VI UNE l'OiRsuni: mouvementée

Le soleil se levait blafard derrière les masses de nuages qui promettaient encore de la pluie pour la journée. Depuis trois heures peut-être Jehan couraitou marchait, le plus possible à couvert sous bois, quand il rencontrait des bois, ou dans des sentiers accidentés, à travers champs. Le gibier ne s'était pas laissé prendre. Pendant longtemps il avait senti les chasseurs sinon sur ses talons, du moins à courte distance. Maintenant il croyait être sûr de les avoir dépistés ou distancés.

Il n'y avait plus de danger immédiat. Mais Jehan, les coudes au corps, réglant le mieux possible sa respiration, courait toujours, l'œil et l'oreille aux aguets, évitant les villages et les grandes routes. Où se trouvait-il exactement? les villages étaient-ils en la possession de l'ennemi? Il l'ignorait. Mais il se savait à peu près dans la bonne direction, marchant du côté delà rivière d'Oise, vers le pays de Senlis. Car son parti était pris, coûte que coûte, il lui fallait arriver là-bas avant les routiers pour sauver Bonvarlet, lui faire quitter sa route pour aller avec lui à Compiègne, avertir le gouverneur Flavy et Jehanne la Lorraine des trahisons qui se préparaient.

11 y laisserait sa vie si le sort le voulait, mais plutôt que de voir le pauvre Bonvarlet tomber dans l'embuscade, il attaquerait les routiers, même seul.

Ils étaient donc neuf, pensait-il en sa route, j'en ai abattu un qui, je crois, est mal en train de courir maintenant... Reste huit... Je connais leur plan, quatre dans l'embuscade en avant de Senlis, quatre en arrière de la ville. Je vais en avant. Oh ! j'arriverai ! Je verrai Bonvarlet avant eux et l'avertirai, ils ne le tiennent pas, quand je devrais leur tomber dessus... J'ai une faim de loup... Courir ainsi creuse... Et je n'ai plus mon bissac ! Rien dans les champs! Il me faudrait passer près des villages pour trouver des jardins, des raves et des oignons... Mon dîner d'hier qui était le seul repas de la journée est loin ! Tais-toi, mon estomac, ne réclame pas... sois raisonnable, je te revaudrai ça un autre jour, si je peux !... d'ailleurs tu devrais commencer à t'habi-tuer à la diète !...

En passant près d'un petit ruisselet, Jehan sejeta à terre pour boire un peu et se reposer cinq minutes à l'abri d'un bouquet d'arbres. Son estafilade à l'épaule, à laquelle il ne pensait pas en courant, lui fit faire une grimace douloureuse. 11 eut un instant la tentation de mettre un peu d'eau fraîche sur sa blessure, mais le sang avait séché et collé ses vêtements, il valait mieux n'y pas toucher.

— Quelle chance, se dit-il, que ce soit à l'épaule gauche ! A l'autre cela m'empêcherait de manier convenablement mon




Johaii se jeta à terre.


assomme-brigands, mon brise-carcasse à routiers! Mais la droite est bonne et je le leur montrerai!

Il se leva et fit un rapide moulinet avec son bâton ferré.

— Tout va bien ! en route !

Pas de routiers à l'horizon. Certainement ils avaient abandonné la poursuite et repris la route de Senlis. Jehan chercha à s'orienter. C'était à quelques lieues de Gisors qu'il avait eu cette heureuse chance de rencontrer les routiers et d'être mis au courant de leur plan. 11 avait dû obliquer vers le Sud pour leur échapper, mais il avait depuis repris la bonne route. Senlis devait être encore à sept ou huit lieues. Il fallait aller passer l'Oise du côté de Beaumont et piquer ensuite le long des forêts pour couper la route de Bonvarlet avant l'endroit dangereux.

Par malheur la pluie qui menaçait depuis l'aube com-

Sous les averses


mença bientôt à tomber. Petite pluie d'abord, averse violente ensuite. Lèvent soufflait; quand un nuage avait crevé, un autre arrivait en grande course du fond de l'horizon et se déversait sur la plaine et sur le pauvre piéton trempé bien vite jusqu'aux os.

Jehan ne s'en inquiétait pas. Ce qui le consolait c'est que la pluie tombait aussi sur les routiers. Il se les représenta pataugeant derrière lui sous l'averse, dans les chemins boueux; cela le fît rire et lui redonna des jambes. Cette pluie lui fît même gagner trois quarts d'heure. Comme il ruisselait SOUS la bourrasque, il songea qu'il était bien inutile d'aller chercher un pont pour traverser l'Oise. Le plus simple c'était de marcher droit à la rivière et de la franchir à la nage. Jl n'en serait pas beaucoup plus mouillé.

Des collines bordant la rivière il put apercevoir une étendue' de pays, bien mélancolique sous la bourrasque qui faisait rouler les gros nuages et crever les averses. Des plaines parsemées de masses vertes, de gros bouquets de bois qui peu à peu se serraient et se réunissaient pour ne plus former qu'une immense forêt occupant tout l'horizon, presque sans solution de continuité, sous divers noms : forêt de Chantilly, forêt de Halatte, bois divers à perte de vue, se reliant sous \ erberie et Béthisy à la grande forêt de Guise ou de Compiègne. Jehan dévala au grand trot la pente de la colline et sauta sans hésitation dans l'Oise. Oui, vraiment, on n'y était pas plus mouillé qu'à travers champs.

En abordant sur l'autre rive il se secoua comme un chien

Sortie de la rivière.


mouillé et reprit sa course. Un rayon de soleil vint un instant entre deux nuages le réchauffer un peu sans le sécher tout à fait.

Il se défiait des bois propices aux embuscades et se tenait à la bonne distance de la ligne sombre de la forêt.

— Où vas-tu donc, pauvre garçon? lui cria au passage dans un hameau de bûcherons, une bonne femme apitoyée par sa figure hâve et ses vêtements mouillés, est-ce qu'on te poursuit?

— Vous n'avez pas vu de routiers anglais par ici ? demanda Jehan s'arrêtant pour souffler un instant.

— On n'en avait pas vu depuis une semaine au moins, fit un homme passant la tête à une fenêtre, mais...

— Mais quoi ?

— Mais il vient de passer tout à l'heure, là-bas, à l'entrée du bois, quatre ou cinq gaillards à mines d'écorcheurs... Entre te sécher ici, il vaut mieux que tu ne les rencontres pas !

— Merci, dit Jehan, je n'ai pas le temps... Ce sont mes brigands qui courent à leur embuscade, pensa-t-il, raison de plus pour me dépêcher, je marchais, il faut que je coure !

— Il a froid et faim aussi, peut-être, dit la bonne femme, prends au moins ce morceau de pain, mon garçon, il est de la quinzaine passée, mais tu as de quoi mordre !

Jehan attrapa le morceau de pain au vol et reprit sa course en expédiant le pain à grands coups de dents.

Enfin Jehan atteignit un chemin qu'il reconnut. C'était bienlaroutedeSenlis. Là devait passer Bonvarlet pour s'en aller vers les routiers qui le guettaient.

