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Première partie, Mensonges

1. La télé (2021). – Mme Hanson préférait regarder la télévision quand il y avait quelqu’un d’autre dans la pièce pour la regarder avec elle, encore que Shrimp, si l’émission traitait d’une question qu’elle prenait au sérieux – et il n’y avait aucun moyen de savoir d’un jour sur l’autre ce que cela pourrait être – était tellement exaspérée par les commentaires de sa mère que Mme Hanson laissait généralement Shrimp seule devant le poste et allait se réfugier soit dans la cuisine, soit dans sa chambre si Boz n’en avait pas pris possession pour se livrer à ses activités érotiques. Car Boz était fiancé à la fille qui habitait à l’autre bout du couloir, et comme le pauvre garçon n’avait pas un endroit dans l’appartement qui lui appartînt en propre, à l’exception d’un tiroir de la commode qu’ils avaient trouvée dans la chambre de Mme Shore, c’était le moins qu’elle pût faire de lui laisser la chambre à coucher quand elle-même ou Shrimp ne l’occupaient pas.

Avec Boz, quand il n’était pas pris par l’amour, et avec Lottie, quand elle avait suffisamment les deux pieds sur terre pour que les petits points sur sa rétine puissent former une image, elle aimait regarder les feuilletons. Ainsi va le monde, Bloc opératoire, C’est la vie ! Elle connaissait les tenants et les aboutissants de chaque tragédie, mais la vie telle qu’elle la connaissait, elle était beaucoup plus simple : la vie était un passe-temps. Pas un jeu, car cela aurait voulu dire que certains gagnaient et d’autres perdaient, et elle prenait rarement conscience de notions aussi brutales ou aussi menaçantes. C’était comme les après-midi qu’elle passait à jouer au Monopoly avec ses frères, quand elle était petite : Bien après que ses hôtels, ses maisons, ses obligations ou ses espèces se fussent envolés en fumée, ils la laissaient continuer à faire avancer son petit cuirassé sur le parcours, récoltant ses deux cents dollars ici, tombant sur Chance et Caisse de communauté là, allant en Prison et en sortant. Elle ne gagnait jamais mais elle ne pouvait pas perdre. Elle ne faisait que tourner et encore tourner. La vie.

Mais plus encore que de regarder la télé avec ses propres enfants, elle aimait la regarder avec Amparo et Mickey. Avec Mickey, surtout, car Amparo commençait déjà à regarder de haut les émissions que Mme Hanson préférait – les premiers dessins animés et les marionnettes de cinq heures et quart. Elle n’aurait pas pu dire pourquoi. Ce n’était pas seulement qu’elle prenait un plaisir un rien condescendant à voir les réactions de Mickey, car les réactions de Mickey étaient rarement visibles. À cinq ans à peine il pouvait se montrer aussi renfermé que sa mère. Il pouvait se cacher dans la baignoire pendant des heures d’affilée, puis faire une volte-face complète et pisser dans son pantalon d’excitation. Non, franchement, elle aimait ces émissions pour elles-mêmes – les prédateurs affamés et leurs proies veinardes, la dynamite bon enfant, les rochers rebondissants, les arbres qui tombaient, les cris et les culbutes, la merveilleuse évidence de toute chose. Elle n’était pas idiote, mais elle adorait voir quelqu’un avancer sur la pointe des pieds et puis tout à coup, sortant de nulle part : Vlan ! Crac ! quelque chose de colossal s’abattait sur le jeu de Monopoly et envoyait les pièces valdinguer dans toutes les directions. « Pan ! » disait Mme Hanson, et Mickey enchaînait avec « Ding-dong ! », après quoi il était saisi de gloussements incontrôlables. Pour une raison inconnue, « Ding-dong ! » était l’idée la plus hilarante du monde.

— Pan !

— Ding-dong !

Et ils se fendaient la pipe.


2. Le supermarché (2021). – C’était le meilleur moment qu’elle avait passé depuis Dieu sait quand, bien qu’il semblât dommage que rien de tout cela ne fût authentique – les rangées et les piles et les pyramides de boîtes de conserve, les adorables boîtes de lessive et de céréales – pratiquement une allée entière de chaque ! – le rayon de la crémerie, et la viande sous toutes ses formes possibles et imaginables. Le plus incroyable de tout, c’était la viande. Et puis des confiseries, et encore des confiseries, et au bout des confiseries une montagne de cigarettes au tabac. Du pain. Certaines des marques étaient encore familières, mais elle ne s’y arrêta pas et alla mettre un paquet de Wonder Bread dans son chariot à provisions. Il était à moitié plein. Juan fit avancer le chariot au rythme des mélodies à moitié audibles qui flottaient comme de la brume dans l’air du musée. Arrivés à un croisement, il bifurqua vers les légumes, mais Lottie resta sur place en feignant d’étudier l’emballage d’un deuxième pain. Fermant les yeux, elle essaya de séparer ce moment de la chaîne ininterrompue de tous les moments pour pouvoir le garder toujours, comme une poignée de cailloux qu’elle aurait ramassée sur une route de campagne et enfouie dans sa poche. Elle cueillait des détails dans leur contexte – la chanson anonyme, la consistance spongieuse du pain (oubliant pour l’instant que ce n’était pas du pain), l’onctuosité de l’emballage, le tintement des tiroirs-caisses du côté de la sortie. Il y avait des voix et des bruits de pas aussi, mais il y a toujours des voix et des bruits de pas et elle n’avait qu’en faire. La vraie magie, qu’elle ne pouvait tout simplement pas appréhender, c’était que Juan semblait heureux et intéressé et disposé à passer peut-être la journée entière avec elle.

Le problème, c’était que quand on faisait de tels efforts pour arrêter la fuite du temps, il vous filait entre les doigts et vous vous retrouviez les mains vides. Elle deviendrait sentimentale et ferait une gaffe. Juan piquerait une colère et la planterait là, comme la dernière fois, à regarder quelque échangeur d’autoroute démentiel en pleine nature. Elle remit donc le prétendu pain à sa place sur l’étagère et se rendit disponible, comme Shrimp lui reprochait toujours de n’être jamais, au soleil d’ici, de maintenant et de Juan, qui se trouvait au rayon des primeurs et jouait avec une carotte.

— Je jurerais que c’est une carotte, dit-il.

— Mais ce n’en est pas une, tu sais. Si c’était une carotte tu pourrais la manger, et alors ce ne serait pas de l’art.

(À l’entrée, pendant qu’ils attendaient un chariot, une voix leur avait expliqué ce qu’ils allaient voir et comment l’apprécier. On leur donna des informations sur les différentes entreprises qui avaient contribué au projet, sur certains produits inhabituels comme l’amidon, et sur la somme qu’aurait dû débourser un consommateur moyen pour une semaine de provisions en dollars actuels. Puis la voix les prévint que tout était du toc – les boîtes de conserve, les bouteilles, les magnifiques entrecôtes, tout, même les articles les plus réalistes – des imitations. Enfin, au cas où l’envie vous prendrait quand même de chaparder quelque chose en guise de souvenir, la voix expliqua le système d’alarme, qui fonctionnait chimiquement.)

— Touche-la, dit-il.

Elle avait exactement la consistance d’une carotte, pas fraîche fraîche, mais mangeable.

— Mais c’est du plastique ou quelque chose comme ça, insista-t-elle, fidèle à l’enregistrement du Metropolitan.

— J’te parie un dollar que c’est une carotte. Ça a une consistance de carotte, ça a une odeur de carotte…

Il la recula, la regarda, mordit dedans. Elle craqua.

C’est une carotte.

Il y eut un sentiment de désenchantement général chez ceux qui s’étaient attroupés pour regarder, comme si la réalité avait fait irruption là où elle n’avait que faire.

Un gardien s’approcha et leur intima l’ordre de quitter les lieux. Ils n’auraient même pas le droit de passer à la caisse avec les articles qu’ils avaient déjà choisis. Juan monta sur ses grands chevaux et exigea qu’on les rembourse.

— Où est le directeur de ce magasin ? cria-t-il.

Juan, l’animateur-né.

— Je veux parler au directeur.

Finalement, pour se débarrasser de lui, on leur remboursa leurs deux billets d’entrée.

Lottie avait souffert le martyre pendant tout le temps qu’avait duré la scène, mais même plus tard, dans le bar sous l’aéroport, elle ne prit pas la peine de le contredire. Juan avait raison, le gardien était un salaud et le musée méritait d’être bombardé.

Il enfonça la main dans la poche de sa veste et en extirpa la carotte.

— C’est une carotte, voulut-il savoir, ou est-ce seulement une carotte ?

Docilement, elle posa sa bière et en croqua un morceau. Ça avait un goût de plastique.


3. L’uniforme blanc (2021). – Shrimp décida de se concentrer sur la musique – plus que toute autre chose, c’était la musique qui donnait un sens à sa vie – mais elle ne pouvait penser qu’à January… Le visage de January et ses grosses mains, les paumes roses couvertes de callosités. Le cou de January, les muscles tendus fondant lentement sous les doigts de Shrimp. Ou, en sens inverse : Les épaisses cuisses de January enserrant le réservoir d’une moto, la peau noire et nue, le réservoir noir et nu, le ronflement vertigineux du moteur tournant au ralenti, attendant le feu vert, et puis alors que l’autre était encore à l’orange son rugissement tandis qu’il se ruait vers l’autoroute qui la mènerait à… Quelle destination serait bonne ? L’Alabama ? Spokane ? South St. Paul ?

Ou encore : January habillée en infirmière – vive, nette, immaculée. Shrimp serait à l’intérieur de l’ambulance. La petite calotte blanche frotterait contre le plafond bas. Elle lui offrirait la chair tendre de la saignée de son bras. Les doigts noirs chercheraient une veine. Un coton imbibé d’alcool, un moment de froid, la piqûre et January sourirait : « Je sais que ça fait mal. » Shrimp voulait défaillir à cet instant-là. Défaillir.

Elle débrancha les fiches et laissa la musique s’enrouler dans sa petite boîte en plastique sans l’écouter, car une voiture avait quitté la rue et s’était arrêtée devant le petit enregistreur automatique rouge. January sortit de la station-service d’un pas traînant, prit la carte de crédit que l’homme lui tendait, l’introduisit dans la machine qui répondit « Ding ». Elle travaillait comme un mannequin vivant dans une vitrine, sans jamais s’arrêter, sans lever les yeux, enfermée dans son monde à elle, malgré le fait que Shrimp savait qu’elle savait qu’elle était là, sur son banc, à la regarder, à la désirer, à défaillir.

Regarde-moi ! pensa-t-elle à January avec toute l’intensité dont elle était capable. Fais-moi exister !

Mais le flot continu de voitures et de camions et d’autobus et de motos qui les séparait dispersa son message mental comme de la fumée. Peut-être quelque conducteur à dix mètres de là lèverait-il les yeux, pris d’une panique momentanée, ou une dame rentrant chez elle par la ligne d’autobus n° 17 après une journée de travail se demanderait-elle ce qui lui faisait penser à un garçon qu’elle avait cru aimer vingt ans auparavant.

Trois jours.

Et chaque jour en rentrant de cette vigie, Shrimp passait devant un magasin démodé d’où pendait une enseigne peinte portant les mots : CHEZ MYERS, INSIGNES & UNIFORMES. Dans la vitrine, un policier moustachu et poussiéreux d’une ville de province (les policiers new-yorkais portaient des insignes différents aux épaules) brandissait sans grande conviction une matraque en bois. Une paire de menottes et des grenades diverses pendaient à son ceinturon noir. Touchant le policier sans pour autant paraître s’en apercevoir, un pompier équipé d’un ciré jaune vif avec des bandes noires (encore un provincial) souriait à travers le verre sale à une grande fille noire habillée en infirmière qui occupait la vitrine opposée.

Le troisième jour elle entra. Une sonnerie retentit. Un vendeur lui demanda ce qu’il y avait pour son service.

— Je voudrais – elle s’éclaircit la gorge – un uniforme, pour une infirmière.

Il prit un mince mètre-ruban jaune sur une pile de casquettes à visière.

— Vous faites du… 38 ?

— Ce n’est pas… En fait, ce n’est pas pour moi. Pour une amie. J’ai dit que comme je passais par ici…

— Dans quel hôpital travaille-t-elle ? Chaque hôpital a ses propres exigences en matière vestimentaire, vous savez ?

Shrimp regarda son visage de jeune-vieux. Une chemise blanche, le col trop serré. Une cravate noire avec un petit nœud dur. Il semblait, de la même façon indéfinissable que les mannequins de la vitrine, porter un uniforme.

— Ce n’est pas un hôpital. Une clinique. Une clinique privée. Elle peut porter… ce qu’elle veut.

— Bien, bien. Et quelle taille fait-elle, votre amie ?

— Euh, dans les 42 ? Et elle est grande.

— Venez, je vais vous montrer ce que nous avons.

Et il mena une Shrimp fascinée dans les profondeurs obscures du magasin.


4. January (2021). – Elle avait rencontré Shrimp à une des sessions publiques de l’asile où, s’étant rendue à des fins de recrutement, elle s’était trouvée, de la façon la plus honteuse qui soit, recrutée – et ce jusqu’aux larmes – et, par-delà les larmes, jusqu’aux confessions. Toutes choses que January relata fidèlement à la réunion suivante de la cellule. La cellule comptait quatre autres membres, tous entre vingt et trente ans, tous très sérieux bien qu’il n’y eût pas un seul intellectuel parmi eux, ni même un étudiant raté : Jerry et Lee Lighthall, Ada Miller, et Graham X. Graham étaient le maillon qui reliait la cellule aux instances supérieures de l’organisation, mais cela ne lui conférait aucune prérogative spéciale car s’il y avait une chose qu’ils condamnaient c’était bien les structures pyramidales.

Lee, qui était gros et noir et aimait parler, exprima ce qu’ils pensaient tous, à savoir qu’éprouver des émotions et les extérioriser n’avait rien que de très naturel.

— À moins que tu ne leur aies parlé de nous ?

— Non. C’était davantage des trucs sexuels. Ou personnels.

— Alors je ne vois pas en quoi ça pourrait nous intéresser.

— Peut-être pourrais-tu nous en dire davantage, suggéra Graham avec sa gentillesse habituelle.

— Eh bien ce qu’ils font à l’asile…

— On a tous été à l’asile un jour ou l’autre, ma petite.

— Cesse donc d’être si hargneux, Lee, dit sa femme.

— Non, Lee a raison, je suis en train de monopoliser la conversation. En tout cas, je suis arrivée tôt, histoire de les évaluer au fur et à mesure qu’ils débarquaient et dès que cette fille est entrée – elle s’appelle Shrimp Hanson – j’ai su que c’était pas une habituée. Je crois qu’elle m’a remarquée tout de suite, elle aussi. En tout cas on a commencé dans le même groupe, à respirer et à se tenir par la main et tout ça.

Habituellement, January aurait ravigoté un récit de cette longueur à l’aide de quelques obscénités bien senties, mais tout semblant de rusticité en ce moment lui aurait donné le sentiment d’être encore plus ridicule qu’elle ne pensait l’être.

— Ensuite elle a commencé à me masser le cou, je ne sais pas, d’une façon particulière. Et j’ai commencé à pleurer. Comme ça, sans aucune raison.

— Tu étais branchée sur quelque chose ? demanda Ada.

January, qui était plus stricte qu’aucun d’entre eux sur ce point (elle ne buvait même pas de Kafé) pouvait à bon droit se sentir offensée.

— Ouais, sur ton vibromasseur !

— Allons, allons, Jan, dit Graham.

— Mais elle, elle planait, poursuivit January, et pas qu’un peu. Pendant ce temps les habitués tournaient autour de nous comme des vampires. C’est pour ça que la plupart d’entre eux fréquentent l’asile, pour la gadoue et pour le sang. Alors on a été s’isoler dans un des alvéoles. Je croyais qu’on allait baiser et que ça s’arrêterait là, mais au lieu de ça on a commencé à parler. Ou plus exactement, j’ai parlé – elle a écouté.

Elle se souvenait du nœud de honte qui l’avait étranglée comme une gorgée d’eau trop vite avalée, tandis qu’elle parlait.

— J’ai parlé de mes parents, de la sexualité, de la solitude. Des trucs comme ça.

— Des trucs comme ça, répéta Lee d’une voix encourageante. January se raidit et respira un bon coup.

— Au sujet de mes parents j’ai expliqué qu’ils étaient républicains, ce qui bien sûr ne me dérange pas, mais je lui ai dit que je ne pourrais jamais faire un rapport entre les sentiments sexuels et l’amour étant donné que ce sont tous les deux des hommes. Avec le recul ça n’a pas l’air bien méchant. Et au sujet de la solitude j’ai dit…

Elle haussa les épaules, mais ferma aussi les yeux.

— … Que j’étais seule. Que tout le monde était seul. Et puis j’ai recommencé à pleurer.

— Vous vous en êtes raconté des choses.

Il ouvrit les yeux. Personne ne semblait lui en vouloir, malgré le fait qu’ils auraient pu interpréter sa dernière remarque comme une accusation.

— Ça a continué comme ça pendant presque toute la putain de nuit.

— Tu ne nous as toujours rien dit sur elle, fit remarquer Ada.

— Elle s’appelle Shrimp Hanson. Elle m’a dit qu’elle avait trente ans, mais je crois qu’elle a plutôt dans les trente-quatre, ou même plus. Elle habite quelque part du côté de la Onzième Rue Est, avec une mère et je ne sais plus combien d’autres gens. Une famille.

C’était là, fondamentalement, exactement ce que l’organisation condamnait le plus violemment. Les structures politiques autoritaires n’existaient que parce que les gens étaient conditionnés par des structures familiales autoritaires.

— Et elle n’a pas de travail. Seulement sa pension.

— Blanche ? demanda Jerry.

Étant la seule personne blanche dans ce groupe de Noirs, les règles de la diplomatie voulaient que ce fût elle qui posât cette question.

— Comme neige.

— Politisée ?

— Du tout. Mais je crois qu’elle pourrait le devenir si on la guidait. Quoique à bien y réfléchir…

— Quels sont tes sentiments envers elle maintenant ? demanda Graham.

De toute évidence, il pensait qu’elle était amoureuse. L’était-elle ? Peut-être. Et peut-être pas. Shrimp l’avait fait pleurer à chaudes larmes. Elle voulait lui rendre la monnaie de sa pièce. De toute façon, les sentiments, c’était quoi ? Des mots qui défilaient dans votre tête, ou des hormones dans une glande.

— Je ne sais pas.

— Alors qu’est-ce que tu veux qu’on te dise ? demanda Lee. Si tu dois la revoir ou pas ? Ou si tu es amoureuse ? Ou si tu devrais l’être ? Mais bon Dieu, ma vieille !

Il ponctua ces mots d’un soubresaut de toute cette graisse bon enfant.

— Vas-y. Paie-toi du bon temps. Baise jusqu’à plus soif ou chiale à en crever, si ça te dit. Y’a pas de raison de te priver. Mais souviens-toi de ceci : si tu découvres l’amour, garde-le dans un compartiment séparé.

Ils furent tous d’accord pour trouver que c’était le meilleur conseil qu’on pouvait lui donner, et son propre sentiment d’apaisement lui confirma que c’était ce qu’elle avait voulu s’entendre dire. Maintenant ils pouvaient passer aux choses sérieuses – aux quotas et aux différences de niveau de vie et aux raisons pour lesquelles la révolution, bien que retardée depuis si longtemps, était aussi imminente qu’inévitable. Puis ils quittèrent leurs bancs et passèrent une heure à s’amuser tout simplement. On n’aurait jamais pensé, en les regardant, qu’ils pouvaient être autre chose que cinq jeunes gens venus se payer du bon temps sur la piste de patin à roulettes.


5. Richard M. Williken (2024). – Ils s’installaient dans la chambre noire, qui était officiellement la chambre à coucher de son fils, Richard M. Williken Junior. Richard Junior n’existait que pour divers dossiers et archives de par la ville, quoique si le besoin s’en faisant sentir, un garçon répondant à ce nom pouvait être obtenu moyennant un forfait de location auprès du cousin de sa femme. Sans leur fils imaginaire, jamais les Williken n’auraient pu conserver leur trois-pièces maintenant que leurs vrais enfants ne vivaient plus avec eux.

Ils écoutaient les enregistrements qu’il reproduisait, généralement de l’Alkan ou du Gottschalk ou du Boagni, puisqu’il en faisait sa spécialité. La musique était la raison officielle, parmi d’autres raisons officielles telles que l’amitié, de sa présence chez Williken à longueur de journée. Ce dernier parlait, ou gribouillait, ou regardait l’aiguille des minutes simplifier une journée de plus. Sa raison officielle était qu’il travaillait, et dans la mesure où il reproduisait des enregistrements sur bande magnétique et prenait des messages et louait parfois, pour un tarif horaire dérisoire, le lit de son fils fictif, il travaillait effectivement. Mais dans la mesure qui comptait on ne pouvait pas dire qu’il travaillait.

Le téléphone sonnait. Williken décrochait et disait : « Ici le quinze cinquante-six, j’écoute. » Shrimp s’entourait de ses bras maigres et le regardait jusqu’à ce qu’elle sût, en le voyant baisser les yeux, que l’appel ne venait pas de Seattle.

Lorsque l’absence d’une forme ou d’une autre de reconnaissance mutuelle devenait par trop pesante ils se lançaient dans de petites discussions académiques sur l’art. L’art : Shrimp adorait ce mot (il était au sommet de sa pyramide, avec « épithèse », « mystique » et « Tiffany »), et ce pauvre Williken ne pouvait pas le laisser tranquille. Malgré le fait qu’ils n’essayaient jamais de descendre au niveau de la récrimination franche et ouverte, leurs afflictions secrètes et réciproques trouvaient toujours le moyen de montrer le bout de leur nez pendant les longs silences ou de devenir, avec un camouflage grossier, le vrai sujet de leurs petits débats, comme lorsque Williken, trop las pour ne pas être sérieux, avait annoncé :

— L’art ? Mais l’art c’est tout le contraire, ma chérie. L’artiste avance à tâtons. Il picore. Ce que tu prends pour de l’élan et de la force…

— et du plaisir, ajouta-t-elle.

— … n’est que poudre aux yeux. Mais l’artiste n’est pas dupe, lui. Il sait par expérience qu’il n’en sait rien.

— Comme les prostituées qui sont censées n’avoir jamais d’orgasmes, c’est ça ? J’ai parlé à une prostituée, un jour – je ne mentionnerai pas de nom – qui m’a dit qu’elle avait constamment des orgasmes.

— Ça ne m’a pas l’air très professionnel. Quand un artiste se laisse distraire, son travail en souffre.

— Oui, oui, c’est certainement vrai, dit-elle en balayant l’idée de son giron comme s’il s’agissait de miettes, pour toi. Mais il y a tout lieu de croire que pour quelqu’un comme…

Elle désigna l’appareil, avec ses quatre bobines de « From Sea to Shining Sea » tournant lentement sur elles-mêmes.

— … John Herbert MacDowell, par exemple. Pour lui ça doit être comme s’il était amoureux. Mais au lieu d’être limité à une personne, son amour à lui s’étend dans toutes les directions.

Williken fit une grimace.

— Quand tu dis que l’art ressemble à l’amour, je suis d’accord. Mais ça ne contredit pas ce que je disais tout à l’heure. C’est une question de patience et de tâtonnements, en art comme en amour.

— Et la passion ? Qu’est-ce qu’elle devient là-dedans ?

— Elle n’intervient que chez les très jeunes.

Il lui laissa charitablement le soin de décider si ça collait.

Et cela continua ainsi pendant près d’un mois, et pendant toute cette période il ne s’accorda qu’une seule cruauté délibérée. Malgré ce que son apparence personnelle pouvait avoir de crasseux – les vêtements qui ressemblaient à des pansements sales, la barbe clairsemée, les mauvaises odeurs – Williken était un maniaque et sa manie particulière (sur le plan ménager aujourd’hui comme naguère sur le plan artistique) consistait à effacer les traces de sa propre présence indésirable, d’essuyer ses empreintes digitales pour semer la confusion chez ses poursuivants. Ainsi chaque objet laissé en vue dans la pièce en arrivait à devenir lourd de sens, comme autant de crânes dans une cellule de moine : le téléphone rose, le lit défoncé de Richard Junior, les enceintes acoustiques, le long col de cygne argenté du robinet d’eau, le calendrier avec ses deux amants se roulant dans la neige de « Janvier 2024 ». Sa cruauté consistait simplement à ne pas le mettre à jour.

Elle ne disait jamais, comme elle aurait pu le faire :

— Willy, pour l’amour du ciel, on est le 10 mai.

Peut-être la douleur qu’il ravivait ainsi lui prodiguait-elle une sorte de satisfaction masochiste. Toujours est-il qu’elle la rongeait comme un os. De tels états d’âme étaient totalement étrangers à Williken, et il trouvait tout le drame de son abandon parfaitement grotesque. L’angoisse par amour de l’angoisse.

Ç’aurait pu continuer comme ça jusqu’à l’été, mais un jour le calendrier disparut et fut remplacé par une de ses photographies.

— C’est toi qui l’as faite ? demanda-t-elle.

Son embarras était sincère. Il hocha la tête.

— Je l’ai remarquée dès que je suis entrée dans la pièce. Une photo représentant un verre d’eau à demi plein reposant sur une étagère en verre mouillée. Un deuxième verre vide en dehors du cadre projetait une ombre sur les carreaux blancs du mur.

Shrimp s’en approcha.

— C’est triste, n’est-ce pas ?

— Je ne sais pas, dit Williken.

Il se sentait désorienté, offensé, angoissé.

— Généralement je n’aime pas m’entourer de mes propres créations. On finit par ne plus les voir. Mais je me suis dit…

— J’aime beaucoup. Vraiment.


6. Amparo (2024). – Le jour de son anniversaire, le 29 mai, elle s’était brusquement aperçue qu’elle haïssait sa mère. Son onzième anniversaire. C’était une révélation horrible, mais les Gémeaux ne se racontent pas d’histoires. Il n’y avait simplement rien d’aimable chez sa maman et tant de choses détestables. Elle les rudoyait, Mickey et elle, sans le moindre complexe, mais le pire c’était quand elle faisait une erreur dans le dosage de ses fichues pilules, s’embourbait dans un cafard noir et leur racontait en sanglotant des épisodes de sa vie ratée. Que ce fût une vie ratée ne faisait pas l’ombre d’un doute, mais Amparo ne voyait guère ce qu’elle avait fait pour éviter de la rater. Elle ne savait pas ce que c’était que le travail. Même à la maison elle laissait cette pauvre vieille grand-maman se taper tout le boulot. Elle se contentait de rester prostrée dans un coin, comme un animal dans un zoo, à renifler et à se gratter sa chatte pleine de puces. Amparo la haïssait.

Shrimp, avec cette façon qu’elle avait parfois de sembler pathétique, lui dit avant de dîner qu’elle avait à lui parler, et concocta un mensonge peu convaincant pour la faire sortir de l’appartement. Elles descendirent au quinzième où une Chinoise avait ouvert un nouveau magasin, et Shrimp acheta le shampooing à propos duquel elle faisait tant d’histoires.

Puis elles se rendirent sur le toit pour l’inévitable sermon. Le soleil avait attiré la moitié des habitants de l’immeuble sur le toit, mais elles trouvèrent un coin presque désert Shrimp enleva son chemisier, et Amparo ne put s’empêcher de penser qu’il y avait une sacrée différence entre sa mère et elle, bien que des deux ce fût Shrimp la plus âgée. Pas de bourrelets ni de rides, et une peau à peine granuleuse. Tandis que Lottie, qui pourtant avait eu au départ un avantage sur sa sœur, s’était laissée aller au point de devenir un monstre d’obésité. Ou tout au moins (« monstre » était peut-être un peu exagéré) elle en prenait le chemin, et à toute allure.

— C’est tout ? demanda Amparo une fois que Shrimp eut représenté sa dernière pieuse excuse pour tout ce qu’il pouvait y avoir d’affreux en Lottie.

— On peut redescendre maintenant que j’ai suffisamment honte ?

— À moins que tu ne veuilles m’exposer ton propre point de vue ?

— Je ne pensais pas avoir droit à un point de vue.

— C’était vrai quand tu avais dix ans. Mais à onze ans on a le droit d’avoir un point de vue.

Amparo eut un sourire qui aurait pu se traduire par : toujours aussi démocratique, cette bonne vieille tante Shrimp. Puis elle redevint sérieuse.

— Maman me déteste, c’est aussi simple que ça.

Elle cita des exemples à l’appui de ses dires.

Shrimp n’eut guère l’air impressionnée.

— Tu préfères lui rendre la vie dure, c’est ça ?

— Non, protesta Amparo, en pouffant de rire. Mais pour une fois que ce serait moi.

— Mais c’est ce que tu fais, tu sais. Tu lui rends la vie dure quelque chose de terrible. Comme tyran tu es encore pire que madame truc, là, avec les goitres.

Amparo eut un second sourire plus hésitant que le premier.

— Moi ?

— Toi. Même Mickey s’en rend compte, mais il ne dit rien de peur que tu ne te retournes contre lui. On a tous peur de toi.

— Tu dis n’importe quoi. Je ne sais même pas de quoi tu veux parler. C’est parce que je dis des choses sarcastiques de temps en temps ?

— Si ce n’était que de temps en temps ! Tu es aussi changeante qu’un horaire d’avion. Tu attends qu’elle soit au plus bas, vraiment à terre, et puis tu vises sa jugulaire. Qu’est-ce que tu as encore dit, pas plus tard que ce matin ?

— J’ai dit quelque chose ce matin ?

— Une histoire d’hippopotame dans la boue.

— Je parlais à grand-mère. Elle n’a rien entendu. Elle était au lit, pour changer.

— Elle a entendu.

— Alors je suis désolée. Qu’est-ce que je dois faire, lui présenter mes excuses ?

— Tu devrais cesser de lui rendre la vie plus difficile qu’elle n’est déjà.

Amparo haussa les épaules.

— C’est elle qui devrait cesser de me rendre la vie difficile. Je suis désolée de revenir là-dessus sans arrêt, mais je veux aller à l’école Lowen. Et pourquoi est-ce que je n’irais pas ? C’est pas comme si je demandais la permission d’aller au Mexique pour me faire enlever les seins.

— Je suis d’accord. C’est sans doute une bonne école. Mais tu vas déjà à une bonne école.

— Mais c’est à l’école Lowen que je veux aller. Ça me permettrait de faire une carrière, mais évidemment maman est incapable de comprendre une chose pareille.

— Elle ne veut pas que tu ailles vivre loin d’elle. Tu trouves que c’est si cruel que ça ?

