Thomas Disch 334

La Mort de Socrate

1

Une douleur sourde, une sorte de creux, lui tenaillait le ventre dans la région du foie – le siège de l’intelligence d’après la psychologie d’Aristote – comme si quelqu’un s’amusait à gonfler une baudruche à l’intérieur de sa cage thoracique, ou comme si son corps tout entier était cette baudruche. Elle profitait de ce qu’il était collé derrière ce bureau pour le lanciner comme une dent malade qu’on ne peut s’empêcher de palper constamment du bout du doigt ou de la langue. Et pourtant on ne pouvait pas exactement parler de maladie.

C’était quelque chose d’indéfinissable.

Le professeur Ohrengold leur parlait de Dante. Bla, bla, bla, bla, né en 1265. 1265, écrivit-il sur son cahier.

Ses jambes étaient ankylosées à force d’être coincées sous ce bureau – ça au moins c’était quelque chose de clair et de précis.

Et Milly – pour ce qui était de la clarté et de la précision, on ne pouvait pas faire mieux. Je mourrai, pensa-t-il (bien qu’en l’espèce, le terme penser soit impropre) je mourrai d’un cœur brisé.

Le professeur Ohrengold disparut pour céder la place à l’embrouillamini d’un tableau abstrait. Birdie étira ses jambes dans l’allée centrale en pressant les genoux l’un contre l’autre et en contractant les muscles des cuisses. Il bâilla. Pocahontas lui décocha un regard désapprobateur. Il sourit.

Et voilà que le professeur Ohrengold réapparaissait, reprenant son « bleb bleb bleb Rauschenberg et bla bla bla, l’enfer de Dante est un enfer atemporel. C’est l’enfer que chacun de nous recèle au plus profond de son âme ».

Merde, se dit Birdie, avec une grande précision.

Tout ça c’était de la merde. Il écrivit Merde sur son cahier, puis donna aux lettres un effet de perspective et hachura soigneusement leurs côtés. Tout ça ne méritait vraiment pas le nom d’enseignement. La Section d’enseignement non spécialisé était la risée des étudiants à part entière de Barnard. C’est Milly qui l’avait dit. Une façon de dorer la pilule, ou quelque chose comme ça. De la merde enrobée de chocolat.

Ohrengold leur parlait maintenant de Florence et des papes et de trucs comme ça, et puis soudain il disparut. « Bon. Qui peut me dire ce que c’est que la simonie ? » demanda l’appariteur. Personne ne leva la main. L’appariteur haussa les épaules et appuya sur le bouton commandant la reprise du cours. On vit une image représentant les pieds d’un homme en train de brûler.

Il écoutait mais ce qu’il entendait n’avait ni queue ni tête. À vrai dire, il n’écoutait pas. Il essayait de dessiner un portrait de Milly dans son cahier, mais il n’était pas très doué pour le dessin. Sauf quand il s’agissait de têtes de mort. Il savait dessiner des têtes de mort, des serpents, des aigles, des avions nazis d’un réalisme saisissant. Peut-être aurait-il dû faire les Beaux-Arts. Il transforma le portrait de Milly en un crâne doté d’une longue chevelure blonde. Il ne se sentait pas bien.

Il avait comme mal au cœur. C’était peut-être la barre chocolatée qu’il avait mangée en guise de déjeuner chaud. Il n’avait pas une alimentation équilibrée. C’était une erreur. Pendant la moitié de sa vie il avait mangé dans des cafétérias et dormi dans des dortoirs. C’était pas une vie. Il avait besoin d’une vie de famille, de régularité. Il avait besoin de baiser un bon coup. Quand il épouserait Milly, ils auraient des lits jumeaux, un deux-pièces-cuisine à eux tout seuls, avec seulement deux lits dans une des pièces. Il imagina Milly dans son chouette petit uniforme d’hôtesse. Puis, les yeux fermés, il commença à la déshabiller dans son imagination. D’abord la petite veste bleue avec l’insigne Pan Am au-dessus du sein droit. Puis il fit sauter la boucle de la ceinture et défit la fermeture Éclair. La jupe glissa sans bruit sur l’Antron[1] lisse du slip. Rose. Non – noir, bordé de dentelle. Elle avait un de ces chemisiers démodés, avec des tas de boutons. Il essaya d’imaginer qu’il les déboutonnait un à un, mais Ohrengold choisit ce moment précis pour balancer un de ses jeux de mots à la con. Ha, ha. Il ouvrit les yeux, et vit Liz Taylor, de son cours de l’année dernière sur l’histoire du cinéma, avec ses gros nichons roses et ses cheveux de fil bleu.

— Cléopâtre et Francesca di Rimini, dit Ohrengold, sont là parce que leur péché était moindre.

Comme Rimini était une ville italienne, on leur montra une fois de plus la carte d’Italie.

Italie, chie-talie.

On ne s’attendait tout de même pas qu’il s’intéresse à ce genre de conneries ? Ça intéressait qui, de savoir la date de naissance de Dante ? Peut-être qu’il n’était jamais né. En quoi est-ce que ça le concernait, lui, Birdie Ludd ?

En rien.

Il devrait carrément se lever et lui poser cette question-, au professeur Ohrengold, et sans y aller par quatre chemins. Mais on ne discute pas avec un écran de télé, et le professeur Ohrengold n’était rien de plus – une nuée de points lumineux. L’appariteur avait même dit qu’il était mort depuis longtemps. Encore un satané expert mort sur une satanée cassette.

C’était ridicule : Dante, Florence, les « châtiments symboliques » (c’était précisément ce que cette bonne vieille Pocahontas notait au même moment sur son bon vieux cahier). On n’était plus au foutu Moyen Age. On était au XXIe siècle, et il s’appelait Birdie Ludd et il était amoureux et il était seul et il était sans emploi (et probablement incapable d’en occuper un, de surcroît) et il ne pouvait rien faire, mais alors rien de rien, pour se sortir de la merde, et il n’y avait pas un seul endroit où se réfugier dans tout ce putain de pays.

Et si un jour Milly n’avait plus besoin de lui ?

L’impression de creux dans sa poitrine s’accentua. Il essaya de le chasser en pensant aux boutons de la blouse imaginaire, au corps chaud qu’elle renfermait, à sa Milly. Il ne se sentait vraiment pas bien. Il arracha de son cahier la feuille sur laquelle il avait dessiné une tête de mort. Il la plia en deux et la déchira avec soin le long du pli. Il répéta l’opération jusqu’à ce que les morceaux fussent trop petits pour pouvoir être déchirés, puis les mit dans la poche de sa chemise.

Pocahontas le regardait avec un sourire mauvais qui disait ce que disait l’affiche accrochée au mur : Le papier est précieux. Ne le gaspillez pas ! Le bouton de Pocahontas, c’était l’écologie, et Birdie avait appuyé dessus. Comme il comptait sur ses notes de cours pour les examens de fin d’année, il lui adressa un doux sourire en manière d’excuse. Il avait un sourire formidable. Les gens n’arrêtaient pas de le féliciter pour l’éclat et la chaleur de son sourire. Son seul véritable problème, c’était son nez, qui était petit.

Ohrengold fut remplacé par le symbole du cours – un homme nu enfermé dans un carré et un cercle – et l’appariteur, qui aurait pu faire preuve de moins de zèle, demanda s’il y avait des questions. À la grande surprise de tout le monde, Pocahontas se leva et balbutia quelque chose au sujet de quoi ? De Juifs, d’après ce que Birdie avait compris. Il n’aimait pas les Juifs.

— Pourriez-vous répéter votre question ? demanda l’appariteur. Il y en a au fond qui n’ont pas entendu.

— Eh bien, si j’ai bien compris le Dr Ohrengold, ça disait que le premier cercle était réservé aux gens qui n’étaient pas baptisés. Ils n’avaient rien fait de mal, ils étaient simplement nés trop tôt.

— C’est exact.

— Eh bien moi, ça ne me paraît pas juste.

— Oui ?

— Je veux dire, je n’ai pas été baptisée, moi.

— Moi non plus, dit l’appariteur.

— Alors comme ça, d’après Dante, on irait tous les deux en enfer.

— En effet.

— Mais ce n’est pas juste. Sa voix était passée du ton plaintif au glapissement suraigu.

Il y avait des gens qui riaient, et d’autres qui se levaient. L’appariteur leva la main.

— Il y a interrogation écrite.

Birdie fut le premier à gémir.

— Ce que je veux dire, insistait Pocahontas, c’est que si c’est la faute à quelqu’un que ces gens soient nés d’une certaine façon et pas d’une autre, c’est bien à Dieu.

— C’est une remarque judicieuse, dit l’appariteur. Je ne sais pas s’il y a moyen de répondre. Rasseyez-vous, je vous prie. Il va y avoir un bref test de compréhension.

Deux vieux surveillants commencèrent à distribuer des markers et des formulaires.

