12
Il n’y a pas long de l’Île-aux-Oiseaux jusqu’à Paris. Cinq minutes de barque, trente de marche sur des chemins balisés jusqu’à la gare du RER, douze de train, enfin, pour arriver au centre de la capitale. Pas de quoi fouetter un troll.
Et pourtant.
J’aurais pu prendre une fusée pour aller sur la lune un avion en direction de la jungle amazonienne ou un bateau vers l’antarctique, je n’aurais pas été plus dépaysé.
Pendant un long moment, j’ai regardé les humains autour de moi comme s’ils étaient des extraterrestres. Je les ai trouvés ridiculement petits et fragiles dans leurs vêtements d’hiver. Exagérément affairés. Graves et tristes.
Puis ma grille de lecture du monde s’est ajustée, elle est repassée sur le mode normal et tout est redevenu comme avant. Avant ma rencontre avec Erglug.
C’est faux.
Rien ne sera plus jamais pareil.
Car je fais désormais partie du clan de l’Île-aux-Oiseaux, à titre honorifique, certes, mais quand même. J’ai hérité d’un seul coup et de façon massive de la famille que je n’ai jamais eue. Une grande et encombrante famille, mais une famille au poil.
Le touriste japonais, dans la rame, fait un bond de côté quand je commence à grogner et à montrer les dents.
Du calme, Jasper. Couché. Là, bon troll.
La rue du Horla, où se trouve le siège de l’Association, est à quelques pâtés de maisons de l’arrêt de bus. Tant mieux, j’ai besoin de marcher. Le métro m’aurait conduit plus près, mais je n’ai pas eu le cœur, en quittant le RER, de rester sous terre.
J’ai vécu ces derniers jours dans le présent, confronté à des problèmes urgents puis à des moments heureux. Le temps avec moi-même, je l’ai passé à attendre Arglaë, à l’espérer. Elle n’est pas venue. Je lui ai écrit une pauvre lettre qui va définitivement me griller.
La marche délie mes pensées, qui se bousculent et se jettent les unes sur les autres dans une gigantesque foire d’empoigne. Les événements récents commencent à affluer.
Ils reviennent en masse et me submergent :
— le concert au ring et ce succès inattendu dont je n’ai même pas profité ;
— le coup de fil à Ombe et son agression ;
— le sortilège de filature ;
— Erglug dans l’ombre des entrepôts ;
— le bois de Vincennes et la nuit avec Arglaë ;
— la magie au pied de l’arbre ;
— le face-à-face avec Siyah et sa transformation en maître du château ;
— les épreuves virtuelles ;
— mes runes-fourmis à l’assaut de la forteresse ;
— l’affrontement avec Erglug et le duel avec le magicien noir ;
— la fête dans l’Île-aux-Oiseaux…
Qui a dit que les ados s’ennuyaient à regarder passer leur vie avec des « bof » et des « on fait quoi » ?
C’est pourtant ce que j’aurais dû faire, m’embêter chez moi au lieu de courir les routes ! Car je suis officiellement suspendu de toute activité par l’Association et c’est ça surtout, que je redoute en traînant les pieds sur le trottoir.
Ça va barder, c’est évident.
Il paraît qu’être adulte, chez les humains, c’est assumer ses choix et ses actes. Je ne sais pas pourquoi mais j’ai là tout de suite, une furieuse envie d’être troll.
Il y a autre chose qui me tourmente, tandis que mes pas me rapprochent dangereusement de la rue du Horla. Ce n’est pas Arglaë (je suis obsédé, d’accord, mais il ne faut pas exagérer). C’est la magie.
Bon sang, il y a moins d’une semaine, j’affrontais un démon et je m’en sortais sans une égratignure ! Et puis un vampire, lui aussi vaincu grâce à mes sortilèges.
Il y a deux jours, c’était le tour d’un puissant magicien.
Sans compter mon combat contre Erglug. Terrasser un troll, c’est pas rien ! Ça m’a valu le respect immédiat des meilleurs lutteurs de son… de mon clan.
Où est-ce que je veux en venir ?
Je ne suis qu’un jeune mage inexpérimenté et je viens à bout d’Anormaux ou de Paranormaux théoriquement beaucoup plus forts que moi.
Mes pouvoirs grandissent et je ne sais pas pourquoi. J’aurais aimé pouvoir en parler à quelqu’un. Mais je ne vois pas qui !