La route, aussi loin que le regard pouvait la suivre, était déserte. Pas une âme, pas une charrette. Chacun devait se rencogner chez soi et ne se risquer dehors que pour des raisons sérieuses, par ce mauvais temps, avec la crainte des g-ens de guerre courant les champs.

Un monticule couvert de bois dominant des deux côtés

— Où vas-tu donc, pauvre crarçon ?


une longue partie de la route, parut à Jehan exténué un bon poste pour attendre Bonvarlet. II trouva dans les branches d'un chêne une place point troj) mouillée et assez commode pour surveiller la route.

— Et maintenant patience, patience ! monologua Jehan une fois installé, et ne faisons pas le douillet. D'abord, c'est entendu, je ne suis pas fatigué, je n'ai pas faim, je n'ai pas froid, je ne suis pas mouillé! Nous causerons de toutes ces bètises-Ià plus tard, quand j'aurai tiré maître Bonvarlet du danger qui le menace... Mais par moirsaint patron, qu'il vienne le plus vite possible.

Ce Jehan qui n'avait pas froid et qui n'était pas mouillé, claquait des dents cependant, et son estomac se remettait à crier famine. Et le messager royal envoyé à Compiègne, le digne maître Bonvarlet, attendu ici par Jehan et guetté par

Dans les branches d'uu chêne.


les routiers, n'arrivait pas. Jehan maintenant engourdi sur la branche avait de la peine à se tenir éveillé. Il se contait des histoires pour tacher de ne pas laisser son esprit s'engourdir comme son corps ; il se remémorait ses différends avec Thibaut Rongemailie l'usurier, et s'efforçaitde se mettre en colère au souvenir des écus laissés entre ses griffes.

Cependant la nuit tombait tout à fait et maître Bonvarlet n'arrivait pas.

Maintenant Jehan des Torgnoles frissonnait tout transi de fièvre; le froid, la phiie, la faim, la fatigue, tout l'acca-blait; sa blessure lancinante le tenait à peu près éveillé. Il avait presque des hallucinations. Il était sorti du fourré et marchait d'un pas saccadé sur la route. Dans l'obcurité il croyait à tout instant voir arriver sur lui des fantômes à longs bras qui devenaient simplement des arbres quand il se cognait la tète dans les branches.

— C'est vous, maître Bonvarlet? demandait-il à voix basse au moindre bruissement du vent dans les broussailles. Rien! Personne! Les heures passaient. De temps en temps, il se laissait tomber épuisé dans l'herbe mouillée. Tout à coup dans la nuit il perçut, très nettement cette fois, un trot (le cheval. Comme il était alors par terre, il se contenta de lever la tète pour écouter. Oui il arrivait sur la route, du côté de Senlis, non pas un cavalier, mais trois

Les trois cavaliers s'arrètèrcul.


au moins. Les cavaliers passèrent. Jehan s'enfonça dans le feuillage', car il avait vu luire des corselets d'acier et distingué de longues épées. La tournure des trois hommes ne lui disait rien de bon. Les cavaliers s'arrêtèrent à quelque distance comme pour tenir conseil. L'un d'eux partit au galop en avant et disparut vers la plaine, tandis que les autres, descendus de cheval, s'asseyaient dans un buisson à deux pas de Jehan.

Celui-ci avait repris toute son énergie et à tout hasard, pour être prêt à tout, serrait entre ses mains son bâton ferré. 11 resta bien trois quarts d'heure ainsi, se rapprochant insensiblement des deux hommes et se demandant souvent s'il ne ferait pas bien de les attaquer.

Les deux cavaliers semblaient s'impatienter ; de temps en temps ils se levaient, piétinaient pour se réchauffer et se rasseyaient en grommelant.

— Non, non, j'en ai assez du métier, toujours sur ses pattes...

— Bah, puisque le capitaine a pu demander des chevaux aux Anglais de Creil...

— Je n'en suis pas moins fourbu! Chien de métier!

— Tais-toi donc ! tu n'aimes pas les métiers assis, tu n'aimes pas les métiers debout, tu réclames toujours. Tu ennuies le diable à la fin! Mais je voudrais te tranquilliser. Vois-tu, il ne faut pas se faire débile, car tout finit par s'arranger... Sais-tu ce qu'il arrivera?... Tout vient à point à qui sait attendre, tu finiras à ton goût, ni assis, ni debout... tu finiras pendu !

— La corde t'étrangle toi-même, gémit le routier, on ne doit pas parler de ces choees-là entre honnêtes gens, ça porte malheur!

Jehan ne pouvait plus conserver de doute, il avait devant lui_deux des malandrins de la grange. Que faire? Fallait-il tomber dessus en profitant de leur surprise pour en débarrasser la route? Comme il hésitait et cherchait à s'approcher davantage, il entendit au loin dans le silence de la nuit le

— Je n'en suis pas moins fourbu.


martèlement d'un galop rapide. C'était l'autre cavalier qui revenait à pleine course : bientôt il fut à portée de voix.

— Holà hé! cria-t-il, Canteleu, Longbec, alerte, en selle!

— Quoi? firent les routiers en se relevant, le messager? Jehan frémit et se redressa dans l'ombre.

— Non! dit le cavalier arrêtant un instant sa monture; non, par le diable il est passé! Pendant que nous nous morfondions sous bois à tendre nos souricières, il filait d'un autre côté!... Il a dû glisser par je ne sais quels sentiers... 11 faut le trouver... Vite, vite, en selle, il s'agit de le rattraper avant Compiègne.

l ne belle troupe de gens de guerre.


De l'autre côté des épaisses forêts qui du Parisis au JN'oyonnais ne faisaient pour ainsi dire qu'une longue masse verte, dans l'après-midi du jour où Jehan de Compiègne, après la mauvaise rencontre des routiers dans la grange abandonnée, se lançait à la recherche de maître Bonvarlet, une belle troupe de gens de guerre, marchant sous la bannière bleue aux fleurs de lys d'or, s'avançait sur la route de Crépy-en-Valois. II y avait une cinquantaine d'hommes d'armes chevauchant sous la lourde armure de fer, la salade sur la tète ou accrochée à la selle; des écuyers en harnois plus léger ou des coutiliers à pied à côté d'eux, portaient les grandes lances des chevaliers. En avant et en arrière mar-chaient environ deux cent cinquante piétons, une cinquantaine d'archers, autant d'arbalétriers chargés du grand pavois dans le dos, avec la trousse pleine de viretons au côté, et environ cent cinquante hommes armés de longues piques, de guisarmes, vouges, fauchards à longues lames tranchantes, hérissées de pointes et de crocs pour saisir et accrocher les gens d'armes par leurs armures, éventrer les chevaux ou leur couper les jarrets.

La chanson de route


Quelques piétons, pour oublier la fatigue de cette longue route et la pluie qui leur fouettait le visage, de temps en temps chantaient, sans excès d'harmonie il faut l'avouer, quelque vieille chanson, la complainte de V Homme armé qui disait naïvement les ennuis du soldat, la tristesse des départs, et reprenait quelque gaieté par une ritournelle comique au refrain, la chanson de marche enfin, aussi vieille que les premières armées.

Un homme qui venait de sortir d'un petit bois à la vue des bannières françaises, les regardait passer sur la route.

