II COMMENT JEHAN LYMAGIER JETA LE TROUBLE DANS LE MARCHÉ DE COMPIÈGNE

Ceci se passait en la bonne ville de Compiègne, serrée entre ses murailles le long de la rivière d'Oise, à l'entrée de la forêt, sur les confins du Valois et de la Picardie. On était au plus fort de la guerre avec l'Anglais, en l'an ï^^ç), année fameuse qui avait vu surgir des marches de Lorraine la bergère de Vaucouleurs, et la victoire revenir avec elle sous les bannières de France si longtemps poursuivies par le malheur. Après cette merveilleuse délivrance d'Orléans assiégé, il y avait eu la campagne rapide et vigoureuse de .[ehanne d'Arc; l'un après l'autre les chefs les plus renomniés des bandes anglaises étaient battus, chassés ou pris, l'une après l'autre les villes retombaient au pouvoir du dauphin Charles; — chevauchée héroïque d'une petite armée qui, abattant ou renversant tout devant elle, venait de pousser

Délivrance d'Orléans,


jusqu'à Reims pour y faire sacrer le roi dans la vieille cathédrale.

Tout n'était pas dit et la guerre continuait, mais l'espérance, à peu près morte si longtemps, était revenue dans les cœurs. Les Anglais tenaient encore bien des villes, leurs partis battaient l'estrade en bien des provinces. Comme toutes les places fortes, villes ou châteaux de la région, Compiègne se gardait soigneusement; quelques centaines de soldats commandés par messire Guillaume de Flavy, capitaine à la main dure et bon homme de guerre, étaient prêts à faire bonne défense.

Les guerres duraient depuis si longtemps, l'habitude en était si bien prise que les gens ne semblaient pas trop soucieux; les ménagères bavardaient par groupes en faisant leur marché, les bourgeois à mine placide tournaient autour des paniers à volaille et des corbeilles de fruits, ou plaisantaient

Entrée en ville.


avec les paysans, et ceux-ci semblaient peu se préoccuper de l'appareil guerrier entrevu aux remparts, alors qu'avant de leur laisser franchir les portes, les soldats de Flavy les examinaient prudemment dansl'avancée, par crainte de surprise. Cependant les amis de Jehan des Torgnoles, ayant quitté les brocs, après les avoir consciencieusement vidés, stationnaient maintenant sur le parvis de Saint-Corneille, juste sous les échafaudages. Le nez en l'air, ils se poussaient du coude et riaient aux éclats depuis quelques minutes. Il suffit qu'une personne dans la rue lève le nez, même quand il ne se passe absolument rien dans les régions supérieures, pour que tous les passants s'arrêtent intrigués et braquent leurs regards vers les nuages qui filent.

11 en fut bientôt ainsi sur tout le marché ; paysans et chalands s'interrompirent dans leurs négociations sur le beurre et les œufs, les légumes ou les volailles, et à leur exemple, dans les rues débouchant au parvis, du Change, de

Tous braquent leurs regards vers les nuages qui filent.


Saint-Antoine ou du pont, les commères regardèrent en l'air sur le pas des portes, les ouvriers se mirent aux fenêtres. Seul Jehan des Torgnoles assis sur un banc à la porte de l'auberge, contemplait- d'un air détaché des choses de ce monde l'enseigne de la Fleur de Lys.

— Qu'est-ce qu'il y a de si joyeux dans le ciel? dit enfin un bourgeois en tapant sur l'épaule d'un des amis de Jehan qui continuait à s'esclaffer.

— Ce n'est pas dans le ciel, c'est sur le toit de Saint-Corneille, aux balustrades, vous ne voyez donc pas!

— Quoi? demandèrent ensemble sept ou huit badauds.

— Cette gargouille toute neuve qui allonge son vilain museau... vous ne reconnaissez pas?

— Celle qui est laide à faire fuir un diable denfer ?