Le malaise de Birdie s’était précisé, et le fait qu’il avait maintenant un motif d’affliction qu’il pouvait partager avec tous les autres n’était pas étranger à la chose.

La lumière baissa, et la première question à choix multiple apparut sur l’écran : 1. Dante Alighieri est né en (a) 1300 (b) 1265 (c) 1625 (d) Date inconnue.

Pocahontas cachait ses réponses, la chienne. Alors, quand était-il né, ce connard ? Il se souvint avoir noté la date dans son cahier de cours, mais ne se rappelait pas la date elle-même. Il regarda de nouveau les quatre possibilités qui lui étaient offertes, mais la question numéro deux était déjà sur l’écran. Il fit une croix dans la case (c) puis, sentant obscurément que ce choix était mal inspiré, il l’effaça, mais finit quand même par cocher cette case de toute façon.

La quatrième question apparut à l’écran. Il n’avait jamais vu un seul des noms qu’on lui proposait, et la question lui parut incompréhensible. Dégoûté, il cocha la case (c) de chaque question et porta sa feuille-réponse au surveillant qui gardait la porte et qui refusa de toute façon de le laisser sortir avant la fin du test. Il resta planté là à promener un regard furibond sur tous ces pauvres cons en train de cocher les mauvaises réponses sur leurs formulaires.

La sonnerie retentit. Tout le monde poussa un soupir de soulagement.

Le n° 334 de la Onzième Rue Est était une unité parmi vingt autres unités semblables sans jamais êtres identiques, qui avaient été construites dans le cadre du premier projet fédéral MODICUM pendant le boom des années 80, juste avant les restrictions. Un mât en aluminium pour les drapeaux et un bas-relief en ciment précontraint représentant le numéro de l’immeuble décoraient l’entrée principale, à deux pas de la Première Avenue. Hormis ces deux détails, l’immeuble ne portait aucun signe distinctif. Une nuit, bien des années auparavant, l’Assemblée des locataires était parvenue, en signe de protestation, à faire sauter un morceau du gigantesque « 4 », mais en gros (en admettant que les arbres et les opulentes vitrines n’y eussent jamais figuré que par pure politesse), la maquette initiale telle qu’elle avait été publiée dans le Times était encore fort ressemblante. Du point de vue architectural, le 334 était l’égal des pyramides – à peine dépassé et pas du tout dégradé.

Sa peau de verre et de brique jaune abritait une population de trois mille habitants environ (sans compter les temporaires) qui se répartissait sur 812 appartements (40 par étage plus douze au rez-de-chaussée, derrière les magasins), ce qui était un chiffre à peine supérieur de 30 % au plafond idéal de 2 250 fixé par l’agence. Ainsi donc, pour peu qu’on acceptât de voir la chose d’un œil réaliste, 334 était, de ce point de vue également, un succès assez honnête. Pour sûr, bien des gens acceptaient de vivre dans des endroits bien pires que celui-là, surtout s’ils étaient, comme Birdie Ludd, des temporaires.

En ce moment, à sept heures et demie ce jeudi soir, Birdie était un temporaire installé sur le palier du seizième étage, deux étages au-dessous de l’appartement des Holt. Le père de Milly n’était pas chez lui, mais comme de toute façon personne ne l’avait invité à rentrer, il resta là à se geler les miches et à écouter quelqu’un engueuler quelqu’un d’autre pour une question d’argent ou de sexe. (« L’argent ou le sexe » était le refrain d’une comédie à succès que Milly lui repassait constamment. « L’argent ou le sexe. Tout se réduit toujours à l’un ou à l’autre. » Ouarf ouarf.) Cependant une tierce personne leur disait de la fermer et de très loin, comme le vrombissement d’un avion survolant Central Park, lui parvenait le vagissement strident et ininterrompu d’un bébé qu’on assassinait. Voici mon amour, chantait une radio. Si tu n’en veux pas je mourrai. Je mourrai d’un cœur brisé. Classé troisième au hit-parade des États-Unis. Ça faisait une journée, une semaine entière que Birdie avait cet air-là dans la tête.

Avant de rencontrer Milly, il n’avait jamais soupçonné que l’amour pouvait être quelque chose de plus compliqué ou de plus redoutable que faire joujou à deux. Même pendant les deux premiers mois de leur liaison il s’était borné à faire joujou comme d’habitude, avec un petit quelque chose en plus. Mais maintenant, il lui suffisait d’entendre la moindre chanson cucul à la radio, et même parfois les pubes, pour se trouver au bord des larmes.

La chanson fut coupée net et les gens s’arrêtèrent de gueuler, et Birdie entendit un bruit de pas qui montait lentement vers lui dans la cage d’escalier. Ça devait être Milly. Les pieds se posaient sur chaque marche avec le bruit mat du talon plat d’une chaussure de femme – et sa gorge commença à se serrer sous l’effet de l’amour, de la peur, de la douleur, de tout sauf du bonheur. Si c’était Milly, que lui dirait-il ? Mais oh !, si ce n’était pas elle…

Il ouvrit son livre de cours et fit semblant de lire, non sans avoir sali la page avec la crasse dont il s’était couvert les mains en essayant d’ouvrir la fenêtre qui donnait dans l’escalier de service. Il essuya le reste sur son pantalon.

Ce n’était pas Milly. Une vieille bonne femme portant un sac de provisions. Elle s’arrêta un demi-étage au-dessous de lui, sur le palier, s’appuya sur la rampe et posa son sac à terre avec un grand ouf. Elle avait un bâtonnet d’Oraline au coin de la bouche, avec, fixé dessus, un de ces boutons qu’on donne en prime, une sorte de rosace qui semblait tourbillonner quand elle bougeait la tête, comme une boussole ayant perdu le nord. Elle regarda Birdie, et Birdie fixa d’un air buté la mauvaise reproduction de la Mort de Socrate, par David, qui figurait sur la page ouverte de son livre. Les lèvres flasques formèrent un sourire.

— On apprend ses leçons ? demanda la femme.

— Ouais. C’est ça. On apprend ses leçons.

— C’est bien, ça. Elle retira le bâtonnet vert pâle de sa bouche et, brandissant la chose comme si elle consultait un thermomètre, l’examina pour voir ce qui lui restait de ses dix minutes chronométrées. Son sourire se contracta imperceptiblement, comme si elle méditait une plaisanterie, l’affûtait comme une lame avant de la lâcher.

— C’est bien, ça, jeune homme, finit-elle par dire presque en gloussant. C’est bien de faire des études.

La radio ressuscita avec la nouvelle publicité Ford. C’était une des pubes préférées de Birdie – gaie comme tout mais en même temps solide. Il aurait tellement voulu que la vieille sorcière ferme sa gueule pour qu’il puisse l’entendre.

— On ne peut rien faire de nos jours quand on n’a pas fait d’études.

Birdie ne répondit pas.

Elle changea son angle d’attaque.

— Ces escaliers, dit-elle.

Birdie leva les yeux de son livre, exaspéré.

— Qu’est-ce qu’ils ont, ces escaliers ?

— Qu’est-ce qu’ils ont ? Les ascenseurs sont en panne depuis des semaines ! Voilà ce qu’ils ont ! Des semaines !

— Et alors ?

— Alors, pourquoi est-ce qu’ils ne réparent pas les ascenseurs ? Mais essayez donc de poser une question comme celle-là au bureau du secteur, histoire de voir ce que ça donnera. Rien, voilà ce que ça donnera.

Il avait envie de lui dire d’aller se laver les cheveux. Elle parlait comme si elle avait passé sa vie dans une cellule et non dans le grand ensemble pouilleux qu’elle portait tatoué sur son visage. D’après Milly ça faisait des années, et non des semaines, qu’il n’y avait plus un seul ascenseur en état de marche dans tout ce complexe d’immeubles.

Avec une expression dégoûtée il se rapprocha du mur pour laisser passer la vieille dame. Elle gravit trois marches, de sorte que son visage se trouva exactement au niveau du sien. Elle puait la bière et le chewing-gum et la vieillesse. Il détestait les vieillards. Il détestait leurs visages ridés et le contact de leur peau froide et sèche. C’était parce que les vieillards étaient tellement nombreux que Birdie Ludd ne pouvait pas épouser la fille qu’il aimait et avoir une famille à lui. C’était fichtrement injuste.

— Et qu’est-ce qu’il étudie, le jeune homme ?

Birdie jeta un coup d’œil au tableau. Il lut la légende, qu’il n’avait pas lue auparavant.

— Ça, c’est Socrate, dit-il en se souvenant vaguement de quelque chose que son prof de civilisation avait dit l’année dernière au sujet de Socrate. C’est un tableau, expliqua-t-il. Un tableau grec.

— Vous voulez devenir un artiste ? Ou quoi ?

— Quoi ! rétorqua Birdie.

— Vous êtes le gars de la petite Milly Holt, pas vrai ?

Il ne répondit pas.

— C’est elle que vous attendez ?