C'était, lui aussi, un voyageur; son bâton, ses chausses couvertes de boue l'indiquaient. Comme un piéton s'arrêtait sur le bord du chemin pour relacer ses brodequins, le voyageur l'interrogea :

— Archer, mon camarade, dit-il, messiré La Hire est-il avec vous?

— Il y est, répondit l'archer, tenez, là-bas, le chevalier dont le bassinet a une longue plume rouge. Et celui qui chevauche à côté de lui est messire Pothon de Xaintrailles.

— Je le vois, merci, je vais lui parler.

— Eh, l'homme, dit un soldat qui portait sa salade à la ceinture parce que son front était entouré d'un linge légèrement rougi par places, vous savez qu'il est de mauvaise humeur aujourd'hui...

— Mais non, dit un troisième, il est de très bonne humeur, parce que nous avons joliment battu les Anglais hier à Lagny!

— Il est de mauvaise humeur, te dis-je, parce qu'on a laissé échapper de la déroute une quarantaine d'Anglais, alors que tous, à son compte, auraient dû rester sur le terrain.

—Je vais toujours voir, fîtlevoyageur enallantau-devant d'un groupe de gens.d'armes qui s'avançaient assez lentement sur leurs grands et lourds chevaux à l'air fatigué.

La Hire, un des plus fameux capitaines de Charles VII, de ceux qui, dans la bonne ou la mauvaise fortune, portèrent les plus rudes coups aux Anglais, était alors nn homme d'environ quarante-cinq ans, chevalier massif et robuste, aux traits accentués, aux yeux aigus sous des sourcils épais et farouches réunis en un large accent circonflexe noir, justifiant son surnom de La Hire, c'est-à-dire la Colère. Malgré le froncement de ses sourcils, son humeur ne semblait pas trop hargneuse ce jour-là, et même il souriait discrètement à quelque chose d'assez plaisant sans doute que venait de lui dire Pothon de Xaintrailles. Celui-ci aussi avait fîère allure; un peu plus jeune que La Hire, grand et solide chevalier aux bras énormes, il redressait sa haute taille dans une armure un peu rouillée aux endroits visibles, recouverte d'un surcot rouge dans lequel se voyaient quelques déchirurec.

La Hire et Xaintrailles, toujours en expéditions contre les Anglais, en courses rapides aux terres de Normandie, Bretagne ou Picardie, guettant les occasions, prompts à fondre sur une place forte qui ne les attendait pas, ou à surprendre quelque corps de routiers aventuré, avaient été des compagnons de Jehanne d'Arc pendant ^a superbe campagne de l'année précédente, conquis tout de suite par la belle vaillance de Jehanne et par cette miraculeuse entente de la guerre que cette bergère de dix-huit ans avait montrée tout de suite.

Le voyageur laissa passer un peloton d'hommes de pied et s'avança ensuite en saluant devant La Hire, qui le regarda tout d'abord d'un air surpris.

Messire La Hire est-il avec vous


— Bonjour, que voulez-vous? fit-il de son air brusque. Tiens, mon hôte de Compiègne, c'est vous, maître Bonvariet?

L'homme s'inclina.

— Oui messire, c'est moi, dit-il, bien heureux de vous rencontrer et de vous féliciter pour votre victoire d'hier.

— Oui, messire Pothon me rappelait à l'instant la mine

Toujours prêts à foudre sur l'enuemi


déconfite des Anglais qui rentraient de l'expédition avec du butin lorsqu'ils nous virent et nous sentirent tout à coup leur tomber sur le dos. Vous voyez, en y pensant, je suis presque malade de rire...

Décidément messire La Hire était de bonne humeur, il ouvrait largement mais silencieusement la bouche, pensant probablement rire à gorge déployée.

— Mais, reprit-il, que faites-vous sur les routes, maître Bonvarlet? Quand je fus votre hôte, en votre logis près de la grosse tour Beauregard, lorsque nous allâmes à Compiègne il y a quinze jours avec Jehanne, vous ne m'aviez pas paru aimer beaucoup à courir les champs... Et votre si gente et si douce fille, l'auriez-vous laissée seule eu une ville assiégée ? — Messire, dit tout bas Bonvarlet, pendant que vous che-

Oui, messire, c est moi !


vauchiez en quête de bons coups de lance, je fus chargé par le capitaine de Compiègne, messire de Fiavy, d'aller voir les gens du roi Charles à Orléans, pour remettre lettres et en rapporter argent pour les nécessités de la guerre. Je ne suis pas homme de bataille, je ne me crois aucune vaillance, et je serais d'une faible utilité dans un assaut, vous vous en doutez à me voir, n'est-ce pas? Je vous avoue donc humblement que je n'eus pas le cœur très réjoui de la mission... Messire de Flavy, pour ni'amadouer, parla de la confiance qu'il mettait ainsi en moi, sur la recommandation du seigneur abbé de Saint-Corneille, il ne me cacha point les dangers .qui pouvaient m'attendre en chemin, ce qui n'était pas pour me rassurer...

— Oui, oui, fît La Hire.

— Ces dangers vous feraient rire, mais moi cela me gênait tout de même quelque peu, mais enfin je suis parti, j'ai rem-

Messire de Flavy pour m'amadouer...


pli ma mission assez heureusement jusqu'ici et je reviens...

— Vous revenez avec des finances?

— Oui, dit tout bas Bonvarlet, mon pourpoint est cousu de pièces d'or. C'est une riche armure, mais je ne voudrais point me heurter sur la route à des routiers de Bourgogne ou d'Angleterre. Je vais de ce pas à Senlis oii je dois laisser une partie de cet or. Averti des dangers possibles, j'ai pris par le plus long, je serai à Senlis dans quelques heures par chemins détournés et j'en repartirai demain pour Com-piègne.

— Gardez-vous bien, dit Pothon de Xaintrailles, maître

Jehanne d'Arc et la troupe de secours.


Bonvarlet, la force manque peut-être à vos bras, mais non le cœur en votre poitrine, vous êtes un brave homme !

— Oui, gardez-vous bien ! reprit La Hire, et que Flavy continue à bien garder Compiègne ; avertissez-le que nous serons chez lui dans deuxjours prêts à bien faire. Tenez, maître Bon-A^arlet, voici Jehanne, notre bergère capitaine, ([ui s'avance avec son frère et son écuyer. Regardez-la, elle chevauche hardiment comme un vieux chevalier, son cœur déborde de flamme quand elle voit Tennemi, et elle a force de rude soudard pour bouter en avant dans un assaut ou une charge.

Un groupe de cavaliers arrivait en pressant le trot de leurs chevaux fatigués. Jehanne marchait parmi eux reconnaissable à ses cheveux très courts pour une femme, un peu longs pour un homme, et au grand surcot qui couvrait son armure. Son casque, un bassinet en tout semblable à celui des hommes d'armes, pendait accroché au chanfrein de son grand cheval. Elle semblait de taille

moyenne, mais tout en elle respirait la force et la vaillance. Il était difficile de discerner à première vue ce qui lui donnait cet indéniable ascendant sur tous ces rudes soldats éprouvés par tant de guerres, peut-être son regard franc, la simplicité de ses allures et ce courage sans hésitation ni défaillance, ([ui la faisait se jeter au plus fort du combat en méprisant les volées de flèches, les boulets des bombardes et les épées levées sur elle.




