6
Un claquement sec m’arrache à mon carnet. Surgie du néant, la fumée tant attendue apparaît dans le frêne, s’enroule autour des frondaisons dégarnies, glisse le long du tronc pour finalement virevolter autour de moi comme un animal excité. Erglug laisse échapper un grognement inquiet. Ses yeux sont écarquillés. Je ne sais pas si c’est de peur ou simplement de surprise, mais je me fends d’un sourire cruel.
— Visiblement, je dis, le sort a trouvé quelque chose et semble impatient de nous le montrer. Tu es prêt, vieux troll poilu ?
J’ai alors la deuxième joie de ce début de journée : Erglug me laisse partir en tête, sans faire un seul commentaire !
La traversée est nettement moins impressionnante de jour, mais des formes sombres glissent sous la barque et, tout en soufflant dans mes doigts pour les désengourdir, je me félicite de ne pas avoir eu à plonger là-dedans.
Une fois quitté l’île, nous empruntons une route goudronnée qui traverse le bois en direction du fort de Vincennes.
Où est-ce que nous allons et combien de temps va durer la traque ? Je l’ignore et je m’abstiens de tout pronostic. La fumée s’étire devant sur plusieurs mètres comme un long ruban, à l’épaisseur et à la couleur changeante. Opaque, elle rase le sol en mille circonvolutions ou bien ondule paisiblement dans les airs, à la façon d’un serpent.
Je suis content d’avoir un troll avec moi. Pas seulement à cause des mauvaises rencontres éventuelles (c’est franchement rassurant d’avoir à ses côtés quelqu’un comme Erglug) mais – paradoxalement ! – pour la discrétion. Grâce aux effluves mystiques de mon compagnon de quête, nous cheminons incognito, sans attirer l’attention des rares promeneurs.
Une question cruciale me taraude, tandis que nous suivons notre guide vaporeux : est-ce que je serai à la hauteur de Siyah ? Si ce magicien est aussi fort que le prétend Erglug, je risque d’être proprement (salement ?) désintégré. Il serait beaucoup plus raisonnable d’avertir l’Association. Beaucoup moins glorieux, aussi. Pour tout avouer, je l’aurais fait si je n’avais pas le sentiment d’être allé trop loin. C’est aux entrepôts, en découvrant le casque brisé d’Ombe qu’il aurait fallu normaliser mon téléphone et la situation. Composer le numéro d’urgence et attendre les consignes. Maintenant c’est trop tard. Je me suis mis dans une situation embarrassante et je dois m’en sortir tout seul, comme un grand et sans pleurnicher.
Je secoue la tête pour effacer l’angoisse montante, comme ces ardoises magiques qui redeviennent vierges quand on les agite.
Erglug persiste à se tenir inhabituellement coi. Je repars donc à nouveau dans mes pensées, d’autres pensées qui m’entraînent d’Arglaë à Ombe, d’Ombe à l’Association, de l’Association à Alamanyar…
« Vous devinerez jamais, les gars ! Je suis en ce moment avec un troll de deux mètres de haut, en train de suivre un sort qui a pris l’apparence d’un ruban de fumée, prêt à en découdre avec un puissant magicien ! » Jamais je ne pourrai dire ça à Romu et Jean-Lu. Même si c’est la vérité. C’est très souvent, hélas, la vérité qui nous éloigne des autres. Parce qu’ils ne veulent pas, ou ne sont pas prêts à l’entendre. Du coup, on hésite à la leur dire ! Et puis on se referme sur soi et, en repoussant les gens, on devient l’artisan de sa propre solitude.
« Eh, Ombe, tu devineras jamais ! J’ai passé la nuit avec une trolle ! Enfin, on a parlé et elle s’est endormie sur mon épaule. Je n’ai pas failli, doulce princesse, tu es toujours la reine de mes pensées. » C’est nul. Tu ne diras jamais ça non plus à Ombe. Est-ce que c’est toujours vrai, d’ailleurs ?
« Rose, Walter, il faut que je vous dise : je n’ai pas tout à fait respecté le protocole. Je me suis lancé au secours d’un Agent alors que j’étais suspendu. Je n’ai pas trouvé l’Agent en question mais je suis tombé sur un troll que j’ai décidé d’aider. En ce moment même, je suis en route pour affronter un dangereux magicien et je ne sais pas si je vais m’en sortir vivant. »
Là, par contre, ça sonne juste. Ce qui prouve, eh bien, ce qui prouve que je ne peux pas mentir à Rose et que j’ai besoin de dire la vérité à Walter. Pourquoi ? Peut-être parce que je considère Rose et Walter comme des… parents ? chefs ? adultes ?