— Évidemment, parce que si je partais, il n’y aurait plus que Mickey pour lui servir de souffre-douleur. De toute manière je resterais ici officiellement, et c’est tout ce qui l’intéresse.

Pendant quelque temps, Shrimp garda un silence qui paraissait délibérateur. Mais qu’y avait-il à délibérer ? Tout était tellement évident. Amparo en aurait hurlé.

Finalement Shrimp dit :

— Faisons un marché. Si tu promets de ne pas faire ta chipie, je ferai ce que je pourrai pour la persuader de t’inscrire à l’école Lowen.

— C’est vrai ? Tu ferais ça ?

— Est-ce que toi tu acceptes mes conditions ? C’est ça que je veux savoir.

— Je me traînerai à ses pieds. Tout ce que tu voudras.

— Si tu ne le fais pas, Amparo, si tu continues à te conduire envers elle comme tu le fais en ce moment, crois-moi, je lui dirai qu’à mon avis l’école Lowen détruira le peu de caractère que tu as.

— Je te le promets. Je te promets d’être aussi gentille que – que quoi ?

— Qu’un gâteau d’anniversaire ?

— Qu’un gâteau d’anniversaire, absolument !

Sur ce elles scellèrent leur pacte par une poignée de main, se rhabillèrent et descendirent à l’appartement où un vrai gâteau d’anniversaire, plutôt triste, plutôt minable, les attendait. Malgré tous ses efforts, pauvre grand-mère n’arrivait tout simplement pas à faire de la bonne cuisine. Juan était arrivé pendant qu’elles discutaient sur le toit, et pour Amparo ce fut, bien plus que n’importe lequel de ses minables cadeaux, une agréable surprise. On alluma les chandelles, et tout le monde chanta joyeux anniversaire : Juan, grand-mère, maman, Mickey, Shrimp.

Joyeux anniversaire

Joyeux anniversaire

Joyeux anniversaire, chère Amparo

Joyeux anniversaire.

— Fais un vœu, dit Mickey.

Elle fit son vœu, puis souffla les douze bougies d’un coup. Shrimp lui fit un clin d’œil.

— Et ne raconte ton vœu à personne, sinon il ne sera pas exaucé.

En fait, elle n’avait pas fait le vœu d’aller à l’école Lowen, puisque c’était une chose qui lui revenait de droit. Le vœu qu’elle avait fait, c’était que Lottie meure.

Les vœux ne sont jamais exaucés exactement comme on l’aurait voulu. Un mois plus tard, son père était mort. Juan, qui n’avait jamais été malheureux un seul jour de sa vie, s’était suicidé.


7. Len Rude (2024). – Plusieurs semaines après la catastrophique affaire Anderson, alors qu’il commençait enfin à se croire à l’abri des foudres administratives, Mme Miller le convoqua en ville pour « un petit entretien ». Bien que sous-fifre dans l’absolu (son poste correspondait à peine à un grade de cadre moyen), Mme Miller allait bientôt noter son rapport de stage, ce qui faisait d’elle, pour l’instant, un sous-fifre plutôt puissant.

Il paniqua au point de perdre toute dignité. Il passa la matinée entière à se demander comment il allait s’habiller. Finalement il jeta son dévolu sur un pull marron dans le style Perry-Como avec un foulard vert pomme pour donner une touche de couleur. Ça faisait jeune, pas sexy, mais pas non plus trop délibérément non sexy.

Il eut droit à une attente de vingt minutes devant le box de la dame. Il était passé maître dans l’art d’attendre. Que ce fût dans des cafétérias, des toilettes, des lavaupoids, sa vie était pleine d’occasions lui permettant d’acquérir cette technique. Mais il était tellement certain de se faire vider qu’au bout de ces vingt minutes il était sur le point de faire passer dans les actes son fantasme de crise préféré : je vais me lever, je vais sortir en claquant la porte. Toutes les portes. Sans dire au revoir et sans me retourner. Et ensuite ? Ah ! c’était là le hic. Une fois passé la porte, où pourrait-il aller sans que son identité, sans que tout l’énorme dossier de sa vie le suive comme une casserole attachée à sa queue ? Il attendit donc, et l’instant d’après l’entretien était terminé, et Mme Miller lui serrait la main et faisait une remarque anodine et anecdotique sur Brown, dont il avait apporté le roman pour faire bien. Puis merci, c’est moi qui vous remercie d’être venu. Au revoir, madame Miller, au revoir, Len.

Que lui avait-elle dit ? Elle n’avait pas parlé d’Anderson, si ce n’est pour dire en passant qu’évidemment le pauvre homme devrait être hospitalisé à Bellevue et qu’il était statistiquement inévitable de tomber un jour ou l’autre sur un cas comme celui-là. Il s’était attendu à pire et ne méritait guère une telle indulgence.

Au lieu de se faire flanquer à la porte avec perte et fracas, il s’était vu confier une nouvelle mission : Hanson, Nora / Appartement 1812 / 334, Onzième Rue Est. Mme Miller l’avait décrite comme une vieille dame charmante, « quoique un peu difficile parfois ». Mais tous les cas qu’on lui avait assignés cette année étaient charmants et vieux et difficiles, puisque d’après le catalogue, il étudiait « Les problèmes du troisième âge ». La seule particularité de cette Mme Hanson, c’était qu’elle semblait avoir gardé sous son aile une confortable progéniture (bien qu’elle dût se révéler moins nombreuse que l’ordinateur ne l’indiquait, le fils étant marié à présent) et serait donc peu susceptible d’être dangereusement seule. À en croire Mme Miller, toutefois, le mariage de son fils l’aurait perturbée (mot inquiétant s’il en fut !), ce qui expliquait qu’elle avait besoin de sa chaleur humaine et de son affection à lui pendant quatre heures par semaine. Un point de couture dans le temps, voilà ce que Mme Miller semblait attendre de lui.

Plus il y pensait, plus il trouvait que cette Mme Hanson sentait le désastre à plein nez. Mme Miller l’avait probablement chargé de cette affaire pour se couvrir, de sorte que si cette Mme Hanson faisait la même bêtise qu’Anderson, ce serait lui le responsable, et non pas la charmante vieille dame difficile, ni même Alexa Miller. Elle rédigeait probablement à l’heure qu’il était son mémorandum destiné aux archives, à moins qu’elle ne l’eût fait à l’avance.

Tout ça pour deux malheureux dollars de l’heure. Ah ! putain de merde, si seulement il avait su quatre ans plus tôt, dans quoi il s’engageait, il n’aurait jamais laissé tomber ses études d’anglais pour se lancer dans un truc pareil. Mieux valait apprendre à lire les offres d’emploi à une bande de cons que servir de garde-malade émotionnel à des psychotiques séniles.

Voilà pour le mauvais côté des choses. Mais il y avait aussi un bon côté. À la fin de l’été il en aurait terminé avec sa période de stage. Ensuite il y aurait deux années d’études pépères à la faculté, après quoi, ô joie, Leonard Rude serait docteur en philosophie, ce qui, comme chacun sait, est la condition qui se rapproche le plus de la liberté totale.


8. L’histoire d’amour (2024). – Le bureau du MODICUM lui avait envoyé un garçon boutonneux et dépenaillé qui passait son temps à s’excuser avec un accent nasillard du Middle West. Il n’y avait pas moyen de lui faire expliquer pour quoi on l’avait envoyé. Il affirmait n’être guère plus fixé qu’elle sur ce point, que ça devait être l’idée de quelque bureaucrate illuminé, que ces projets ne correspondaient jamais à rien, mais espérait qu’elle accepterait de coopérer ne fût-ce que pour ne pas le mettre dans une situation difficile. Un boulot est un boulot, et de surcroît ce boulot-ci comptait pour son diplôme.

Il allait à l’université ?

Oui, mais il n’était pas là, s’empressa-t-il de préciser, pour l’étudier, elle. Les étudiants étaient affectés à ces études-bidons simplement parce qu’il n’y avait pas assez de vrai travail pour occuper tout le monde. C’était ça, l’État-providence. Il espérait qu’ils seraient amis.

Mme Hanson n’arrivait pas à se sentir inamicale, mais elle lui demanda le plus carrément du monde ce qu’ils étaient censés faire, en tant qu’amis. Len – elle oubliait constamment son nom et constamment il lui rappelait que c’était Len – proposa de lui lire un livre.

— À haute voix ?

— Oui, pourquoi pas ? C’est un livre que je dois lire cette année de toute façon. Il est extra, vous savez.

— Oh ! je n’en doute pas, dit-elle, de nouveau inquiète. Je suis sûre que j’y apprendrai des tas de choses. Mais quand même.

Elle tourna la tête de côté et lut le titre doré d’un gros livre noir qu’il avait posé sur la table de la cuisine. Quelque chose comme OLOGIE.

— … Quand même.

Len éclata de rire.

— Mais non, madame Hanson ! Pas celui-là ! Moi-même je ne peux pas le lire, celui-là.

Le livre qu’ils devaient lire était un roman qu’il avait à étudier dans le cadre de son programme d’anglais. Il le sortit de sa poche. La couverture représentait une femme enceinte assise nue sur les genoux d’un homme habillé d’un complet bleu.

— Quelle étrange couverture, dit-elle en guise de compliment.

Len interpréta sa remarque comme un signe de répugnance.

Il l’assura que l’histoire lui paraîtrait tout à fait banale une fois qu’elle aurait accepté l’axiome de départ. Une histoire d’amour. C’est tout. Elle aimerait, il en était sûr. Tout le monde aimait ce livre.

— C’est un bouquin extra, répéta-t-il.

Comme elle voyait qu’il avait vraiment l’intention de le lire, elle le fit entrer dans le salon et s’installa dans un coin du sofa tandis que Len s’asseyait dans le coin opposé. Elle trouva les bâtonnets d’Oraline dans son sac à main. Comme il n’en restait que trois, elle ne lui en offrit pas. Elle se mit à en sucer un avec complaisance, puis pensa après coup avec un certain sens de l’humour à adapter un badge qu’elle avait reçu en prime à l’extrémité du bâtonnet. On pouvait y lire : JE N’EN CROIS PAS UN MOT. Mais Len ne releva pas la plaisanterie, à moins qu’il ne l’eût tout simplement pas comprise.

Il se mit à lire, et ça commençait dès la première page par une scène érotique. Ce n’était pas en soi quelque chose qui pouvait la déranger. Elle avait toujours cru à l’amour physique et en avait tiré plaisir, et bien qu’elle pensât que l’acte sexuel ne devait pas forcément être porté sur la place publique, une discussion candide sur la question ne pouvait faire de mal à personne. Ce qui l’embarrassait, c’était que la scène se déroulait sur un sofa bancal auquel il manquait un pied. Or le sofa sur lequel elle-même et Len avaient pris place était également bancal et n’avait que trois pieds, et il semblait à Mme Hanson qu’on ne pouvait pas s’empêcher de faire un rapprochement.

La scène du sofa dura un temps fou. Puis rien ne se passa du tout pendant quelques pages, rien que du verbiage et des descriptions. Pourquoi donc, se demandait Mme Hanson, le gouvernement paierait-il des étudiants pour qu’ils aillent chez les gens leur lire de la pornographie ? Tout l’intérêt de l’Université, n’était-ce pas d’occuper le plus grand nombre de jeunes gens possibles pour les empêcher d’inonder le marché de l’emploi ?

Mais peut-être s’agissait-il d’une expérience. Une expérience portant sur l’éducation des adultes ! Plus elle y réfléchissait, plus elle trouvait l’explication satisfaisante. Vu sous cet angle, le livre devint tout à coup un défi pour elle, et elle essaya d’écouter plus attentivement. Quelqu’un était mort, et l’héroïne – elle s’appelait Linda – allait hériter d’une fortune. Mme Hanson avait été à l’école avec une fille appelée Linda, une Noire un peu niaise dont le père possédait deux magasins de fruits et primeurs. Depuis, elle n’aimait pas ce prénom. Len s’arrêta de lire.

— Oh ! continuez. Je trouve ça amusant.

— Moi aussi, madame Hanson, mais il est quatre heures.

Elle se crut obligée de dire quelque chose d’intelligent avant qu’il s’en aille, mais en même temps elle ne voulait pas montrer qu’elle avait deviné le but de l’expérience.

— C’est une histoire très originale.

Len eut un sourire d’assentiment qui dévoila deux rangées de petites dents gâtées.

— J’ai toujours dit qu’il n’y avait rien de mieux qu’une bonne histoire d’amour, dit-elle.

Et avant qu’elle ait eu le temps d’ajouter sa petite plaisanterie (« sauf peut-être une bonne histoire de cul »), Len lui donnait la réplique :

— Je suis bien de votre avis, madame Hanson. Alors vendredi, à deux heures ?

De toute manière, la plaisanterie n’était pas d’elle mais de Shrimp.

Mme Hanson n’avait pas du tout le sentiment de s’être montrée à son avantage, mais il était trop tard. Len s’apprêtait à prendre congé ; il prit son parapluie, son livre noir, le tout sans cesser de parler. Il n’oublia même pas la casquette à carreaux mouillée qu’elle avait accrochée à la patère pour qu’elle sèche. L’instant d’après il était parti.

Elle sentit son cœur se gonfler dans sa poitrine et cogner comme s’il allait se rompre, pa-trac ! pa-tatrac ! Elle retourna vers le sofa. Les coussins étaient encore écrasés là où Len s’était assis. Soudain elle vit la pièce comme il avait dû la voir : le lino si crasseux qu’on ne distinguait plus les motifs, les fenêtres sales, les persiennes cassées, des piles de jouets et des amas de vêtements et des enchevêtrements des deux dans tous les coins. Puis, comme pour compléter ce tableau de dévastation, Lottie sortit en titubant de sa chambre à coucher, enveloppée d’un drap sale et exhalant une odeur nauséabonde.

— Il y a du lait ?

— Est-ce qu’il y a du lait !

— Allons bon. Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Tu me le demandes vraiment ? Regarde cette pièce. On dirait qu’elle a été bombardée.

Lottie eut un petit sourire mal réveillé.

— Je dormais. A-t-elle été bombardée ?

Ah ! cette bonne vieille Lottie, comment vouliez-vous continuer à lui en vouloir après une réponse pareille ? Mme Hanson eut un rire indulgent, puis se mit en devoir de lui parler de Len et de l’expérience, mais Lottie était de nouveau repartie dans son monde à elle. Quelle vie, pensa Mme Hanson, et elle passa à la cuisine pour préparer un verre de lait.



9. Le climatiseur (2024). – Lottie entendait des choses. Si elle était assise près de l’ex-entrée devenue placard, elle pouvait entendre des conversations entières se déroulant dans le couloir du palier. Lorsqu’elle était dans sa chambre à coucher, elle entendait tout ce qui se passait dans l’appartement – le brouhaha des voix à la télé, ou Mickey tenant de grands discours à sa poupée dans ce qu’il imaginait être de l’espagnol, ou le remue-ménage et le menu ramage de sa mère. De tels bruits avaient l’avantage d’être à l’échelle humaine. C’étaient les bruits qui sous-tendaient ceux-là qu’elle redoutait, et ils étaient là en permanence, à attendre que les bruits qui les masquaient s’arrêtent pour filtrer jusqu’à elle.

Une nuit, alors qu’elle était enceinte de cinq mois d’Amparo, elle avait été se promener du côté de Washington Square, était passée devant les palissades de l’université de New York et les immeubles de luxe pour jeunes cadres sur West Broadway. Elle s’arrêta devant la vitrine de son magasin préféré où les cristaux d’un lustre reflétaient les phares des voitures qui passaient. Il était quatre heures et demie, l’heure la plus calme du petit matin. Un diesel passa en pétaradant et tourna à gauche sur Prince Avenue. Un silence de mort s’installa dans son sillage. C’est alors qu’elle entendit l’autre bruit, un grondement lointain, impossible à localiser, comme l’imperceptible signe prémonitoire qui vous avertit, lorsque vous descendez le fil d’une paisible rivière, de la cataracte qui se rapproche. Depuis lors, le bruit de ces rapides l’avait suivie partout, parfois distinctement, parfois seulement de façon diffuse, comme des étoiles masquées par le smog, comme article de foi.

Il y avait bien des moyens de résister. La télé constituait une barrière efficace, pourvu qu’elle pût se concentrer et que les émissions n’eussent pas elles-mêmes quelque chose d’inquiétant. Parler était également un bon moyen de défense, si elle trouvait quelque chose à dire et quelqu’un pour l’écouter. Mais elle avait été trop submergée par les monologues de sa mère pour n’être pas sensible aux signes d’ennui chez ses interlocuteurs, et Lottie, contrairement à sa mère, n’osait pas continuer comme si de rien n’était. Les livres exigeaient trop d’effort et ne lui étaient d’aucun secours. Naguère elle avait pris plaisir aux histoires toutes simples des albums de bandes dessinées qu’Amparo ramenait à la maison, mais maintenant Amparo avait passé l’âge des bandes dessinées et Lottie n’osait pas s’en acheter pour elle-même. En tout état de cause, ils coûtaient trop cher pour qu’elle pût songer à en faire une drogue.

Elle était donc obligée de se rabattre sur les pilules, et c’est ce qu’elle faisait.

C’est alors qu’au mois d’août de l’année où Amparo devait entrer à l’école Lowen, Mme Hanson échangea la seconde télévision, qui ne marchait pas depuis des années, contre un climatiseur King Cool appartenant à Ab Holt et qui ne marchait pas lui non plus depuis des années, si ce n’est comme ventilateur. Lottie s’était toujours plainte du manque d’air dans sa chambre à coucher. Coincée entre la cuisine et la chambre à coucher principale, elle ne disposait pour seul et unique moyen de ventilation que d’une grille d’aération inefficace au-dessus de la porte du salon. Shrimp, qui était revenue vivre à la maison, demanda à son ami photographe de l’étage du dessous de venir enlever la grille et d’installer le climatisateur à sa place.

Le ventilateur ronronnait doucement toute la nuit durant, avec de temps en temps un petit hoquet à contretemps comme une extra-systole amplifiée. Lottie restait couchée pendant des heures, bien après que les enfants s’étaient endormis dans leurs lits superposés, à écouter le merveilleux murmure syncopé du climatiseur. C’était aussi apaisant qu’un bruit de vagues sur la grève, et comme un bruit de vagues, il semblait parfois chuchoter des mots, ou des bribes de mots, mais elle avait beau tendre l’oreille pour essayer d’en saisir le sens, celui-ci lui échappait toujours. « Onze, onze, onze, murmurait-il. Trente-six, trois, onze. »


10. Le rouge à lèvres (2026). – Elle avait naturellement pensé que c’était Amparo qui farfouillait dans son nécessaire à maquillage, et avait même été jusqu’à évoquer la question à table dans le style, à bon entendeur, salut, qui lui était habituel. Amparo avait juré ses grands dieux n’avoir jamais ne fût-ce qu’ouvert un tiroir, mais à compter de ce jour il n’y avait plus eu de traces de rouge à lèvres sur la glace, de poudre renversée, ni rien de semblable. C’est alors qu’un jeudi, en rentrant épuisée et déçue d’une des non-apparitions périodiques du frère Gary, elle trouva Mickey assis devant la coiffeuse en train d’appliquer avec soin un fond de teint sur son visage. Son expression de consternation ébahie devant le retour inopiné de sa mère était tellement grotesque sur son visage aux traits gommés par le fond de teint qu’elle ne put s’empêcher d’éclater de rire. Mickey, sans se départir de son expression d’horreur cocasse, se mit à rire lui aussi.

— Alors comme ça, c’était toi depuis le début ?

Il hocha la tête et tendit la main vers le pot de cold cream, mais Lottie, interprétant mal son geste, lui saisit la main et la serra. Elle essaya de se souvenir quand elle avait remarqué pour la première fois qu’on avait déplacé ses affaires, mais c’était un de ces détails futiles, comme l’époque où telle chanson avait été à la mode, qui n’était pas rangé chronologiquement dans sa mémoire. Mickey avait dix ans, presque onze. Cela devait faire des mois qu’il se livrait à ce petit jeu sans qu’elle s’en rende compte.

— Tu as dit, commença-t-il à protester d’un ton pleurnichard, que tu faisais la même chose avec oncle Boz. Vous échangiez vos vêtements pour faire semblant C’est ce que t’as dit.

— Quand ai-je dit cela ?

— Tu me l’as pas dit à moi, mais à lui. Je t’ai entendue.

Elle se demanda quelle était la bonne attitude à adopter.

— J’ai déjà vu des tas de types être maquillés. Des tas de fois.

— Mickey, est-ce que j’ai dit que ce n’était pas bien ?

— Non, mais…

— Assieds-toi.

Ses gestes étaient précis et elle faisait de son mieux pour garder son sérieux, bien qu’en regardant le visage de son fils dans la glace elle eût du mal à contenir son fou rire. Sans doute les gens qui travaillaient dans les instituts de beauté étaient-ils sans arrêt confrontés à ce problème. Elle fit pivoter son siège de façon qu’il tourne le dos à la glace et lui essuya les joues avec un kleenex.

— Pour commencer, quand on a une peau blanche comme toi on n’a pas besoin d’un fond de teint, ou alors à peine. Ce n’est pas comme si on nappait un gâteau, tu sais.

Elle continua à dévider son verbiage de connaisseur tout en le maquillant : comment dessiner les lèvres pour qu’un petit sourire semble toujours planer aux commissures, comment esquisser les ombres, la nécessité, lorsqu’on dessine les sourcils, d’étudier leur effet de trois quarts et de profil. Pendant ce temps, en contradiction complète avec les conseils raisonnables qu’elle lui prodiguait, elle créait un masque aux traits caricaturaux. Ayant appliqué le dernier coup de pinceau, elle compléta le tout de deux boucles d’oreilles et d’une perruque. Le résultat avait quelque chose d’inquiétant. Mickey demanda à se regarder dans la glace. Comment aurait-elle pu refuser ?

Dans la glace leurs deux visages, l’un au-dessus de l’autre, fusionnèrent pour ne devenir qu’un seul et même visage. Ce n’était pas seulement qu’elle avait dessiné ses propres traits sur l’ardoise vierge du visage de Mickey, ni que l’un était une caricature de l’autre. Il y avait une vérité plus terrible – à savoir que c’était là, ni plus ni moins, l’unique patrimoine que son fils allait hériter d’elle, ces stigmates de la douleur, de la terreur, et de l’échec certain. Ça n’aurait pas été plus clair si elle avait écrit ces mots sur le front de son fils avec le crayon à sourcils. Et sur le sien et sur le sien. Elle s’allongea sur le lit et laissa les larmes monter lentement du plus profond d’elle-même et inonder son visage. Mickey la dévisagea pendant un moment, puis sortit de l’appartement et descendit dans la rue.


11. Le ferry de Brooklyn (2026). – La famille était réunie au grand complet pour l’émission – Shrimp et Lottie sur le sofa de part et d’autre de Mickey, Mme Hanson dans le rocking-chair, Milly, tenant Cacahuète sur ses genoux, dans le fauteuil à fleurs, et Boz cassant les pieds à tout le monde sur son tabouret de cuisine. Amparo, dont ce devait être le triomphe, était partout à la fois, gazouillant et papillonnant sans relâche.

Les commanditaires de l’émission étaient Pfitzer et la Société de conservation. Comme ni l’un ni l’autre ne vendaient rien qui ne fût déjà un objet de consommation courant, les spots publicitaires étaient lents et laborieux, quoique – la suite allait le montrer – ni plus lents ni plus laborieux que Feuilles d’herbe. Pendant la première demi-heure, Shrimp fit des efforts méritoires pour trouver des aspects positifs – les costumes étaient ultra-authentiques, la fanfare faisait ouhm-pa-pa avec beaucoup de conviction, et il y eut une jolie séquence montrant des Noirs musclés en train d’assembler une maison en bois. Mais Don Hershey apparaissait alors dans le rôle de Whitman pour beugler ses affreux poèmes, et elle se recroquevilla littéralement. Elle avait grandi dans l’adoration de Don Hershey, et le voir réduit à ça ! Un vieillard lubrique courant après des adolescents. Ça n’était pas juste.

— Ça vous donne pas envie d’être républicain, dit Boz d’une voix traînante lorsque les spots publicitaires refirent leur apparition, ce qui lui valut un regard torve de la part de Shrimp : aussi abominable que fût l’émission, ils se devaient de l’applaudir pour ne pas faire de peine à Amparo.

— Je trouve que c’est magnifique, dit Shrimp. Je trouve ça très artistique. Ces couleurs !

Elle ne pouvait rien trouver de mieux à dire.

Milly, avec ce qui semblait être une curiosité sincère, profita du retour du générique pour poser des questions d’écolière studieuse sur Whitman, mais c’est à peine si Amparo prit la peine de lui répondre. Elle n’essayait même plus de leur faire croire qu’il pouvait s’agir d’autre chose que d’elle-même dans cette émission.

— Je crois que je suis dans la partie qui vient. Oui, je suis sûre qu’ils ont dit la deuxième partie.

Mais la seconde demi-heure traitait de la guerre de Sécession et de l’assassinat de Lincoln :

Ô puissante étoile tombée du ciel de l’occident !

Ô ombre de la nuit, ô mélancolique nuit !

Ô étoile disparue de notre firmament !

Pendant une demi-heure.

— Ils n’auraient tout de même pas coupé ta scène au montage, Amparo ? plaisanta Boz.

Ils lui tombèrent tous dessus en même temps. De toute évidence, ils avaient tous eu la même pensée.

— C’est possible, dit Amparo d’un air sombre.

— Attendons de voir, conseilla Shrimp, comme s’ils avaient pu faire autre chose.

L’emblème des laboratoires Pfitzer s’estompa lentement et Don Hershey réapparut avec sa barbe de père Noël et se lança derechef dans un poème tonitruant :


Le fil ténu qui me relie à toute chose à toute heure du jour et de la nuit,

L’ensemble simple, compact et parfaitement équilibré, nous-mêmes qui ne sommes rien un par un et tout dans le tout.

Les similitudes du passé et celles du futur.

Les gloires enfilées comme des perles sur le fil de mon regard lorsque je marche dans la rue ou traverse le fleuve…


Et ainsi de suite, sans relâche, tandis que la caméra se promenait dans les rues et sur l’eau et regardait des chaussures – des déferlements de chaussures, des siècles de chaussures. Puis, sans plus de transition que si l’on avait changé de chaîne, on se retrouva en 2026, devant une foule de gens ordinaires tuant le temps dans la salle d’attente du South Ferry.

Amparo se ramassa sur elle-même, tout yeux et tout ouïe.

— Ça y est, ça va être maintenant.

La voix off de Don Hershey continua, imperturbable :


Qu’importe le moment, qu’importe l’endroit – la distance n’est rien.

Je suis avec vous, les hommes et les femmes d’une génération ou de toutes les générations à venir,

Tout comme vous, j’ai pleuré en regardant le fleuve et le ciel,

Tout comme vous, j’ai été un homme perdu dans la foule.

Tout comme vous, j’ai été rafraîchi par la joie du fleuve écumant…


La caméra fit un panoramique découvrant des grappes de gens souriant, gesticulant, bavardant qui montaient à bord, s’attardant ici et là sur un détail – une main rajustant nerveusement une manchette, un foulard jaune flottant dans la brise, un certain visage.

Celui d’Amparo.

— Là ! C’est moi ! cria Amparo.

La caméra s’attarda sur elle. Elle était accoudée au bastingage avec un sourire rêveur aux lèvres qu’aucun de ceux qui étaient présents dans la pièce ne reconnut. Et tandis que Don Hershey baissait la voix d’un ton et demandait :


Qu’y a-t-il dès lors entre nous ?

Qu’importe les dizaines ou les centaines d’années qui nous séparent ?


Amparo regarda, et la caméra regarda la surface mouvante de l’eau. Shrimp sentit son cœur se désintégrer comme un sac d’ordures s’écrabouillant sur le trottoir après une chute de dix étages. La jalousie jaillit par tous les pores de sa peau. Amparo était si belle, si jeune et si impitoyablement belle qu’elle aurait voulu mourir.

Deuxième partie. Conversations

12. La chambre à coucher (2026). – Sur le plan horizontal, l’immeuble se présentait sous la forme d’une croix gammée dont les branches étaient coudées dans le sens inverse des aiguilles d’une montre, à la façon aztèque. L’appartement des Hanson, le 1812, était situé avant le coude, sur la branche nord-ouest de la croix, de telle sorte que de ses fenêtres on avait une vue dégagée de quelques degrés vers le sud-ouest qui permettait d’apercevoir, par-delà les toits des immeubles plus bas, les masses mégalithiques et sans fenêtres du complexe immobilier de la Cooper Union. Au-dessus, ce n’était que ciel bleu et nuages passagers, sillages d’avions à réaction et volutes de fumée vomies par les cheminées du 320 et du 328. Mais il fallait avoir le nez collé à la fenêtre pour pouvoir jouir de ce panorama. De son lit Shrimp ne pouvait voir que des briques jaunes à perte de vue et des fenêtres qui ne se distinguaient l’une de l’autre que par les différents types de rideaux, de persiennes et de volets qui les équipaient. On était en mai, et de deux heures jusque presque six heures, lorsqu’elle en avait le plus besoin, la lumière jaune du soleil entrait à flots par la fenêtre. C’était le seul avantage de cet appartement situé dans les étages les plus élevés. Quand il faisait chaud elle entrouvrait la fenêtre et les rideaux étaient agités par la brise. Montant et descendant comme la respiration haletante et irrégulière d’un asthmatique, se gonflant et se vidant, les rideaux devinrent, comme tout ce qu’on observe avec suffisamment d’intensité, l’histoire de sa vie. Y en avait-il, parmi tous ces autres rideaux, persiennes et volets, qui dissimulaient une histoire plus triste que la sienne ? Ah ! elle en doutait.

Mais toute triste qu’elle fût, la vie était également d’un comique irrésistible, et les rideaux en témoignaient. Ils faisaient l’objet d’une plaisanterie bénigne et compliquée entre Mme Hanson et sa fille. Ils étaient en cretonne brute imprimée de couleurs criardes et ornés de guirlandes d’organes génitaux, mâle et femelle, traités dans les tons fraise, citron et pêche. Un cadeau de January il y a Dieu sait combien de temps. Loyale, Shrimp avait ramené la chose à la maison pour que sa mère lui en fasse un pyjama, mais Mme Hanson, bien que ne désapprouvant pas ouvertement cette intention, n’avait jamais trouvé l’occasion de s’y mettre. Puis, pendant que Shrimp était à l’hôpital, Mme Hanson en avait fait des rideaux qu’elle avait accrochés dans sa chambre en guise de cadeau de bienvenue et de calumet de la paix. Shrimp se devait d’admettre que la cretonne avait trouvé la place qu’elle méritait.

