Corps

1

— Prends une usine, dit Ab. C’est exactement la même chose.

Quel genre d’usine, voulait savoir Chapel.

Ab se balança sur sa chaise et s’installa dans sa théorie comme si c’était un tourbillon d’eau tiède en hydrothérapie. Il avait mangé deux déjeuners que Chapel lui avait descendus et se sentait bienveillant, raisonnable, maître de soi.

— N’importe quel genre. Tu as déjà travaillé en usine ?

Bien sûr que non. Chapel ? Chapel avait de la chance de pousser un chariot. Ab continua donc sur sa lancée. « Par exemple, prends une usine d’appareils électroniques. J’ai travaillé dans une usine de ce genre, il y a des années, comme monteur.

— Et vous fabriquiez quelque chose, pas vrai ?

— Faux ! J’assemblais des choses. Il y a une différence si seulement tu écoutais de temps en temps au lieu d’ouvrir sans arrêt ta grande gueule. Tu comprends, d’abord il y avait cette boîte qui arrivait sur la chaîne et j’y collais une sorte de plaque rouge et puis je boulonnais encore un truc par-dessus. Toute la journée la même chose, simple comme bonjour. Même toi tu aurais pu le faire, Chapel. – Il rit.

Chapel rit.

— Mais qu’est-ce que je faisais en réalité ? Je bougeais des choses, d’ici jusque-là – il mima ici et là. Le petit doigt de sa main gauche, là, s’arrêtait à la première phalange. Il se l’était coupé lui-même lors de son admission dans les Knights of Columbus, vingt ans auparavant (vingt-cinq, pour être honnête) d’un seul coup de hachette, mais quand les gens lui posaient des questions il disait que ça venait d’un accident du travail et que c’était comme ça que ce satané système vous démolissait. Mais la plupart des gens n’étaient pas assez naïfs pour poser une question pareille.

— Mais je ne fabriquais strictement rien, tu comprends ? Et c’est pareil dans toutes les usines – on bouge les choses, ou on les assemble, même différence.

Chapel sentait qu’il était en train de perdre la partie. Ab parlait plus vite et plus fort, et ses propres mots se bousculaient dans sa bouche. Il n’avait pas eu l’intention de se laisser entraîner dans la discussion, mais Ab l’avait entortillé sans qu’il comprenne comment.

— Mais quelque chose, je ne sais pas, ce que vous dites est… Ce que je veux dire, c’est qu’il faut aussi avoir du bon sens.

— Non. C’est de science qu’il s’agit.

Ce qui amena un air de défaite tellement abject dans les yeux du vieil homme qu’on aurait dit que Ab avait balancé une bombe comme ça, pof, au milieu de sa tête noire et déconfite. Car qui peut lutter contre la science ? Pas Chapel, pour sûr.

Et pourtant il s’extirpa des décombres en défendant toujours la cause du bon sens.

— Mais il y a des choses qui sont fabriquées. Comment expliquez-vous cela ?

— Il y a des choses qui sont fabriquées – répéta Ab en prenant une voix de fausset, bien que des deux hommes ce fût Chapel qui eût la voix la plus grave. – Quelles choses ?

Chapel promena son regard sur la morgue, cherchant un exemple. Tout était familier au point d’être invisible – le marbre, les chariots, les piles de draps, l’armoire avec son stock de pâtes et de liquides, le bureau… Il prit un bracelet d’identification vierge dans le bric-à-brac qui encombrait le bureau.

— Du plastique, par exemple.

— Du plastique ? dit Ab d’un ton dégoûté. Tu ne fais que montrer ton ignorance, mon pauvre Chapel. Du plastique. – Ab secoua la tête.

— Du plastique, insista Chapel. Pourquoi pas ?

— Parce que le plastique, c’est tout simplement l’assemblage de plusieurs produits chimiques, espèce d’analphabète.

— Ouais, mais. – Il ferma un œil comme pour mieux faire une mise au point sur son idée. – Mais pour faire du plastique, on doit le… chauffer. Ou quelque chose comme ça.

— Exact ! Et qu’est-ce que c’est que la chaleur ? demanda-t-il en se croisant les mains sur le ventre, l’air suffisant. – La chaleur n’est rien d’autre que de l’énergie cinétique.

— Merde, maintint Chapel. Il massa son crâne brun et bosselé. Encore un argument de perdu. Il ne comprenait jamais comment ça arrivait.

— Des molécules qui bougent, résuma Ab. Tout se réduit à ça. C’est de la physique, une simple loi. – Il laissa échapper un pet sonore et montra du doigt juste à temps le bas-ventre de Chapel.

Avec un sourire, Chapel s’avoua vaincu. Pour de la science, c’était de la science. La science matait tout le monde si on la laissait faire. C’était comme si on essayait de discuter avec l’atmosphère de Jupiter, ou les prises électriques, ou les pilules qu’il devait prendre maintenant, toutes ces choses quotidiennes qui n’avaient aucun sens et n’auraient jamais aucun sens, jamais.

Pauvre con de nègre, pensa Ab, se sentant d’autant plus bienveillant que Chapel était perplexe. Il aurait voulu pouvoir poursuivre un peu la discussion. Il y avait encore la religion, la psychose, l’enseignement, des tas de possibilités. Ab avait des arguments pour prouver que ces boulots, qui semblaient si cérébraux et abstraits à première vue, n’étaient en fait que des formes d’énergie cinétique.

L’énergie cinétique : une fois qu’on avait compris le principe de l’énergie cinétique, il y avait un tas de choses qui s’éclairaient.

— Tu devrais lire le livre, insista Ab.

— Mm, fit Chapel.

— Il donne des explications plus détaillées – Ab lui-même n’avait pas lu le livre en entier, seulement certains passages du résumé, mais il en avait saisi l’essentiel.

Mais Chapel n’avait pas le temps de lire. Chapel, comme le fit remarquer Chapel, n’avait rien d’un intellectuel.

Et Ab ? Était-il, lui, un intellectuel ? Voilà qui méritait réflexion. C’était comme s’il avait revêtu une tunique transparente aux jolies couleurs fruitées et se regardait dans la glace changeante d’une cabine d’essayage, sans oser même se montrer dans le magasin, mais ravi quand même de la façon dont elle lui allait : un intellectuel. Oui, peut-être que dans quelque autre incarnation, Ab avait été un intellectuel ; n’empêche que c’était une idée complètement dingue.

À une heure deux pile, ils reçurent un appel du bloc opératoire « A ». Un corps.

Il inscrivit le nom dans le registre. Comme il avait omis de commencer une nouvelle page, et que le messager n’était pas encore passé prendre celle de la veille, il nota onze heures cinquante-huit comme heure du décès et inscrivit soigneusement en capitales d’imprimerie : NEWMAN, BOBBI.

— Quand pouvez-vous monter la chercher ? demanda l’infirmière, pour qui un cadavre possédait encore un sexe.

— C’est comme si j’y étais, promit Ab.

Il se demanda quel âge aurait le corps. « Bobbi » était un prénom plutôt vieux jeu, mais il y avait toujours des exceptions.

Il mit Chapel à la porte, ferma à clé, et partit avec le chariot en direction de Chirurgie « A. » Au détour du couloir, juste avant la rampe, il dit au gamin qui avait été embauché depuis peu comme réceptionniste de prendre ses communications. Le gamin tortilla son petit cul et balança une vanne. Ab rit. Il se sentait en pleine forme, et ç’allait être une bonne nuit. Il le sentait.


Chapel était le seul à être de service, et Mme Steinberg, qui avait la responsabilité des transferts ce soir-là sans être à proprement parler son supérieur hiérarchique, dit : « Chapel, service post-opératoire « B », et lui donna la fiche.

« Et au trot », ajouta-t-elle avec désinvolture, comme d’autres auraient dit : « Dieu te garde », ou « bonne chance ».

Chapel, toutefois, n’avait qu’un rythme. Les difficultés ne réduisaient pas sa vitesse ; les soucis ne lui faisaient guère presser le pas. S’il y avait eu des caméras braquées sur lui en permanence, des spectateurs étudiant ses moindres faits et gestes, Chapel ne leur aurait rien donné à interpréter. Que son chariot fût chargé ou à vide, il le poussait le long des couloirs à une allure constante, la même exactement que celle à laquelle il rentrait à son hôtel de la Soixante-Cinquième Rue après son travail. Régulier ? Comme une horloge.

Devant le service « B », au quatrième étage, devant les ascenseurs, un jeune homme blond tenait un urinal pressé contre lui et essayait de se faire pisser en émettant des gémissements à l’adresse du pot en métal. Sa robe de chambre était entrouverte et Chapel remarqua qu’on lui avait rasé les poils du pubis. C’était un signe presque certain d’hémorroïdes.

— Ça va pas trop mal ? demanda Chapel. – L’intérêt qu’il prenait aux histoires de ses patients était très sincère, surtout lorsqu’elles émanaient de patients du service des admissions ou de chirurgie.

Le jeune homme blond fit une grimace angoissée et demanda à Chapel s’il avait de l’argent.

— Désolé.

— Ou une cigarette ?

— Je ne fume pas. Et c’est interdit par le règlement, vous savez.

Le jeune homme se balança d’une jambe sur l’autre, flattant sa douleur et son humiliation, essayant d’oblitérer toute autre sensation pour pouvoir s’en pénétrer entièrement. Seuls les patients les plus âgés essayaient, pendant quelque temps du moins, de cacher leur douleur. Les jeunes s’y vautraient complaisamment du jour où ils en exhibaient les premiers échantillons à l’infirmier du service des admissions.

Pendant que la sous-chef du service post-opératoire « B » remplissait les formulaires de transfert, Chapel alla jeter un coup d’œil à l’autre box occupé. Il y trouva – encore inconscient – le garçon qu’il avait fait monter un peu plus tôt du service des urgences. Son visage avait été un véritable plat de viande en sauce ; maintenant c’était un ballon de volley de pansements tout blancs. À en juger d’après les habits du garçon et ses bras nus musclés et bronzés (sur l’un des biceps deux mains bleues attestaient une amitié éternelle avec « Larry ») Chapel déduisit qu’il devait avoir eu également une belle tête. Mais maintenant ? Non. S’il avait été pris en charge par un organisme privé d’assurance-maladie, peut-être. Mais à Bellevue il n’y avait ni le personnel ni le matériel pour une opération de chirurgie esthétique de grande envergure. Il aurait des yeux, un nez, une bouche, etc., à peu près normalement disposés et proportionnés, mais l’ensemble ne serait jamais que de l’à-peu-près.

Si jeune – Chapel souleva le bras inerte et vérifia son âge sur le bracelet d’identification – et handicapé pour la vie. Ah ! il y avait une leçon dans tout ça.

— Le pauvre, dit la sous-chef, en faisant allusion non pas au garçon mais au transféré. Elle donna le formulaire de transfert à Chapel.

— Ah ! bon, fit Chapel en déverrouillant les roues.

Elle fit le tour du chariot.

— Une sous-totale, expliqua-t-elle. Et en plus…

Le chariot heurta doucement le chambranle de la porte. Le flacon de liquide intraveineux oscilla au bout de sa potence. Le vieillard essaya de lever les mains, mais elles étaient attachées par des courroies. Ses poings se serrèrent.

— Et en plus ?

— Ça a atteint le foie, expliqua-t-elle en aparté.

Chapel hocha la tête d’un air sombre. Il s’était bien dit que ce devait être quelque chose d’aussi grave que ça puisqu’on le transférait au paradis, au dix-huitième étage. Parfois il semblait à Chapel qu’il pourrait éviter beaucoup d’ennuis inutiles à l’hôpital Bellevue en emmenant directement tous ces gens-là au bureau d’Ab Holt au lieu de les faire transiter par le dix-huitième étage.

Dans l’ascenseur, Chapel parcourut le dossier du patient, WANDTKE, JWRZY. La fiche signalétique, le formulaire de transfert, les diverses pièces du dossier, et le bracelet d’identification étaient unanimes : JWRZY. Il essaya de le prononcer, lettre par lettre.

Les portes s’ouvrirent. Les yeux de Wandtke s’ouvrirent.

— Comment ça va ? demanda Chapel. Pas trop mal. Hm ?

Wandtke commença à rire, très doucement. Ses côtes palpitèrent sous le drap électrique vert.

— Je vous emmène à votre nouveau service, expliqua Chapel. Vous allez être bien mieux là-bas. Vous verrez. Tout ira très bien, euh…

Il se souvint que son nom était imprononçable. Ce pouvait-il, malgré la concordance de tous les formulaires, que ce fût quand même une erreur ?

En tout état de cause, ça ne rimait pas à grand-chose d’essayer de communiquer avec ce numéro-là. Quand ils sortaient du bloc opératoire ils étaient tellement bourrés de trucs et de machins que ce qu’ils racontaient n’avait ni queue ni tête. Tout ce qu’ils faisaient, c’était rigoler et rouler les yeux comme ce Wandtke. Et dans deux semaines, des cendres dans l’incinérateur. Wandtke, au moins, ne chantait pas. Il y en avait un tas qui chantaient.

