à Bordeaux la chambre, le lit où papa était mort. Il y aurait ici la chambre, le lit où Laurent… Il se détachait tout à coup de sa nullité de dernier de la classe pour commencer de vivre en moi sa nouvelle existence. Il n’avait jamais dit une parole qui n’eût trait aux palombes, ou à la bécasse, ou au lièvre, ou à ses chiens. Il préparait Grignon, mais aussi indifférent à l’agriculture qui s’apprend dans les livres, qu’au latin ou qu’à l’hébreu. Il avait toujours dit : « Je serai le paysan de la famille… » Mais il ne s’occupait de rien à Maltaverne.

— Vous me laissez tout faire ! gémissait maman qui n’eût pas souffert que nous mettions, si peu que ce fût, le nez dans ses affaires — qui en fait étaient les nôtres puisque Maltaverne était à nous, qu’elle était notre tutrice.

Ainsi vaguait ma pensée et elle buta tout à coup sur ceci : « Il n’y aura plus que moi, je serai seul à Maltaverne, face à maman. » Oui, j’ai eu cela dans l’esprit mais Dieu m’en est témoin, pas pour m’en réjouir, parce qu’il était impossible que maman n’y pensât pas, elle aussi, avec sa passion maniaque de la terre, qu’elle n’en fût pas obscurément touchée. Elle adorait la terre, mais pas à ma manière, elle haïssait les partages… Donzac pour qui j’écris n’a pas besoin que je l’en avertisse : rien de tout cela n’était clair en moi durant cette nuit sinistre, rien n’était avoué, consenti, reconnu. J’applique sur ces heures qui m’ont marqué à jamais la grille de mes pensées, telles que je les ai dégagées dans leur enchaînement et dans leur ordre au long de la semaine qui a suivi à Jouanhaut, chez les demoiselles.


En attendant qu’il fît jour, je demeurai étendu tout habillé, sur le lit de maman. Elle revint une fois sans passer le seuil de la chambre pour m’apporter du café et m’avertir que Marie Duberc était occupée à repasser mon linge et que rien ne me manquerait. Je n’avais qu’à rassembler mes livres et mes paperasses, comme elle appelait tout ce que j’écrivais. Je m’assoupis. J’entendis les roues de la carriole de Duberc dans un demi-sommeil. Marie entra avec un plateau, la tête comprimée dans le foulard noir des vieilles, — toute noire elle-même, de ce noir luisant des poules dont elle avait l’œil effaré, le croupion. Depuis la fuite de Simon, dont ils s’étaient faits les complices, maman ne parlait plus aux Duberc que pour leur donner des ordres. Marie m’assura que Laurent reposait maintenant, que Madame ne le quittait plus. Le docteur ferait venir une sœur de l’hospice de Bazas. Elle gémissait : Ah ! Lou praou moussu Laurent ! C’était lui le préféré chez les Duberc : Ah ! Lou praou !


Cette fuite, sans avoir revu mon frère mourant, je ne me la pardonnerai jamais. Maman montait la garde pour m’empêcher d’entrer dans la chambre dont l’espace d’une seconde j’aperçus par la porte entrebâillée, à la lueur vacillante d’une veilleuse, les meubles déplacés, les linges épars. Je me laissai faire. Tout se passa comme maman l’avait décidé. À dix-neuf ans, je me laissais porter par elle comme un nouveau-né. Je protestai faiblement, elle ne m’écoutait même pas. Elle disait : « Dès que la crise sera surmontée, tu le reverras. Je te le promets. Je t’enverrai chercher. Tu lui parleras de loin, il y aura encore de beaux jours. Nous l’installerons au soleil dans le parc. La forêt, c’est encore ce qu’il y a de plus efficace. »

Ah ! Le brouillard de ce matin de septembre, son odeur… Moi je ne mourrai pas, moi je vivrai. Maman avait fait parvenir aux demoiselles une lettre qui leur annonçait mon arrivée et notre malheur. Mademoiselle Louise et Mademoiselle Adila m’attendaient dans le désarroi du plaisir inespéré que leur causait ma venue, de la commisération et du chagrin. Mais la joie dominait, surtout chez Mlle Adila, condamnée à vivre avec une sourde « qui comprenait tout au mouvement des lèvres », à sept kilomètres du bourg, dans ce quartier perdu où l’unique route venait mourir et au-delà, c’était la grande lande déserte jusqu’à l’océan. L’une de ces antiques métairies au bord d’un immense champ de millade, j’aime à penser que nous sommes issus de l’une d’elles. Ce matin-là, les alouettes chantaient au-dessus du champ, ces alouettes que Laurent ne tirerait plus. On avait ouvert pour moi au soleil levant une vaste chambre qui sentait le moisi, où je savais que le père des demoiselles s’était suicidé après sa ruine, mais on ne savait pas que je le savais. Je déposai sur la table le Pascal de Brunschvicg, une copie dactylographiée de l’Action de Maurice Blondel que m’avait prêtée Donzac et Matière et Mémoire de Bergson ; et j’allai aussitôt fouiller dans la bibliothèque du « salon de compagnie » qui m’avait dispensé, quand j’étais enfant, un bonheur tel qu’il me semble que ceux qui ne l’ont pas connu ne savent pas ce qu’est le miracle de la lecture, quand rien du dehors ne vient rider la surface d’un jour de grandes vacances, quand le paysage réel s’accorde au paysage rêvé et que l’odeur même de la maison est déjà telle en nous qu’elle sera à jamais quand, depuis bien des années, la maison n’existera plus.