— Oui... Et bien, vous avez donc tous la vue brouillée? Cette vilaine bête qui ouvre si grandement une gueule

Regardez ! Regardez I


une édentée et qui serre une bourse dans ses griffes., bourse volée... c'est tout à fait la ressemblance de...

— Oui! C'est tout à fait, tout à fait maître Thi...

— ...baut Rongemaille ! s'écrièrent quinze voix au milieu des éclats de rire.

— Comme c'est ça ! c'est sa vilaine frimousse, sa grimace... à peine un peu élargie.

— Par ma foi, je le connais, moi, dit un paysan, et même un peu trop... c'est bien lui, quelle bouche! quel gosier! on dirait qu'il veut avaler d'un seul coup de gosier tous les écus du pauvre monde.

— Hou ! hou ! Thibaut Rongemaille !

Jehan des Torgnoles, maintenant, s'avançait nonchalamment dans les groupes, les mains derrière le dos.

— Tiens! tiens, fit-il, qu'est-ce qui se passe donc? que diable voyez-vous là-haut?

— Quel diable ? Rongemaille l'usurier !

— Le digne maître

Thibaut? je le vois d'ici, à la fenêtre de son logis, regardez !

Et Jehan désignait l'original du portrait lui-même, qui avait ouvert une fenêtre et passait la tête pour chercher ce qui mettait en si joyeux émoi les gens du marché. Eu effet, le personnage ressemblait bien à la longue gargouille grotesque toute blanche et toute neuve, qui des balustrades de l'église tendait la tête vers lui. C'était, à

l'exagération près, le même nez pointu, les mêmes joues osseuses et glabres, la même bouche immense aux longues dents, aux lèvres minces, sur un menton rudement équarri. Les yeux cachaient sous une profonde arcature sourcilière leur expression hypocrite; sur le front bas, couturé de rides, les cheveux s'aplatissaient comme pour rejoindre les sourcils.

— Et le voilà également là-haut, le digne maître Thibaut

Qu'est-ce que dit ce va-nu-picds.


C'était le çrouverneur lui-même.


dit un ami de Jehan en levant le doigt vers la balustrade. Chacun d'un même mouvement, regarda alternativement le portrait et l'original que toutes les mains désignaient, pendant que Thibaut Rongemaille, surpris, s'efforçait de découvrir ce qu'on semblait lui montrer.

— C'est ma foi vrai ! fit Jehan d'un air innocent, c'est bien lui! Je ne l'ai pourtant pas fait exprès, mes chers amis... J'avais à tailler dans la pierre l'image d'une bête horrible représentant un péché capital, l'Avarice, vilain vice qui fait commettre de bien méchantes actions, au détriment de pauvres braves gens trop innocents pour savoir se défendre... Alors il n'est pas étonnant que la ressemblance soit venue tout naturellement sous mon ciseau !

— Qu'est-ce que dit ce va-nu-pieds? s'écria Thibaut Rongemaille qui commençait à comprendre.

— Va-nu-pieds ! dit Jehan, je proteste, vous ne m'avez pas

— Qu'as-tu fait encore ? dit l'abbé.


pu prendre mes souliers, parce que sans doute je me suis tiré à temps de vos g-riffes.

— Ce misérable vaurien qui ose s'attaquer à un honnête bourg-eois de la ville!... heureusement l'on me connaît...

Un éclat de rire s'éleva dans la foule.

— Oui, oui, on le connaît!

Ceux qui ne connaissaient pas l'homme riaient de confiance ou demandaient quelques explications à leurs voisins, et des mains, l'index tendu, montraient l'ironique image de pierre, ou Thibaut Rongemaille lui-même que la fureur commençait à gagner. Penché hors de sa fenêtre, il criait des injures qui s'entendaient à peine au milieu des rires et du brouhaha général.

— Filou! va-nu-pieds, claque-patins, mendiant sans le sou! je t'en ferai voir! Je vais réclamer justice, gibier de bourreau ! échappé du pilori, espoir delà potence!...

Il n'eut que le temps de rentrer la tète, car une carotte et quelques navets arrivèrent soudain, destinés à sa figure et qui endommagèrent un peu le vitrage de sa fenêtre.