Chapel commença à sentir des picotements à l’épaule. Les picotements devinrent une douleur lancinante qui enfla et l’enveloppa dans un nuage de souffrance. Puis le nuage se déchira et se dissipa aussi vite qu’il était apparu. Le tout sur une longueur de cent mètres dans les couloirs de l’aile « K », sans un battement de cils et sans ralentir l’allure.

Une chose au moins semblait certaine : ce n’était pas une bursite. Ça allait et venait, non pas de façon fulgurante mais comme de la musique, en enflant puis en allant decrescendo. Les médecins n’y comprenaient rien, soi-disant. Mais comme cela finissait toujours par disparaître (se disait Chapel) il n’avait pas à se plaindre. Il était entouré d’exemples lui rappelant si nécessaire que cela aurait pu être pire. Le jeune homme de ce soir, par exemple, avec son visage artificiel qui le ferait toujours souffrir par temps froid, ou ce Wandtke, qui se bidonnait comme s’il venait d’une soirée d’anniversaire, pendant que son foie se changeait en une monstrueuse excroissance. Voilà des gens qui méritaient qu’on les plaigne, et Chapel les plaignait avec une certaine ardeur. Comparé à ces êtres malheureux, condamnés, lui, Chapel, avait un sort plutôt enviable. Il en voyait défiler des dizaines à chaque service, des hommes et des femmes, des jeunes et des vieux, et une fois qu’ils étaient passés entre les mains des médecins, il n’y en avait pas un seul parmi eux qui n’aurait été heureux d’être à la place du vieux Noir maigre, sec et petit qui les véhiculait le long de ces kilomètres de couloirs sinistres, pas un.

Mlle Mackey était de service dans l’aile des hommes. Elle signa pour Wandtke. Chapel lui demanda comment il était censé prononcer un nom pareil, Jwrzy, et Mlle Mackey lui dit qu’elle n’en avait pas la moindre idée. Ça devait être un prénom polonais, ou quelque chose comme ça. Wandtke n’avait-il pas l’air polonais ?

Ensemble ils pilotèrent Wandtke jusqu’à son box. Chapel brancha le chariot, et l’unité commença à ronronner doucement, souleva le corps du malade – puis se bloqua. Le disjoncteur coupa automatiquement le courant. Il fallut un moment à Chapel comme à Mlle Mackey pour comprendre ce qui n’allait pas. Enfin ils défirent les courroies qui maintenaient les poignets émaciés attachés aux montants en aluminium du chariot Cette fois, l’unité fonctionna sans accroc.

— Eh bien, dit Mlle Mackey, j’en connais deux qui ont bien besoin d’une journée de repos.

Cinq heures quarante-cinq. À un quart d’heure à peine de la fin de son service, Chapel ne voulait pas regagner la salle de garde et risquer une mission de dernière minute.

— Il reste des repas ? demanda-t-il à l’infirmière.

— Trop tard, il n’y en a plus un seul. Essayez donc l’aile des femmes.

Dans l’aile des femmes, Havelock, le vieil infirmier, dénicha un plateau qui avait été destiné à une patiente décédée quelques heures auparavant. Chapel lui acheta pour 25 cents après avoir attiré son attention sur l’étiquette « résidu minimal » que Havelock avait essayé de cacher sous son pouce.

NEWMAN, B., disait l’étiquette.

Ab devait avoir réceptionné le corps à présent Chapel essaya de se souvenir dans quel box elle avait été soignée. La blonde dans le coin qui ne supportait pas la lumière du jour ? Ou la colostomie qui avait toujours le mot pour rire ? Non, celle-là s’appelait Harrison.

Chapel attira une des chaises de visiteurs près du rebord de la fenêtre. Il ouvrit le plateau et attendit que la nourriture se réchauffe. Il mangea le contenu d’un compartiment après l’autre, en mastiquant lentement et régulièrement bien que le repas tout entier eût la consistance d’un bol de Breakfast. D’abord, les pommes de terre. Ensuite, des morceaux de viande molle baignant dans leur jus ; enfin, non sans abnégation, une bouillie d’épinards. Il laissa le gâteau mais but le Kafé, contenant l’ingrédient-miracle qui (outre le fait que personne n’en revenait) donnait son nom au paradis. Lorsqu’il eut fini, il renvoya lui-même le plateau.

Havelock se tenait à l’intérieur et parlait au téléphone.

Le service était un labyrinthe de rideaux bleus, de couches translucides alternant avec des couches d’ombre. Un rayon de soleil formait un triangle de lumière sur le carrelage rouge à l’autre bout de la salle : l’aube.

Le box n° 7 était ouvert. À un moment donné ou à un autre, Chapel avait dû véhiculer celle qui l’occupait en direction et en provenance de tous les services de l’hôpital : SCHAAP, FRANCES. 3/3/04. Ce qui lui donnait dix-huit ans à peine. Son visage et son cou étaient couverts d’innombrables taches rouges en forme d’étoile, mais Chapel se souvenait du temps où ce visage avait été joli. Lupus.

Un petit appareil gris près du lit remplaçait tant bien que mal son foie défaillant. À intervalles irréguliers un voyant rouge s’allumait, puis s’éteignait rapidement – avertissements infinitésimaux auxquels personne ne prêtait attention.

Chapel sourit. Les petits miracles commençaient à prendre effet dans son sang, mais là n’était pas l’essentiel. L’essentiel, c’était, simplement, qu’ils mouraient et que lui vivait. Il avait survécu et eux étaient des cadavres. Les rayons du soleil printanier ajoutaient une touche de bonne humeur à l’ici du paradis et au maintenant de six heures du matin.

Dans une heure il serait chez lui. Il se reposerait un peu, puis il regarderait la télé. Il y avait de quoi se frotter les mains à l’avance.


Sur la Première Avenue, Ab, rentrant chez lui, sifflotait un air idiot qu’il avait dans la tête depuis quatre jours, une chanson vantant les mérites d’une pilule appelée Yes qui était censée vous remonter le moral – ce qui, dans son cas, aurait été fort inutile.

Les cinquante dollars qu’il avait touchés pour le corps de la petite Newman avaient porté ses gains de la semaine au total confortable de cent quinze dollars. Une fois qu’il avait vu ce que lui proposait Ab, White n’avait même pas cherché à marchander. Sans être personnellement nécrophile (pour Ab un cadavre ne représentait rien de plus qu’un travail à exécuter, quelque chose qu’il descendait d’un des services de l’hôpital pour le brûler – ou, s’il y avait au contraire de l’argent à flamber – qu’il transférait à un centre de congélation) Ab comprenait suffisamment le marché pour avoir reconnu en Bobbi Newman une sorte d’archétype idéal de la mort. Le lupus avait progressé chez elle à un rythme foudroyant, détruisant les organes internes les uns après les autres mais en laissant miraculeusement intact le grain soyeux de la peau. Certes, la maladie avait réduit le visage et les membres à l’état quasi squelettique, mais après tout, n’était-ce pas précisément ce que recherchait le nécrophile ? Pour Ab, qui les aimait bien en chair, douces et pleines d’entrain, tous ces chichis autour d’un cadavre semblaient pour le moins incompréhensibles, mais sa devise était : « Chacun à son goût[3]. » Il y avait des limites, bien sûr. Par exemple, il aurait volontiers assisté à la castration de n’importe quel républicain de la ville, et l’aversion que lui inspiraient les extrémistes de tout bord était presque aussi violente. Mais il possédait la tolérance élémentaire de tout être civilisé à l’égard de toute particularité humaine susceptible de lui rapporter de l’argent.

Ab considérait les commissions que lui versaient les entremetteurs comme des cadeaux tombés du ciel, et destinées à être dépensées avec la même insouciance que le sort avait montrée en les lui prodiguant. En fait, quand on faisait le total des prestations MODICUM auxquelles les Holt n’avaient pas droit en raison de son salaire, le revenu d’Ab (soustraction faite de ces à-côtés occasionnels) n’était guère plus élevé que ce que le gouvernement lui aurait versé pour se donner la peine de vivre en se tournant les pouces. Ab parvenait habituellement à éluder la conclusion logique de tout cela, à savoir que les à-côtés constituaient l’essentiel de son salaire, que c’était cet argent-là qui, dans son esprit même, faisait de lui un franc-tireur, l’égal de n’importe quel ingénieur, expert ou criminel de la ville. Ab était un homme, doué d’une faculté d’homme d’acheter, dans le cadre de certaines limites, tout ce qu’il voulait.

À ce moment précis du mois d’avril, alors que la circulation était si peu dense sur l’avenue qu’on pouvait boire l’air de la ville comme du 7-Up, alors que le soleil brillait et qu’il était libre comme l’air jusqu’à dix heures du soir avec cent quinze dollars de revenu discrétionnaire en poche, Ab se sentait comme un vieux film, plein de chansons et de violence et de montage ultra-rapide. Crac, vlan, tchac, voilà comment se sentait Ab en cette matinée d’avril, et comme les personnes du sexe opposé venaient vers lui sur le trottoir il sentait leurs regards se fixer sur lui, mesurant, évaluant, admirant, imaginant.

L’une d’elles, très jeune, très noire, en short argenté, fixa la main gauche d’Ab avec une extraordinaire intensité, comme si cette main était une tarentule s’apprêtant à remonter le long de sa jambe. (Ab était poilu de partout). Elle la sentait lui chatouiller le genou, la cuisse, l’imagination. Milly, quand elle était petite, avait eu la même réaction vis-à-vis du doigt manquant de son père – ça la rendait toute bêbête et toute chose. Les mutilations étaient censées être passées de mode, mais Ab savait d’expérience qu’il n’en était rien. Les filles faisaient encore pipi dans leur culotte en caressant un moignon, mais de nos jours les types étaient trop dégonflés pour se couper les doigts. Pour faire « Macho », maintenant, on portait une boucle d’oreille en or, crénom. Comme s’il n’y avait jamais eu de XXe siècle.

Ab lui fit un clin d’œil, et elle détourna son regard, mais en souriant. Pas mal, non ?

Il y avait bien un détail qui manquait pour que sa satisfaction fût totale : la liasse dans sa poche (deux billets de vingt dollars, sept de dix, un de cinq) était si maigre que pour un peu elle aurait semblé inexistante. Avant la réévaluation, une semaine de trois cadavres comme celle-ci aurait formé dans sa poche de pantalon une bosse aussi grosse qu’une deuxième queue – une comparaison qu’il avait fréquemment faite à l’époque. Un jour, Ab avait même été un millionnaire – pendant cinq jours consécutifs en 2008, la plus incroyable série de coups de chance de sa carrière. Aujourd’hui, ça lui aurait rapporté cinq, six mille dollars – une misère. Dans le quartier il y avait des tables de faro où on jouait encore avec les vieux billets, mais c’était comme un mariage qui aurait sombré dans l’indifférence : on prononçait encore les mots, mais ils s’étaient vidés de leur sens. On regardait le portrait de Benjamin Franklin et on se disait : c’est un portrait de Benjamin Franklin. Tandis qu’avec les nouveaux billets, cent dollars incarnaient la beauté, la vérité, la puissance, l’amour.

Comme si l’argent qu’il transportait avait agi sur lui à la façon d’un aimant l’y attirant, Ab tourna à gauche dans la Dix-Huitième Rue et s’engagea dans Stuyvesant Town. Les quatre terrains de jeux au centre du complexe immobilier constituaient le plus important marché noir de New York. Dans les média et à la télé ils utilisaient des euphémismes tels que « marché aux puces » ou « marché ouvert », puisque appeler froidement la chose un marché noir équivaudrait à dire qu’elle était une annexe du siège de la police et des tribunaux, ce qui était vrai.

Le marché noir faisait autant partie intégrante de New York (ou de n’importe quelle autre grande ville), était aussi indispensable à son existence que les chiffres de un à dix. En quel autre lieu pouvait-on acheter quelque chose sans que l’achat soit automatiquement enregistré par les ordinateurs du « service des acquisitions et revenus » ? Nulle part, et c’est pourquoi Ab, quand il était plein aux as, avait à choisir entre trois possibilités : les terrains de jeux, les clubs et les bains.

Des vêtements usagés accrochés en longues rangées jusqu’à la fontaine se balançaient mollement dans la brise. Ab ne pouvait jamais passer devant ces stands sans avoir le sentiment que Leda était là, tout près, cachée parmi les drapeaux en loques de la grande armée vaincue des deuxièmes choix et des secondes mains, lui tenant encore tête silencieusement, essayant encore d’avoir le dessus, insistant, mais si discrètement à présent que lui seul pouvait l’entendre : « Mais bon Dieu, Ab, tu ne peux donc pas te faire entrer ça dans le crâne, on est pauvres, on est pauvres, on est pauvres ! » Ç’avait été la plus grosse dispute de leur vie en commun, et la dispute décisive. Il se souvenait de l’endroit exact, là, sous un platane, où ils s’étaient invectivés publiquement, Leda crachant et sifflant comme une bouilloire, hors d’elle. C’était juste après la naissance des jumeaux, et Leda disait qu’ils n’avaient pas le choix et que les deux garçons devraient porter ce qu’on trouverait à leur mettre sur le dos. Ab disait putain de merde rien à faire, ses gosses n’allaient pas porter les guenilles d’un autre, ils n’auraient qu’à se balader nus dans la maison pour commencer. Ab était plus tonitruant, plus fort et moins intimidé, et il eut gain de cause, mais Leda se vengea en transformant sa défaite en martyre. Elle ne lui tint plus jamais tête à compter de ce jour-là. Au lieu de cela, elle devint une invalide pleurnicharde et reniflante, et volontairement désemparée.