— C’est pas interdit d’attendre quelqu’un, que je sache ?

La vieille dame lui éclata de rire en pleine figure, et ce fut comme s’il fourrait son nez dans le con d’une morte. Puis elle se mit en devoir de gravir les marches une à une jusqu’au palier suivant. Birdie essaya de résister à la tentation de se retourner pour la regarder, mais son envie fut la plus forte. Leurs regards se croisèrent, et elle éclata à nouveau de rire. Finalement il dut lui demander pourquoi elle riait « C’est pas interdit de rire, que je sache ? » répliqua-t-elle, aussi sec. Puis son rire se transforma en une quinte de toux sortie tout droit d’un vieux film d’éducation sanitaire sur les dangers du tabac. Il se demanda s’il était possible qu’elle soit une toxicomane. Elle était assez vieille pour ça. Le père de Birdie, qui devait bien avoir dix ans de moins qu’elle, fumait du tabac chaque fois qu’il pouvait s’en procurer. Birdie trouvait que c’était une façon idiote de jeter l’argent par les fenêtres, mais l’aversion que lui inspirait ce vice n’allait pas au-delà d’une vague répugnance. Milly, en revanche, l’abhorrait – surtout chez les femmes.

Quelque part, du verre vola en éclats, et quelque part des enfants se tiraient dessus – Acka ! Ackitta ! Ack ! – et tombaient avec force cris en jouant au commando de gorilles. Birdie jeta un coup d’œil dans l’abysse de la cage d’escalier. Une main toucha la rampe beaucoup plus bas, s’immobilisa, se souleva, toucha la rampe en se rapprochant de lui. Les doigts étaient minces (comme le seraient ceux de Milly) et les ongles semblaient recouverts d’un vernis doré. Dans cette lumière et à cette distance, c’était difficile à dire. Une soudaine vague d’espoir fou lui fit oublier le rire de la vieille femme, la puanteur, les cris ; la cage d’escalier devint un décor romantique, une brume d’action au ralenti. La main se soulevait, s’immobilisait et touchait la rampe.

La première fois qu’il était entré dans l’appartement de Milly, il avait gravi ces escaliers derrière elle, les yeux fixés sur son petit cul bien ferme qui se tortillait de gauche à droite en faisant frémir et scintiller comme l’étalage d’un marchand de vin les franges pailletées de son short. Pas une fois il ne s’était retourné pendant toute la montée.

Au onzième ou douzième étage, la main quitta la rampe et ne réapparut pas. Ce n’était donc pas Milly en fin de compte.

Il bandait rien que de s’en souvenir. Il défit sa fermeture Éclair et passa la main dans son slip pour se donner deux ou trois coups, mais le cœur n’y était pas et c’était parti avant qu’il ait pu démarrer.

Il consulta sa montre Timex sous garantie. Huit heures pile. Il pouvait se permettre d’attendre encore deux heures. Ensuite, s’il ne voulait pas payer plein tarif dans le métro, ce serait quarante minutes de marche jusqu’à son dortoir. S’il n’avait pas été à l’essai à cause de ses notes, il aurait bien attendu toute la nuit.

Il s’installa pour étudier l’Histoire de l’Art. Il contempla l’image de Socrate dans la mauvaise lumière de l’escalier. D’une main il tenait une grande coupe ; de l’autre il désignait quelqu’un d’un geste accusateur. Il n’avait pas l’air de mourir du tout. L’examen de fin de semestre avait lieu le lendemain à deux heures de l’après-midi. Il fallait vraiment qu’il s’y mette. Il examina l’image de plus près. Et puis de toute façon, pourquoi les gens peignaient-ils des tableaux ? Il fixa l’image jusqu’à ce que ses yeux lui fassent mal.

Le bébé recommença son piqué sur Central Park. Une poignée de partisans birmans dévalèrent l’escalier en poussant des cris inarticulés, suivis de peu par une bande de gosses portant des masques noirs – des gorilles de l’U.S. Army – qui les poursuivaient en hurlant des obscénités.

Il se mit à pleurer. Il était certain, bien que ce fût une certitude encore presque inconsciente, que Milly le trompait. Il l’aimait tant, et elle était si belle. La dernière fois qu’il l’avait vue, elle l’avait traité de con. « T’es tellement con, mon pauvre Birdie Ludd, avait-elle dit, qu’il y a des fois où tu m’écœures. » Mais elle était si belle. Et il l’aimait.

Une larme tomba dans la coupe de Socrate et fut immédiatement absorbée par le mauvais papier. Il s’aperçut qu’il pleurait. C’était la première fois qu’il pleurait de toute sa vie d’adulte. Il avait le cœur brisé.

2

Birdie n’avait pas toujours été un tel raseur, loin de là. Il y avait eu un temps où son caractère ouvert, amical, décontracté, où sa joie de vivre faisaient plaisir à voir. Il ne se croyait pas obligé de se mesurer à vous dès qu’il vous rencontrait, et quand par hasard il s’y voyait contraint par les circonstances, il savait se montrer bon perdant. Son esprit compétitif avait reçu une note médiocre à l’école communale 141, et une note encore moins bonne au centre où il avait été transféré après le divorce de ses parents. Un bon bougre qui se débrouillait – voilà ce qu’on disait de Birdie.

Et puis un jour, pendant l’été qui avait suivi son examen de fin d’études secondaires, au moment où ça commençait à devenir vraiment sérieux avec Milly, il avait été convoqué dans le bureau de M. Mack et en l’espace de quelques minutes sa vie avait été réduite en miettes. Norman Mack était un homme d’âge mûr, maigre et doté d’une calvitie naissante, d’un ventre bedonnant et d’un nez juif – bien que Birdie n’eût aucun moyen de savoir s’il était ou non réellement juif, et que sur ce point il en fût réduit aux conjectures. La principale raison, hormis son nez, qui l’incitait à le penser était que lors de toutes leurs entrevues d’orientation, Birdie avait la sensation désagréable – sensation qu’il éprouvait également en présence des Juifs – que M. Mack jouait avec lui, que sa bonne volonté débonnaire et professionnelle dissimulait un mépris sans bornes, que tous ses conseils si raisonnables étaient un piège. Le plus triste de l’histoire c’était que, de par sa nature même, Birdie ne pouvait pas ne pas s’y laisser prendre. C’est M. Mack qui avait établi les règles du jeu et il fallait s’y conformer.

— Assieds-toi, Birdie.

Première règle.

Birdie s’était assis, et M. Mack avait expliqué qu’il avait reçu une lettre d’Albany[2], des services centraux de la Sélection génétique, – il tendit à Birdie une grande enveloppe grise de laquelle Birdie tira une épaisse liasse de papiers et de formulaires – et qu’en gros elle disait – Birdie remit les papiers dans l’enveloppe – que Birdie avait été reclassé.

— Mais j’ai passé les tests, monsieur Mack ! Il y a quatre ans. Et j’ai été reçu !

— J’ai téléphoné à Albany pour m’assurer qu’une erreur ne s’était pas glissée quelque part. Mais ce n’était pas le cas. La lettre…

— Regardez ! – Il extirpa son portefeuille de sa poche et en sortit sa carte. – Regardez, c’est écrit là, noir sur blanc – vingt-sept !

M. Mack prit la carte fatiguée en faisant une moue compatissante.

— Birdie, je suis navré de devoir te dire que sur la nouvelle carte il y a écrit vingt-quatre.

— Un point ? Pour un point vous allez… – Il ne pouvait pas se résoudre à penser à ce qu’ils allaient faire. – Oh ! monsieur Mack !

— Je sais, Birdie. Ça me fait autant de peine qu’à toi, tu peux me croire.

— J’ai passé leurs fichus tests et j’ai été reçu.

— Comme tu sais, Birdie, il y a d’autres facteurs qui entrent en ligne de compte en plus des notes de test, et en ce qui te concerne, un de ces facteurs a changé. Il semble que ton père fasse du diabète.

— Première nouvelle.

— Il est possible que ton père ne le sache pas encore lui-même. Les hôpitaux sont reliés par un lien informatique automatique au Centre de sélection génétique – lequel Centre de sélection génétique t’a à son tour envoyé cette lettre automatiquement.

— Mais qu’est-ce que mon père vient faire dans tout ça ?

Au fil des ans, les rapports de Birdie avec son père s’étaient réduits à une voix au bout du fil les jours fériés et à une moyenne de quatre visites expéditives par an à l’asile fédéral de la Seizième Rue, à l’occasion desquelles M. Ludd recevait des tickets-repas valables dans un restaurant de la ville. La vie de famille étant la plus grande sinon la seule force de cohésion de toute société, les responsables du MODICUM essayaient de lutter bon gré mal gré contre la désagrégation des familles, même des familles aussi peu unies que celle constituée d’un père et d’un fils se réunissant toutes les douze semaines pour manger des lasagnes aux Vêpres siciliennes. Son père ? Il y avait de quoi rigoler.

