Pour Jean-Jacques DUPEYROUX,
mon fraternel,
ce livre qui restera
pour moi le plus cruel des exploits.
Je sors de sous l’arcade.
M’avance vers la piscaille où ça trempette à qui mieux mieux.
Du cul en pagaïe.
Des beaux, des moches, des pendants, des indépendants, des en forme de poire, des en forme de cul ; des bronzés, des blafards, des grenus, des flasques, des celluliteux, des fluctuat nec vergetures, des qui te donnent envie d’avoir envie, des qui te donnent envie de gerber. Très very impressionnant, cet étalage. Y en a qui macèrent entre deux eaux, et des qui s’étalent entre deux zoos, au soleil plantureux de la Thaïlande.
L’hôtel Oriental est un établissement de grand luxe, impec, air conditionné, vue sur tout ce qu’il y a à voir, service de classe (15 %), des éléphants statufiés dans le hall, escalier majestueux, musique à partir de five o’clock, des San-Tantonio en vente au kiosque du fond ; partie ancienne conservée, colonial pur fruit (Siam).
Tout bien, je trouve. Je raffole les hôtels de lusc, moi, l’Antonio, de pourtant modeste extradition, et probablemently à cause d’icelle. La classe, je suis preneur. Les Chinetoques peuvent venir, ou les Popoffs, les Iraniens (qui ira le dernier), les Zoulous, Cubains, concubains, toutim, envahisseurs aux dents longues et au régime fakir, j’ai goinfré ma part de turpide confort, m’en suis vautré jusque-là : regarde où je mets ma main. Et plus encore. Tout profité de ce qu’était possible, tant qu’à faire, puisque j’étais là et que ces choses s’y trouvaient aussi, hein, non ? Vivre, ça rimerait à quoi-ce, autrement sinon ? Passer outre, c’est pour ensuite, quand on connaît, qu’on en a marre, qu’on dédaigne d’à force, tu comprends ? Pour s’engager dans l’ascétisme, faut subir les langueurs de la pré-cirrhose ; la morale intime découle souvent d’une crise de foie, ou d’une bricole vasculaire ; c’est la machine qui t’alerte l’âme. Quand la viande est en rigolade, la conscience ne se pose pas de problèmes.
Je te dis ça, mais t’en as rien à branler, pas vrai, l’arsouille ? Et t’as hautement raison, raison au point que c’en est dégueulasse. Et alors bon, attends, bouge pas, ça va commencer, mon petit fourbi.
Je sors de sous l’arcade ombreuse.
Béru me flanque.
Ça veut dire qu’il m’accompagne. Je suis flanqué de Béru, quoi !
Qu’en surplus, il me flanque la refouille, tel accoutré qu’il est, l’apôtre, d’un bermudoche à rayures jaunes et mauves et d’une sorte de casaque de toile blanche à poche marsupiale. Le blanc, c’est néfaste pour Béru, vu que ça n’est qu’un fond de sauce pour cézigue. Le temps du petit déjeuner, et voilà cet élément vestimentaire étoilé de jaune d’œuf, de côtes-du-Rhône, de café et de graisses variées.
On s’arrête pour contempler la faune en barbotance, les gonzesses surtout. Y a précisément des mannequins de Paris venus présenter la collection d’hiver prochain aux Bangkokiennes et qui en jettent dans des prémonitions de maillots (on peut même plus employer le mot soupçon). Ces maillots soulignent juste ce qu’il y a à voir d’essentiel pour les gens pressés, ceux qui matent en hâte. Maillots deux pièces (avec cuisine) tellement inexistants qu’on leur voit la gnougnoute comme je te vois (et espère que le plus con des deux n’est pas celui qu’on pense). Des gus langourent de la bite sur des chaises longues en visionnant les naïades. Des vilains moches à frimes tibulaires et pas tibulaires, selon. Des ventrus, velus, vieux cons, variqueux, plissés soleil, qu’ont relevé leurs besicles solaires sur le front pour contempler en couleurs naturelles. Ils en bavent, les Kroums. Babines garnies de stalactites-branlettes. Le mâle, t’empêcheras jamais : il est convoiteur. Même fané de la zoute, faut qu’il s’énucle sur les géographies des donzelles.
Et alors mon attention vadrouilleuse est sollicitée par l’attitude d’un mec, le plus proche de nous, qui, loin de se déhucher les lotos, mate dans la direction opposée, c’est-à-dire la nôtre.
Un homme pas mal, bien que visiblement britannouille. Cheveux plats, raie basse, z’yeux indifférents, mâchoire en tiroir mal fermé.
Il tend un bras vers nous, fait claquer deux des cinq doigts qui l’aboutissent et dit :
— Vous devriez reculer, gentlemen !
Y a du péremptoire dans sa voix. Bien que de nature indocile, je l’obéis d’instinct, amorce un grand pas en arrière en contraignant Béru à m’imiter d’une rebuffée prompte.
Et j’ai eu raison d’agir ainsi, car à la seconde où nous achevons ce double mouvement, une masse sombre passe au ras de nos frimes et s’écrase à nos pieds, sur les dalles, avec un bruit malencontreux.
Il s’agit d’un gros mec habillé d’un peignoir de bain brodé au nom de l’Oriental, lequel, je te le répéterai jamais suffisamment assez, est un palace de toute première catégorie qui mérite à lui seul le voyage à Bangkok.
La chiasse, dans ces circonstances, c’est les éclaboussures.
T’es là, pimpant, rutilant comme la vitrine Cartier, tu fais dans le play-bois, t’arbores, tu frimes, et puis un gros gonzier se défenestre et tu te retrouves, à l’instant même, moucheté comme un para.
Non, mais je te jure : tu verrais mon futal de toile blanche, ma limouille jaune pâle, mes tartisses de toile immaculées comme la conception, tu chialerais de les constater ainsi dépradées : des fringues made in de Blausse, à Cannes (06) ! Enfin, l’essentiel c’est la santé, non ? Comme disait l’autre : on aura beau dire, on aura beau faire, plus ça ira, moins on rencontrera de gens ayant connu Sarah Bernhardt (laquelle se nommait en réalité Rosine Bernard comme quoi tu vois, y a pas que les Blumenthal qui se font appeler Lafleur). Et moi, j’ajoute à cette assertion que plus ça ira, moins on rencontrera de gens capables de vous sauver la vie. J’en sais des chiées qui, à la place de l’Angliche, auraient contemplé le spectacle, ravis de l’aubaine ; attendant que le gros gnouf tombé du ciel nous choie sur les endosses, moi et Béru, nous déguisant en crêpes bretonnes ou hamburgers. Un Rosbif, ça cause peu, mais à bon escient, tu me diras pas le contraire. Net et précis, sans crier gare, alors que c’était le mot à lâcher. Mais il aurait crié gare, j’aurais cherché pourquoi et le temps de ramasser mister La Volplane sur la gueule, vrrraoum ! Non, lui, le gentil Britiche, il a tout de suite su la manière de nous éviter l’aérolithe : « Vous devriez reculer, gentlemen » Et nous avons reculé. Et au lieu que des gens nous forment le cercle autour pour examiner la flaque qu’on serait devenus, moi et le Gravos, c’est Mister Gras-Double et Monseigneur Moi-Même qu’on est au premier rang des spectateurs.
Le voltigeur s’est planté la bouille première, si bien qu’il a percuté du menton, et alors sa physionomie s’en est trouvée quelque peu altérée. Trace une ligne droite de ses arcanes souricières (comme dit Béru) à son larynx et tu pigeras que sa nouvelle tête ressemble à présent à un bonnet de bain, car il est chauve comme une carte de l’American-Express, l’ami. D’une largeur inhumaine, bedaine étale, membres disloqués.
Les naïades poussent des clameurs, les vieillasses évanouissent ou font semblant. Un vieux crabe à tronche de sadique professionnel se met à tripoter dans la bouillie de visage, à gros doigts avides, comme un qui cherche ses lunettes dans la boîte à gants de sa bagnole.
Ça rameute tout azimut. Ecœuré par la vision et le témoignage qu’en portent mes fringues, je contourne le gisant pour m’approcher de l’Anglais. Lui, impassible, il est resté allongé sur sa chaise longue. Maintenant, cette histoire n’est plus sa tasse de thé favorite. Il écluse un whisky en rêvassant.
— Merci very much, je lui fais.
Il a un geste badin, « de rien, c’est la moindre des choses », signifie son petit mouvement.
J’insiste :
— Vous avez vu de quel étage il est tombé ?
Le Rosbif hoche la tête en direction du bâtiment.
— Il n’est pas interdit de penser que cette personne ait chuté du balcon d’où pend une ceinture de peignoir, répond-il en soupirant.
Je compte les niveaux, douzième étage.
Alors je me pointe à contre-courant des spectateurs jusqu’à la réception où des Thaïlandaises exquises plaisantent avec un ramage de perruches. Elles ne sont point encore informées de la tragédie.
J’avance vers elles, précédé d’un sourire tellement ensorceleur qu’elles vont devoir changer de slip dès la fin de la converse et alors qui est-ce qui sera en place pour répondre à la clientèle, tu peux me dire ?
Je m’adresse à la plus belle dont le regard fendu fait penser à deux pines rapprochées.
— Au douzième étage, un gros type chauve occupe un appartement face à la piscine, vous voyez de qui il s’agit ? je demande.
La souris se met à guiliguiler avec ses potesses, puis à mater un grand tableau puzzelé de cartons portant des blazes. Dehors le raffut monte. Juste elles ont le temps de me dire qu’il doit s’agir de M. Johannes Brandt, de Hambourg, Germania, appartement 1212. Et est-ce qu’il est seul ici ? Oui, il est seul. Bon, allons-y voir. J’engage dans l’ascenseur tandis que les perruches aux yeux bridés et aux mignons slips en péril sont enfin informées de l’horreur extérieure.
J’arrive devant le 1212, je demande mam’zelle Angèle… Tu me croiras si tu vas vouloir, mais la clé est sur la porte. J’entre avec une superbe désinvolture flambant neuve. Minuscule antichambre garnie de penderies, porte de la salle de bains, porte de la chambre. Cette dernière grand tout vert.
L’accès au balcon est largement dégagé et le rideau de tulle (Corrèze) flotte à l’extérieur comme une voile de barlu en cours d’hissage.
M’y pointe.
La ceinture du peignoir de bath est là, qui pendouille au-dessus du vide.
Je reviens à la chambre. Le lit est défait, il y a un plateau sur la table basse, avec des reliefs de petit déjeuner pour deux personnes. La radio mouline en sardine, comme dit le Gros. Musique de par ici, lancinante, percutée, chiante, qui te scie la nervouze.
Dans un angle de la pièce, un étui à fusil. J’en soulève le couvercle, dégage l’arme. Il s’agit d’un Eburneur 79 à lunettes, canon trimulcé, expectative double, farniente incorporé, injection directe d’objet. Acier poli, qui dit merci quand on le caresse. Ça vous tire des bastos grosses comme une quéquette d’officier de marine. Donc, le sieur Brandt était chasseur. Mais on chasse quoi, en Thaïlande ? Le tigre du Bengale, l’autruche amphibie ou le castor ovipare ?
J’en suis là de mes auto-questions, quand la porte de la salle de bains s’ouvre et une personne du sexe merveilleusement opposé au mien surgit, entièrement nue, sauf qu’elle achève de se fourbir l’entrejambe avec une serviette-éponge, ce qui cache momentanément une partie assez essentielle de son individu.
Elle s’arrête pile en m’apercevant, place une jambe devant l’autre afin de planquer sa case trésor, et remonte la serviette devant ses exquises loloches. La personne dont je dis est asiatique.
Elle s’adresse à moi en anglais. Le zozote délicieusement.
— Qui êtes-vous ? demande-t-elle.
— Un client de l’hôtel, réponds-je, car je hais le mensonge.
— Et qu’est-ce que vous voulez ?
— Je passais, j’ai vu du feu, je suis entré.
— Johny n’est pas là ? elle s’inquiète après une matée circulaire.
Je suppose que Johny est le diminutif de voyage du sieur Johannes Brandt.
— Il est descendu, réponds-je, toujours par amour de la vérité.
Elle s’étonne :
— Mais il était tout nu, et ses vêtements sont là, ajoute-t-elle en montrant le serviteur muet loqué d’effets qui, pour être adaptés à la chaleur, n’en sont pas moins germaniques.
— Il a passé un peignoir de bain, rassuré-je.
— Il n’est pas descendu en peignoir de bain ! dénègue la mignonne.
Je hausse les épaules.
— Bien que vous soyez probablement bouddhiste, vous possédez l’incrédulité de notre cher saint Thomas, fais-je. Donnez-vous la peine d’aller jusqu’au balcon et vous apercevrez Herr Brandt auprès de la piscine. Vous promettre qu’il a l’éclat de la rose et la fraîcheur du jasmin serait hardi de ma part, mais enfin, vous constaterez qu’il y est bel et bien (si j’ose dire).
Elle obéit.
Je contemple avec une admiration indissimulable la silhouette de cette ravissante thaïlandaise, son cul si trognon quand elle se penche, ses cuisses bien faites, car elle n’a pas les jambes torses comme la plupart des gonzesses de là-bas qui paraissent avoir été élevées à califourchon sur des tonneaux.
Elle doit exclamer des trucs en langue thaï, que je ne saurais traduire si je les percevais, n’ayant pas le privilège de causer ce patois. Gorgée du vilain spectacle, elle revient vers moi.
— Il a sauté par le balcon ? demande-t-elle.
— Comme un grand, confirmé-je, et j’ai failli le prendre sur le coin de la théière.
Elle ne se formalise pas outre mesure. Le flegme britannouille, c’est de la roupie de chansonnette, ou de la roupette de pensionné, ou de la roupie de je ne sais plus quoi de con, qu’enfin bref, tu m’as compris, comparé à l’impénétrabilité des extrêmes-orientaux (lesquels extrêmes ont la fâcheuse réputation de se toucher, nul n’en ignore).
— Je ne comprends pas pourquoi il a agi ainsi, dit-elle, nous venions de faire bonheur-l’amour. Il paraissait content.
— Peut-être a-t-il cédé à un excès de félicité, émets-je. L’angoisse de ce qui va suivre, ça existe. Dans un sens comme dans l’autre, les paroxysmes engendrent leur contraire.
Mais cette puissante bouffée philosophique ne lui fait pas davantage d’effet qu’une piqûre de moustique à un éléphant.
— Est-il indiscret de vous demander qui vous êtes, mademoiselle ?
Elle hoche la tête, me vaseline un frais sourire pour catalogue de la Redoute (pages « tenues de plages ») et, en guise de réponse, va prendre une carte à une liasse maintenue par un élastique, dans son sac à main.
Je lis :
« Suzy WRONG »
« Spécialiste ».
Au dos de la brème, sont nomenclatées les choses suivantes :
« Massages thaïlandais
« Langues de velours japonaises
« Pipes françaises
« Touché rectal grec
« Feuilles de roses belges
« Sodomie par prothèse allemande
« Flagellation turque
« Supplices chinois
« Vibro-massages américains
« Invectives italiennes
De nuit, de jour ; à l’heure, à la semaine.
Tarifs spéciaux pour grands mutilés.
Prix étudiés, catalogue complémentaire sur demande. Protections prophylactiques assurées.
Fournisseuse du cousin germain de Sa Majesté Somdet Phra Chao Yu Hua Bummibol Adulyadej Rama IX de Thaïlande[1].
— Très intéressant, approuvé-je après avoir pris connaissance de la carte. Vous êtes donc venue faire un coucher avec Jojo ?
— Exact.
— C’est lui qui vous a contactée ?
— Non : un employé de l’hôtel, à la demande du client.
— Et tout s’est bien passé ?
— Très bien, il avait du tempérament. On a fait bonheur-l’amour avant de dormir, et puis encore tout à l’heure, en se réveillant.
— Et vous dites qu’il était en forme ?
— Très content, il chantait.
— Vous êtes restée longtemps dans la salle de bains ?
— Un quart d’heure environ.
— Quelqu’un est venu pendant que vous vous y trouviez ?
— Je n’ai rien entendu, il faut dire que j’étais sous la douche.
— Pourquoi se trouvait-il en Thaïlande, ce gros teuton, pour chasser ? demandé-je en désignant le fusil.
Pas compliquée, la môme. Elle hoche la tête.
— Je ne sais pas, il ne m’a rien dit.
Et alors, sur ces entrefesses on toque à la lourde, et voilà des gens de l’hôtel qui se pointent, flanqués d’un policier en uniforme. Et ils sont tous jaunes, ces messieurs, jaune safran, avec des petites bouilles marrantes qui ont l’air de rigoler, mais ça vient de leurs regards fendus, moi je crois, parce qu’il n’y a aucune raison de se gondoler en cette circonstance.
Le policier me demande qui je suis, ce que je fais, tout ça…
Je lui réponds que c’est bibi qui a failli prendre l’homme-oiseau sur le râble, et aussi que je suis flic en pays de France et que la déformation professionnelle jouant, je suis monté voir pourquoi le gros Germain a loupé la marche. J’habite l’hôtel et je me tiens à dispose pour tout témoignage susceptible d’intéresser mes collègues de par ici.
Comme preuve de ce que j’avance, je lui montre le sang de tonton Johannes sur mon futal, avec des brimborions de sa cervelle de linot, et en plus ma carte d’identité. Le tout ponctué d’un beau sourire franc et massif. Il opine.
After what, je m’esbigne.
Dans le couloir, deux larbins sont attelés à ces étranges véhicules pour grands hôtels, où tu trouves tout un fourbi destiné au confort de la clientèle : savonnettes, faf à cul, sels de bain, linges de rechange, et t’essaieras et t’essaieras…
Les deux garçons de chambre, tu croirais des gamins, mais ça vient de leur morpho aux gens d’ici. La Thaïlande paraît peuplée d’adolescents, biscotte ils sont petits, graciles et souples.
J’intercepte le convoi.
— Dites, les gars, vous n’auriez pas vu entrer ou sortir quelqu’un de cette chambre, il y a une dizaine de minutes ? je demande en leur allongeant un billet de vingt bahts.
V’là mes deux crêpes qui se mettent à gloussailler, à se fendre le pébroque en se racontant des choses machins trucs.
Et puis y en a un qui finit par me répondre dans un très mauvais anglais (mais que celui qui n’a pas péché lui jette la première pierre) qu’effectivement, il croit bien avoir vu sortir un homme du 1212, à moins que ce ne soit du 1211 ou du 1213, il ne saurait l’affirmer, étant occupé à promener l’aspirateur en laisse pour ses besoins du matin. Comment était cet homme ? A peu près aussi grand que lui (c’est-à-dire qu’il doit m’arriver au thorax), un Jaune, oui m’sieur, très large d’épaules, avec des lunettes noires. Et puis il avait une casquette de toile blanche à longue visière. Et il se traînait un gros ventre. Son costume était de toile kaki avec plein de poches inutiles partout pour y foutre des choses qu’on ne retrouve plus après. Et voilà. L’homme a pris l’un des ascenseurs. Et voilà, bon, c’est tout. S’il paraissait pressé ? Non, pas du tout. Il marchait doucement, en sifflotant, tu vois ? Peinard, il a même dit « hello » au larbin en passant devant son aspirateur à trompe. Voilà, c’est tout. A part ça tout va bien, et alors, vous êtes content, m’sieur ? Ne laissez pas la porte de votre balcon ouverte, à cause des petites bêtes qui entrent et de l’air conditionné qui, lui, fout le camp.