Quelques bous joueurs de bombarde.


A côté d'elle marchaient son frère Pierre d'Arc, robuste soldat lui aussi, et son écuyer d'Aulon qui portait sa bannière particulière, semée de fleurs de lys et ornée de peintures.

— Et bien, messire La Hire, nous nous arrêtons?

— Pour ouïr des nouvelles de Compiègne, répondit La Hire, Flavy est toujours le capitaine vaillant que nous avons vu; soldats et bourgeois combattent de leur mieux, mais cola fait toujours peu d'hommes de guerre aux remparts,

— C'est vrai, dit Bonvarlet, mais je ne suis plus incpaiet, messire, si vous y venez avec la vaillante .lehanne, avec messire Pothon de Xaintrailles.

— Les assiégeants sont nombreux, les Bourguignons ont rejoint les Anglais, ils veulent la ville, fit Xaintrailles la mine soucieuse, et nous avons peu de gens à mener à la rescousse contre l'armée du comte d'Arundel et du duc de

J irai voir mes bons amis de Compiègne.


Bourgogne, nous ferions peut-être bien d'attendre à Crépy d'avoir réuni plus de monde.

— Bah ! nous avons cinquante lances, trois cents bonnes épées, quelques arbalètes, plus quelques gaillards qui sont bons joueurs de bombardes et couleuvrines et qui l'ont bien prouvé au siège d'Orléaiis.

— Juste comme messire de Flavy en réclame pour le rempart, fit Bonvarlet.

— En roule.

— Tous de vaillantes gens qui n'ont pas voulu laisser rouiller leurs épées dans l'inaction de l'autre côté de la Loire, s'écria Jehanne, et qui viennent de bon cœur au combat, les Anglais l'ont vu hier à Lagny. On nous promettait défaite et trahison, et vous voyez, la déroute a été pour l'ennemi, comme à Beaugency, comme à Pata3..

— Oui, c'est assez pour donner bon aide à ceux de Compiègne, acheva La Hire en faisant sonner son gantelet sur son genou, un jour de repos k Crépy pour laisser souffler hommes et chevaux et ensuite nous boutons en avant!

— C'est dit. Pour moi, après-demain, déclara Jehanne, quoi qu'il arrive, j'irai voir mes bons amis de Compiègne...

— Et nous tombons sur l'Anglais. Allez votre chemin, maître Bonvarlet, continua La Ilire tout bas, et aussitôt à Compiègne, prévenez Flavy qu'à l'aube d'après-demain nous arrivons par la forêt et que tout soit prêt pour l'attaque.

— Que Dieu vous garde! fît Bonvarlet d'une voix grave en levant son bonnet.

Déjà la petite troupe reprenait sa marche, le groupe des chevaliers, avec Jehanne au milieu, s'éloignait dans un bruit de fer froissé, d'épées frappant sur les jambards des hommes, sur les bardes des chevaux. On entendait en avant quelques voix de soldats qui reprenaient une chanson pour égayer un peu la marche en cette journée maussade et pluvieuse.

Sons lo liastioii de la Vierga


II ne pleuvait plus et la nuit était belle. Lorsqu'une éclaircie se produisait dans les masses de nuages tourbillonnant et roulant dans le ciel, poussée par le vent, la lune apparaissait éclairant la ligne des remparts de Com-piègne, du côté tourné vers la forêt près de la porte Pierre-fonds, sous une grosse tour en forme de trèfle qui défendait un saillant de l'enceinte. Cette grosse tour, d'aspect très particulier, s'appelait le bastillon de la Vierge, en raison d'une statue placée à la pointe du trèfle, au-dessus des créneaux.

La forêt qui venait alors presque jusqu'aux murs de la ville, masse sombre aux profondeurs mystérieuses, semblait dans la nuit hostile et menaçante.

Ce n'était pas alors la belle forêt aménagée aux trois derniers siècles, percée dans tous les sens de routes innombrables et de larges avenues que nous connaissons. Cette forêt de Guise ou de Compiègne formait un immense territoire sauvage, à peine traversé par quelques mauvais chemins, comme l'antique voie romaine dite chaussée Brunehaut, les chemins de Senlis, de Crépy et de Pierrefonds ; ici fourré impénétrable coupé de gorges profondes, de sombres ravins où venaient se perdre des cours d'eau, ailleurs futaies séculaires autour des étangs, filés majestueuses de grands hêtres, chênaies aux arbres formidables étendant leurs grandes branches tordues, cavernes de feuillage où les mystères druidiques avaient été célébrés, taillis enchevêtrés, antres broussailleux habités par toutes les bêtes fauves, où le loup avait son repaire, le sanglier sa bauge, où les bardes de cerfs et de biches passaient sous la protection de vieux mâles farouches aux bois immenses.

Dans cet enchevêtrement très peu pénétrable, il y avait pourtant çà et là en des clairières difficiles à découvrir, des hameaux de bûcherons reliés par des sentiers, des monastères enfoncés dans le silence de quelque vallon perdu, des postes fortifiés pour les sergents forestiers chargés de la garde et juridiction dans l'immense domaine; mais depuis les soixante années de guerre qui ravageaient le Valois, savait-on ce que la forêt recelait de dangers dans ses profondeurs? Où étaient bûcherons et forestiers? Quelques prieurés et ermitages avaient été ruinés, les nonnes de l'abbaye de Saint-Jean-aux-Bois devaient trembler derrière leurs murailles, ou s'étaient réfugiées dans la cité de Comsâ.

gi

piègne, remplacées ^^^ peut-ôtre par quelque bande

de brigands.

Cependant depuis un mois déjà que la ville de Conipiègne était assiégée, le côté du rempart en face de la forêt demeurait libre. Les assiégeants ne tenaient que la rive droite de l'Oise et n'aventuraient de l'autre côté que des partis de batteurs d'estrade qui se risquaient peu en foret. Depuis'un mois la ville faisait bonne défense, mais les forces ennemies augmentaient tous les jours; sentant qu'elle était la clef de l'Ile-de-France, Anglais et Bourguignons avaient décidé de l'avoir à tout prix. Ils tenaientJNoyon, ainsi , , ., , .. que toutes les places d'alentour, et le château de Choisy, à une lieue de Compiègne, venait de tomber

entre leurs mains; ils allaient donc pousser le siège avec vigueur. En attendant un secours des troupes que Jelianne d'Arc, la Hire et Xaintrailles essayaient de réunir, les gens de Compiègne se montraient pleins de résolution.

Dans les taillis à l'extrémité de la forêt, un homme à figure hâve, auxvêtements déguenillés, boueux et sanglants,

Dans les ruiii'


s'avançait à grands pas, le corps penché en avant, avec des marques d'extrême fatigue, en s'appuyant sur un énorme bâton, massue plutôt, terminé par un marteau de fer. C'était Jehan des Torgnoles dans un assez triste état. Presque sans repos depuis la nuit précédente, il errait dans les bois entre Senlis et Compiègne, tantôt poursuivant, courant derrière les routiers avec l'espoir d'empêcher le malheureux Jacques Bonvarletde tomber entre leurs mains, tantôt poursuivi lui-même et traqué dans les halliers.