Ab s’entendit appeler par son nom. Il regarda autour de lui, mais qui serait là de si bonne heure sinon les habitants des immeubles, des petits vieux l’oreille collée à leur radio, des gosses gueulant contre d’autres gosses, des bébés gueulant contre leur mère, des mères gueulant. La moitié des camelots n’avaient même pas encore déballé leur marchandise.

— Ab Holt, par ici !

C’était la vieille Mme Galban. Elle tapota le banc vert sur lequel elle était assise.

Il n’avait pas le choix.

— Tiens, Viola. Comment va ? Vous avez l’air en pleine forme !

Mme Galban eut un sourire bancal et plein de douceur. Oui, répondit-elle avec satisfaction, elle allait bien, et remerciait Dieu tous les jours pour sa bonne forme. Elle fit remarquer qu’il faisait un temps superbe, même pour un mois d’avril. Ab n’avait pas l’air de trop mal se porter non plus (peut-être avait-il pris un peu de poids) bien que cela fît combien d’années maintenant.

— Douze ans, dit Ab, au hasard.

— Douze ans ? Il me semblait que ça faisait plus. Et comment va ce bel homme de Dr Mencken en dermatologie ?

— Il va bien. Il est passé chef de service, vous savez.

— Oui, c’est ce que j’ai entendu dire.

— Il a demandé après vous l’autre jour quand je l’ai rencontré devant le service des consultations. Il a dit : Avez-vous vu cette chère vieille Gabby ces derniers temps ?

Un pieux mensonge.

Elle hocha la tête, feignant poliment de le croire… Puis, prudemment, elle commença à centrer son tir sur ce qui était, pour elle, l’objectif principal :

— Et Leda, comment va-t-elle, la pauvre ?

— Leda va très bien, Viola.

— Elle recommence à sortir, alors ?

— Eh bien non, pas souvent. Parfois on l’emmène prendre l’air sur le toit. C’est plus près que la rue.

— Ah ! quel mal terrible ! – murmura Mme Galban avec une compassion professionnelle que les années n’étaient pas parvenues à émousser. De fait, elle devait être encore mieux exercée maintenant que lorsqu’elle était aide-infirmière à Bellevue. – Vous n’avez pas besoin de m’expliquer, je sais combien ça peut être affreux, n’est-ce pas, un tel mal, et nous pouvons faire si peu de chose. Mais – ajouta-t-elle avant qu’Ab eût l’occasion de parer sa dernière botte – ce peu de chose, nous devons le faire.

— Son état s’améliore, insista Ab.

Le regard de Mme Galban se voulait plein d’un reproche triste et désemparé, mais même Ab pouvait sentir les calculs qui s’échafaudaient derrière ses yeux bruns rendus troubles par la cataracte. L’opération valait-elle la peine d’être poursuivie ? se demandait-elle. Ab mordrait-il à l’hameçon ?

Pendant les premières années de l’invalidité de Leda, Ab s’était procuré des suppositoires de Dilaudine supplémentaires par l’entremise de Mme Galban, qui se spécialisait dans les analgésiques. L’essentiel de sa clientèle était composé d’autres vieilles dames qu’elle rencontrait dans la salle des consultations de l’hôpital. C’était plus par charité que par réelle nécessité qu’Ab lui achetait sa marchandise puisque, pour trois fois rien, il pouvait se procurer toute la morphine dont Leda avait besoin auprès des internes.

— C’est une chose terrible, soupira Mme Galban en fixant ses mains de soixante-dix-huit ans – Une chose terrible.

Au diable l’avarice, pensa Ab. C’est pas comme si j’étais fauché.

— À propos, Gabby, vous n’auriez pas par hasard de ces trucs que j’achetais pour Leda ? Vous savez, ces machin-choses ?

— Eh bien Ab, puisque vous me le demandez…

Ab lui acheta une boîte de cinq suppositoires pour neuf dollars, ce qui était le double du prix pratiqué, même ici sur les terrains de jeux. De toute évidence, Mme Galban n’en revenait pas d’être tombée sur un pareil pigeon.

Dès qu’il lui eut donné l’argent, il se sentit confortablement libéré de toute obligation envers elle, et en s’éloignant il put la maudire avec une joyeuse véhémence. Bien de l’eau coulerait sous les ponts avant qu’il rachète une boîte de suppositoires à la vieille fée.

Généralement Ab n’établissait jamais de rapport entre les deux mondes qu’il habitait, entre celui-ci et celui de la morgue de Bellevue, mais à présent, ayant activement souhaité la mort de Viola Galban, il se dit tout à coup qu’il y aurait de grandes chances pour que ce soit lui qui la fourre dans l’incinérateur. La mort de quelqu’un (de quelqu’un qu’Ab avait connu vivant, s’entend) était une idée déprimante, et il la chassa d’un haussement d’épaules. Très loin, à la limite du haussement d’épaules, il entr’aperçut l’espace d’un court instant le jeune et joli visage de Bobbi Newman.

Le besoin d’acheter quelque chose prit tout à coup les proportions d’une nécessité physique, comme si sa liasse de billets était devenue cette fameuse queue et qu’il lui fallait se branler après une semaine d’abstinence.

Il acheta une glace au citron, sa première glace de l’année, et déambula parmi les stands, palpant les marchandises avec ses gros doigts tout collants, demandant les prix, plaisantant. Partout les marchands l’appelaient par son nom dès qu’ils le voyaient s’approcher. La rumeur voulait que moyennant un boniment adéquat il n’y eût rien qu’on ne pût persuader Ab Holt d’acheter.

2

Depuis l’encadrement de la porte, Ab regarda ses cent sept kilos de femme. Des draps bleus fripés étaient entortillés autour de son ventre et de ses jambes, mais ses seins pendaient librement. « On peut vraiment dire qu’ils battent tous les records », pensa affectueusement Ab. Ce qui subsistait des sentiments que jadis il avait eus pour elle était centré sur cette partie de son corps, tout comme le peu de plaisir qu’elle éprouvait lorsqu’il lui faisait l’amour venait du pétrissage de ses mains, de la morsure de ses dents. Là où les draps enveloppaient son corps, par contre, elle ne sentait rien, sinon, parfois, de la douleur.

Au bout d’un moment l’attention d’Ab réveilla Leda, un peu comme une loupe enflamme une feuille morte en faisant converger sur elle les rayons du soleil.

Il jeta le paquet de suppositoires sur le lit.

— C’est pour toi.

— Ah ? – Leda ouvrit le paquet et flaira l’un des cylindres de cire d’un air soupçonneux – Ah !

— C’est de la Dilaudine. Je suis tombé sur la vieille Mme Galban au marché et elle n’a pas voulu me lâcher avant que je lui achète quelque chose.

— Tu m’as fait peur. L’espace d’un instant j’ai cru que c’était pour moi que tu les avais achetés. Merci quand même. Qu’est-ce qu’il y a dans l’autre sac ? Une poire à lavement pour fêter notre anniversaire de mariage ?

Ab lui montra la perruque qu’il avait achetée pour Beth. C’était une imitation très approximative et quelque peu ridicule de la coiffure égyptienne rendue populaire par un feuilleton télévisé aujourd’hui défunt. Aux yeux de Leda c’était le genre de choses qu’on pouvait s’attendre à trouver au fond d’un carton bourré de vieux papier-cadeau, et elle était certaine que sa fille aurait la même réaction.

— Mon Dieu, dit-elle.

— Tu sais, c’est à la mode chez les jeunes en ce moment, dit Ab sans grande conviction. La chose semblait avoir perdu de son charme depuis tout à l’heure. Il alla vers le rayon de soleil qui entrait par la fenêtre ouverte de la chambre et agita la perruque pour essayer de lui rendre un peu de son éclat. En frottant les uns contre les autres, les fils métalliques produisirent un petit crissement modulé.

— Mon Dieu, dit-elle à nouveau. Elle était tellement contrariée qu’elle faillit lui demander combien il l’avait payée, mais depuis leur dispute historique sous le platane elle ne parlait jamais argent avec Ab. Elle ne voulait pas savoir comment il dépensait son argent ni comment il le gagnait. Elle voulait d’autant moins savoir comment il le gagnait, qu’en tout état de cause elle le devinait assez bien.

Elle se contenta donc d’une insulte.

— Tu n’as pas plus de discernement qu’une poubelle, et si tu crois que Beth va accepter de s’exhiber avec ce truc obscène et grotesque sur la tête, eh bien !…

Elle poussa sur le matelas jusqu’à ce qu’elle se retrouve presque en position assise. Leda et le lit soufflèrent bruyamment.

— Comment sais-tu ce que les gens portent en dehors de cet appartement ? Il y avait des centaines de ces putains de trucs aux terrains de jeux. C’est à la mode chez les jeunes. Merde, quoi.

— C’est repoussant. Tu as été acheter à ta fille une perruque repoussante. C’est ton droit le plus strict, je suppose.

— C’est exactement ce que tu disais de tout ce que portait Milly, tu te souviens ? Tous ces trucs pleins de boutons. Et les chapeaux ! C’est une phase qu’ils traversent. Tu devais être exactement pareille, si tu peux encore te souvenir de ta jeunesse…

— Oh ! Milly, Milly ! Tu parles toujours de Milly comme si tu voulais la citer en exemple ! Milly ne s’est jamais doutée à quel point…

Leda grimaça tout à coup. Ses douleurs. Du plat de la main elle comprima le bourrelet de chair sur le côté de son sein droit, à l’endroit où elle pensait que se trouvait son foie. Elle ferma les yeux pour essayer de localiser la douleur, qui avait disparu.

Ab attendit que Leda lui prête de nouveau attention. Puis, très délibérément, il jeta la perruque chatoyante par la fenêtre ouverte. Trente dollars, se dit-il. Comme ça, pfuit.

L’étiquette du fabricant tomba en virevoltant sur le sol de la chambre. Un ovale rose portant en italiques : Créations Néfertiti.

Avec un cri inarticulé Leda roula sur le côté et posa les deux pieds par terre. Elle se leva. Elle fit deux pas et agrippa le chambranle de la fenêtre pour conserver son équilibre.

La perruque reposait au milieu de la rue, dix-huit étages en contrebas. Elle paraissait étincelante contre le ciment gris de la chaussée. Un camion Tastee Bread l’écrasa en faisant une marche arrière.

Comme elle ne pouvait lui faire aucun reproche qui ne se serait résumé à l’accuser de jeter l’argent par les fenêtres, elle ne dit rien. Les mots non formulés tourbillonnèrent en elle comme un vent porteur de bactéries, faisant onduler les muscles atrophiés de ses jambes et de son dos comme autant de fanions défraîchis. Le vent tomba et les fanions s’avachirent.

Ab était déjà derrière elle. Il la saisit au moment où elle tombait et l’allongea sur le lit avec des gestes aussi précis et rapides que s’il exécutait un renversé au tango. On aurait presque pu croire que c’était par hasard que ses mains se retrouvèrent sous les seins de sa femme. La bouche de Leda s’ouvrit et il la recouvrit de sa propre bouche en aspirant l’air de ses poumons.

La colère était leur aphrodisiaque. Au fil des ans, l’intervalle entre altercation et copulation s’était amenuisé. Ils ne prenaient même plus la peine de différencier les deux activités. Déjà son sexe était raide. Déjà elle avait entamé son gémissement rythmé de protestation – protestation dont il était impossible de savoir si elle était dirigée contre la douleur ou contre le plaisir. Tandis que la main gauche d’Ab pétrissait la pâte tiède de ses seins, de sa main droite il enleva ses chaussures et son pantalon. Les années d’invalidité avaient conféré à la chair de Leda une espèce de virginité – de sorte que chaque fois qu’il pénétrait en elle il avait l’impression de la réveiller d’un sommeil innocent et enchanté. Il y avait également chez elle une sorte d’aigreur, une odeur qui semblait suinter de ses pores seulement en de tels moments, un peu comme l’érable ne fournit de la sève qu’au cœur de l’hiver. Avec les années, Ab avait appris à l’aimer.

La face intérieure de leurs corps commença à transpirer abondamment et les mouvements d’Ab produisirent une salve continue de bruits de succion, de clappements et de pets modulés. Pour Leda, c’était la partie la plus insupportable de ces agressions sexuelles, surtout quand elle savait que les enfants étaient à la maison. Elle imagina Beno, son petit dernier, son préféré, debout derrière la porte, incapable de ne pas penser à ce qui lui arrivait malgré l’horreur que cela devait lui inspirer. Parfois ce n’était qu’en s’obligeant à penser à Beno qu’elle pouvait s’empêcher de crier.

Les mouvements d’Ab s’accélérèrent. Leda, franchissant le seuil entre la maîtrise de soi et l’automatisme, recula en se débattant pour échapper aux coups de boutoir de son sexe. Il lui saisit les hanches pour la forcer à le recevoir en elle. Les larmes jaillirent des yeux de Leda et au même moment Ab jouit.

Il roula sur le côté et le matelas laissa échapper un dernier gémissement éreinté.

— Papa ?