Avant tout, M. Mack expliqua qu’il n’y avait pas de quoi avoir honte. Deux pour cent et demi de la population, soit plus de douze millions de personnes – ce qui était loin d’être négligeable – totalisaient moins de vingt-cinq points. Une mauvaise note de test ne faisait pas de Birdie un débile mental, ça ne le privait d’aucun de ses droits civiques ; ça voulait seulement dire, comme bien sûr il le savait, qu’il n’aurait pas le droit d’avoir des enfants, que ce soit directement, par le mariage, ou indirectement, par insémination artificielle. Il voulait être bien sûr que Birdie le comprenait bien. Birdie le comprenait-il bien ?

Oui, il le comprenait.

Le visage de M. Mack s’éclaira, et il fit remarquer qu’il était toujours possible, probable même, étant donné qu’il était juste à la limite, d’être reclassé une nouvelle fois, vers le haut. Patiemment, point par point, il passa en revue avec Birdie les composantes de sa note, en indiquant les façons dont il pouvait espérer l’améliorer et les façons dont il ne le pouvait pas.

Le diabète était une maladie héréditaire. Elle exigeait des soins coûteux et parfois fort longs. Le propos initial des instigateurs de la loi avait été de classer le diabète dans la même catégorie que l’hémophilie et le gène XYY. C’était plutôt draconien, mais Birdie pouvait certainement comprendre pourquoi une tendance génétique vers le diabète devait être découragée à tout prix.

Certainement. Il le pouvait.

Et puis il y avait cet autre problème fâcheux concernant son père – le fait qu’au cours des dix dernières années il avait travaillé moins de 50 % du temps. À première vue, il pouvait paraître injuste de pénaliser Birdie pour l’insouciance de son père, mais les statistiques montraient que ce trait tendait à être aussi héréditaire que, disons, l’intelligence.

La vieille opposition hérédité-environnement ! Mais avant que Birdie proteste trop vigoureusement, il ferait mieux de jeter un coup d’œil au paragraphe suivant. M. Mack le tapota du bout de son crayon. Voilà, à n’en point douter, une curieuse illustration de l’histoire au travail. La loi révisée sur l’évaluation génétique avait finalement été votée par le Sénat en 2011 à la suite de ce qu’on avait appelé le Compromis Jim Crow, et voilà que ce Compromis avait pratiquement volé à la rescousse de Birdie puisque ces cinq points qu’il avait perdus à cause de la tendance au chômage qui se manifestait chez son père, il les avait regagnés du seul fait qu’il était noir !

En aptitude physique, Birdie avait eu un 9, ce qui le plaçait au point moyen, ou apogée, de la courbe normale. M. Mack fit une petite plaisanterie à ses propres dépens sur la note que lui aurait probablement obtenue en aptitude physique. Birdie pouvait demander à repasser le test physique, mais bien rares étaient ceux qui parvenaient à améliorer leur note dans ce domaine ; par contre ceux qui la faisaient baisser étaient légion. Par exemple, dans le cas de Birdie, la plus légère tendance à l’hypoglycémie pouvait maintenant, eu égard au diabète de son père, le mettre définitivement hors d’atteinte du seuil des 25 points. Ne paraissait-il pas plus raisonnable, par conséquent, de se contenter de sa note actuelle dans ce domaine-là ?

Effectivement, cela paraissait plus raisonnable.

M. Mack se montrait plus optimiste en ce qui concernait les deux autres tests, le Stanford-Binet (Version courte) et le Skinner-Waxman. Birdie n’avait pas obtenu une mauvaise note à ces deux tests (7 et 6), mais d’un autre côté il n’en avait pas obtenu de bonnes non plus. Les gens faisaient souvent des progrès saisissants d’une fois sur l’autre. Un mal de tête, le trac, l’indifférence, même – il y avait tellement de facteurs qui pouvaient gêner une performance mentale optimale. Quatre ans, c’était long, mais Birdie avait-il quelque raison de croire qu’il n’avait pas donné toute la mesure de ses moyens ?

Et comment ! Il se souvenait d’avoir voulu se plaindre à l’époque, mais comme il avait été reçu aux tests, il ne s’en était pas donné la peine. Le jour du test, un moineau était entré dans la salle d’examen. Il n’arrêtait pas de voleter de droite à gauche, de gauche à droite, d’une fenêtre hermétiquement fermée à l’autre. Qui aurait pu se concentrer avec un cirque pareil ?

Ils décidèrent que Birdie demanderait à repasser à la fois le Stanford-Binet et le Skinner-Waxman. Si pour une raison ou pour une autre il ne se sentait pas sûr de lui le jour fixé par le Centre de sélection génétique, il n’aurait qu’à reporter l’épreuve à une date ultérieure. M. Mack était convaincu que les gens seraient disposés à se plier en quatre pour un garçon dans sa situation.

Le problème semblait être résolu, et Birdie s’apprêtait à prendre congé, mais M. Mack dut passer en revue deux ou trois détails supplémentaires, pour la forme. Hormis les facteurs héréditaires et les tests du Centre de sélection génétique, qui mesuraient tous deux les potentialités, il existait un autre groupe d’éléments déterminant la performance individuelle. Tout service exceptionnel rendu au pays ou à l’économie donnait automatiquement 25 points, mais Birdie ne devait pas trop compter là-dessus. De même, une manifestation d’aptitudes physique, intellectuelle ou créative nettement au-dessus de la moyenne indiquée par et cætera, et cætera.

Birdie était également d’avis qu’on pouvait sauter ce passage.

Mais là, en revanche, sous la gomme du crayon, il y avait quelque chose d’intéressant – le facteur niveau d’études… Déjà Birdie avait eu cinq points pour avoir terminé ses études secondaires. S’il entrait à l’Université…

Hors de question. Birdie ne pourrait jamais faire un étudiant. Il n’avait rien d’un imbécile, mais d’un autre côté il n’avait rien non plus d’un Isaac Einstein.

Normalement, M. Mack aurait applaudi au réalisme d’une telle décision, mais dans les circonstances présentes, il valait mieux ne pas brûler ses vaisseaux. Tout résident de la ville de New York avait le droit de fréquenter l’une quelconque des universités de la ville comme étudiant à part entière ou, s’il ne remplissait pas un certain nombre de conditions, dans le cadre de la Section d’enseignement non spécialisé. Birdie avait intérêt à y réfléchir avant d’écarter définitivement cette solution.

M. Mack était vraiment désolé. Il espérait que Birdie apprendrait à considérer sa reclassification comme un accident de parcours plutôt qu’un échec définitif. L’échec n’était qu’une façon d’envisager la réalité.

Birdie acquiesça, mais M. Mack ne lui rendit pas la liberté pour autant. M. Mack invita Birdie à envisager la question de la contraception et de la génétique avec une ouverture d’esprit aussi large que possible. Déjà les ressources disponibles ne suffisaient plus à nourrir la population de la planète ; si l’on n’instaurait pas un système volontaire de limitation des naissances, cette population s’accroîtrait dans des proportions catastrophiques. M. Mack espérait que Birdie en viendrait un jour ou l’autre à voir que la Sélection génétique était malgré ses inconvénients évidents, à la fois souhaitable et nécessaire.

Birdie promit qu’il s’efforcerait de considérer la chose sous cet angle, moyennant quoi il put partir.


Parmi les papiers que contenait l’enveloppe grise, Birdie trouva un livret intitulé Votre test d’aptitude génétique publié par le Conseil national de l’éducation, qui expliquait que la seule façon efficace de se préparer à son réexamen était de l’aborder avec un esprit ouvert et confiant. Un mois plus tard, fidèle au rendez-vous, Birdie se rendit à Center Street dans un état d’esprit ouvert et confiant. Ce ne fut que plus tard, en discutant des tests avec ses compagnons d’infortune autour de la fontaine, sur la place, qu’il s’aperçut qu’on était un vendredi 13. Manque de pot ! Il n’avait pas besoin d’attendre la lettre recommandée pour savoir que sa note allait être gratinée. Pourtant quand il reçut ses résultats, ce fut comme un coup de massue : son Q.I. avait baissé d’un point ; sur l’échelle de créativité de Skinner-Waxman il était tombé à 4 – une note de débile mental. Son nouveau total : 21.

Le 4 le mettait hors de lui. La première partie du Skinner-Waxman consistait en un test à choix multiples où il fallait sélectionner parmi quatre jeux de mots celui qu’on considérait comme le meilleur, et aussi la meilleure de quatre fins d’histoire. Jusque-là, pas de surprise – il se souvenait de cette partie du test. Mais ensuite ils l’introduisirent dans une drôle de pièce toute vide. Deux cordelettes pendaient du plafond. Ils lui donnèrent une pince et lui dirent de les nouer ensemble. On n’avait pas le droit de décrocher les cordes.