Shrimp semblait se contenter de voir défiler les journées, sans but et sans idées, en se bornant à regarder la brise agiter les bites et les cons ou n’importe quel autre événement infinitésimal qui pouvait se dérouler dans la chambre vide. La télé l’ennuyait, les livres lui cassaient les pieds, et elle n’avait rien à dire aux gens qui venaient la voir. Williken lui apporta un puzzle, qu’elle commença à assembler sur le fond d’un tiroir de commode retourné, mais une fois le cadre reconstitué elle s’aperçut que le tiroir, bien qu’elle l’eût mesuré au préalable, était trop étroit de deux centimètres. S’avouant vaincue, elle poussa un soupir et remit les morceaux pêle-mêle dans la boîte. À tout point de vue, sa convalescence était aussi inexplicable que calme.

Puis un jour elle entendit frapper à la porte.

— Entrez ! dit-elle, prophétiquement.

Et January entra, dégoulinante de pluie et tout essoufflée d’avoir gravi les escaliers. C’était une surprise. L’adresse de January sur la côte ouest avait été un secret bien gardé. Malgré cela, ce n’était pas une vraiment grosse surprise. Mais y a-t-il jamais de vraiment grosse surprise ?

— Jan !

— Salut. Je suis venue hier, mais ta mère a dit que tu dormais. J’aurais sans doute dû attendre, mais je ne savais pas si…

— Enlève ton manteau. Tu es trempée.

January s’aventura suffisamment loin dans la pièce pour pouvoir refermer la porte, mais elle ne s’approcha pas du lit et n’enleva pas son manteau.

— Comment as-tu su que…

— Ta sœur en a parlé à Jerry, et Jerry m’a téléphoné. Je serais venue plus tôt, mais je n’avais pas l’argent. Ta mère dit que tu vas bien, maintenant, pour l’essentiel.

— Oh ! je vais très bien. Ce n’était pas tellement l’opération, tu sais. Ça n’avait rien de plus compliqué que d’enlever une dent de sagesse. Mais impatiente comme je suis, j’ai décidé que je ne pouvais pas rester au lit, alors…

Elle rit (gardant toujours à l’esprit que la vie a aussi ses côtés comiques) et se permit une petite plaisanterie.

— Maintenant je peux, remarque bien. Le plus patiemment du monde.

January fronça les sourcils. Pendant toute la journée d’hier et durant tout le voyage jusqu’à la Onzième Rue aujourd’hui, et durant toute l’ascension des escaliers, des sentiments de tendresse et de sollicitude s’étaient tournés et retournés en elle comme des vêtements dans une essoreuse. Mais à présent, face à face avec Shrimp, la voyant utiliser les mêmes vieux stratagèmes, elle ne ressentait que de l’aversion et une colère naissante, comme si quelques heures seulement s’étaient écoulées depuis cet horrible repas deux ans auparavant. Une saucisse de chez Betty Crocker et des pommes de terre.

— Je suis heureuse que tu sois venue, dit Shrimp sans conviction.

— Vraiment ?

— Oui.

La colère disparut et la mauvaise conscience vint tourbillonner derrière le hublot de l’essoreuse.

— Ton opération, c’était parce que… à cause de ce que j’avais dit au sujet des femmes qui avaient des enfants ?

— Je ne sais pas, January. Avec le recul, mes raisons ne sont pas claires. J’ai certainement été influencée par certaines des choses que tu m’as dites. Moralement, je n’avais pas le droit d’avoir des enfants.

— Non, c’est moi qui n’avais pas le droit de t’imposer mes opinions comme ça. Tout ça à cause de mes principes ! Je le vois bien maintenant.

— Tu sais…

Shrimp but une gorgée d’eau et reposa le verre sur la table de chevet. C’était un ineffable rafraîchissement.

— Ce n’est pas seulement une question de politique. Après tout, je ne risquais pas dans l’immédiat de faire bondir le taux de natalité, c’est le moins que l’on puisse dire. J’avais rempli mon quota. C’était un geste ridicule et mélodramatique, comme le Dr Mesic me l’a d’ailleurs…

January avait enlevé son manteau de pluie et s’était approchée du lit. Elle portait la blouse d’infirmière que Shrimp avait achetée pour elle des siècles auparavant. Elle tenait à peine dedans.

— Tu te souviens ? dit January.

Shrimp hocha la tête. Elle n’avait pas le cœur de lui dire qu’elle n’était pas excitée. Ni honteuse. Ni rien. Le grand-guignol de Bellevue l’avait vidée de tout sentiment, de tout désir sexuel, de tout.

January glissa ses doigts sous le poignet de Shrimp pour lui prendre le pouls.

— Il est lent, fit-elle observer.

Shrimp retira sa main.

— Je n’ai pas envie de jouer.

January se mit à pleurer.


13. Shrimp, au lit (2026). – « Tu sais ? J’aimerais le voir marcher de nouveau normalement. C’est peut-être moins ambitieux que de vouloir la révolution, mais c’est quelque chose que je peux faire, qui est à ma mesure. Tu comprends ? Parce qu’un immeuble, c’est comme… C’est comme un symbole de la vie qu’on mène à l’intérieur.

« Un ascenseur, un seul ascenseur en ordre de marche, et même pas toute la journée si nécessaire. Peut-être seulement une heure le matin et une heure en fin d’après-midi, quand il y a de l’énergie disponible. Ça ferait une de ces différences pour les gens comme nous qui habitent les derniers étages ! Essaie de te souvenir de toutes les fois où tu as renoncé à monter me voir à cause de ces escaliers. Ou de toutes les fois où je suis restée à la maison. C’est pas une vie. Mais ce sont les vieux qui en souffrent le plus. Ma mère, je parie qu’elle ne descend pas la rue plus d’une fois par semaine ces temps-ci, et Lottie est presque aussi paresseuse qu’elle. C’est Mickey et moi qui devons aller chercher le courrier, les provisions, et tout le reste, et c’est plutôt injuste, tu ne trouves pas ?

« Et en plus, savais-tu qu’il y a deux personnes employées à plein temps dans cet immeuble pour faire les courses des gens qui sont coincés dans leur appartement sans personne pour les aider ? Je n’exagère pas ! On les appelle des auxiliaires. Tu vois un peu d’ici ce que ça doit coûter !

« Et s’il y a un coup dur ? Ils envoient le médecin chez les gens plutôt que de descendre tant de marches en portant quelqu’un. Si mon hémorragie avait commencé ici au lieu de commencer à la clinique, je ne serais peut-être pas en vie à l’heure qu’il est. J’ai eu de la chance, c’est tout. Tu te rends compte, j’aurais pu mourir simplement parce que personne dans cet immeuble ne veut se donner le mal de faire réparer ces putains d’ascenseurs ! Alors je me dis que maintenant, c’est à moi de prendre les choses en main. Bats-toi ou tais-toi. T’es pas d’accord ?

« J’ai fait circuler une pétition, et évidemment tout le monde l’a signée. Ça, ça ne demande aucun effort. Mais quand j’en ai touché deux mots à deux ou trois personnes qui pourraient nous être utiles, elles m’ont répondu qu’effectivement le système des auxiliaires était aberrant mais que ça coûterait plus cher encore de faire marcher les ascenseurs. Je leur ai dit que les gens accepteraient de payer avec des tickets s’il n’y avait que la question de l’argent. Et ils ont dit, oui, évidemment, sans aucun doute. Et maintenant, Mlle Hanson, faites-moi le plaisir de me foutre la paix, et merci encore pour votre sollicitude.

« Il y en avait un, le pire jusqu’ici, un rond-de-cuir au bureau du MODICUM appelé R. M. Blake, qui n’arrêtait pas de me féliciter pour mon merveilleux sens des responsabilités. Comme ça, carrément : Quel merveilleux sens des responsabilités vous avez, Mlle Hanson. Comme vous avez du caractère, Mlle Hanson. J’avais envie de lui dire, ouais, c’est pour mieux te bouffer, grand-maman. Le vieil hypocrite.

« C’est marrant, tu ne trouves pas, ce chassé-croisé qu’on a fait ? C’est tellement symétrique. Avant, c’était moi qui étais mystique et toi qui étais politisée, et maintenant c’est exactement l’inverse. C’est comme, est-ce que tu as vu Les orphelins l’autre soir ? Ça se passait au XIXe siècle, et il y avait un couple marié, très bien ensemble et très pauvre, sauf qu’ils avaient chacun une chose dont ils étaient fiers. L’homme a une montre en or et la femme, la pauvre, elle a ses cheveux. Et qu’est-ce qui arrive ? Lui met sa montre au clou pour acheter un peigne à sa femme, et elle vend ses cheveux pour lui offrir une chaîne de montre en or. C’était vraiment une histoire dingue.

« Mais quand on y réfléchit, c’est exactement ce qu’on a fait, pas vrai, January ?

« January, tu dors ? »


14. Lottie, à l’hôpital Bellevue (2026). – « Ils parlent de la fin du monde, des bombes et de tout ça, ou quand ce n’est pas des bombes c’est des océans qui meurent, ou des poissons, mais avez-vous jamais regardé l’océan ? Moi, je m’en faisais avant mais maintenant je me dis : et alors ? Qu’est-ce que ça peut faire si c’est la fin du monde ? Ma sœur, elle, c’est tout le contraire. S’il y a des élections elle restera devant la télé toute la nuit pour la regarder. Ou un tremblement de terre. Ou n’importe quoi. Mais à quoi ça sert ?

« La fin du monde. Je vais vous dire, moi. La fin du monde, il y a cinquante ans que c’est arrivé. Peut-être cent. Et depuis c’a été formidable. Je parle sérieusement. Personne ne vient vous casser les pieds. On peut se laisser aller. Vous savez quoi ? J’aime bien la fin du monde.


15. Lottie, au White Rose Bar (2024). – « Évidemment, il y a de ça. Quand les gens ont tellement envie que quelque chose arrive, par exemple un cancéreux ou moi avec mes douleurs dans le dos, on se dit que ça y est. Alors qu’en fait ce n’est pas vrai. Mais quand ça vous arrive pour de vrai on ne peut pas s’y tromper. Le visage des gens change. Ils n’ont plus l’air désorientés ou agressifs. Ce n’est pas qu’ils se décontractent comme pour dormir, ça arrive d’un seul coup. Il y a quelqu’un d’autre avec eux, un esprit, qui les touche, qui calme la douleur là où ça leur fait mal. Ça peut être une tumeur, ça peut être une angoisse psychologique, mais l’esprit est très précis, bien que les plus élevés soient parfois difficiles à comprendre. Il n’y a pas toujours des mots pour exprimer ce qu’ils vivent sur un plan supérieur. Mais ceux-là sont les seuls qui peuvent guérir. Les autres, les esprits moins élevés qui n’ont quitté notre plan que depuis peu ne sont pas aussi forts. Ils ne peuvent pas nous aider autant parce qu’ils sont encore eux-mêmes un peu désorientés.

« Ce que vous devriez faire c’est y aller vous-même. Ça ne la dérange pas qu’on soit sceptique. Tout le monde l’est, au début, surtout les hommes. Même moi, il m’arrive encore de penser : elle nous trompe, elle a tout inventé. Il n’y a pas d’esprit, on meurt, et puis c’est tout. Ma sœur – c’est elle qui m’y a emmenée la première fois – je devrais plutôt dire traînée – elle n’y croit plus. Mais elle n’en a jamais vraiment profité, tandis que moi… merci, je veux bien.

« Bon. La première fois c’était à une messe de guérison classique il y a un an environ. Ce n’était pas la femme dont je vous parlais. Les Amis Universels. Ils étaient à l’Americana. Il y a eu d’abord un débat sur l’immortalité de l’âme, et puis dès le début de la messe, j’ai senti un esprit poser ses mains sur ma tête. Comme ça. Très fort. Et froid, comme une serviette mouillée quand on a la fièvre. Je me suis concentrée sur mes douleurs dans le dos qui me faisaient terriblement souffrir à l’époque. J’ai essayé de sentir s’il y avait une différence. Parce que je savais que j’avais été guérie d’une façon ou d’une autre. Ce n’est qu’après la réunion, quand je me suis retrouvée sur la Sixième Avenue, que je me suis rendu compte de ce qui s’était passé. Vous savez quand on regarde une rue en enfilade tard le soir et qu’on voit tous les feux passer au vert en même temps ? Eh bien, ma vie entière j’avais été daltonienne, mais cette nuit-là j’ai vu les couleurs comme elles sont vraiment. Elles étaient si vives, comme… je ne peux pas le décrire. J’ai passé toute la nuit à me promener malgré que c’était l’hiver. Et le soleil, quand il s’est levé ! J’étais sur le pont, et Dieu ! Mais pendant la semaine qui a suivi, ça m’a quitté, petit à petit. C’était un cadeau trop beau pour moi. Je n’étais pas prête. Mais des fois, quand j’ai l’esprit très clair et que je n’ai pas peur, j’ai l’impression que ça me revient. Juste l’espace d’un instant. Et puis c’est fini.

« La seconde fois… merci.

« La seconde fois ça n’a pas été aussi simple. J’étais à une messe de communication. Il y a cinq semaines environ. Ou un mois. Ça m’a l’air plus ancien que ça – enfin.

« Ça se passait comme ça. On écrivait trois questions et on repliait le papier, mais avant même que la Révérende Mère Ribera ait pu me prendre le mien des mains, il était là et – je ne sais pas comment décrire la chose. Il la secouait. Comme un prunier. Très violemment. Il y avait une sorte de lutte pour voir s’il arriverait à prendre le contrôle de son corps pour l’utiliser. D’habitude, voyez-vous, elle se contente de parler avec eux, mais Juan était si empressé et si impatient, vous comprenez. Vous savez comment il était. Quand il avait pris une décision, il n’y avait pas moyen de l’arrêter. Il n’arrêtait pas de m’appeler d’une voix toute drôle, comme étranglée. Tantôt je me disais, oui, c’est mon Juan, il essaie de communiquer avec moi, et l’instant d’après je pensais, non ça ne peut pas être lui, Juan est mort. Depuis tout ce temps, voyez-vous, j’essayais de communiquer avec lui – et voilà qu’il était là et je ne voulais pas l’accepter.

« Enfin.

« Il a fini par comprendre qu’il avait besoin de la coopération de la Révérende Mère Ribera, et il s’est calmé. Il a parlé de la vie de l’autre côté, et il a dit qu’il n’arrivait pas à s’y faire. Il y avait tellement de choses qu’il avait laissées inachevées ici-bas. Il a dit qu’à la dernière minute, il avait voulu changer d’avis, mais il était trop tard et il n’était plus son maître. Je voulais tellement croire que c’était vrai, qu’il était vraiment là, mais je ne pouvais pas.

« Et puis, juste avant qu’il la quitte, le visage de la Révérende Mère Ribera a changé, il est devenu beaucoup plus jeune, et elle a récité quelques vers de poésie. En espagnol – tout s’était passé en espagnol, bien sûr. Je ne me souviens pas des mots exacts, mais ça disait en gros qu’il ne pouvait pas supporter de me perdre. Bien que ce devait être la dernière peine que j’allais lui causer – el ultimo dolor. Bien que ce devait être le dernier poème qu’il allait m’écrire.

« Vous comprenez, je vous parle de ça il y a des années, Juan m’écrivait des poèmes. Alors quand je suis rentrée chez moi ce soir-là j’ai relu ceux que j’avais gardés, et il était là, le même poème. Il me l’avait écrit des années avant, après notre première rupture.

« Alors c’est pour ça, quand on me dit qu’il n’y a aucune raison scientifique de croire à la vie éternelle, je ne peux pas être d’accord. »


16. Mme Hanson, dans l’appartement 1812 (2024). – « Avril. Avril, c’est le pire des mois pour attraper un rhume. On voit le soleil et on se dit que c’est déjà la saison des manches courtes, et total quand on se retrouve dans la rue il est trop tard pour se changer. À propos de manches courtes, vous qui étudiez la psychologie, je me demande ce que vous allez dire de ça. Le fils de Lottie, vous l’avez vu, Mickey, il a huit ans maintenant, il refuse de porter des vêtements à manches courtes. Il ne veut pas qu’on voie la moindre partie de son corps. Vous ne trouvez pas que c’est morbide ? Moi si. Ou névrosé ? À huit ans ?

« Tenez, buvez ça. Cette fois je me suis souvenue et il n’est pas trop sucré.

« On se demande où les enfants vont chercher des idées pareilles. J’imagine que ça a dû être différent pour vous qui avez grandi sans famille. Sans foyer. Une vie si embrigadée. Je crois qu’aucun enfant… mais peut-être qu’il y a d’autres facteurs. Des avantages ? Enfin, c’est pas le genre de truc qui m’emballe. Mais dans un dortoir, il n’y a pas d’intimité, et vous, avec vos études, je me demande comment vous faites ? Et qui s’occupe de vous quand vous tombez malade ?

« C’est trop chaud ? Votre pauvre gorge. Remarquez bien, c’est pas étonnant que vous ayez la voix rauque. Ce livre, il n’en finit pas. Je ne dis pas ça parce qu’il m’embête, au contraire, il m’intéresse. Beaucoup, même. Le passage où elle rencontre le jeune Français – il était bien Français ? – avec les cheveux roux, dans la cathédrale de Notre-Dame. C’était très… comment dire. Romantique ? Et après, ce qui se passe quand ils sont en haut de la tour, c’était sacrément osé ; dites donc. Ça m’étonne qu’ils n’en aient pas fait un film. Ou peut-être qu’ils en ont fait un. Évidemment, moi je préfère lire le livre, même si… Mais ça n’est pas juste pour vous. Votre pauvre gorge.

« Moi aussi je suis catholique, vous savez ? Il y a le Sacré-Cœur, là, juste derrière vous. Évidemment, de nos jours ! Mais j’ai été élevée dans la religion catholique. Et puis, juste avant ma confirmation il y a eu cette révolte, vous savez, à propos de qui était le véritable propriétaire des églises. J’étais là sur la Cinquième Avenue, habillée de mon premier ensemble en laine, bien qu’en réalité c’était plutôt une robe sans manches avec ma mère qui portait un parapluie, et mon père qui en portait un autre, et il y avait un groupe de prêtres qui nous suppliaient pratiquement en criant de ne pas rentrer, et les autres prêtres qui essayaient de nous entraîner à l’intérieur par-dessus les corps de ceux qui s’étaient couchés sur les marches. Je vous parle de ça, ça devait être en mille neuf cent quatre-vingt… un ? Deux ? Maintenant ils en parlent dans les livres d’histoire, mais j’étais là, au milieu d’une bataille rangée, et tout ce que j’arrivais à penser, c’était : R. B. va casser son parapluie. R. В., c’était mon père.

« Seigneur, comment est-ce que j’en suis arrivée à vous parler de ça ? Ah ! oui, la cathédrale. Quand vous lisiez ce passage j’arrivais tellement bien à l’imaginer. Quand ça disait que les colonnes de pierre ressemblaient à des troncs d’arbres, je me suis souvenue m’être fait la même réflexion quand j’étais dans la cathédrale Saint-Patrick.

« Vous savez, j’essaie de faire comprendre ces choses à mes filles, mais elles, ça ne les intéresse pas. Le passé, ça n’a pas de sens pour elles. Ça n’est pas le genre à lire un livre comme celui-là, je peux vous le garantir ! Et mes petits-enfants sont trop jeunes pour ce genre de conversation. Mon fils, il écouterait, lui, mais il n’est plus jamais là.

« Quand on est élevé dans un orphelinat – mais est-ce qu’ils appellent ça un orphelinat si vos parents sont en vie ? – ils vous embêtent avec des histoires de religion et tout ça. C’est pas le genre du gouvernement, je suppose.

« Je crois que tout le monde a besoin d’un genre ou d’un autre de foi, qu’on appelle ça la religion ou la lumière spirituelle ou tout ce que vous voudrez. Mais mon Boz dit que ça exige plus de force de ne croire en rien du tout. C’est davantage une idée d’homme, ça. Vous vous entendriez bien avec Boz. Vous avez exactement le même âge et vous vous intéressez aux mêmes choses et…

« Tenez, Lenny, pourquoi ne passeriez-vous pas la nuit ici ? Vous n’avez pas de cours demain, n’est-ce pas ? Et pourquoi sortir par un temps pareil ? Shrimp sera sortie – elle est toujours sortie, entre nous soit dit. Je changerai les draps de son lit et vous aurez sa chambre à coucher pour vous tout seul. Ou si vous ne pouvez pas ce soir, une autre fois peut-être. L’invitation reste valable pour quand vous voudrez. Ça vous changera d’avoir un peu d’intimité pour une fois, et pour moi c’est une chance formidable d’avoir quelqu’un à qui parler. »


17. Mme Hanson à l’hospice (2021). – « C’est moi, ça ? Oui, c’est bien moi. J’ai peine à le croire. Et qui c’est, là, avec moi ? Ce n’est pas toi, tout de même ? Tu avais une moustache à l’époque ? Où étions-nous pour que tout soit si vert ? Ça ne peut pas être Elisabeth. Ça pourrait être à Central Park. Il y a écrit « le 4 juillet » au dos, mais ça ne dit pas où.

« Tu es bien installé, maintenant ? Tu veux te redresser un peu plus. Je sais comment faire. Voilà. C’est pas mieux comme ça ?

« Et regarde – c’est le même pique-nique, et voilà ton père à toi ! Il tire une de ces têtes. Les couleurs sont vraiment bizarres sur celles-ci.

« Et voilà Bobby. Oh ! Seigneur.

« Maman.

« Et ça, qui est-ce ? Il y a écrit : “Des comme ça, j’en ai plein les poches !” mais il n’y a pas de nom. Ce serait pas un des Schearl ? Ou un de tes collègues ?

« Le revoilà. Je ne crois pas l’avoir jamais…

« Ah ! ça, c’est la voiture dans laquelle on a été au lac Hopatcong, et George Washington a vomi sur le siège arrière, tu te souviens ? Tu étais hors de toi.

« Voilà les jumeaux.

« Encore les jumeaux.

« Voilà Gary. Non, c’est Boz ! ah ! non, oui, c’est bien Gary. Ça ne ressemble pas du tout à Boz, en fait, mais Boz avait un petit seau en plastique exactement pareil, avec une bande rouge.

« Maman. Qu’est-ce qu’elle est jolie dans cette robe.

« Et vous voilà ensemble, regarde. Vous êtes tous les deux en train de rire. Je me demande à quel propos. Hm ? C’est une jolie photo, pas vrai ? Tiens, je vais la laisser ici, au-dessus de la lettre que t’a envoyée ?… Tony ? C’est Tony ? Eh bien, ça c’est gentil. Ah ! au fait, Lottie m’a dit de ne pas oublier de t’embrasser de sa part.

« Tu crois que c’est la bonne heure ?

« Il n’est pas trois heures. Je croyais qu’il était trois heures. Mais pas encore. Tu veux en regarder d’autres ? Ou bien ça t’ennuie ? Ça n’aurait rien d’étonnant, obligé comme tu l’es de rester là sans pouvoir bouger le petit doigt, à m’écouter radoter. Je pourrais continuer pendant des heures si on ne m’arrêtait pas. Vraiment, je comprendrais que tu t’ennuies. »

Troisième partie. Mme Hanson

18. La nouvelle bible catholique américaine (2021). – Bien des années avant qu’ils emménagent au 334, alors qu’ils habitaient encore dans une pièce unique en sous-sol sur Mott Street, un démarcheur était passé lui proposer un exemplaire de la nouvelle bible catholique américaine, et non seulement la bible mais tout un programme d’instruction par correspondance qui la mettrait au courant de l’évolution de sa propre religion. Lorsqu’il était revenu récupérer la bible pour défaut de paiement elle avait déjà inscrit sur les premières pages toutes les dates importantes de l’histoire de la famille :


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Le démarcheur lui laissa garder la bible en échange des arrhes déjà versées plus un supplément de cinq dollars, mais récupéra le programme d’études par correspondance et la chemise dans laquelle les feuilles étaient rangées.

C’était en 1999. Par la suite, chaque fois que la famille s’agrandissait ou diminuait, elle notait dûment l’événement dans la nouvelle bible catholique américaine le jour même où il se produisait.

Le 30 juin 2001, Jimmy Tom fut matraqué par la police alors qu’il participait à une manifestation de protestation contre le couvre-feu de dix heures imposé par le Président lors de la crise agricole. Il mourut dans la nuit.

Le 11 avril 2003, six ans après la mort de son père, Boz naquit à l’hôpital Bellevue. Dwight avait été un membre des Teamsters, le premier syndicat à obtenir que la préservation gratuite de sperme soit prise en charge par l’assurance-vie.

Le 29 mai 2013, Amparo naquit au 334. Ce ne fut que lorsqu’elle eut inscrit par erreur Hanson comme le nom de famille d’Amparo qu’elle s’aperçut que la bible ne faisait aucunement mention du père d’Amparo. Mais la liste officielle s’était vue doublée au fil des ans d’une liste de parents passés sous silence : sa propre belle-mère, Sue-Ellen, ses innombrables beaux-frères et belles-sœurs, et les deux enfants que Shrimp avait conçus dans le cadre de son contrat fédéral, Tigre (d’après le chat qu’il avait remplacé) et Thumper (d’après le Thumper de Bambi). Le cas de Juan était beaucoup plus délicat, mais finalement elle décida que bien qu’Amparo fût une Martinez, Lottie était encore légalement une Hanson, de sorte que Juan se trouva relégué en marge avec les autres cas litigieux. L’erreur fut rectifiée.

Le 6 juillet 2021, Mickey vit le jour, également au 334.

Puis, le 6 mars 2021, l’hospice d’Elisabeth appela Williken, qui monta transmettre le message comme quoi R. B. O’Meara était mort. Il s’était éteint paisiblement et volontairement à l’âge de 81 ans. Son père – mort !

Tandis qu’elle notait ce nouvel événement, Mme Hanson se rappela qu’elle n’avait pas jeté un regard à la partie religieuse du livre depuis que la société avait cessé de lui envoyer des leçons par correspondance. Elle piocha au hasard et tomba sur ce passage du Livre des Proverbes : « Méprisez les contempteurs de la loi mais plaignez les misérables qui l’ignorent. »

Plus tard elle lut ce message à Shrimp, qui était enfoncée jusqu’au cou dans le mysticisme, en espérant que sa fille le trouverait plus compréhensible qu’elle.

Shrimp le lut à haute voix, puis le relut, toujours à haute voix. Pour elle ça ne voulait rien dire de plus que ce que ça disait : « Méprisez les contempteurs de la loi, mais plaignez les misérables qui l’ignorent. »


19. Un emploi convoité (2021). – Lottie avait laissé tomber les études en seconde après que son professeur de lettres, la vieille Mme Sills, eut fait une remarque sarcastique sur ses jambes. Certaine que l’ennui et la claustrophobie (c’était du temps où ils habitaient Mott Street) auraient raison de son amour-propre avant la prochaine rentrée, sinon avant, Mme Hanson n’avait rien fait pour la pousser à y retourner. Mais lorsque vint l’automne, Lottie se montra intraitable, et sa mère accepta de signer les papiers la dispensant d’aller à l’école. Elle-même n’avait fait que deux années d’études secondaires et se rappelait à quel point elle avait détesté ça, les heures passées à écouter leur verbiage, à garder les yeux fixés sur leurs bouquins. Et puis c’était agréable d’avoir Lottie sous la main pour faire toutes les petites corvées ménagères telles que la lessive, la couture, la guerre contre les chats, que Mme Hanson trouvait ennuyeuses. Avec Boz, Lottie valait mieux qu’un kilo de pilules. Elle jouait et parlait avec lui pendant des semaines, une année après l’autre.

Puis, à dix-huit ans, Lottie reçut sa propre carte MODICUM et un ultimatum : si elle ne prenait pas un emploi à temps plein dans les six mois, elle cesserait d’être considérée comme enfant à charge et devrait aller habiter dans un des dépotoirs pour chômeurs endurcis tels que Roebling Plaza. Les Hanson seraient radiés du même coup de la liste d’attente pour le 334.

Lottie passa d’un emploi à l’autre avec la même indifférence têtue qui lui avait permis de sortir relativement peu marquée de son long passage à l’école. Elle travailla comme vendeuse. Elle tria des perles en plastique pour un industriel. Elle nota des numéros qu’on lui téléphonait de Chicago. Elle fit des emballages. Elle lava, remplit et boucha des bouteilles de cinq litres dans la cave de chez Bonwit. D’habitude elle se débrouillait pour partir ou se faire renvoyer vers le mois de mai ou de juin pour pouvoir profiter à fond de la vie avant de retourner mourir à petit feu sous la coupe d’un employeur.

Et c’est alors que par une superbe journée sur le toit juste après que les Hanson eurent emménagé dans le 334, elle avait rencontré Juan Martinez et que l’été était devenu officiel et continu : elle devint mère ! Épouse ! De nouveau mère ! Juan travaillait à la morgue de l’hôpital Bellevue avec Ab Holt, qui vivait à l’autre bout de leur couloir, ce qui expliquait comment ils en étaient arrivés à se rencontrer sur ce toit de juillet. Ça faisait des années qu’il travaillait à la morgue, de sorte que Lottie put s’abandonner en toute tranquillité à son rôle d’épouse-mère et laisser la vie devenir une piscine, avec son abonnement d’un an payé d’avance. Elle fut heureuse pendant longtemps.

Pas pour toujours. Elle était Capricorne, Juan Sagittaire. Depuis le début elle avait su que ça finirait un jour, et comment ça finirait. Les plaisirs de Juan devinrent des devoirs. Ses visites se firent plus rares. L’argent, qui était entré en un flot merveilleusement régulier pendant trois, quatre, presque cinq ans arriva en jets discontinus, puis goutte à goutte. La famille dut se débrouiller avec la pension de Mme Hanson, les allocations familiales pour Amparo et Mickey, et les divers expédients de Shrimp. La situation devint presque désespérée, au point que le loyer passa de la somme modique de trente-sept dollars cinquante à la somme exorbitante de trente-sept dollars cinquante, et c’est alors que la possibilité se fit jour pour Lottie d’obtenir un emploi fabuleux.

Cece Benn, de l’appartement 1438, était la balayeuse en titre de la Onzième Rue pour le pâté de maisons compris entre la Première et la Seconde Avenue, ce qui lui rapportait entre vingt et trente dollars par semaine en pourboires et en aumônes diverses, plus une pluie de bonnes choses à Noël. Mais ce qui rendait cet emploi si enviable, c’était qu’on n’avait pas à déclarer les revenus qu’il vous rapportait au bureau du MODICUM et que par conséquent on ne perdait aucune des prestations auxquelles on avait droit. Cece balayait la Onzième Rue depuis la fin du siècle dernier, mais maintenant elle approchait de l’âge de la retraite et avait décidé de se retirer des affaires.