C’était Beno, qui en toute logique aurait dû être à l’école. La porte de la chambre à coucher était à moitié ouverte. Jamais, pensa Leda en un éclair d’humiliation extatique, jamais elle n’avait connu un moment comparable à celui-ci. Des douleurs toutes nouvelles traversèrent ses viscères comme un troupeau d’antilopes.

— Papa ? insista Beno, tu dors ?

— Je dormirais si tu me foutais la paix.

— Il y a quelqu’un qui te demande au téléphone chez le voisin d’en dessous, quelqu’un de l’hôpital. Juan, il s’appelle. Il a dit que c’était urgent et qu’il fallait te réveiller si nécessaire.

— Dis à Martinez d’aller se faire foutre.

— Il a dit, poursuivit Beno sur un ton de patience martyre qui reproduisait à merveille celui de sa mère, qu’il se moquait de ce que tu dirais, et que tu le remercieras quand il t’aura expliqué. Voilà ce qu’il a dit.

— Il t’a dit de quoi il s’agissait ?

— C’est à propos d’un type qu’ils recherchent. Bob quelque chose.

— Je ne vois pas en quoi ça me concerne et de toute façon…

C’est alors qu’un terrible pressentiment germa dans son esprit : l’horrible, la hideuse fulguration à laquelle il avait toujours su qu’il n’échapperait pas.

— Bobbi Newman, c’est pas ça le nom du type qu’ils cherchent ?

— Ouais. Je peux entrer ?

— Oui, oui. – Ab saisit le drap humide et en recouvrit le corps de Leda, qui n’avait pas bougé depuis qu’il l’avait quitté. Il enfila son pantalon – Qui est-ce qui a répondu au téléphone ?

— Williken.

Beno entra dans la chambre. Il avait senti l’importance du message qu’on lui avait confié, et il était bien décidé à en tirer le maximum de suspense. On aurait dit qu’il savait ce qui était en jeu.

— Écoute. Descends à toute vitesse dire à Williken de garder Juan au bout du fil jusqu’à ce que…

Il lui manquait une chaussure.

— Il est parti, papa. Je lui ai dit que je ne pouvais pas te déranger. Il a eu l’air pas content, et il a dit qu’il voudrait bien que tu cesses de donner son numéro aux gens.

— Qu’il aille se faire foutre, si c’est comme ça.

Sa chaussure était à des kilomètres sous le lit. Comment diable avait-il… ?

— Qu’est-ce qu’il a dit exactement ? Est-ce que Juan a dit qui cherchait ce Newman ?

— Williken l’a noté, mais j’arrive pas à lire son écriture. Margy, on dirait.

Alors ça y était, la fin du monde. Ils avaient dû faire une erreur au service des admissions en prévoyant une incinération ordinaire pour Bobbi Newman. Elle avait contracté une assurance chez Macy !

Et si Ab ne récupérait pas le corps qu’il avait vendu à White… « Oh ! nom de Dieu », chuchota-t-il à la poussière sous le lit.

— Ils veulent que tu les rappelles tout de suite. Mais Williken dit pas de chez lui parce qu’il est sorti.

Il avait peut-être le temps, avec de la chance. White n’avait quitté la morgue qu’après trois heures du matin. Il n’était pas encore midi. Il rachèterait le corps, même s’il lui fallait dédommager White pour sa déception. Après tout, White avait autant besoin de lui que lui de White.

— R’voir papa, dit Beno sans élever la voix, bien qu’Ab fût déjà dans la cage d’escalier.

Beno s’approcha du pied du lit. Sa mère n’avait toujours pas bronché. Il n’avait pas cessé de la regarder, et elle aurait pu passer pour morte. Elle était toujours comme ça quand son père se l’était envoyée, mais d’habitude ça ne durait pas aussi longtemps.

À l’école ils disaient que c’était bon pour la santé de baiser, mais ça ne semblait pas lui faire beaucoup de bien, à elle. Il toucha la plante de son pied droit. Elle était douce et rose, comme un pied de bébé, parce qu’elle ne marchait jamais nulle part.

Leda retira son pied. Elle ouvrit les yeux.


L’établissement de White était au diable vauvert, en plein centre, à deux pas de la Convention démocrate nationale (anciennement quai n° 19), qui était au monde des plaisirs contemporains ce que Radio City Music-Hall avait été au monde du divertissement collectif – ce qui se faisait de plus grand, de plus bénin, de plus étonnant. Ab, étant né à New York, n’avait jamais pénétré dans la vulve de néon (vingt-cinq mètres de haut, douze mètres de large – un véritable monument) qui en formait l’entrée. Ceux qui, comme Ab, refusaient l’outrance délibérée des quais principaux, trouvaient à peu près le même genre d’endroit, avec un choix de couleurs plus nuancées, dans les petites rues avoisinantes. Là (ils appelaient ce quartier « Boston »), au milieu de tout ce qui était permis, quelque cinq ou six établissements illégaux vivotaient comme autant d’anachronismes.

Après qu’il eut longuement frappé à la porte, une fillette – la même sans doute qui lui avait répondu au téléphone bien que maintenant elle fît semblant d’être muette – lui ouvrit. Elle ne devait pas être beaucoup plus âgée que Beno, douze ans au plus, mais elle se mouvait avec l’indifférence et le manque de naturel d’une femme au foyer languissante.

Ab entra dans le hall et referma la porte sans tenir compte de la résistance à peine perceptible de la fillette. Il n’avait jamais pénétré dans l’établissement de White auparavant, et il n’aurait même pas su à quelle adresse se rendre s’il n’avait pas conduit lui-même la camionnette de White un jour que celui-ci était arrivé à la morgue tellement camé qu’il avait été incapable de tenir le volant. Ainsi c’était ça le marché vers lequel il exportait la marchandise. Ça n’avait rien de particulièrement chic.

— Je veux parler à M. White, dit Ab à la fillette. Il se demanda si elle était une autre spécialité de la maison.

Elle porta une petite main triste à sa bouche.

Il y eut une série de bruits sourds au-dessus de leurs têtes, et une unique feuille de journal tomba en virevoltant dans la pénombre de la cage d’escalier, suivie de peu par la voix de White :

— C’est vous, Holt ?

— Un peu, que c’est moi !

Ab commença à monter l’escalier, mais White, aussi léger dans son esprit que lourdaud sur ses jambes, dévalait déjà bruyamment les marches à sa rencontre.

White posa une main sur l’épaule d’Ab, établissant la tangibilité de sa présence et s’agrippant du même coup à lui pour ne pas tomber. Il avait dit oui à Yes une fois – ou deux fois – de trop et était à cet instant quelque peu désincarné.

— Il faut que je le reprenne, dit Ab. Je l’ai dit à la gosse, au téléphone. Je me moque de l’argent que vous perdrez dans cette affaire, il me le faut.

White retira sa main avec circonspection et la plaça sur la rampe.

— Oui. Eh bien, euh. Ce n’est pas possible. Non.

— Il me le faut.

— Melissa, dit White, ce serait… euh, si tu veux bien… à tout à l’heure, ma chérie.

La petite fille monta l’escalier à contrecœur, comme si son destin inéluctable l’attendait en haut des marches. « Ma fille », expliqua White avec un sourire triste comme elle parvenait à leur hauteur. Il tendit la main pour lui ébouriffer les cheveux, mais manqua son but de quelques centimètres.

— On sera mieux dans mon bureau pour parler de ça, d’accord ?

Ab l’aida à descendre les marches. White se dirigea vers la porte à l’autre bout du hall.

— C’est fermé à clé ? se demanda-t-il à voix haute.

Ab poussa la porte. Elle n’était pas verrouillée.

— Je méditais – dit White d’un air méditatif, debout devant la porte ouverte, bloquant le passage – lorsque vous avez appelé. Dans le tourbillon de la vie moderne, il faut savoir rester un instant seul à seul avec soi-même pour…

Le bureau de White ressemblait à celui d’un avocat dans lequel Ab avait pénétré par effraction à la faveur d’une émeute, des années auparavant. Il avait été stupéfait de constater que l’indigence et la désuétude avaient causé par leur action quotidienne une dévastation infiniment plus grande que celle qu’aurait pu provoquer sa fureur juvénile.

— Voilà la situation – dit Ab en se tenant tout près de White et en parlant d’une voix forte pour qu’il n’y ait pas d’équivoque possible. – Il se trouve que celle que vous êtes passé prendre hier soir était assurée par ses parents – ils habitent dans l’Arizona – sans qu’elle le sache. Le dossier de l’hôpital n’en faisait pas mention, mais ce qui s’est passé c’est que les diverses cliniques ont un ordinateur qui contrôle par recoupement les listes de décès. Ils ont appris la chose ce matin et ils ont appelé la morgue vers midi.

White tripota d’un air buté une mèche de ses cheveux ternes et clairsemés.

— Ben, vous n’avez qu’à leur dire que euh, qu’elle est passée au four.

— Impossible. D’après le règlement on est obligé de les garder vingt-quatre heures, au cas où il arriverait quelque chose dans ce genre-là. Seulement ça n’arrive jamais. Qui aurait pensé, je veux dire, il y a tellement peu de chances, pas vrai ? En tout cas, ce que je voulais vous dire, c’est qu’il faut que je reprenne le corps. Tout de suite.

— Ce n’est pas possible.

— Est-ce que quelqu’un a déjà… ?

White hocha la tête.

— Mais on ne pourrait pas le rafistoler un peu ? Je veux dire, il est vraiment dans un état si…

— Non, vraiment. C’est hors de question.

— Écoutez bien, White. Si jamais je me fais choper pour cette histoire, je vous préviens que je ne serai pas le seul à porter le chapeau. On voudra savoir qui et comment.

White hocha la tête d’un air vague. Il semblait partir très loin, puis revenir.

— Eh bien, vous n’avez qu’à jeter un coup d’œil par vous-même.

Il donna à Ab une vieille clé en cuivre. Un symbole en plastique représentant le Yin et le Yang servait de porte-clés. Il montra du doigt un classeur à dossiers métallique de l’autre côté du bureau.

— Par là.

Le classeur refusa de se laisser pousser de côté jusqu’à ce qu’Ab, ayant réfléchi, se fût baissé pour débloquer les roues. Il n’y avait pas de bouton de porte, seulement le disque terni d’une serrure portant la mention « Chicago ». La serrure avait du jeu et Ab dut manipuler la clé pour qu’elle accepte de fonctionner.

Le cadavre était éparpillé sur toute la surface du linoléum usé. Un lourd parfum de rose masquait la puanteur des organes en putréfaction. Non, ce n’était pas le genre de dégâts qu’on pouvait mettre sur le compte d’une intervention chirurgicale, et en tout état de cause la tête semblait avoir disparu.

Il avait perdu une heure pour voir ça.

White, compatissant à son malheur, restait debout dans l’encadrement de la porte sans prêter la moindre attention au corps dépecé, étripé.

— Vous comprenez, il attendait ici pendant que je suis allé à l’hôpital. Un provincial, et un de mes meilleurs… Je les laisse toujours emporter ce qu’ils veulent. Désolé.

Tandis que White refermait la porte à clé, Ab se souvint de l’unique chose qu’il lui faudrait, indépendamment du corps. Il espéra qu’elle n’était pas partie en même temps que la tête.

Ils trouvèrent son bras gauche dans le cercueil en faux sapin, encore muni du bracelet d’identification. Il tâcha de se persuader que tant qu’il avait ce nom, il lui restait une petite chance de trouver quelque chose sur lequel l’accrocher.

White sentit son optimisme renaissant, et, sans le partager, lui prodigua des encouragements :

— Ça pourrait être pire.

Ab fronça les sourcils. Son espoir était encore trop fragile pour pouvoir être formulé.

Mais White commençait à s’éloigner doucement, porté par sa propre petite brise.

— Dites, Ab, est-ce que vous avez jamais fait du yoga ?

Ab rit.

— Vous ne m’avez pas regardé ?

— Vous avez tort. Vous seriez étonné du bien que ça pourrait vous faire. Je n’en fais pas aussi régulièrement que je le devrais, c’est ma faute, je suppose, mais ça vous met en relation avec… Eh bien, c’est difficile à expliquer.

White s’aperçut qu’il était seul dans le bureau.

— Où allez-vous ? demanda-t-il.


Le 420 de la Soixante-Cinquième Rue Est avait vu le jour sous la forme d’un immeuble « de luxe », mais comme la plupart de ses semblables il avait été morcelé à la fin du siècle dernier en un certain nombre de petits hôtels, jusque deux ou trois par étage. Ces hôtels louaient des chambres ou des portions de chambre à la semaine à des célibataires qui soit préféraient la vie d’hôtel, soit ne pouvaient obtenir un dortoir MODICUM en raison de leur statut d’étrangers. Chapel partageait sa chambre au Colton (nommé d’après l’actrice qui était censée avoir possédé la totalité des douze chambres de l’hôtel dans les années 80 et 90) avec un autre ex-détenu, mais comme Lucey se rendait au centre de récupération où il travaillait tôt le matin et passait ses soirées libres à draguer du côté des quais, les deux hommes se rencontraient rarement, et se trouvaient bien ainsi. Ce n’était pas bon marché, mais où, ailleurs, auraient-ils trouvé des conditions de vie ressemblant de façon si rassurante à celles qu’ils avaient connues à Sing-Sing, cette petitesse, cette austérité, cette absence de lumière ?