— Vous êtes tous des oies, des ânes, des...

La tête de Rongemaille paraissait à la fenêtre, criait une injure et rentrait aussitôt pour éviter les projectiles. Le marché tout entier semblait en joie ; on avait abandonné toute transaction, une clameur générale s'élevait, de rires et d'apostrophes joyeuses. Poules et canards eux-mêmes mis en train et quelque peu effarés, se mêlaient au concert.

— Fi! tu te plains, Rongemaille, criait Jehan, au lieu de remercier ces braves gens qui te fournissent de quoi mettre la marmite au feu sans bourse délier... Tiens, reçois encoi^e ces choses pour ton souper, mon ami !

Un tas de trognons de choux et de débris de légumes fournit aux amis de Jehan un supplément de projectiles auxquels répondirent quelques potées d'eau lancées par Rongemaille. Sur ce, quelques cailloux se mêlèrent aux trognons de choux, certaines vitres souffrirent, puis la fenêtre se ferma brusquement, après une bordée d'injures qu'on n'entendit pas, mais l'usurier jaillit de sa porte.

— Je vais réclamer la justice de messire l'abbé de Saint-Corneille, dit-il, et nous allons voir...

Au même instant la porte des bâtiments de l'Abbaye sur la droite du parvis s'ouvrait toute grande et laissait voir messire l'abbé lui-même, accompagné de quelques moines, pendant que de l'autre côté de la place une quinzaine de soldats accouraient du poste du pont, où le tumulte de la place du Marché avait donné l'alarme. Un gentilhomme à cheval, en demi-armure, les conduisait, et ce n'était rien moins que le gouverneur lui-même, Guillaume de Flavy chevalier de haute taille et de forte corpulence, à poing rude et mine sévère, bien propre à refréner vite toute idée de désordre parmi les plus turbulents.

— Eh bien, qu'est-ce? une sédition?... ouvrez vos rangs, bonnes gens, que nous y mettions bon ordre ! criait le sire de Flavy en poussant son cheval sans regarder s'il bousculait un peu les paniers de légumes et cages à poulets.

— Pourquoi tout ce vacarme? dit l'abbé levant la main, pourquoi cette bagarre? qui vient réclamer justice?

— Moi, dit Rongemaille blême de fureur, moi qu'on massacre et qu'on assassine, comme vous voyez!

Un éclat de rire s'éleva, l'abbé réclama le silence.

— Pour un homme massacré, vous avez encore bonne voix, maître Rongemaille, dit l'abbé ; voyons, de quoi vous plaignez-vous? que demandez-vous?

— Je demande... je demande... qu'on le pende ! Un nouvel éclat de rire lui coupa la parole.

— Pendre? s'écria l'abbé, comme vous y allez! qui donc?

— 'l'ous! cria Rongemaille, ou plutôt un, pour le moins, celui-ci, monseigneur, qui se cache derrière les autres.

Ce disant, Rongemaille montrait Jehan des Torgnoles qui avait pris subitement l'air innocent d'un des petits angelots sculptés sur le portail.

— Moi? fît Jehan s'avançant, et pourquoi donc, maître Rongemaille, pourquoi me voudriez-vous voir cruellement attaché à la potence?

— Ah! ah ! dit l'abbé se tournant vers Jehan, encore toi garnement ! Voyons, que te reproche-t-on? Qu'as-tu fait encore?

— Rien, monseigneur, rien qu'essayer, avec mon art et mes faibles moyens, de travailler à l'édification et à l'amélioration de mon prochain, voilà tout l

— Ce qu'il a fait, monseigneur, s'écria Rongemaille, tenez, regardez en l'air ! voyez cette gargouille !

L'abbé, les moines et Flavy levèrent la tête, ébahis,

— Quoi? Eh bien? Cette gargouille?

— Ah! dit Flavy en riant, je vois, moi. Ah! Ah! male-peste, maître Rongemaille, votre effigie au portail de la noble abbaye, quel honneur, et vous vous plaignez!