Je vais rejoindre Bérurier au bar.
Car mon instinct infaillible m’avertit que c’est là qu’il m’attend, le chéri. Et il y est bel et bien, en tête à tête avec un double whisky.
Je me juche à son côté (bien que Béru n’ait plus de « côté » depuis longtemps). Une forte giclée de sang brunit sur sa casaque.
— T’es grimpé chez le gonzier, j’sus sûr ? demande le Dodu.
— Yes, sœur.
— Intéressant ?
— Il venait de limer une professionnelle avec laquelle il a passé la nuit. La môme se ramonait le frifri au moment de son valdingue. Ce mec devait chasser car il y a dans sa turne une arquebuse pour praliner les grands fauves. Comme suspect possible : un petit Asiatique bedonnant, à lunettes noires et casquette blanche, mais rien de sûr.
— Tu crois au suicide, técolle ? questionne l’emmitouflé de lard.
— Pas tellement.
— Moi non plus. Quand on saute par la f’nêtre on ne tient pas quéqu’ chose dans la pogne.
Il fouille la vague marsupiale de sa casaque et me tend un objet circulaire, percé en son centre. C’est de la dimension d’une pièce de cinq francs, en jade d’un vert bleuté. Il y a des stries au recto et au verso du petit disque.
— Il tenait ce machin dans le creux de sa main, m’explique Béru, j’lu y ai fauché en loucedé. Que peut-ce être ?
— Point d’interrogation, à la ligne, soupiré-je en enfouillant le disque.
Mais il est arrivé, le moment de te révéler — ô mon lecteur à la mords-moi le nœud, mais pas trop fort — que nous ne sommes point venus à Bangkok, Sa Majesté Bérurier Ier et moi pour élucider ce genre de casse-tête chinois.
On est ici pour autre chose dont je vais avoir l’insigne honneur de te porter à la connaissance.
Flash-back, please ! Merci.
Inouï, formide, fantastique, incroyable mais vrai.
Pour la première fois depuis je ne sais quelle autre dernière, le Vieux m’a fixé rancard dans un bar.
T’as bien lu, ou faut te le traduire en braille ? Dans un bar. Un vrai, avec un comptoir, des tables, des chaises, un barman saboulé pingouin, une odeur de croissants chauds, les chiottes au sous-sol, une percolateur produisant le bruit du vénérable Trans-Orient-Express entrant dans la gare d’Istanbul, un pionard éclusant du calva, une dame demandant un jeton de téléphone, un patron bougnat avec des varices au nez et des hémorroïdes ailleurs, plus, sur les murs, des affichettes concernant des spectacles datant de l’année où il a fait tellement beau qu’on a encadré le baromètre.
Quand il m’a téléphoné the morninge, le Vénérable, je n’en croyais pas mes trompes ; me suis dit que je devais bouchonner des feuilles et qu’un lavage chez l’oto-rhino-céros s’imposait. Mais non, il venait bien d’enjoindre : « A onze heures, au Bar des Copains, avenue de Longchamp. »
Le Bar des Copains, lui !
A moi, moi !
Merde !
Et alors, comme onze heures sonnent aux clochers consciencieux, je pousse la lourde du troquet en question et j’aperçois Mister Big Man au fond, à une table discrète, kif un vieux kroum ayant filé la ranque à sa secrétaire pour s’aller faire reluire dans une honorable maison d’accueil à double issue avec glaces au plafond.
Je lui viens contre, il me sourit, me condescend une main de cinq doigts admirablement entretenue et me désigne la chaise d’en face.
Il écluse un café serré, à petites gorgées d’Oriental.
— Dites-moi, mon cher ami, il y a belle lurette que vous n’avez pas pris de vacances, hé ?
Oh ! la drôlement bizarre question que voilà ! Et qui doit cacher un autre train.
— Une dizaine de mois, je pense, monsieur le directeur…
— Un grand, un beau voyage, dans les meilleures conditions, cela vous dirait ?
— Je suis toujours partant, monsieur le directeur. Je sais bien que pierre qui roule n’amasse pas mousse, mais il m’a toujours paru vain de vouloir thésauriser de la mousse. Cela dit, s’agit-il d’une mission ou de vacances ?
Il a un pincement de ses sourcils qui les met en posture d’envol, et puis ils refont du plané au-dessus de ses prunelles couleur de crachats polaires.
— Ni tout à fait l’une ni toutefois l’autre, mon bon. Avez-vous entendu parler des Etablissements Laguêpe ? Dessous féminins, gaines et soutiens-gorge ?
— Bien entendu, mens-je.
— Le p-d.g. de cette firme, Victor Héatravaire, est un vieil ami à moi ; chaque année, je vais tirer le faisan sur ses terres solognotes.
J’attends la suite.
Elle vient mollo. Visiblement, le Vioque est gêné d’avoir à formuler la requête dont je suis là pour l’entendre. Voilà pourquoi il m’a rancardé dans un troquet, et non pas dans la chapelle ardente de son bureau de souverain poncif. On fait dans l’officieux, ce matin. Le marginal confidentiel, l’extra-professionnel. Pas tellement son genre. Voilà pourquoi il se dissimule derrière le mot vacances, le place devant notre converse, comme un paravent devant un bidet. Un grand pudique, Pépère. Jésuitard jusqu’à l’os, le vieux chatophage, roi de la minette chantée selon certaines belles auxquelles il a pratiqué sa fameuse tyrolienne aphone de réputation mondiale.
— Le mois dernier, reprend Messire le King, Victor Héatravaire est parti faire un voyage en Extrême-Orient. Celui-ci était prévu pour une durée de quinze jours : Japon, Hong Kong, Thaïlande et retour. Il a passé six jours à Tokyo, quatre jours à Hong Kong d’où il a téléphoné chez lui à plusieurs reprises, et il a quitté l’hôtel Peninsula en début d’après-midi, le 24 avril, pour prendre un vol en direction de Bangkok où il a débarqué quelques heures plus tard. Un appartement lui était réservé à l’hôtel Oriental : il ne s’y est jamais présenté et depuis lors sa famille n’a plus eu la moindre nouvelle de lui. Nous nous sommes mis en rapport avec l’ambassade de France à Bangkok, laquelle a alerté les autorités. La police locale s’est livrée à une enquête. Tout ce qu’elle est parvenue à établir, c’est que mon ami a bel et bien débarqué en Thaïlande. On a retrouvé ses fiches de déclaration douanières rédigées de sa main. Mais il a été impossible de déterminer ce qu’il a fait en quittant l’aéroport. Aucun chauffeur de taxi ne se rappelle l’avoir chargé. Aucun hôtel ne l’a hébergé et il ne connaissait personne là-bas. Or nous sommes le 8 mai, San-Antonio. Vous jugez de l’inquiétude des siens…
Sur ce, il se tait car un homme s’approche de notre table. Un gars d’une petite quarantaine, assez beau, fringué urf, avec un air de se prendre pour tout ce qu’il y a d’important entre la reine d’Angleterre et le Bon Dieu de ton choix.
— Ah ! cher ami, je mettais le commissaire San-Antonio au courant de la situation, s’empresse le dirluche.
Et à mézigue :
— Je vous présente monsieur Jean-Michel Héatravaire, le fils de mon excellent ami dont le sort nous inquiète tellement. Rien de nouveau, Jean-Michou ?
L’autre répond d’une mimique qui lui mériterait un premier accessit de dindonnage au conservatoire de balourdise. Navrance, épuisement cérébral, désespoir surmonté, résignation en cours de formation, scepticisme quant à l’avenir, voilà ce qu’exprime sa gueule d’enfoiré grand luxe, habillé à la scène comme à la ville par ses parents.
— Vous avez déjà compris où je voulais en venir, mon bon ? reprend le Dabuche.
— Il me semble, monsieur le directeur, vous souhaiteriez que j’aille faire un tour à Bangkok ?
— Bravo ! dit le Vieux, soulagé d’être arrivé au bout de son propos.
Le loufiat vient prendre la commande du fils Machin, mais ce dernier ne se rabaisse pas à écluser dans un troquet. Lui, il boit des scotchs de trente ans d’âge dans des club-houses, aussi répond-il à la demande du serveur par une nouvelle mimique horrifiée qui met l’autre en fuite.
Je le défrime sans joie. C’est la toute superbe gueule de raie, qui, au premier contact, inspire l’antipathie. Le bambocheur grand style : nénettes coûteuses, bagnoles de play-boy, sorties mondaines. Jet society, comme ils disent, ces cons. Very high ! Papa a dû démarrer de pas grand-chose et se crever l’oigne au labeur, marner vingt heures par jour, mordre dans le lard, entreprendre, risquer, réaliser, édifier. Et bébé rose s’est pointé dans du satin. Il a eu droit aux cuirs rembourrés, aux pièces climatisées, à la coule douce.
C’est leur péché, les pères laborieux, de se fignoler des vauriens dont les creux de mains sont pleins de poils longs comme la barbe à Démis Roussos. Un défi lancé au sort qu’ils ont su dominer et vaincre. Ils révèrent leur descendance, la choient, l’enduvettent. C’est un peu comme s’ils se faisaient un cadeau par génération suivante interposée ; ils compensent leurs nuits blanches par les nuits roses de leurs garnements. Et bon, quoi, merde, la nature humaine est ainsi, qu’y peux-je ?
Le Jean-Michou déclare, sans me regarder :
— Il faut que nous sachions ce qui est arrivé à mon père. Mort ou vivant, il doit être retrouvé, car au plan des affaires la situation est intolérable.
Les affaires ! Bien sûr.
— Si vous preniez quinze jours de congé, San-Antonio ? suggère le Vieux. Naturellement, la famille Héatravaire couvrira tous vos frais.
Troisième mimique du grand con, pour dire qu’évidemment, il ne songe pas demander à un flic purotin de partir à ses frais.
Je hoche la tête.
— Je ne puis aller seul là-bas, il me faut Bérurier.
— Si vous le jugez utile, murmure le Vieux.
— Indispensable, tranché-je.
— O.K., laisse tomber le dédaigneux.
— En outre, je dois disposer d’un crédit très large, car une fois sur place, je pourrais être amené à engager des dépenses coûteuses, et il n’est pas question d’agir à l’économie.
Le Vieux s’émeut, peu habitué à ce langage. Il frémit et, s’adressant au fils Dugenou :
— Vous savez, Jean-Michou, le commissaire est un homme d’une totale intégrité, s’empresse-t-il, et il n’a pas l’habitude de jeter l’argent par les fenêtres, non plus que de faire sa pelote à la faveur de telles circonstances…
Le fils à papa Héatravaire renfrognise un brin. Le blé, il aime le claquer lui-même ; il tolère que des potes de partouzes ou des souris qui ont les seins plus hauts que les yeux lui donnent un coup de main, à la rigueur, mais point à la ligne.
Alors, il biaise un chouïa, bien marquer son manque d’enthousiasme :
— J’ai confiance en vous, dit-il au Dirluche. Ce qui implique qu’autrement sinon, il éprouverait plutôt de la défiance à mon endroit, le veau.
Je lui dédicace un sourire à reflets verdâtres, comme en ont les masques de Dracula.
— Monsieur Héatravaire, je susurre, j’aimerais que vous vous pénétriez bien d’une évidence, avant que nous n’allions plus avant dans ce projet : ce n’est pas moi qui suggère d’enquêter en Extrême-Orient. A vrai dire, la chose m’enthousiasme peu et quand monsieur le directeur parle de vacances, je trouve qu’il fait là un euphémisme de belle venue. Débarquer dans un pays dont j’ignore tout, pour essayer d’y retrouver un touriste disparu depuis quinze jours, passez-moi l’expression, mais ça n’est pas du biscuit. Alors vous allez me prendre deux allers-retours en first, me retenir deux très bonnes chambres à l’hôtel Oriental, qui est la perle de Bangkok du point de vue hôtellerie ; me remettre la contre-valeur d’un million d’anciens francs en monnaie du pays, et m’ouvrir un compte privé à l’American Express pour la durée de ce séjour ; ainsi vous sera-t-il loisible de contrôler mes dépenses. En outre, si vous êtes d’accord, je me livrerai dans la journée à une petite enquête préalable dans l’environnement de monsieur votre père.
Ayant ainsi jacté, je lance un signal de détresse au loufiat qui croisait à quelques encablures du rivage et lui enjoins d’apporter deux bloody-mary.
— Pourquoi deux ? s’inquiète Achille-le-déplumé.
— Parce que vous n’êtes pas le seul à raffoler de cette étrange mixture, monsieur le directeur, rétorqué-je, avec une pincée d’impertinence dans le ton ; il est des matins où mes papilles gustatives se souviennent de la veille. J’ai eu une soirée tardive et chargée en compagnie d’une aimable donzelle qui a tendance à prendre la nuit pour le jour et le whisky sec pour de l’eau pure…
Comme tu le vois, l’artiste, j’ai becqueté du lion, ce morninge. Et du vrai ; du lion de l’Atlas (de géographie), pas du bestiau bâilleur comme celui de la Métro…
L’héritier des soutiens-loloches Laguêpe est un peu subjugué par mon autorité. C’est le genre de connard dont il faut souffler le caquet comme un quinquet. Alors, ils s’éteignent et fumassent silencieusement en répandant une vague odeur de chandelle moisie.
— Je ferai comme vous le voudrez, glapatouille cette nave altière. Ma secrétaire s’occupera tantôt de toutes les modalités…
Je dis au Vieux :
— Quant à vous, patron, vous enverrez quelqu’un au consulat de Thaïlande avec nos passeports pour les visas.
— Bien entendu, s’empresse Pépère dont, soudain, tu pourrais penser qu’il est mon subordonné, tellement tu le verrais soumis, à ma botte, tout bien, paillasson presque, moi je dis.
Je sors de ma fouille un brin de carnet et mon superbe stylo or et argent véridique que m’a offert cette dame que j’ai si remarquablement baisée, le mois dernier, pendant que son amant était en voyage.
— Votre père est marié ? j’interroge.
— Veuf.
— Il vit seul ?
— Plus ou moins, il traîne une vieille liaison avec une ancienne secrétaire qui occupe un appartement au sixième étage de son immeuble. Ce n’est pas exactement la vie en commun, mais ça y ressemble de près.
— Quel âge a-t-il ?
— Soixante-huit.
— Vous avez une photo de lui ?
— Voici.
Je prends le cliché qu’il vient d’extraire de sa vague. Ça représente Victor Héatravaire en tennisman, souriant. Un homme costaud, sympa, cheveux gris très drus pour son âge, gueule de baroudeur qui n’a pas peur de l’existence. On sent que ce vieux-là existe en trombe, qu’il boit sec, pratique des tas de sports, baise tous les jours et ne roule pas en char à bœufs.
Son regard est planté dans l’objectif comme dans les yeux d’un marchand de voitures d’occasion qui chercherait à lui fourguer une vieille traction avant en affirmant qu’il s’agit de la nouvelle Rolls.
— Vous permettez, n’attends-je pas qu’il permette, en enfouillant la photo. Quelle est l’adresse de votre père ?
— Avenue Gabriel, au 213.
— Celle de vos usines ?
— Boulevard Karl Marx à Villejuif.
— Vous vous occupez de l’affaire également ?
— Je suis chargé de la partie promotionnelle.
Je vois le topo : foirinette avec quelques chargés de presse, gueuletons dans des endroits huppés… Le traîne-patins de luxe, quoi !
— Il est parti seul, en Extrême-Orient ?
— Oui, car sa chère et tendre déteste les voyages.
— Sans ami, sans collaborateur ?
— Seul, quoi ! Cela lui arrive environ tous les deux ans. Papa ne prend jamais de vacances, mais de temps à autre, il s’offre un grand voyage. Le dernier, c’était le Brésil.
— Question routinière : il n’avait pas d’ennemis ?
— Pas que je sache. C’est un type coriace en affaires, mais régulier.
Le garçon apporte deux bloody-mary mal dosés. Il n’est pas barman professionnel et a chichoité sur la vodka. De plus, son jus de tomate a un goût de rouille ; quant à la sauce anglaise, connaît pas.
Mister Jean-Michou attend la suite. Qu’il attende…
Je rêvasse. Le sort du père Héatravaire ne me dit rien qui vaille. Quand tu disparais, au sortir d’un aéroport, dans une ville d’Asie aussi grouillante que je devine Bangkok, et que depuis quinze jours on est sans nouvelles de ta pomme, c’est qu’il y a un os sérieux dans ta trajectoire, l’ami.
— Bien entendu, aucune demande de rançon ne vous a été adressée ? soupiré-je.
— Aucune.
— Il avait des projets, concernant la Thaïlande ?
— Rien de particulier, sinon la visiter ; comme il a visité le Japon, comme il a visité Hong Kong…
Sa superbe l’a réintégré, le grand connard, bellâtre déjà, tu le verrais, suffisant ! C’est le pire, les cons, leur suffisance… Nous tous, si dépourvus, si en manque, si en appel. Nous tous, grands cris muets d’infinie détresse… Et quelques qui se suffisent, qui osent même suffire pour les autres ! Merde ! Bien sûr, faudrait pouvoir les frapper. Avoir le droit de gnons sur les dindons fieffés comme Jean-Michel. Rien qu’au vu de leur pédanterie, pouvoir s’amener contre eux, une baffe à la main, et vlan, les momifier d’importance. Les décaqueter par la force, les contraindre, quoi ! Me vient des ambitions moyenâgeuses, à force. La Question, je souhaiterais : les brodequins, l’entonnoir, les tenailles rougies, tout bien, la panoplie au grand et petit complet du bourreau qui n’est pas seulement de Béthune ! Samson sans Dalida ! Les fouailler, tu comprends ? Fouet, écartelade, roue toute la lyre ! Jusqu’à les prendre en pitié et se mettre en posture de leur demander pardon. Voilà, l’hic : les molester pour enfin se sentir près d’eux, en fraternité. Les martyriser pour pouvoir les aimer quand ils sont dolents, saignants, brisés, en épaverie humaine. Bon, on a le recours de leur passer outre, s’éloigner d’eux vitement comme jadis des lépreux manieurs de crécelles. Mais quand il y a les circonstances forçantes, hein ? Comme maintenant, à cette table du bistrot des Copains ? Quand obligation t’est faite de les subir ?