Ce n’était pas Bergson que je lisais, ni Pascal ni les Annales de Philosophie chrétienne, mais Les Enfants du capitaine Grant, l’Île mystérieuse, Sans famille. La chambre de Laurent, telle que je l’avais entrevue par la porte entrebâillée, à la lueur tragique de la veilleuse, demeurait pourtant en moi. Je n’en perdais jamais conscience, j’en nourrissais mon angoisse et mon chagrin, mais peut-être aussi le bonheur d’avoir dix-neuf ans et de déborder de vie.

J’entendis Mlle Adila qui avait pris l’habitude avec sa sœur de crier à tue-tête, dire à la cuisinière : « Si un malheur arrive, quel parti sera M. Alain avec ses trois mille hectares… »

— Eh ! bé ! oui, mais tant que sa maman vivra, elle sera maîtresse…

— Tais-toi, Pecque ! cria Mlle Adila. Sa maman a son bien à elle, près de mille hectares, une maison toute montée à Roaillan et de l’argent liquide, Dieu sait !

— Oui mais…

Je suis sorti pour ne plus entendre. Laurent était vivant, il vivait. Maman nous aimait tous les deux. Le Doyen vint m’apporter des nouvelles dans l’après-midi : « Ta mère est comme toujours admirable. Elle ne quitte pas Laurent une partie de la nuit pour que la sœur du Bon Secours puisse dormir. Elle est résolue à ne pas te voir, même de loin. Elle consent à ce sacrifice. Hélas, il n’y aura pas longtemps à attendre. » Pour la première fois ce jour-là j’entendis le nom fatal : « phtisie galopante ». J’entendis ce galop retentir en moi, qui emportait mon frère aîné à jamais dans une ténèbre où je le suivrais moi aussi, non peut-être au galop, mais au pas ; et si lentement que j’avance, je finirais par devenir pareil au vieux de Lassus avec mes trois mille hectares et une meute d’héritiers qui me harcèleraient, que je haïrais, que je tiendrais comme lui à distance. Horreur de la possession. La possession, mal absolu. Comment faire pour s’en dégager ? Je renoncerais volontiers aux biens de ce monde, non au monde lui-même, non à cette joie panique dont je débordais ce jour-là, sous les chênes de Jouanhaut, pendant que mon frère était emporté au galop dans la nuit qui ne finira pas.

Dès le lendemain, je crus voir à l’œil nu chez les demoiselles, comme tombé du ciel, le microbe de la propriété : une affreuse petite fille de dix ans, Jeannette Séris, leur héritière, qui à ce titre venait faire des séjours chez les demoiselles et recevoir les adorations des métayers. Le plus étrange est que, fille unique, ce monstre posséderait un jour l’un des plus vastes domaines de la lande et que la propriété des demoiselles s’y perdrait comme une goutte d’eau. Mais chaque hectare comptait pour ces boulimiques de la terre. Jeannette me faisait horreur. Petite fille blafarde et tavelée, on eût dit que deux de ses taches de rousseur étaient devenues phosphorescentes pour tenir la place des yeux, sans sourcils ni cils. Un peigne rond maintenait en arrière du front ses quelques cheveux. On faisait venir les enfants des métayers pour jouer avec elle. « Qué diz à mamizelle ? » Ils lui étaient soumis comme les petits moujiks aux petits boyards du temps du servage. Le lendemain matin, au réveil, j’entendis Mlle Louise crier à Mlle Adila : « … Mais il n’a même pas dix ans de plus qu’elle. Il attendra ! » Mlle Adila dut répondre par le seul mouvement des lèvres, car je n’entendis rien. La sourde insista : « Il ne se mariera pas sans la permission de sa mère. Il attendra le temps qu’il faudra… » Oh ! Dieu ! C’était de moi qu’il s’agissait et de Jeannette. On en parlait dans le pays, comme autrefois des fiançailles du dauphin de France et de l’infante d’Espagne. Mais cette fois j’étais seul désigné, Laurent ne partageait plus le risque horrible. Que ce fût déjà résolu dans l’esprit de maman, je n’en doutais pas. Pour comble, la petite me recherchait, cette horreur, elle me faisait des grâces. Elle y pensait elle aussi. Ce fut cette semaine-là que j’eus honte de mon ignorance, de mon indifférence pour tout ce qui touchait à la question sociale. Je résolus de lire Jaurès, Guesde, Proudhon, Marx… Ce n’étaient que des noms pour moi. En tout cas, je savais mieux qu’eux ce qu’est la propriété. Qu’elle soit le vol, je m’en moquerais, mais elle est ce qui avilit, ce qui dégrade.

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