Comme il succombait à la fatigue et à la faim, il avait pu, dans le courant de la journée, en fouillant les ruines d'une ferme brûlée tout récemment par les Anglais de Creil, dénicher un morceau de lard encore accroché dans la cheminée, (irâceà cette bonne aubaine il avait repris quelques forces et retrouvé la lucidité de son esprit troublé par la fièvre de sa blessure, l'extrême tension de ses nerfs et la violente excitation de toutes ces courses éperdues et anxieuses.

A travers bois.


Maintenant c'est fini. Après tant d'heures d'angoisses, il arrive désespéré. Hélas, tousses efforts ont été inutiles ! il n'a pu rejoindre le messager royal, le pauvre Bonvarlet, sans doute tombé dans l'embuscade et gisant à cette heure sans vie dans quelque fourré de cette forêt où rôdent des soudards ennemis. Plusieurs fois dans la journée il a cru l'apercevoir au loin, dissimulant sa marche par les sentiers détournés et s'est lancé à sa suite à travers bois. Mais l'homme entrevu, le sentant à ses trousses, avait trouvé quelque ravin pour disparaître, et c'était ensuite Jehan qui, subitement, se trouvait forcé de détaler devant quelques routiers surgissant au détour d'un sentier.

Enfin, si le pauvre |]onvarlet est pris, il reste la ville à sauver. Et rappelant toute son énergie, Jehan a continué sa route sur Compiègne et il arrive à bout de forces en vue des murailles. 11 est déjà tard dans la soirée. Les portes sont closes depuis longtemps. Il faut pourtant pénétrer dans la ville et prévenir le gouverneur. Mais comment se faire ouvrir à cette heure? Va-t-ilfalloir, pour attendre le matin, chercher asile dans les maisons dévastées des faubourgs? Et si pendant ce temps quelque traître pénétrait en ville avec le message arraché à Bonvarlet?

Il faut entrer. Jehan des Torgnoles approche de la porte Pierrefonds sombre et silencieuse dans la nuit. Un petit ouvrage extérieur palissade" défend le fossé; derrière les palissades des sentinelles veillent, car lorsque Jehan sort de l'ombre et se présente dans l'espace éclairé par la lune, un carreau d'arbalète siffle à son oreille. Il se jette vivement de côté et tente de parlementer.

— J'apporte mes bras pour combattre l'Anglais avec vous, bourgeois de Compiègne, et j'ai des nouvelles à communiquer au gouverneur..., ouvrez à un homme seul!

— Au large! risposta une voix, et reviens demain matin ! Si tu es ce que tu dis, on t'accueillera, si tu es un espion, c'est assez tôt pour être pendu.

Jehan entendait les hommes de garde arriver pour garnir les meurtrières de la palissade, il comprit qu'il était inutile d'insister et battit en retraite, il n'y avait rien à faire qu'à chercher quelque trou pour dormir jusqu'à l'aube. Comme, d'un pas hésitant, il suivait à quelque distance les contours du fossé, il se rappela un coin des remparts dans l'angle d'une tour, où les débris d'une échauguette au-dessus d'une poterne condamnée, pouvaient se prêter à une escalade. Mais n'avait-on pas apporté des modifications à ce point faible du rempart? 11 fallait voir. Jehan s'avança avec précaution . J ustement une nouvelle bande de nuages allait masquer la lune pendant quelques minutes. Quand l'obscurité attendue fut venue, Jehan cour ut ver s le fossé et se laissa glisser dans l'herbe humide. Oui, c'était bien là. Pas de changement à l'ancienne poterne. Il y avait toujours les pierres en saillieque Jehanconnaissait. Grimpé sur le talusde la tour, il se ro««SSi3L CM

Double escalade.


hissa aux premières pierres avec d'infinies précautions pour ne donner l'éveil à aucune sentinelle et pour ménager aussi son épaule qui le faisait cruellement soufï'rir à chaque mou-\ement des bras. Il mesurait de l'œil dans le vague de la nuit la hauteur du mur lorsque, de stupeur, il faillit pousser un cri et lâcher prise. Un homme montait devant lui et cet homme, parvenu en haut, enjambait déjà le parapet!

Sur le rempart


Encore la trahison.

Jehan, surexcité par la fureur, oublie son épaule; il se hisse rapidement de pierre en pierre et à son tour il enjambe le parapet. 11 se trouve sur un rempart terrassé d'où une pente douce descend dans une ruelle bordée de jardins. Tout dort de ce côté, les maisons au fond des petits jardins n'ont pas une lumière. Il fait sombre, la lune est encore voilée.

Oii peut se cacher l'homme qui devant lui a escaladé la muraille? Quelque chose a remué au fond de la ruelle, une ombre s'entrevoit qui disparaît aussitôt dans le noir.

— Ah, brigand! je t'aurai! s'écria Jehan.

Son bâton ferré était resté dans le fond du fossé. N'importe, il avait ses poings et saurait s'en servir. Au bout de la ruelle Jehan se trouva un instant embarrassé; il y avait là un carrefour de rues tortueuses dont les unes descendaient vers le centre de la ville, tandis que les autres suivaient la courbe des remparts en remontant derrière des couvents. Laquelle prendre de ces rues, toutes ég-alement sombres et silencieuses? Jehan courut d'un côté, écouta, regarda vainement dans tout ce noir et revint au carrefour. Enfin d un autre côté il devina plutôt qu'il n'entendit un bruit de pas déjà lointains. Jl prit sa course, l'homme poursuivi se dirigeait vers ce quartierque.lchan connaissait si bien, au centre de la ville, sous les murailles de l'abbaye de Saint-Corneille.

Comme Jehan la tête en feu, le cœur battant, arrivait sur le parvis, l'homme arrêté sous l'abbaye même, disparaissait dans une petite inaison que Jehan connaissait aussi, la maison de l'usurier Thibaut Rongemaille! Jehan stupéfait, se frottait les yeux, mais cela ne faisait pas doute. 11 avait vu la porte s'entre-bâiller et l'avait entendue se refermer. D'ailleurs une raie lumineuse

L homme arrivait à Saint-ConioiUc.

apparaissait sous un volet du premier étage. L'homme était bien là.


— Eh bien, non, je suis trop bète de m'étonner, pensa-t-il, s'il y a machination et trahison, il est tout naturel que le Thibaut Rongemaille en soit... Oui, oui. j'y suis, je comprends tout! c'est lui le traître dont parlait le chef des routiers dans la grange! Pas de doute, c'est lui.

Instinctivement, pour éviter d'être aperçu par Ronge-maille, Jehan s'était jeté dansl'ombredu portail de Saint-Corneille. Il monta quelques marches et se trouva sous le porche profondément enfoncé; de là il pouvait, sans craindre d'être vu, surveiller la porte de Rongemaille.

— A côté de mon abri de la nuit dernière, de mon trou à grenouilles ou à crapauds, ce porche me semble un appartement douillet et chaud. J'y reste! Demain je tirerai cette affaire au clair avec messire le gouverneur. Un bourgeois traître dans la ville recevant des espions du dehors! Par la fourche du diable! je pense que messire de Flavy, qui n'est pas commode, en fera bonne et prompte justice!