« Papa, maman, il faut que je vous parle. Voilà : comme vous n’êtes jamais là, j’ai promu à votre place une vieille secrétaire pète-sec, un petit gros transpirant et même un troll vorace et verbeux, auxquels je donne le droit (et de multiples occasions) de me harceler. »
Houlà, ça devient chaud. Voilà que je psychanalote, comme dirait Jean-Lu. Heureusement, Erglug m’empêche d’aller plus loin dans mes conclusions en mettant une de ses grosses mains sur mon épaule.
Devant nous, la fumée est devenue folle. Elle se convulse, fonce vers le ciel, fond vers le sol, trépigne, dessine les arabesques d’une véritable danse de Saint-Guy (pour les futurs étudiants en médecine, aussi appelée chorée aiguë, de Sydenham ou rhumatismale, fin de la parenthèse), une transe version fumée.
— Sais-tu ce qui se passe, jeune et docte mage ? me demande Erglug que je sens inquiet.
La magie n’est décidément pas son terrain favori.
— Pas la moindre idée, je réponds en fronçant les sourcils (pour renforcer mon côté docte). Le sort semble détraqué.
Reste à savoir pourquoi. Ce qui n’est pas facile puisque, comme la plupart de mes sorts, c’est la première fois que je l’utilise. Je l’ai déjà dit, ça ne fait pas longtemps que je pratique sur le terrain. Je n’ai que seize ans ! On ne peut pas être et avoir été (je n’ai jamais rien compris à cette formule mais elle en jette).
— Toi au moins, reprend Erglug, tu es rassurant. Il va nous exploser à la figure ?
— Non (ça j’en suis sûr). Au pire, on va le perdre. Soit parce qu’il va se désintégrer, soit parce qu’il va s’émanciper. Échapper à tout contrôle, quoi.
— Et au meilleur ?
— Il va se remettre à fonctionner tout seul. Ça ne dépend pas de moi.
— Bien que peu optimiste, ton analyse de la situation a le mérite de la franchise. « La franchise est à la portée de tout le monde, mais peu de gens tendent la main vers elle. » Ainsi dit Jules Renard qui, par l’odeur alléché, tint à peu près ce langage – pour caser La Fontaine !
Erglug discourt de nouveau. C’est plutôt bon signe. Mais je l’écoute à peine.
Mon attention est tournée vers un homme qui se dirige vers nous à grands pas.
Grand et maigre, cinquante ou soixante ans (je ne suis pas très fort pour l’âge des gens), longs cheveux sombres tirés en arrière, moustaches et barbiche. Autant dire un physique inhabituel. Quant à son accoutrement…, une chemise de soie noire, un pantalon à pinces, un pardessus noir également et des chaussures vernies !
Son regard passe d’Erglug à mon sortilège en train de danser. C’est un regard étonné, de ces étonnements à la limite de la colère.
Je comprends alors ce qui ne va pas. Cet homme parvient à voir Erglug ! Il semble immunisé contre la magie répulsive des trolls !
— Tu ne dis rien, jeune mage pensif, me lance mon gigantesque ami. Il se passe quelque chose ?
Je lui fais signe de se taire. L’homme est tout proche maintenant. Les pigeons s’écartent paresseusement de son chemin, avec la démarche ridicule des oiseaux obèses.
Puis il s’arrête net, comme s’il s’apercevait seulement de ma présence.
Ses yeux s’écarquillent sous l’effet d’une profonde stupeur. Tout à mon propre étonnement, je ne réagis pas quand il psalmodie les mots d’une formule complexe.
L’air se trouble et le sol vacille. En même temps, un bourdonnement insoutenable emplit l’air.
Je crie.
Le troll aussi.
Même si je ne comprends pas ce qui se passe, le fait qu’Erglug ressente la même chose me rassure.
Quand l’environnement se stabilise de nouveau, la route goudronnée a disparu pour laisser la place à un chemin boueux. La forêt, elle, s’est considérablement épaissie.
Quant à l’homme en noir, il s’est volatilisé avec le sort. Tous les deux partis en fumée.
— Ah ! gémit Erglug. Je ressemblois proprement à une personne estonnée ou abestie, qui a perdu le sens et l’entendement, ne se souvenant plus qui il estoit !
— La nasture n’estoit point cholere, ny prompt à se courroucer, mais depuis qu’une fois il l’estoit, on avoit beaucoup affaire à la rappaiser ! je respons en faysant manière de me débouchoyer les esgourdes.