Ah ! la vie me pompe l’air, parfois, je te jure. On s’épuise à co-exister. J’en ai marre d’aller en champ aux cons, comme on dit dans ma province natale : « on va en champ aux vaches, ou bien aux chèvres ». Et je me rappelle même : aux oies. La Wermacht en blanc, chaussée de jaune, patati-patatant ! Heil Adolf !
Alors, bon, très bien, le vieux Victor Héatravaire s’est payé la virouze asiatique. Et depuis sa dernière escale : silence complet. Pourtant, Bangkok, c’est pas le triangle des Bermudes, si ?
— Quand comptez-vous partir, mon cher ami ? risque le Vieux ; lequel, curieusement, semble dépassé par l’événement, ce matin.
Il a perdu son autorité incisive. Rien de plus tristet, dans le fond, qu’un tyran qui fait relâche. Achille a un peu honte d’embarquer ses fonctionnaires dans une enquête privée. Le travail au noir, ça lui asticote la conscience professionnelle, à cézigus.
— Dès demain, si possible, réponds-je.
Et je demande au rejeton de la gaine Laguêpe :
— Etes-vous marié, monsieur Héatravaire ?
Il en reste coi.
— Je ne vois pas le rapport…
Je le fixe en souriant, le regard probablement inquisiteur et énigmatique. Il est con, mais il sent parfaitement que je ne peux pas le souder.
Il finit par arcticuler (car il a la voix polaire) :
— Je suis divorcé.
— Vous n’habitez pas avec votre père ?
— Non : mais dans le même immeuble.
Voilà qui est marrant, non ? Papa, sa vieille maîtresse, son grand fiston, tout ça vit sous le même toit. A des niveaux différents, mais sous le même toit. La ruche, quoi !
— Quel est le nom de la personne qui partage la vie de votre papa ?
J’ai usé exprès du mot papa, parce que, s’appliquant aux Héatravaire, il implique confusément quelque chose de péjoratif. Jean-Michou est un fils à papa. Et rien que. Sans papa, il gratterait dans un burlingue, ou bien ferait l’élevage de l’abeille dans un village abandonné de Haute-Provence, en compagnie d’une gonzesse mal lavée…
— Mme Clarisse Clarance.
Ça fait sociétaire de la Comédie Française au siècle dernier, un blaze pareil ! Je l’entends bramer Phèdre devant la rampe, la vioque.
— Eh bien ce sera tout, monsieur Héatravaire. Du moins pour l’instant. Donnez-moi les numéros téléphoniques me permettant éventuellement de vous joindre à toutes heures du jour et de la nuit, car le décalage horaire est vicieux.
Il m’allonge trois numéros : son fil privé, celui de son bureau, plus un autre qui doit appartenir à une camarade de sommier promue grande favorite pour l’instant.
Je me lève et serre leurs mains distinguées et un peu moites. Dehors, devant une porte cashère (l’immeuble est habité par un rabbin) une Ferrari rouge-cul-de-singe est stationnée à la diable. Je te parie un coup de pompe dans le cul qu’elle appartient à Jean-Michel Dunœud.
Bon, et alors moi, je looke ma montre. J’hésite sur quel pied danser. En choisis un et mets le cap sur Villejuif.
Je te narre depuis le bar de l’hôtel Oriental de Bangkok… Je réminisce en buvant j’ignore exactement quoi d’alcoolisé ; ce qui est idiot, qu’un jour vient où ton foie tu connais, irrémédiablement. Tout se paie. La vie ne fait pas de cadeau. C’est une saloperie usurière : elle inscrit tout, ajoute les intérêts, plus les intérêts des intérêts, et quand elle te présente la note : pardon, ça crache !
— A quoi t’est-ce tu gamberges ? s’inquiète Mister Dodu.
D’un geste en chasse-mouche-tsé-tsé, l’enjoins de pas faire chier le marin. Les méditations, ça se respecte.
Il résigne à commander un autre godet en guise de ma réponse par venue[2].
Et je retourne par la pensée à Villejuif-les-bains.
L’usine, pardon : la manufacture, c’est écrit immense et noir au fronton, du père Héatravaire. Ça dit comme ça :
« Etablissement LAGUEPE »
Manufacture de sous-vêtements féminins.
Féminins, j’aime. Allié à sous-vêtement, ça te remue déjà sous les burnes.
Ce qui surprend quand tu pénètres, c’est une sorte d’apathie. Je sais bien qu’il est tantôt midi et que l’apathie vient en mangeant, mais une pareille déroute. Le silence, tu comprends ? Une manufacture, fût-elle futile voire de Saint-Etienne, est génératrice de brouhaha. Or, laguche, c’est moins bruyant qu’au cimetière Montmartre.
Je passe devant la boutique du gardien et personne ne m’interpelle. Je vais au bâtiment, gravis un perron conduisant à une double porte vitrée marquée « Bureaux ». Pousse le vantail de droite et me retrouve dans un hall qui fait songer à celui d’un hôpital de province perdue d’avant la guerre de Septante.
Un guichet vitré, mais personne derrière.
Et non seulement personne, mais de plus : rien. Une pièce vide. Désolation ! Des toiles d’araignée festonnent de-ci et même de-là.
Je pénètre plus avant. Me semble percevoir un bruit de converse derrière une lourde. Je toque. Une voix brutale me conduit à entrer. Je me trouve dans un vaste bureau vieillottement arrangé en cabinet directorial. Un burlingue, dit ministre, des fauteuils recouverts de cuir à l’anglaise, au mur une immense photo dans un cadre mouluré représentant la première version de la Manufacture Laguêpe, attendrissante de modestie. Un canapé du même cuir que les fauteuils, des classeurs en acajou surmontés de bustes et de torses féminins en plâtre de Paris (ou banlieue). Plus un gigantesque tapis plus râpé que persan, et tu as une idée sommaire du lieu. Ajoute deux très grandes fenêtres affublées de rideaux raides de poussière et tu sauras vraiment tout. Ces fenêtres permettent une vue imprenable sur la vaste cour de la manufacture où sont rangés quelques automobiles et des vélomoteurs.
Derrière le bureau, un vieux mec parle en gesticulant comme un qui serait énervé ou alors italien. Il a les cheveux blancs rejetés en arrière, une petite gueule triangulaire toute ridée, tu me suis ? Il roule les « r » en jactant et, de sa main libre bat un ra sur son sous-main de cuir à l’aide d’une règle métallique.
Il finit de dire à son interlocuteur que « bon, très bien, il va voir ça et le tiendra au courant », raccroche, braque sur moi deux yeux clairs de brave homme dont l’intelligence ne l’empêchera pas de dormir la nuit prochaine, et me dit « Oui, monsieur ? » avec la visible envie d’en savoir plus sur les Français qui bougent.
Je n’y vais pas par quatre chemins, n’étant pas cardinal, et lui présente ma carte professionnelle.
Il opine.
— Je suppose que ça concerne le silence de Victor ? me demande-t-il, très pertinemment pour son âge, j’en conviens.
— Exactement, fais-je en prenant place en face de lui. Vous êtes un collaborateur de M. Héatravaire ?
— Son bras droit et son meilleur ami, précise mon interloc, nous nous connaissons depuis la communale.
Il a la mine chagrine, tout soudain, tristette en plein, de songer à son pote-patron disparu dans la nature asiatique.
— Vous avez une opinion à propos de ce silence ? attaqué-je.
Il hausse les épaules, lisse ses blancs cheveux d’une main qui sucre un peu.
— Pas la moindre, il n’était pas dans les habitudes de Victor de nous laisser sans nouvelles très longtemps ; d’ailleurs, il s’absentait rarement.
— Vous lui connaissiez des ennemis ?
Mon terlocuteur lève ses bras au plafond et je remarque qu’il les a extrêmement courts : bras de poupée en inharmonie avec le reste du corps. Il roule tellement les « r » qu’à tout bout de phrase je crains de le voir déraper sur sa conversation.
— Victor n’a jamais eu d’ennemis, parce qu’il n’a jamais laissé le temps à personne de devenir son ennemi. C’est un battant, ancien rugbyman, il jouait dans l’équipe d’Oloron-Sainte-Marie comme pilier.
Il évoque avec encore de l’admiration dans la voix trémolesque. Lui, crevure, physiquement bon à moins de nibe, un peu nabot, ne pouvait qu’encourager des tribunes.
— Quel est votre nom, au fait ? je demande.
— Alphonse Dadet, récite-t-il, toujours en roulant les « r », bien que son surname et son christian name n’en comportassent point.
— Parlez-moi un peu de la vie privée de votre ami, là, d’homme à homme, monsieur Dadet, demandé-je avec un franc sourire plein de « vas-y, mon grand, dis-moi tout ».
Il hoche la tête.
— Oh ! lui, vous savez… solide vivant, bien vivant, bon vivant… Il a une vieille amie qu’il garde par habitude ; un fils qui n’en fiche pas la rame, quelques copains avec lesquels il joue au golf, ce qui est devenu sa passion. Il aime la bonne bouffe, se paie de temps à autre une petite pétasse ; à part ça, je ne vois rien à signaler.
— Les affaires ?
Là, mon nabot (tiens, pourquoi ne l’ai-je pas appelé Léon ?) fait la grimace.
— Vous savez, elles ne sont pas brillantes. Depuis quelques années, les dessous féminins sont en voie de disparition. Les gaines, n’en parlons plus ; excepté quelques grosses charcutières de province, qui donc en met ? Pour les soutiens-gorge, c’est pareil, ces dames se baladent avec les loloches en chute libre sous leurs ticheurtes, et même, si je vous disais, elles renoncent aux slips, les salopes, se contentant d’un kleenex à l’entrejambe du jean. Nous vivons nos ultimes instants. Quand vous êtes arrivés, je discutais précisément avec le directeur de la banque qui nous somme de ne plus laisser davantage en rouge notre compte. Mais comment voulez-vous que je le repasse au noir, ce compte, moi ? Nous avions cent dix ouvriers naguère et il n’en reste plus que huit aujourd’hui, dont trois sont chargés de l’entretien des locaux et deux en chômage !
— Comment réagissait M. Héatravaire devant cette situation ?
Alphonse Dadet me décoche une aigre grimace.
— Je ne sais pas si c’était un effet de l’âge, mais il paraissait se désintéresser de la question. Je crois que son fils l’a beaucoup déçu et qu’il a renoncé à se battre pour lui. Quand je l’entretenais du critique de notre position, il me répondait « Que veux-tu que j’y fasse, Alphonse ? Je suis né pauvre, je mourrai donc pauvre, ç’aura été une belle aventure, je finirai mes jours en vivant de souvenirs et de pain sec ! » Et puis il riait ! Et il s’offrait un voyage en Extrême-Orient, par-dessus le marché, charmant, non ?
Vachetement amer, le Petitout. La galère prend l’eau de toute part et il est seul à ramer encore, tout en sachant que c’est foutu. Tandis qu’il subit les ultimatums (de Savoie) des banquiers et des fournisseurs, son pote, le vaillant gagneur, va se baguenauder les couennes à l’autre bout du monde, merde ! Merci bien, on comprend son aigreur à ce petit Dadet. Le sous-fifre héroïque, attaché au gouvernail afin de sombrer avec le barlu. Digne de l’amitié et de la confiance de Victor Héatravaire jusqu’à son dernier souffle. Ensuite, il retournera dans la petite baraque héritée de sa mère à Oloron-Sainte-Marie (priez pour lui !) et il remâchera ses nostalges en regardant les cimes enneigées des Pyrénées (car il y en a encore, quoi qu’on prétende).
Je le laisse pour aller rendre visite à dame Clarisse Clarance, l’élue de cœur du disparu.
Elle est à table lorsque je me pointe et vient m’ouvrir, sa serviette à la main, tandis que son dentier funambulesque continue de clapper en rongeur herbivore un morceau de barbaque pour lequel il semble inapte.
C’est une vieille peau mistifrisée, avec des cheveux bleus, des lunettes qui lui pendent sur la poitrine, maintenues par une chaînette d’or, des rides en quantité industrielle, et des lèvres qui restent en coups de serpe bien qu’elle les ait surchargées d’un ravissant produit cyclamen. Triste frime que celle de cette personne. Si les morts pouvaient être chiants, elle aurait l’air d’être morte. Seulement ses petits yeux sont agressifs, de même que sa voix et elle cause pour dire des désagréabilités notoires.
— Qui êtes-vous et qui vous permet de rendre visite aux gens à l’heure du déjeuner ? me décoche-t-elle comme une volée de flèches dans un film de Peaux-Rouges.
Je lui montre ma carte.
— Je suis chargé d’enquêter sur la disparition de M. Héatravaire, madame.
— Moi, je suis à table, riposte-t-elle.
— Et moi, je suis pressé, surenchéris-je.
— Qu’espérez-vous en venant ici ? Le dénicher dans ma garde-robe ?
— Pas exactement, mais du moins obtenir certains renseignements qui me permettront d’orienter mon enquête.
Elle hausse les épaules.
— Votre enquête ! Ne vous fatiguez pas, va. Ce gredin est tout simplement en train de s’en donner à cœur joie avec une gourgandine de là-bas. Il paraît que la Thaïlande est le pays des catins. On les prend au berceau, là-bas, et on les forme dans des institutions spécialisées. Coureur comme il est, ce chaud lapin se sera précipité dans une maison de plaisirs où il batifole à s’en vider les testicules pour tout jamais. Allez, au revoir, monsieur, l’émincé de veau n’attend pas.
Et elle me claque la porte au nez…
— T’as vraiment l’air en plein coaltar, s’inquiète le Gravos. C’est la chaleur qui te fait c’t’effet ?
Je reviens à moi, à lui, à nos moutons, si mignons…
Voilà, telle fut la journée d’avant-hier.
Le lendemain, nous sommes partis, Béru et moi. Escale à Bombay. Et puis on arrive ici, on s’installe, et à peine que, voilà qu’on manque prendre des défenestrés sur le coin de la gueule.
Drôle de pays, non ? Où il pleut du mec !
Ce qui s’impose à toi, avant toute chose, à Bangkok (de bruyère) c’est le bruit. La circulation est inouïe, et je pèse mes mots pour ne pas dépasser la dose prescrite ! Ce vacarme, mes frères ! C’est dense, ardent, pétaradant, grouillesque. Ça tonitrue, vocifère, mugit pis que ces féroces soldats qui viennent jusque chez Gainsbourg égorger nos femmes et nos tympans ! Les moteurs à deux temps et trois mouvements s’en donnent à pleins avertisseurs. Tu respires un air surchauffé, saturé de vapeurs d’essence, que merde, vivement qu’ils aient asséché leurs saloperies de puits avec leurs frais derricks d’art, qu’on retrouve enfin les chars à bœufs feignants !
Au bout de vingt pas tu es en nage. Au bout de cent, en âge de te faire admettre dans un hosto de gériatrie pour liquéfaction des cellules. Les bagnoles pourries déferlent comme si elles accomplissaient des numéros de stock-car. Rodéo permanent ! Ça double à droite, à gauche, par-dessus, ça queue-de-poissonne, ça tintamarre (au diable[3]). Les immeubles ne dépassent pas deux étages, sauf imprévu. Les boutiques sont tristettes, mais le populo semble tout joyce d’être au monde et d’y voir clair à travers les fentes de ses stores.
Nous suivons l’une des deux rues principales dont je ne te dis pas le nom, qu’à quoi bon je vais me faire chier la bite à compulser le plan de la ville, si ? D’ailleurs, t’es comme moi : tu l’oublieras tout de suite. Quand je vois mes choses-frères consciencieux qui te potassent tout à bloc, pas dire de connerie, qu’on ne puisse les prendre en défaut. Tout bien, alors que le lecteur s’en torche le rectum et sa périphérie ! Que le plus simple, selon moi et saint Matthieu, c’est de dire n’importe quoi qui te passe par la tête, vu que ce qui me passe par la tête, à moi, est bien plus passionnant que ce qui passe par les rues de Bangkok, espère ! Et je peux t’en répondre, ayant eu l’occasion de comparer. Juste je te raconterai des petits trucs de-ci et là pour la couleur locale. Par exemple qu’on voit passer un troupeau de bonzes, rasibus du crâne et d’orange vêtus, tu vois ? Very Nice comme on dit sur la promenade des Anglais. Très very joli, coloré. Un orange éclatant, lumineux, soleil, quoi, pour bien préciser. Et puis la circulation que je te faisais état y a pas vingt lignes se compose en grande majorité d’étranges véhicules à trois roues, à bord desquels des chiées de gonziers s’agglutinent. Et puis les vélomoteurs, et les taxis fous. Et même, tiens-toi bien, y a du tangage : un éléphant rugueux, voyageur lent et rude, comme disait M. le comte (de Lille), avec pour cornac un beau gamin aux pieds nus, juché tout là-haut sur la raie du milieu de la bestiole, et rigoleur d’à pleines dents blanches. Et l’éléphant pénardos, sur le trottoir… Des choses, quoi, pour cons-kodak de passage : clic clac ! Mais y a pas de quoi se faire une infusion de doigts de pieds.
On marche cinq ou six minutes puis, terrassés par la chaleur et le boucan, on décide de se payer un bahut. Je lève la main. Aussi sec, une petite Datsun (parce que les Japs ne permettent pas à ceux d’Extrême-Orient d’acheter, fût-ce un bouton de braguette, ailleurs qu’à Tokyo-les-bains-de-foule) s’arrête à cinq cents mètres : le temps de freiner.
Ravagée de la cave au grenier, la Datsun. Putain d’elle, ces haillons de ferraille qu’elle constitue, la pauvrette. César aurait à la compresser, il obtiendrait juste un petit passe-thé (de campagne). Bon, on s’y jette nez en moins. Béru achève d’écraser le semblant de banquette dépenaillée. Se prend un ressort dans le baigneur, l’artiste : un mahousse, à boudin, tout vibreur comme une pine d’âne. Son bénouze en est trucidé. Il égosille. Moi, pendant qu’il se colmate le Mazarin, je tâche d’expliquer au man-driver qu’on se rend à l’hôtel de police. Cézigue, tout mignard sur son siège, tu le croirais atteint de coliques frénétiques. Il tressaille, fibrille, grouillasse à son voltock, ce petit nœud jaune. Comprend balpeau d’anglais, bien que faisant semblant de le jacter en répondant yes sœur quand tu lui dis do you speak english. Il est beurré d’illusions, mister Magot. Des tas de gens sont pareils : se vantant de tout, et croyant dire vrai, et puis, mis au pied du mur, s’avérant (pas correct, mais fume !) bons à nibe, à zob, à rien ! Police, ça, il veut bien, mais c’est le côté Maison-Mère de la chose qui lui échappe. Je lui fais des dessins, il opine. On démarre en fusée Cosmos. Cap Carnaval ! En route ! Et mon Béru de bieurler de plus rechef. Faut dire qu’il y a un trou large comme un couvercle de lessiveuse dans le plancher de la guinde et qu’il a les targettes sur la chaussée, le Gravos.