Jehan, allongé sur les dalles, veillait les yeux fixés sur la maison de Rongemaille; mais peu à peu, écrasé par la fatigue, affaibli par tant d'alertes successives, malgré sa volonté de ne pas perdre de vue la maison du traître, ses yeux se fermèrent et il tomba dans un sommeil qui était presque un évanouissement.

Sommeil on ovanouissemcnt.

Jehan ne s'était pas trompé; l'homme qu'il poursuivait dans les rues de Compiègne après avoir franchi la muraille derrière lui, avait bien trouvé asile chez l'usurier Rongcmaille, mais il tombait comme on va le voir, dans une erreur complète en le qualifiant du nom de traître.

Il allait être onze heures du soir, c'est-à-dire que le couvre-feu, sonné de bonne heure dans la ville assiégée, avait depuis longtemps fait éteindre toutes les lumières. Cependant Thibaut Rongemaille ne dormait pas, il se promenait de long en large dans une chambre aux volets soigneusement clos, éclairée par un pâle lumignon, lorsqu'un coup frappé en bas l'avait fait sursauter. Descendu immédiatement il regarda avec circonspection par le guichet de sa porte; l'homme qui frappait s'était mis le visage en plein sous la clarté de la lune pour être reconnu.

— Comment! s'écria Rongemaille en ouvrant rapidement sa porte, vous, maître Bonvarlet, entrez, entrez vite! C'était bien maître Bonvarlet, la mine presque aussi défaite que celle de Jehan, les traits tirés, les vêtements boueux. Il suivit Rongemaille et se laissa tomber sur un escabeau que celui-ci lui avançait.

— C'est moi, fit Bonvarlet. Je pensais que je ne reverrais plus Compiègne ni ma pauvre Guillemette!...

— Je vous ai attendu toute la journée, je suis resté jusqu'à dix heures de nuit à la porte Pierrefonds... Mais comment vous a-t-on ouvert sans Tordre du gouverneur?

— On ne m'a pas ouvert... Poursuivi, traqué depuis des heures de buisson en buisson dans la forêt, je croyais avoir enfin dépisté les malandrins et j'arrivais en vue de la ville lorsqu'ils m'ont rattrapé... Je les avais sur les talons, un surtout, acharné à ma poursuite... Impossible d'aller à la porte Pierrefonds, les routiers m'en coupaient la route...

— Et alors?

— Alors, je me suis rappelé un endroit du rempart où l'escalade était possible, à la poterne abîmée au dernier siège... et que je vais signaler au gouverneur... l'endroit m'avait été montré par un certain gaillard qui se moquait bien de la fermeture des portes, mon élève Jehan...

Maître Bonvarlet se mordit les lèvres, se remémorant soudain la grande querelle de Jehan avec l'usurier.

— Oui, oui, grommela Rongemaille, un sacripant!

— Là, j'ai cru vingt fois que je roulerais dans le fossé... Et sur le bord du fossé, maître Rongemaille, il y avait déjà, furieux de m'avoir manqué de la longueur d'une pique, ce misérable routier qui me poursuivait!... Enfin, me voici...

— Votre mission? demanda Rongemaille.

— A réussi... Je rapporte des lettres et l'argent pour la solde de la garnison... Vous allez prendre votre manteau et . votre lanterne et nous allons courir chez le gouverneur... j'ai hâte de rassurer ma chère petite Guillemetle qui doit trembler pour moi... Dépêchons, maître Rongemaille...

— Un instant... Vous avez l'argent pour le gouverneur?

— Oui, tenez, soulevez mon surçot... je suis cuirassé d'or... et pesez ma ceinture, j'apporte l'or et ce qui est meilleur, de bonnes nouvelles... J'ai vu messi-res Polhon et I.a Hirc et Jehannela Lorraine, ils partent cette nuit de Crépy et seront ici demain à l'aube, c'est-à-dire dans quelques heures, pressés de combattre pour notre délivrance...

— Vous avez l'or? répéta Rongemaille.

— Je vousj'ai dit.

- Et vous n'êtes pas entré par la porte Pierrefonds où l'on vous attendait?

— Je vous l'ai dit ! Impossible, on me guettait aux abords, j'ai eu peine à échapper...

— Alors, fit Rongemaille se promenant de long en large, alors personne ne vous sait à Compiègne.

— Personne...

— Mettez-vous à Taise, vous êtes fatigué!

— Je ne le serai plus quand j'aurai vu le gouverneur et embrassé mon enfant.

— Mais asseyez-vous donc, cria Rongemaille en prenant

Vous avez l'or '.


Bonvarlet par les épaules et en palpant ses vêtements, vous avez l'or... Oui, l'or est là, je le sens... Et personne ne vous a vu entrer ici, personne?

Les yeux de l'usurier luisaientétrangement et ses mains s'appuyaient violemment sur Bonvarlet.

— Allonschezle gouverneur, dit Bonvarlet, si vous n'êtes pas prêt, j'y vais seul.

— Jamais!... Seul, avec cet or? imprudent!... ah! ah! les routiers le guettaient, cet or... je vous accompagne, avec cette dague, une bonne dague cfui a le fil... Attends ! mais attends donc! hurla Rongemaille.

Ses doigts qui cherchaient l'or sautèrent soudain à la gorge de Bonvarlet; celui-ci tomba sur la table en jetant la lumière à terre, la main droite de Rongemaille fit voler en l'air le fourreau de la dague, puis la dague elle-même disparut tout entière dans le dos du malheureux Bonvarlet qui ne poussa qu'un faible cri, étouffé au passage par les doigts crispés de l'usurier. Tous deux étaient par terre, la lampe éteinte, éclairés par un rayon de lune, Bonvarlet râlant, l'assassina genoux sur sa poitrine etfouillant sesvêtements...

Tous doux élaieiit à terre.

Un cadavre criblé do coups de poiguard.


Jehan des Torgnoles avait beaucoup de sommeil à rattraper. Malgré sa ferme intention de rester éveillé, il dormit jusqu'au matin d'un sommeil lourd et fiévreux, coupé de cauchemars et de demi-réveils, pendant lesquels il prononçait vaguement de terribles paroles de menaces, agitait bras et jambes et lançait des coups de poing et des coups de pied à des ennemis invisibles.

Lorsque l'aube dora les toits de la ville, une rumeur s'entendit au loin, se propagea, fit ouvrir des fenêtres et des portes, pousser des cris de joie à des gens qui se précipitaient dehors. Des Angélus sonnèrent. Jehan continuant son rêve ouvrit pourtant les yeux, tout en restant couché, les membres rompus et engourdis. Des gens couraient toujours; des Noël! Noël! desclameursjoyeusessemblaient voler de rue en rue et arriver jusque vers Saint-Corneille, puis ce furent des froissements de fer, des bruits de chevaux qui s'arrêtaient devant le parvis et des Noël ! Noël! plus nourris.

Jehan s'était redressé sans pouvoir pourtant se lever.