Lottie s’était souvent arrêtée à son coin de rue quand le temps le permettait pour bavarder avec Cece, mais elle n’avait jamais imaginé que la vieille dame aurait pu considérer ces égards comme un signe de réelle amitié. Lorsque Cece laissa entendre qu’elle songeait à lui léguer sa licence, Lottie en resta ahurie de gratitude.

— Si ça vous intéresse, bien sûr, avait ajouté Cece avec un petit sourire timide.

— Si ça m’intéresse ! Si ça m’intéresse ! Oh ! madame Benn ! Elle dut continuer à s’y intéresser pendant plusieurs mois, car Cece n’était pas du genre à renoncer aux bénéfices de Noël. Lottie essaya de ne pas laisser ses espoirs affecter la façon dont elle se comportait à l’égard de Cece, mais il lui fut impossible de n’être pas plus activement cordiale, à telle enseigne qu’elle se retrouva en train de lui servir de coursier entre son appartement et la rue. De voir comment l’appartement de Cece était décoré, d’imaginer combien cela avait pu coûter lui fit désirer cette licence plus que jamais. Au début de décembre elle était prête à toutes les bassesses.

Pendant les vacances, Lottie attrapa la grippe et dut garder la chambre. Lorsqu’elle alla mieux, il y avait une nouvelle famille dans le 1438 et Mme Levin, de l’appartement 1726, était postée sur le coin de rue avec le balai et la timbale. Lottie découvrit plus tard par l’entremise de sa mère, qui l’avait appris de Leda Holt, que Mme Levin avait racheté sa licence à Cece pour six cents dollars.

Elle ne pouvait jamais passer devant Mme Levin dans la rue sans être littéralement malade de dépit. Pendant trente-trois ans elle avait réussi à ne jamais désirer un emploi. Elle avait travaillé quand il lui avait fallu travailler, mais elle ne s’était jamais laissée aller à en avoir envie.

Elle avait convoité l’emploi de Cece Benn. Elle le convoitait encore. Elle le convoiterait toujours. Elle était effondrée.


20. Le supermarché, suite (2021). – Après qu’ils eurent bu leur bière au sous-sol de l’aéroport, Juan emmena Lottie à la patinoire Wollman et ils patinèrent pendant une heure. Des tours simples, des valses, des tangos, un pur délice. On entendait à peine la musique avec le grondement des patins. Lottie quitta la patinoire avec un genou écorché et l’impression d’avoir rajeuni de dix ans.

— Alors, c’est pas mieux que le musée ?

— C’était merveilleux.

Elle l’attira près d’elle et embrassa le grain de beauté sur son cou.

— Hé là, dit Juan.

Puis :

— Il faut que je retourne à l’hôpital, maintenant.

— Déjà ?

— Comment ça, déjà ? Il est onze heures. Je peux te déposer dans le centre ?

Juan ne se déplaçait que pour pouvoir se rendre à sa destination et en revenir au volant de sa voiture. Il vouait un véritable culte à son automobile, et Lottie feignait de partager sa passion.

Au lieu de lui dire simplement la vérité, à savoir qu’elle voulait retourner seule au musée, elle dit :

J’adorerais faire une balade en voiture, mais pas si c’est pour aller seulement à l’hôpital. Parce que je n’aurais pas où aller et je n’aurais plus qu’à rentrer chez moi. Non, je crois que je vais seulement m’asseoir sur un banc.

Juan partit, satisfait, et elle jeta le trognon de la carotte-souvenir dans une poubelle. Puis elle pénétra dans le musée par une entrée latérale située derrière le temple égyptien (où on lui avait appris à adorer les momies et les idoles en basalte en classe de 10e, de 8e, de 5e, et de 3e).

Des milliers de figurants se pressaient autour des présentoirs à cartes postales, les regardaient, les remettaient à leur place. Lottie se joignit à eux. Des visages, des arbres, des gens en costume d’époque, la mer, Jésus et la Vierge Marie, un bocal plein d’eau, une ferme, des rayures et des pois, mais de photo du supermarché reconstitué, point. Elle dut demander, et une fille portant un appareil dentaire lui indiqua l’endroit où elles étaient cachées. Lottie en acheta une qui montrait des rayons qui continuaient à perte de vue.

— Attendez ! dit la fille à l’appareil tandis qu’elle s’éloignait.

Elle crut à cet instant-là que son compte était bon, mais ce n’était que pour lui donner un reçu pour les vingt-cinq cents de la carte postale.

Une fois dans Central Park, dans un coin retiré loin du grand pré, elle écrivit en lettres capitales dans l’espace prévu pour la correspondance : « J’étais ici aujourd’hui et j’ai pensé que ça te rappellerait le bon vieux temps. » Ce n’est qu’alors qu’elle se demanda à qui elle l’enverrait. Son grand-père était mort, et elle ne connaissait personne d’assez âgé pour se souvenir de quelque chose d’aussi ancien. Elle finit par l’adresser à sa mère, et ajouta au message : « Je ne passe jamais par Elisabeth sans penser à toi. »

Ensuite elle vida son sac à main des autres cartes postales – une série de trous, un bouquet, un saint, une commode ouvragée, une vieille robe, un autre visage, des gens en train de travailler au grand air, quelques gribouillages, un cercueil en pierre, encore des visages sur une table. Onze cartes postales en tout.

Valant au total – elle fit l’addition au dos de la carte représentant le cercueil – deux dollars soixante-quinze. Un peu de vol à l’étalage lui remontait toujours le moral.

Elle décida que celle du bouquet, intitulée « iris », était la plus jolie, et l’adressa à Juan :

Juan Martinez

Garage Abingdon

312 Perry St.

New York 10014.


21. Juan (2021). – Ce n’était pas parce qu’il n’aimait pas Lottie ou sa progéniture qu’il ne leur versait pas régulièrement leur pension hebdomadaire. C’était simplement parce que Princess Cass lui mangeait tout son argent avant qu’il eût l’occasion de leur envoyer. Princess Cass étant son rêve à quatre roues, une réplique virginale de 2015 de la dernière des grandes routières, la Vega Fascination sortie par Chevrolet en 1979. Autour du cou de cette petite merveille il avait accroché cinq années de dur labeur et de sacrifices : un moteur débridé avec toute une série de super-accessoires ; un embrayage Weber d’origine, année 1969 ; une boîte Jaguar avec levier au plancher, et des cardans également de chez Jag. Et pour envelopper le tout, une superbe robe sombre faite de sept couches translucides superposées avec un effet de perspective qui ne lui donnait pas moins de douze centimètres d’épaisseur apparente. Rien que la toucher était un acte d’amour. Et quand elle roulait ? Brm Brm ? Il y avait de quoi jouir.

Princess Cass résidait au troisième étage du garage Abingdon, sur Perry Street, et comme le loyer mensuel, plus les impôts, plus la T.V.A. était plus que ce que Juan aurait payé pour une chambre d’hôtel, il vivait là avec, et dans Princess. Outre les voitures qui étaient simplement garées ou enterrées au garage Abingdon, il y avait trois autres adeptes de la foi : un publicitaire japonais dans une Rolls Electric assez récente, « Gramps » Gardiner dans une Uglicar montée à partir d’un kit et qui n’était, pauvre bougre, pas beaucoup plus qu’un lit ambulant ; et enfin, aussi vraie que nature, une Hillman Minx antédiluvienne avec zéro modification, un bijou qui appartenait à Liz Kreiner, qui l’avait héritée de son père Max.

Juan aimait Lottie. Il aimait Lottie, mais ce qu’il ressentait pour Princess Cass allait plus loin que l’amour – c’était de la loyauté. Ça allait plus loin que la loyauté – c’était une symbiose (« symbiose » étant le mot qui était écrit en petites lettres d’or sur le pare-chocs de la Rolls du jeune cadre japonais). Une voiture représentait, d’une façon que Lottie ne comprendrait jamais malgré tous ses mamours et toutes ses protestations, un mode de vie. Parce que si elle avait compris, elle ne lui aurait jamais envoyé sa stupide carte postale à l’adresse de l’Abingdon. Une histoire confuse au sujet d’une fleur à la con qui avait probablement disparu ! Non pas que lui, personnellement, redoutât une inspection, mais les propriétaires de l’Abingdon en chiaient dans leur froc chaque fois que quelqu’un se faisait envoyer du courrier au garage, et il ne voulait pas voir Princess coucher dans la rue.

Si Princess Cass était sa fierté, elle était aussi, secrètement, sa honte. Comme 80 % de ses revenus provenaient de sources extra-légales, il devait lui acheter ses produits de première nécessité – essence, huile et fibre de verre – au marché noir, et il n’y en avait jamais assez, malgré toutes les économies qu’il faisait par ailleurs. Cinq nuits sur sept elle devait rester au garage, et Juan restait généralement avec elle à la bichonner et à la briquer, ou à lire des poèmes, ou à s’exercer la cervelle avec le jeu d’échecs de Liz Kreiner. Tout était préférable au déshonneur de s’entendre dire par quelque petit malin : « Eh, Roméo, où est passée ta royale demoiselle ? »

Les deux autres nuits justifiaient toutes les souffrances. Les meilleurs moments, c’était quand il rencontrait quelqu’un qui savait apprécier le grand style et qu’ils partaient sur l’autoroute. Ils roulaient toute la nuit, sans s’arrêter sauf pour faire le plein, avalant les kilomètres. Ça, c’était colossal, mais il ne pouvait pas se permettre de le faire tout le temps, ni même de nouveau avec le même quelqu’un. Inévitablement ils voulaient en savoir plus, et il lui était pénible de devoir avouer qu’il n’y avait rien de plus ; que Princess, lui-même, et ces merveilleux tirets blancs qui défilaient au milieu de la chaussée, c’était toute sa vie. Une fois qu’ils avaient découvert la vérité, la pitié coulait à flots, et Juan ne savait pas se défendre contre la pitié.

Lottie n’avait jamais eu de la pitié pour lui, et n’avait jamais été jalouse de Princess Cass non plus, et c’est pour cela qu’ils pouvaient être, et avaient été, et seraient, mari et femme. Huit putains d’années. Comme la Hillman de Liz Kreiner, elle avait perdu l’éclat de la jeunesse, mais la mécanique était encore bonne. Quand il était avec elle et que ça tournait rond, ils étaient comme du beurre sur un toast. Il fondait à son contact. Un vrai régal. Il oubliait qui il était et s’il avait quelque chose de précis à faire. Il était la pluie, et elle un lac, et doucement, lentement, sans effort, il tombait.

Qui aurait pu en demander plus ?

Lottie, peut-être. Parfois il se demandait pourquoi elle ne le faisait pas. Il savait que les gosses lui coûtaient plus qu’il ne lui donnait, et pourtant ses seules exigences portaient sur son temps et sur sa présence. Elle voulait qu’il habite au moins en partie au 334, et pour autant qu’il sût, ce désir n’était pas dicté par autre chose que la simple envie de l’avoir près d’elle. Elle lui indiquait constamment diverses façons d’économiser de l’argent et toutes sortes d’avantages, comme par exemple de réunir tous ses vêtements en un seul endroit au lieu de les avoir éparpillés aux quatre coins de la ville.

Il aimait Lottie. Il l’aimait, et il avait besoin d’elle, mais il ne leur était pas possible de vivre ensemble. Il lui était difficile d’expliquer pourquoi. Il avait grandi dans une famille de cinq enfants, et ils vivaient tous dans la même pièce. On devenait comme des bêtes à vivre comme ça. Les êtres humains ont besoin d’un minimum d’intimité. Mais si Lottie ne comprenait pas ça, il ne voyait pas ce qu’il pouvait dire de plus. Les gens avaient besoin d’intimité, et Juan avait simplement besoin de plus d’intimité que la plupart des gens.


22. Leda Holt (2021). – Tout en battant les cartes, Nora fit éclore l’œuf qu’elle couvait si manifestement depuis quelque temps.

— J’ai vu ce garçon de couleur, tu sais, sur les marches, hier.

— Garçon de couleur ?

C’était typique de Nora d’avoir trouvé la façon la plus désagréable de présenter la chose.

— Depuis quand fréquentes-tu des garçons de couleur ?

Nora coupa.

— Le petit copain à Milly.

Leda se débattit dans une mer d’oreillers, de coussins, de couvertures et de draps jusqu’à ce qu’elle se trouvât plus ou moins assise sur son séant.

— Ah ! oui, dit-elle malicieusement. Celui-là.

Elle donna soigneusement les cartes et plaça le paquet entre elles sur l’étagère retournée qui leur servait de table.

— J’ai pratiquement dû – Nora arrangea sa main – me mettre en rogne. Sachant qu’ils étaient tous les deux dans ma chambre pendant ce temps, et lui qui se morfondait sur ses marches.

Elle sélectionna deux cartes et les plaça dans le crib, qui était à elle cette fois.

— Pauvre type !

Leda se montra plus circonspecte. Elle avait un deux, une paire de trois, un quatre et des sept. Mais si elle gardait ses deux paires et que la carte de départ ne l’aidait pas un peu… Elle décida de tenter sa chance et mit ses deux sept dans le crib.

Nora coupa de nouveau, et Leda tomba sur la reine de pique comme carte de départ. Elle dissimula sa satisfaction par un hochement de tête et l’appréciation :

— Ah ! l’amour physique !

— Tu sais quoi, Leda ? dit Nora en jouant un sept, je n’arrive même pas à me souvenir de ce que c’est.

Leda abattit son quatre.

— Je sais ce que tu veux dire. J’aimerais bien qu’Ab en soit là, lui aussi.

Un six.

— Dix-sept. Tu dis ça, mais tu es jeune, et puis tu as Ab.

Si elle jouait un trois, Nora pourrait arriver à trente et un avec une figure. Mais elle joua le deux.

— Dix-neuf. Je ne suis pas jeune.

— Plus cinq égale vingt-quatre.

— Plus trois. Vingt-sept ?

— Non, je ne peux pas.

Leda abattit sa dernière carte.

— Et trois qui font trente.

Elle avança d’un trou.

— Cinq, et Nora lui prit son trou.

Enfin il y eut le démenti que Leda attendait.

— J’ai cinquante-quatre ans et tu en as – quoi ? – quarante-cinq ? Ça fait toute la différence.

Elle étala ses cartes à côté de la reine.

— Et il y a une autre différence de taille, c’est que ça va faire vingt ans que Dwight est mort. Ce n’est pas comme si je n’avais pas eu une occasion de temps en temps… voyons, qu’est-ce que nous avons là ? Quinze-deux, quinze-quatre, une paire ça fait six et deux séquences de trois ça fait six, égale douze.

Elle fit avancer une deuxième allumette sur le tableau.

— Mais de temps en temps, ce n’est pas la même chose qu’une habitude.

— Tu es en train de te vanter ou de te plaindre ? demanda Leda en étalant ses propres cartes.

— De me vanter, bien sûr.

— Quinze-deux, quinze-quatre, et une paire ça fait six, et deux séquences de trois – c’est exactement comme toi, regarde : douze.

— La sexualité, ça rend les gens dingues. Comme ce pauvre con assis dans l’escalier. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. Je suis bien contente de ne plus être dans le coup.

Leda planta son allumette à cinq trous seulement de la fin de partie.

— C’est ce que Carney disait du Portugal, et tu sais ce que ça a donné.

— Il y a des choses plus importantes, poursuivit Nora, imperturbablement.

Nous y voilà, pensa Leda, le leitmotiv.

— Tu ne veux pas compter ton crib ? dit-elle.

— Il n’y a que la paire que tu m’as donnée. Merci.

Elle avança de deux trous.

— La famille, ça c’est important. Il faut l’empêcher de se disperser.

— Mais oui, mais oui. Eh bien, ma chère, qu’est-ce que tu attends ?

Mais au lieu de ramasser les cartes et de les battre, Nora saisit le tableau de cribbage et l’examina.

— Il me semblait t’avoir entendu dire que tu avais douze ?

Leda, d’une voix mielleuse :

— Je me suis trompée ?

— Non, je ne crois pas.

Elle recula l’allumette de Leda de deux trous.

— Tu as triché.


23. Len Rude, suite (2024). – Une fois passé son incrédulité initiale, lorsqu’il se rendit compte qu’elle voulait vraiment qu’il vienne habiter chez elle, il pensa : Beurk ! Mais après tout, pourquoi pas ? Être pensionnaire chez elle ne pouvait pas être pire qu’habiter au beau milieu d’une putain de fanfare militaire, ce qui était son lot en ce moment. Il pourrait échanger ses tickets de restau-u contre des bons d’alimentation. Comme Mme Hanson elle-même l’avait fait remarquer, ça n’avait pas besoin d’être officiel, quoique en s’y prenant bien il pourrait faire en sorte que Fulke lui compte la chose comme stage de recherche individuel. Fulke lui reprochait toujours de négliger les études de cas. Il serait bien obligé de donner son accord. En fait, ce n’était qu’une question de trouver la bonne étiquette à accrocher à son projet. Plus question des « Problèmes du 3e âge », s’il ne voulait pas se laisser entraîner vers le trou de vidange d’une spécialisation en gérontologie. « Structures familiales en milieu MODICUM ». Trop vaste, mais c’était la bonne direction. Il faudrait mentionner son enfance de pupille de l’État et présenter la chose comme une occasion de comprendre les rapports familiaux de l’intérieur. C’était du chantage aux sentiments, mais comment Fulke pouvait-il refuser ?

Pas un seul instant il ne se demanda pourquoi Mme Hanson lui avait fait cette proposition. Il se savait aimable et n’était jamais surpris lorsque, par voie de conséquence, les gens l’aimaient. Et puis, comme l’avait fait remarquer Mme Miller, la vieille dame avait été perturbée par le mariage et le départ de son fils. Il remplacerait le fils qu’elle avait perdu. Ça n’avait rien que de très naturel.


24. L’histoire d’amour, suite (2024). – Voilà la clé, dit-elle en la donnant à Amparo. Inutile de monter le courrier à moins qu’il n’y ait une lettre personnelle pour moi… (Mais peut-être utiliserait-il une enveloppe de l’administration.)

— … Non, s’il y a quoi que ce soit, tu n’auras qu’à agiter les bras comme ça.

Mme Hanson agita vigoureusement les bras et les plis de son cou frémirent.

— Je serai à la fenêtre.

— Qu’est-ce que tu attends, grandman ? Ça doit être drôlement important.

Mme Hanson sourit de son sourire le plus doux et le plus grand-maternel. L’amour la rendait roublarde.

— Une lettre du MODICUM, chérie. Et tu as raison, ça pourrait être très important, pour nous tous.

Et maintenant cours, pensa-t-elle. Cours jusqu’à cette boîte aux lettres !

Elle prit une des chaises de la cuisine et l’installa près de la fenêtre du salon. Elle s’assit. Elle se leva. Elle pressa les paumes de ses mains contre les côtés de son cou pour se forcer à rester calme.

Il avait promis d’écrire même s’il ne pouvait pas venir ce soir-là, mais elle était sûre qu’il oublierait sa promesse s’il n’avait pas l’intention de venir. S’il y avait une lettre pour elle, ça ne pourrait vouloir dire qu’une chose.

Amparo devait avoir atteint la boîte aux lettres à l’heure qu’il était. À moins qu’elle n’ait rencontré une copine à elle en descendant. À moins… Y serait-elle ? Y serait-elle, cette lettre ? Mme Hanson scruta le ciel gris pour y chercher un présage, mais les nuages étaient trop bas pour qu’on pût voir des avions. Elle pressa son front contre la fraîcheur de la vitre en voulant de toutes ses forces qu’Amparo apparaisse au coin de la rue.

Et elle y était ! Les bras d’Amparo formèrent un V, puis un X, un V, puis un X. Mme Hanson lui répondit. Une joie effrayante lui parcourut la peau et la fit frémir jusqu’aux os. Il avait écrit ! Il viendrait !

Elle était déjà sur le palier lorsqu’elle se souvint de son sac à main. L’avant-veille, elle avait pris la précaution de retirer la carte de crédit de sa cachette, parmi les pages de la nouvelle bible catholique américaine. Elle ne l’avait pas utilisée depuis qu’elle avait acheté la couronne funéraire de son père, il y avait de ça, combien, deux ans ? Plutôt trois. Deux cent vingt-cinq dollars, et ç’avait quand même été la plus petite qu’il avait reçue. Les jumeaux avaient dû payer les leurs une fortune ! Elle avait mis plus d’un an à la rembourser et pendant tout ce temps l’ordinateur l’avait couverte de menaces abominables. Et si la carte n’était plus valable ?

Elle prit son sac à main, et vérifia qu’il contenait bien la liste et la carte de crédit. Un manteau de pluie. N’avait-elle rien oublié d’autre ? Et la porte ? devrait-elle la fermer à clé ? Lottie dormait dans sa chambre, mais Lottie aurait subi un viol collectif sans se réveiller. Histoire de ne pas prendre de risques elle ferma à clé.

Je ne dois pas courir, se dit-elle au niveau du troisième palier c’est comme ça que le vieux M… Je ne dois pas courir, mais ce n’était pas de courir qui faisait battre son cœur à ce rythme – c’était de l’amour ! Elle était vivante et miraculeusement elle était de nouveau amoureuse. Ce qui était encore plus miraculeux, c’était que quelqu’un l’aimait. L’aimait, elle ! Quelle folie.

Elle dut s’arrêter sur le palier du neuvième pour reprendre son souffle. Un temporaire dormait dans le couloir, emmitouflé dans un sac de couchage du MODICUM. En temps normal elle n’aurait ressenti que de l’irritation, mais ce matin le spectacle lui donna un sentiment exquis de compassion et de communion. Donnez-moi, pensa-t-elle, vos masses fatiguées, pauvres et transies qui rêvent de liberté, le rebut maudit de vos rivages bouillonnants. Comme ça lui revenait clairement tout à coup ! Des souvenirs d’une autre vie, des visages et des sentiments disparus. Et maintenant, des poèmes !

Lorsqu’elle atteignit le rez-de-chaussée, ses jambes étaient tellement flageolantes qu’elle pouvait à peine se tenir debout. Elle se dirigea vers la boîte aux lettres et à l’intérieur, de biais, elle vit la lettre de Len. Ça devait être la sienne. Si c’était autre chose elle en mourrait.

La clé de la boîte aux lettres se trouvait où Amparo la laissait toujours, derrière la caméra de surveillance bidon.

Sa lettre disait :

« Chère Mme Hanson,

« Vous pouvez mettre un couvert de plus jeudi soir. J’ai le plaisir de vous annoncer que j’accepte votre invitation. Je viendrai avec ma valise. Baisers. Len. »

Baisers ! Il n’y avait plus d’erreur possible : baisers ! Elle avait senti dès le début que c’était de l’amour, mais qui aurait cru – à son âge, à cinquante-sept ans ! (Il est vrai qu’avec un peu de soin et d’imagination ses cinquante-sept ans feraient plus jeunes que les quarante-six ans d’une Leda Holt, par exemple. Mais tout de même.) Baisers !

Impossible.

Bien sûr, et pourtant quand cette pensée lui venait, il y avait ces mots sous le titre du livre, ces mots qu’il avait, comme par hasard, montrés du doigt en les lisant : « La dramatique histoire d’un amour impossible ». Tant qu’il y avait de l’amour, rien n’était impossible.

Elle relut la lettre plusieurs fois de suite. Dans sa simplicité elle était plus élégante qu’un poème : « J’ai le plaisir de vous annoncer que j’accepte votre invitation. » Qui se serait douté, en lisant cette phrase, de tout ce qu’elle recouvrait et qui pour eux, était si évident ?

Puis, abandonnant toute retenue :

— Len, je t’aime !

Onze heures, et tout restait à faire : les provisions, le vin, une nouvelle robe, et, si elle osait… Mais que n’oserait-elle maintenant ?

C’est ce que je vais faire en premier, décida-t-elle. Lorsque la fille lui présenta la carte avec les différents échantillons elle ne se montra pas moins décidée. Elle désigna l’orange carotte le plus cru et dit :

— Celui-là.


25. Le dîner (2024). – Lottie ouvrit la porte qui en fin de compte n’avait pas été verrouillée, et dit :

— Maman !

En gravissant les escaliers, elle s’était décidée sur le ton à adopter, et maintenant elle l’adopta.

— Tu aimes ?

Elle laissa tomber ses clés dans son sac. La nonchalance en personne.

— Tes cheveux.

— Oui, je me les suis fait teindre. Est-ce que tu aimes ?

Elle ramassa ses sacs et entra. Son dos et ses épaules n’étaient qu’une courbature d’avoir hissé les sacs à provisions jusqu’au dix-huitième étage. Son crâne fourmillait encore d’aiguilles et d’épingles. Ses pieds lui faisaient mal. Ses yeux étaient comme des ampoules électriques couvertes de poussière. Mais elle avait fière allure !

Lottie lui prit les sacs des mains et regarda, mais regarda seulement, un fauteuil qui lui tendait les bras. Si elle s’asseyait maintenant, elle ne se réveillerait jamais.

— Je ne sais pas. Ça m’a fait un choc. Tourne-toi.

— Tu es censée dire oui, idiote. Seulement : « Oui, m’man, ça te va très bien. »

Mais elle se retourna docilement.

— C’est vrai que ça te va bien, dit Lottie sur le ton qu’on lui avait recommandé de prendre. Vraiment. La robe aussi est… Oh ! m’man, ne rentre pas au salon tout de suite.

Elle s’immobilisa, la main sur le bouton de la porte, attendant qu’on lui annonce à quel genre de catastrophe elle devait s’attendre.

— Shrimp est dans ta chambre à coucher. Elle ne se sent vraiment pas bien. Je lui ai fait prendre quelques pilules pour la calmer. Elle doit être en train de dormir à l’heure qu’il est.

— Qu’est-ce qu’elle a ?

— Elles se sont séparées. Shrimp a été se faire attribuer une nouvelle subvention…

— Oh ! misère.

— C’est ce que je me suis dit.

— Une troisième fois ? Je croyais que c’était illégal.

— Ben, il y a ses notes de test, tu sais. Et je suppose que les deux premiers sont en âge d’avoir leurs propres notes maintenant. En tout cas, quand elle a annoncé ça à January, il y a eu une scène. January a essayé de la poignarder – ce n’est pas méchant, une simple égratignure à l’épaule.

— Avec un couteau ?

Lottie ricana.

— Non, elle s’est servie d’une fourchette. January a une idée politique comme quoi on ne doit pas faire d’enfants pour l’État. Ou ne pas en faire du tout, les explications de Shrimp n’étaient pas très claires.

— Mais elle n’a pas emménagé ici pour de bon, si ?

— Pour quelque temps.

— Ce n’est pas possible. Oh ! je connais ma Shrimp. Elle ira la retrouver. C’est comme toutes leurs autres disputes. Mais tu n’aurais pas dû lui donner des pilules.

— Elle devra rester, m’man. January est partie pour Seattle et elle a filé la chambre à des amis à elle. Ils ne voulaient même pas laisser Shrimp entrer pour prendre ses affaires. Sa valise, ses disques, tout était empilé dans le couloir. Je crois que c’est ça plus que tout le reste qui lui a fichu un sale coup.

— Et elle a tout apporté ici ?

Un coup d’œil dans le salon répondit à sa question. Il y avait du Shrimp étalé partout en couches superposées de chaussures et de sous-vêtements, de journaux intimes et de draps sales.

— Elle cherchait un cadeau qu’elle m’avait acheté, expliqua Lottie. C’est pour ça qu’elle a tout sorti. Regarde, une bouteille de Pepsi. Elle est jolie, tu ne trouves pas ?

— Oh ! mon Dieu.

— Elle nous a tous apporté des cadeaux. Elle a de l’argent maintenant, tu sais. Un revenu régulier.

— Alors elle n’a pas besoin de rester ici.

— Maman, sois raisonnable.

— C’est impossible. Je viens de louer la chambre à un pensionnaire. Je t’avais dit que j’allais peut-être le faire. C’est pour ça que j’ai acheté toutes ces provisions. Je vais lui faire un bon repas pour partir d’un bon pied.

— Si c’est une question d’argent, Shrimp pourrait probablement…

— Ce n’est pas une question d’argent. Je lui ai dit qu’il pouvait avoir la chambre, et il emménage ce soir. Mon Dieu, mais regarde-moi ce foutoir ! Ce matin c’était propre et net comme un, comme un…

— Shrimp pourrait dormir ici, sur le divan, suggéra Lottie en dégageant une des boîtes en carton.

— Et moi, je vais dormir où ?

— Ben, et elle ?

— Elle n’a qu’à devenir temporaire !

— Maman !

— Et pourquoi pas ? Ça ne sera pas la première fois, tu peux en être sûre. Toutes les nuits où elle n’est pas rentrée, tu ne crois tout de même pas qu’elle était dans le lit de quelqu’un ? Sa place, c’est dans les couloirs et les caniveaux. Elle y a déjà passé la moitié de sa vie, alors elle n’a qu’à y retourner.

— Si Shrimp t’entendait…

— Qu’elle m’entende !

Mme Hanson alla jusqu’à la porte de la chambre et cria :

— Les couloirs et les caniveaux ! Les couloirs et les caniveaux !

— Maman, inutile de… Écoute. Mickey peut dormir dans mon lit ce soir, il n’arrête pas de me le demander, et Shrimp pourra coucher dans le sien. Peut-être que dans un jour ou deux elle pourra trouver une chambre dans un hôtel ou quelque chose comme ça. Mais je t’en supplie, ne lui fais pas une scène maintenant. Elle est dans tous ses états.

— Et moi donc !

Mais elle se laissa amadouer à condition que Lottie remette de l’ordre dans la pièce.

Pendant que sa fille rangeait les affaires de Shrimp, Mme Hanson commença à préparer le dîner. Le dessert d’abord, puisqu’il lui faudrait le temps de refroidir après la cuisson. De la crème dessert Granola parfumée aux framboises. Len avait dit avoir aimé le Granola lorsqu’il était petit, dans le Nebraska, avant d’être envoyé dans un foyer. Lorsqu’il arriva à ébullition elle ouvrit un sachet de Fruits Exquis en morceaux et les jeta en pluie dans le Granola, puis versa le tout dans ses deux bols en verre. Lottie lécha la casserole.

Ensuite elles transportèrent Shrimp de la chambre à coucher jusque sur la couchette de Mickey. Shrimp ne voulant pas lâcher l’oreiller que Mme Hanson avait préparé pour Len, elles lui laissèrent plutôt que de risquer de la réveiller. La fourchette avait laissé sur sa peau quatre trous minuscules en rang d’oignons comme des boutons pressés.