— Eh dis, merde, j’y vais à pied ! il hurle.
Je le remonte in extremis, grâce au peu de latin dont je dispose. Il loge ses cannes sur le dossier de la banquette avant, ce qui est bon pour la circulation du sang, et aussi pour celle de la rue Chose-Truc.
Franchement, Bangkok est une ville immense ; et vraiment c’était pas la peine.
Pourquoi construire des villes de cette ampleur puisqu’elles sont dénuées d’intérêt, comme dirait Sa Majesté ? Ils sont cons de coaguler ainsi, les hommes. Quand c’est pour faire Paris, Londres, Rome ou Rio, bon, je conçois et opine. Mais des bleds casse-couilles, qui te font tressauter la cervelle et te donnent envie de gerber, hein ?
Bref, après des tours, contours, fausses manœuvres, risques en tout genre, on finit par débarquer devant un bâtiment blanc au fronton duquel flotte le drapeau thaïlandais, qui n’est pas sans rappeler le nôtre puisqu’il est bleu blanc rouge, lui aussi, mais en traviole (une bande rouge, une blanche, une bleue, une blanche, une rouge, regarde sur le Larousse, c’est assez classique, de bon ton, moi je trouve ; pour tout dire, il fait assez drapeau, quoi). Pas comme celui de Ceylan, par exemple, ou du Kenya qui ont un petit côté imité de Lurçat.
J’ai des lettres d’intromission.
Les fais valoir à qui de droit.
Si bien que je suis reçu par un certain commissaire Raï Duku, qui est attaché au bureau du grand patron, lequel a pour nom Têkunpovkon, histoire de t’amuser au passage.
Mon homologue, comme on dit puis dans les hémisphères motorisés, est gazouilleur tout plein, et pas plus haut qu’un caniche qui fait le beau. Il nous reçoit de bonne grâce et, ô miracle, s’exprime dans un français des plus corrects.
J’y explique l’objet de notre venue. Il frétille comme un garçon de café au bout d’une ligne téléphonique (tu le vois, dans ce book, c’est n’importe quoi ! Et c’est très bien ainsi).
Le genre affable, comme Florian. Approuvant chaque mot qui te tombe du clappoir, jubilant d’un pied sur l’autre. Si jaune et dru, tu dirais une envie de pisser, cet homme !
Je lui demande ce qu’il pense de cette disparition et s’il a une version de l’affaire. Il affirme qu’au grand jamais une chose pareille ne s’était auparavant produite en Thaïlande, terre de liberté. D’ailleurs, thaï signifie libre. Pays libre ! Ici, pour être plus libre, on met les communistes en prison, c’est vous dire ! Liberté intégrale. Il nous raconte des tas de choses intéressantes sur l’ancien Siam, célèbre pour ses sœurs. Qu’à la longue, Béru se permet de l’interrompir.
— Dites, collègue, vos indisgressions Guides Bleus, c’est pas ça qui va faire avancer le chemise-bique (il veut dire chmilblick, du nom d’une fameuse émission culturelle) qui c’est-t’il qu’a enquêté sur c’t’affure qu’on vous cause ?
Ainsi pris à partie, le commissaire Raï Duku dégoupille son téléphone interne et se met à jacter dans sa langue, que tu croirais qu’il joue du xylophone, tant tellement il en met un coup et que c’est percussionnant. Lorsque t’écoutes parler ces dialectes-là, tu te demandes s’ils comprennent vraiment ce qu’ils se disent, les usagers, ou s’ils font juste semblant, pour laisser croire des choses. Prolixe, le mec ! Les minutes passent et ils continuent d’en casser à la vitesse d’un écureuil grignotant des noisettes. Par les fenêtres fermées, à cause de l’air conditionné, on perçoit la féroce rumeur de la ville, et ses gaz d’échappement composent une sorte d’immense fumerole qui tourbillonne dans le ciel bleu comme la vapeur d’un étron frais pondu (poésie pas morte).
Béru a quitté son pantalon puissamment troué par le ressort du bahut et, l’ayant étalé sur ses genoux, entreprend de colmater la voie d’eau à l’aide de trombones chipés sur le burlingue de notre honorable collègue. Il use des délicates agrafes comme de points de suture, en perce l’étoffe, pour confectionner pénélopement une sorte de « V » métallique. Dans les couloirs ça jacasse en thaï, voire en chinois. Je repense à la fabrique Laguêpe, là-bas, en plein naufrage, avec à sa barre, stoïque, le brave Alphonse Dadet dépecé par les banquiers aux dents rouges. Et je revois la mégère Clarisse Clarance, dont le regard jetait des éclairs comme dans un mauvais contact électrique. Et puis ce grand glandu de Jean-Michel, pilier de bar, tombeur de filles à l’horizontale… Drôle d’environnement pour un vieux battant comme on m’a dépeint Victor Héatravaire. Une vie conquise de haute lutte. Belle situasse, tout ça… Et puis l’écroulement, l’édifice qui part en sucette. Gravats, comptes en rouge, chômage. Ces dames qui remplacent le slip par un kleenex, les dégueulasses, merde ! Qu’on devrait en revenir à l’onanisme quand on évoque des machins pareils, moi je dis, et je suis de mon avis ! Le moment que choisit le père Victor pour partir visiter l’Extrêmorient, ce nœud ! Au lieu de tenter l’impossible pour renflouer le barlu, liquider au moins en douceur les ruines de son petit empire !
Raï Duku a enfin raccroché que je rêve encore. Et Béru rapetasse son futiau. Notre confrère le considère sans étonnement outremesuré, pensant que ça se passe probably ainsi dans la police françouaise, une et indivisible.
— Le chef inspecteur Wat Chiê va venir avec le dossier, annonce-t-il, c’est lui qui s’est occupé de l’affaire ; mais ne vous attendez pas à des choses positives car son enquête n’a rien donné. Il semble que votre compatriote s’est volatilisé en quittant l’aéroport.
Il nous propose un jus de fruits. Nous déclinons. Derrière lui, sur une console, y a un bouddha méditant (jambes croisées, mains posées sur les genoux, paumes tournées vers le ciel). A son côté, une peinture pareille à un dégueulis d’après banquet chinois, représente le roi Raba Tonfrok Ier, en tenue de couronnement, sur un éléphant blanc gancé d’or.
On entendrait voler le portefeuille d’un ministre, car l’ami Raï Duku continue de suivre le travail d’orfèvre du Gros, la bouche mousseuse, le regard défendu par l’attention. Ses prunelles se mettent à ressembler à deux notes sur une portée de musique.
On toque à la lourde.
Duku lance un cri comme un coup de sifflet d’arbitre dans un match de foute. Le chef inspecteur Wat Chiê fait une entrée rétrécie, un dossier en bambou sous le bras. Il se prosterne devant nous, puis se relève et nous vient contre.
Il est vêtu d’un pantalon noir tire-bouchonné et d’un veston beaucoup trop long qui lui va comme des hémorroïdes à un pédé. Cette veste est en tissu synthétique gris à fines rayures. Par en dessous, il porte un tee-shirt sur lequel y a d’écrit comme ça en anglais follow me, ce qui veut dire suivez-moi. Et pour un flic, la devise vaut son pesant de menottes, non ?
Il jacte avec son supérieur hiéraldique. Au bout du sermon, Duku Raï traduit.
— Tout ce qu’il est parvenu à établir, c’est que votre ressortissant a souscrit aux formalités douanières et retiré ses bagages. Trop de temps s’est écoulé avant que les autorités françaises ne nous alertent et il a été impossible de retrouver sa trace au sortir de l’aéroport. Le chef inspecteur a montré la photographie de ce monsieur à tous les chauffeurs de taxi qu’on a pu retrouver et qui stationnaient à l’arrivée du vol en provenance de Hong Kong ; aucun d’eux ne l’a pris en charge. On a également interrogé les employés des grands hôtels qui attendent les clients : négatif…
Wat Chiê suit à tâtons le déroulement des explications. Il approuve, çà et là. Marquant qu’il a fait ce qu’il a pouvu, mais qu’à l’impossible nul n’est détenu et que tant va le cachalot qu’à la fin il se case, et encore, selon ce que je crois déceler, qu’il ne faut pas jeter le Commanche après la poignée, c’est te dire la pauvreté d’une rare humilité à laquelle je me suis volontairement réduit, ayant présentement un grand malheur d’auteur autour de moi, et écrivant dessus, comme sur le dos du bossu de la rue Quincampoix ; volupté du clown cachant sa peine derrière un nez qui s’allume en débitant des niaiseries dont on s’efforce de rire parce que ça fait partie des conventions. Et que merde à tout et à tous !
Bon, je sais déjà que ces deux flics jaunes ne nous seront d’aucun recours.
— Pourriez-vous nous faire parvenir la liste des passagers qui ont emprunté le même vol que Victor Héatravaire ? je demande malgré mon scepticisme.
Duku traduit à Chiê qui paraît surpris mais qui t’opine (Hambour) comme un grand. Et Dieu sait !
Bérurier regagne son falzuche.
Sur quoi nous levons l’ancre.
— Et alors ? fait la voix toute proche et cependant si lointaine du Vieux.
— Je voudrais que vous me fassiez tenir la liste des passagers qui ont pris l’avion de Héatravaire Paris-Tokyo, en même temps que lui, Patron.
— Vous pensez qu’il n’est pas parti seul ?
— Je pense que ce serait une vérification utile. Adressez-moi cette liste par télex à l’hôtel Oriental.
— Entendu.
Je raccroche.
Bérurier bâille et me dit :
— Tu crois pas qu’on voyage pour des prunes, gars ?
— Je le crains fort, mon cher ami.
— Je suis tout courbaturé, Mec, si on irait se faire masser puisqu’on est en Thaïlande ?
Et c’est ainsi qu’on se rend chez miss Suzy Wrong, spécialiste, puisqu’elle a eu l’infinie délicatesse de me refiler sa carte à la faveur des événements décrits en début de chef-d’œuvre de lieu, ou d’œuvre de chair.
Elle crèche à cent pas de l’hôtel. Précieuse auxiliaire qu’un employé complaisant doit appeler en consultation pour les touristes mâles qui veulent tâter du massage thaïlandais, si réputé de par ce pauvre monde en délisquescence.
Moi, la croyant à dache, je veux prendre un sapin, mais quand je montre sa carte au chauffeur, il m’explique que c’est là, à gauche, tout de suite après le grand magasin qui vend des souvenirs, au-dessus d’une boutique de mode.
On s’y rend au pas des chasseurs alpins de la Quatorze, quand ils dévalaient l’Alpe homicide pour se ruer à Berlin, ces chéris, via Verdun, les pauvrets, et qu’à quoi ça a servi, tu peux me dire, à présent qu’ils sont à peu près tous morts sous leurs médailles et que le chancelier Schmidt est le grand ami du Président ?
Un escalier de bois qui pue une drôle d’odeur asiatique, indéfinissable et indélébile de surcroît, car elle se dégage des murs, de l’air, de tout.
Suzy Wrong crèche au premier, ce qui est à conseiller, la maison ne comportant qu’un étage. Sa porte est joliment décorée de motifs de là-bas. Ça fait restaurant chinois. On tire une chevillette et un gong retentit ; qui n’entend qu’un gong n’entend qu’une cloche, comme disait ma grand-mère.
La môme s’hâte de délourder, ravissantissima dans une espèce de kimono de soie arachnéen et orange (les deux réunis c’est très chouette). Me reconnaît et me gazouille des mots de bienvenue, façon perruche quand le soleil du morninge pénètre dans sa cage et qu’on vient changer son eau.
Justement, elle se trouve en compagnie d’une potesse, encore plus belle qu’elle. Son seul défaut, propre à la plupart des dames extrêmement orientales, c’est les cannes en cerceau. Léger, mais probant. Elles ressemblent presque toutes à des commodes Louis XV. Pour te faire un collier ou une ceinture, c’est very vouèle, mais esthétiquement, ça choque les gars comme voilà mézigue, habitués à des nanas bien galbées. Cela dit, pour ce qu’on vient lui demander, c’est pas la peine qu’elle se les fasse redresser par des forgerons compétents.
En apercevant la copine à Suzy, Bérurier pousse son barrissement des grandes occases ; lequel, en cette contrée éléphantesque, passe inaperçu.
— Je prends la celle qu’é là ! déclare-t-il péremptoirement.
La môme demande s’il souhaite commencer par un bain.
Je traduis, le Gros se met à rouscailler ferme :
— Dis à c’te miss canari que j’ai pas v’nu ici pour faire mes ablations ! Des bains, c’est pas dans ma nature. J’en ai pris un l’année dernière, quand t’est-ce je me suis filé la pipe à l’eau en voulant enfilocher une carpe que c’con d’Pinaud v’nait de ferrer, et merci, ça m’a suffi pour un bout d’temps. Si c’est tout c’qu’elle aura à proposer à son palmarès, c’est pas la peine qu’on soye venu des antipotes !
J’arrange la diatribe du bougon et parviens à conclure à son nom un gentleman agreement, en foi duquel il aura droit au fameux massage universellement réputé, avec possibilité d’extension sur un coït libératoire.
Le prix étant articulé, débattu, accepté et puis payé, Sa Majesté Queue-d’âne passe dans le laboratoire de ces dames donzelles.
— And for you ? s’inquiète Suzy Wrong.
For me, ce sera seulement du bavardage. Je le lui dis. Non que ma religion m’interdise des ébats avec cette aimable jeune fille, mais j’ai l’esprit tourné vers le boulot comme un muezzin vers La Mecque.
— Ce matin, nous avons été interrompus par l’arrivée de la police. J’aimerais qu’on parle un peu de Johannès Brandt, votre client de la nuit, si peu doué pour le parachutage.
Elle me sourit.
— Ici, c’est mon local professionnel, avertit la ravissante.
— Aussi vous réglerai-je le montant de la consultation, docteur, assuré-je de bonne grâce.
Du moment qu’il y a du papier vert à la clé, elle est partante, la chère chérie. Elle adore les photos d’Hamilton. Je veux parler de celle d’Alexander Hamilton, l’homme d’Etat américain qui figure sur les billets de dix dollars.
Après lui en avoir remis deux, plus une de M. Lincoln (des vraies gueules de grincheux, ces mecs !), je me jette à pieds joints dans le vif du sujet.
— Miss Wrong, roucoulé-je, connaissez-vous, de près ou de loin, un type vêtu en kaki, portant une casquette blanche à longue visière, le nez chaussé de lunettes noires, pourvu de larges épaules et d’un ventre confortable ?
Elle me visionne avec un peu de surprise dans les deux trous de bite qui lui servent de prunelles.
Comme si elle me découvrait. Ou plutôt, non, comme si je me mettais à parler thaï au détour de la converse.
Bon : elle sait de qui je parle.
Et moi, ça me fait plaisir. Pourtant, t’admettras que, présentement, j’arpente à côté de mes pompes, non ?
Je suis ici pour en apprendre sur la disparition de Victor Héatravaire, or je m’occupe d’un certain Brandt, sujet germanique, avec lequel je n’ai en commun qu’un peu de sa cervelle sur le bas de mon pantalon. Faut être moi pour se laisser dévier ainsi de la ligne tracée, hein ?
Elle ne sourit plus, Suzy. Elle hésite. Et il est rare qu’une personne hésitante sourie.
J’attends, dans l’honneur et la dignité. Le silence n’est troublé que par les gloussements et clameurs du Gros en plein panard dans la pièce voisine. Il a des élans du cœur, Alexandre-Benoît. Des suppliques extatiques :
« Dieu d’Dieu, refais-m’le ! Chié d’merde, c’que c’est bon ! J’t’en supplille : rebelote, chérie ! Vouiiii ! Fais gaffe, l’fil électrique s’prend dans mes gesticules et ça m’coince ! Oh ! là là ! Againe ! Againe, pléhase ! »
M’est avis qu’on lui en donne pour ses dollars, à Bigzob ! Du tout beau travail qui fait honneur à ce vaillant pays.
Wrong amorce une moue très choucarde.
— D’après votre description, je serais amenée à croire qu’il s’agit de Chakri Spân.
— C’est-à-dire ?
— Chakri Spân est le plus grand marchand de cercueils de Bangkok.
— Drôle d’industrie.
Elle m’explique l’importance du cercueil dans la religion bouddhiste. Ici, tout le monde s’efforce de s’en offrir un magnifique. Quand t’es clamsé, on t’embaume et la famille te conserve un certain temps à la baraque. Plus tu es aux as, plus on te garde longtemps. Parfois, on diffère l’incinération de plusieurs mois. Pas de cimetière : des fours crématoires. Seuls, les Chinois (qui représentent un bon dixième de la population) se font enterrer, sinon : le bon vieux bûcher purificateur ! Or, donc, ce Chakri Spân vend les plus beaux cercueils de Bangkok. Il est célèbre dans toute la ville. On pense qu’il tripote dans un tas de trucs annexes. Qu’il négoce en tout genre, ce forban. Il s’occupe de la boxe, un peu de la prostitution… Une nature. Il hante les bars des grands hôtels. Jamais fringué autrement que d’une combinaison de broussard et d’une casquette blanche à longue visière à l’abri de laquelle il regarde venir ses contemporains. Même dans des soirées mondaines, il est affublé de sa combinaison aux mille poches. De ces dernières, il extrait de tout : des bahts à poignées qu’il distribue volontiers, des boîtes de médicaments dont il use et abuse, des armes quand c’est nécessaire. Il parle peu mais net. On le craint comme la peste bubonique. Il se déplace dans une Rolls aux vitres teintées, conduite par un chauffeur chinois maigre et malin. Il en jaillit comme un diable, sans jamais refermer sa portière derrière soi. Marche en trombe, toujours. Espèce de sanglier en éternelle charge. Il habite une vaste maison au bord d’un klong. Un klong, elle précise, c’est un canal. Y en a des chiées (au moins) à Bangkok, qui quadrillent la ville. Bien fangeux, riches en détritus et merdes cholériques, tu penses ! La demeure de Chakri Spân est située au bord du klong Salo Salôp dans la vieille ville. On la dit rutilante, et pleine d’objets d’art, digne de concurrencer celle de Jim Thomson, ce milliardaire amerlock défunté de mort suspecte en 67, au cours d’un séjour en Malaisie.
Très intéressant, ce que me bonnit la mère Suzy. Tu ne trouves pas étrange, toi, que ce type équivoque se soit trouvé dans le couloir de la chambre à Brandt au moment où ce dernier valdinguait ? Eh bien moi, si, que veux-tu !
Je vais pour continuer ma petite interview quand le gong de la porte retentit.
Suzy s’excuse et passe dans la petite antichambre pour délourder. Je l’entends parlementer à voix basse. Curieux de nature, je risque un z’œil et bien m’en prend. La curiosité est un vilain défaut, mais souvent récompensé. Il convient de ne jamais craindre nos défauts, car, Seigneur, sans eux que ferions-nous ? Ils sont la suprême récompense de nos qualités.