Quelqu’un de l’Association ? Rose ou Walter, le Sphinx ? Non. Pour eux je suis un gamin, agaçant et incontrôlable. Ils ne me prennent jamais au sérieux. Pire : ils n’essayent jamais de me comprendre. Un expert alors ? Quelques experts sont venus donner des cours sur la magie dans le cadre de notre formation. Sans me vanter, j’étais au moins aussi fort qu’eux… Et puis, quand on considère que le séminaire sur les trolls a été assuré par un spécialiste qui ne connaissait pas grand-chose aux trolls, on est en droit de se poser des questions sur les as de la magie employés par l’Association !
De fil en aiguille, j’en viens à repenser à mes combats et je me dis que la magie ne suffit pas à tout expliquer. J’ai aussi eu de la chance.
Beaucoup de chance.
Le démon aurait pu me dévorer sans problème, s’il n’avait pas été si nonchalant et sûr de lui. Le vampire aussi, qui a préféré me dérouiller plutôt que me liquider sans attendre. J’ai à chaque fois mis à profit le temps qu’ils m’ont bêtement laissé pour trouver une solution.
Pareil pour le magicien noir : sa morgue et sa haine l’ont aveuglé et…
Stop. Non, pas le magicien noir.
Lui n’a pas pris de risque. Il m’a immobilisé. Il était à deux doigts de m’arracher le cœur et j’étais totalement impuissant.
Ce n’est pas moi qui l’ai vaincu, c’est lui qui a battu en retraite.
Brusquement.
Sans raison.
Comment est-ce que j’ai pu oublier ce détail en consignant cet épisode dans mon Livre des Ombres, hier, entre le cinquième et le sixième repas de la journée ?
C’est très bizarre. Plus que ça, même. Très inquiétant.
Sans oublier qu’il a réussi à s’enfuir. Et qu’il a de bonnes raisons de m’en vouloir personnellement : j’ai déchiré l’étoffe fragile du monde qu’il avait patiemment inventé et je lui ai crevé un œil. On déteste les gens pour moins que ça !
Oui, j’aimerais vraiment connaître quelqu’un capable de me dire quoi faire, comment me protéger, me préparer pour la prochaine et inévitable rencontre avec le magicien noir.
Les chiffres métalliques du 13 de la rue du Horla penchent un peu. Je ne m’en étais pas aperçu avant aujourd’hui. Peut-être parce que je n’ai jamais autant hésité à pousser la porte à la peinture écaillée.
Je contemple le terrain vague à côté duquel l’immeuble qui abrite les locaux de l’Association dresse sa façade défraîchie. Le grand panneau, presque illisible maintenant, qui annonce la construction prochaine d’une résidence, m’hypnotise comme le ferait l’écran d’une télévision. Je cligne des yeux.
Courage, Jasper.
L’entrée n’est pas fermée et une odeur tenace d’urine me prend à la gorge. Pas de doute, je suis dans le bon immeuble. Une lueur pâlotte prend possession des escaliers lorsque j’appuie sur un interrupteur qui a dû connaître l’époque de René Coty.
Premier étage, celui de l’Amicale des joueuses de bingo.
Deuxième étage, celui de l’Association.
Troisième étage, celui du Club philatéliste. Je n’y suis jamais monté.
Toc toc. Le contact de mes doigts avec le puissant sortilège qui protège la porte de l’Association déclenche dans mon bras une série de frissons inhabituels. L’appréhension, sans doute. Je me dis que celui qui a apposé ce sort complexe pourrait certainement être un interlocuteur de poids. Est-ce que mademoiselle Rose serait d’accord pour me le présenter ?
Le déclic d’ouverture me ramène à la dure instantanéité. Je prends une grande inspiration et j’entre.
En face, tout proche d’un tableau dans le couloir représentant la Gorgone, le secrétariat. À l’intérieur du secrétariat, chignon, lunettes rondes et cheveux gris, mademoiselle Rose. Qui pivote instantanément dans ma direction et me fixe avec l’air sévère réservé aux indésirables.
— Bonjour Rose, je lance bravement en pénétrant dans le bureau.
— Jasper ? Qu’est-ce que tu fais là ? Je sais que les mathématiques ne sont pas ton point fort, mais il reste neuf jours avant ta réintégration !