La chambre avait un faux plancher dans le style réductionniste des années 90. Lucey ne partait jamais au travail sans avoir au préalable rangé soigneusement tout le mobilier et remis le plancher en place. Quand Chapel rentrait de l’hôpital il était accueilli par un vide superbe : les murs, l’unique fenêtre que masquait un écran en papier, le plafond avec sa non moins unique lampe intégrée, le plancher ciré. La seule décoration consistait en une moulure clouée aux murs, qui arrivait maintenant, du fait du plancher surélevé, au niveau des yeux.

Il était chez lui, et là, à côté de la porte, fixée au mur par des boulons l’attendait, tranquille et splendide, sa Yamaha made in U.S.A. avec son écran de 70 cm, le meilleur modèle sur le marché sans considération de prix. (Lucey n’aimant pas la télé, Chapel supportait seul les frais de location et de raccordement au réseau.)

Chapel ne regardait pas n’importe quoi. Il se réservait pour les émissions qui lui plaisaient vraiment. Comme la première de celles-ci n’était pas diffusée avant dix heures trente, il passa les quelque deux heures d’intervalle à épousseter, à poncer, à cirer, à astiquer et d’une façon générale à soigner le sol de sa chambre tout comme pendant dix-neuf ans de sa vie il avait lavé le sol en ciment de sa cellule tous les matins et soirs. Il travailla avec l’application mécanique et pleine de gratitude d’un prêtre célébrant l’office. Plus tard, calmé, il escamoterait le plancher dissimulant son lit et s’allongerait avec le sentiment luxueux du devoir accompli, prêt à recevoir. Son corps semblerait disparaître.

Une fois la télé allumée, Chapel changeait de peau. À dix heures trente il devenait Eric Laver, le jeune avocat idéaliste, avec ses jeunes conceptions idéalistes du bien et du mal, qu’aucune épreuve, qu’aucune aventure désastreuse y compris deux mariages ratés (et depuis peu la possibilité d’un troisième) ne semblait pouvoir battre en brèche. Bien que dernièrement, depuis qu’il s’était chargé du cas Forrest… C’était TOUTE LA VÉRITÉ.

À onze heures trente, Chapel allait à la selle pendant la diffusion des actualités et des informations sportives et météorologiques.

Ensuite : AINSI VA LE MONDE, qui, animé d’un souffle plus épique, proposait aux spectateurs des personnages qui changeaient d’un jour à l’autre. Aujourd’hui, comme Bill Harper, Chapel se faisait du souci pour Moira, sa belle-fille de quatorze ans qui – comme si elle ne lui posait déjà pas assez de problèmes comme ça – venait de lui annoncer pas plus tard que mercredi dernier lors d’une discussion orageuse au petit déjeuner qu’elle était lesbienne. Par surcroît de malheur, sa femme, une fois informée de ce que Moira lui avait dit, lui avait annoncé que bien des années auparavant elle avait elle-même aimé une autre femme. Quant à l’identité de cette femme, il ne la devinait que trop bien.

Ce n’étaient pas les intrigues qui provoquaient ce processus d’identification, c’étaient les visages des acteurs, leurs voix, leurs gestes, l’aisance franche et ouverte avec laquelle ils se mouvaient. Tant qu’eux-mêmes semblaient émus par leurs problèmes imaginaires, Chapel était satisfait. Ce qu’il lui fallait, c’était le spectacle d’une émotion authentique – des yeux qui pleuraient, des poitrines qui haletaient, des lèvres qui embrassaient ou faisaient la moue ou se serraient sous le coup de l’angoisse, des voix brisées par l’émotion.

Il restait assis sur son lit, adossé à des coussins, à un mètre cinquante de l’écran, la respiration haletante, entièrement captivé par les sons et les clignotements de l’appareil, qui constituaient, bien plus que n’importe lesquelles de ses propres actions, sa vie, le pivot de sa conscience, la source de tout ce que Chapel avait jamais connu en fait de bonheur.

Un téléviseur lui avait appris à lire. Il lui avait appris à rire. Il avait enseigné jusqu’aux muscles de son visage comment exprimer la douleur, la peur, la colère, la joie. C’est un téléviseur qui lui avait appris les mots à utiliser dans toutes les situations déconcertantes de son autre vie, sa vie extérieure. Et il avait beau ne pas lire, ne pas rire, ne pas froncer les sourcils ou parler ou marcher ou faire quoi que ce fût aussi bien que ses avatars à l’écran, il faut croire qu’ils lui avaient quand même été d’un certain secours, sans quoi il n’aurait pas été là aujourd’hui à se revivifier par un retour aux sources.

Ce qu’il y cherchait, et ce qu’il y trouvait, allait beaucoup plus loin que l’art, auquel il lui était arrivé de tâter certaines fins d’après-midi et qui le laissait complètement froid. C’était le fait de retrouver, après une journée de labeur, un visage qu’il pouvait reconnaître et aimer, que ce fût le sien ou celui de quelqu’un d’autre. Ou auquel, s’il ne l’aimait pas, il portait un sentiment tout aussi fort. Et de savoir avec certitude qu’il éprouverait ces mêmes sentiments demain, et après-demain. En d’autres temps la religion avait rempli cette fonction, à savoir raconter aux gens l’histoire de leur vie, puis au bout d’un certain laps de temps, leur raconter de nouveau.

Une émission que Chapel avait suivie sur la C.B.S. avait eu un indice de popularité tellement désastreux pendant six mois d’affilée qu’elle avait fini par être annulée. Un païen converti de force à une autre religion n’aurait pas éprouvé un sentiment plus terrible de manque (en tout cas, pas avant qu’une nouvelle déité fût venue habiter les formes du dieu mort) que celui éprouvé par Chapel à l’époque tandis qu’il regardait les visages inconnus qui peuplaient l’écran de sa Yamaha pendant une heure tous les après-midi. C’était comme s’il se regardait dans une glace et n’y trouvait plus son image. Au cours du premier mois sa douleur à l’épaule était devenue tellement ineffablement plus aiguë qu’il avait été presque incapable de remplir ses fonctions au Bellevue. Puis, lentement, en la personne du jeune Dr Landry, il avait redécouvert les éléments de sa propre identité.

C’est à deux heures quarante-cinq, au beau milieu d’un spot publicitaire sur les Carnation Eggies, qu’Ab vint frapper avec force vociférations à la porte de sa chambre. Maud était sur le point de rendre visite au fils de sa belle-sœur, qui se trouvait dans le centre d’observation où l’avait placé le tribunal. Elle ne savait pas encore que le Dr Landry était officiellement chargé de soigner le petit garçon.

— Chapel, beugla Ab, je sais que tu es là, alors ouvre-moi. Sinon je défonce la porte.

La scène suivante se passait dans le bureau du Dr Landry. Il essayait de faire comprendre à Mme Hanson, celle de la semaine dernière, qu’une grande part des problèmes de sa fille trouvaient leur origine dans son propre égoïsme. Mais Mme Hanson était une Noire, et la sympathie de Chapel allait tout naturellement vers les Noirs, dont la fonction essentielle sur le plan dramatique était de rappeler aux spectateurs l’existence de l’autre monde, celui qu’ils habitaient et dans lequel ils étaient malheureux.

Maud frappait à la porte du Dr Landry : gros plan sur des doigts gantés martelant le panneau en papier.

Chapel se leva et alla ouvrir. Il n’était pas trois heures lorsque Chapel accepta, bien que sans enthousiasme, d’aider Ab à trouver un cadavre pour remplacer celui qu’il avait perdu.

3

Martinez était à son bureau lorsqu’ils avaient téléphoné de chez Macy pour lui dire de mettre le corps de la jeune Newman de côté en attendant l’arrivée de leur chauffeur. Bien qu’il sût que les chambres froides ne contenaient que trois individus de sexe mâle et d’un âge avancé, il répondit par un marmonnement vaguement consentant et se mit en devoir de remplir les deux formulaires. Il laissa un message pour Ab au numéro où l’on pouvait le joindre en cas d’urgence, puis (suivant le principe que si ça allait chier, c’était à Ab de se sortir de la merde ou de payer les pots cassés, selon le cas) il fit dire à son cousin de se faire porter pâle pour la deuxième garde, celle qui allait de deux heures à huit heures. Quand Ab rappela, Martinez fut aussi bref que comminatoire : « Rapplique illico avec tu sais quoi, sinon tu sais quoi ».

Le chauffeur de chez Macy arriva avant Ab. Martinez eut presque envie de lui dire qu’il n’y avait aucun corps à la morgue répondant au nom de Newman, Bobbi. Mais ce n’était pas dans ses habitudes de dire la vérité quand un mensonge pouvait servir, surtout dans une situation comme celle-ci, où son propre gagne-pain ainsi que celui de son cousin se trouvaient menacés. Aussi sortit-il, non sans faire mentalement un signe de croix, l’un des vieillards de sa chambre froide et le confia-t-il au chauffeur qui, avec une saine indifférence à l’égard des formalités bureaucratiques, le chargea dans sa camionnette sans soulever le drap et sans vérifier le nom qui était inscrit au dossier : NORRIS, THOMAS.

Martinez avait été bien inspiré en improvisant ce tour de passe-passe. Comme leur chauffeur était aussi coupable que le personnel de la morgue, les gens de chez Macy s’abstiendraient selon toute probabilité de faire un scandale au sujet du retard qui en résulterait. La congélation post-mortem ultra-rapide était la règle dans l’industrie cryogénique, et on n’avait rien à gagner à faire du tam-tam autour des exceptions.

Ab arriva peu avant quatre heures. Avant toute autre chose il consulta le registre des entrées. La page du 14 avril était vierge. Une tuile rarissime, mais il ne fut pas surpris.

— Rien en perspective ?

— Rien.

— C’est incroyable, dit Ab, souhaitant que ce le fût.

Le téléphone sonna.

— Ça doit être Macy, dit Martinez avec flegme en enlevant sa blouse.

— Tu ne réponds pas ?

— À toi de jouer, maintenant, p’tit père.

Martinez lui fit un grand sourire de gagnant. Ils avaient tous les deux joué, mais Ab avait perdu. Il expliqua, tandis que le téléphone sonnait toujours, par quel stratagème il avait sauvé la vie d’Ab.

Lorsque Ab décrocha, ce fut pour avoir au bout du fil le directeur de la Clinique Macy en personne, et celui-ci était à ce point emporté par son juste courroux qu’Ab aurait été incapable de comprendre de quoi il retournait s’il n’avait déjà su à quoi s’en tenir. Ab fit montre d’une bassesse et d’une incrédulité adéquates et expliqua que le préposé qui avait commis l’erreur (et il ne s’expliquait toujours pas comment cette erreur avait pu se produire) était parti pour la journée. Il assura au directeur qu’il serait sévèrement sanctionné, qu’il serait probablement renvoyé si ce n’était plus. D’un autre côté, il ne voyait pas l’intérêt qu’il y aurait à signaler l’incident à l’attention de l’Administration, qui pourrait être tentée de faire porter une partie de la responsabilité à Macy et à son chauffeur. Le directeur convint que ce n’était guère souhaitable.

— Et dès qu’il arrivera, votre chauffeur pourra prendre livraison de Mlle Newman. Je me chargerai personnellement du transfert. Et on pourra passer l’éponge sur cet incident regrettable, d’accord ?

— D’accord.

En sortant du bureau, Ab respira un bon coup et bomba le torse. Il essaya de se pénétrer de l’optimisme confiant et dynamique d’une marche de Sousa[4]. Il avait un problème. Il n’y a qu’une façon de résoudre un problème : c’est de lui faire face. Par tous les moyens disponibles.

Au point où il en était, il ne restait plus à Ab qu’un seul moyen.

Chapel attendait où Ab l’avait laissé, sur la rampe d’accès enjambant la Vingt-Neuvième Rue.

— On n’a plus le choix, dit Ab.

Chapel, si peu désireux qu’il fût de subir de nouveau les foudres d’Ab (il s’était presque fait étrangler un jour), se sentit obligé d’élever une dernière protestation symbolique.

— Je le ferai, murmura-t-il, mais c’est un meurtre.

— Oh ! non, – répondit Ab avec assurance, car il se sentait tout à fait à l’aise sur ce chapitre – Aider à mourir n’est pas un meurtre.


Le 2 avril 1956, l’hôpital Bellevue de New York n’enregistra pas un seul décès, ce qui constituait une statistique si rare, qu’elle fit l’objet d’un entrefilet dans tous les quotidiens de la ville, et à l’époque il y en avait un nombre considérable. Dans les soixante-six années qui s’étaient écoulées depuis, il n’y avait plus eu une seule journée sans décès au Bellevue, malgré le fait que par deux fois il s’en était fallu de peu.

À cinq heures de l’après-midi le 14 avril 2022, l’ordinateur de bureau municipal installé au Times fit paraître une note « à suivre » signalant qu’à cette heure son antenne au Bellevue n’avait pas transmis la moindre annonce de décès à l’administration centrale. Une photocopie de l’article de 1956 accompagnait la note.