— Je me plains, mes-sire, d'être ainsi pour-traicturé en animal diabolique, d'être exposé à la risée de tousles passants, car voyez comme ce misérable gueux m'a représenté?

— Mon ami Jehan, tu es coupable, dit l'abbé sévèrement, maître Rongemaille a raison de se plaindre, tu n'avais pas le droit de le pourtraicturer ainsi...

— J'ai voulu représenter l'Avarice qui est un bien vilain péché capital, monseigneur, fit Jehan la mine contrite, ce n'est pas ma faute si maître Rongemaille veut absolument se reconnaître... Il est certain qu'il n'est pas joli, joli, mais est-il vraiment aussi laid que ma gargouille?

— Entendez-vous le gueux ! s'écria Rongemaille. Monseigneur ! je demande justice ! Ça ne peut pas se passer à moins d'une pendaison!

— Je t'avais pourtant averti, Jehan, fit l'abbé; il y a déjà

— Regardez cette gargouille !


dans tes autres sculptures certaines oreilles d'âne qui ont chagriné un honnête bourgeois... cette fois, je reçois une plainte formelle, je suis obligé de sévir...

— Justice, monseigneur! faites bonne et sévère justice ! clama Rongemaille.

— Monseigneur! dit Jacques Bonvarlet qui était descendu du portail et s'était approché de l'abbé, vous savez que Jehan n'est pas un méchant garçon... il a eu tort, c'est certain, mais il y a certaines excuses à son méfait...

— Je sais, fît l'abbé, je sais, maître Bonvarlet, inutilede plaider pour votre élève. Je dois bonne et prompte justice à tous sur le territoire de l'Abbaye et je veux faire justice. Eu conséquence, toutes choses vues et entendues, je reconnais le bien-fondé de la plainte portée en mon tribunal par maître Rongemaille, homme notable, bourgeois de Compiègne connu et apprécié, et je condamne Jehan des Torgnoles à la prison, au pain et à l'eau...

— Je réclame, monseigneur, dit Rongemaille, j'aimerais mieux la potence pour ce va-nu-pieds, et justement sa gargouille pourrait en servir...

— Silence! dit rudement Flavy.

— Je le déclare coupable de médisance envers son prochain et je le condamme à la prison, au pain et à l'eau... pour deux heures !

Un formidable éclat de rire, en dépit de tout respect,

Certaines oreilles d'âne.

accueillit la sentence de l'abbé. Jehan baissa la tête comme un homme accablé, tandis que Ron-gemaille levait en signe de protestation ses deux bras en l'air. — Allons ! cria Guillaume de Flav}' après avoir ri comme les autres; la cause est jugée et bien jugée ! Qu'on se retire ! Comme capitaine de la ville, j'entends maintenir la tranquillité. Or donc, que tous marchands qui ont à vendre, vendent, que tous ceux qui ont à acheter légumes ou poulaille pour leur cuisine achètent, et que les autres s'en aillent à leurs affaires... Nous sommes en guerre, je ne permets ni bruit ni tumulte !

— Mais!... dit l'obstiné Rongemaille.

— Vous ! maître Rongemaille, n'ameutez point le populaire pour faire juger si vous êtes plus beau ou plus laid que cette image. Si vous ne vous taisez, je prie le seigneur abbé de faire grâce entière au coupable.

Je demande qu'on les ponde tous !

Au fond des cachots.

Guillciuette travaillait à reproduire ces rinceaux.


Le sculpteur Jacques Bonvarlet habitait une petite maison dans un quartier fort tranquille, en vue des prairies où la rivière d'Oise coulait nonchalamment, en bonne petite rivière prenant ses aises, aimant à s'étaler sous les saulaies et même, quelquefois, après les pluies, à s'en aller vagabonder à travers champs, jusque vers les collines de Picardie qui l'encadrent à courte distance.