C’était impossible. En tenant l’extrémité d’une des cordes dans une main, on ne pouvait tout simplement pas attraper l’autre, même en allant la chercher avec la pointe du pied. Les quelques centimètres supplémentaires qu’on gagnait avec la pince n’étaient d’aucune utilité. Au bout des dix minutes imparties il avait envie de hurler. Il y avait trois autres problèmes impossibles, mais il n’était plus en état de se concentrer sur quoi que ce fût.

À la fontaine, une espèce de petit branleur avec une grosse tête leur expliqua ce qu’ils auraient tous dû faire : attacher la pince à l’extrémité d’une des cordes et lui imprimer un mouvement de balancier ; ensuite aller chercher…

« Tu sais ce que j’aimerais voir, dit Birdie en interrompant la grosse tête, en train de se balancer au bout de cette corde à la con, hein, duchnoque ? Toi ! »

Ce qui, de l’avis de tous, était une bien meilleure blague que tous leurs choix multiples.


Ce ne fut qu’après avoir été recalé à ses tests que Birdie annonça son reclassement à Milly. Une certaine fraîcheur avait gagné leurs relations depuis quelque temps – un nuage passager dans le ciel de leur bonheur – mais Birdie redoutait néanmoins sa réaction, les noms dont elle allait peut-être le traiter. Ce fut le contraire qui se produisit ; Milly se montra héroïque, déploya des trésors de tendresse, de sollicitude et de ferme résolution. Elle ne s’était pas aperçue jusqu’alors, dit-elle, à quel point elle aimait Birdie et avait besoin de lui. Elle l’aimait davantage maintenant, parce que… mais elle n’avait pas besoin d’expliquer pourquoi. C’était écrit sur leurs visages, dans leurs yeux – ceux de Birdie sombres et luisants, ceux de Milly noisette mouchetés d’or. Elle jura de rester à ses côtés pour l’aider à traverser cette épreuve. Du diabète ! Et ce n’était même pas le sien ! Plus elle y pensait, plus ça la mettait en colère, plus elle était décidée à ne pas laisser un Moloch bureaucratique jouer les dieux tout-puissants avec Birdie et elle. (Moloch ?) Si Birdie acceptait de suivre les cours à la S.E.N.S. de Barnard, Milly se déclarait prête à l’attendre aussi longtemps qu’il le faudrait.

Quatre ans, d’après leurs calculs. Le système des points était conçu de telle sorte que chaque année ne comptait qu’un demi-point jusqu’au diplôme de fin de cycle, mais que ce diplôme valait, lui, quatre points. Si Birdie s’était contenté de son ancienne note rectorale, il aurait pu regagner le terrain perdu en deux ans. Maintenant il lui fallait essayer de décrocher un diplôme.

Mais il l’aimait, sa Milly, et il voulait l’épouser, sa Milly, et ils pouvaient dire ce qu’ils voulaient, un mariage n’est pas un mariage si l’on ne peut pas avoir d’enfants.

Il s’inscrivit à Barnard. Qu’aurait-il pu faire d’autre ?

3

Le matin du jour où il devait passer son examen d’histoire de l’art, Birdie se prélassait au lit dans le dortoir vide du S.E.N.S., la tête pleine de sommeil et d’amour. Il ne pouvait pas se rendormir, mais il ne voulait pas encore se lever. Il se sentait déborder d’énergie, remonté à bloc, mais ce n’était pas le genre d’énergie qui pousse à se lever pour se brosser les dents ou pour descendre prendre le petit déjeuner. De toute façon l’heure du petit déjeuner était passée, et il était très bien où il était.

Le soleil entrait à flots par la fenêtre sud. Une brise fit frémir les petites annonces périmées qui étaient épinglées sur le panneau d’affichage, tournoyer une chemise qui pendait d’une tringle à rideau, vint terminer sa course sur le dos de la main de Birdie, où le nom de sa bien-aimée n’était plus qu’une tache estompée dans un cœur tracé au stylo à bille. Birdie rit, heureux de sentir cette plénitude qui lui gonflait la poitrine, heureux de la belle journée qui s’annonçait. Il se retourna sur le flanc gauche en laissant la couverture glisser jusqu’au sol. La fenêtre encadrait un rectangle parfait de ciel bleu. Magnifique ! On était en mars, mais on se serait cru en avril ou en mai. Ç’allait être une superbe journée, un superbe printemps. Il le sentait dans les muscles de sa poitrine et les muscles de son ventre quand il aspirait une bouffée d’air.

Le printemps ! Ensuite l’été. La brise. Torse nu.

L’été dernier à Great Kills Harbour, le sable chaud, la brise marine dans les cheveux de Milly. Encore et encore sa main se levait pour les repousser comme un voile. De quoi avaient-ils parlé ce jour-là ? De tout. De l’avenir. De son fumier de père. Milly attendait désespérément le jour où elle pourrait quitter le 334 et vivre sa vie. Maintenant avec son boulot à la Pan Am, elle avait une option sur un dortoir, mais c’était dur pour elle qui n’avait pas, contrairement à Birdie, une grande habitude de la vie communautaire. Mais bientôt, bientôt…

L’été. Marcher avec elle, un slalom entre les autres corps étendus sur le sable, pelouse de chair. Lui masser la peau pour faire pénétrer la crème solaire. La magie de l’été. Sa main se faufilant sur sa peau. Rien de précis, et puis tout à coup ce serait précis – clair comme le jour. Comme si le monde entier faisait l’amour – la mer, le ciel, tout le monde. Ils seraient des chiots et ils seraient des porcs. L’air se remplirait de chansons, de centaines de chansons à la fois. En de tels moments il savait quelle impression cela devait faire d’être un grand compositeur ou un grand musicien. Il devenait un géant, gonflé de grandeur. Une bombe à retardement.

L’horloge murale affichait onze heures sept. C’est mon jour de chance : il se le promit. D’un bond, il s’extirpa du lit et fit dix pompes sur le carrelage encore humide de la serpillière matinale. Puis dix de plus. Après la dernière pompe Birdie se reposa à même le sol, ses lèvres pressées contre le carrelage humide et frais. Il bandait.

Il se saisit à pleines mains, en fermant les yeux. Milly ! Tes yeux. Oh ! Milly, je t’aime. Milly, oh ! Milly. Tellement ! Les bras de Milly. La cambrure de ses reins. Son corps arqué vers l’arrière. Milly, ne me quitte pas ! Milly ? Tu m’aimes ? Je !

Il éjacula à longs jets continus, inondant de sperme ses doigts, le dos de sa main et le cœur bleu et « Milly ».

Onze heures trente-cinq. L’examen d’histoire de l’art était à deux heures. Il avait déjà raté une sortie de groupe prévue à deux heures en consommatologie. Embêtant, ça.

Il enveloppa sa brosse à dents, son Crest, son rasoir et sa crème à raser dans une serviette et se rendit à ce qui avait été, au temps où les locaux de la section avaient été un immeuble de bureaux, les toilettes réservées aux cadres du service des statistiques de la New York Life. La musique se déclencha lorsqu’il ouvrit la porte : Et hop, et vlan ! Pourquoi suis-je si content ?

Et hop, et vlan !

Pourquoi suis-je si content ?

C’est pas moi

Qui pourrai vous le dire, les gars.

Il décida de mettre son pull blanc avec son Levis blanc et ses tennis blanches. Il passa un agent blanchissant dans ses cheveux, qui avaient repris leur couleur normale. Il contempla son image dans la glace de la salle de bains. Il sourit. La sono entama sa pube préférée, celle de Ford. Seul devant les urinoirs, il commença à danser tout seul en chantonnant le jingle publicitaire.


Il y avait quinze minutes de trajet jusqu’à l’arrêt de South Ferry. Dans l’immeuble du ferry il y avait un restaurant Pan Am où les serveuses portaient le même uniforme que Milly. Bien qu’il ne pût se le permettre, il y prit son déjeuner, le même déjeuner que celui que servait peut-être Milly au même moment à 2 500 mètres d’altitude. Il laissa un pourboire de vingt-cinq cents. Maintenant il n’avait plus un sou en poche à part son jeton de transport pour revenir au dortoir. Vive la liberté.

Il déambula devant les bancs où les vieillards venaient s’asseoir tous les jours pour contempler la mer en attendant la mort. Birdie n’éprouvait plus ce matin la même haine pour les vieillards que la veille au soir. Alignés en rang d’oignons, pathétiques dans la lumière crue de midi, ils paraissaient lointains, inoffensifs, insignifiants.

La brise qui soufflait de l’Hudson charriait des relents de sel, de pétrole et de pourriture. Ça n’était pas désagréable du tout, comme odeur. Vivifiant. S’il avait vécu des siècles auparavant, il serait peut-être devenu marin. Des séquences de films sur les bateaux lui revinrent à l’esprit. D’un coup de pied, il envoya une canette vide de Fun à travers les barreaux du garde-fou et la regarda danser sur les taches vertes et noires.