Donc, je mate en loucedé, et qui vois-je, dans l’encadrement, bien honnête, bien smart ? L’Angliche qui nous a probablement sauvé la vie naguère en nous avertissant qu’il pleuvait de l’obèse.
La Suzy lui chuchote des trucs que ce gentleman écoute fort civilement, après quoi il a une inclinaison du buste et se retire.
La Jaunette revient.
Pas seule.
Car la porte du « laboratoire » vient écraser un éventail de soie contre le mur et la camarade d’atelier de miss Wrong se précipite, nue et plus souriante du tout dans la pièce où on fait la converse.
Elle cause vite et thaï, si bien que j’entrave que tchi. Mais l’arrivée inopinée du Gros éclaire ma lanterne sourde. Triquant comme mille étalons, il rameute la garde, criant à l’arnaque. Ne voilà-t-il pas que, contre toute convention dûment agréée, sa partenaire refuse de se laisser miser sous prétexte que mon ami est archi trop fort pour sa propre constitution !
— Non, mais ça va pas, les miches ! qu’égosille le mammouth. Une pute qui renâcle, on les voira toutes c’t’été ! Comme si j’y d’manderais la lune ! Juste son cul, faut pas chérer ! Et elle est marchande de cul, oui ou merde, cette jouvenceuse ? Si elle a le fume-cigare comme un porte-mine, faut qu’elle va changer d’turbin, merde ! Quand on n’a pas d’aptitude, on laisse aux autres ! L’vibro-masseur, c’t’à la portée d’n’importe quelle jeune fille d’bonne famille, merde ! Des guiliguili électriques su’la grosse veine bleue, une gamine de huit ans saurait si on lu montrerait une fois pour lu’montrer. S’l’ment, moi, je becquete pas qu’des z’hors-d’œuv’, merde ! Une séance sans embroque, salut madame, j’aime autant r’tourner à la Communale me pogner dans les tartisses du préau, merde ! Ça t’enfouille ton carbure au prélavable, d’accord comme quoi t’auras droit à l’enfourchement final par tout’la troupe. Et quand t’arrives av’c ta chopine, c’est « oh, non m’sieur, elle est trop grosse ! » Merde ! Quand on choisit c’boulot, c’est qu’on s’sent paré pou’les grandes manœuvres, non ? J’veux bien qu’les julots d’ici soyent montés comme des sapajous, mais faut songer au touriste, non ? Ou alors pas s’en mêler ! Merde ! T’affiches le calibre maximume admis su’la lourde avant qu’on entrera. T’écris en tout’lettres que çu qui l’a plus forte qu’un cigarillo peut s’l’évacuer ailleurs, merde ! Sana, toi qu’as un anglais légèrement plus éloquent qu’l’mien, tu vas m’dire à c’te mijaurée qu’elle dégote un pot d’vaseline si ça lu chante, é qu’é s’laisse fourrer princesse, bordel ! Qu’aut’ment sinon, je me file en pétard pour d’bon. J’vais lu donner des cours du soir d’enfilage sérieux, moi, espère. La démarrer à la banane verte, la continuer à la courgette pour la terminer à moi, moi ! C’qu’est payé est dû, pointe à la ligne ! Allez, esplique z’y ! Merde !
Miss Wrong, à laquelle je fais part des réclamations béruréennes, hoche la tête.
— Votre ami est un surmonté, elle plaide. Je n’ai jamais rencontré d’appareil de cette taille. D’ailleurs, je serais curieuse de l’essayer, pour ma documentation personnelle ; accepterait-il que nous permutions, Dolly et moi ?
Je transmets sa proposition à Béru qui, instantanément calmé, sourit de bien aise.
— V’là une p’tite très méritante, déclare Sa Majesté. Qui r’chigne pas à l’épreuve. Explique-lui qu’j’serai délicat, Gars. J’ferai queue d’velours, av’c elle ; promis. J’entrerai su’la pointe des pieds, pas alarmer l’chat qui dort !
Il prend Suzy par la main.
— Allons, viens, ma beauté, tu l’as bien mérité.
— Minute, interviens-je. Chère miss Suzy, qui était le monsieur qui a sonné tout à l’heure ?
Elle hoche la tête :
— Un client de l’Oriental qui m’était adressé par un employé.
— Vous le connaissiez ?
— Non, il venait pour la première fois. Je lui ai demandé de repasser plus tard.
J’acquiesce. Elle exit avec le surchibré.
Sa potesse tente de me justifier sa défaillance, mais j’en ai rien à fiche, moi, de son étroitesse de vulve. Alors je me barre, parce que je me sens gagné par une incommensurable nervouze. Une vraie pile atomique, parole !
Besoin de m’accomplir, comme on dit dans les articles sérieux des hebdomadaires.
Pour être franc avec toi : je sens des choses.
Et j’en pressens davantage encore !
Et alors, tandis que des éclaboussures d’eau me jaillissent, je me dis in petto, en catimini et autres, le gnagna suivant : « Mon Sana, tu files du very bad coton, ne t’en déplaise. Car enfin, enfin, enfin, te voici à Bangkok pour t’occuper de la disparition d’un gars de chez nous et au lieu de, tu ne penses qu’à la débalconnisation d’un vieux teuton de merde ! Ça manque de réalisme, mon cher. Même si on a trucidé ce Germain, t’en as strictement rien à branlocher, n’étant pas qualifié pour t’occuper des assassinats qui ne concernent pas la maison-mère. Et le fait que tu aies failli prendre le chuteur sur le coin de la gogne ne change rien au problème. »
Bon, très bien, je me récite ce petit compliment manière d’apaiser ma conscience ; mais il ne me retient pas de penser à cette affaire. Et, pour ne rien te celer, comme disait un marchand de cire à cacheter, je me suis installé dans la chaise longue qu’occupait l’obligeant Anglais ce matin. Et je contemple la vertigineuse façade de l’hôtel. Le soleil emplit chaque vitre de miroitements pourpres. Par-delà la rumeur joyeuse de la piscaille, me parvient celle du fleuve coulant au pied de la terrasse. Il a un nom bizarre, comme tout ici, pour nos oreilles occidentales. Il se nomme le Menam Chao Phaya. Ainsi soit-il. Et c’est fou la navigation sur cette large voie d’eau verdâtre ! Les embarcations pullulent. En général, elles sont étroites et très longues, pulsées par des moteurs dont l’arbre d’hélice mesure au moins trois mètres. Et je me demanderais bien pourquoi ils sont si tant tellement longs, ces arbres d’hélice, seulement, franchement, tu vois : je m’en fous comme de ta première culotte au jeu.
Alors, je ne me le demande pas, et c’est rudement mieux ainsi, car à vouloir connaître le pourquoi des choses, on en arrive vite à vouloir aussi en savoir le comment et dès lors tout se complique dans des proportions néfastes.
Depuis la chaise longue de l’Anglais salvateur, je considère le balcon du onzième où, tu vas te marrer, se trouve encore la ceinture du peignoir, telle une marque blanche chargée de signaler le point du drame.
Si ce gentleman a eu le temps de nous avertir du danger, c’est qu’il regardait dans cette direction. S’il regardait, il a fatalement vu basculer le Chleu. Et pourquoi, étant assis au bord de la piscine, lui tournait-il le dos, cet Anglais, à la piscaille, alors qu’il y avait tout plein de belles nanuches à contempler ? Et comment se fait-il qu’il aille visiter Suzy Wrong peu après l’accident ? Suzy Wrong qui se trouvait précisément dans l’appartement de la victime. Hasard ? Fume ! Les hasards, ce sont les pointillés qui remplacent les lettres dans les concours de mots sautés. Des solutions provisoires, en somme.
Si j’étais chargé de cette enquête, ce qu’à Dieu ne plaise, je m’occuperais sérieusement du Rosbif obligeant, parole ! Et également du dénommé Chakhri Spân, roi du cercueil thaïlandais toute catégorie. Et je ne perdrais pas de vue non plus la môme Suzy…
Mais voilà, je suis ici pour autre chose.
Le haut-parleur de la pistoche annonce :
— Sir Antonio est demandé à la réception.
Marrant, mais je pressentais cet appel. Une pile, je te répète ! J’aurais éclusé une bonbonne de café fort, je n’éprouverais pas un plus grand frémissement à fleur de peau ; ni ne me sentirais davantage sur le qui-vive. C’en devient oppressant.
Je me lève pour souscrire à l’appel.
La fraîcheur du vaste hall me revigore. J’avise le chef-inspecteur Wat Chié, planté devant le guichet de la réception au-delà duquel s’affairent de ravissantes filles vêtues de sombre.
Il vient à moi, la bouille fendue d’un sourire de père-la-colique. Il a une frite pour réclame de laxatifs, l’ami. Je lui dis quelques mots en anglais, mais il ne cause que sa foutue langue à la gomme.
Me tend un feuillet comportant deux colonnes de noms dactylographiés. C’est la liste des passagers du vol « Hong Kong-Bangkok ». J’y glisse un regard caramélisé avant que de la plier en deux et de la glisser dans ma poche-revolver, comme on disait jadis, à l’époque où l’on ne se servait jamais de revolver ; qu’à présent les temps ont bien changé et que tout un chacun défouraille de-ci et de-là, dépose sa petite bombe sur le paillasson ou dans la bagnole du voisin, et revendique les plus sombres attentats comme s’il s’agissait de hauts faits. Dedieu, ce qu’ils sont devenus ! Tu vois de la viande qui a tellement de peine à exister, et qu’on hache, qu’on transperce, qu’on dépèce frénétiquement. N’importe quelle raison. T’es pas d’accord ? Tiens, meurs Et ça a servi à quoi d’inventer la pénicilline, dès lors ? Le bistouri coagulant ? Et que Mme Curie soit morte de radiations ? A quoi ? Pour se faire ayatoller ? Merde ! Tu sais que je les conchie de plus en plus foireusement, tous ? Que j’en deviens herbivore, à force d’à force ? L’eau, l’herbe et la solitude, mes ultimes soutiens. Bien m’assainir avant de crever. Mourir nettoyé, quoi. C’est plus décent.
— Have a drink ? je demande à mon confrère.
Heureusement que j’ai ponctué du geste : le pouce en clairon devant la bouche, tout le monde pige, du Groenland à la Terre de Feu.
Flatté, il acquiesce. Alors je l’entraîne au bar. Il boit un cocktail de jus de fruits, moi une tisane de grain d’orge sur un gros glaçon.
On ne peut pas se causer, on ne parle aucune langue en commun. Ça aussi, va falloir y mettre fin, à ce cloisonnement par les langages. Coûte que coûte. Ensuite ça ira peut-être un tantinet soit mieux.
C’est l’heure creuse. A part un gros vieux Ricain à cheveux blancs qui s’évente malgré l’air conditionné avec son chapeau de paille, devant un verre vide, il n’y a que le barman. Wat Chié lui fait signe et baragouine. Le loufiat se tourne vers moi :
— Il dit que, selon lui, l’homme que vous recherchez avait rendez-vous à l’aéroport.
Tiens, il s’intéresse encore à notre problème, l’inspecteur-chef ? J’avais pourtant le sentiment que ça lui passait au-dessus de la coiffe.
J’opine.
— Il a une idée quant à l’identité de la personne en question ?
Pour encourager le serveur, je lui vote une photo en couleur de son roi, en costume d’apparat, sur un billet de cent bahts.
Il la griffe sans sourciller : plouf : in the pocket.
Faudrait écrire l’histoire d’une banknote, d’une main et d’une poche. Leur union sacrée, leur accomplissement parfait. La main en langue de caméléon, le bifton si bien vite froissable, la poche hébergeante. Un documentaire, je pourrais tourner, tellement j’ai semé de pourliches au long de ma route. Je sais tout sur la façon discrète de le tendre et celle, plus discrète encore, de s’en saisir. La promptitude stupéfiante de ce court voyage d’une fouille à l’autre. Le billet serait une plaque sensible, y aurait rien d’impressionné dessus, à ce degré de fulgurance.
Le barman traduit.
Wat Chié répond.
— Il dit que non, mais que tout devait être convenu à l’avance.
Je tire la liste des passagers de ma vague. L’explore. Beaucoup de noms asiatiques, et aussi des noms anglo-saxons. De français, seul celui du vieux Victor. Excepté le sien, je suis certain de n’avoir jamais lu ceux de ses compagnons de voyage.
Je réprime un bâillement nerveux. Je m’emmerde. Qu’est-ce que je peux faire pour essayer de retrouver le père Héatravaire ? Publier sa photo dans les baveux d’ici ? Tiens, au fait, pourquoi pas ?
J’informe, via le serveur, mon homologue thaïlandais de ce désir. Il hoche la tête, l’air de dire lui aussi « pourquoi pas ? mais ne vous faites pas trop d’illusions ».
Est-ce qu’il veut bien m’accompagner jusqu’à la rédaction de Bangkok-Soir ?
Tout ce qu’il y a de volontiers.
Il est de bonne composition, mon pote. Quel dommage qu’on soit obligé de chiquer les sourds-muets !
Il a sa bagnole, sur les portières de laquelle est écrit le mot police. Mot magique bien souvent.
En pas moins de rien, nous sommes dans les bureaux du journal. J’ai l’impression d’entrer dans une immense volière pleine de canaris.
Et bon, on rédige un texte, je confie la photo de Victor Héatravaire, en demandant qu’on ajoute « Bonne récompense à qui fournira des renseignements sur cet homme ». Mon collègue, par l’intermédiaire d’une secrétaire multiglotte, me fait savoir qu’il désapprouve ce rajout, alléguant que, consécutivement, j’aurai droit à des tas de témoignages bidons de la part des petits coquins attirés par l’appât du gain. A quoi je lui fais rétorquer que je préfère une surabondance douteuse à un silence complet.
La secrétaire en question, faut que je te fasse accomplir un détour par elle. Une beauté ! Chinoise pur fruit. Grande, mince, visage ravissant, teint légèrement rosé (un brugnon, comme disent les grands littérateurs qui ont des voix au Prix Goncourt et un compte débiteur chez leur éditeur). Son air intelligent, ses lèvres délicatement sensuelles me créent du désordre au-dessus de la ligne de flottaison. Elle me considère avec intérêt, moi je la dévore goulûment. Elle porte un tailleur noir et un chemisier rouge. Elle est coiffée assez court. Contrairement à la plupart des Asiates, elle trimbale un joli brin de poitrine et son fessier ne désobligerait pas un short très décolleté. Je lui dis comme ça que je suis perdu dans cette immense cité de cinq millions d’âmes. Ames bouddhistes, je n’en disconviens pas, mais montées sur deux jambes, et que dix millions de jambes autour de moi, qui savent où elles vont, alors que moi je l’ignore, c’est éprouvant pour un pauvre petit Français de France qui n’a qu’un tube de comprimés d’aspirine pour se défendre. Cela lui dirait-il de me servir de cicérone ? Je suis descendu à l’hôtel Oriental et n’ose en bouger, ignorant les mœurs, usages, coutumes ; redoutant la circulation, craignant la chaleur, le typhus et les morpions.
Elle a un sourire mignon, oh ! là là, je te jure que c’est vrai. Tu verrais combien elle porte aux sens, je crois que t’enfilerais ta bonne femme à sa santé, bien que tu l’eusses déjà caltée le mois dernier, en rentrant du ciné cochon.
Est-ce qu’après son travail, elle consentirait à venir me rejoindre ? Peut-être même accepterait-elle de dîner au restaurant français, tout là-haut, au dernier étage de l’hôtel ?
La Chinoise continue de sourire.
— Ce serait volontiers, dit-elle, mais je dois vous avertir que je ne suis pas une spécialiste du plaisir et que je ne couche pas.
Galant, je sais dissimuler mon désappointement (c’est le mot). Je me dépointe donc et récrie bien haut.
Que va-t-elle penser là ! Mes intentions sont pures ! Ai-je donc la tête d’un suborneur ? Répondez franchement ? Ainsi, je viendrais à Bangkok-Soir chercher de la fesse alors qu’il y en a plein la ville et qu’il faut parfois faire une grande enjambée pour ne pas marcher dessus ? Allons, allons, voyons !
Elle est rassurée par mes protestations.
Et bon, d’accord, elle me rejoindra en fin d’après-midi. Elle me demande la permission d’apporter son maillot pour profiter de la piscaille après le dîner.
Je la lui accorde sous seins privés.
J’en suis donc là de l’histoire.
Nulle trace d’Héatravaire, mais je fais diffuser sa bouille à tout hasard.
Par ailleurs, j’ai failli être écrasé par un gros chleuh tombé du onzième.
Ceci relate ma première journée à Bangkok.
Laquelle est loin d’être terminée, tu vas voir.
On ne peut pas se figurer ce qui m’arrive dans un polar !
Tu sais que si je me relisais, je ne voudrais pas me croire ?
De retour au bienfaisant Oriental, je découvre deux choses en attente : Bérurier, et un télex du vieux contenant la liste des passagers Paris-Tokyo.
L’un est rond, l’autre long.
Triste figure, le copain Alexandre-Benoît. Ronchon, taciturne, l’air de regretter Paris, sa Berthe, son bougnat favori, le beaujolais, les andouillettes de chez Prin.
— T’as des misères ? le questionné-je, bourré à craquer d’inquiétude.
— Parle-moi z’en pas, dit-il : j’ai t’eu un accident de parcours.
— T’as pas pu embroquer miss Jaunisse ?
— Au contraire.
— Comment, au contraire ?
Il est terriblement penaud, masteur Tristemine.
— J’ai beau chercher, j’pige mal c’faux mouvement. D’alieurs, c’est pas t’t’à fait d’ma faute. C’t’à cause du tube d’vas’line dont sur lequel j’ai glissé. Juste au moment d’l’enfourchement, ta donzelle. Elle voulait à la Duc Dos-au-mâle, la sœur. J’l’avais posturée conv’nab’ement, la moniche bien d’équerre, assurée su’ses coudes. Les travaux préluminaires s’étaient pas mal passés. On savait qu’ça seraye pas du cousu-main, fatal. Qu’y faudrait un p’tit forcinge discret au moment d’la bénédiction nuptiale : l’coup d’reins autoritaire, quoi. Çui qui barguigne pas. Allez, oust ! Entrez, v’s’êtes chez vous ! Elle consentait. Une vraie valiante, c’te souris, j’admets. L’genre d’guernouille qui s’croye plus grosse qu’à Elbeuf.