Ce quartier solitaire s'éparpillait dans les anciens jardins d'un palais des rois carlovingiens, le palais de Charle-magne, comme l'appelait le populaire, abandonné ou détruit; il en restait près de la rivière une grosse tour, la tour Beau-regard, qui subsiste encore aujourd'hui après dix siècles, et ruinée seulement depuis trois cents ans.

Sur l'emplacement du palais de Charlemagne, il y avait alors un couvent de JacobinS; et quelques rares maisons. L'une de ces maisons était celle de Bonvarlet, ancienne dépendance du palais sans doute, bâtie sur terrain élevé. Les fenêtres de son unique étage regardaient d'un côté pardessus le rempart, vers la tour Beaure-gard et le pont traversant l'Oise. De l'autre côté, c'était la ville, des toits et des toits, des pignons, des flèches d'églises et la forêt bleuissant au loin. De vieux murs croulants, encadraient le verger rempli de f>-rands eterros arbres, poiriers, pommiers, pruniers,

Au pied de la lour Beauregard.


ques-uns semblaient presque d'âge à avoir vu passer dans le palais Charlemagne et le paladin Roland, et ne portaient plus sur leurs branches tordues que les pampres d'une vigne envahissante.

En cette maison enfouie sous les arbres, Guillemette Bon-varlet, la fille du maître sculpteur, n'aurait rien appris du tumulte occasionné à cinq minutes de chemin, au parvis Saint-Corneille, par l'élève de son père, Jehan des Torgnoles, si la servante Martinotte, en rentrant du marché, ne s'était hâtée de monter en sa chambre pour lui raconter l'événement.

Guillemette étaitune enfantblonde et fraîche, aux traits réguliers et fins, avec un nez d'une ligne idéalement pure, des yeux de candeur profonds et doux comme un ciel de printemps, limpides et claires fenêtres de son âme. Essayer d'esquisser un portrait plus détaillé est bien inutile, Guillemette ressemblait à toutes les statues de Vierges et de saintes que son père sculptait depuis vingt-cinq ans. Elle n'était pas née que déjà son père taillait son image dans la pierre, ce qui s'explique très naturellement, car Guillemette était le vivant portrait de sa mère défunte. Vingt-cinq ans auparavant, c'était le visage de la mère que, sans le vouloir, le sculpteur reproduisait; c'était maintenant celui de la fille.

Assise devant une grande table sur laquelle était étalé un grand dessin de rinceaux pour une frise sculptée, Guillemette travaillait à reproduire ces rinceaux avec son aiguille

Guillemette Bouvarlet.


et des fils de nuances diverses, sur une toile destinée à quelque somptueuse crédence. Elle leva la tête à la brusque entrée de la servante, comprenant à son allure que celle-ci devait avoir sur la langue quelque nouvelle la démang-eant fortement.

— Eh bien, Martinotte, dit-elle malicieusement, que rapportez-vous du marché? Beurre frais, très cher, choux et poireaux, seulement pas encore de cerises, n'est-ce pas?

— Attendez deux mois pour les cerises, si elles osent mûrir avec ces Anglais de malédiction, qui sont par les champs ! Aujourd'hui vous l'avez dit, le beurre est encore augmenté... Mais

Marliiiotto.


VOUS ne savez pas autre chose?

— Non, quoi donc?

— Un malheur ! Votre père vous le dira en détail quand il va venir, moi je peux seulement vous le dire en gros...

— Quel malheur? fit Guillemette épouvantée en jetant ses aiguilles.

— Un malheur arrivé au pauvre Jehan l'ymagier, au portail Saint-Corneille... Jehan des Torgnoles, le pauvre garçon qui était toujours si tant plein de gaîté... plutôt trop même... C'est bien fini !...

— Ah, mon Dieu ! il est tombé du portail... il s'est tué?,..

— Non, il n'est pas tombé, non, il ne s'est pas tué, vu qu'il était encore bien portant il y a cinq minutes quand j'ai quitté le marché, mais il n'en vaut guère mieux...

— Comment? Pourquoi?