Le ragoût, qui se présentait sous la forme d’un kit avec un mode d’emploi en trois langues, ne lui aurait pas pris plus de quelques minutes si Mme Hanson n’avait décidé de l’agrémenter avec de la viande. Elle en avait acheté huit cubes à Stuyvesant Town pour trois dollars vingt, ce qui n’était pas une affaire, mais avait-on jamais fait une affaire en achetant du bœuf ? Elle sortit les cubes rouge sombre et couverts de sang de deux sacs Baggy, mais en passant dans la poêle ils prirent une couleur brune fort appétissante. Elle décida néanmoins de ne les ajouter au ragoût qu’à la dernière minute pour qu’ils gardent toute leur saveur.

Une salade de crudités composée de carottes et de panais, avec un petit oignon pour relever le tout – elle avait pu se les procurer avec ses tickets alimentaires habituels – et le tour était joué.

Il était sept heures.

Lottie entra dans la cuisine et huma les cubes de bœuf rissolés.

— On peut dire que tu te dépenses, dis donc. (Entendez : que tu dépenses.)

— Ce sont les premières impressions qui comptent.

— Combien de temps va-t-il rester ?

— Ça dépendra, je pense. Allez, tu peux en prendre un, va.

— Il en restera plein.

Lottie choisit le plus petit cube et le grignota délicatement.

— Mm. Mmmmm !

— Tu rentreras tard cette nuit ? demanda Mme Hanson.

Lottie agita la main (« J’ai la bouche pleine ») et hocha la tête.

— Vers quelle heure ?

Elle ferma les yeux et avala.

— Pas avant demain matin si Juan est là. Lee a insisté pour qu’il vienne. Merci. C’était bon.

Lottie partit à sa soirée. Amparo avait été pourvue d’une provision de biscuits et expédiée sur le toit. Mickey, branché sur la télé, était comme invisible. En pratique, elle serait seule jusqu’à l’arrivée de Len. Les élans d’amour qu’elle avait ressentis toute la journée dans la rue et dans les magasins revinrent, comme un enfant timide qui se cache quand il y a du monde mais vous tourmente après leur départ. Le petit énergumène s’ébattait dans l’appartement, poussant des cris de Sioux, tirant la langue, mettant des punaises sur les fauteuils et lui envoyant des images comme celles qu’on entr’apercevait l’après-midi lorsqu’on tombait par hasard sur la 5e chaîne en passant d’une chaîne à l’autre : des doigts remontant le long d’une jambe, une langue caressant le mamelon d’un sein, un sexe en train de se raidir. Ah ! quelle anxiété ! Elle plongea dans le tiroir à maquillage de Lottie, mais elle n’avait guère le temps de se mettre autre chose qu’un peu de poudre compacte sur le visage. Elle revint un moment plus tard pour appliquer une goutte de Molly Bloom derrière chaque oreille. Et du rouge à lèvres ? Un soupçon. Non, ç’avait l’air macabre. Elle l’enleva.

Il était huit heures.

Il n’allait pas venir.

Il frappa.

Elle ouvrit la porte d’entrée et il était là, un sourire dans les yeux. Sa poitrine haletait sous l’étoffe marron feutré. Elle avait oublié, dans les abstractions de l’amour, la réalité de sa chair. Ses rêveries érotiques de l’instant d’avant étaient des images, mais l’être humain qui entrait dans la cuisine tenant dans une main une valise noire et dans l’autre un sac en papier bourré de livres avait une existence tangible, en trois dimensions. Elle avait envie de faire le tour du jeune homme, comme s’il était une statue dans Washington Square.

Il lui serra la main et dit bonsoir. C’est tout.

Elle se sentit gagnée par sa réticence. Elle ne pouvait se résoudre à le regarder dans les yeux. Elle essaya de lui parler comme il lui parlait, tout en silences et en futilités. Elle le mena jusqu’à sa chambre.

Il caressa le dessus-de-lit de la paume de la main, et elle fut prise d’une envie presque irrésistible de se donner à lui séance tenante, mais l’attitude de Len l’interdisait. Il avait peur. Les hommes avaient toujours peur au début.

— Je suis tellement contente, dit-elle, de penser que vous allez vraiment habiter ici.

— Ouais, moi aussi.

— Il faut que j’aille à la cuisine pour… Il y a un ragoût et une salade de crudités.

— Vous me mettez l’eau à la bouche, Mme Hanson.

— Je crois que vous aimerez.

Elle mit les cubes de viande rissolée dans la sauce frémissante et tourna le bouton au maximum. Elle retira la salade et la bouteille de vin du freezer. Lorsqu’elle se retourna, elle le trouva debout dans l’encadrement de la porte à la regarder. Elle leva la bouteille en un geste d’affirmation immémorial. La lassitude avait disparu de son dos et de ses épaules comme si la pression de son regard avait suffi à chasser les courbatures de ses muscles. Quel don du ciel que d’être amoureuse.

— Vous avez été chez le coiffeur, non ?

— Je ne pensais pas que vous vous en apercevriez.

— Oh ! je m’en suis aperçu dès que vous m’avez ouvert.

Elle commença à rire mais s’arrêta net. Son rire, bien que prenant sa source au plus profond de son bonheur, lui parut âpre.

— Ça vous va bien, dit-il.

— Merci.

Le vin rouge giclant du tétraèdre Gallo semblait jaillir des mêmes profondeurs que son rire.

— Non, c’est vrai, insista Len.

— Le ragoût doit être prêt. Asseyez-vous.

Elle servit le ragoût dans les assiettes en laissant la casserole sur la cuisinière pour qu’il ne voie pas qu’elle lui donnait toute la vraie viande. Mais elle finit quand même par mettre un des cubes sur sa propre assiette.

Ils s’assirent. Elle leva son verre.

— À quoi allons-nous boire ?

— À quoi ?

Un sourire incertain aux lèvres, il leva son propre verre. Puis, comprenant où elle voulait en venir :

— À la vie ?

— Oui ! Oui, à la vie !

Ils portèrent un toast à la vie, mangèrent leur ragoût et leur salade, burent le vin rouge. Ils parlèrent peu, mais leurs regards menèrent un dialogue plein de grâce et de finesse. Rien de ce qu’ils auraient pu dire à cet instant n’aurait été vraiment conforme à la vérité, mais leurs yeux, eux, ne pouvaient mentir.

Ils avaient fini le ragoût et Mme Hanson avait sorti les bols de Granola rose du réfrigérateur lorsqu’il y eut un bruit mat suivi d’un cri perçant en provenance de la chambre de Lottie. Shrimp s’était réveillée !

Len posa sur Mme Hanson un regard interrogateur.

— J’ai oublié de vous dire, Lenny. Ma fille est revenue à la maison. Mais en ce qui vous concerne, ça ne posera aucun…

Trop tard. Shrimp était entrée en titubant dans la cuisine, vêtue d’un des déshabillés défraîchis de Lottie, aussi débraillée et candide que si elle posait pour une photo publicitaire vantant les mérites du Quai n° 19. Ce n’est qu’en atteignant le réfrigérateur qu’elle s’aperçut de la présence de Len, et il lui fallut encore un petit moment avant de songer à dissimuler ses appas dans les plis vaporeux du déshabillé.

Mme Hanson ayant fait les présentations, Len insista pour que Shrimp se joigne à eux, et prit sur lui de transvaser un peu de son Granola dans un troisième bol.

— Comment est-ce que je me suis retrouvée dans la chambre de Mickey ? demanda Shrimp.

Il n’y avait pas d’échappatoire possible : brièvement elle dut expliquer Shrimp à Len, et Len à Shrimp. Lorsque Len exprima l’intérêt poli qu’exigeait la situation, Shrimp l’entreprit sur les détails sordides et dénuda son épaule pour lui montrer les minuscules blessures.

— Shrimp, je t’en prie, dit Mme Hanson.

— Je n’en ai plus honte, maman, plus maintenant, dit Shrimp. Et de continuer sur sa lancée. Mme Hanson fixa la fourchette qui reposait sur son assiette sale. Elle avait envie de la saisir et de tailler Shrimp en morceaux.

Quand Shrimp entraîna Len à sa suite dans le salon, Mme Hanson évita d’en entendre davantage en s’occupant des assiettes.

Len avait laissé trois cubes de bœuf intacts sur le bord de son assiette. Les quelques grammes de Granola qu’il s’était gardés avaient simplement été remués dans le bol. Il avait détesté le dîner.

Son verre de vin était aux trois quarts plein… Elle se demanda si elle devait le vider dans l’évier. Ça lui paraissait indiqué, mais c’était dommage. Elle le but.

Len revint enfin dans la cuisine en annonçant que Shrimp s’était remise au lit. Elle ne pouvait pas supporter de le regarder. Elle attendit que le couperet tombe, et il ne lui fallut pas attendre longtemps.

— Madame Hanson, dit-il, il est évident que je ne peux pas rester ici si pour me garder vous devez jeter votre fille enceinte à la rue.

— Ma fille ! Ha !

— Je suis désolé et…

— Vous êtes désolé !

— Bien sûr que je le suis.

— Oh ! bien sûr, bien sûr !

Il se détourna. Elle n’en pouvait plus. Elle aurait fait n’importe quoi pour qu’il reste.

— Len ! cria-t-elle tandis qu’il s’éloignait.

L’instant d’après il était de retour avec sa valise et son sac de livres, se mouvant au rythme curieusement accéléré des marionnettes de cinq heures et quart.

— Len !

Elle tendit la main, pour lui pardonner, pour implorer son pardon.

La rapidité ! L’effroyable rapidité de la chose !

Elle le suivit jusque sur le palier en pleurant de désespoir, de peur.

— Len, supplia-t-elle. Regardez-moi.

Il s’éloigna à grandes enjambées, sourd à ses appels, mais dès qu’il posa le pied sur la première marche de l’escalier, son sac heurta la rampe et creva, déversant une avalanche de livres sur le palier.

— Je vais vous chercher un autre sac, dit-elle, calculant avec rapidité et exactitude ce qui pourrait le retenir.

Il hésita.

— Len, je t’en supplie, ne pars pas.

Elle agrippa à pleines mains son pull-over marron.

— Len, je t’aime !

— Nom de Dieu de putain de merde, c’est bien ce que je pensais !

Il se dégagea. Elle crut qu’il tombait dans l’escalier et cria.

Tout à coup il n’y eut plus que les livres à ses pieds. Elle reconnut le gros livre de cours noir et d’un coup de pied l’expédia dans le puits de l’escalier à travers les barreaux de la rampe. Le reste suivit, les uns par les marches, les autres par le puits de l’escalier. À tout jamais.

Le lendemain, quand Lottie lui demanda ce qu’était devenu son pensionnaire, elle répondit :

— Il était végétarien. Il ne pouvait pas supporter de vivre à proximité d’un endroit où il y avait de la viande.

— Il aurait dû t’avertir avant de venir.

— Oui, acquiesça Mme Hanson d’une voix amère, c’est bien mon avis.

Quatrième partie. Lottie

26. Messages reçus (2024). Financièrement parlant, il était infiniment plus avantageux d’être une veuve que d’être une épouse. Lottie fut en mesure de téléphoner à Jerry Lighthall pour lui dire qu’elle n’avait plus besoin de son emploi, ni d’aucun autre. Elle était à la tête d’une liberté totale et des poussières. Outre la pension hebdomadaire désormais régulière, Bellevue lui versa un forfait de cinq mille dollars à titre de dommages et intérêts. Avec l’accord de Lottie, le propriétaire du garage Abingdon vendit ce qui restait de Princess Cass pour huit cent soixante dollars par l’entremise d’une petite annonce dans Les Bonnes Occases, somme sur laquelle il ne préleva qu’un pourcentage raisonnable. Même après avoir payé les obsèques auxquelles personne ne vint, et avoir réglé les diverses dettes de la famille, Lottie se trouva à la tête d’une somme de plus de quatre mille dollars dont elle pouvait user à sa guise. Quatre mille dollars : sa première réaction fut la peur. Elle mit l’argent en banque et tâcha de l’oublier.

Ce ne fut que quelques semaines plus tard qu’elle découvrit, par sa fille, le motif probable du suicide de Juan. Amparo le tenait de Beth Holt qui, en se fondant sur les diverses remarques qu’avait laissé échapper son père et sur ce qu’elle savait déjà, avait reconstitué les événements. Cela faisait des années que Juan était de mèche avec des résurrectionnistes. Ou bien Bellevue venait de découvrir le pot aux roses, ce qui ne semblait guère probable, ou bien on avait fait pression, pour des raisons inconnues, sur l’Administration pour qu’elle choisisse un bouc émissaire : Juan. Selon toute vraisemblance, il avait eu le temps de voir venir, et au lieu de se prêter docilement à son propre sacrifice (qui aurait représenté tout au plus deux ou trois ans de prison), il avait trouvé le moyen de tirer sa révérence et de partir avec un honneur intact. L’honneur : des années durant il avait essayé d’expliquer à Lottie les subtilités de son système personnel de référence dont certaines cases étaient blanches et d’autres noires, et la façon dont il fallait se mouvoir entre elles, mais ça lui avait toujours paru aussi incompréhensible que ce qui se passait sous le capot de Princess Cass – un monde d’homme, tout en mathématiques, arbitraire, pointilleux, mortel.

Le choc émotionnel n’avait pas été aussi rude qu’elle l’avait imaginé. Elle pleura beaucoup, mais avec une douleur contenue. L’affectueuse indifférence de Juan semblait avoir déteint sur elle sans même qu’elle s’en rendît compte. Entre ses crises d’affliction, elle se laissait emporter par une allégresse inexplicable. Elle faisait de longues promenades dans des quartiers peu familiers. À deux reprises elle visita des endroits où elle avait travaillé jadis, mais ne réussit jamais qu’à embarrasser les gens. Elle fit passer à deux soirées par semaine ses séances chez les Amis Universels tout en commençant simultanément à prospecter dans d’autres directions.

Un jour, alors qu’elle baignait dans une béatitude jamais atteinte, elle entra chez Bonwit sans raison précise si ce n’était qu’il se trouvait là, sur la Quatorzième Rue et qu’il y ferait peut-être un peu plus frais que sur le trottoir qui bouillait sous le soleil de septembre. Une fois à l’intérieur, le spectacle des rayons et des comptoirs lui fit l’effet d’une bouffée de nitrite d’amyle combiné à de la Morbehanine. Les couleurs, l’espace, le bruit la submergèrent – d’abord d’une sorte de terreur, puis d’un ravissement de plus en plus délirant. Elle avait travaillé dans ce magasin pendant plus d’un an sans être le moins du monde impressionnée, et il n’avait quasiment pas changé. Mais maintenant ! C’était comme si elle était entrée dans un gigantesque gâteau de mariage dans lequel tous les désirs d’une vie avaient pris forme et l’invitaient à toucher, à goûter, à emporter. Sa main avança pour palper les étoffes souples – des noirs lisses, des roux rugueux, des gris qui caressaient comme une brise venant du fleuve. Elle les voulait tous.

Elle commença à prendre des choses sur les portemanteaux et les comptoirs et à les mettre dans son fourre-tout. Quelle curieuse aubaine qu’elle l’eût justement emporté ce jour-là ! Elle monta au premier pour choisir des chaussures, des jaunes, des rouges avec de grosses boucles, des toutes minces en résille argentée, puis au troisième pour un chapeau. Et des robes ! Bonwit regorgeait de robes de toutes sortes, de toutes couleurs et de toutes longueurs ressemblant à une armée désincarnée attendant qu’on les rappelle sur terre et qu’on leur donne un nom. Elle prit des robes.

Redescendant sur terre l’espace d’un instant, elle s’aperçut qu’on la regardait. De fait, elle était suivie dans tous ses déplacements, et pas seulement par le détective du magasin. Un cercle de visages étaient tournés vers elle, comme loin en contrebas, comme pour lui crier : « Sautez ! Mais sautez donc ! Pourquoi ne sautez-vous pas ? » Elle se dirigea vers une caisse située au milieu de l’étage et vida son fourre-tout dans une corbeille. Un vendeur enleva les étiquettes et les introduisit l’une après l’autre dans une calculatrice. La somme monta toujours plus haut, atteignit un total vertigineux, après quoi le vendeur demanda d’une voix sarcastique :

— Vous désirez payer comptant ou avec une carte de crédit ?

— Je paierai comptant, dit-elle en brandissant son chéquier flambant neuf sous le nez du minable. Lorsqu’il lui demanda une pièce d’identité, elle fouilla dans le bric-à-brac misérable qui encombrait le fond de son sac jusqu’à ce qu’elle eût trouvé, toute racornie et décolorée, sa carte d’identité d’employée de chez Bonwit. En quittant le magasin, elle porta la main à son nouveau chapeau, un grand truc marrant et tout mou d’où pendaient des rubans noirs de toutes largeurs (parce que après tout, elle était veuve), et gratifia d’un large sourire le détective de chez Bonwit qui l’avait suivie pas à pas depuis la caisse jusqu’à la sortie.

Une fois rentrée à la maison, elle découvrit que les robes, les chemisiers et les autres habits étaient beaucoup trop petits pour elle. Elle donna à Shrimp la seule robe qui semblait avoir gardé un peu de son enchantement dans la lumière sombre de la grisaille quotidienne, garda le chapeau pour sa valeur sentimentale, et renvoya Amparo avec tout le reste le lendemain, car Amparo, à onze ans, était passée maîtresse dans l’art d’obtenir ce qu’elle voulait dans un magasin.

(Depuis que Lottie avait signé des formulaires l’autorisant à entrer à l’école Lowen, Amparo avait adopté une attitude tolérante envers sa mère.) En tout état de cause, elle n’aimait rien tant que se battre avec un employé pour se faire rembourser un article déjà payé. Elle ne parvint pas à se faire rembourser en espèces mais obtint quelque chose qui servait encore mieux ses propres desseins : un bon de caisse valable dans n’importe quel rayon du magasin. Elle passa le reste de la journée à se choisir avec soin une garde-robe de rentrée des classes dans les tons mezzo-forte, en espérant qu’après l’explosion initiale sa mère conviendrait qu’il était plus sage de l’envoyer dans le monde vêtue de vrais habits et la laisserait garder au moins la moitié de son butin. L’explosion de Lottie fut d’une violence considérable, et s’accompagna d’un ou deux coups de ceinture, mais elle semblait avoir complètement oublié l’incident à l’heure du journal télévisé de fin de soirée. À croire qu’Amparo n’avait rien fait de plus répréhensible que lécher les vitrines du magasin. Le même soir Lottie vida un tiroir entier de la commode pour que sa fille pût y ranger ses nouveaux vêtements. Merde, pensa Amparo, elle n’a même plus de défense, la vieille conne !

C’est peu après cet incident que Lottie s’aperçut que son poids ne restait plus stationnaire à 85 kg, ce qui n’était déjà pas brillant ; elle prenait du poids. Elle acheta une machine à Coca-Cola et aimait rester au lit pendant que le liquide gazeux lui chatouillait le fond de la gorge, mais tout innocent que fût ce plaisir sur le plan des calories, elle continua à prendre du poids à un rythme inquiétant. L’explication était d’ordre physiologique : elle mangeait trop. Bientôt Shrimp ne pourrait plus parler poliment de la silhouette à la Rubens de sa sœur et devrait admettre tout de go qu’elle était grosse. Lottie serait alors forcée de l’admettre à son tour. Tu es grosse, se disait-elle en se regardant dans la glace sombre que formait la fenêtre du salon. Grosse ! Mais ça ne lui était d’aucun secours, ou pas d’un secours suffisant : elle n’arrivait pas à croire que c’était elle la personne dont la vitre lui renvoyait l’image. Elle était Lottie Hanson, la nana bien roulée ; la grosse dame était quelqu’un d’autre.

Par un matin de fin d’automne, alors que l’appartement tout entier sentait la rouille (ils avaient mis la vapeur pendant la nuit), l’explication – de ce qui ne tournait pas rond et de ce qui avait mal tourné – se présenta à elle dans les termes les plus simples qui soient : « Il ne reste plus rien. » Elle se répéta la phrase comme une prière, et avec chaque répétition la circonférence de sa signification grandissait. La terreur se fraya lentement un chemin à travers l’écheveau inextricable de ses sentiments jusqu’à ce qu’elle ressorte avec son contraire : « Il ne reste plus rien », il y avait de quoi se réjouir. Qu’avait-elle jamais possédé dont la perte ne serait une libération ? De fait, trop de choses restaient encore accrochées à elle. Le jour était encore loin où elle pourrait dire qu’il ne restait rien, absolument plus rien, rien qu’un vide délicieux. Puis, comme toutes les révélations, celle-ci perdit de son brillant et il ne lui resta bientôt plus que les braises de la phrase. Ses pensées s’effilochèrent et elle se retrouva avec un mal de tête dû à l’odeur de rouille.

D’autres matins, il y avait d’autres réveils. Leur caractéristique commune était qu’ils semblaient tous la placer sur le seuil de quelque événement imminent, mais tournée dans la mauvaise direction, comme les touristes figurant dans la photo « Avant » du Grand Canyon qui ornait le calendrier du salon, souriant au photographe sans paraître remarquer le gouffre qui s’ouvrait derrière eux. La seule chose qu’elle savait avec certitude, c’était que quelque chose allait être exigé d’elle, une action plus grave que toutes celles qu’elle avait jamais été appelée à accomplir, une sorte de sacrifice. Mais quoi ? Mais quand ?

Pendant ce temps, son expérience religieuse s’était étendue aux offices de communication à l’Albert Hôtel. Le médium, la révérende Inez Ribera de Houston, Texas, représentait pour Lottie la face féminine de la médaille qu’avait été le vieux M. Sills, son professeur de seconde. Elle parlait, sauf quand elle était en transe, de la même voix flûtée et doctorale – en roulant les R, en arrondissant les voyelles, en accentuant les sifflantes. Ses messages les moins inspirés étaient le même mélange aigre de menaces voilées et de franches insinuations. Mais alors que M. Sills avait ses chouchous, la révérende Ribera lançait ses foudres sans aucun parti pris, ce qui les rendait, sinon plus agréables, du moins plus faciles à encaisser.

D’ailleurs, Lottie comprenait l’amertume qui la poussait à s’en prendre à tout le monde. La révérende Ribera était un médium authentique. Elle n’établissait réellement le contact que de temps en temps, mais lorsque ça lui arrivait, il n’y avait pas à s’y tromper. Les esprits qui s’emparaient d’elle étaient rarement charitables, et pourtant dès qu’ils avaient pris possession de sa personne, les sarcasmes, les menaces d’anévrisme et de banqueroute financière étaient remplacés par de longues descriptions anodines de la vie dans l’au-delà. Au lieu de la profusion habituelle de conseils de toutes sortes, les messages de ces esprits étaient pleins d’incertitude, d’hésitation, voire de perplexité et d’angoisse. Ils faisaient des petits gestes d’amitié et de réconciliation, puis se défilaient comme s’ils s’attendaient à voir leurs avances repoussées. C’était invariablement pendant ces visites, lorsque la révérende Ribera se trouvait si manifestement dans un état second, qu’elle prononçait le mot secret ou mentionnait le détail significatif qui prouvait que ses mots n’étaient pas simplement les débordements spirituels de quelque vague au-delà, mais des communications uniques provenant de gens réels et connus. Le premier message de Juan, par exemple, était indubitablement venu de lui, car en rentrant chez elle Lottie avait trouvé les mêmes mots dans une des lettres qu’il lui avait écrite douze ans auparavant :

Ya no la quiero, es cierto, pero tal vez la quiero.

Es tan corto el amor, y es tan largo el olvido.

Porque en noches como esta la tuve entre mis brazos,

mi alma no se contenta con haberla perdido.

Anque este sea el ultimo dolor que ella me causa,

y estos sean los ultimos versos que yo le escribo.

Le poème n’était pas de Juan dans ce sens qu’il ne l’avait pas personnellement écrit, bien que Lottie ne lui eût jamais laissé deviner qu’elle le savait. Mais les mots avaient beau venir de quelqu’un d’autre, ç’avait été ses sentiments et ils lui appartenaient maintenant plus sûrement encore que lorsqu’il les avait exprimés dans sa lettre. Avec tous les poèmes qu’il y a en espagnol, comment la révérende Ribera aurait-elle pu tomber précisément sur celui-là si Juan n’avait pas été présent ce soir-là ? S’il n’avait pas cherché un moyen de la toucher pour qu’elle croie qu’il l’était ?

Par la suite, les messages de Juan devinrent moins tournés vers autrui et prirent d’avantage l’aspect d’une autobiographie spirituelle. Il décrivit sa progression depuis un plan d’existence où prédominait le marron foncé jusqu’à un plan qui était vert, où il rencontra son grand-père Rafael et une très jeune fille, presque une enfant, en robe de mariée et qui semblait s’appeler Rita ou Nita. Au fur et à mesure que Juan progressait vers d’autres plans, il devenait de plus en plus difficile de distinguer son ton de celui des autres esprits. Il alternait entre la nostalgie et l’agressivité. Il voulait que Lottie maigrisse. Il voulait qu’elle visite les Lighthall. Finalement Lottie acquit la conviction que la révérende Ribera avait perdu le contact avec Juan et improvisait pour donner le change. Elle cessa de venir aux réunions privées, et peu après Rafael et d’autres parents éloignés commencèrent à anticiper toutes sortes de périls qui allaient se dresser sur son chemin. Une personne en qui elle avait confiance allait la trahir. Elle allait perdre de grosses sommes d’argent. Il y avait un feu quelque part dans son avenir ; peut-être seulement un feu symbolique, mais peut-être aussi un vrai feu.

Pour ce qui était de l’argent, ils devaient tenir leurs renseignements de bonne source. Au premier anniversaire de la mort de Juan il ne restait qu’un peu plus de quatre cents dollars sur les quatre mille que Lottie avait touchés.

Il lui fut plus facile qu’on aurait pu le penser de dire au revoir à Juan et à tout le reste, car elle avait commencé à établir ses propres voies de communication, plus directes, avec l’au-delà. Au fil des ans, Lottie avait fréquenté à intervalles irréguliers des réunions évangéliques au Day of Judgment Pentacostal Church qui se tenaient dans un local de l’Avenue of the Americas loué à cet effet. Elle y allait pour la musique et l’ambiance, car elle ne se sentait guère concernée par ce qui semblait y attirer la majorité des gens, à savoir le drame du péché et de la rédemption. Lottie croyait au péché d’une façon générale, comme si c’était une sorte d’état ou un environnement, comme des nuages, mais quand elle farfouillait dans sa conscience à la recherche de ses propres péchés, elle se retrouvait toujours les mains vides. Ce n’était qu’en pensant aux diverses façons dont elle avait gâché les vies de Mickey et d’Amparo qu’elle arrivait à ressentir quelque chose ressemblant vaguement à de la culpabilité, et encore cette pensée provoquait-elle plutôt un sentiment de malaise qu’une véritable angoisse.

C’est alors que par une terrible nuit d’août 25 (une vague de chaleur étouffait la ville depuis plusieurs jours et l’air était irrespirable), Lottie s’était levée au milieu d’une prière demandant des cadeaux spirituels et s’était mise à parler dans une langue incompréhensible. Cela ne dura qu’un instant la première fois, et Lottie se demanda si ce n’était pas simplement l’effet de la chaleur, mais la fois suivante ce fut beaucoup plus clair. Cela commençait par une sensation d’oppression, comme si elle était enfermée de toutes parts, puis une nouvelle force luttait contre cette oppression et l’emportait sur elle.

— Comme un feu ? lui avait demandé le père Carey.

Elle se souvint du feu, symbolique ou réel, contre lequel le grand-père de Juan l’avait mise en garde.

Cela se produisait avec une régularité absolue. Elle parlait dans cette langue incompréhensible chaque fois qu’elle venait au Day of Judgment Pentacostal Church et jamais ailleurs. Lorsqu’elle sentait les nuages s’amasser autour d’elle, elle se levait, quelle que soit la cérémonie en train de se dérouler – un sermon, un baptême – et les autres fidèles faisaient cercle autour d’elle tandis que le père Carey la tenait en priant pour que le feu décline. Lorsqu’elle sentait la chose venir, elle se mettait à trembler, mais quand la chose prenait possession d’elle, elle se sentait forte et parlait d’une voix sonore et rendue distincte par la ferveur religieuse : « Tralla goudy ala troddy chaunt. Net nosse betnosse keyscope nomallin. Zarbos ha zarbos myer, zarbos roldo tenevixu menevent. Daney, daney, daney sigs, daney sigs. Chonery ompolla rop ! »

Ou encore :

« Dabsa bobby nasa sana dubey. Lo fornival lo fier. Ompolla many, leieur mell. Wou – lubba dever ever onna. Wou – molit ule. Nok ! Nok ! Nok ! »

Cinquième partie. Shrimp

27. Maternité (2024). Shrimp faisait une fixation sur la procréation – d’abord l’obtention du sperme ; puis le développement du fœtus dans son ventre ; enfin la sortie du bébé terminé. Depuis que le Système de sélection génétique avait pris effet, c’était un syndrome relativement répandu, la contraception obligatoire ayant balayé comme un ouragan un grand nombre des vieux mythes et des vieilles idoles, mais chez Shrimp il prenait une forme particulière. Elle s’y connaissait suffisamment en psychanalyse pour comprendre sa perversion, mais n’en continuait pas moins à procréer.

Shrimp avait treize ans et était encore vierge lorsque sa mère avait été à l’hôpital pour se faire injecter un nouveau fils. L’opération avait eu un caractère doublement surnaturel – le sperme provenait d’un homme qui était mort depuis cinq ans, et le résultat était manifestement censé remplacer le fils que Mme Hanson avait perdu lors de l’émeute : Boz était Jimmy Tom ressuscité. Ainsi lorsque Shrimp rêvait de la seringue pénétrant dans son propre vagin, c’était un fantôme qui entrait en elle, et il avait nom inceste. Le fait que ce devait être une femme qui manipulât la seringue pour qu’elle éprouvât du plaisir aggravait probablement encore plus le caractère incestueux de la chose.

Ses deux premiers, Tigre et Thumper, n’avaient pas posé de problème sur le plan rationnel. Elle pouvait se dire que des millions de femmes en faisaient autant, que pour une homosexuelle c’était la seule façon moralement valable de procréer, qu’il valait mieux pour les enfants eux-mêmes qu’ils soient élevés à la campagne sous le contrôle de spécialistes, et il y avait une bonne dizaine d’autres rationalisations, y compris la meilleure de toutes : l’argent. La maternité subventionnée était certainement infiniment plus intéressante que le salaire de misère qu’elle touchait lorsqu’elle se tuait au travail pour Con Ed ou les situations encore moins enviables qu’elle avait connues après s’être fait mettre à la porte par ce dernier. Logiquement, que pouvait-on rêver de mieux qu’être payée pour satisfaire sa passion ?