— C'est Jehanne ! avec messires La Ilire et Xaintrailles! Noël! Noël! de la belle chevalerie!... et des archers! Une armée?... Non, rien que lavant-garde... La ville va être délivrée... le gouverneur accourt... on va attaquer [les Anglais...

Des gens en courant se jetaient ces mots de l'un à l'autre. Jehan cherchait à reprendre ses esprits, mais la fièvre le travaillait ; sa blessure à l'épaule s'était rouverte, il souffrait cruellement, son sang coulait et il continuait à demi éveillé le cauchemar qui avait troublé son lourd sommeil. Quoi? Jehanne d'Arc et La Hire? Une sortie ? mais les trahisons tramées, le traître entré dans la ville? Il essaya de se lever pour se mêler aux gens du parvis. A sa grande épouvante un cadavre dans une flaque de sang était étendu à côté de lui, le visage contre terre. Il poussa une exclamation. Des gens se retournèrent vers le porche encore dans l'ombre et des cris d'horreur firent taire les acclamations.

Deux corps gisent aux pieds des statues de saintsdu portail, un cadavre criblé de coups de poignard et un homme couvert de sang, à demi couché à côté de l'autre. Cet homme tremble et balbutie, les yeux effarés. On s'occupe

... Mais on le connaît! C'est maître Bonvarlet, l'ymag-ier, le messager attendu par le gouverneur ! lie nom circule parmi la foule, des soldats courent prévenir Flavy en conférence avec les chefs du secours.

Jehan des Torgno-les entend le nom, d'ailleursila reconnu la tête pâle de l'assas-

sine, sans doute son

cauchemar continue.

Il n'a pu sauver le pauvre Bonvarlet! Mais les trahisons qui se préparaient, com-mentles empêcher?... Soudain il est soulevé à son tour par des gens à figures menaçantes, il est bourré de coups, dans un tumulte décris et jeté en bas des marches du portail. Jl n'y a pas de doute, c'est lui l'assassin du pauvre Bonvarlet! Blessé

8

1."entrée doJelianne d'Arr.

dans la lutte, il sera tombé sur le corps de sa victime. Il faut pendre le misérable surpris dans son crime, il faut faire justice immédiate ! Attendre le gouverneur? A quoi bon ? Le gouverneur a bien autre chose à faire que de s'occuper de ce / brigand, il va aujourd'hui livrer bataille aux Anglais, les balayer de leurs retranchements et sauver la ville, avec le secours amené par Jehanne la r^orraine... Une corde tout de suite, une bonne corde.

C'est l'avis de tous, aussi bien des gens sur la place que de ceux (|ui garnissent toutes les fenêtres des maisons. C'est notamment l'avis de maître llongemaille, apparu sur son huis avec la mine d'un homme qui se r(;-veille à peine.

Une corde, une bonne corde? Tout de suite, maître Rongemaille va vous trouver cela. Vous avez bien raison ! Inutile de déranger le bourreau pour cegredin qui a assassiné le messager du gouverneur.

Jehan des Torgnoles, assis à terre, maintenu autant par sa faiblesse que par des poings vigoureux, regarde et entend sans comprendre tout à fait. Hélas, l'horrible rêve continue. IjCS gens qui l'entourent sont-ils des routiers anglais? Est-ce du populaire de Compiègne? Il ne sait au juste. Est-il en ville ou bien encore dans les halliers de la forêt? Il ne reconnaît vraiment que le pauvre Bonvarlet étendu sur le pavé, figure tragique. Et aussi, au premier ramg des gens qui l'en-

A demi assommé.


tourentetle plus acharné aie maltraiter, l'usurier Rongemaille au rictus féroce.

"Quoi? on l'accuse d'avoir assassiné Bonvarlet?C'est un cauchemar causé par la fièvre et qui va se dissiper tout à l'heure ! Mais des mains lui passent une corde au cou, on le pousse, on le soulève, on le hisse. La corde est jetée à la première balustrade du portail. Il n'y a plus qu'à tirer et justice sera faite de l'assassin de Bonvarlet.

Cette fois Jehan se débat, il se secoue violemment pour se réveiller et pousse des cris de fureur. Moi? assassin de mon maître Jacques Bonvarlet ! Moi qui courais depuis deux jours et deux nuits pour le sauver ! Moi qui ai failli tomber sous les coups des routiers qui le poursuivaient!... Je veux voir le gouverneur ! Prévenez-le ! Il y a dans Compiègne des

La corde impitoyable'se tend.


traîtres qui doivent livrer la ville... A moi, messiredeFlavj! Il y a des traîtres... Tenez dans cette maison que je guettais cette nuit...

La main de Rongemaille tire sur la corde. Mais .lehan, hagard, les yeux hors de la tête, a retrouvé toute sa force, il se dégage à demi, étend le bras vers le portail.

— Vierge de pierre, saints et saintes du portail, s'écrie-t-il, je vous appelle en témoignage. Vous avez vu ce meurtre horrible, vous avez vu l'assassin! Est-ce moi. Vierge de pierre? Parlez, je vous adjure! Dites que je ne suis pas coupable de ce crime ! Dragons, serpents, basilics sculptés dans la pierre, parlez !

Hélas, sous la fureur de la foule, la corde impitoyable se tend, Jehan va périr.

— L'assassin, crie Jehan à demi étranglé, le traître qui veut livrer la ville aux Anglais, il est dans cette maison, je vous dis... Mais non, il est ici, je le vois le traître, l'homme-des Anglais... c'est...

Un cri de femme lui répond dans la foule. Une jeune fille qui accourait en larmes et venait de s'écrouler sur le corps du pauvre Bonvarlet, a levé la tête et reconnu Jehan porté au-dessus des têtes furieuses.

Elle voit la corde et devine avec horreur l'accusation qui pèse sur le malheureux, l'affreux péril où il se trouve.

— Lâchez-le, ce n'est pas lui! Il est innocent! Oh ! Jehan, peut-on t'accuser de m'avoir tué mon père, non, non, c'est impossible, ce n'est pas lui, lâchez-le au nom du ciel, au nom de mon père, il est innocent je le jure !

— Merci, Guillemette, murmura Jehan, vous me croyez, vous!...

— Et moi donc! cria d'une voix indignée la servante

Martinotte qui avait suivi Guillemette et sanglotait à genoux de l'autre côté du cadavre, je le jure bien aussi, qu'il est innocent, le pauvre agneau. Làchez-le tout de suite, tas de monstres, ou je vais vous arracher les yeux à tous!. .

— Et pourquoi l'aurais-je tué? s'écria Jehan profitant de l'hésitation de la foule, pourquoi?

— Pour voler l'or qu'il rapportait à la garnison, hurla Rongemaille les yeux hors de la tète, et s'efforçant de tirer sur la corde, à la potence, le gueux!

Au même instant, une détonation retentit. C'étai t une bombarde anglaise, de l'autre côté de l'Oise, qui tirait sur la ville. Quelque chose passa dans l'air avec un sitllement strident, il y eut un fracas de pierres tombant sur le pavé, au milieu des cris d'épouvante de la foule.