— Est-ce que je sais, moi! .le me tue à vous expliquer que je n'y ai rien compris, vu que j'étais un peu loin, mais tout ce qu'il y a de certain, c'est qu'il est condamné et qu'il est à cette heure au fin fond des prisons de l'Abbaye...

— En prison?

— Au pain et à l'eau sa vie durant... ce qui ne sera pas long, car on connaît ses goûts...

— Pourquoi condamné ? Pourquoi en prison ?

— Quelque chose qu'on lui reproche... je ne sais quoi... Mais c'est grave etilaavoué... vousdemanderezà votre père...

G u i 11 e m e t te ^ ne put tirer d'autre explication. Une chose était certaine. .Tehan avait commis quelque épouvantable crime, et, pris sur le fait, on l'avait, après -~^ jugement immédiat et condamnation régulière, jeté pour le reste de ses jours au fond des cachots de l'Abbaye. Quel terrible événement! — Qui aurait pu penser, dit Martinotte, que ce Jehan des Torgnoles à l'air si bon enfant, compagnon joyeux


An pain fl à l'oau.


et insouciant, s'était trouvé capable d'un forfait aussi noir que le crime inconnu à lui reproché? Un gaillard toujours de belle humeur, riant et chantant si bien d'habitude, que l'on se demandait s'il chantait pour se distraire en travaillant, ou s'il travaillait un peu pour s'occuper en chantant! Ah! il cachait bien son jeu!

Pour Guillemette terrifiée, Jehan était presque un ami d'snfance. Petite fille encore, elle l'avait vu venir, grand garçon de quinze ans, montrer ses essais à son père et lui demander des conseils; elle l'avait toujours vu travailler à côté de Bonvarlet aux menus travaux de sculpture, d abord au dégrossissage des figures de pierre ou de bois, ornements de poutres et poutrelles pour quelque pignon, chapiteaux de colonnes, angelot de portail, écusson lambrequiné pour le manteau de quelque noble cheminée, figure de roi, de prophète ou de saint destinée à quelque église.

Quelle catastrophe pour le pauvre Jehan 1 La prison perpétuelle! châtiment immérité certainement, car il devait être innocent de ce dont on l'accusait... Pourtant il avait avoué... non, c'était impossible.

Guillemette se perdait dans les plus étranges suppositions lorsque son père, qu'elle attendait avec une impatience fébrile, arriva enfin. Il avait la mine soucieuse. Guillemette lui trouva l'air navré.

— Eh bien, père? dit-elle, le malheureux Jehan?

— Ah, tu sais déjà?

— C'est donc vrai !

— Oui, c'est vrai !

— Martinotte m'a dit qu'il avait... qu'il était... enfin qu'il avait été pris, jugé et condamné...

— Et mis tout de suite en prison, c'est exact.

— Ah mon Dieu! et pour... combien d'années? Maître Bonvarlet se mit à rire.

— Combien d'années?... Qu'est-ce que cette bête de Mar-tinotte a bien pu te raconter?

— Est-ce que je sais, moi, s'écria Martinotte froissée, j'ai

Meuus li-avaux de sculpture.


dit ce qu'on m'avait dit, je l'ai pas inventé, pour sûr, même que j'allais quasiment pleurer tout à l'heure avec demoiselle Guillemette qui me mettait en train...

— Tranquillisez-vous, Jehan a été jeté dans les oubliettes de Saint-Corneille à midi, condamné à la prison dure, au pain et à l'eau, mais lorsque deux heures sonneront à l'horloge de l'Abbaye, il sera rendu à la liberté.

— Alors, son crime?

— Pas bien gros. Une imprudence plutôt mais elle peut lui coûter plus cher que les deux heures de prison auxquelles messire l'abbé, qui doit justice à tous, l'a très justement condamné... Jehan a eu bien tort et je l'en blâmerai fortement... Il s'est fait un ennemi dont il ne faudrait pas rire, surtout dans les circonstances actuelles...

— Qu'a-t-il donc fait, mon Dieu?