Malgré tout, au cours des deux grossesses et des mois de maternité réglementaires qui suivirent, elle fut sujette à des crises de honte irrationnelle si intenses qu’elle pensa souvent faire don de sa personne et de l’enfant à l’œuvre de bienfaisance de l’Hudson River. (Si elle avait fait une fixation sur les pieds, elle n’aurait pas osé marcher. Le freudisme, ça ne se discute pas.)

Pour son troisième, ce fut une autre histoire. January, bien que disposée à tolérer la chose tant qu’elle restait à l’état de fantasme, était fermement opposée à ce que ce fantasme se réalise. Mais qu’était-ce qu’aller remplir les formulaires sinon une façon de vivre son fantasme à un niveau administratif ? À l’âge qu’elle avait et ayant eu déjà deux enfants, il semblait peu probable que sa demande fût acceptée, et quand elle le fut, la tentation d’aller à l’entrevue s’avéra irrésistible. Elle résista si peu qu’elle finit par se retrouver un jour étendue sur la table blanche, ses pieds dans les étriers métalliques. Le moteur ronronna et son bassin fut incliné vers l’avant pour recevoir la seringue, et ce fut comme si une main descendait des cieux pour caresser la source de tout plaisir au centre même de son cerveau. Faire l’amour, à côté, c’était de la gnognote.

Ce ne fut qu’une fois rentrée de son week-end aux Caraïbes de la volupté qu’elle songea à ce que ses vacances allaient lui coûter. January avait menacé de la quitter lorsqu’elle lui avait parlé de Tigre et Thumper, qui étaient déjà de l’histoire ancienne. Qu’allait-elle faire à présent ? Elle la quitterait pour de bon.

Elle avoua son crime par un jeudi d’avril particulièrement clément après un petit déjeuner tardif dû à Betty Crocker. Shrimp en était à son cinquième mois de grossesse et pouvait difficilement continuer à mettre son état sur le compte de la ménopause.

— Mais pourquoi ? demanda January avec ce qui semblait être une peine sincère. Pourquoi as-tu fait ça ?

S’étant préparée à essuyer une crise de fureur, Shrimp en voulut à January de bifurquer ainsi vers le mélo.

— Parce que. Oh ! tu sais bien. Je te l’ai déjà expliqué.

— Tu ne pouvais pas t’en empêcher ?

— Non. J’étais comme en transe, comme les deux premières fois.

— Mais ça t’a passé maintenant ?

Shrimp hocha la tête, ébahie par la facilité avec laquelle elle paraissait devoir s’en tirer.

— Alors fais-toi avorter.

Shrimp tritura un morceau de pomme de terre du bout de sa cuiller tout en se demandant si cela valait la peine de faire semblant pendant un jour ou deux d’accepter cette proposition.

January prit son silence pour une capitulation.

— Tu sais que c’est la seule chose correcte à faire. On en a discuté et tu m’as donné raison.

— Je sais. Mais les contrats sont signés.

— Dis plutôt que tu ne veux pas. Tu veux avoir un autre putain de gosse ! explosa January.

Avant même de savoir ce qu’elle faisait, c’était fait, et elles restèrent toutes les deux plantées là à regarder les quatre minuscules hémisphères de sang qui perlèrent, grossirent, se rejoignirent et dégoulinèrent jusque dans l’obscurité de l’aisselle de Shrimp. January tenait encore la fourchette dont elle s’était servie pour perpétrer son forfait. Shrimp poussa un cri tardif et se précipita dans la salle de bains.

Une fois en sécurité à l’intérieur elle appuya sur sa blessure pour qu’elle continue à saigner.

January menait grand tapage à la porte.

— Jan ? dit Shrimp en s’adressant à l’interstice de la porte verrouillée.

— Tu n’as pas intérêt à sortir. La prochaine fois je me servirai d’un couteau.

— Jan, je sais que tu es furieuse. À ta place, je le serais aussi. J’admets que j’ai tous les torts. Mais attends, Jan. Attends de la voir avant de dire quoi que ce soit. Les premiers six mois sont tellement merveilleux. Tu verras. Je pourrai même obtenir qu’on me prolonge la garde jusqu’à un an si tu veux. On formera une si gentille petite famille, rien que nous…

Une chaise passa à travers le panneau en papier de la porte. Shrimp la boucla. Quand elle trouva le courage de jeter un coup d’œil par la brèche, un peu plus tard, la pièce était sens dessus dessous, mais vide. January avait emporté l’une des armoires, mais Shrimp était sûre qu’elle reviendrait, ne fût-ce que pour l’expulser. C’était la chambre de January, après tout, pas celle de Shrimp. Mais lorsque tard dans l’après-midi, Shrimp revint d’une double séance thérapeutique au cinéma (The Black Rabbit et Billy McGlory au cinéma Underworld) l’expulsion avait déjà été menée à bien, mais pas par January, qui était partie pour la côte ouest, laissant Shrimp seule avec son amour pour toujours, ou en tout cas c’est ce que celle-ci supposa.

L’accueil qu’on lui réserva lors de son retour au 334 ne fut pas aussi chaleureux qu’elle aurait pu l’espérer, mais il ne fallut pas plus de deux jours à Mme Hanson pour comprendre que le malheur de sa fille faisait son propre bonheur. L’esprit de famille revint officiellement le jour où Mme Hanson demanda :

— Comment vas-tu l’appeler, celui-là ?

— Le bébé, tu veux dire ?

— Ouais. Il faudra lui trouver un nom, pas vrai ? Que dis-tu de Crème ? Ou de Barboteur ?

Mme Hanson, qui avait donné à ses enfants des noms incensurables, désapprouvait ouvertement des prénoms tels que Tigre et Thumper malgré le fait que ces prénoms, n’étant pas officiels, ne leur restèrent pas une fois que les enfants furent pris en charge.

— Non, Crème n’est bien que pour une fille, et Barboteur, ça fait vulgaire. Je préférerais quelque chose qui ait plus de classe.

— Eh bien, Glapmerluche, alors ?

— Glapmerluche !

Shrimp accepta de jouer le jeu, trop contente qu’on lui propose d’en jouer un.

— Glapmerluche ! Formidable ! Va pour Glapmerluche. Glapmerluche Hanson.


28. 53 films (2024). – Glapmerluche Hanson naquit le 29 août 2024, mais comme elle avait été un légume plutôt souffreteux et ne valait guère mieux en tant qu’animal, Shrimp rentra seule au 334. Elle recevait quand même sa pension hebdomadaire, et c’est tout ce qui l’intéressait. L’idée d’avoir un enfant n’avait plus rien d’exaltant. Elle comprenait le point de vue traditionnel qui voulait que les femmes mettent des enfants au monde la mort dans l’âme.

Le 18 septembre Williken sauta, ou fut précipité, de sa fenêtre du dix-huitième étage. La théorie de sa femme était qu’il n’avait pas graissé la patte au concierge pour que celui-ci ferme les yeux sur les diverses entreprises illicites qui se déroulaient dans sa chambre noire, mais a-t-on jamais vu une épouse qui accepte de croire que son mari s’est tué sans même une discussion sur le principe du suicide ? Le suicide de Juan, vieux de deux mois à peine, justifiait presque en comparaison celui de Williken.

Jamais, depuis qu’elle avait regagné le 334 en avril, elle ne s’était rendu compte à quel point elle dépendait de Williken pour tuer ses soirées, tuer les semaines qui passaient. Lottie passait son temps à faire du spiritisme ou à se saouler la gueule avec l’argent de l’assurance. Les inanités qu’égrenait sa mère du matin jusqu’au soir en étaient venues à ressembler au supplice chinois de la goutte d’eau, et la télé n’arrivait pas à la faire taire.

Charlotte, Kiri et les autres appartenaient au passé – January avait fait le nécessaire avant de partir.

Histoire de fuir l’appartement, elle commença à aller au cinéma, surtout dans les mini-salles de la Première Avenue ou du quartier de l’université de New York, car elles proposaient deux films par séance. Parfois elle regardait deux fois de suite le double programme, ce qui la faisait entrer à quatre heures de l’après-midi et sortir vers dix ou onze heures. Elle découvrit qu’elle était capable de vivre complètement les films qu’elle voyait, n’importe quel film, et que par la suite, des détails, des images, des bribes de dialogue, des airs lui revenaient avec une étonnante fidélité. Descendant la Huitième Avenue sur le chemin du retour, par exemple, il lui arrivait de s’arrêter parce qu’un visage, un geste de la main, ou quelque voluptueux paysage d’antan lui était revenu, oblitérant toute autre sensation. En même temps elle se sentait complètement coupée de tout le monde et passionnément concernée.

Sans compter les deuxièmes services, elle vit un total de 53 films dans la période allant du 1er octobre au 16 novembre. Elle vit : A Girl of the Limberlost et L’inconnu du nord-express ; Don Hershey dans Melmoth et Stanford White ; Hellbottom, d’Arthur Penn ; The Story of Vernon and Irene Castle, Escape from Cuernivaca et Chantons sous la pluie ; Thomas l’imposteur et Judex, de Franju ; Dumbo l’éléphant volant ; Jacquelynn Colton dans The Confessions of St Augustine. Les deux parties de Daniel Deronda ; Candide ; Blanche Neige et Juliette ; Marlon Brando dans Sur les quais et Down Here ; Robert Mitchum dans La nuit du chasseur ; Le Roi des rois de Nicholas Ray ; Behold the Man, de Mai Zetterling ; les deux versions des Dix commandements ; Loren et Mastroianni dans Sunflower et Black Eyes and Lemonade ; Owens and Darwin, de Rainer Murray ; The Zany World of Abbott and Costello ; The Hills of Switzerland et La mélodie du Bonheur ; Greta Garbo dans Camille et Anna Christie ; Zarlah le Martien ; Walden et Image, chair et voix d’Emshwiller ; le remake d’Équinoxe ; Casablanca et La grande horloge ; Le temple du pavillon d’or ; Star Gut et Valentine Vox ; Les meilleurs films de Judy Canova ; Feu pâle ; Felix Culp ; Les bérets verts et Le jour du démon ; Les trois christs d’Ypsilanti, de Sam Blazer ; On the Yard ; Wednesdays off ; les deux parties de Stinky in the Land of Poop ; les dix heures de la version intégrale des Vampires ; The possibilities of defeat ; et la version abrégée des Choses du monde. Sur ce, Shrimp se désintéressa tout à coup du cinéma et cessa d’aller voir des films.


29. L’uniforme blanc suite (2021). Elle lui fut livrée par un porteur dépenaillé. January ne savait que penser de la blouse, mais la carte que Shrimp avait jointe au colis lui chatouilla la chatte. Elle la montra aux gens avec qui elle travaillait, aux Lighthall, qu’une bonne blague faisait toujours rire, à son frère Ned, et ça les fit tous bien rigoler. La carte postale représentait un moineau enjoué et vulgaire. Sous l’image il y avait la mélodie qu’il piaillait :

En ouvrant la carte on trouvait les paroles de la chanson : Tu veux baiser ? Tu veux baiser ? Moi, je veux ! Moi, je veux !

Au début, January se sentait gênée de jouer les infirmières. C’était une fille plutôt forte, et la blouse, bien que Shrimp eût correctement estimé sa taille, refusait de suivre son corps dans ses mouvements. Chaque fois qu’elle la mettait, elle se sentait envahie par un sentiment qu’elle n’avait pas connu depuis longtemps : de la honte à l’égard de son véritable emploi.

Au fur et à mesure qu’elles apprenaient à se connaître plus en profondeur, January trouvait des moyens de concilier le caractère abstrait des fantasmes de Shrimp et les mécanismes de la sexualité ordinaire. Elle commençait par une « auscultation » minutieuse. Shrimp restait allongée sur le lit, inerte, les yeux fermés ou légèrement bandés, pendant que les doigts de January prenaient son pouls, palpaient ses seins, écartaient ses jambes, exploraient son sexe. Les doigts et les « instruments » allaient chercher toujours plus loin, toujours plus profond. January réussit finalement à trouver un magasin de matériel médical qui accepta de lui vendre une pipette authentique qui pouvait être raccordée à une seringue ordinaire. La pipette chatouillait d’une façon morbide. Elle feignait de trouver Shrimp trop crispée ou trop nerveuse et se mettait en devoir de l’ouvrir davantage à l’aide d’un des autres instruments. Une fois le scénario mis au point, ça ne différait pas tellement des autres formes de rapports sexuels.

Pendant toute la durée de l’opération, Shrimp oscillait entre un plaisir indicible et un sentiment de culpabilité non moins indicible. Le plaisir était simple et absolu, la culpabilité, elle, était complexe. Car elle aimait January et voulait accomplir avec elle tous les actes qu’accomplissait un couple normal de femmes. Et de fait, régulièrement, elles se livraient au cunnilinctus comme ci et comme ça, utilisaient des godemichets ici et là, les lèvres, les doigts, les langues, chaque orifice et chaque artifice… Mais elle savait, et January savait, que tout cela sortait directement d’un livre qui aurait pu s’intituler La santé par la sexualité, et n’avait rien à voir avec l’éclair fulgurant de fantaisie érotique qui peut relier la cheville au tibia, le tibia au fémur, le fémur au bassin, le bassin à la colonne vertébrale et ainsi de suite jusqu’à la source de tous les désirs et de toute pensée, la tête. Shrimp exécutait tous les gestes de l’amour, mais pendant ce temps sa pauvre tête voyait et revoyait défiler les images de ces vieux classiques qu’étaient Ambulance Story, La blouse blanche, La femme à la seringue et Artsem Baby. Ils n’étaient pas aussi excitants qu’elle se les rappelait, mais aucun film ne passait ailleurs.


30. La belle et la bête (2021). Shrimp se voyait essentiellement comme une artiste. Ses yeux voyaient la couleur comme les yeux d’un peintre. En tant qu’observatrice de la comédie humaine elle se considérait l’égale de Deb Potter et d’Oscar Stevenson. Une petite phrase apparemment bénigne entendue par hasard dans la rue pouvait lui fournir le point de départ d’un scénario entier. Elle était sensible, intelligente (ses notes de tests le prouvaient), et dans le vent. La seule chose dont elle avait conscience de manquer, c’était d’une direction, mais n’était-ce pas qu’une question de tendre le doigt ?

Le goût de l’art était héréditaire chez les Hanson. Jimmy Tom avait commencé avec succès une carrière de chanteur. Boz, bien qu’aussi dispersé que Shrimp elle-même, avait le génie de la langue… Amparo, à huit ans, faisait des dessins si incroyablement détaillés et psychologiquement fouillés à l’école qu’elle semblait en bonne voie de devenir plus tard une véritable artiste.

Et il n’y avait pas que sa famille. Un grand nombre, sinon la plupart de ses amis les plus proches étaient artistes à un titre ou à un autre : Charlotte Blethen avait publié des poèmes ; Kiri Johns connaissait par cœur tous les grands opéras ; Mona Rosen et Patrick Shawn avaient tous les deux joué dans des pièces de théâtre. Et le reste à l’avenant. Mais l’amitié dont elle était la plus fière était celle qui la liait à Richard M. Williken, dont les photographies avaient fait le tour du monde.

L’art était l’air qu’elle respirait, le trottoir qui la menait au jardin secret de son âme, et vivre avec January, c’était comme avoir un chien qui aurait passé son temps à chier sur ce trottoir. Un amour de petit chien-chien innocent et adorable –, on ne pouvait que l’aimer, ce trésor, mais alors, hou la la.

Si January s’était bornée à n’éprouver pour l’art que de l’indifférence, ça n’aurait pas dérangé Shrimp. Dans un sens, ça lui aurait même plu. Mais las ! January avait en tout ses hideuses préférences, et elle s’attendait que Shrimp les partage. Elle rapportait à la maison des cassettes de sonothèque d’un genre dont Shrimp n’aurait même pas soupçonné l’existence : des bribes de chansons pop et des morceaux de symphonie montés bout à bout avec des effets sonores pour raconter des histoires sirupeuses du genre : Week-end dans le Vermont ou Cléopâtre sur les bords du Nil.

January acceptait les railleries et les sarcasmes de Shrimp avec le même esprit de tolérance et de bonne humeur qu’elle attribuait à cette dernière. Shrimp plaisantait parce que c’était une Hanson, et que tous les Hanson étaient sarcastiques. January n’arrivait pas à croire que ce qu’elle aimait tant elle-même pût dégoûter quelqu’un d’autre. Elle voyait bien que la musique de Shrimp était un meilleur genre de musique, et elle aimait l’écouter quand ça passait, mais tout le temps et sans arrêt et rien d’autre ? Il y avait de quoi devenir dingue.

Ses yeux ne valaient guère mieux que ses oreilles. Sans penser à mal, elle couvrait Shrimp de vêtements et de bijoux d’un goût barbare, et celle-ci les portait comme autant de symboles de son asservissement. Les murs de sa chambre n’étaient qu’une grande fresque murale où un bric-à-brac d’un sentimentalisme écœurant côtoyait des posters de propagande politique sentencieux tels que cette perle sortant de la bouche d’un Spartacus noir : « Un peuple d’esclaves est toujours prêt à applaudir la clémence d’un maître qui, exerçant un pouvoir absolu, ne pousse pas l’injustice et l’oppression jusqu’à leurs limites extrêmes. » Ouah ouah. Mais que pouvait faire Shrimp ? Entrer dans la chambre et les arracher du mur ? January chérissait sa camelote.

Que faire quand on aime une gourde ? Ce qu’elle faisait – essayer de devenir une gourde à son tour. Shrimp se laissa aller avec diligence, ce qui lui valut de perdre la plupart de ses anciens amis. Mais ces pertes étaient amplement compensées par les amitiés que January lui apporta en dot. Non qu’elle en vînt jamais à éprouver de l’affection pour les uns ou pour les autres, mais progressivement, grâce à eux, elle apprit que son amie avait non seulement des attraits mais aussi des vertus, non seulement des vertus mais aussi des problèmes, un cerveau qui concevait ses propres pensées, des souvenirs, des projets, et une vie passée aussi poignante que n’importe quel morceau de Liszt ou de Chopin. De fait, c’était un être humain, et cela eut beau prendre une journée des plus limpides, un soleil des plus radieux pour qu’apparût cet élément du panorama personnel de January, ce fut un spectacle si plaisant, si encourageant qu’il compensa largement tous les inconvénients qu’entraînait le fait d’être, et de rester amoureuse.


31. Un emploi convoité, suite (2021). – Lorsque la licence de balayeuse tomba à l’eau, Lottie traversa une mauvaise passe durant laquelle elle dormit quinze heures par jour, rudoya Amparo, se moqua de Mickey, vécut de pilules des jours durant pour ensuite faire une razzia sur le freezer. Bref, elle filait un mauvais coton. Cette fois ce fut sa sœur qui la tira d’affaire. Le fait de vivre avec January semblait avoir rendu Shrimp cent pour cent plus humaine. Lottie alla même jusqu’à le lui dire.

— C’est de souffrir, dit Shrimp. Je souffre beaucoup.

Elles parlèrent, elles jouèrent à divers jeux de société, elles se rendirent à toutes les manifestations pour lesquelles Shrimp réussissait à avoir des entrées gratuites. Mais surtout, elles parlèrent ; dans Stuyvesant Square, sur le toit, dans Tompking Square Park. Elles parlèrent de la vieillesse, de l’amour, du manque d’amour, de la vie, de la mort. Elles tombèrent d’accord sur le fait que c’était terrible de vieillir, bien que Shrimp pensât qu’elles avaient toutes deux du chemin à faire avant que cela ne devînt vraiment terrible. Elles tombèrent d’accord sur le fait que c’était terrible d’être amoureuse, mais que c’était encore plus terrible de ne pas l’être. Elles tombèrent d’accord pour dire que ce n’était pas une vie. Elles ne discutèrent pas de la mort. Shrimp croyait, quoique pas toujours au pied de la lettre, à la réincarnation et aux phénomènes métapsychiques. Pour Lottie, la mort n’avait pas de sens. Ce n’était pas tant la mort qu’elle redoutait que la douleur physique qui l’accompagnait.

— Ça aide, de parler, pas vrai ? dit Shrimp lors d’un magnifique coucher de soleil sur le toit, tandis que des nuages roses passaient en surplomb.

— Non, dit Lottie avec un sourire amer du genre « c’est reparti » pour dire à Shrimp qu’elle était de nouveau sur pied et qu’il ne fallait pas s’en faire pour elle. Ça n’aide pas.

C’est ce même soir que Shrimp mentionna la possibilité pour Lottie de se prostituer.

— Moi ? Tu veux rire !

— Pourquoi pas ? Tu l’as déjà fait.

— Il y a dix ans de ça. Plus, même ! Et même à l’époque je ne gagnais pas assez pour que ça vaille la peine.

— Tu n’essayais pas vraiment.

— Shrimp, pour l’amour de Dieu, regarde de quoi j’ai l’air !

— Il y a des tas d’hommes qui sont attirés par des femmes fortes à la Rubens. Enfin, je disais ça, c’était pour toi. Et j’allais simplement ajouter que si par hasard…

— Si par hasard ! gloussa Lottie.

— Si par hasard tu changeais d’avis, January connaît un jeune couple qui s’occupe de ce genre de choses. Il paraît que c’est moins risqué que de faire cavalier seul, et puis c’est plus sérieux au point de vue travail.

Le couple que connaissait January, c’était les Lighthall, Jerry et Lee. Lee était gros et noir et un rien Oncle Tom. Jerry était spectrale et affectionnait les silences lourds de sous-entendus. Lottie ne réussit jamais à savoir lequel des deux était le patron de l’autre. Ils opéraient dans un local que Lottie crut des mois durant être un faux cabinet de consultation juridique, jusqu’au jour où elle découvrit que Jerry était bel et bien inscrite au barreau de l’État de New York. En arrivant au bureau, les clients adoptaient tous une attitude solennelle et grave, comme s’ils étaient effectivement venus consulter leur avocat plutôt que se payer du bon temps. Ils appartenaient pour la plupart à une classe de gens que Lottie connaissait mal – des ingénieurs, des informaticiens, ce que Lee appelait « notre clientèle technocratique ».

Les Lighthall se spécialisaient dans les douches dorées, mais quand Lottie découvrit la chose, elle avait déjà décidé d’aller jusqu’au bout, advienne que pourra. La première fois, ce fut affreux. L’homme voulait à tout prix qu’elle le regarde dans les yeux pendant qu’il répétait :

— Je te pisse dessus, Lottie. Je te pisse dessus.

Comme si sans cela elle ne s’en serait pas aperçue.

Jerry lui dit que si elle prenait une pilule rose deux heures avant et une verte au début de chaque séance elle serait en mesure de maintenir la chose à un niveau totalement impersonnel. Lottie tenta l’expérience, mais au lieu de rendre la chose impersonnelle, elle la rendit irréelle. Au lieu d’avoir l’impression que la scène se passait sur un écran de télévision, elle avait le sentiment que c’était une télévision qui lui pissait dessus.

Le seul avantage important qu’offrait ce travail, c’était que ses revenus n’étaient pas déclarés. Comme les Lighthall étaient contre les impôts, ils opéraient clandestinement, quitte à pratiquer des tarifs beaucoup plus bas que ceux des maisons de prostitution ayant pignon sur rue. Lottie ne perdit aucune de ses prestations MODICUM, et l’obligation de dépenser ses revenus au marché noir faisait qu’elle achetait les trucs marrants dont elle avait envie plutôt que les choses insipides dont elle avait besoin. Sa garde-robe tripla. Elle commença à manger au restaurant. Sa chambre se remplit de gadgets et de jouets et des relents fruités de Molly Bloom, de Fabergé.

Au fur et à mesure que les Lighthall apprenaient à mieux la connaître et à lui faire confiance, Lottie commença à aller voir les clients à leur domicile, souvent pour y passer la nuit. Cela signifiait, invariablement, qu’il y aurait quelque chose en plus des douches dorées. Elle commença à se rendre compte que le temps aidant, c’était un emploi qui pourrait lui plaire. Pas pour le côté sexuel de la chose ; ça, ça n’était rien. Mais parfois, après, les clients se dégelaient un peu et parlaient d’autre chose que de leurs sempiternelles prédilections. C’était là l’aspect de son travail qui séduisait Lottie – le contact humain.


32. Lottie, dans Stuyvesant Square (2021). – « Le paradis. Je suis au paradis.

« Ce que je veux dire, c’est que n’importe qui, s’il regardait autour de lui et comprenait vraiment ce qu’il voyait… Mais ce n’est pas ce que je suis censée dire, pas vrai ? Ce qu’il faut, c’est pouvoir dire ce qu’on veut. Je suppose que ce que moi je disais, en fait, c’est qu’il vaut mieux que je me contente de ce que j’ai, parce que j’aurai rien d’autre. Mais d’un autre côté si je ne demande pas davantage… C’est un cercle vicieux.

« Le paradis. Qu’est-ce que le paradis ? Le paradis, c’est un supermarché. Comme celui qu’ils ont construit à côté du musée. Rempli de toutes les choses dont on peut rêver. Plein de viande fraîche – s’il y a une chose qui ne me tente pas, c’est un paradis végétarien – plein de gâteaux prêts à cuire et de berlingots de lait glacé et de sodas en boîte. Le grand jeu, quoi. Et des tas d’emballages non consignés. Et je me promènerais entre les rayons en proie à une sorte de folie, comme il paraît que les ménagères faisaient à l’époque, sans penser une minute à ce que tout ça me coûterait. Sans penser. Mille neuf cent cinquante-trois après Jésus-Christ – tu as raison, c’est ça le paradis.

« Non, non. Probablement pas. C’est ça le problème avec le paradis. On dit quelque chose qui vous met l’eau à la bouche, mais ensuite on se demande : est-ce qu’on voudrait vraiment en reprendre une seconde fois ? Une troisième fois ? C’est comme ton autoroute, la première fois ça doit être génial. Et après ? Qu’est-ce que ça donnerait, après ?

« Tu comprends, ça doit venir de l’intérieur.

« Alors ce que je veux, ce que je veux vraiment… Je ne sais pas comment dire. Ce que je veux vraiment, c’est vouloir vraiment quelque chose. Tu sais, comme quand un bébé veut quelque chose. La façon qu’il a de tendre la main pour le prendre. J’aimerais pouvoir tendre la main comme ça pour prendre quelque chose que j’aurais vu. Sans me préoccuper de savoir si je peux ou si c’est mon tour. Il y a des fois où Juan est comme ça au lit, quand ça lui prend. Mais évidemment, le paradis, ça doit être quelque chose de plus vaste que ça.

« Je sais ! Le film qu’on a vu à la télé l’autre soir quand on n’arrivait pas à faire taire maman, le film japonais, tu te souviens ? Tu te rappelles le festival du feu, la chanson qu’ils chantaient ? Je ne me souviens plus des paroles exactes, mais l’idée, c’était qu’il fallait se laisser dévorer par les flammes de la vie. C’est ça que je veux. Je veux me laisser dévorer par les flammes de la vie.

« Alors voilà, c’est ça, le paradis. Le paradis, c’est le feu qui vous dévore, un énorme feu de joie avec des tas de petites Japonaises en train de danser autour, et de temps à autre elles poussent un grand cri et il y en a une qui se précipite dedans. Whouf ! »


33. Shrimp, dans Stuyvesant Square (2021). – « Une des règles qu’ils donnent dans la revue, c’est qu’on ne peut pas appeler d’autres gens par leur nom. Sinon je dirais simplement : « Le paradis, c’est de vivre avec January », et je décrirais comment c’est. Mais si on décrit les rapports qu’on a avec quelqu’un, on ne laisse pas son imagination aller jusqu’au bout des choses, ce qui fait qu’on n’apprend rien.

« Alors je me retrouve au point de départ.

« Imaginez, qu’ils disent.

« Bon. Eh ben, il y a de l’herbe au paradis, parce que je me vois debout dans l’herbe. Mais ce n’est pas à la campagne, avec des vaches et des trucs comme ça. Et ça ne peut pas être un jardin public, parce que l’herbe y est toujours clairsemée, ou alors on n’a pas le droit de marcher dessus. C’est à côté d’une grande route. Une route au Texas ! Disons en 1953. C’est une journée très très ensoleillée en 1953, et je peux voir la route s’étirer à perte de vue, jusqu’à l’horizon.

« À perte de vue.

« Ensuite ? Ensuite je voudrais rouler sur la route, je suppose. Mais pas toute seule, ce serait angoissant. Alors tant pis pour le règlement, je laisserai January conduire. On ne peut pas vraiment parler de rapports personnels si on est sur une moto, pas vrai ? On fait du slalom entre les voitures. De plus en plus vite, de plus en plus vite.

« Et ensuite ? Je ne sais pas. Je ne vois pas plus loin que ça.

« À ton tour maintenant. »


34. Shrimp, à l’asile (2024). – « Ce que je ressens ? De la colère. De la peur. De l’apitoiement sur mon propre sort. Je ne sais pas. Un peu de tout, mais pas… Oh ! tout ça est idiot. Je ne veux pas faire perdre son temps à tout le monde…

« Eh bien, je veux bien essayer. Répéter la chose à satiété jusqu’à ce que… Jusqu’à ce que quoi ?

« Je t’aime. Voilà, ce n’était pas trop mal. Je t’aime. Je t’aime, January. Je t’aime, January. January, je t’aime. January, je t’aime. Si elle était là ce serait beaucoup plus facile, vous savez. D’accord, d’accord. Je t’aime. Je t’aime. J’aime tes gros nichons tout tièdes. J’aimerais les peloter. Et j’aime ton… J’aime ta grande chatte noire et juteuse. Qu’est-ce que vous dites de ça ? C’est vrai. J’aime tout en toi. Je voudrais tant qu’on se remette ensemble. J’aimerais savoir où tu es pour pouvoir te le dire. Je ne veux pas de l’enfant, je ne veux aucun enfant, je te veux, toi. Je veux t’épouser. Pour toujours. Je t’aime.

« Vous voulez que je continue ?

« Je t’aime. Je t’aime beaucoup. Non, c’est un mensonge. Je te déteste. Tu m’es insupportable. Je te trouve consternante, avec ta stupidité, ta vulgarité, tes idées remâchées que tu empruntes directement au manifeste du parti comme… Tu m’ennuies. Tu m’ennuies à mourir. Sale négresse à la con ! Salope. Crétine. Et je me fiche pas mal de…

« Non, je ne peux pas. Le cœur n’y est pas. Si je dis tout ça, c’est parce que je sais que c’est ça que tu veux entendre. Amour, haine, amour, haine…des mots.