« Moi, bon, tu m’connais la conscience professionnelle ? Je l’ajuste à la langoureuse, lui commence un rond de bide pour qu’elle octroye mieux du frifri. J’m’étais pavané l’glandoche à la vaseline, tout bien, reluisant comme un vrai p’tit prince d’Emile et une nuit ; tout vibreur, tout piaffant : Saumur ! J’comptais lu procéder par p’tits tagadas marteleurs, comm’ av’c le maillet d’un commissaire qui prise ; bien préparer l’circuit pour l’déboulé final. J’la grimpais en danseuse, les pognes z’en haut du guidon, aérien, zélé comme un amour. Et pis v’là-t-il pas qu’en actionnant, j’fous mon panard su’ l’tube de vaseline qui jonchait. Dedieu, j’dérape comme c’serait été sur une peau d’banane, et rran ! J’pars à dame, c’est le mot ! Juste que le signor Popoff s’trouvait à l’entrée des artistes, brandi communal barde. Pas moilien d’dévier. Et heureus’ment dans un sens, que sinon j’eusse risqué de me l’péter net contre l’coin de table. L’v’là donc qui télescope miss Réglisse sans escale, tout d’une traite ! Plaouff ! Enplâtre cette mignonne jusqu’aux sourcils, directo ! L’hurlement qu’elle a poussé, j’le garde encore dans mes étiquettes ! Comme une qu’agonirait. Ce travail, Dieu d’Dieu ! Ce travail ! Ah ! espère, ell’ est pas prête de r’tourner au rondibé, mam’zelle Miss ! Sa cramouille a esplosé, littérairement ! Un claqu’ment pareil à une courroie de transmission qui saute. Dès lors elle a tourné d’l’œil, la pauvrette. Y a fallu appeler sa potesse. On l’a ravigotée au scotch, ensute coltinée jusqu’à son bidet de famille, manière qu’elle dédolore, mais mon cul ! Les ravages étaient faits. Sinistrée à cent pour cent, la chérie ! On pouvait déclencher le plan Culsec sans coup fou-rire. Ç’a été l’toubib : un vieux Chinois tout jaune, à lunettes. Et après quoi l’ambulance pour la driver à l’hosto, qu’y z’y recousent l’échancrure, lu posent des points de soudure, tout ça. Y a à faire, croye-moi ! C’est pas d’main qu’elle retrouvera son berlingot d’ jeune fille, ta madone ! Merde ! Note qu’un fois ces p’tites tracasseries passées, elle pourra vraiment s’aventurer dans l’pain de fesse. Pacequ’enfin j’en r’viens toujours, mais si tu veux faire pute, faut t’au moins avoir l’orifesse apte, non ? Cantonner dans le zobuscule chinois ça mène où, tu peux m’dire ? Désormaux, ell’s’ra gratifiée en conséquence, la p’tite démone ! Ell’ pourra signaler su’ ses brèmes que c’est du tout terrain, sans limite d’tailles ; ell’ épongera l’curé d’campagne comme l’cosaque du legs. Là qu’est passé Béru, l’bulldozer peut passer aussi !
Il se rassérène en narrant, le Gravos. Raconté, l’aspect plaisant de la mésaventure se dégage. Il en est conscient et finit par sourire.
— Ce sidi, conclut mon pote, j’sus toujours pas dégorgé des amygdales, moi. Va falloir trouver du cheptel de remplacement. On d’vrait s’inquiéter si y aurait pas une pute françouze dans l’secteur. Dans l’fond, y a que ça d’sûr. Une prostipute de chez nous, t’es tranquille qu’elle a pas l’minou comm’ une boutonnière ! Elle peut aller aux asperges sans pied à coulisse pour des vérifications prélavables. Faut s’renseigner. Les putes françaises, c’est comme les restaurants italoches : y en a dans l’mont dentier.
— Tu t’arrangeras pour en dégauchir une ce soir, coupé-je, moi j’suis de sortie.
— Une gerce ?
— Ravissante.
— Masseuse ?
— Non ; il s’agit de l’unique jeune fille sérieuse de Bangkok. Du moins le prétend-elle.
Sa Majesté qui a une confiance aveugle en son supérieur ricane :
— Elle pourra plus causer comme ça quand c’est qu’elle t’aura quitté.
Je déplie le télex du Vieux.
Rien de plus fastidieux qu’une liste de blases orientaux. J’ai l’impression de lire l’autre, sauf que sur la ligne Paris-Tokyo il y a davantage de Français que sur celle Hong Kong-Bangkok.
— Tiens, dis-je au défonceur de pot chinois, tu vas m’aider.
— A quoi-ce ?
— Je vais lire des noms. Tu les chercheras au fur et à mesure sur la liste que voici. Si tu trouves l’un d’eux, préviens-moi !
Nous nous installons commodément dans deux fauteuils mitoyens et la nomenclature commence. J’efforce d’articuler au mieux ; pour les noms barbares, Béru me fait répéter et les récite lui-même en déchiffrant sa liste.
Les Wang Tu Hô, les Krash Chibrak, les Sumuzaki et autres Vajhiralongkorn ne manquent pas. Sa Majesté les cherche sur son faf avec une louable attention. Ne les ayant pas dénichés, il conclut chaque fois par un laconique : zobi ! qui est une fin de non-recevoir.
On se paie toute ma liste, et il en reste encore sur la sienne, car il y avait davantage de passagers de Hong Kong à Bangkok que de Paris à Tokyo.
— Raté, soupiré-je, déconfit.
Le Mastar renifle. Il déplore. Aurait aimé me complaire. Mais, hein ? A l’impôt-cible, nul détenu. Soudain, comme il relit son feuillet, il me demande :
— Tu y prononces comment t’est-ce, ce blaze ?
— Goodyeard, dis-je.
— Espèce d’archicon ! exulte Elephant man, si tu triches su’ la prononciation, comment voudras-tu qu’on s’y r’trouve ! Y a écrit Godeyéharde, et ta pomme tu dis Goudyeur !
Fébrilement, je compare les deux listes. Je conserve un doigt pointé sur la Mrs. E. Goodyeard de son papier et je dévale les colonnes du mien.
Merci, petit Jésus ! Mrs. E. Goodyeard s’y trouve également. Mrs. E. Goodyeard de Bangkok.
Le petit Philippin qui examine l’annulaire des téléphones ne comprendra jamais pourquoi je le lui arrache des mains en grommelant « excuse-me » pour la forme. Je l’emporte promptement comme un joueur de rugby emporte le ballon ovale dont il vient de se saisir à la faveur d’un rebond (du trésor).
Les « G » !
Vite, vite !
Chère Mrs. E. Goodyeard !
La voici, la voilà, pimpante, en caractères gras, siôplait. Non qu’elle soit charcutière, mais elle gère un magasin d’antiquités dont l’enseigne est écrite en thaïlandais gothique.
Le comique naît toujours de la répétition.
En effet, je me jette dans un taxi Mercedes, stationné devant l’Oriental, comme naguère lorsque nous voulions nous rendre chez la malheureuse Suzy. C’est la même voiture et le même chauffeur. Je lui montre l’adresse de Mrs. Goodyeard. Il hoche négativement la tête et déclare en soupirant :
— Deuxième rue à droite, sir.
S’il n’a que des clients comme bibi, j’ai idée que les traites de son bahut resteront longtemps impayées.
Mrs. E. Goodyeard, tout comme la maréchale d’Ancre, n’a vraiment de féminin que le sexe. Cette concession faite à son genre, elle se présente sous l’aspect d’un solide grenadier d’un mètre quatre-vingt-dix, au visage de baroudeur, avec des tifs gris, très rudes et coupés bref. Elle porte une chemise d’homme à carreaux, un pantalon de velours serré à l’absence de taille par une ceinture de cuir large comme une courroie de batteuse, et elle fume une pipe de loup de mer tout en procédant à de la comptabilité au fond de son magasin.
Celui-ci contient des merveilles. Il ne s’agit pas d’un antre de brocanteur bourré de pouilleries asiatiques, mais d’une sorte de petit musée ne proposant que des pièces rares dûment mises en valeur sur des socles de marbre noir, et éclairés par des spots savants.
Des bouddhas anciens, des sculptures populaires datant de plusieurs siècles, des objets insolites finement ciselés ou peints captent dès l’entrée votre attention.
J’opère un petit circuit dans les deux salles communicantes, intéressé par cet art nouveau pour moi qui n’aime que les vieilles choses de la vieille Europe. Les reliques des autres continents, n’importe leur beauté, conservent à mes yeux des relents de bazar. Il n’empêche que certains des objets présentés par Mrs. E. Goodyeard ont de l’allure, entre autres un banc ayant la forme d’une chevrette couchée, aux lignes pures et dont le bois a une brillance unique. Donne-moi dix bahts pour le commentaire et si tu veux en savoir davantage achète la brochure.
Ce petit tour d’horizon accompli, je m’approche du bureau chromé de l’antiquaire. Elle trace des colonnes de chiffres, en tétant sa bouffarde. Ne daigne point lever les yeux sur moi, bien qu’elle sente ma présence immobile devant elle et que sa rétine dusse capter une bonne partie de mon pantalon (le cher valeureux réceptacle).
Au bout de son addition, elle demande, sans lever les yeux, à travers le nuage de son Early Morning (car elle en fume bien que nous soyons en fin d’après-midi) :
— Quelque chose vous intéresse ?
— Oui, madame, réponds-je.
— Quoi donc ?
— Vos voyages.
Pour lors, la digne personne consent à me présenter son visage et ça n’est pas ce qu’il y a de moins intéressant dans son magasin. Rude trogne, avec des poches sous les vasistas, gonflées comme celles des combinaisons de mécanos ; un regard presque blanc tant il est bleu ; un soupçon de barbe au menton ; une réalité de moustache sous le pif ; dix dents métalliques sur le devant de son piège à steak et, enveloppant le tout, un de ces airs vachards qui flanquerait la diarrhée verte à un ours blanc.
Elle me prend en charge de son regard pénétrant, me jauge, contrôle, leste, soupèse, mesure, catalogue et articule, comme si elle proférait une insanité :
— Vous êtes français ?
— Cela se voit ?
— Surtout, cela s’entend. Que racontez-vous, à propos de mes voyages ?
— Moi ? Rien. Mais vous, vous aurez peut-être des choses à m’apprendre. Navré de vous importuner, mistress Goodyeard, si je vous dérange, je peux repasser à un autre moment ?
Elle continue de me défrimer en pompant sa pipe de navigateur solitaire et glacé. Les uniques pipes de sa vie auront été celles-ci. Ou alors des pipes bavaroises, en porcelaine, que le motif représente souvent un uhlan en train de faire du gringue à une gretchen.
— Ne parlez pas par énigmes, monsieur le Français, me dit-elle d’une voix qui commence à avoir les couilles fêlées sur les bords ; je dis toujours aux autres ce que j’ai à leur dire et j’aime qu’ils agissent de même avec moi.
— Voilà un bon langage, mistress Goodyeard, approuvé-je.
Je lui sors ma carte de roussin.
— Je ne sais si vous lisez le français, mais le mot police est international, n’est-ce pas ?
Elle regarde cette honorable pièce d’identité et acquiesce (mutuelle).
— Très bien, allez-y !
J’y vais. La vérité est toujours simple à dire et on ne perd pas de temps à la dire. Bon, alors la disparition de Victor Héatravaire. Moi, discrètement chargé de l’enquête qui, ici n’a rien donné. Mon idée de vérifier les listes des passagers et ce qui en a résulté, c’est-à-dire elle.
Elle m’écoute en curant sa pipe vide, puis en la tapotant dans un cendrier. Quel âge a-t-elle, cette créature hybride (abattue) ?
Soixante-cinq pions ? Moins ? On la devine puissante, capable de manier la cognée sans jeter le manche après.
Lorsque j’ai achevé, elle se marre. Avec ses chailles d’acier, tu croirais le géant de James Bond, celui qui coupe les câbles de téléphérique avec ses ratiches.
— Grand Dieu, mon cher inspecteur, vous perdez votre temps avec moi. Il se peut que j’aie voyagé à deux reprises avec votre homme, mais je ne l’ai pas remarqué. Vous me dites qu’il était en first, moi je me contente des tourist. D’autre part, entre le vol Paris-Tokyo et le vol Hong Kong-Bangkok, je suis revenue ici. D’ailleurs, je n’ai pas été jusqu’à Tokyo, la chose est aisément vérifiable. Je suis descendue à Bangkok pendant que lui continuait son voyage. La semaine suivante, j’ai dû faire un aller-retour à Hong Kong pour mes affaires, et au retour, je serais donc rentrée par le même vol que lui, mais par pur hasard. Le hasard, inspecteur, n’est pas toujours le Dieu des policiers, comme on l’affirmait dans mon jeune âge, je vois qu’il leur joue également des tours.
Ses prunelles blanches contiennent de l’ironie, ça, tu peux me faire confiance. Presque de la moquerie délibérée. Et moi, que veux-tu que je riposte à ses déclarations ? Il est d’ailleurs probable qu’elle dit vrai, cette dame. En tout cas, j’suis bien obligé de faire comme si.
Je la prie de m’excuser encore et la laisse à ses merveilles du passé.
Ça patine, mon gars.
Oh ! làlà làlà ce que ça patine ! Je fais du home-traîner, quoi ! Je pédale sans avancer, kif le gentil écureuil dans sa cage à enseigne de la Caisse d’Epargne et de Prévoyance.
Heureusement que ma ravissante secrétaire chinoise m’attend déjà sur les canapés de l’Oriental. Un orchestre de chanvre indien joue du discret au fond du hall, près de la porte permettant de communiquer avec l’ancien bâtiment de style colonial où habita Somerset Maugham. On perçoit à peine la musique dans la rumeur ouatée de l’hôtel.
Ma nana est là, et je lui sais un plein pot de gré, comme dit Bérurier, de ne s’être point changée. Rien de plus décourageant, lorsque tu as un coup de béguin pour quelqu’un, que de le voir se pointer au rancard, saboulé dimanche, donc, ne ressemblant plus très bien à ce qui t’a séduit chez lui. Je sais des moniteurs de ski qui ont fait démouiller des dames, le soir à la chandelle, parce qu’ils se présentaient en civil. Moi, cette greluse, elle m’a botté aussi à cause de son tailleur noir et de son chemisier rouge (et pommier blanc). Et elle a conservé cet accoutrement, la sublime créature. D’instinct, ou alors qu’elle aura pas eu le temps de se changer ? N’importe : l’essentiel est qu’elle soit comme je la rêve.
Je prends place à son côté sur le canapé. Les touristes vont et viennent autour de nous, ça jacte dans une chiée de dialectes. La zizique module doucereusement. Moment de détente bienfaisant : le havre du val de grâce de Monaco, enfin ! Le guerrier surmené se relaxe. Laisse-toi aller à la félicité de l’instant, mon Tantonio joli. Tu es un vaillant, un pur. Tu ne veux rien pour toi dans le fond, que le bonheur de ta vieille maman et aussi de pouvoir tremper ton biscuit quotidiennement (au moins). Nulle cupidité t’habite (grosse commak). La vie, tu la sais, et par conséquent la dédaignes dans ses superflances. N’en conserves que l’essence. La flamme vive bien dansante. Le feu monte, que dit La Bruyère, tandis que la pierre tombe (et même tombale). Mange ton pain, dors, aime, baise et travaille. Et regarde le ciel au fond des nues ! La liberté est dans ta tête.
Elle a un merveilleux sourire énigmatique, cette belle Chinoise. Enigmatique, c’est nous qu’on croit, mais il leur est naturel, les Jaunes.
— Me suis-je seulement présenté ? fais-je.
Et je lui offre mon nom enrobé d’un souffle plein de désir, comme disent les vrais écrivains qui ne chient pas la honte.
Elle murmure, en réponse, sa raison sociale :
— Tieng Prang Mônpo.
Ce qui est un nom de bon conseil, moi je trouve, non ?
Comme il n’est pas l’heure de se rendre au restaurant, je lui dis qu’il me serait agréable de faire une balade en barlu sur les klongs.
Elle accepte. Merci.
On se rend à l’embarcadère à deux pas de l’Oriental. Nous frétons l’une des longues barques en forme de cosse de haricot, munies d’un moteur à l’arbre d’hélice interminable, tu te souviens, je t’en ai causé.
Un Thaïlandais en short effrangé le pilote.
— Connaissez-vous la maison de Chakri Spân ? demandé-je à ma compagne.
Son sourire cesse d’être énigmatique pour devenir soucieux, et rien n’est plus déconcertant qu’un sourire soucieux : nous autres, stupides Occidentaux, serions incapables d’en faire un convenable, étant animés de sentiments trop tranchés qui ne s’interfèrent pas. Je te demanderais de m’essayer un sourire soucieux, ça te paraîtrait plus difficile que de faire de la corde à sauter dans une cabine téléphonique ; et pourtant, ma tendre amie Tieng réussit spontanément l’exploit.
— Pourquoi cette question ? me demande-t-elle.
Je biaise en levrette :
— Vous connaissez cet homme ?
— Pas personnellement, mais c’est un personnage du Tout-Bangkok.
— J’aimerais lui rendre visite.
Là, son flegme asiatique a une soupape qui donne mal.
— Vous ? A lui ?
— La chose vous paraît impossible ?
— Surprenante.
— Et pourquoi ?
Ma tranquillité la ramène à son impavide naturel.
— Parce que c’est quelqu’un qui me semble très éloigné de vos occupations…
— Eh bien, j’aimerais qu’il me dise cela lui-même, conclus-je. Vous voulez bien demander à notre navigateur de nous piloter jusqu’à sa propriété : je suppose qu’il la connaît ?
La ravissante Tieng reprend son sourire.
— Il est peu probable que mister Chakri Spân vous reçoive sans que vous ayez pris rendez-vous.
— Nous verrons bien.
Elle donne des instructions au batelier (de l’avocat), Cézigue, no problo : il décarre à la requête.
Etonnante, cette vie aquatique qu’on découvre depuis le fleuve. Ses rives sont bordées de masures plus ou moins lacustres, en une espèce de bidonville amphibie, interminable. Ces miséreuses habitations sont ravaudées, noires, fumantes, elles ploient sous des amoncellements de caisses, de filets, de cages grillagées où végètent des poulets étiques. Des vieillardes fument la pipe (tout comme Mrs. Goodyeard) sur le pas des ouvertures (il n’est pas question de portes). Des gamins nus s’ébattent en criant dans l’eau fangeuse du Menam Chao Phaya. Vachement immunisés, les petits gars ! La fièvre jaune, la typhoïde, la malaria, la peste bubonique ? Tiens, smoke ! Ils se marrent, les gosses de Bangkok. Et l’eau d’un vilain marron cacateux part en jaillissements argentés ! La merde se change en écume de nacre. Purifiée, dirait-on, par le fourmillement de ces corps d’enfants heureux de leur misère. Enfants de soleil qui offrent le soleil aux choses.
Nous sommes assis côte à côte dans la barque. Juste de la place pour deux, tant l’embarcation est étroite… Et la hanche de miss Tieng contre la mienne me crée un sentiment de bien-être. Je me risque à lui prendre la dextre. Sa main est froide. Elle la retire, doucement, sans brusquerie désobligeante.
Ah ! oui, c’est vrai : elle m’avait prévenu qu’elle est issue d’une chambre froide et d’un congélateur.