— lia offensé cruel-lement un homme vindicatif et méchant, qui se vengera s'il le peut, et même qui a déjà commencé... Messire de Flavy, le gouverneur, n'estpas content. Mais nous causerons de cela tout à l'heure, je n'ai pas le temps, il faut que je retourne à l'Abbaye.

— Et le dîner? fît Martinotte qui avait mis la table et approché déjà trois escabeaux, ça va refroidir à cause de ce brigand de .lehan!...

— Nous dînerons avec un peu de retard, tu remettras sur le feu...

— Ca sentira le brûlé.

— Tu m'ennuies !

Maître Bonvarlet était venu changer ses habits de travail et prendre son surcot et son chaperon des dimanches; il

— Ca sentira le brûlé !


avait à parler à l'abbé de Saint-Corneille pour des complications survenues à l'affaire de Jehan depuis son emprisonnement. Il était bien près de deux hevires, il lui restait juste le temps de courir à l'Abbaye avant la sortie du prisonnier.

Guillemette conduisit son père jusqu'au tournant de la tour Beauregard et revint se mettre à une fenêtre avec Mar-tinotte, toutes deux formant mille conjectures sur l'événement. Martinottc, qui avait de l'imagination, émettaitles suppositions lesplusextraordinaires. Tantôt Jehan des Tor-gnoles avait voulu vendre Compiègne au roi d'Angleterre, mais dans ce cas, les deux heures de prison n'étaient vraiment pas une punition suffisante ; tantôt il avait battu et mis en chair à saucisses une douzaine de notables bourgeois... dansée cas le châtiment semblait encore trop bénin... Il fallait que maître Bonvarlet fût réellement un monstre d'égoïsme pour traîner ainsi avant de venir dire ce qu'il y avait au juste !

Comme elle donnait sa langue au chat, on aperçut tout à coup maître Bonvarlet dans le jardin avec le criminel lui-même qu'il tenait par un bras et qu'il semblait morigéner avec animation. Les deux hommes venaient d'arriver par une ruelle détournée passant derrière le rempart. Jehan avait un paquet de bardes à la main et un bâton comme un homme qui se prépare à partir en voyage.

A la feuètro.


— Allons, Martinotte, un quatrième escabeau et à table le plus vite possible. J'espère qu'il y aura assez de soupe pour un appétit de plus, dit maître Bonvarlet.

L'ex-prisonnier des geôles de l'Abbaye ne semblait pas avoir pàti dans son cachot malgré sa terrible condamnation, et vraiment il semblait prendre bien légèrement les événements qui faisaient une mine si grave à son maître.

A lable:


— Bonjour, demoiselle Guillemette, bonjour, respectable Martinotte, fît Jehan. Vousvoulez bien qu'une espècede vagabond comme moi, d'échappé de prison, prenne place à côté de vous? Je n'ose vraiment pas... je dois sentir la potence! Vous ne trouvez pas?

Un sourire parut sur la figure de Guillemette tandis que Martinotte fronçait les sourcils.

— Faudrait tout de même savoir? grommela celle-ci.

— Ne riez pas! dit Bonvarlet, la chose est sérieuse... Toi, mon garçon, assieds-toi, mange ta soupe, tu n'en auras peut-être pas toujours à discrétion... Enfin, la bêtise est faite, il faut en subir les conséquences. Ce matin, sur le marché, tu avais les rieurs de ton côté, mais ne rit bien que celui-là qui rit le dernier!... C'est au tour de l'autre maintenant... L'ennemi que tu t'es donné n'a pas perdu de temps, il éât allé trouver le g-ouverneur qui avait ri ce matin et qui se fâche maintenant.

Il est allé trouver lo gouverueur.


— Vraimenl;, interrompit Jehan, messire de Flavy aurait pu s'informer, il n'y a pas dans toute la rue des Lombards pire voleur, plus méchant homme, ni finassier plus habile à manger le bien de son prochain.