« Ce n’est pas que je résiste. Mais je ne pense pas ce que je dis, et ça, je vous assure que c’est la vérité. Dans un sens comme dans l’autre. Tout ce que je ressens, c’est de la fatigue. Je voudrais être chez moi en train de regarder la télé au lieu de faire perdre son temps à tout le monde. Ce pour quoi je vous présente mes excuses.

« Que quelqu’un d’autre dise quelque chose et je la fermerai. »


35. Richard M. Williken, suite (2024). – Ton problème, lui dit-il, tandis qu’ils ballottaient dans le métro en revenant de la grande percée manquée, c’est que tu refuses d’accepter ta propre médiocrité.

— Oh ! ferme-la, dit-elle. Et ce n’est pas une manière de parler.

— C’est aussi mon problème à moi, tout autant que le tien. Peut-être même plus. Pourquoi crois-tu que je n’ai pas travaillé depuis si longtemps ? Ce n’est pas que rien ne se passerait si je m’y mettais. Mais une fois que j’ai fini et que je regarde le résultat, je me dis : « Non, ça ne suffit pas. » En fait c’est ce que tu essayais de dire ce soir.

— Je sais que tu fais de ton mieux pour être gentil, Willy, mais ça ne sert à rien. Il n’y a pas de comparaison possible entre ta situation et la mienne.

— Et comment qu’il y en a une. Je n’ai aucune foi en mes photos. Toi, tu n’as aucune foi en tes liaisons amoureuses.

— Une liaison amoureuse n’a rien à voir avec une satanée œuvre d’art.

Shrimp se laissait prendre à la discussion. Williken pouvait la voir se débarrasser de son cafard comme s’il ne s’agissait que d’un maillot de bain mouillé. Cette bonne vieille Shrimp !

— Crois-tu ? fit-il.

Elle mordit à l’hameçon sans même réfléchir.

— Toi au moins tu essaies de faire quelque chose. Il y a une tentative. Je n’ai jamais été aussi loin. Je suppose que si ça m’arrivait, le résultat serait exactement comme tu dis – médiocre.

— Toi aussi tu essaies – ça crève les yeux.

— De faire quoi ? demanda-t-elle.

Elle aurait voulu qu’on la mette en pièces (personne à l’asile n’avait même pris la peine de lui crier après), mais Williken se cantonna dans l’ironie.

— J’essaie de faire quelque chose ; toi tu essaies de ressentir quelque chose. Ce que tu veux, c’est une vie intérieure, une vie spirituelle, si tu veux. Et tu l’as. Seulement tu as beau te démener, tu as beau refuser de voir la vérité en face – elle est médiocre. Pas mauvaise. Pas sordide.

— Bienheureux les pauvres en esprit, c’est ça ?

— Exactement. Mais tu n’y crois pas, et moi non plus. Tu sais ce que nous sommes ? Des scribes et des pharisiens.

— Ravie de te l’entendre dire.

— Tu t’es un peu rassérénée, on dirait.

Shrimp fit la moue.

— C’est l’extérieur qui rit.

— Allez, ça pourrait être bien pire.

— Ah oui ? Comment ça ?

— Tu pourrais être battue d’avance, comme moi.

— Et au lieu de ça, je gagne sur tous les tableaux, c’est ça ? Tu veux rire ! Après mon petit numéro de tout à l’heure ?

— Attends de voir, promit Williken. Attends de voir.

Sixième partie. 2026

36. Boz. – En Bulgarie ! s’écria Milly, et il ne fallait pas être devin pour prévoir que ses prochains mots allaient être : Moi aussi j’ai déjà été en Bulgarie.

— Pourquoi tu ne vas pas chercher tes diapos pour nous montrer comment c’était ? dit Boz, histoire de la remettre gentiment à sa place. Puis, bien qu’il le sût parfaitement, il dit :

— C’est le tour de qui ?

January se mit au garde-à-vous et agita les dés.

— Sept !

Elle compta sept cases à haute voix et se retrouva sur Allez en Prison.

— J’espère que je vais y rester, dit-elle joyeusement Si je retombe sur Boardwalk c’en est fini de moi.

Elle avait dit ça avec un tel ton d’espoir.

— J’essaie de me souvenir, dit Milly, le coude sur la table, les dés à la main, suspendant l’espace d’un instant la course du temps et celle du jeu.

— Comment c’était. Tout ce que je me rappelle, c’est que les gens racontaient des blagues. On restait assis pendant des heures à écouter des blagues. Des histoires de seins.

Ils échangèrent un regard, puis Shrimp et January échangèrent un regard.

Boz, bien qu’il eût aimé renvoyer la balle sous la forme d’une grossièreté bien sentie, s’éleva au-dessus. Il se redressa sur sa chaise tandis que sa main gauche plongeait vers les biscuits chauds en un geste qui contrastait par sa langueur avec la raideur de son corps. Bien meilleurs froids, ces biscuits.

Milly agita les dés. Un quatre : son canon atterrit sur le B & O. Elle paya deux cents dollars à Shrimp et jeta de nouveau les dés. Onze : son pion atterrit cette fois sur un de ses propres immeubles.

Le jeu de Monopoly leur venait en héritage de la branche O’Meara de la famille. Les immeubles et les hôtels étaient en bois, les comptoirs en plomb. Milly, comme de juste, avait le canon, Shrimp la petite voiture de course, Boz le bateau de guerre, et January le fer à repasser. Milly et Shrimp étaient en train de gagner. Boz et January étaient en train de perdre. C’est la vie[10].

— La Bulgarie, dit Boz, d’une part parce que ça sonnait bien, mais aussi parce que étant l’hôte, il avait le devoir de ramener la conversation vers l’invitée interrompue. Mais pourquoi la Bulgarie ?

Shrimp, qui examinait le dos de ses titres de propriété pour savoir combien de maisons supplémentaires elle pourrait acquérir en hypothéquant quelques bricoles ici et là, expliqua le système d’échange entre les deux écoles.

— Ce n’est pas ça qui lui avait tellement tourné la tête au printemps dernier ? demanda Milly. Je croyais qu’une autre fille avait décroché la bourse à l’époque.

— Celeste Di Cecca. C’est elle qui est morte dans l’accident d’avion.

— Ah ! fit Milly en comprenant. Je n’avais pas vu le rapport.

— Tu croyais que Shrimp aimait simplement se tenir au courant des derniers accidents d’avion ? demanda Boz.

— Je ne sais pas ce que je croyais, mon lapin. Alors comme ça elle va finir par y aller quand même. Ce que c’est que la chance, tout de même !

Shrimp acheta trois nouvelles maisons. Puis la voiture de course dépassa à toute allure Park Place, Boardwalk, Avancez et Impôts sur le revenu pour atterrir sur Vermont Avenue. Elle fut hypothéquée auprès de la banque.

— Ce que c’est que la chance, tout de même, dit January.

Ils parlèrent de la chance pendant plusieurs tours de circuit – de qui en avait et de qui n’en avait pas et de s’il existait, en dehors du Monopoly, une réalité correspondant à ce mot. Boz demanda si l’un d’entre eux avait jamais connu quelqu’un qui avait gagné à la loterie. Le frère de January avait gagné cinq cents dollars trois ans auparavant.

— Mais évidemment, ajouta consciencieusement January, quand on fait le compte de tous les billets qu’il a achetés, il a perdu davantage.

— Mais à coup sûr, pour les passagers, un accident d’avion ne peut être qu’une affaire de chance, insista Milly.

— Vous pensiez beaucoup aux accidents quand vous étiez hôtesse de l’air ?

January avait posé cette question avec la même lourde indifférence qu’elle manifestait en jouant au Monopoly.

Pendant que Milly lui racontait l’histoire de la Grande Catastrophe aérienne de 2021, Boz passa derrière l’écran pour remplir les verres d’orchata et ajouter de la glace. Tabby-chat regardait de minuscules base-balleurs en train de jouer en silence sur l’écran de la télévision, et Cacahuète dormait du sommeil du juste. Lorsqu’il revint avec le plateau, la Catastrophe aérienne était terminée et Shrimp leur livrait la philosophie de sa vie :

— Ça peut ressembler à de la chance, superficiellement, mais quand on creuse on s’aperçoit en général que les gens n’ont que ce qu’ils méritent. Si cette histoire de bourse n’avait pas marché pour Amparo, il y aurait autre chose qui aurait marché. Elle a travaillé pour.

— Et Mickey ? demanda January.

— Pauvre Mickey, acquiesça Milly.

— Mickey a exactement ce qu’il mérite.

Pour une fois Boz ne pouvait qu’être d’accord avec sa sœur.

— Souvent, quand les gens font des choses comme ça, c’est qu’ils veulent être punis.

L’orchata de January choisit ce moment précis pour se renverser. Milly souleva le jeu juste à temps, de sorte que seul un coin du carton fut mouillé. Il restait tellement peu d’argent à January qu’il n’y eut pas une grosse perte non plus de ce côté-là. Boz était plus embarrassé que January, étant donné que sa dernière phrase semblait impliquer qu’elle avait renversé son verre exprès. Dieu sait qu’elle avait d’excellentes raisons de le faire. Rien n’est plus ennuyeux que de perdre régulièrement pendant deux heures d’affilée.

Deux tours de circuit plus tard, le vœu de January se réalisa : Elle tomba sur Boardwalk et fut contrainte à l’abandon. Boz, qui était en train de se faire ratiboiser plus lentement mais tout aussi sûrement, tint à déclarer forfait en même temps.

Il accompagna January sur le balcon.

— Ce n’était pas la peine d’abandonner juste pour me tenir compagnie, tu sais.

— Oh ! ils s’amuseront mieux sans nous. Maintenant elles vont pouvoir s’étriper en toute tranquillité.

— Tu sais que je n’ai jamais gagné au Monopoly ? Pas une seule fois de toute ma vie.

Elle soupira. Puis, ne voulant pas paraître une invitée ingrate :

— Vous avez une vue splendide.

Ils admirèrent en silence la vue nocturne : les lumières mouvantes, voitures et avions ; les lumières immobiles : étoiles, fenêtres, lampadaires. Puis, gagné par le malaise, Boz lança sa plaisanterie-bateau pour ses visiteurs au balcon.

— Oui, j’ai le soleil le matin et les nuages l’après-midi.

Il est probable que January ne saisit pas. En tout état de cause, elle était décidée à être sérieuse.

— Boz, Boz, j’aimerais te demander un conseil.

— À moi ? Hé bé !

Boz adorait conseiller les gens.

— À quel propos ?

— À propos de ce qu’on est en train de faire.

— Je croyais que c’était déjà fait.

— Quoi ?

— Je veux dire, à en juger d’après la façon dont Shrimp en parle, je croyais que ça tenait plutôt du fait accompli[11].

— Oui, si l’on veut, dans la mesure où on a été bien acceptées. Ils ont été très gentils avec nous, les autres, je veux dire. C’est plutôt sa mère qui m’inquiète.

— Maman ? Oh ! elle s’en remettra.

— Elle semblait très affectée hier soir.

— Oh ! c’est souvent qu’elle se met dans des états pareils, mais elle en sort tout aussi vite. Tous les Hanson récupèrent vite. Comme tu as dû t’en apercevoir.

Ce n’était pas très gentil comme remarque, mais elle sembla passer au-dessus de la tête de January comme la plupart de ses autres sous-entendus.

— Il lui restera Lottie, et Mickey quand il reviendra.

— C’est exact.

Mais il y avait une pointe de sarcasme dans sa réponse. Il en était venu à s’irriter des tentatives maladroites que faisait January pour se donner bonne conscience.

— Et de toute manière, même si c’était aussi grave qu’elle semble le penser, ça ne devrait pas entrer en ligne de compte. Même si maman n’avait personne d’autre, ça ne devrait pas peser sur ta décision.

— Tu crois ?

— Si je pensais le contraire, il faudrait logiquement que je retourne moi-même vivre là-bas, pas vrai ? Si elle était menacée de perdre l’appartement. Tiens, tiens, on a de la visite !

C’était Tabby-chat. Boz la prit dans ses bras et la caressa dans ses endroits préférés.

— Mais tu as une famille à toi, insista January.

— Non, j’ai une vie à moi. Exactement comme Shrimp et toi.

— Alors tu penses vraiment qu’on a raison ?

Mais il n’avait pas l’intention de lui rendre les choses aussi faciles.

— Fais-tu ce que tu as envie de faire, oui ou non ?

— Oui.

— Alors tu as raison de le faire.

Ce jugement prononcé, il tourna son attention vers Tabby-chat.

— Qu’est-ce qui se passe là-dedans, hein, ma vieille ? Elles jouent encore à leur jeu assommant, les filles ? Hein ? Qui va gagner ? Hein ?

January, qui ne savait pas que la chatte avait passé la soirée à regarder la télévision, répondit sans ambages à la question de Boz :

— Je crois que c’est Shrimp qui va gagner.

— Ah ?

Mais pourquoi diable Shrimp avait-elle ?… Vraiment, ça le dépassait.

— Oui. Elle gagne toujours. C’est incroyable, la chance qu’elle a.

Voilà pourquoi.


37. Mickey. – Il allait devenir base-balleur. Idéalement, bloqueur pour l’équipe des Mets, mais sans aller jusque-là, il s’estimerait heureux d’être en première division. Si sa sœur pouvait devenir ballerine, il n’y avait pas de raison qu’il ne puisse devenir athlète. Il avait le même bagage génétique de base, de bons réflexes, un esprit sain. Il pouvait y arriver. Le Dr Sullivan avait dit qu’il le pouvait et Greg Lincoln, le directeur sportif, lui avait dit qu’il avait autant de chances que n’importe quel autre gars ; peut-être même plus de chances. Ça impliquait un entraînement intensif, une discipline de fer, une volonté inflexible, mais avec le Dr Sullivan pour l’aider à se débarrasser de ses mauvaises habitudes mentales, il n’y avait pas de raison pour qu’il ne se montre pas à la hauteur.

Mais comment expliquer tout ça en une demi-heure dans le parloir ? Et à sa mère, de surcroît, pour qui Kike Chalmers ou Opal Nash, c’était du pareil au même ? À sa mère, qui était à l’origine (il le voyait bien, maintenant) de la plupart de ses mauvaises attitudes mentales. Alors il lui dit carrément.

— Je ne veux pas retourner au 334. Ni cette semaine, ni la semaine prochaine, ni…

Il s’arrêta juste avant de prononcer le mot « jamais ».

— … pour longtemps.

Les émotions se succédèrent sur le visage de sa mère comme les clignotements d’une lampe stroboscopique… Mickey détourna les yeux.

— Mais Mickey, pourquoi ? Qu’est-ce que j’ai fait ?

— Rien. Ce n’est pas la question.

— Alors pourquoi ? Donne-moi une raison.

— Tu parles dans ton sommeil. Tu n’arrêtes pas de la nuit.

— Ce n’est pas une raison. Tu peux coucher au salon, comme faisait Boz, si je t’empêche de dormir.

— Alors tu es cinglée. Qu’est-ce que tu dis de ça, comme raison ? Tu es cinglée, vous êtes tous cinglés.

Ça l’arrêta, mais pas pour longtemps. Elle recommença à picorer après lui.

— Peut-être que tout le monde est cinglé, dans un sens. Mais cet endroit, Mickey. Comment peux-tu vouloir… Mais enfin regarde autour de toi !

— J’aime cet endroit. Pour les types, ici, je suis exactement comme eux. Et c’est ça que je veux. Je ne veux pas retourner vivre avec toi. Jamais. Si tu m’y obliges, je recommencerai, autant de fois qu’il le faudra. Je te jure que je le ferai. Et cette fois j’utiliserai assez de fluide pour le tuer, pas seulement pour faire semblant.

— Comme tu voudras, Mickey. Après tout, c’est ta vie.

— Et comment, que c’est ma vie !

Ces mots, et les larmes mal contenues qui les accompagnaient, étaient comme un tas de ciment frais déversé sur les fondations de sa nouvelle vie. Demain matin, cette mélasse sentimentale aurait la dureté du roc, et dans un an un gratte-ciel se dresserait là où il n’y avait pour l’instant qu’un trou béant.


38. Le père Charmaine. – La Révérende Mère Cox venait de prendre Kerygma de Bunyan dans sa bibliothèque après en avoir reporté la lecture depuis une semaine et était sur le point de s’immerger douillettement dans sa prose compacte, pataude, rassurante, quand le carillon de la porte d’entrée émit un ding-dong, suivi d’un deuxième ding-dong avant même qu’elle ait eu le temps de décroiser les jambes. Quelqu’un était dans tous ses états.

Une vieille bonne femme au visage défraîchi, à la peau fripée, avec une paupière gauche tombante et un œil droit exorbité. Dès que la porte fut ouverte, les yeux asymétriques trahirent la succession de sentiments habituels : surprise, méfiance, recul.

— Entrez donc, dit-elle en montrant la lumière venant du bureau, au bout du hall d’entrée.

— Je suis venue voir le père Cox.

Elle montra une des lettres polycopiées que le bureau envoyait aux habitants du quartier : Si jamais vous éprouviez le besoin…

Charmaine lui tendit la main.

— Je suis Charmaine Cox.

Se rendant compte qu’elle manquait aux règles de la bienséance, la femme serra la main qu’on lui tendait.

— Je m’appelle Nora Hanson. Vous êtes sa ?…

— Sa femme ?

Elle sourit.

— Non, à vrai dire c’est moi le prêtre. La surprise est agréable ou désagréable ? Mais entrez donc, il fait un froid de canard. Si vous estimez qu’avec un homme vous serez plus à l’aise pour parler, je peux téléphoner à mon collègue de l’église St. Mark, le Révérend Père Gogardin. C’est à deux pas d’ici.

Elle pilota Mme Hanson vers son bureau et jusque dans le confessionnal douillet du fauteuil marron.

— Ça fait si longtemps que je n’ai pas été à l’église. Je n’aurais jamais cru, d’après votre lettre…

— Oui, je suppose que ce n’est pas très honnête de ma part de ne me servir que de mes initiales.

Et de réciter son petit couplet insincère mais utile sur la femme qui s’était évanouie, sur l’homme qui lui avait arraché son rabat. Puis elle lui proposa de nouveau de téléphoner à l’église St. Mark, mais entre-temps Mme Hanson s’était résignée à se confier à un prêtre du mauvais sexe.

Son histoire était une mosaïque de petites culpabilités et de petites bassesses, de petites faiblesses et de petits chagrins, mais l’image qui se dégageait de l’ensemble n’était que trop manifestement celle de la désintégration d’une famille. Charmaine commença à faire mentalement le compte de toutes les raisons pour lesquelles elle ne pourrait pas participer activement à la lutte de Mme Hanson contre l’hydre de la bureaucratie – la meilleure de ces raisons étant encore qu’elle passait une portion appréciable de ses journées à officier dans une des chapelles érigées à la gloire de cette même hydre (Service d’assistance temporaire). Mais il apparut alors que l’Église, et même Dieu étaient mêlés aux problèmes de Mme Hanson. La fille aînée et sa petite amie quittaient la famille en plein naufrage pour rejoindre l’Ordre de saint Clare. Dans la dispute qui avait mené la vieille dame tout droit de son immeuble jusqu’à ce bureau, la petite amie s’était servie de la propre bible de la pauvre malheureuse pour la réduire au silence. En se fondant sur le récit extrêmement partisan de Mme Hanson, Charmaine mit un certain temps à localiser le passage incriminé, mais finit par le trouver dans l’Évangile selon saint Marc, troisième chapitre, versets 33 à 35 :

« Mais il leur répond : “Qui est ma mère et qui sont mes frères ?” »

Et parcourant du regard ceux qui étaient assis en cercle autour de lui, il dit : « Voici ma mère et mes frères. Celui qui fait la volonté de Dieu, celui-ci est mon frère, et ma sœur, et ma mère. »


— Je vous demande un peu !

— Bien sûr, expliqua Charmaine, le Christ ne dit pas dans ce passage qu’on a le droit de maltraiter ou d’insulter ses parents naturels.

— Bien sûr que non !

— Mais avez-vous songé que cette… c’est January qu’elle s’appelle ?

— Oui. C’est un nom ridicule.

— Avez-vous songé un instant que January et votre fille pourraient avoir raison ?

— Qu’est-ce que vous voulez dire ?

— Posons le problème d’une autre façon. Quelle est la volonté de Dieu ?

Mme Hanson haussa les épaules.

— Alors là…

Puis, la question s’étant décantée :

— Mais si vous croyez que Shrimp le sait – ha !

Ayant décidé que saint Marc avait causé assez de dégâts comme ça, Charmaine débita son chapelet habituel de bons conseils en cas de situation catastrophique, mais elle n’aurait pu se sentir plus futile ni plus ridicule si elle avait été une vendeuse en train d’aider la vieille dame à se choisir un chapeau. Tout ce que Mme Hanson essayait lui donnait l’air grotesque.

— En d’autres termes, résuma Mme Hanson, vous pensez que j’ai tort.

— Non. Mais d’un autre côté je ne suis pas sûre que votre fille ait tort. Avez-vous seulement essayé sincèrement de vous mettre à sa place ? De vous demander pourquoi elle veut rejoindre une communauté religieuse ?

— Oui. Si elle pouvait, elle tremperait ses couleuvres dans la merde avant de me les faire avaler…

Charmaine émit un rire un peu crispé.

— Vous avez peut-être raison. J’espère qu’on aura l’occasion d’en reparler une fois qu’on aura toutes les deux réfléchi à la question.

— En somme, vous voulez que je parte.

— Oui, je suppose que c’est ce que je veux dire. Il se fait tard, et j’ai du travail qui m’attend.

— C’est bon, je m’en vais. Mais je voulais vous demander : ce livre, par terre…

— Kerygma ?

— Qu’est-ce que ça veut dire ?

— C’est un mot grec qui signifie message. C’est censé être une des choses que fait l’Église – elle apporte un message.

— Quel message ?

— En deux mots : le Christ est ressuscité. Nous sommes sauvés.

— Et vous y croyez, vous, à ce message ?

— Je ne sais pas, madame Hanson. Mais ce que je crois n’a aucune importance – je ne suis que le messager.

— Vous voulez que je vous dise ?

— Quoi donc ?

— Je trouve que comme prêtre, vous ne valez pas cher.

— Merci, madame Hanson. Je le sais.


39. Les marionnettes de cinq heures et quart. – Seule dans l’appartement, les portes fermées à double tour, l’esprit verrouillé, Mme Hanson regardait la télé avec une attention rageuse et vagabonde. On frappait régulièrement à la porte, mais elle n’y prêtait aucune attention. Même Ab Holt, qui aurait pu se dispenser d’entrer dans leur jeu, et pour cause, « Juste pour discuter, Nora ! » Nora ! C’était bien la première fois qu’il l’appelait Nora. Sa grosse voix faisait trembler la porte de la penderie qui avait été autrefois une entrée. Elle refusait de croire qu’ils utiliseraient vraiment la force physique pour l’expulser. Après quinze ans ! Il y avait des centaines de personnes dans l’immeuble, des personnes qu’elle pouvait désigner nommément, qui ne remplissaient pas les conditions nécessaires pour avoir le droit d’y habiter. Des gens qui ramassaient le premier temporaire venu sur le palier et le faisaient passer pour un pensionnaire. « Madame Hanson, je vous présente ma nouvelle fille. » Oh ! oui. La corruption n’existait pas qu’au sommet – le système tout entier en était imprégné. Et quand elle avait demandé : « Mais pourquoi moi ? », cette salope avait eu le front de lui répondre : « Che sera sera, que voulez-vous ». Si au moins ç’avait été Mme Miller. Voilà quelqu’un qui avait à cœur de vous aider, qui ne faisait pas simplement semblant en vous envoyant des che sera sera à la figure. Et si elle téléphonait ? Mais il n’y avait plus le téléphone chez Williken, et de toute manière il n’était pas question qu’elle bouge d’où elle était. Il leur faudrait la traîner dans l’escalier. Est-ce qu’ils oseraient aller jusque-là ? L’électricité serait coupée, c’était toujours la première mesure. Dieu sait ce qu’elle allait devenir sans la télé. Une femme blonde lui montra à quel point il était facile de faire quelque chose, hop-là, un, deux, trois. Et puis quatre, cinq, six, il n’y aurait plus rien ? C’était l’heure de Bloc opératoire. Le nouveau médecin était encore à couteaux tirés avec Mme Loughtis, l’infirmière. Elle avait des cheveux comme une sorcière, celle-là, et elle mentait comme elle respirait. Elle eut son regard mauvais, puis : « Si vous croyez être de taille à lutter contre l’administration, docteur… » Évidemment, c’est ce qu’ils veulent vous faire croire, que l’individu est sans défense face à la bureaucratie. Elle changea de chaîne. Ça baisait sur la cinquième. Ça cuisinait sur la quatrième. Elle fit un arrêt. Des mains pétrissaient une grosse boule de pâte. Et la nourriture ? Mais la gentille dame espagnole – enfin, elle n’était pas vraiment espagnole, c’était seulement son nom – du comité de défense des locataires lui avait promis qu’elle ne mourrait pas de faim. Quant à l’eau, elle avait déjà rempli depuis plusieurs jours tous les récipients disponibles de la maison.

C’était si injuste. Mme Manuel, si c’était bien son nom, lui avait dit que ce n’était sans doute pas par hasard si c’était tombé sur elle. Quelqu’un devait lorgner l’appartement depuis longtemps en attendant cette occasion. Mais allez savoir par ce connard de Blake qui allait emménager – oh ! non, ça c’était « confidentiel ». Rien qu’en voyant ses yeux porcins, elle avait su tout de suite que lui, en tout cas, se faisait son beurre dans cette affaire.

Il fallait tenir à tout prix. Dans quelques jours, Lottie reviendrait. Ça lui était déjà arrivé de partir comme ça, et chaque fois elle était revenue. Toutes ses affaires étaient encore là, à l’exception d’une seule petite valise – détail qu’elle avait signalé à l’attention de Mlle Salope. Lottie aurait sa petite dépression nerveuse habituelle et rentrerait à la maison. Comme ça elles seraient deux et l’office serait obligé de leur accorder les six mois de délai réglementaires. Mme Manuel avait souligné la chose – six mois. Et Shrimp ne tiendrait pas six mois à son espèce de couvent. La religion était un violon d’Ingres chez elle. Dans six mois elle laisserait tout tomber et se passionnerait pour autre chose, et elles seraient trois à habiter l’appartement et l’office ne pourrait plus rien contre elles.

Les délais qu’ils vous donnaient n’étaient que du bluff. Elle s’en apercevait bien maintenant Cela faisait déjà une semaine qu’elle aurait dû déguerpir d’après eux. Ils pouvaient cogner contre la porte tant qu’ils voudraient, bien que l’idée suffit à crisper chaque fibre de son corps. Et Ab Holt qui les aidait. Le salaud !

« J’ai envie d’une cigarette », dit-elle calmement, comme si c’était quelque chose qu’on se disait tous les jours à cinq heures, au moment des actualités, et elle alla dans sa chambre prendre les cigarettes et les allumettes dans le tiroir supérieur de la commode. Tout était si impeccablement rangé. Les vêtements soigneusement pliés. Elle avait même été jusqu’à rafistoler le store vénitien cassé, bien que maintenant ce fût au tour des lames d’être coincées. Elle s’assit sur le rebord du lit et alluma une cigarette. Il lui fallut deux allumettes, puis : beurk, qu’est-ce que c’était que ce goût de tabac froid ? Mais la cigarette eut un effet salutaire sur sa tête. Elle cessa de ressasser les mêmes soucis et réfléchit à son arme secrète.

Son arme secrète, c’était ses meubles. Au fil des ans elle en avait accumulé des tonnes, la plupart du temps en les récupérant chez des voisins quand ils mouraient ou déménageaient, et ils ne pouvaient l’expulser sans les déblayer jusqu’au dernier bibelot. C’était la loi. Et pas seulement jusque sur le palier, oh ! non, ils devaient les descendre jusqu’au trottoir. Alors qu’allaient-ils faire ? Lever une armée pour transporter son barda en bas ? Dix-huit étages ? Non, tant qu’elle se réfugiait derrière ses droits, elle serait autant en sécurité que si elle était dans un château fort. Et ils continueraient tout simplement leur campagne d’intimidation pour la forcer à signer leurs putains de formulaires.

À la télé, une bande de danseurs avaient monté une soirée au bureau de la Manufacturers Hanover Trust, à Greenwich Village. Les actualités se terminèrent et Mme Hanson retourna au salon avec sa deuxième affreuse cigarette sur l’air de J’apprends à te connaître. Ça lui sembla ironique.

Enfin ce fut l’heure des marionnettes. Ses vieux amis. Ses seuls amis. C’était l’anniversaire de Glapmerluche. Glouton apporta un cadeau enveloppé dans un paquet gigantesque.

— C’est pour moi ? demanda Glapmerluche de sa toute petite voix.

— Ouvre-le, dit Glouton, et le ton de sa voix n’annonçait rien de bon.

— C’est pour moi ? Oh ! chouette, c’est quelque chose pour moi !

Il y avait une boîte à l’intérieur de la première boîte, et une troisième boîte à l’intérieur de la deuxième, et une quatrième à l’intérieur de la troisième. Glouton devenait de plus en plus impatient.

— Allez, allez, ouvre la suivante.

— Oh ! c’est vraiment trop ennuyeux, dit la petite Glapmerluche.

— Laisse, je vais te montrer comment on fait, dit Glouton en joignant le geste à la parole. Et un énorme magnifique marteau jaillit au bout d’un ressort et lui retomba sur la tête. Mme Hanson fut prise d’un fou rire tel qu’elle se trouva couverte des pieds à la tête de cendre de cigarette.


40. Hunt’s Tomato Ketchup. – Le jour ne s’était même pas encore levé lorsque le concierge les avait fait entrer par la penderie avec son passe-partout. Des auxiliaires. Et maintenant ils emballaient, enveloppaient, retournaient sens dessus dessous l’appartement. Elle leur demanda poliment de partir, puis leur cria de partir, ils ne lui prêtèrent aucune attention.

En descendant pour chercher la dame du Comité de défense des locataires, elle rencontra le concierge qui montait.

— Et mon mobilier ? lui demanda-t-elle.

— Quoi, votre mobilier ?

— Vous ne pouvez pas m’expulser sans mes affaires. C’est la loi.

— Allez dire ça à l’office du MODICUM. Je n’ai rien à voir avec cette histoire.