Le ciel était rempli d’avions à réaction qui filaient dans toutes les directions. Elle était peut-être à bord de l’un d’eux, qui sait ? Qu’avait-elle dit, la semaine dernière ? « Je t’aimerai toujours. » La semaine dernière ?

« Je t’aimerai toujours. » S’il avait eu un couteau sous la main, il aurait pu sculpter ça dans quelque chose.

Il se sentait en pleine forme. Absolument.

Un vieux bonhomme habillé d’un vieux complet remontait la promenade en se tenant au garde-fou. Son visage était envahi d’une épaisse barbe blanche et bouclée bien que sa tête fût aussi dégarnie qu’un casque de police. Birdie se recula pour le laisser passer.

Il fourra sa main sous le nez de Birdie et dit :

— T’as pas un p’tit queq’chose pour moi, mec ?

Birdie plissa le nez.

— Désolé.

— Il me faudrait vingt-cinq cents.

Un accent étranger. Espagnol ? Non. Il rappelait quelque chose, quelqu’un à Birdie.

— À moi aussi.

Le vieux barbu brandit l’index devant sa figure et tout à coup Birdie se souvint à qui il ressemblait. Socrate !

Il jeta un coup d’œil à son poignet, mais comme sa montre ne cadrait pas avec son projet de s’habiller en blanc de pied en cap ce jour-là, il l’avait laissée au vestiaire. Il fit volte-face. La gigantesque horloge publicitaire de la First National Citibank affichait deux heures quinze. Ce n’était pas possible. Birdie demanda si c’était bien l’heure à deux des petits vieux assis sur les bancs. Leurs montres concordaient.

C’était inutile d’essayer d’aller à l’examen à l’heure qu’il était. Sans trop bien savoir pourquoi, Birdie sourit. Il poussa un soupir de soulagement et s’assit pour regarder l’Océan.


En juin il y eut la traditionnelle réunion de famille aux Vêpres siciliennes. Birdie nettoya son plateau sans trop prêter attention ni à ce qu’il mangeait ni à l’interminable récit que racontait son père, une histoire de type de la Seizième Rue qui avait pris une option sur la chambre n° 7, après quoi on avait découvert que le bonhomme en question avait été un prêtre catholique. M. Ludd paraissait soucieux. Birdie ne savait trop si c’était à cause de la chambre n° 7 ou du régime que lui imposait son diabète. Finalement, histoire de donner à son vieux l’occasion d’attaquer ses nouilles, Birdie lui fit part du projet d’article mis au point par M. Mack bien que (comme M. Mack l’avait fait remarquer tant et plus), les problèmes et les dissertations de Birdie relevaient de la S.E.N.S. de Barnard et non pas de l’école communale 141. En d’autres termes, ce serait là sa dernière chance, bien que cela pût être, si Birdie le voulait bien, une source de motivation. Et il le voulait bien.

— Et tu vas écrire un livre ?

— Mais bon sang, écoute ce que je te dis, papa !

M. Ludd haussa les épaules, entortilla les spaghetti sur sa fourchette et écouta :

Ce que Birdie devait faire pour remonter à 25, c’était manifester des aptitudes nettement supérieures à celles qu’il avait manifestées en ce malheureux vendredi 13. M. Mack avait passé en revue les différentes composantes de son profil, et puisque c’était en aptitudes verbales qu’il avait eu sa meilleure note, ils décidèrent que ce serait en écrivant quelque chose qu’il aurait les meilleures chances de réussir. Quand Birdie avait demandé quoi, M. Mack lui avait donné – offert – un exemplaire de À la force des poignets.

Birdie le prit sur le banc où il l’avait posé en s’asseyant. Il le brandit à bout de bras pour que son père puisse le voir : À la force des poignets, publié et préfacé (d’une façon encourageante mais quelque peu obscure) par Lucille Mortimer Randolph-Clapp. Lucille Mortimer Randolph-Clapp était l’architecte du Système de sélection génétique.

Le dernier spaghetti fut entortillé et mangé. Respectueusement, M. Ludd toucha la surface du spumoni du bout de sa cuillère. Avant de savourer cette première bouchée, il demanda :

— Et alors comme ça, ils te paient simplement pour que tu puisses ?…

— Cinq cents dollars. Pas mal, hein ? Ils appellent ça une indemnité. Je suis censé vivre avec ça pendant trois mois, mais je ne sais pas si j’y arriverai. Mon loyer à Mott Street n’est pas trop mal, mais il y a d’autres trucs.

— Ils sont dingues.

— C’est un système qu’ils ont. Tu comprends, j’ai besoin de temps pour développer mes idées.

— Tout le système est dingue. Écrire ! Tu peux pas écrire un livre.

— Pas un livre. Seulement une histoire, un essai, quelque chose comme ça. Ça n’a pas besoin de faire plus d’une page ou deux. Ils disent dans le bouquin que les meilleures choses sont généralement très… je ne me souviens plus du mot exact, mais ça voulait dire court. Tu devrais lire un peu certains des trucs qui ont été acceptés. De la poésie et des machins où un mot sur deux est une grossièreté. Mais alors vraiment une grossièreté. Mais il y a aussi des trucs chouettes. Il y a un type qui a quitté l’école en quatrième et qui raconte comment c’était quand il travaillait dans une réserve de crocodiles, en Floride. Et puis il y a de la philosophie. Il y a l’histoire d’une fille qui était aveugle et infirme. Je vais te montrer.

Birdie retrouva la page : – « Ma Philosophie », par Delia Hunt. Il lut le premier paragraphe à haute voix :

— « Il y a des fois où j’aimerais être une grosse philosophie, et il y a des fois où j’aimerais arriver avec une grosse hache pour m’abattre. Si j’entendais quelqu’un crier “Au secours ! Au secours !”, je pourrais rester là, assise sur mon tronc d’arbre à me dire : On dirait que quelqu’un est en difficulté. Mais pas moi, parce que je suis assise là à regarder les lapins et tout courir et sauter. Eux aussi, ils doivent fuir la fumée. Mais je resterais là assise sur ma philosophie en me disant : On dirait que cette fois, la forêt est vraiment en feu. »

M. Ludd, tout absorbé qu’il était par son spumoni, se contenta de hocher plaisamment la tête. Il refusait de se laisser étonner par quoi que ce fût, de protester ou d’essayer de comprendre pourquoi les choses ne se passaient jamais comme prévu. Si les gens voulaient qu’il fasse quelque chose, il le faisait. S’ils voulaient qu’il fasse autre chose, il le faisait aussi. Sans discuter La vida, comme le faisait également remarquer Delia Hunt, es un sueño.


Plus tard, tandis qu’ils retournaient à la Seizième Rue, son père dit :

— Tu sais ce que tu devrais faire, hein ?

— Quoi ?

— Tu devrais utiliser un peu de cet argent qu’on t’a donné et payer une grosse tête pour qu’il t’écrive ton truc.

— Impossible. Ils ont des ordinateurs qui repèrent ce genre de truc.

— Ah ! bon. – M. Ludd soupira.

Quelques centaines de mètres plus loin, il demanda à emprunter dix dollars pour un Fadeout. C’était une tradition lorsqu’ils se rencontraient, et traditionnellement Birdie refusait, mais comme il venait juste de se vanter de son indemnité, il dut s’exécuter.

— J’espère que tu seras capable d’être un meilleur père que moi, dit M. Ludd en mettant le billet plié dans son porte-cartes.

— Ouais. Ben, moi aussi.

Ce qui les fit tous les deux rigoler un bon coup.


Le lendemain matin, suivant l’unique suggestion qu’il avait réussi à arracher au conseiller à qui il avait payé vingt-cinq dollars pour la consultation, Birdie fit sa première visite seul à la Bibliothèque nationale. (Des années auparavant, il avait eu droit à une visite guidée des locaux de New York Nord en compagnie de plusieurs dizaines d’autres élèves de quatrième.) L’immeuble qui abritait la branche de Nassau était un vieux bâtiment aux façades en verre situé un peu à l’ouest du quartier de Wall Street. À l’intérieur il y avait un véritable nid d’abeilles d’alvéoles destinés à recevoir les chercheurs. Seul le vingt-huitième et dernier étage en était dépourvu, occupé qu’il était par les câbles reliant Nassau à la branche nord de la bibliothèque, puis par un système de relais, à toutes les grandes bibliothèques du monde – à l’exception de celles de France, du Japon et de l’Amérique du Sud. Un appariteur qui ne devait pas être beaucoup plus âgé que Birdie lui montra comment taper ses questions sur le clavier à touches. Lorsque l’appariteur fut parti, Birdie contempla d’un œil morne l’écran éteint qui était devant lui. Il ne pensait qu’à une chose : le plaisir qu’il aurait à pulvériser l’écran d’un coup de poing. « Tapez vos questions ici, Monsieur. »

Après avoir mangé un déjeuner chaud au restaurant, au sous-sol de la bibliothèque, il se sentit mieux. Il se souvint de Socrate avec ses grands gestes et de l’essai philosophique de la fille aveugle. Il demanda à consulter les cinq meilleurs livres écrits sur Socrate à un niveau de fin d’études secondaires et commença à y piocher au hasard.