Joëlle Beck posa son exemplaire de Tendres Boutons, qui devenait franchement incompréhensible, et considéra l’intérêt que pouvait présenter ce non-événement sur le plan humain. Cela faisait des heures qu’elle était de permanence et c’était la première nouvelle qui tombait. D’ici minuit, sans aucun doute, quelqu’un serait mort, gâchant tout l’article qu’elle aurait pu écrire. Néanmoins, entre Gertrude Stein (illusion) et la morgue de Bellevue (réalité), Joëlle opta pour cette dernière.

Elle avertit Chéri de l’endroit où elle serait. Il trouva que c’était une idée à dormir couché et lui souhaita bien du plaisir.



Avant la fin de la première décennie du XXIe siècle, le lupus erythematosis généralisé (LEG) avait remplacé le cancer comme principal responsable de la mort chez les femmes âgées de vingt à cinquante-cinq ans. Cette maladie attaque tous les systèmes principaux de l’organisme, successivement ou de front. Du point de vue pathologique, c’est pratiquement une anthologie de tout ce qui peut se détraquer dans un corps humain. Jusqu’au jour où, en 2007, le test Morgan-Imamura fut mis au point des cas de lupus avaient été diagnostiqués comme des méningites, de l’épilepsie, de la brucellose, des néphrites, de la syphilis, de la colite… La liste est sans fin.

L’étiologie du lupus est infiniment complexe et a fait l’objet de débats interminables, mais tous ceux qui l’étudient sont d’accord avec la théorie avancée par Muller et Imamura dans l’étude qui leur a valu leur premier prix Nobel : LE LEG. La maladie écologique, à savoir que le lupus représente l’auto-intoxication du genre humain dans un environnement plus hostile que jamais à l’existence de toute forme de vie. Une minorité de spécialistes alla même jusqu’à dire que la cause primordiale de la prolifération de la maladie résidait dans l’évolution parallèle de la pharmacothérapie moderne. S’il fallait en croire cette théorie, le lupus serait le prix que l’humanité aurait à payer pour la guérison de ses autres maladies.

Parmi les défenseurs éminents de la théorie dite « du jugement dernier », il y avait le Dr E. Kitaj, directeur du service de Recherche métabolique de l’hôpital Bellevue, qui présentement (tandis que Chapel attendait sa chance en regardant la télévision dans la salle de garde) attirait l’attention des assistants et des internes du paradis sur certaines caractéristiques uniques du cas de la patiente du box n° 7. Tandis que tous les tests cliniques confirmaient un diagnostic de LEG, la dégénération des fonctions rénales avait progressé d’une façon plus typique de l’hépatie lupoïde. Eu égard aux propriétés uniques que présentait son cas, le Dr Kitaj avait fait monter un rein artificiel pour Mlle Schaap, bien qu’habituellement l’utilisation de cet appareil ne fût qu’un expédient provisoire préliminaire à une transplantation. Sa vie était maintenant autant un processus mécanique qu’un processus biologique. Dans l’Alabama, le Nouveau Mexique et l’Utah, Frances Schaap aurait été considérée comme légalement décédée.

Chapel avait sommeil. Le film d’art de l’après-midi, un drame psychologique dans le monde du cirque, n’arrivait pas à le maintenir éveillé, étant donné qu’il ne pouvait jamais se concentrer sur une émission à moins d’être familiarisé avec les personnages. Ce n’était qu’en songeant à Ab, aux menaces qu’il avait proférées, à son visage congestionné par la colère, qu’il parvenait à ne pas s’assoupir.

Dans la salle, les médecins étaient passés au box n° 6 et écoutaient avec des sourires tolérants Mme Harrison plaisanter sur sa colotomie.

Le nouveau spot publicitaire Ford passa à la télévision, comme un vieil ami appelant Chapel par son nom. Une fille conduisait un coupé Empire le long d’une route bordée de champs de céréales s’étendant à perte de vue. Ab avait dit, qui disait souvent les choses uniquement par amour du paradoxe, que les publicités étaient fréquemment meilleures que les émissions.

Ils finirent par quitter tous ensemble la salle des femmes et se diriger vers celle des hommes en laissant les rideaux tirés autour du box n° 7. Frances Schaap dormait. Le petit voyant rouge de l’appareil clignotait comme un jet survolant la ville de nuit.

Après avoir consulté le croquis qu’Ab avait fait à la va-vite sur le dos d’un formulaire de transfert, Chapel trouva le bouton réglant la pression du sang dans la veine porte. Il le tourna vers la gauche jusqu’à ce qu’il se bloque. L’aiguille du cadran situé sous le bouton et portant l’inscription P/P passa lentement de 35 à 40, à 50. À 60.

À 65.

Il remit le bouton sur sa position initiale. L’aiguille frémit : la veine porte avait éclaté.

Frances Schaap se réveilla. Elle leva une main frêle et étonnée à ses lèvres : elles souriaient !

— Docteur, dit-elle plaisamment. Oh ! je me sens…

La main retomba sur le drap.

Chapel évita son regard. Il tourna de nouveau le bouton, qui ne différait en rien, fondamentalement, de ceux qui équipaient sa propre Yamaha. L’aiguille reprit sa progression vers la droite : 50. 55.

— … Tellement mieux maintenant.

60. 65.

— Merci.

70.


— J’espère, monsieur Holt, que vous ne me laisserez pas vous déranger dans votre travail, dit Joëlle Beck avec une sollicitude aussi candide que peu sincère. À moins que ce ne soit déjà fait.

Ab y réfléchit à deux fois avant de répondre par l’affirmative. Au début il avait cru qu’elle était un détective privé que Macy avait engagé pour lui tirer les vers du nez, mais son histoire d’ordinateur comptabilisant les déclarations de décès et l’envoyant ici n’était pas le genre de choses qu’on aurait pu inventer. Le fait qu’elle travaillait pour le Times était tout aussi fâcheux – plus fâcheux, peut-être.

— Dites-le-moi franchement, insista-t-elle.

S’il répondait oui, qu’il avait du travail, elle demanderait à le suivre pour voir comment les choses se passaient. S’il disait non, elle continuerait à lui casser les pieds avec ses maudites questions. S’il n’avait pas été sûr qu’elle se serait plainte à qui de droit (c’était le genre à ça, il le sentait) il lui aurait dit d’aller se faire voir ailleurs.

— Oh ! je ne sais pas, répondit-il prudemment. N’est-ce pas plutôt moi qui vous empêche de travailler ?

— Comment ça ?

— Comme je vous l’ai expliqué, il y a une femme au dix-huitième qui est sur le point de mourir. Ce n’est plus qu’une question de minutes ; j’attends leur appel.

— Il y a une demi-heure vous disiez que ça ne prendrait pas un quart d’heure, et vous attendez toujours. Peut-être que les médecins l’ont sauvée in extremis. Ce serait merveilleux, non ?

— Quelqu’un va mourir d’ici minuit, inévitablement.

— Suivant le même raisonnement quelqu’un aurait déjà dû mourir à l’heure actuelle, et pourtant personne n’est mort.

Ab était trop énervé pour rester diplomate.

— Écoutez, ma petite dame, vous perdez votre temps. C’est aussi simple que ça.

— Ce ne sera pas la première fois, répondit affablement Joëlle Beck. On peut presque dire que je ne suis payée que pour cela.

Elle enleva le magnétophone qu’elle portait en bandoulière.

— Si vous vouliez bien répondre encore à une ou deux questions, me dire plus précisément en quoi consiste votre travail, on trouverait peut-être le point de départ d’un article plus général. Et si vous recevez votre appel, je pourrai monter avec vous et regarder par-dessus votre épaule.

— Mais qui est-ce que ça peut intéresser ?

Avec une stupéfaction grandissante Ab s’apercevait qu’au lieu de réfuter ses arguments, elle n’en tenait purement et simplement aucun compte.

Tandis que Joëlle Beck expliquait la fascination intrinsèque que les lecteurs du Times éprouvaient pour la mort (non pas une fascination morbide mais une réaction humaine universelle à un phénomène humain universel), Chapel appela.

Il avait fait ce qu’Ab lui avait dit de faire.

— Oui, et alors ?

Ça avait marché comme prévu.

— C’est officiel ?

Non, ça ne l’était pas encore. Il n’y avait personne dans le service.

— Tu ne pourrais pas, euh, le signaler à l’attention de quelqu’un qui pourrait rendre la chose officielle ?

La femme du Times allait et venait dans la morgue en tripotant les choses et en faisait semblant de ne pas écouter. Ab avait le sentiment qu’elle pouvait lire à travers ses généralités. Sa première confession avait été le même genre de cauchemar, avec cette certitude que tous ses camarades de classe alignés devant le confessionnal avaient entendu les aveux que lui avait extorqués le prêtre. Si elle n’avait pas été là il aurait pu faire pression sur Chapel pour qu’il…

Il avait raccroché. Ce n’était pas plus mal.

— C’était votre appel ? demanda-t-elle.

— Non. Ça n’avait rien à voir. Une affaire personnelle.

Elle reprit son feu roulant de questions sur les incinérateurs, et est-ce que des membres de la famille assistaient jamais à l’opération, et combien de temps ça prenait, jusqu’à ce qu’elle fût interrompue par un appel de la réception disant qu’il y avait un chauffeur de Macy qui essayait de faire entrer un cadavre à l’hôpital et est-ce qu’ils devaient le laisser passer ?

— Retenez-le, j’arrive.

— C’était votre appel, dit Joëlle Beck, sincèrement désappointée.

— Mm. Je reviens tout de suite.

Le chauffeur, dans tous ses états, entama une histoire confuse sur la raison de son retard.

— Ça, mon vieux, c’est ton problème, pas le mien. Mais de toute façon ne t’occupe pas de ça. Il y une journaliste du Times dans mon bureau…

— Je le savais, dit le chauffeur. Ça vous suffit pas que je me fasse vider. Maintenant vous avez trouvé le moyen…

— Écoute-moi, connard. Ça n’a rien à voir avec l’affaire Newman, et si tu fais gaffe elle ne se doutera de rien – Il lui expliqua l’histoire de l’ordinateur municipal – Alors on veut pas qu’elle flaire un truc pas catholique, tu piges ? Or ça pourrait lui arriver si elle te voyait arriver à la morgue avec un corps et repartir avec un autre.

— Ouais, mais… – Le chauffeur s’agrippa au fil de sa pensée comme à un chapeau qu’une rafale de vent aurait menacé de faire s’envoler. – Mais ils vont me faire la peau chez Macy si je ne reviens pas avec le corps de la Newman ! Déjà que j’ai un retard fou à cause de ces fichus…

— Tu vas l’avoir, ton corps. Tu les emporteras tous les deux, quitte à revenir plus tard pour rapporter l’autre. Mais en attendant, l’important…

Il sentit la main de la journaliste sur son épaule, suave comme un sourire.

— Je me disais bien que vous ne deviez pas être loin. Il y a eu un coup de fil pour vous, et je crains que vous n’ayez eu raison : Il s’agissait d’une certaine Mlle Schaap, laquelle est décédée. C’est bien d’elle que vous parliez ?

Laquelle ! pensa Ab avec une soudaine flambée de haine à l’encontre du Times et de sa bande de pseudo-intellectuels. Laquelle !

Le chauffeur de Macy s’éloignait en direction de son chariot.

Et c’est alors qu’Ab eut la révélation de son plan de salut, d’un seul coup, avec netteté et précision, comme un grand artiste doit avoir la révélation de son chef-d’œuvre.

— Bob ! cria-t-il. Attends une minute !

Le chauffeur se retourna à demi, la tête penchée de côté, un sourcil relevé : Qui, moi ?

— Bob, je voudrais te présenter, euh…

— Joëlle Beck.

— Oui. Joëlle voici Bob, euh, Bob Newman.

En fait, il s’appelait Samuel Blake. Ab n’avait guère la mémoire des noms.

Samuel Blake et Joëlle Beck échangèrent une poignée de main.

— Bob travaille comme chauffeur pour la clinique Macy, la clinique Steven Jay Mandell. – Il posa une main sur l’épaule de Blake, l’autre sur celle de Beck. Elle parut remarquer son moignon pour la première fois et ne put réprimer un frisson. – Est-ce que vous vous y connaissez en cryogénie, Mademoiselle euh ?

— Beck. Non, on ne peut pas dire.

— Mandell a été le premier New Yorkais à se faire congeler. Bob pourrait vous en parler pendant des heures, une histoire fantastique.

Il les pilota le long du couloir jusqu’à la morgue.

— Si Bob est ici en ce moment, c’est à cause du corps qu’ils ont, euh. – Il se souvint trop tard qu’on ne devait jamais employer le mot corps devant des gens de l’extérieur. – À cause de Mlle Schaap, je veux dire. Laquelle – ajouta-t-il en appuyant fielleusement sur ce mot –, avait contracté une assurance auprès de la clinique de Bob.

Ab serra l’épaule du chauffeur en guise de clin d’œil.

— Chaque fois que c’est possible, voyez-vous, nous avertissons la clinique pour qu’ils puissent avoir quelqu’un sur place à la minute même où leur client succombe. Comme ça il n’y a pas une minute de perdue, pas vrai, Bob ?

Le chauffeur, cheminant lentement vers la perche que lui tendait Ab, hocha la tête.