C’est là-bas, dans la courbe du klong, m’avertit ma voisine de gondole.
Une odeur pestilentielle monte de l’eau bourbeuse. Les masures de tôle rouillée et de bois pourri s’interrompent pour laisser s’épanouir une vaste pelouse bien soignée, plantée de saules (meunières). Un ponton de ciment compose une sorte de minuscule port où somnolent différentes embarcations de luxe. Sur la terre ferme, un hangar à bateaux dispense une ombre dans laquelle deux hommes paraissent somnoler : les matafs du sieur Chakri Spân, je gage. Ils portent des shorts blancs et des casaques bleues avec un écusson rouge sur la poitrine.
Voyant notre intention d’accoster à leur ponton, les deux gars se précipitent en vociférant et en nous adressant de grands gestes refouleurs.
— Dites-leur que je viens rendre visite à leur patron, demandé-je à miss Tieng.
Elle traduit. Et en thaïlandais, s’il te plaît ! Faut pouvoir.
Moi, debout dans la cosse de haricot, je leur tirlipote un salut romain qui ferait mouiller tout le parti néofaciste italoche.
Ça les indécise un peu.
Mais le plus teigneux s’avance sur le ponton en continuant de jacasser comme toute la forêt équatoriale.
— Je ne pense pas qu’ils nous laisseront aborder, prévient ma petite camarade de barque.
— Demandez-leur d’informer Mr. Chakri Spân de ma venue. Qu’ils lui disent que je viens à propos de Johannès Brandt de l’Oriental et que cela urge.
Docile, ma potesse optempère.
Alors les deux mecs se concertent.
Miss Tieng guette (je l’ai fait exprès) en tendant l’oreille.
— Cela s’arrange ? j’impatiente.
Elle murmure :
— Ils vont prévenir.
Effectivement, le plus mignard s’éclipse en courant. J’ignore les émoluments que leur verse le marchand de cercueils, n’ayant jamais eu le prix des deux magots, mais leur conscience professionnelle est à toute épreuve et mérite récompense. Tu parles de chiens de garde ! Tu veux parier qu’ils veillent ici, la nuit, l’arme au pied, l’alarme à l’œil ?
Le batelier laisse tournicoter son moulin au point neutre. La barcasse dodeline sur l’eau figée qu’aucun courant n’anime. Un vilain rat crevé, gonflé et en pleine putréfaction, stagne contre l’un des pilotis. Le fracas de la ville est moins agressif ici que sur le Menam Chao Phaya.
La chaleur a baissé d’un ton.
Je tente de reprendre la main de miss Tieng, mais, derechef (de gare), elle me la dérobe de nouveau. M’est avis que je vais faire ballon, ce soir, avec cette gerce. P’t-être n’aime-t-elle pas le blanc de blanc, après tout !
Le mataf revient, escorté d’une fille en presque uniforme. Pas laubée, la mère ! La face plate et large, le regard inexistant, faut des fourchettes à escargot pour aller chercher ses yeux. Sa figure n’est ponctuée que de traits obliques. Elle porte un tailleur bleu vif et un chemisier jaune intense. Elle a sur le ventre, en bandoulière, un appareil photo, japonais à ne plus en pouvoir, tu penses bien, déjà qu’en France t’en trouves plus d’autres !
Parvenue sur le ponton, elle empare son Nikon-Nimalin, nous le braque, tire une salve de clic-clac et le laisse retomber sur son bide.
— Que désirez-vous ? nous lance-t-elle, après cet étrange préliminaire.
— Rencontrer Mr. Chakri Spân, réponds-je.
— Mr. Chakri Spân ne reçoit jamais sans rendez-vous pris longtemps à l’avance.
— J’appartiens à la police française.
— Ça ne change rien à la chose. Je suis sa secrétaire, si vous avez un message pour lui, je peux le lui transmettre.
— Dites-lui que ce que j’ai à lui communiquer est strictement confidentiel. Ajoutez que cela me paraît très important. Complétez en lui précisant que j’habite l’Oriental et qu’il peut m’y joindre dans les meilleurs des laids.
Je ponctue d’un salut militaire impertinent, et j’ajoute :
— Si vos photos sont réussies, soyez gentille : mettez-m’en douze de chaque.
Après quoi, je fais signe à notre pilote de rebrousser klong.
Ce dont il.
Elle mange menu, la môme Tieng. Et pourtant la tortore du restaurant français est exquise, exécutée selon les préceptes de la Nouvelle Bouffe par un jeune gars de chez nous bourré de dynamisme et de savoir.
Mais elle chipote. Comme on dit chez nous : « Elle se gêne. » L’habitude de jaffer avec des baguettes, tu comprends ? Elle sait pas attaquer sa becquetante à l’arme blanche. Elle pique des portions d’oiseau qu’elle n’ose mastiquer. Délicieuse enfant ! Je lui roucoule de savantes fadaises salivaires, l’œil velouté, la voix en début d’angine, la main toujours prompte à trouver la sienne.
Elle est en train de déguster une palette des pêcheurs, façon Barrière Poquelin, quand un serveur s’approche de notre table, se penche sur elle pour lui dégoiser du thaïlandais non sous-titré. La miss semble surprise.
— Il paraît qu’on m’appelle au téléphone, dit-elle.
— Vous attendiez une communication ?
— Non, et personne ne sait que je dîne ici. Effectivement, il y a là un mystère qui, pour ne pas être de Paris, nous fait eugènesuer copieusement.
— Quelqu’un de vos relations vous aura aperçue, suggéré-je. Le monde est plein d’yeux qui vous fixent à votre insu. Allez voir ce dont il s’agit et votre lanterne chinoise sera éclairée.
Elle se lève, j’en fais autant, comme il sied à un homme de bonne éducation, lorsqu’une dame quitte la table ou y arrive, et je la regarde disparaître en direction des toilettes-lavabos-téléphones, la démarche hallucinante de souplesse et d’ondulante. Ce cul, Madame !
Ce qu’il y a d’agréable, dans les restaurants d’Asie, c’est que tout au long du repas, avant, pendant et après, on t’approvisionne en serviettes chaudes, sorties de l’étuveur, si bien que tu as l’impression de bouffer en faisant ta toilette.
Je me dis qu’on devrait procéder à une extension de la chose et organiser des parties de cul avec bidets volants à disposition pendant toutes les phases de tes galipettes. Chaque fois, tu pourrais te refaire une bite ou un palais neufs, ce qui ne manquerait pas de charme.
Me voyant seul, le maître d’hôtel français vient me faire un doigt de causette, comme quoi il est ici pour enfouiller du blé et, par la suite, aller monter sa propre boîte dans un coin des Pyrénées. La vie bangkokienne ? Ça va… Une petite colonie française, des gars sympas avec lesquels il se paie une java temps à autre en causant de l’air du pays. Les distractions ? Le scotch. La bouffe aussi, car tu trouves des langoustes grosses comme des bassets artésiens pour des prix défiant les halles de Rungis. Cela dit, il va voir des combats de boxe thaïlandaise au Palais des Sports. Très curieux. Oui, il y a les massages, mais c’est bien surfait. Il préfère chez Mme Rosine, rue de Courcelle, qui héberge des petites gagneuses bien méritantes, pseudo épouses de cadres assoiffées de vison, et qui montent au fion, l’après-midi, pour douiller les traites de leur Renault 5.
Je l’écoute en louchant sur nos assiettes où le poisson coagule dans son beurre léger.
Elle dit la messe en chinois, la mère Tieng !
Rien de plus désolant quand on se paie une croque somptueuse qu’une perruche qui déserte la mangeoire. T’es obligé de l’attendre, décemment, et tes papilles consternées regardent se flétrir les mets chargés de les enchanter.
Le maître d’hôtel me laisse pour se consacrer à une tablée de sales cons qui éclusent de la bière en clappant du homard. Rien de plus affligeant que des Ricains à table, sinon des hindous en train de déféquer.
Tout soudain, le fichtre-foutre me biche et je m’arrache pour foncer aux toilettes-lavabos-téléphones.
Les deux cabines d’acajou sont désertes. P’t-être que miss Bronze en a profité pour passer par les chiches s’annuler la vessie ?
Je m’hasarde à pousser la porte des toilettes pour dames, au risque de me faire traiter de sadique par une quelconque vieille Anglaise en réfection, mais elles sont vides également.
Peu banal, non ?
J’interpelle un loufiat chargé de vaisselle.
— Vous n’avez pas aperçu une jeune fille chinoise en tailleur noir et chemisier rouge ?
Il opine, ce concupiscent.
— Elle a été aux ascenseurs, me précise-t-il.
Il s’éloigne sans attendre que je l’interroge plus avant. Bibi, oublieux du repas, se rend au rez-de-chaussée pour demander à un branleur en uniforme ce qu’il est advenu d’une jolie Chinoise en tailleur et chemisier nani-nana.
Le branleur rétorque qu’elle a gagné la sortie fissa, comme si elle avait le feu aux trousses.
Alors, bon, je vais dehors. A droite de la porte, des préposés galonnés sont à un guichet et délivrent des bons de taxi. Est-ce qu’ils auraient aperçu une jolie nani-nanère qui, etc. ?
Ils répondent qu’oui, et qu’elle galopait comme si elle aurait eu le trou aux fesses.
Où qu’elle a t’été ?
— Elle a pris à droite, vers le fleuve.
Moi, tu me devines, même qu’on se connaît pas très bien, je coudaucorpse jusqu’à l’embarcadère. Une grosse dame jaune, coiffée d’un immense bada façon couvercle de lessiveuse, attend la prochaine navette, tandis que l’employé des billets discute derrière sa sacoche de cuir avec un bronze d’art qui représente un bonze.
Je demande à ces trois, d’une manière cantonaise, puisque c’est ainsi qu’on appelle la cantonade dans ce coin du world, je leur demande si nani nana nana nanère et ils me répondent (du moins le gars de la billeterie) qu’effectivement, la jolie Chinoise en tailleur noir, chemisier rouge, est grimpée dans un canot tomobile qui l’attendait.
Est-ce que par hasard, j’insiste, le pilote du canot ne portait-il point un short blanc et une casaque bleue à écusson ? Eh bien, oui, justement, papa, me répond l’employé. Et ça me fait bizarre qu’il m’appelle papa. Mais ça ne m’empêche pas de piger que Mr. Chakri Spân est un type curieux de nature qui a voulu en apprendre plus complètement à mon propos. Sachant que j’étais à l’Oriental, il a aussitôt fait prendre des renseignements sur moi. A su que j’y dînais en compagnie d’une Chinoise, s’est débrouillé pour qu’on appelle cette dernière au bigophone et lui a enjoint (juillet, août, septembre) de foncer à l’embarcadère. Je suis prêt à te parier la mienne contre la tienne que ma donzelle est déjà chez sa pomme.
O.K. A toi de faire, mon Tonio !
Je me rabats sur l’hôtel et mobilise l’une des exquises hôtesses de la réception pour qu’elle téléphone chez Mr. Chakri Spân, de la part de l’inspecteur chef Wat Chié, en exigeant que M. Spân vienne en ligne personnellement.
J’ai décidé que je parlerais à ce tout-puissant croquant, et je vais lui parler, dussé-je enfumer son terrier pour l’en déloger.
Effectivement, il condescend à communiquer avec Wat Chié et vient glapir en dialecte thaï ou assimilé (bien qu’Assimil n’ait pas encore sorti Le thaïlandais sans peine).
— En anglais, je vous prie, mister Chakri Spân ! le coupé-je. Je suis un confrère français du chef-inspecteur Wat Chié et je n’ai pas le bonheur de parler sa langue.
Il baragouine, dans un françouse un peu pâteux, mais néanmoins audible, bien que d’un vocabulaire restreint :
— Vous êtes le type qui est venu à mon embarcadère tout à l’heure ?
— Exactement, cher monsieur. Il est urgent que nous ayons une conversation.
— Pas le temps.
— C’est dommage.
— Quoi ?
— Je dis que c’est dommage.
— Pour qui ?
Pour vous, monsieur Chakri Spân, pour vous.
— Vous me menacez ?
— Oui.
Là, il prend ces trois aimables voyelles (tiens, à propos, je te pose une devinette : quel est le mot de six lettres qui contient cinq voyelles ? Cherche, tu trouveras la solution plus loin, grand con !) dans la poire, et elles lui font l’effet d’une casserolée d’eau froide.
Tout ce qu’il peut bafouiller, c’est de répéter sa question d’un ton effaré :
— Vous me menacez !
— En effet, monsieur Chakri Spân, je vous menace. Je vous menace de foutre la merde si vous ne me renvoyez pas immédiatement miss Tieng pour que nous terminions, elle et moi, le délicat repas que nous avions commencé. Votre français vous permet-il d’apprécier à sa juste valeur l’expression « foutre la merde » ? Ou souhaiteriez-vous que je cherche des synonymes ?
— De qui parlez-vous ? Qui est miss Tieng ?
— La personne qu’un de vos boys est venu quérir à l’embarcadère de l’Oriental.
— Du diable si…
— Quand nous voyons-nous ? tranché-je rudement.
Et tu sais ce qu’il me dit, l’apôtre ? Oh, non, vraiment, il a un aplomb, cézigueman.
— D’ici trente minutes, à la police, dans le bureau du chef-inspecteur Wat Chié !
Et il raccroche.
Costaud, ce monsieur, non ?
Le mot de six lettres comprenant cinq voyelles de l’alphabet, c’est « oiseau » ; mais ne va pas raconter ça autour de toi, faut que ça reste entre nous.
Un qui est mort d’embêtude, c’est le brave Wat Chié. Pas besoin d’être grand clerc, comme dit mon ami Delune, pour voir que mon coup d’audace lui court sur la bite comme une caravane de fourmis processionnaires sur celle d’un pique-niqueur endormi.
J’ai dans l’idée que le digne seigneur Chakri Spân règne sur la ville et que même les flics chocotent devant lui.
La façon vigoureuse, pressante, éploreuse qu’il lui cause au marchand de cercueils. Avec des gestes, des implorances, presque des larmes et des génuflexions, peu compatibles avec ses fonctions de chef-inspecteur. Il me coule un vilain regard d’intense reproche lorsque je franchis le seuil de son burlingue, à une heure de là, car je suis tombé sur un chauffeur de taxi abruti qui m’a piloté dans des lieux pas croyables avant de me déposer devant la grande taule.
Comme il déplore, Wat Chié, que nous n’ayons aucun langage en commun, lui et moi ! Ce qu’il aimerait pouvoir me déballer son sentiment profond, crois-le ! Il m’engueule en thaï, faute de mieux, pour la satisfaction de son illustre visiteur. M’engueuler en thaï, c’est m’engueuler à si je puis dire (au grand dam des petits messieurs puristes qui vont croire que je fais un calembour, en associant thaï et œil, ces cons horribles dont je réprouve l’existence de fond en comble et vice versa, que vivement la bombe anatomique, merde !).
Je le laisse se vider.
Et le moyen de faire autrement, l’artiste ? Pendant qu’il s’écrème la bille, je prends notion de Mr. Chakri Spân. Comme la tête à Danton, il en vaut la peine. Quel surprenant personnage ! Courtaud, ventru, d’un jaune grisâtre, la peau du visage flasque, le nez énorme, les paupières gonflées comme des hangars à tennis, les lèvres négroïdes, les bajoues en cascade. Ses yeux, pour les fixer, faut aller les chercher là où ils se planquent, par-delà des boursouflures striées de violet.
Il est vêtu de sa fameuse combinaison jaune, constellée de poches rebondies comme ses paupières. Toute son élégance et ses signes extérieurs de fortune résident dans une chevalière ornée d’un monstrueux diamant que la reine Elizabeth II a dû lui céder en sous-main pour payer ses notes de gaz à Buckingham ; car y a que la couronne d’Angleterre qui en possède d’aussi mahousses.
Quand on te parle de tête inquiétante, en voici une. Spécimen rarissime. Froid dans le dos. Non seulement cet être est capable de tout, mais de plus il l’accomplit.
Un Bouddha ? Non, surtout pas. Chez nous, les branques, on se fait une fausse idée de Bouddha. On le croit ventru, adipeux, avec plusieurs bras. Ça confusionne ferme notre éduque. Bouddha, faut que tu saches, c’était un saint type. Prince converti au socialisme à l’état pur. Une espèce de Jésus. C’est ces enfoirés de Japonouilles qui le représentent mastar, Bouddha. En Thaïlande, il est bien constitutionné, méditatif, intercédeur céleste, quoi. Les hommes, faut qu’ils se raccrochent à des êtres supérieurs, tant tellement qu’ils se voient rien du tout, archi-moins que zéro. Archi-nuls. Archi-cons. Archiducs. Foireux — ô combien — sur le toboggan des jours.
Machin, là, que je te cause : Chakri Spân (je leur file de ces blazes, non, écoute !) il ferait Bouddha japonais, lui, plutôt. Voire Japonais tout court. Ainsi courtaud. Tête de cul, tu vois ? Ah ! les Japs ! Le regard qui coule verticalement au lieu d’horizontalement. Des pensées mystérieuses comme l’opium. Un pavot dans l’amarre ! Fachos d’instinct, héréditaires. Encore un kamikazé, v’là le vitrier qui passe ! Des zigs d’une autre planète. Fourvoyés, quoi ! Les Chinois, les Indochinois tu les sens terriens, pas de problos. Mais les Japs, moi, c’est dans le fondement que je les perçois. Ils me picotent l’oignon quand je les regarde avec leurs appareils photos. Pas du racisme. Ou alors de l’authentique : quand la vue te révulse. Mais je me fais des berlues. Je suis sûr que j’m’entendrais bien avec eux si j’étais japonais, moi aussi. Je m’y ferais. Hirochimour mon n’amas. La vérole aussi tu t’y fais, quand tu l’as. C’est à l’idée de l’avoir que tu te fais pas. Mais tout : le cancer, le cocuage, l’Académie, une fois qu’ils t’ont piégé, tu t’intègres. C’est humain.
Et moi, alors que le si aimable Wat Chié tartine, je prends un siège et m’assois en face de l’homme à la combinaison jaune. Il a les jambes croisées. Sa célèbre casquette à longue visière est posée sur son genou supérieur et cela compose une espèce de bonhomme difforme, presque aussi difforme que lui.
— Je me doute bien qu’il me raconte sa vie, fais-je à Chakri Spân, en lui désignant le chef-machin, mais j’ignore à quelle période il en est.
— A celle où il réclame votre expulsion de Thaïlande, me répond obligeamment le marchand de cercueils.
Il a la voix épaisse, mais qui fait des couacs suraigus en bout de phrase.
— Et sous quel prétexte, si ce n’est pas trop indiscret ?
Chakri Spân fouille l’intérieur de ses immenses narines, à la Béru et à l’instar du Gros, examine son butin avant de le déposer sur le bas de son pantalon.
— Sous prétexte que je déteste qu’on me fasse chier, mon vieux, il répond.