Tard dans la nuit Birdie finit de lire le passage de la République de Platon qui contient le célèbre mythe de la caverne. Ébloui, un peu abasourdi, il déambula dans la féerie de Wall Street à l’heure de la troisième relève dans les bureaux. Bien qu’il fût minuit passé, les rues et les places grouillaient de monde. Il se retrouva en train de boire un Kafé brûlant dans un hall encombré de distributeurs automatiques. Promenant son regard sur les visages qui l’entouraient, il se demanda si parmi eux il y avait quelqu’un – la femme plongée dans la lecture du Times, les vieux coursiers qui discutaient avec animation – qui soupçonnait la vérité. Ou étaient-ils, comme les pauvres prisonniers de la caverne, tournés vers la paroi rocheuse à regarder des ombres, sans se douter que dehors il y avait un soleil, un ciel, tout un monde d’une éclatante beauté ?

Il n’avait jamais compris auparavant ce que c’était que la beauté – que c’était plus qu’une brise entrant par la fenêtre ou la courbe des seins de Milly. Ça n’avait rien à voir avec ce que lui, Birdie Ludd, ressentait, ou avec ce qu’il voulait. C’était là, dans les choses ; elles en rayonnaient. Même les stupides distributeurs automatiques. Même les visages aveugles.

Il se souvint du vote du Sénat athénien condamnant Socrate à mort. Corruption de la jeunesse, ha ! Il haïssait le Sénat athénien, mais ce n’était pas le même genre de haine que celui auquel il était habitué. Il les haïssait au nom de quelque chose : la justice !

La beauté. La justice. La vérité. L’amour aussi, probablement. Quelque part il devait y avoir une explication à tout. Un sens. Tout ça tenait debout. Ce n’était pas qu’un tas de mots.

Il sortit. De nouvelles émotions le submergeaient sans arrêt à une cadence telle qu’il dut renoncer à les analyser, comme de gros nuages filmés en accéléré. Tantôt, en regardant son image dans la vitrine obscurcie d’une épicerie fine, il avait envie d’éclater de rire. L’instant d’après, en se souvenant de la jeune prostituée qui habitait à l’étage au-dessous de la chambre où il vivait maintenant, étendue sur son mauvais lit dans une robe en résille ajourée, il avait envie de pleurer. Il lui semblait voir la souffrance et le désespoir qui pesaient sur la vie de cette pauvre fille avec autant de clarté que si son passé et son avenir étaient un objet tangible posé devant lui, une statue dans un parc.

Il resta seul, accoudé à la rambarde face à la mer, dans Battery Park. Des vagues noires léchaient le rivage en béton. Des feux de position clignotaient, rouges et verts, blancs et blancs, en se frayant un chemin entre les étoiles vers Central Park.

La beauté ? Le concept semblait un peu faible maintenant. Il y avait quelque chose de plus que la simple beauté derrière tout ça. Quelque chose qui, inexplicablement, lui faisait froid dans le dos. Et pourtant c’était grisant en même temps. Son âme nouvellement éveillée luttait pour empêcher ce sentiment, ce principe, de lui échapper sans qu’il pût le définir. Chaque fois, au moment même où il pensait le tenir, il lui échappait. Finalement, aux premières lueurs de l’aube, il rentra chez lui, provisoirement vaincu.

Au moment où il gravissait les escaliers jusqu’à sa chambre, un gorille, en civil mais reconnaissable grâce au drapeau américain tatoué sur son front, sortit de la chambre de Frances Schaap. Birdie sentit une brève flambée de haine à l’encontre de l’individu, suivie immédiatement d’une vague de compassion pour la fille. Mais cette nuit il n’avait pas le temps d’essayer de l’aider, à supposer qu’elle voulût de son aide.

Il dormit par intermittence, comme un corps qui tour à tour s’enfonce dans l’eau et remonte à la surface. À midi il se réveilla au milieu d’un rêve qui était sur le point de tourner au cauchemar. Il s’était trouvé dans une pièce dont le plafond avait des poutres apparentes. Deux cordes pendaient des poutres. Il était debout entre les deux et essayait de saisir l’une ou l’autre, mais chaque fois qu’il croyait tenir l’une des cordes, elle s’écartait brusquement de lui en oscillant comme un pendule déréglé.

Il savait ce que signifierait le rêve. Les cordes étaient destinées à tester sa créativité. Il tenait enfin le concept qu’il avait essayé de définir la veille, debout face à la mer. La créativité était la clé de tous ses problèmes. S’il se donnait la peine d’étudier la question, de l’analyser, il serait en mesure de résoudre ses problèmes.

Il n’avait pas encore une idée très précise de ce qu’il cherchait, mais il était sur la bonne voie. Il mangea quelques œufs améliorés et but une tasse de Kafé en guise de petit déjeuner, puis se rendit directement à la bibliothèque pour poursuivre ses recherches. Les choses avaient perdu de leur éclat exaltant de la veille. Les immeubles étaient redevenus des immeubles. Les gens semblaient aller et venir un peu plus vite que d’habitude, mais c’était tout. Malgré cela, il se sentait dans une forme éblouissante. Jamais de sa vie il ne s’était senti en aussi bonne forme qu’aujourd’hui. Il était libre. Ou bien était-ce autre chose ? Il y avait une chose au moins dont il était sûr : tout ce qui appartenait au passé était de la merde, tandis que l’avenir, ah ! l’avenir était chargé d’ineffables promesses.

4

PROBLÈMES DE CRÉATIVITÉ

Par Berthold Anthony Ludd


Résumé.


Depuis la nuit des temps jusqu’à nos jours nous avons vu qu’il y a plus d’un critère par lequel le critique analyse les produits de la Créativité. Peut-on savoir laquelle de ces mesures utiliser ? Doit-on s’attaquer directement au sujet ? Ou indirectement ?

Il y a une autre source pour étudier la Créativité dans le grand drame du philosophe Wolfgang Gœthe appelé Le Faust. Personne ne peut nier à cette œuvre l’apogée incontesté de « chef-d’œuvre ». Toutefois quelle motivation a pu le pousser à décrire le Paradis et l’Enfer de cette étrange façon ? Qui est Faust, sinon nous-mêmes ? Cela ne montre-t-il pas un authentique besoin de communication ? Nous ne pouvons répondre que par l’affirmative.

Ainsi une fois de plus nous revenons au problème de la Créativité. Toute beauté doit respecter trois conditions : 1° Le sujet sera de format littéraire. 2° Toutes les parties seront comprises dans le tout. Et 3° la signification sera libre de toute équivoque. La véritable créativité n’est présente que dans l’œuvre d’art. C’est aussi la philosophie d’Aristote qui est valable de nos jours.

Non, les critères de la Créativité ne se trouvent pas seulement dans le domaine du « langage ». Le scientifique, le prophète, le peintre ne proposent-ils pas leurs propres critères de jugement en vue du même but ? Quelle route choisirons-nous si c’est le cas ? Ou bien est-il vrai que toutes les routes mènent à Rome ? Nous vivons à une époque où il est plus important que jamais de définir les responsabilités de chaque citoyen.

Un autre critère de Créativité fut avancé par Socrate, si cruellement mis à mort par ses propres concitoyens, et je cite : « Ne rien savoir est la condition première de tout savoir. » Ne pouvons-nous nous inspirer de la sagesse de ce grand philosophe grec pour tirer nos propres conclusions au sujet de ces problèmes ? La Créativité est l’aptitude à voir des rapports là où il n’y en a pas.

5

Pendant que Birdie restait au lit à se curer les ongles des pieds, Frances descendit chercher le courrier. En dehors des heures où elle travaillait, Birdie vivait plus ou moins dans sa chambre, la sienne étant devenue quasiment inhabitable pendant la période où il avait écrit son essai. Leurs rapports n’étaient pas des rapports sexuels, bien qu’une fois ou deux, histoire de lui faire plaisir, Frances lui ait proposé de lui tailler une pipe, ce que Birdie avait accepté ; mais ç’avait été une corvée pour l’un comme pour l’autre.

Ce qui les rapprochait, en dehors du fait qu’ils partageaient la même salle de bains, c’était le fait triste et irrémédiable que la note génétique de Frances se montait en tout et pour tout à 20. À cause d’une maladie qu’elle avait. Hormis un gosse à l’école communale 141, une sorte de nain à moitié demeuré, c’était la première fois que Birdie avait rencontré quelqu’un ayant une note inférieure à la sienne. Frances n’était guère affectée par son propre 20, à moins qu’elle ne fût tout simplement assez sage pour refuser de l’être, mais pendant les deux mois que Birdie avait passés à travailler sur ses « problèmes de Créativité », elle avait écouté religieusement chaque version successive de chaque paragraphe. Sans ses applaudissements constants, son soutien de tous les instants, les encouragements qu’elle lui avait prodigués chaque fois qu’il flanchait ou perdait le moral, Birdie n’aurait jamais été jusqu’au bout de son essai. Aussi le fait qu’il allait retrouver Milly maintenant qu’il avait surmonté l’épreuve semblait-il quelque peu injuste. Mais Frances avait dit que cela non plus ne la dérangeait pas. Birdie n’avait jamais rencontré quelqu’un de si peu égoïste, mais elle avait dit que non, que ce n’était pas ça. L’aider avait été sa façon à elle de lutter contre le système.