Ab ouvrit la porte de son bureau et les fit entrer.

— Alors pendant que je serai en haut, vous devriez en profiter pour bavarder avec Bob, mademoiselle Beck. Bob a un tas d’histoires incroyables qu’il pourra vous raconter, mais vous devrez faire vite. Parce que dès que j’aurai descendu le corps… – Ab posa sur le chauffeur un regard lourd de sous-entendus – … Bob devra partir.

Ce ne fut pas plus compliqué que ça. Les deux personnes dont la curiosité ou l’impatience auraient pu compromettre la substitution étaient maintenant cramponnées l’une à l’autre comme deux pièges métalliques, mâchoire contre mâchoire.


Il n’avait pas pensé au problème de l’ascenseur. Pendant ses propres heures de garde il y avait rarement des embouteillages. Quand cela se produisait, les chariots descendant à la morgue passaient en dernier. À six heures et quart, lorsque finalement il prit réception de la Schaap, tous les ascenseurs s’arrêtant au dix-huitième étaient pleins de gens qui étaient montés au dernier étage afin de descendre au rez-de-chaussée. Il pouvait se passer une heure avant qu’Ab et son chariot ne trouvent de la place, et le chauffeur de Macy n’allait pas accepter d’attendre si longtemps sans broncher.

Il attendit que le hall soit vide, puis saisit le cadavre à bras le corps et le souleva du chariot. Il avait beau n’être guère plus lourd que son petit Beno, Ab soufflait déjà comme un phoque avant même d’avoir atteint le palier du douzième. À mi-chemin entre le cinquième et le quatrième, ses jambes le lâchèrent. (Elles l’avaient averti, mais il avait refusé de croire qu’il avait pu se ramollir à ce point.) Il s’écroula sans lâcher le corps qu’il tenait dans ses bras.

Un jeune homme blond habillé d’un peignoir rayé dix fois trop petit l’aida à se relever. Une fois Ab rétabli en position assise, le jeune homme tendit une main secourable à Frances Schaap. Reprenant ses esprits, Ab expliqua que ce n’était qu’un cadavre.

— Hou-laaa ! L’espace d’un moment, j’ai cru… – Il rit jaune en pensant à ce qu’il avait cru.

Ab palpa le corps ici et là et fit bouger les membres dans diverses directions pour tâcher d’évaluer les dégâts. Sans le déshabiller, c’était difficile.

— Et vous-même ? demanda le jeune homme en récupérant la cigarette allumée qu’il avait posée sur une marche en contrebas.

— Ça va, merci.

Il remit le drap, souleva le corps et se remit en route. Sur le palier du troisième étage, il pensa tout à coup à crier un merci au jeune homme qui l’avait aidé.

Plus tard, pendant les heures de visite, Ray dit à son ami Charlie, qui lui avait apporté de nouvelles cassettes du magasin où il travaillait :

— C’est incroyable les trucs qu’on peut voir dans cet hôpital.

— Quoi, par exemple ?

— Eh bien, si je te le disais, tu ne me croirais pas.

Après quoi il gâcha tout son effet en essayant de se coucher sur le flanc. Il avait oublié que ça lui était interdit.

— Comment te sens-tu ? lui demanda Charlie une fois que Ray eut fini de gémir et de faire tout son cinéma. Je veux dire, en général.

— Mieux, d’après le médecin, mais je ne peux toujours pas pisser tout seul.

Il décrivit l’opération du cathéter, et la pitié que lui inspirait son propre sort lui fit oublier Ab Holt, mais plus tard, seul et incapable de trouver le sommeil (son voisin faisait un bruit de bulles), il ne put s’empêcher de penser à la jeune fille morte, à la façon dont il l’avait relevée, au visage abîmé et aux mains frêles et inertes, et à la façon dont le préposé bedonnant de la morgue avait testé ses bras et ses jambes l’un après l’autre pour voir s’il avait cassé quelque chose.


Joëlle avait décidé qu’il n’y avait rien pour elle à la morgue, maintenant que la journée avait fourni son unique décès pour annuler le non-événement. Elle téléphona au bureau, mais ni Chéri ni l’ordinateur ne purent lui fournir la moindre suggestion.

Elle se demanda pour combien de temps elle en avait avant qu’ils ne la licencient. Peut-être pensaient-ils qu’elle deviendrait tellement démoralisée à force d’assurer des permanences qu’elle démissionnerait sans leur faire une scène.

De l’intérêt sur le plan humain : À coup sûr elle devait pouvoir trouver quelque part dans ce labyrinthe la matière d’un article répondant à cette condition. Mais où qu’elle posât les yeux, son regard ne rencontrait que des surfaces lisses, rébarbatives : six fauteuils roulants identiques alignés contre un mur. Un nom de médecin écrit sur une porte. Les odeurs. Le côté minable de tout ça. Dans les hôpitaux plus chics, du genre de ceux qu’on aurait fréquentés dans sa famille, la réalité brutale de la précarité humaine était atténuée par un vernis de billets de banque. Chaque fois qu’elle était confrontée, comme aujourd’hui, à la réalité béante et sanguinolente, son premier réflexe était de détourner les yeux, et non pas, comme le ferait une vraie journaliste, de regarder la chose de plus près et même d’y fourrer son doigt. Vraiment, ils étaient mille fois fondés à la mettre à la porte.

Le long d’un des couloirs du labyrinthe, des appliques en fer sortaient des murs à intervalles réguliers. Des becs de gaz ? Oui, à en juger d’après la façon dont leur extrémité, disparaissant sous de multiples couches de peinture blanche, allait en se rétrécissant. Ils devaient remonter au XIXe siècle. Elle sentit une imperceptible titillation mentale.

Mais non, c’était là un fil trop ténu pour qu’on pût songer y accrocher un article. Typiquement le genre de détail précieux qu’on remarquait quand on avait les yeux détournés.

Elle s’approcha d’une porte portant l’inscription : « Volontaires ». Comme cela avait une résonance plutôt prometteuse, sur le plan humain, elle frappa. Elle n’obtint aucune réponse, mais la porte n’était pas fermée à clé. Elle entra dans une malheureuse petite pièce dont le mobilier consistait en tout et pour tout en un classeur métallique à tiroirs. Il contenait un amas de formulaires ronéotypés jaunissant et disparates, ainsi qu’une machine à faire du Kafé.

Elle tira sur la cordelette commandant l’orientation du store vénitien. Les lames poussiéreuses s’ouvrirent de mauvaise grâce. À une douzaine de mètres de là, des voitures passaient à toute allure sur le niveau supérieur de l’East Side Highway. Immédiatement, le chuintement provoqué par leur passage se détacha du bourdonnement confus qui lui emplissait les oreilles.

Sous la voie express, une tranche huileuse de fleuve s’assombrissait au fur et à mesure que s’assombrissait le ciel printanier, et encore plus bas un deuxième flot de voitures fonçait vers le sud.

Elle leva le store et essaya d’ouvrir la fenêtre. Elle y parvint sans difficulté. Une brise joua avec les extrémités du foulard qu’elle avait noué dans ses cheveux.

Là, à sept ou huit mètres à peine en contrebas, il y avait son article, le sujet absolument parfait : dans un triangle formé par une bretelle d’accès à la voie express, l’immeuble dans lequel elle se trouvait, et un bâtiment plus récent dans le style osseux des années 70, il y avait le plus adorable terrain vague qu’il lui avait jamais été donné de voir, un parfait petit jardin envahi d’herbes folles. C’était un symbole : de la Vie repoussant parmi les décombres du monde moderne, de l’Espoir…

Non, c’était un peu facile comme parallèle. Mais un sens, un murmure lui parvenait de ce triangle d’herbes folles (elle se demanda comment elles pouvaient s’appeler ; à la bibliothèque il devait y avoir un livre…), comme parfois dans Tendres Boutons l’association incongrue de deux mots usuels engendrait des étincelles similaires, aux confins extrêmes de l’intelligible. Comme par exemple :

Un usage élégant de la verdure et de la grâce et un petit morceau de tissu blanc avec de l’huile.

Ou encore, plus puissamment : Une agitation aveugle est virile et extrême.

4

Le cirrus habituel à l’horizon de sa douleur s’était transformé en un cumulo-nimbus. Allongé sans dormir dans un box désaffecté de l’annexe du service des urgences, il fixait l’ampoule rouge au-dessus de la porte en essayant de chasser la douleur par la seule force de sa concentration. Elle persistait et s’étoffait, non seulement dans son épaule mais parfois jusque dans ses doigts ou ses genoux, moins une douleur que la virtualité de la douleur, un tintement lointain et insistant résonnant dans sa tête comme des coups de téléphone venant de quelque impossible continent perdu, une Amérique du Sud pleine de nouvelles catastrophiques.

C’est le manque de sommeil, se dit-il, le fait d’avoir une explication étant en soi réconfortant. Même cet état de veille forcé aurait été supportable s’il avait pu se remplir la tête d’autre chose que ses propres pensées – une émission, un jeu de dames, une conversation, son boulot…

Son boulot ? Il était presque l’heure de prendre son service. Une fois fixé, il n’avait plus qu’à s’éperonner pour l’atteindre. Se lever : ça, il pouvait. Se diriger vers la porte : c’était possible, bien qu’il se méfiât de ses jambes arythmiques. L’ouvrir : il le fit.

La lumière crue du service des urgences illumina chaque banalité avec une netteté soudaine et impitoyable, comme s’il le voyait dans toute sa nudité, les chairs à vif, dépouillé de sa peau pour révéler les veines et les muscles. Il voulait retourner dans l’obscurité et ressortir pour trouver l’univers quotidien dont il se souvenait.

Pour atteindre la porte de sortie il dut contourner les corps de deux individus morts pendant leur transport à l’hôpital, neutres et anonymes sous leurs draps. Le service des urgences recevait bien sûr plus de cadavres que de patients proprement dits – c’était par là que la grande ville perdait son sang. Le souvenir des défunts durait à peu près aussi longtemps qu’une bonne chemise, du genre de celles qu’il achetait avant d’aller en prison.

Une douleur apparut au bas de son dos, prit l’ascenseur de sa colonne vertébrale, et sortit un peu plus haut. Campé dans l’encadrement de la porte (des gouttes de sueur perlaient sur son crâne rasé et coulaient en zigzag jusque dans son cou) il attendit le retour de la douleur, mais il ne restait plus rien que le lointain dring-dring-dring auquel il refusait de répondre.

Il se hâta de gagner la salle de garde avant qu’une nouvelle catastrophe ne pût s’abattre sur lui. Une fois qu’il eut pointé, il se sentit protégé. Il fit même tournoyer son bras gauche comme pour invoquer le démon de sa douleur habituelle.

Steinberg leva les yeux de ses mots croisés.

— Il y a quelque chose qui ne va pas ?

Chapel se figea sur place. Abstraction faite de la muflerie quotidienne qu’exige toute position d’autorité, Steinberg n’adressait jamais la parole à ses subordonnés. Par timidité, disait-elle.

— Vous n’avez pas l’air bien.

Chapel étudia le mot croisé sans mots du carrelage, répéta, quoique en silence, son explication : il n’avait pas dormi. À l’intérieur de lui-même un minuscule insecte de colère sortit de son œuf et se mit à bourdonner contre cette femme qui le dévisageait bien qu’elle n’en eût pas le droit, puisqu’elle n’était pas à proprement parler son supérieur hiérarchique. Le regardait-elle toujours ? Il refusait de lever les yeux.

Ses pieds reposaient côte à côte sur le carrelage, enserrés, emprisonnés dans des chaussures à six dollars, déformés, inertes. Un jour, il avait été à la plage avec une femme et s’était promené pieds nus dans la poussière chaude et scintillante. Les pieds de sa compagne étaient aussi laids que les siens, mais… Il serra les genoux et les recouvrit de ses mains en essayant de chasser le souvenir de… mais la douleur sourdait d’endroits cachés à l’intérieur de son corps sous forme de minuscules gouttelettes prémonitoires.

Steinberg lui tendit une fiche. Un patient de la salle M était transféré à un bloc opératoire du cinquième étage.

— Et au trot, ajouta-t-elle tandis qu’il quittait la pièce.

Derrière son chariot il perdait complètement le sens de sa propre vitesse, qu’elle fût lente ou rapide. Il suivit avec inquiétude la façon dont ce muscle, puis cet autre, tiraillait et se raidissait, la façon dont la cuisse droite puis la cuisse gauche se soulevait, la façon dont les pieds, dans leurs lourdes chaussures, tombaient sur le sol dur sans plus de souplesse que des lames de patins à glace.

Il avait rêvé de la décapiter. Il l’avait souvent vu faire à la télé. Nuit après nuit ils restaient étendus côte à côte, tous deux insomniaques mais n’échangeant jamais une parole, et il rêvait de l’énorme lame d’acier tombant de toute sa superbe hauteur et séparant la tête du corps, jusqu’à ce que cette image mille fois imaginée se mêlât au zoom zim zoom des voitures passant sur la voie express en contrebas, et il s’endormait.

Le garçon de la salle M s’installa sur le chariot sans son aide. Il était couleur café au lait, tout en muscles et en nerfs et en terreur volubile. Chapel avait des formules toutes prêtes pour ce genre de patient.