Le boulet venait de fracasser une gargouille de Saint-Corneille, juste celle dont la tête était à la ressemblance de l'usurier Rongemaille, et avec elle la balustrade où l'on avait passé la corde pour pendre .Tehan des Torgnoles.

Jehan à demi suspendu tomba à terre, lâché par ceux qui le tenaient. Les plus furieux s'écartèrent vivement sous les fragments de pierres qui pleuvaient.

— Lâchcz-le, il est inuoccut


Jehan poussa un cri de ti^iomphe.

— Je vais vous le montrer, le traître, l'assassin ! Vous voyez bien que je suis innocent, que je n'ai pas commis le crime, vous voyez bien, la bombarde anglaise elle-même a proclamé mon innocence, et elle a montré le coupable... A moi, braves gens, à moi, accourez, le traître, je vous le livre, le voici!

Et, traînant la corde toujours attachée à son cou, bousculant bourgeois et soldats, Jehan sauta à la gorge de Ronge-maille terrifié.

— L'assassin, c'est lui! Croyez-moi, braves gens ! c'est lui! lui!... J'y suis maintenant, je comprends tout!... l'homme entré devant moi par le rempart c'était maître Bonvarlet, c'estlui que j'ai suivi jusqu'ici et que j'attendais sous le portail... Celui qui l'a assassiné, c'est Rongemaille... Le traître qui est dans Compiègne et dont j'ai entendu le chef des routiers parler, le traître qui doit livrer la ville aux Anglais, c'est Ronge-maille!... Voyez comme il tremble! Assassin, tu avoues! A moi! à nous! tenez-le! mais tenez-le donc!

Rongemaille et Jehan avaient roulé à terre, hagards tous les deux, Rongemaille de terreur, Jehan hors de lui par la fureur et par la douleur que lui causait son épaule. De plus la corde qu'on lui avait passée au cou le serrait toujours, il se

Le boulet fracassait la gargouille.


trouvait à demi étrangié, et Roiigemaille cherchait à lui enfoncer sa dague dans lo. poitrine, la dague qui avait tué Bonvarlet. Enfin, d'un effort violent, Rongemaille se dégagea et bondit en arrière, renversant quelques bourgeois. Sa porte derrière lui était ouverte, il se jeta dans sa maison et on l'entendit tout de suite qui barricadait l'huis aux montants solides.

L'assassin, c'est lui !


Personne ne doutait plus maintenant; les plus acharnés contre Jehan tout à l'heure se montraient les plus indignés et les plus enragés contre Rongemaille.

— Le brigand! le traître! Il ne faut pas le manquer, lui!... — Jl a bien une tête d'assassin! Où avions-nous les yeux tout à l'heure? — Pauvre Jehan, qu'allions-nous faire? — Oh, moi, j'ai toujours prédit que le Rongemaille finirait mal!... Hardi! Enfonçons la porte! Portons-le à messire de Flavy !...

Cependant la foule, avecJehanen tête, se jetait sur laporte de Rongemaille pour l'enfoacer. Elle eût résis-lié longtemps si (les compagnons forgerons ne s'en fussent mêlés avec des haches et des leviers. Aussitôt enfoncée, les assaillants se précipitèrent. Le logis n'était pas grand, on eut bien vite parcouru les chambres du rez-de-chaussée et de l'étag-e. Personne. Rong-emaille avait disparu. Dans une chambre on aperçutquelques pièces d'or par terre sur un parquet fraîchement lavé. On grimpa au grenier, le grenier était vide. Comment Rongemaille pouvait-il avoir disparu? Dans quelle cachette s'était-il jeté? On sondait les murs, on regardait dans le puits, on explorait la cave, profonde comme elles sont dans toutes les vieilles cités et qui pouvait communiquer avec les caves voisines ou même les souterrains de l'abbaye. Rien. Personnel IjO misérable Rongemaille semblait s'être littéralement évaporé.

Pendant que Jehan et quelques hommes fouillaient de fond en comble le logis de Rongemaille sans parvenir à mettre la main sur le misérable, le corps du pauvre Bonvarlet était porté dans sa maison sous la tour Reauregard, suivi seulement de quelques amis de l'ymagier, qui s'efforçaient de soutenir Guille-mette à moitié évanouie, et la grosse Martinotte suffoquant sous les sanglots.

Jehan aurait voulu rejoindre les deux pauvres femmes pour pleurer avec elles, mais il avait d'autres devoirs, il devait rendre compte au gouverneur de ce qu'il avait vu et entendu en essayant d« sauver le messager, et l'avertir de la trahison

11 barricadait l'iiiiis.


préparée pour livrer la ville. Guillaume de Flavy connaissait déjà la fin de Bonvarlet. Comme il accourait pour recevoir la troupe de secours amenée par Jehanne d'Arc, I.a Mire et Xaintrailles, on lui avait appris la funèbre découverte faite sous le porche de Saint-Corneille, mais il croyait que la foule avait immédiatement fait justice du meurtrier pris sjur le fait.

La petite troupe, hommes d'armes et piétons, se reposait de sa marche de nuit; les chevaux dans les écuries des hôtelleries, aux approches du pont, recevaient bonne provende; les hommes, dans un vaste enclos, débris de l'ancien palais de Charles le Chauve, au-dessous de la vieille tour Beauregard, étaient fêtés joyeusement par les Compiégnois ; ils arrosaient du vin guilleret des coteaux de l'Oise, cru dédaigné aujourd'hui, un repas suffisamme nt plantureux pour un festin d'assiégés, et se préparaient pour le combat prochain.

Pendant ce temps, le gouverneur s'en allait avec les chefs faire le tour des remparts, pour reconnaître la force de la ville et les positions de l'ennemi sur les coteaux de la rive droite de l'Oise.

Les défenses étaient encore bonnes, malgré les dégâts

Des cooipaguous forgerons s'en mêlèrent.


des sièges précédents; Compiègne, depuis moins de douze-ans seulement, avait été pris et repris cinq ou six fois, par les Bourguignons, par les troupes royales, ou par les Anglais qui l'avaient conservé de 14^3 à 1/^29, mais grâce aux répa-

Rcpos et rafraichisscmeuts avant la bataille.


rations et renforcements on avait une enceinte de murs solides, des tours nombreuses suffisammeut rapprochées l'une de l'autre, avec quatre portes et deux poternes.

L'ennemi ne menaçait encore que la partie du rempart baignée par la rivière d'Oise. 11 occupait, en face du pont, à deux portées d'arbalète le village de Marguy, et plus loin à droite et à gauche, ceux de Glairoix et de enettc.

Face à reimemi, le pout charg-é de maisons et de moulins sur un côté de ses piles, était défendu par de bonnes tourelles appuyées à la m issive tour Beauregard et par une grosse bastille extérieure sur la rive droite, entourée elle-même d'un fossé.

Les derniers préparatifs de la sortie s'achevaient, les hommes de la garnison étaient rassemblés, des soldats garnissaient toutes les défenses de la tête de pont, des bateaux couverts de solides pavois étaient amenés, pour recevoir des archers chargés de garder la rivière et de soutenir au retour les hommes de la sortie.

Ainsi, massés tout près de l'ennemi, n'ayant plus que le pont à traverser pour se précipiter sur lui. ils

Cortège funèbre.

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