J’essaye de soutenir l’intense regard qui me dévisage et je finis par baisser les yeux. Comme d’habitude.
— Je… J’ai…
Mademoiselle Rose hausse un sourcil.
— J’ai désobéi, je dis dans un murmure à peine audible.
Quelque part, une porte claque. Le pas lourd de Walter résonne dans le couloir. Il ne manquait plus que ça !
— C’est la voix de Jasper que j’entends ? tonne le directeur avant de faire irruption dans le secrétariat. Eh bien, tu devrais être chez toi, en train de faire tes devoirs !
— Justement, je réponds en levant les yeux sur le petit homme bedonnant serré dans une affreuse chemise vert terre (original). Je faisais mon devoir… mais pas chez moi.
Le visage de Walter devient écarlate, tandis que mademoiselle Rose hausse le second sourcil.
— C’est une longue histoire, je commence.
— Essaye de résumer, dit Walter en essuyant avec un vieux mouchoir constellé de taches suspectes la sueur perlant sur son crâne.
— D’abord, je voudrais savoir : vous avez des nouvelles d’Ombe ?
— Nous l’avons vue hier, me rassure mademoiselle Rose, qui sent dans ma voix que c’est important.
Un poids invisible quitte mes épaules. Ombe est passée rue du Horla. Elle a survécu aux loups-garous des entrepôts. Elle va bien…
— Alors, cette histoire ? s’impatiente Walter.
— Voilà, je reprends. J’étais tranquillement en train de faire de la musique avec des copains dans un bar. Je vous ai parlé de mon groupe, Alamanyar ?
— Une autre fois, Jasper, me coupe mademoiselle Rose.
— Oui, une autre fois. Où j’en étais ? Ah, je reçois donc un coup de téléphone d’Ombe. Enfin, c’est-à-dire que c’est plutôt moi qui l’appelle.
— Au mépris de toutes les consignes. Bref !
— Oui, bref. À l’autre bout du fil, j’entends les bruits d’une bagarre et puis plus rien. L’angoisse absolue. Qu’est-ce que vous auriez fait à ma place ?
— Nous aurions appelé l’Association, j’imagine, répond Walter en grinçant des dents.
— L’Association. Bien sûr ! Évidemment… C’est pas que je n’y ai pas pensé, mais je me suis immédiatement senti tenu par l’article 8 : « L’aide à un Agent en danger prime sur la mission. »
— Parce que tu étais en mission ? me demande mademoiselle Rose avec une pointe d’ironie.
— D’une certaine façon, oui. « Vivre est en soi une mission, celle de se tenir droit dans ses bottes. »
Walter et mademoiselle Rose échangent un regard que je n’arrive pas à déchiffrer.
— Qu’est-ce que Gaston Saint-Langers vient faire là-dedans ?
— Euh rien, je bafouille. En fait, c’est vrai, j’étais plutôt dans l’absence de mission. Mais j’ai pensé que ma mise à pied était automatiquement levée en cas d’urgence !
— Ensuite ? soupire Walter.
— J’ai élaboré un sort de localisation à partir de nos téléphones portables. Ce sort m’a conduit jusqu’à des entrepôts, au bord de la Seine, après le périphérique.
— C’était un sort de localisation ou de transfert ? Je ne comprends rien, sois précis !
— J’ai localisé Ombe grâce à un sort et j’ai remonté sa piste en scooter, je reprends patiemment pour Walter. Avec MON scooter, je m’empresse de préciser en voyant le visage de mademoiselle Rose s’assombrir. Je m’en suis acheté un depuis la dernière fois. Mais arrivé sur place, plus d’Ombe. Juste les traces d’une grosse bagarre.
— Donc, après avoir constaté ce qui s’est passé, tu es rentré chez toi.
— Euh non, Rose. Parce que les entrepôts n’étaient pas vides.
Mes interlocuteurs retiennent leur souffle.
— Un démon ?
— Un démon ? Pourquoi un démon ? Je ne rencontre pas des démons tous les jours, quand même !
— Tant mieux, tant mieux ! dit Walter apparemment soulagé. Alors, qu’est-ce que tu as vu ?
— Un troll.
Cette fois, ils sursautent tous les deux.