Ça commençait par :

— Vous êtes un grand, vous, dites donc.

— Non, vous inversez le problème ; c’est votre chariot qui est trop court.

— Blague à part, vous mesurez combien ? Un mètre quatre-vingt-sept, par là ?

— Quatre-vingt-douze.

— Ha, ha, fit Chapel en arrivant à son astuce-maison, vous pourriez pas me passer quelques centimètres ? Ça m’arrangerait. (Chapel mesurait un mètre soixante-dix, talons compris.)

D’habitude ils riaient avec lui, mais celui-ci avait de la repartie :

— Eh ben, vous n’avez qu’à leur demander, là-haut, et peut-être qu’ils vous arrangeront ça.

— Quoi ?

— Les chirurgiens – ils feront bien ça pour vous !

Le jeune homme rit de ce qui était maintenant devenu sa plaisanterie, tandis que Chapel se réfugiait dans un silence blessé.

« Arnold Chapel, dit une voix à la sono. Veuillez retourner par le couloir K jusqu’au palier d’ascenseurs K. Arnold Chapel, veuillez retourner par le couloir K jusqu’au palier d’ascenseurs K. »

Docilement, il fit faire demi-tour à son chariot et repartit en direction du palier K. Son insigne d’identification avait déclenché le système de contrôle automatique de la circulation. Cela faisait des années que l’ordinateur n’avait pas eu à le rappeler à l’ordre publiquement.

Il poussa le chariot dans l’ascenseur. Pendant la montée, le garçon raconta derechef sa plaisanterie sur la taille de Chapel à une élève-infirmière.

L’ascenseur dit : « Cinq. »

Chapel sortit en poussant le chariot. Et maintenant, à droite ou à gauche ? Il n’arrivait pas à se souvenir.

Il n’arrivait pas à respirer.

— Eh, ça ne va pas ? demanda le jeune homme.

— Il faut que je…

Il leva une main à ses lèvres. Tout ce qu’il regardait semblait être à angle droit avec tout le reste, comme l’intérieur d’une gigantesque machine. Il lâcha le chariot.

— Vous ne vous sentez pas bien ?

Il faisait basculer ses jambes sur le côté.

Chapel s’en alla en courant le long du couloir… Comme il se dirigeait vers le bloc opératoire vers lequel son patient était transféré, le système de contrôle de la circulation ne le corrigea pas. Chaque fois qu’il prenait une inspiration il sentait des centaines de petites aiguilles hypodermiques lui rentrer dans la poitrine et crever ses poumons.

— Eh ! cria un médecin. Eh là !

Il s’engouffra dans un autre couloir et tomba, aussi providentiellement que s’il avait été téléguidé jusqu’à leur porte, sur des toilettes réservées au personnel. La pièce était baignée d’une douce lumière bleutée.

Il entra dans l’un des cabinets et ferma la porte derrière lui ; une vieille porte en bois sombre, verrouillée. Il s’agenouilla devant la cuvette blanche dans laquelle une pellicule d’eau courait en formant des dessins électriques et changeants. Il plongea ses doigts dans la cuvette et humecta son front d’eau fraîche. Tout s’évanouit comme par enchantement – la colère, la douleur, la pitié, tous les sentiments dont il avait jamais entendu parler ou qu’il avait jamais vus interprétés. Il s’était toujours attendu, et préparé, à recevoir quelque rétribution finale, une décharge de chevrotines au bout du long corridor blanc de la vie. C’était un tel soulagement de constater qu’il s’était trompé.

Le médecin – ou était-ce le garçon qu’il emmenait au bloc opératoire ? – était entré dans les toilettes et frappait à la porte en bois. À ce moment précis, comme s’il attendait ce signal, il vomit dans la cuvette. De longs filets de sang se mêlaient à la nourriture à moitié digérée.

Il se releva, actionna sa fermeture Éclair, et ouvrit la porte. C’était le garçon, pas le médecin.

— Ça va mieux, dit-il.

— Vous êtes sûr ?

— Oui, oui, je me sens très bien.

Le garçon remonta sur son chariot, qu’il avait poussé lui-même jusque-là, et Chapel le véhicula le long du couloir jusqu’au bloc opératoire.


Ab le sentait dans ses bras et dans ses mains, une veine de pendu, comme si chaque fois qu’il se penchait en avant pour retourner une carte ses doigts pouvaient lire à travers le plastique si c’était ou si ce n’était pas le carreau qu’il lui fallait pour faire son flush.

Ça ne l’était pas.

Ça ne l’était pas.

Ça ne l’était pas.

En fin de compte, sa veine de pendu ne devait lui être d’aucun secours. Martinez rafla la mise avec un full.

Comme il avait perdu autant de sang qu’il pouvait confortablement se le permettre, il passa la main et pendant les parties suivantes il grignota des Nibblies en bavardant avec l’ornement de l’établissement, qui faisait également office de croupier. D’après ce qu’on racontait, elle était copropriétaire du club pour un tiers, mais se pouvait-il, bête comme elle l’était ? C’était un véritable approbateur automatique ; elle répondait invariablement oui à tout ce que disait Ab. En revanche elle avait de jolis petits nichons, toujours moites et collant à son chemisier.

Martinez se retira du jeu après sa troisième carte seulement et rejoignit Ab au bar.

— Comment t’as fait, veinard ? demanda-t-il, moqueur.

— Oh ! ça va. J’avais pris un bon départ.

— J’ai déjà entendu ce refrain quelque part.

— T’as peur de quoi, que je ne te paie pas ce que je te dois ?

— Je n’ai pas peur, je n’ai pas peur.

Il laissa tomber un billet de cinq sur le comptoir et commanda trois sangrias, une pour le gros gagnant, une pour le gros perdant, et une pour la plus jolie et la plus prospère des femmes d’affaires de West Houston, après quoi ils sortirent dans la chaleur et la puanteur.

— Envie de tirer un coup ? demanda Martinez.

— Avec quoi ? s’enquit Ab.

— Je t’invite. Si j’avais perdu ce que tu viens de perdre, t’en ferais autant pour moi.

C’était doublement agaçant : 1° parce que dans le pire des cas, Martinez, qui entrecoupait un jeu terne et prudent de bluffs insensés, sauvait sa mise, et 2° parce que c’était faux – Ab n’en aurait pas fait autant, ni pour lui ni pour personne. D’un autre côté il avait faim d’autre chose que ce qu’il trouverait au frigo en rentrant.

— Alors d’ac.

— On y va à pied ?

Sept heures du soir, le dernier mercredi de mai. C’était le jour de congé de Martinez, tandis qu’Ab vivait simplement sa vie entre deux gardes à l’aide de quelques pilules vertes fort secourables.

Chaque fois qu’ils traversaient une des rues transversales qui coupaient la ville dans le sens de la largeur (et qui portaient ici des noms et non des numéros), l’œil rond du soleil avait sombré d’un degré vers le bleu de Jersey City. Ils s’arrêtèrent pour boire une bière dans la station de métro de Canal Street. Le pincement provoqué par les pertes de la journée commença à s’estomper et la lune de la prochaine fois monta au firmament. Lorsqu’ils ressortirent, il faisait entre chien et loup, et la vraie lune leur faisait des signes dans le ciel. Ils étaient combien maintenant, là-haut ? Soixante-quinze ?

Un jet passa à basse altitude au-dessus du parc, clignotant un rythme syncopé de rouge, rouge, vert, rouge du bout des ailes et de la queue. Ab se demanda si Milly était à bord. Devait-elle rentrer ce soir ?

— Il faut voir la chose du bon côté, Ab, disait Martinez. Tu n’as qu’à te dire que tu paies encore la note pour ton coup de pot du mois dernier.

Il dut réfléchir, et ensuite il dut demander :

— Quel coup de pot du mois dernier ?

— L’échange. Merde, je croyais vraiment qu’aucun de nous n’allait se tirer de ce merdier-là sans y laisser des plumes.

— Ah ! ça. – Il tâta le souvenir de la chose avec circonspection, sans trop savoir si la plaie s’était cicatrisée. – On peut dire que ça a été à un poil. – Un rire, qui n’avait pas l’air trop jaune. La plaie s’était cicatrisée. Il poursuivit sur sa lancée. – Pourtant il y a eu un moment à la fin où j’ai cru que j’avais tout foutu par terre. Tu sais, j’avais le bracelet d’identification du premier corps, comment-qu’elle-s’appelait-déjà ? C’était la seule chose que j’avais réussi à récupérer chez ce connard de White…

— Fumier de White, approuva Martinez.

— Ouais, mais tu comprends j’étais tellement paniqué après m’être foutu en l’air dans l’escalier que j’ai oublié de les permuter, les deux bracelets. Alors j’ai laissé partir le corps de la Schaap tel quel.

— Oh ! vingt dieux, c’aurait été le bouquet !

— Je m’en suis souvenu juste à temps. J’ai rattrapé le chauffeur au moment où il allait partir et je lui ai raconté une histoire comme quoi on imprime des bracelets différents suivant que le corps part aux congélateurs ou qu’il passe à l’incinérateur.

— Et ça a marché ?

Ab haussa les épaules.

— Il n’a pas cherché à discuter.

— Tu ne crois pas qu’il s’est jamais douté de ce qui s’est passé ce jour-là ?

— Ce type-là ? Il est aussi con que Chapel.

— Ouais, justement, et Chapel ?

Si Ab s’était trahi, pensa Martinez, c’était bien là.

— Quoi, et Chapel ?

— Tu m’as dit que tu allais le dédommager. Tu l’as fait ?

Ab essaya de trouver de la salive dans sa bouche.

— T’en fais pas pour ça, je l’ai dédommagé.

Puis, faute de salive, il lâcha :

— Putain de merde.

Martinez attendit.

— Je lui ai proposé cent dollars. Franco. Tu sais ce qu’il voulait, ce pauvre couillon ?

— Cinq cents ?

— Rien ! Pas un cent. Il en a même fait toute une histoire. Voulait pas se salir les mains, je suppose. Monsieur ne trouvait pas mon pognon assez bon pour lui.

— Et alors ?

— Alors on a trouvé un compromis. Il a pris cinquante. – Ab fit une grimace comique.

Martinez éclata de rire.

— En tout cas, t’as eu un pot de cocu, c’est tout ce que je peux dire. De cocu.

Ils longèrent l’ancien poste de police en silence. Malgré les pilules vertes, Ab se sentait perdre de l’altitude, quoique tout doucement. Il entra dans un nuage rose de philosophie.

— Eh, Martinez, ça t’est jamais arrivé de penser à tout ça ? La congélation, je veux dire.

— Sûr, que j’y ai pensé. J’ai pensé que tout ça c’est des foutaises.

— Tu crois qu’ils n’ont pas la moindre chance d’être jamais ressuscités ?

— Bien sûr que non. Tu n’as pas vu ce documentaire qui a causé un foin terrible et pour lequel ils font un procès à la N.B.C. ? Non, leur congélation n’arrête rien ; ça ne fait que ralentir les choses. Ils finiront tous par n’être plus que des glaçons et rien d’autre. Autant essayer de les reconstituer à partir de la fumée qui sort des fours.

— Mais si la science atteignait un niveau qui… Oh ! je n’en sais rien. C’est compliqué par un tas de choses.

— Est-ce que par hasard tu envisagerais de prendre une de leurs assurances à la con ? Ab, pour l’amour de Dieu, je te croyais plus malin que ça. L’autre jour Lottie m’a entrepris là-dessus, et le pognon qu’ils demandent… – Il roula des yeux effarés. – C’est pas dans nos prix, tu peux me croire.

— C’est pas à ça que je pensais du tout.

— Alors ? À quoi ? Je ne suis pas télépathe.

— Je me disais, si jamais ils trouvent un moyen de les ranimer, et s’ils trouvent un remède au lupus et tout ça, eh bien, qu’est-ce que ça donnerait s’ils ressuscitaient ?

— Qui ça, la Schaap ?

— Ouais. Tu ne trouves pas que ce serait dingue ? Qu’est-ce qu’elle se dirait ?

— Ouais, quelle blague.

— Non, sérieusement.

— Je ne vois pas où tu veux en venir, sérieusement.

Ab essaya d’expliquer, mais lui-même ne voyait plus très bien où il voulait en venir. Il imaginait tellement bien la scène : la fille, sa peau redevenue lisse, étendue sur une table de marbre blanc, respirant, mais si imperceptiblement que seul le médecin penché sur elle pouvait en être sûr. Il toucherait son visage du bout des doigts, et la fille ouvrirait les yeux, et il y aurait une expression tellement médusée…

— Si tu veux mon avis, – dit Martinez d’une voix où perçait une pointe d’irritation, car il n’aimait pas voir quelqu’un croire en une chose en laquelle lui-même ne pouvait croire, – c’est une sorte de religion, ni plus ni moins.

Comme Ab se souvenait avoir tenu des propos presque identiques à Leda, il fut à même de partager cette opinion. Ils n’étaient plus qu’à une centaine de mètres des bains, et ils avaient un meilleur usage à faire de leur imagination. Mais avant que le dernier nuage rose ne se fût entièrement dissipé, il plaça un dernier mot de philosophie.

— D’une façon ou d’une autre, Martinez, la vie continue. Tu peux dire ce que tu veux, elle continue.

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