— C’est vous qui les avez fait entrer. Ils sont chez moi maintenant, et vous devriez voir le foutoir que c’est. Vous n’allez pas me dire que c’est légal, ça – les affaires de quelqu’un d’autre. Il n’y a pas que les miennes, il y a celles de toute une famille.

— Que voulez-vous que je vous dise ? Que c’est illégal ? C’est illégal. Voilà. Vous vous sentez mieux comme ça ?

Il tourna des talons et redescendit les escaliers.

Se souvenant du chaos qui régnait chez elle – habits entassés pêle-mêle sur le lit, tableaux arrachés au mur, vaisselle entassée en vrac dans des cartons bon marché – elle décida que le jeu n’en valait pas la chandelle. Mme Manuel, à supposer qu’elle pût la trouver, n’allait pas prendre sur elle de défendre les Hanson. Quand elle revint au 1812, le rouquin était en train de pisser dans l’évier de la cuisine.

— Oh ! surtout ne vous excusez pas, lui dit-elle lorsqu’il se remit à l’œuvre. Vous ne faites que votre boulot, après tout, pas vrai ? Il faut bien que quelqu’un exécute les ordres.

À chaque minute elle s’attendait à se mettre à hurler ou à tourner en rond ou à exploser, mais ce qui l’arrêtait, l’en empêchait, c’était de savoir que rien de tout cela n’aurait le moindre effet. La télévision lui avait fourni des modèles de comportement pour presque toutes les situations auxquelles elle avait eu à faire face dans sa vie, depuis le bonheur jusqu’au désespoir en passant par tous les intermédiaires. Mais ce matin elle était seule, dépourvue de scénario, sans même une vague idée de ce qui allait se passer ensuite. De ce qu’il fallait faire. Faciliter la tâche de ces fichus rouleaux compresseurs ? C’était ce que les rouleaux compresseurs semblaient attendre d’elle, tout comme Mlle Salope et sa clique, bien installés derrière leurs bureaux avec leurs formulaires et leurs bonnes manières. Non, ça, jamais !

Elle résisterait. Ils pouvaient bien essayer de lui dire que ça ne servirait à rien, tous autant qu’ils étaient – elle résisterait. Elle se rendit compte en prenant cette décision qu’elle avait trouvé son rôle et que c’était en fin de compte un rôle familier dans un scénario connu : le baroud d’honneur. Souvent, dans des cas semblables, si on luttait avec assez de ténacité pour une cause apparemment perdue d’avance, on arrivait à renverser la situation. Ce ne serait pas la première fois qu’elle aurait assisté à un tel retournement de situation.

À dix heures, Salope passa dresser un inventaire des déprédations commises par les auxiliaires. Elle tenta de convaincre Mme Hanson de signer un papier pour que certains des cartons et des armoires fussent entreposés dans un garde-meuble aux frais de la municipalité – le reste étant sans doute bon à jeter. Sur ce, Mme Hanson lui fit remarquer qu’elle était encore chez elle jusqu’au moment où on l’expulserait et que par conséquent elle saurait gré à Mlle Salope de prendre ses cliques et ses claques et d’emmener avec elle ses deux pisseurs de lavabo.

Ensuite elle s’assit devant la télé sans vie (ils avaient fini par couper l’électricité) et s’alluma une autre cigarette. Hunt’s Tomato Ketchup, annonçait l’étui d’allumettes. À l’intérieur il y avait une recette de haricots à la Waïkiki qu’elle avait toujours voulu essayer sans jamais en avoir eu l’occasion. Mélanger des cubelets de bœuf ou de porc avec de la pulpe d’ananas, une cuillerée à café d’huile Wesson et une copieuse dose de ketchup. Servir chaud sur des canapés. Elle s’assoupit dans son fauteuil en échafaudant tout un dîner hawaïen autour des haricots à la Waïkiki.

À quatre heures on tambourina avec force sur ce qui était redevenu la porte d’entrée. Les déménageurs. Elle eut le temps de se refaire une beauté pendant qu’ils allaient chercher le concierge et son passe-partout. Elle les regarda d’un air morne tandis qu’ils vidaient la cuisine de ses meubles, de ses étagères, de ses boîtes. Elle avait beau être vide, les traces d’usure sur le lino, les traînées sombres sur les murs attestaient que cette pièce était la cuisine des Hanson.

Le contenu de la cuisine avait été empilé sur le palier. C’était le moment qu’elle attendait. Et maintenant, mes agneaux, pensa-t-elle, vous allez en baver !

Il y eut un mugissement lointain et le bruit d’une machine qu’on met en route. L’ascenseur marchait. C’était la faute à Shrimp, l’aboutissement de sa campagne ridicule, l’ultime gifle d’adieu. L’arme secrète de Mme Hanson avait fait long feu. En moins de temps qu’il ne fallait pour le dire, la cuisine fut chargée dans l’ascenseur, les déménageurs montèrent en se faisant tout petits et appuyèrent sur le bouton. Les portes extérieures puis les portes intérieures se fermèrent. Le disque de lumière jaune sombra dans les profondeurs de la cage d’ascenseur. Mme Hanson s’approcha du hublot sale et regarda les câbles d’acier frémir comme la corde d’un arc colossal. Après un long, long moment la silhouette massive et noire du contrepoids émergea de la pénombre.

L’appartement ou les meubles ? C’était l’un ou l’autre. Elle choisit – comme ils devaient s’y attendre – son mobilier. Elle retourna une dernière fois au 1812 et rassembla son manteau marron, son bonnet de laine, son sac à main. Dans le soir tombant, sans lumière et sans stores aux fenêtres, avec des murs nus et le sol encombré de grands cartons scellés, elle n’avait personne à qui dire au revoir excepté au fauteuil à bascule, à la télé et au canapé – et ils l’auraient rejointe dans la rue avant longtemps.

Elle ferma la porte à double tour en partant. Sur le palier, elle s’arrêta en entendant monter l’ascenseur. Pourquoi se fatiguer ? Elle monta comme les déménageurs en sortaient.

— Vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’espère ? dit-elle en passant.

Les portes se refermèrent et Mme Hanson fila vers le rez-de-chaussée en les laissant s’escrimer tardivement sur la porte.

— Si seulement il pouvait s’écraser, dit-elle tout haut, non sans sentir au fond d’elle-même une pointe d’appréhension à cette pensée.

Salope montait la garde sur sa cuisine qui était entassée sur le trottoir au milieu du halo de lumière que dispensait un lampadaire. Il faisait presque nuit. Un vent d’ouest mordant, charriant des flocons de neige de la veille, prenait la Onzième Rue en enfilade. Après avoir jeté un regard mauvais à Salope, Mme Hanson s’assit sur un des tabourets de cuisine. Elle n’attendait qu’une chose, c’était que Salope fasse également mine de s’asseoir.

La deuxième fournée arriva – des fauteuils, les lits superposés démontés, des armoires pleines d’habits, la télévision. Une seconde pièce hypothétique commença à prendre forme à côté de la première. Mme Hanson s’installa dans son fauteuil habituel, enfonça ses mains dans ses poches et essaya de se réchauffer les doigts en les glissant entre ses jambes.

Mlle Salope estima à présent que le temps était venu de lancer l’assaut final. Les formulaires surgirent de son attaché-case. Mme Hanson se débarrassa de l’importune avec beaucoup d’élégance. Elle alluma une cigarette. Salope battit en retraite devant le nuage de fumée comme si on lui avait proposé une cuillerée à café de cancer à l’état pur. Ces assistantes sociales !

Tous les objets les plus encombrants arrivèrent avec la troisième fournée – le canapé, le fauteuil à bascule, les trois lits, la commode avec son tiroir manquant. Les déménageurs expliquèrent à Salope qu’il ne leur restait plus qu’un voyage à faire. Lorsqu’ils furent repartis, elle revint à la charge avec ses formulaires et son stylo à bille.

— Je comprends votre colère, et croyez bien que je compatis à votre détresse, madame Hanson. Mais il faut que quelqu’un s’occupe de ces choses et veille à ce que la loi soit appliquée avec autant d’équité que la situation le permet. Maintenant je vous en prie, signez ces papiers pour que quand le camion arrivera…

Mme Hanson se leva, prit les formulaires, les déchira en deux, puis en quatre, et rendit les morceaux à Salope, qui s’arrêta de parler.

— Qu’y a-t-il d’autre pour votre service ? demanda-t-elle avec le même ton de voix que Mlle Salope.

— J’essaie simplement de vous aider, madame Hanson.

— Si vous essayez de m’aider encore une minute de plus, on ira vous récolter sur le trottoir à la petite cuillère comme… comme du ketchup !

— Les menaces n’ont jamais résolu de problème, Mme Hanson.

Mme Hanson saisit la moitié supérieure du lampadaire du salon qui traînait sur le fauteuil à bascule et lui fit décrire un arc de cercle calculé pour aboutir au milieu de l’épais manteau de Salope. Il y eut un whap ! satisfaisant. L’abat-jour en plastique qui avait toujours été si laid se détacha avec un bruit sec. Sans ajouter un mot, Mlle Salope s’éloigna en direction de la Première Avenue.

Les derniers cartons furent sortis du hall d’entrée et entassés sur le trottoir. À présent, toutes les pièces formaient un enchevêtrement énorme, inextricable. Deux petits garnements noirs de l’immeuble avaient commencé à sauter sur un trampoline constitué par les matelas superposés de Lottie et de ses enfants. Mme Hanson les chassa à coups de lampadaire. Ils allèrent grossir le groupe de badauds qui s’étaient amassés sur le trottoir, juste à l’extérieur des murs imaginaires de l’appartement imaginaire. Découpés à contre-jour, des curieux observaient la scène depuis les premiers étages de l’immeuble.

Elle ne pouvait pas les laisser se servir sans réagir. Comme si elle était morte et qu’ils pouvaient lui faire les poches en toute tranquillité. Ces meubles lui appartenaient, c’était son bien, et ils restaient là à attendre que Salope revienne avec des renforts pour l’emmener. Comme des vautours, ils attendaient la curée. Eh bien, ils pourraient attendre tout leur saoul, parce qu’ils n’en auraient pas une miette !

Elle fouilla dans son sac à main à la recherche de ses cigarettes et de ses allumettes. Il n’y en avait plus que trois. Il lui faudrait faire attention. Elle trouva les tiroirs de la commode en bois qu’elle avait récupérée chez Mlle Shore quand Mlle Shore était morte. Son plus joli meuble. Du chêne. Avant de les remettre dans la commode elle perça les fonds en contreplaqué à l’aide du lampadaire. Puis elle fit sauter les scellés sur les cartons pour trouver des objets combustibles. Elle tomba sur des articles de salle de bains, sur des draps et des oreillers, sur ses fleurs. Elle vida le carton contenant les fleurs et le déchira en morceaux longs et étroits. Les morceaux allèrent s’entasser dans le tiroir inférieur de la commode. Elle attendit que le vent tombe complètement. Malgré cette précaution, ce ne fut qu’à la troisième allumette que le feu consentit à prendre.

La foule – composée surtout d’enfants – avait grossi, mais elle se tenait à distance respectable des murs. Mme Hanson prospecta la pile d’objets hétéroclites à la recherche de petit combustible. Des pages arrachées à des livres, ce qui restait du calendrier, et les gouaches que Mickey avait faites en 9e (« Prometteur » et « Traduit un goût marqué de l’indépendance ») allèrent alimenter le feu dans la commode. Bientôt un foyer de belles proportions l’eut transformé en fourneau. Le problème était maintenant de mettre le feu au reste du mobilier. Elle ne pouvait pas continuer à fourrer les choses dans les tiroirs.

En se servant du lampadaire elle réussit à coucher la commode sur le flanc. Une gerbe d’étincelles monta dans la nuit et fut emportée par le vent. La foule, qui s’était rapprochée progressivement du brasier, eut un mouvement de recul. Mme Hanson plaça les tabourets et la table de la cuisine sur les flammes. C’étaient les derniers objets importants qui lui restaient de ses années à Mott Street. Elle les regarda partir avec un pincement au cœur.

Une fois que les tabourets eurent pris feu, elle les utilisa comme des torches pour enflammer le reste du mobilier. Les armoires pleines de choses entassées pêle-mêle et faites en matériaux bon marché, devinrent des fontaines de feu. La foule poussait un grand cri de joie chaque fois que l’une d’entre elles, après avoir produit une âcre fumée noire, s’embrasait et se transformait en torche. Ah ! y a-t-il rien qui vaille un bon feu ?

Le canapé, les fauteuils et les matelas se montrèrent plus réticents. L’étoffe se consumait lentement, la bourre laissait échapper une fumée épaisse et nauséabonde, mais elles refusaient de s’enflammer carrément. Élément par élément (exception faite du canapé, qui avait toujours été trop lourd pour elle), Mme Hanson traîna ces meubles jusqu’au brasier central. Ses forces l’abandonnèrent, toutefois, alors que le dernier matelas n’était qu’à la hauteur de la télévision.

Une silhouette se détacha de la foule et s’avança vers elle. Il était trop tard pour qu’ils l’arrêtent maintenant. C’était une grosse femme avec une petite valise.

— Maman ? dit-elle.

— Lottie !

— Tu sais quoi ? Je suis revenue. Qu’est-ce que tu fais avec…

Une armoire se désintégra en éparpillant des flammèches ayant forme humaine.

— Je leur ai dit. Je leur ai dit que tu reviendrais !

— Ils sont à nous, ces meubles ?

— Reste là.

Mme Hanson prit la valise des mains de Lottie, qui étaient couvertes d’entailles et d’égratignures, la pauvre chérie, et la posa sur le ciment du trottoir.

— Ne bouge pas, tu m’entends ? Je vais chercher quelqu’un, mais je reviens tout de suite. On a perdu une bataille, mais on n’a pas perdu la guerre.

— Tu te sens bien, maman ?

— Je me sens très bien. Toi, tu m’attends là, d’accord ? Et ne t’inquiète pas. Ce n’est plus la peine. Maintenant nous avons six mois devant nous, sûr et certain.


41. À la cascade. – Incroyable ! Sa mère disparaissant derrière un rideau de flammes comme une chanteuse d’opéra retournant sur scène recevoir les acclamations des spectateurs. Sa valise avait écrasé les fleurs artificielles. Elle se baissa pour en ramasser une. Un iris. Elle le jeta dans les flammes, plus ou moins dans la direction qu’avait empruntée sa mère.

Et n’avait-ce pas été un spectacle extraordinaire ? Lottie était restée à la regarder depuis le trottoir, fascinée, tandis qu’elle mettait le feu à… tout. Le fauteuil à bascule flambait. Les lits superposés des gosses, démontés, brûlaient appuyés contre les restes calcinés de la table de cuisine. Même la télé brûlait, bien que plus difficilement en raison du matelas de Lottie qu’on avait posé en équilibre dessus. C’était tout l’appartement des Hanson qui flambait. La force ! pensa Lottie. La force que ça représente.

Mais pourquoi de la force ? N’était-ce pas plutôt une façon de céder, de s’abandonner ? Comme ce qu’avait dit Agnès Vargas des années auparavant à Afra Imports, Inc. : « Le plus dur, ce n’est pas de faire le boulot. Le plus dur c’est d’apprendre à le faire. » C’était banal, comme remarque, et pourtant Lottie ne l’avait jamais oubliée.

Avait-elle appris comment faire ?

La beauté. C’était la beauté de la chose qui était si remarquable. Rien que de voir les meubles entassés dans la rue, ç’avait déjà été beau. Mais quand ils avaient flambé !

Le fauteuil à fleurs, qui se consumait à petit feu, s’embrasa d’un seul coup, et tout son être s’exprima dans une grande colonne de flammes orange. Fantastique !

Pouvait-elle ?

À tout le moins elle pouvait essayer de faire quelque chose d’approchant.

Elle tritura les fermetures de la valise et les ouvrit. Elle avait déjà perdu tellement des petites choses qu’elle avait amenées avec elle, toutes les petites reliques de son passé qui malgré tout le soin dont elle les avait entourées ne lui avaient pas octroyé une miette des sentiments qu’ils étaient censés receler. Des cartes postales qu’elle n’avait jamais envoyées. Des vêtements de bébé. Son livre d’autographes (comportant ceux de trois célébrités) qu’elle avait commencé en classe de troisième. Mais elle ne demandait qu’à faire don du peu qu’il lui restait de toute cette camelote.

Sur le dessus de la valise, une robe blanche. Elle la jeta sur le siège du fauteuil en flammes. Lorsqu’elle toucha le feu, des années de blancheur se condensèrent en un embrasement fugace.

Des chaussures, un pull… qui se recroquevillèrent, auréolés de flammes vertes.

Des robes imprimées. Des robes à rayures.

La plupart de ces choses n’étaient même pas à sa taille ! Elle perdit patience et flanqua le reste d’un seul coup dans les flammes, en ne gardant que les photos et la liasse de lettres. Elle jeta celles-ci une à une dans le feu. Les photos s’enflammaient avec la soudaineté d’un éclair de flash, quittant le monde comme elles y étaient entrées. Les lettres, étant faites d’un papier plus mince, se consumaient encore plus vite, avec un seul wouf ! puis s’élevaient dans la colonne d’air chaud comme autant d’oiseaux noirs immatériels, poème après poème, mensonge après mensonge – tout l’amour de Juan.

Et maintenant, était-elle libre ?

Les vêtements qu’elle portait n’avaient aucune importance. Il y avait moins d’une semaine, elle aurait pu penser à cet instant qu’il lui fallait également se déshabiller.

Le vêtement qu’elle devait ôter, c’était elle-même.

Elle se dirigea vers l’endroit où on avait préparé son propre lit, sur la télévision. Tout le reste était la proie des flammes à présent. Seul le matelas résistait encore. Elle s’allongea dessus. Ce n’était guère plus inconfortable que d’entrer dans un bain très chaud, et comme dans l’eau, la chaleur dissipa la douleur et la tension des tristes semaines qui venaient de s’écrouler. C’était tellement plus simple comme ça !

Elle se détendit et entendit pour la première fois le bruit des flammes, un grondement continu qui l’entourait de toutes parts, comme si elle était finalement arrivée à la cascade qu’elle entendait depuis si longtemps tandis que son esquif glissait au fil de l’eau vers cet instant. Mais cette eau était faite de flammes et au lieu de tomber elle montait. En renversant la tête elle pouvait voir les étincelles des deux feux distincts se rejoindre, emportées par le courant d’air ascendant, pour former un unique flux de lumière qui narguait les carrés de lumière pâle et statique gravés dans le mur en briques.

Les gens se tenaient à l’intérieur de ces carrés de lumière, à regarder le feu, à attendre, avec Lottie, que le matelas s’embrase.

Les premières flammes s’enroulèrent autour du bord, et à travers ces flammes elle vit le cercle de badauds. Chaque visage, dans son unicité, dans l’avidité de son regard, semblait soutenir que l’acte de Lottie était dirigé contre lui personnellement. Il était impossible de leur faire comprendre qu’elle ne faisait pas ça pour eux, mais tout simplement pour les flammes.

Au moment précis où elle se rendit compte qu’elle ne pourrait pas continuer, que le courage allait lui manquer, leurs visages disparurent de sa vue. Elle se redressa : la télévision se désintégra et elle tomba, à bord de son esquif, à travers les embruns de sa terreur, vers la splendeur en contrebas.

Mais alors qu’elle ne distinguait pas encore tout à fait ce qui l’attendait au-delà du rideau d’embruns, un autre visage apparut. Un homme. Il dirigea vers elle le canon de sa lance à incendie. Un flot de mousse synthétique blanche en jaillit, recouvrant Lottie et le lit, et pendant toute la durée de l’opération elle dut regarder, dans ses yeux, sur ses lèvres, sur toute sa personne, une expression de dépit intense.


42. Lottie, à l’hôpital Bellevue, suite. – « Et puis de toute façon le monde ne finit jamais. Même s’il lui arrive d’essayer, même si on espère qu’il finira – il ne peut pas. Il y a toujours un pauvre con pour penser qu’il lui faut quelque chose qu’il n’a pas, et il passe cinq ans, dix ans à essayer de l’obtenir. Et puis après c’est autre chose. Et les jours passent et on attend toujours la fin du monde.

« Oh ! il y a des fois, je vous jure, où il y a de quoi se marrer. Quand je pense – comme la première fois qu’on tombe vraiment amoureuse et qu’on se dit, eh ! je suis vraiment amoureuse ! Maintenant je sais ce que c’est. Et puis il vous quitte et vous n’arrivez pas à y croire. Ou pis encore, vous perdez la chose de vue petit à petit. Très progressivement. Vous l’aimez, seulement ce n’est plus aussi merveilleux qu’au début. Peut-être même que vous n’êtes pas amoureuse, que vous avez seulement envie de l’être. Et peut-être que vous n’en avez même pas envie. Vous cessez d’écouter les chansons à la radio et vous n’avez plus qu’une seule envie : dormir. Vous comprenez ce que je veux vous dire ? Mais le sommeil, ça ne dure pas éternellement, et quand vous vous réveillez c’est déjà demain. Le frigo est vide et il faut se demander à qui on n’a pas encore emprunté de l’argent et la pièce sent le renfermé et on se lève juste à temps pour voir un lever de soleil absolument splendide. Alors on s’aperçoit que ce n’était pas la fin du monde après tout, que c’est seulement une autre journée qui commence.

« Vous savez, quand on m’a amenée ici, il y avait une partie de moi-même qui était si heureuse. Comme la première fois que j’ai été à l’école, ou peut-être que j’étais terrorisée ce jour-là, je ne me souviens plus. Enfin. J’étais heureuse parce que je me suis dit : voilà, j’ai atteint le fond. Enfin ! La fin du monde, quoi, vous voyez ? Et puis pas plus tard que le lendemain, je me suis retrouvée sur la véranda, et tout y était, le coucher de soleil superbe, Brooklyn immense et plein de mystère, et puis l’East River. Et puis ça m’a fait comme si je me voyais à travers les yeux de quelqu’un d’autre, comme quand on est assis en face de quelqu’un dans le métro et qu’il ne sait pas qu’on l’observe, je me voyais comme ça. Et je me suis dit : Pauvre idiote ! Ça fait pas vingt-quatre heures que tu es là et t’es en train d’admirer un foutu coucher de soleil.

« Évidemment c’est également vrai, ce qu’on disait tout à l’heure au sujet des gens. Les gens sont dégueulasses. Ici tout autant qu’au dehors. Les têtes qu’ils se paient ! Et la façon qu’ils ont de faire main basse sur les choses. C’est comme, je ne sais pas si vous avez jamais eu des enfants, mais c’est comme manger avec des enfants à la même table. Au début on trouve ça marrant. C’est comme regarder une souris qui grignote – miap, miap, miap. Mais ensuite vient un autre repas. Et puis encore un autre, et si on ne les voit pas en dehors des heures de repas, on a l’impression qu’il n’y a rien d’autre chez eux qu’un appétit insatiable. Eh bien, c’est ce que je trouve de plus effrayant, quand on regarde quelqu’un et que tout ce qu’on voit c’est un visage affamé. Qui vous regarde.

« Vous n’avez jamais cette impression ? Quand on ressent quelque chose très fort, on pense toujours que chez les autres c’est pareil, mais vous voulez que je vous dise ? J’ai trente-huit ans, demain j’en aurai trente-neuf, et j’en suis encore à me demander si c’est le cas. S’il arrive jamais que les gens ressentent la même chose.

« Oh ! le plus drôle, il faut que je vous le raconte. Ce matin j’étais aux cabinets quand Mlle machin, celle qui est gentille, est entrée d’un air très décontracté, comme si c’était mon bureau ou quoi, et elle me demande si je veux un gâteau d’anniversaire au chocolat ou un gâteau d’anniversaire blanc ! Pour mon anniversaire ! Un gâteau au chocolat ou un gâteau blanc ? Parce que vous comprenez, ils devaient le commander aujourd’hui. Dieu, que j’ai ri. Je croyais que j’allais tomber du siège tellement je rigolais. Un gâteau d’anniversaire au chocolat ou un gâteau d’anniversaire blanc ? Qu’est-ce que vous préférez, Lottie ?

« Au chocolat, je lui ai dit, et j’ai pris la chose très au sérieux vous pouvez me croire. Il fallait qu’il soit au chocolat. Ça, j’ai été très ferme là-dessus. »


43. Mme Hanson, dans la chambre n° 7. – « Ça fait des années que j’y pense. Je n’en parle pas parce que je ne trouve pas que ça soit quelque chose qui puisse se discuter. Une fois. Une fois j’ai rencontré une dame à Central Park, il y a longtemps de ça. On en a parlé mais je pense que ni l’une ni l’autre… Pas à l’époque. Quand on commence à y penser sérieusement, on ne tient pas à en parler.

« Ici c’est différent. Ça ne me dérange pas de vous en parler. C’est votre boulot, il faut que vous le fassiez. Mais avec ma famille, voyez-vous, c’est une autre affaire. Ils essaieraient de m’en dissuader, mais seulement parce qu’ils se croiraient obligés de le faire. Et je comprends ça. J’ai eu la même réaction. Je me souviens quand j’ai rendu visite à mon père à l’hôpital – je vous parle de ça, ça devait être en 20 ou en 21 – qu’est-ce que j’ai pu lui parler ! Dieu, un vrai moulin à paroles ! Mais pour ce qui était de le regarder dans les yeux – jamais de la vie ! J’arrêtais pas de lui montrer des photos, comme si… Mais même à l’époque je savais ce qu’il devait être en train de penser. Ce que je ne savais pas, c’est que tout ça peut sembler si possible.

« Mais j’imagine que vous allez me demander de meilleures raisons que ça pour les formulaires que vous devez remplir. Eh bien, vous n’avez qu’à mettre cancer. Vous devez avoir une copie de mon rapport médical. On m’a opérée une seule fois, pour une appendicite et ça a suffi. Les médecins m’ont expliqué à quoi je devais m’attendre. Ils m’ont dit que j’avais plus d’une chance sur deux de m’en tirer, et je les crois. Ce n’est pas le risque qui me fait peur. Ça serait idiot, vous ne trouvez pas ?

« Ce dont j’ai peur, c’est de devenir une espèce de vieux légume. Il y en a tellement là où je vis en ce moment. Il y en a qui sont complètement… Parfois je les observe pendant des heures. Je sais que je ne devrais pas, mais je ne peux pas m’en empêcher.

« Et eux ne s’en rendent pas compte. Ils ne voient rien. Il y en a un à qui c’est arrivé comme ça, pratiquement sous mes yeux. Il passait toutes ses journées au dehors, indépendant n’est pas le mot exact, et puis d’un seul coup, il a eu une attaque. Et maintenant il ne peut plus se contrôler. Ils le sortent sur la terrasse pendant qu’on est tous là à prendre l’air, et tout à coup on l’entend faire pipi dans son urinal en fer-blanc. Ah ! il y a de quoi rire.

« Et puis tout à coup on se dit, ça pourrait être moi. Je ne veux pas dire que le fait de pisser est important. Mais le changement sur le plan intellectuel ! Ce vieux pisseur était un type tellement éveillé, tellement leste, pétant de vie. Mais maintenant ! Ça ne me fait rien de mouiller mon lit. Ce que je ne veux pas, c’est devenir gaga.

« Le personnel est toujours en train de se moquer de celui-ci et de celui-là. Ce n’est pas vraiment par méchanceté. Il y a des fois où je ne peux pas m’empêcher de rire moi-même de ce qu’ils disent. Et puis ensuite je réfléchis. Après mon opération ça pourrait être de moi qu’ils rigoleraient comme ça. Et alors il serait trop tard. On le lit dans leurs yeux parfois. Le fait qu’ils ont laissé passer leur chance, et qu’ils le savent.

« Arrivé à un certain stade, on se demande pourquoi. Pourquoi continuer ? À quoi bon ? Pour quelle raison ? Ça doit être quand on cesse de prendre plaisir aux choses. Aux choses quotidiennes. Ce n’est pas comme s’il y avait des masses de choses auxquelles on puisse prendre plaisir. Pas là-bas. La nourriture ? Manger est devenu une corvée pour moi, comme de mettre mes chaussures. Je le fais. C’est tout. Ou les gens ? Eh bien, je leur parle, ils me parlent, mais qui écoute ce qu’on dit ? Vous – vous écoutez, vous ? Hein ? Et quand vous parlez, qui vous écoute ? Et combien sont-ils payés pour écouter ?

« Qu’est-ce que je disais déjà ? Ah ! oui, l’amitié. J’ai exprimé mes vues sur ce sujet. Qu’est-ce qui reste ? Qu’est-ce qui reste ? La télé. Je regardais beaucoup la télé avant. Peut-être que si j’avais de nouveau mon propre poste, et une chambre à moi toute seule, peut-être que je pourrais progressivement oublier tout le reste. Mais dans la salle commune du Terminus – c’est comme ça qu’on l’appelle, – avec les autres qui éternuent et papotent et Dieu sait quoi encore, je n’arrive pas à m’intéresser à ce qui se passe à l’écran. Je n’arrive pas à entrer dedans.

« Et voilà. C’est ma vie, et je vous demande un peu, à quoi elle rime, ma vie ? Ah ! j’ai oublié de mentionner les bains. Deux fois par semaine je passe un quart d’heure dans un bain chaud et j’adore ça. Et je prends aussi plaisir à dormir. Je dors environ quatre heures par nuit. Ce n’est pas assez.

« Ça tient debout, ce que j’ai dit, non ? On ne peut pas dire que j’ai radoté. Avant de venir j’ai préparé une liste des choses que je voulais vous dire, et maintenant je les ai dites. Chacune des raisons que j’ai données est valable, sans exception. J’ai vérifié dans votre petit livret. Je n’en ai pas oublié, j’espère.

« Ah ! oui, La famille. Bon. Eh bien je n’ai plus de membres de ma famille qui comptent. À partir d’un certain âge c’est inévitable, et j’ai atteint cet âge-là, je suppose. Ça a mis le temps, mais j’y suis.

« Comme je vois les choses, vous devez transmettre ma demande avec un avis favorable. Si vous ne le faites pas, je ferai appel. Comme j’en ai le droit. Et au bout du compte j’aurai gain de cause. Je suis futée, vous savez. Quand il le faut. Tous les membres de ma famille étaient futés, ils avaient tous des notes de test élevées. Je n’ai pas fait grand-chose de mon intelligence, je veux bien l’admettre, mais ça je le ferai. J’obtiendrai ce que je demande et ce que vous ne pouvez pas me refuser. Et très sincèrement, Mlle Latham, je le veux de toutes mes forces. Je veux mourir. Je veux mourir comme d’autres veulent faire l’amour, avec la même force. J’en rêve la nuit. Et j’y pense. Et c’est ça que je veux. »


FIN
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