— Alors ? demanda-t-il quand elle revint.

— Rien. Seulement ça. – Elle jeta une carte postale sur le lit. Un coucher de soleil entre des palmiers. Adressé à elle.

— Je ne pensais pas que ces gars-là savaient écrire.

— Jock ? Oh ! il m’envoie constamment des trucs. Tiens, ça – elle saisit une poignée de son peignoir rutilant – ça vient du Japon.

Birdie émit un grognement. Lui-même avait eu l’intention d’acheter un cadeau à Frances en signe de reconnaissance, mais il n’avait plus un sou. Il vivait, en attendant sa lettre, avec ce qu’il pouvait lui emprunter.

— On ne peut pas dire que ce soit passionnant, ce qu’il raconte.

— Non, on peut pas dire.

Elle avait l’air déprimée. Avant d’aller chercher le courrier, elle avait été gaie comme une pute. La carte postale avait dû l’affecter plus qu’elle ne voulait le laisser paraître. Peut-être était-elle amoureuse de ce Jock ? Pourtant en juin, la nuit de leur première saoulographie à cœur ouvert, après qu’il lui eut parlé de Milly, elle lui avait confié qu’elle attendait toujours le prince charmant.

Quelle qu’en fût la cause, il décida de ne pas se laisser gagner par son cafard, et se brancha sur l’idée de s’habiller. Il sortirait ses bleu-ciel et son foulard vert et irait se balader du côté du fleuve dans ses pieds-nus bien propres. Ensuite vers les quartiers nord. Pas jusqu’à la Onzième Rue, non. De toute manière c’était jeudi et Milly ne rentrait jamais chez elle le jeudi après-midi. De toute manière il avait décidé de ne pas aller la voir avant de pouvoir lui balancer l’histoire de son succès en plein dans sa jolie petite figure.

— Elle arrivera sans doute demain.

— Sans doute.

Frances était assise par terre en tailleur et coiffait ses cheveux d’un brun terne en les ramenant devant son visage.

— Ça va faire deux semaines.

— Birdie ?

— C’est mon nom.

— Hier quand j’étais à Stuyvesant Town, au marché, tu sais ? – Elle trouva sa raie et tira de côté une moitié du voile. – J’ai acheté deux pilules.

— Extra, ça.

— Pas du genre que tu crois. Des pilules qu’on prend pour… tu sais, pour pouvoir de nouveau avoir des enfants. Elles changent le truc qu’ils mettent dans l’eau. Je me suis dit que peut-être si on en prenait chacun une…

— Tu sais bien qu’on ne peut pas faire ça comme ça, Frances. Mais enfin bon Dieu, ils te feraient avorter avant que t’aies le temps de dire Lucille Mortimer Randolph-Clapp.

C’était la plaisanterie préférée de Frances, et elle l’avait trouvée elle-même, mais cette fois elle n’esquissa même pas un sourire.

— On ne serait pas obligés de leur signaler. Je veux dire, pas avant qu’il soit trop tard.

— Tu sais ce qu’ils font, non, aux gens qui essaient de faire ce coup-là en douce ? À l’homme comme à la femme ?

— Ça m’est égal.

— Eh bien moi pas. – Puis, pour mettre un point final à la discussion : « Nom de Dieu ! »

Elle ramena ses cheveux vers l’arrière et les attacha maladroitement avec un bout de ruban jaune. Elle essaya de faire croire qu’elle venait d’avoir une idée.

— On pourrait aller au Mexique.

— Au Mexique ! Mais bon Dieu, tu ne lis donc jamais que des bandes dessinées ? L’indignation de Birdie était d’autant plus violente que dans un passé fort proche il avait fait essentiellement la même proposition à Milly. – Au Mexique ! Mais c’est pas vrai, ma parole !

Frances, blessée, alla se poster devant la glace et se mit au travail avec sa crème. Birdie l’avait vue passer jusqu’à une demi-journée à décaper, à frotter et à lisser. Pour tout résultat, elle obtenait invariablement le même visage abîmé de femme entre deux âges. Frances avait dix-sept ans.

Leurs regards se rencontrèrent l’espace d’un instant dans la glace. Celui de Frances se déroba. Il comprit que sa lettre était arrivée. Qu’elle l’avait lue. Qu’elle savait.

Il s’approcha d’elle par derrière et saisit ses bras maigres à travers l’étoffe épaisse de son peignoir.

— Où est-elle, Frances ?

— Où est quoi ? – Mais elle savait, elle savait.

Il rapprocha ses coudes l’un de l’autre comme s’il actionnait un musculateur à ressort.

— Je… je l’ai jetée.

— Tu l’as jetée ! Ma lettre personnelle ?

— Je suis désolée. Je n’aurais pas dû. Je voulais que tu sois… je voulais juste qu’on passe encore une journée comme celles qu’on a passées ces derniers temps.

— Qu’est-ce qu’elle disait ?

— Birdie, arrête !

— Tu vas me le dire, oui ou merde ?

— Trois points. Tu as gagné trois points.

Il la lâcha.

— C’est tout ? C’est tout ce qu’elle disait ?

Elle se frotta les bras là où il l’avait saisie.

— Elle disait que tu pouvais être fier de ce que tu avais écrit.

Trois points, c’est une bonne note. L’équipe qui t’a noté ne savait pas combien de points il te fallait. Tu n’as qu’à la lire toi-même si tu ne me crois pas. Elle est là.

Elle ouvrit un tiroir, révélant l’enveloppe jaune avec son cachet d’Albany et le flambeau du savoir dans le coin opposé.

— Tu ne la lis pas ?

— Je te crois sur parole.

— Elle dit que si tu veux le point qui te manque, tu peux l’obtenir en t’engageant dans l’Armée.

— Comme ton copain Jock, hein ?

— Je suis désolée, Birdie.

— Moi aussi.

— Peut-être que maintenant tu voudras bien changer d’avis.

— Au sujet de quoi ?

— Des pilules que j’ai achetées.

— Tu vas pas bientôt me foutre la paix avec cette histoire de pilules ? Hein, dis ?

— Je ne leur dirai jamais qui est le père. Je le jure. Birdie, regarde-moi. Je le jure.

Il regarda les yeux noirs et humides, la peau grasse et pelée, les lèvres minces et dures qui ne souriaient jamais assez loin pour trahir ses dents.

— Je préférerais me branler dans les chiottes plutôt que de t’en donner. Tu sais ce que tu es ? T’es une débile.

— Tu peux me traiter des noms que tu veux, Birdie. Ça m’est égal.

— T’es rien qu’une pauvre tarée.

— Je t’aime.

Il savait ce qu’il lui restait à faire. Il avait repéré la chose la semaine passée en fouillant dans ses tiroirs. Ce n’était pas vraiment un fouet, mais il ne connaissait pas le nom exact. Il le retrouva sous le linge.

— Qu’est-ce que tu viens de dire ? – Il lui fourra la chose sous le nez.

— Je t’aime, Birdie. En vrai. Et je crois que je suis la seule personne au monde qui t’aime vraiment.

— Eh bien moi je vais te montrer les sentiments que j’ai pour toi.

Il saisit le col de son peignoir et lui arracha des épaules d’une secousse. Elle ne l’avait encore jamais laissé la voir nue, et à présent il comprit pourquoi. Son corps était couvert de bleus et d’ecchymoses. Ses fesses avaient été fouettées au point de n’être plus qu’une plaie béante. C’était pour ça qu’on la payait. Pas pour la sauter. Pour ça.

Il lui rentra dedans de toutes ses forces. Il continua à cogner jusqu’à ce que cela n’ait plus d’importance, jusqu’à ce qu’il soit vidé de tout sentiment.

L’après-midi sans même prendre la peine de se saouler la gueule, il se rendit à Times Square et s’engagea comme volontaire dans les Marines pour aller défendre la démocratie en Birmanie. Il y avait huit autres types qui prêtaient serment en même temps que lui. Ils levèrent le bras droit, firent un pas en avant et récitèrent le serment d’allégeance ou quelque chose dans ce genre-là. Puis le sergent s’approcha et passa le masque noir du Marine Corps sur le sombre visage de Birdie. Son nouveau matricule était inscrit sur le front en gros caractères blancs : USMC 100-7011-D07. Et voilà, ils étaient des gorilles.

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