— Ah, jeune sorcelier esbaudissant, ne chommois pas ton entendement et ne laissois à tenter et essayer expedient quelconque pour tascher à faire quelque chose !
— Mais que nous prit tout soudain ceste resverie et desvoyement d’entendement ? je demandois à Erglug qui sembloit aussi estonnifié que moy de parlementer d’auçy estrange manière.
Et estoit alors que je remarquois que messire troll estoit vestu d’une rustilante armure de chevalier. Et moy (je le vist dans le reflect que me renvoya la diste armure et en eust l’entendement au rire point charistable dudit chevalier) d’une vêture de bouffon, façonnée de moult couleurs et fort grelottante.
— Pasmoison ? Alienation d’entendement ? respond Erglug en hissant hault les espaules, dès qu’il finit de se gaussayer de moy.
— Tu te pris à plorer de joye, je dis rempli de vexaille. Et estoit fort damnable et meschant !
C’est alors que le troll me décoche une baffe à me décrocher la mâchoire. J’en perds mon bonnet à clochettes et m’effondre sur le sol.
— Eh ! ça va pas, non ? Tu es complètement cinglé, ma parole !
Sans prendre le temps de réfléchir, je me relève et fonce tête la première contre son bas-ventre. Il accuse le coup en grognant et lève la main pour m’empêcher de remettre ça.
— Stop ! Ça suffira.
— Ça suffira, ça suffira ! Qu’est-ce qui t’a pris de…, je dis, hargneux, avant de me rendre compte qu’on reparle à peu près normalement. Eh ! bien joué !
— Généralement, un troll règle ses problèmes avec des baffes, m’explique Erglug, content de lui. Une fois de plus, la tradition vient de prouver sa supériorité sur l’innovation dont tu te révèles le chantre malheureux.
S’il avait dit chantre mou, je crois que ça m’aurait ulcéré.
Je ramasse machinalement le bonnet en observant notre nouvel environnement qui, lui aussi, mériterait une bonne paire de baffes.
La route goudronnée s’est transformée en chemin de terre boueux creusé d’ornières profondes. Le bois clairsemé en forêt touffue, les arbres malingres en géants noueux aux branches torturées, couvertes de mousse. Des bruissements inquiétants et des halètements se font entendre sur les côtés de la route.
Je me rapproche instinctivement d’Erglug.
— Tu as une explication ? en profite pour me demander le troll.
Les explications, ça ne vient pas comme ça. Il faut réfléchir un minimum. Et là j’ai le cerveau liquide.
— Un sortilège, je réponds malgré tout, autant pour satisfaire Erglug que pour me rassurer.
Comprendre, c’est maîtriser les événements. Et donc offrir moins de prise à la peur.
— Un sortilège drôlement puissant, je précise. À côté du type qui a fait ça, je suis un nourrisson.
— Un type ? Quel type ?
— Le type qui marchait vers nous il y a pas deux minutes, juste avant qu’on soit changés en Don Quichotte et Sancho Pança. Tu ne l’as pas vu ?
Le troll bardé de métal secoue la tête. Blang-blang.
— Il ressemblait à quoi, ton type ?
— La soixantaine, genre grand échalas, barbiche et moustache de mousquetaire, tout en noir…
— Siyah ! s’exclame-t-il en tapant dans ses mains, provoquant à nouveau un grand bruit de casseroles.
— Tu es sûr ?
— Ta description y ressemble, en tout cas. Mais pourquoi Siyah ? Pourquoi venait-il vers nous ?
— Je pense, je dis en relançant ma mécanique cérébrale, que ton magicien a intercepté mon sort de localisation et l’a suivi, peut-être pour voir qui s’intéresse à lui. Lorsqu’il est tombé nez à nez sur nous, il a créé un sortilège de confusion et en a profité pour nous déplacer sur un autre plan. Ou sur le même plan mais ailleurs. Ou encore – et c’est l’explication la plus vraisemblable, à en croire nos tenues et notre façon de parler de tout à l’heure – à une autre époque.
— Un saut dans le temps ?
— Je n’ai pas assez d’éléments en main pour être sûr de quoi que ce soit.
— Donc ?
— On marche jusqu’à ce qu’on rencontre quelqu’un ou quelque chose qui puisse nous aider à sortir de ce cauchemar.
Joignant l’action à la parole, je m’avance sur le chemin de terre qui s’enfonce dans les arbres.
— « L’optimisme est une forme de courage qui donne confiance aux autres et mène au succès », soupire Erglug en m’emboîtant le pas. Puisses-tu avoir raison Baden Powell, ô éminent éclaireur, toi qui remplis jadis les forêts de campeurs succulents.