— Tant que tu voudras, mais c'est pour le gouverneur un homme à ménager. Ce Rongemaille est en relations avec les gros marchands de France, de Bourgogne et de Flandre et avec bien du monde. Il est riche, il est habile, il est rusé... Or, le trésor du roi Charles paraît bien à sec, ses argentiers sont bien démunis et messire de Flavy, dit-on, ne voit pas souvent venir d'écus pour la paye de ses gens de guerre. La Touraine est loin et Rongemaille, en cas de disette d'argent, peut être utile...

— Oui, oui, mais je ne vois pas Rongemaille faisant sortir ses écus...

— N'importe ! messire de Flavy ne peut tolérer le désordre dans une ville presque assiégée, quand les enn»emis sont aux champs et battent les environs prêts à profiter de toute occasion; or, tu as causé ce matin trouble et bagarre, un gouverneur ne peut permettre querelles et dissensions dans sa ville, il t'a réclamé à l'abbé de Saint-Corneille pour te chasser de Compiègne. L'abbé de Saint-Corneille ne pouvait, pour tes beaux yeux, entrer en conflit avec le gouverneur. Donc...

— Donc, il me met hors de ses prisons et de l'Abbaye en même temps !... Je ne travaillerai plus à votre beau portail... J'espérais pourtant, avec le temps, y montrer un peu mieux le savoir que j'ai acquis en travaillant sous vos yeux, d'après vos conseils...

— Mon ami, personne n'y va plus guère travailler... Plus tard, quand les temps seront meilleurs, on reprendra l'ouvrage, les moines me l'on dit, et tu reviendras... En attendant, tu dois partir, mon pauvre Jehan, maisle bonabbéqui sait que tu n'es qu'un vaurien désordonné toujours à court, m'a chargé de te remettre cet argent en y joignant toutes les admonestations possibles pour tes fautes passées, toutes les recommandations pour l'avenir... Prends donc l'argent et les bons avis, tu auras besoin de l'un et de l'autre. Prends, mon garçon, et ménage-les, ces écus, un peu mieux que les autres. Nobles à la rose, écus de Tours ou de Paris, cela file vite, et par le temps qui court cela ne revient pas facilement!

— Remerciez pour moi l'abbé de Saint-Corneille, un jour^ j'espère, je pourrai témoig-ner ma reconnaissance.

— Tu vas donc partir...

— Pauvre Jehan ! fit Guillemette émue.

— Bon, bon, dit Martinotte, faut-il pas pleurer? Ça vaut toujours mieux que d'être pendu... ou enfermé au pain et à 1 eau pour le restant de ses jours, comme on disait.

— Et je te donnerai, moi, une lettre pour le maître architecte de la cathédrale de Tours, j'espère qu'il te trouvera quelques belles figures à tailler dans la pierre... on ne chôme pas partout, et je te le répète, les mauvais jours passés, ily aura bien encore des édifices en la ville de

Compiègne qui auront besoin des embellissements du noble art de sculpture... Finis de dîner, prends des forces...

Dame Martinotte garnit l'assiette de Jehan avec les trois-quarts du plat de bœuf aux choux. Maître Bonvarlet emplit son verre d'un petit devin de Venette, aigre, mais franc et très-guilleret.

— Et va-t'en! mon cher garçon, plus tôt tu seras parti, mieux cela vaudra. Il faut que tu sois déjà loin à la brune,, quand se fermeront les portes de la ville.

— Bah ! quand même les portes seraient fermées, pensez^

L'abbé de Saint Corneille


VOUS que cela me gênerait pour m'en aller, malgré messire le gouverneur? Ce ne serait pas la première fois que je trouverais le moyen, les portes closes, de passer dehors... Je connais certain endroit dans un angle, près de l'ancienne poterne, où la descente n'est pas trop malaisée pour un garçon qui n'a passes jambes dans ses poches...

— Non, non, pas de cela, tu partiras par la porte et je te conduirai moi-même tout à l'heure, pour être certain que tu ne feras pas nouvelles bêtises!

Adieux.

Sur les routes boueuses.

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