— Un troll qui a essayé de tuer Ombe, je précise. Mais il n’a pas réussi. C’était lui, les traces de bagarre. Il m’a dit qu’Ombe était repartie saine et sauve avec un loup-garou, juste avant que j’arrive. C’est pour ça que je m’inquiétais et que je vous ai demandé si…
— Un troll, répète Walter en me coupant et en tirant sur sa cravate mauve à rayures jaune fluo. Décidément, les trolls sont à la mode en ce moment.
— Ce n’est pas après moi qu’il en avait mais après Ombe, je répète, sans comprendre la remarque de Walter. Enfin, lui il n’en veut à personne. Un magicien a pratiqué sur ce troll un sort de soumission. Et c’est ce magicien qui, par son intermédiaire, a essayé de tuer Ombe. Ne me demandez pas pourquoi, je n’en sais rien.
— C’est à ce moment-là que tu as compris que la mission de sauvetage n’avait plus de raison d’être et que tu es rentré chez toi, dit Walter avec espoir.
— Non. C’est à ce moment-là que je me suis dit que la véritable mission commençait, je réponds en sachant très bien que je ne pourrai plus faire marche arrière.
Walter cherche un siège et s’y laisse tomber. Mademoiselle Rose branche l’enregistreur qu’elle utilise avec moi, soi-disant parce que mes rapports sont trop longs pour être pris en notes.
Il y a un silence que j’interprète comme une invitation à continuer.
— Quand j’ai compris qu’Erglug – c’est le nom du troll – continuerait à pourchasser Ombe, j’ai conclu un accord avec lui : il acceptait de la laisser tranquille le temps que je retrouve le magicien et que je neutralise le sort de soumission.
— Un accord, gémit Walter en s’épongeant cette fois le front. Avec un troll !
Certains moments de la vie ressemblent à ceux qu’on passe sur le fauteuil d’un dentiste. J’ouvre grand la bouche, je serre fort les accoudoirs de mon siège et je continue, avec emphase d’abord, puis, devant le regard clairement désapprobateur de mademoiselle Rose, avec davantage de concision :
— Montant sans frémir dans le chariot du destin, je… j’ai accompagné le troll sur l’Île-aux-Oiseaux, où il m’a présenté à son clan. J’ai ensuite lancé un autre sort de localisation et on est partis à la recherche de Siyah, c’est le nom du magicien mais, moi, je préfère l’appeler le magicien noir, parce qu’il est malfaisant et qu’il s’habille en noir. On n’a pas eu à courir très loin parce que le magicien noir, attiré par mon sort, est venu à notre rencontre. On s’est aussitôt retrouvés, Erglug et moi, dans une réalité alternative complexe imaginée par Siyah. Une sorte de Moyen Âge revisité dans lequel son avatar était tout-puissant. Vous me suivez ? J’ai dû fabriquer un ingénieux contre-sort qui nous a renvoyés dans le bois de Vincennes. Là, j’ai affronté le magicien noir et je l’ai mis en déroute, après avoir libéré Erglug de sa soumission. Les trolls du clan d’Erglug ont absolument tenu à me garder avec eux pour fêter ça, et c’est pour cette raison que je viens faire mon rapport aussi tard.
Je reprends ma respiration pendant que Walter et mademoiselle Rose se regardent sans rien dire.
— Tu nous dis la vérité, hein, Jasper ? me demande Walter en retrouvant sa voix chaude et paternelle, celle que j’aime et qui me met en confiance. Ce n’est pas une histoire sortie de ton imagination foisonnante ? Une histoire que tu aurais entendue de la bouche d’une… d’un camarade, sur laquelle tu aurais brodé ?
— Eh bien, je sais que ça peut paraître hallucinant, raconté de cette manière, mais c’est la vérité. Je le jure !
— On te croit, Jasper, dit mademoiselle Rose en se radoucissant. Bien. Il reste beaucoup de points à éclaircir, de détails à donner. On va en avoir pour un moment. Tu veux un chocolat chaud ?
Je fais oui de la tête et demande aussi un grand verre d’eau. J’ai la gorge sèche d’avoir parlé. Finalement. Je vais peut-être couper à l’engueulade. Et même recevoir des félicitations !
— Jasper, dit encore Walter en se levant. Je te laisse entre les mains de Rose. Quand tu auras fini de lui raconter tout ce qu’elle veut savoir, tu viendras dans mon bureau. Il faut que nous parlions.
Peut-être pas, tout compte fait.