— Vous maîtrisez admirablement ma langue maternelle, complimenté-je.
— Je sais ce qu’il faut savoir pour parler à un Français, déclare-t-il, hautement méprisateur.
Moi, ce gus, tu me croiras si tu pourras, mais j’aimerais : lui filer mon soulier dans la bedaine, puis mon poing dans la gueule : lui éclater le pif d’un coup de talon, lui pisser dans la gueule qu’il serait forcé d’ouvrir en grand, du fait de son nez pété ; puis sauter à pieds joints sur ses couilles, ce à plusieurs reprises, et enfin le virguler par la fenêtre bien qu’on ne soit qu’au deuxième étage de l’immeuble.
— Pourquoi prétendez-vous que je vous fais chier ?
— Parce que vous me faites chier ! rétorque ce faux Chinois de merde.
— Vous ai-je causé le moindre préjudice, Mr. Chakri Spân ?
— Oui.
— En quoi faisant ?
— En essayant de vous introduire chez moi, puis en usurpant l’identité d’un policier d’ici pour me parler au téléphone, ensuite en m’accusant de rapt et en me menaçant de foutre la merde. Car, de votre propre aveu, vous m’avez menacé, exact ?
— Exact.
— Parfait. Je suis un commerçant réputé, je m’occupe de bonnes œuvres, j’appartiens au conseil d’importantes sociétés, et il est inadmissible qu’un fonctionnaire français en vacances vienne jouer les héros pour bandes dessinées au dépens de ma quiétude. En fait de quoi, je réclame votre expulsion aux autorités thaïlandaises et je vous parie n’importe quoi, vous m’écoutez ? N’importe quoi, que je vais l’obtenir.
Baisé en canard, l’Antonio chéri.
Je suis vraiment tombé sur une enclume.
Pour se payer ce mec, il faut faire appel à la main-d’œuvre étrangère, je te l’annonce ! Messire mézigue en est ulcéré plus loin que la moëlle. Je sens que même mon sperme de réputation universelle tourne vinaigre. Je suis à la limite sur le point de lui filer des coups. Il le sent, il en rêve. Je le cognerais, je te parie un kilo de pralines qu’il sortirait quelque pétard de l’une de ses abominables poches et qu’il m’en abattrait séance tenante. Son pied superbe ! Mais je me contiens.
Mieux, tu sais quoi ?
J’éclate de rire.
Rire d’opéra, quand Méphisto fait l’ès : ha ha ha ha ha ha ha ha a a a !
Wat Chié qui continuait ses imprécations sans prendre d’imprécautions, la ferme enfin. Mon terlocuteur me dévoile deux millimètres de rétine, tellement qu’est vaste sa surprise.
— Cela paraît vous mettre en joie ? il dit.
— En effet, que j’y réponds.
Là-dessus, je gagne la porte et je dis, avant de sortir, comme dans les pièces publiées jadis par La Petite Illustration :
— Eh bien, vous l’aurez donc voulu, Mr. Chakri Spân, cela dit vous me décevez. A en croire votre réputation, je vous aurais cru plus subtil. Mais puisque vous le prenez ainsi, moi je vais le prendre autrement. Et dites-vous bien une chose : les chênes les plus costauds ne sont pas à l’abri de la foudre. Et savez-vous pourquoi ? Parce que leur force provient de la terre, alors que la foudre tombe du ciel !
Superbement con, non ? Tu vois que, si je veux, je peux m’exprimer comme tout le monde.
Mais clamé avec un panache en comparaison duquel celui d’Henri IV aurait ressemblé à de la chantilly sur une pêche melba, ça te vous a une certaine allure. Le côté sibyllin ampoulé, tu comprends ? Les mots d’estoc et de toque. Estoque fort et on t’ouvrira.
En tout cas, c’est une manière mieux qu’une autre de quitter la pièce sans avoir l’air glandu.
Ne jamais jouer les péteux. Et plus qu’t’es confondu, plus faut crier haut. Dis-moi bien qu’on doit tonitruer les mensonges pour les faire admettre. La superbe, c’est ce qui se rapproche le mieux de la vérité.
Moi, ce qui m’a toujours nui et toujours sauvé, c’est que je suis l’un des derniers passionnés de la planète. L’une des raisons qui fait ressembler le monde actuel à du coton usagé, c’est qu’il est dépassionné. Les gens se traînent, mollusquent, rampent sur leurs baves. Plus rien ne les habite, ne les entraîne, ne leur laisse une raison de vivre. Y a plus de passion, donc plus d’espoir. Y a plus qu’eux, ces cons ; alors ils pigent le combien c’est moins que rien, eux, tout enfrileusés, tout couillons, hagards, qui regardent sans comprendre, ou comprennent sans regarder. Faut se passionner, mes drôles. Se passionner pour peu importe : des bouquins, des culs, du volley-bol, de la peinture. Tiens, la peinture… Tu vois des grands panneaux annonçant des expos. Des barbouilleurs inconnus « Fernand Dugenoud : Huiles ». T’as remarqué ? Huiles ? C’est sérieux, l’huile, non ? Je voudrais sur ces mêmes panneaux écrire : « Lesieur : Huiles ». Se marrer, quoi ! Y s’marrent plus non plus. Ne reste que quelques conneries comme mes bouques pour leur amadouer un peu la morosance. Cent ans de Tonio ! Calembredaines, pets sur commande et à la carte, tarte à la crème et aux poils de cul ; tout bien. T’achètes en sourdine. T’en prends un, tu colles Le Monde par-dessus et tu tends le tout à la caissière. Elle a l’habitude : te le facture sans l’ostensibler. Tu te fais pas remarquer. Comme on quittait le pharmago autrefois, avec une bouteille d’huile de foie de morue à la main et une boîte de préservatifs dans la poche. Je te recommande bien formellement : Le Monde pour envelopper ton Sana. D’ailleurs ils sont faits pour aller ensemble ; on a les mêmes lecteurs, lui et moi. Qu’en plus, moi j’ai les cons, ce qui rend mes tirages plus conséquents que les siens ; Le Monde, lui, il fait que l’élite. Plus ceux qui font semblant d’appartenir à l’élite, sinon il pourrait pas tenir. Y aurait pas les faisant-semblant, Le Monde, il met la clé sous ses rotatives, et il part à la pêche aux cons. Ah ! les temps sont difficiles.
Attends, où qu’j’en étais, moi ?
J’en étais bien quelque part, non ?
Ah, yes : je quittais à la Dartagnuche le burlingue de l’inspecteur-chef Wat Chié après avoir lancé l’équivalent de « Bonne à petits messieurs ».
Que me revoici en ville, ô sinistres intègres !
Nouveau taxi pourri. Vacarme ! Tohu bohu. L’hagard demeure mais ne se rend pas.
L’hôtel.
Fourbu.
Je remonte au restaurant. Ne reste plus que ces enculés d’Américains bourrés comme des gardiens de la paix.
Je retourne m’asseoir à ma table desservie.
Le maître d’hôtel éberlué s’approche.
— Vous avez bien fait de mettre mon frichti à chauffer, lui dis-je, j’ai horreur de clapper tiède.
Et alors, tu vas voir : maintenant ça va chier. Ce qu’il va se passer, tu n’en reviendras pas.
Moi, toujours est-elle (on dit : « toujours est-elle et ainsi soit-il), j’ai eu grand mal à en revenir. Béru te le confirmera.
Car sans lui.
Enfin brèfle, n’anticipons pas…
Et bon, bien, tout ça…
Ayant complété mon repas par des aiguillettes de canard à la purée de mangues et un sorbet à je ne sais quoi qui sent le magasin de fleuriste, tout en éclusant comme un grand garçon une aimable bouteille de Haut-Brion dont l’année m’échappe (mais ne t’inquiète pas, je la retrouverai sur l’addition), je rallie ma chambre, lourd de pensées profondes comme des tombeaux.
Mon entrevue avec le Tout-Puissant Chakri Spân ne me dit rien qui vaille et me laisse un mauvais goût, comme quand, dans un moment d’enthousiasme, tu viens de bouffer une chatte équivoque, en croyant faire plaisir. Tu sais ?
Rallie ma chambre, dis-je, mais n’y entre point, car mon ouïe est sollicitée par une rumeur joyeuse, provenant, Dieu me pétafine, de l’antre de Béru.
C’est donc à son huis que je sonne.
Le brouhaha s’éteint, son mâle organe de poseur de rails retentit :
— Quoi, merde ? C’est qui est-ce ?
— Un ami qui vous veut du bien ! réponds-je à petite voix de Chaperon Rouge s’apprêtant à tirer la chevillette pour que chût la bobinette à sa grande vioque, bien au chaud, la vioque, dans l’estom’ au loup.
La voix de Sa Grassouillette Majesté prend des inflexions civilisées :
— Hé, dis, toi, la courtaude, open la door to mon pote, pléhaze !
La porte s’écarte et, ainsi que je le dis toujours, j’opère comme les romans où il est toujours marqué quelque part qu’il poussa la porte et entra. Car là est la clé de toute littérature d’affabulation. Il poussa la porte et entra, moi je te mets au défi de trouver une phrase plus dense pour exprimer l’activité du romancier à l’établi. Tu l’imagines ce « il » mystérieux, debout, derrière la porte, prêt à tout, et puis la poussant et pénétrant dans le vif du sujet afin de faire démarrer l’action ? Ah, cher « il » porteur de tous les espoirs de suce-pince, aventurier de l’aventure, messager d’évasion, levain du drame qui mitonne ; pousse-la, cette garcerie de porte. Pousse-la lentement, qu’on en profite. Laisse nos gorges et nos anus se serrer, nos souffles se raccourcir. Pousse-la et entre, oui, entre et commence ton numéro qui va nous faire oublier nos propres chieries, à nous autres, chieurs de chiasse enchiassés jusqu’au cou dans la chiure universelle.
Il poussa la porte et entra, ce chéri, ce bienvenu, cet élu, ce nouveau, ce déterminé.
Imitons-le.
Alors, je poussas la porte et j’entras.
Et je vis des choses belles et barbares, baroques et batifoleuses. Les choses de Bérurier, d’abord, gonflées, étalées, velues, sombres comme des truffes non épluchées. Socle aux lignes monolithiques pour le membre hardi, dressé comme un mât de cocagne. L’ensemble a des allures de menhirs, de dolmens. Il y a une puissance romane dans ce groupe d’un seul jaillissement. Beau aussi comme du Maillol (pas celui qui avait du toupet et un i grec, l’autre, le sculpteur des Tuileries). Je poussas la porte et vis Béru allongé sur son lit, vêtu faiblement de deux chaussettes dépareillées et dépenaillées, les bras croisés derrière sa tête pensante, le membre impétueux et mouvant comme un métronome déréglé ; la toison en folie, mousseuse, épaisse, sorte de fourchetée de foin jetée sur son corps de taureau pour en atténuer l’indécence, sans doute, mais exaltant au contraire celle-ci.
Rigolard, trogne de jouisseur en joie, en grand bonheur physique, intense, pétulant.
Une assemblée de demoiselles nues, nymphes safranées, l’entourent. Rieuses, pépieuses, surexcitées. C’est à qui d’elles lui caressera le tringlard, lui flattera les siamoises (c’est le cas d’y dire), lui promènera l’extrémité des doigts sur les surfaces sensibles. Caresses, papouillettes, espiègleries de l’amour qui n’est que physique, presque expérimental, sensoriel uniquement. Manipulations électrisantes. Elles se marrent, ces jolies. Combien sont-elles ? Bouge pas que je les compte ; mais il est duraille comme Henry Bataille (si tu ne piges pas l’astuce, téléphone à René Clément) de dénombrer une couvée de poussins. Et ces poussines grouillantes, en boisseau, omniprésentes, ne s’en laissent pas compter.
Huit, neuf ? Qu’importe ?
On n’en a rien à foutre puisqu’on les a toutes à foutre. A prendre ou à lécher. A pendre ou à l’essai…
Ma venue ne les dérange pas. Plus on est de pafs, plus on tringle.
C’est la java jaune. Les délices de l’hémisphère suce.
— Ça consiste en quoi, exactement ? demandé-je à Messire Alexandre-Benoît en lui englobant le cheptel du geste auguste du semeur.
— Parle-moi z’en pas, pouffe le surdimensionné ; figure-toi qu’j’sus t’allé revoir l’amie de ta potesse, lu demander si qu’a connaissait dans c’t’ putain d’ville des jeunes filles d’bonne famille susceptiblement capab’d’me prendre le zigoto dans la casmate, qu’je me dégorge un peu l’ami du peuple, merde ! Ell’a eu l’idée de tuber à une chiée de p’tites princesses du cul qu’ont rabattu ici, ses hanches traînantes, attirées par la curiosité. Chacune veut essayer la prouesse d’m’encaisser le milord dans l’tiroir du bas. J’ai promis aux celles qu’y arriveraient d’leur laisser prendre une photo au polaride de mon gugus et qu’j’leur signerai un’contestation en bonnet haut de forme, comm’quoi j’me les aurais calcées ; réglo, non ? Elles auront même le droit d’faire figurer ma bite su’leur propectus à titre de réclame publicitaire. Moi, j’sus pas un air goteur. Une bite, ça va ça vient. J’risque quoi-ce ? C’est pas Berthy qui va m’reconnaître Coquette écrit en chinois dans c’bled à la con, si ? Y a peu d’chances qu’elle viendra un jour à Bancroche… Pour y faire quoi, explique ? Chez des gonziers qu’ont des zobs comme des cure-dents ?
— J’ai à te parler, Gros, et c’est urgent.
— Y a pas d’urgerie capab’d’me faire déjanter en c’moment, Gars, déclare-t-il tout net. T’as maté ce mandrin ? Il a atteint l’point d’non-retour, non ?
— Il s’agit de ma vie, Gros. Elle est en danger. Je venais te demander de jouer les anges gardiens. En somme, je me proposais de t’engager comme garde du corps. Je t’annonce qu’il y a en ce moment dans Bangkok un type très puissant qui mijote de me neutraliser. J’ignore comment il va s’y prendre. Tout ce que je sais, c’est qu’il va agir vite. D’accord, je suis sur le qui-vive, mais deux précautions valant mieux qu’une, je te donne pour mission sacrée de veiller sur mes os.
Le Mammouth m’a écouté religieusement, mais sans dégoder toutefois.
— Pose-les dans c’fauteuil, tes os, l’artisse ; et laisse-moi m’dégager l’sensoriel, ensuite d’après quoi, çui qui voudra t’faire des embrouilles d’vra passer par mon boudoir.
Il récupère sa pose abandonnée du début.
— Allez, les belles, on va passer à l’épreuve de force. Laquelle la première, pour v’nir s’asseoir su’mon tabouret d’campinge ?
Opération blanche.
Ces dames ont dû renoncer. Nulle d’entre elles n’est parvenue à chausser cette solide émanation du terroir (de la commode) français qui a nom Alexandre-Benoît Bérurier, phénomène en son genre, et qui pourrait exploiter son excès de membrure en des boîtes scandinaves plutôt que de recevoir mille horions dans la police française.
Elles s’avouent vaincues, ces chéries. Leur étroitesse les penaudent. Elles rechignent à s’en aller, comprenant que cet échec cuisant (ça, tu peux le croire !) porte atteinte à leur vaillante nation tout entière, et que la queue de Béru bafoue les institutions thaïlandaises. La honte de ce coït impossible rejaillit sur le drapeau, porte ombrage à la gloire du mec à lunettes figurant sur les billets de banque et dont le nom insensé que je t’ai scrupuleusement énoncé en début de cet ouvrage des plus toniques (il contient 25 % de protéines, 15 % de calcium, et le reste de basses conneries) m’est sorti de l’esprit plus facilement qu’il n’y était entré. Qu’en fait, ce bon roi, ça constitue sa plus réelle sécurité, un blaze pareil. Attends, je le recherche… Ah ! Voilà ! Tu imagines des défilés, toi de gens qui gueuleraient : « A bas Somdet Phra Chao Yu Hua Bhumidol Adulyadej Rama IX ! Ils mourraient étouffés avant d’avoir tout dit, les trublions !
De même, les artères de la ville ne seraient pas suffisamment larges pour permettre de développer des calicots portant des slogans vengeurs à l’adresse de ce monarque.
Alors, ils le gardent, quoi. Ils attendent la suite de la dynastie, en espérant que le titre du successeur sera plus maniable : mieux conspuable.
Commak qu’on n’écrit pas l’histoire. Par paresse.
C’est elle, la paresse, qui régit le monde actuel. Elle et la trouille. Feignant et chiassieux, les mecs d’aujourd’hui. Plus le reste, tout le reste, qui déjà suffirait à nous enfoncer dans les miasmes du grand marécage en gestation. Ils s’en gaffent pas, les uns, les autres, que la Terre devient marécageuse, mes drôlets ! Ou ils font semblant de pas voir. Mais leurs patounes s’embourbent un peu plus chaque jour et bien moins que demain. Ils se raccrochent à Gault et Millau. Ils agonisent la bouche pleine. Bientôt, seules leurs têtes de cons émergeront encore, et ils auront la gueule pleine de homard. Les nouveaux saint Pothin !
Que donc, puisqu’il faut toujours retourner à ses moutons, comme le disait un pâtre grec, aimable sodomite animalier, je te ramène au départ boudeur de ces demoiselles, écœurées par leurs échecs successifs mais confortées pourtant par l’unanimité d’ice-lui ; le fion vaseliné en vain, pensives, doutant d’elles-mêmes, l’allure dolente et le visage fermé comme le porte-monnaie d’un Ecossais. S’en vont, ces vaillantes vaincues. Partent à regret de ce lit au milieu duquel se dresse une tour inexpugnable. Tour qui paraît de Pise, par instants de dodelinante, mais qui vite retrouve sa verticalité triomphante, insolente. Tour défieuse. Orgueilleuse et perfide à force de se montrer altière.
— Décidément, lamente le Mastar, j’arriverai pas à tirer ma crampe dans ce pays.
Et, déçu, alourdi par cette banderie inemployée, il va se la passer à l’eau froide afin de la dissiper, espère-t-il. Mais Bérurier ne débande pas à la demande. Et il a grand mal à se rhabiller le soubassement. Il truque, plaque, rabaisse, maintient son impétuosité. Rien n’y fait. Il prend le parti de se la laisser à l’extérieur, afin de ne pas se la briser en forçant.
— J’vas t’essayer d’penser à aut’chose, déclare-t-il de guerre lasse, c’est la seule façon… Bon, t’en es où-ce-que ?
Je lui résume.
— Et tu croyes que ce Chakri Spân va t’faire ta fête ?
— Je suis convaincu qu’il a déjà commandé le gâteau et les cierges qui serviront de bougies.
— Qu’est-ce qui t’fait croire ça ?
— Cinq millimètres de sa prunelle gauche que j’ai eu l’opportunité de contempler avant de quitter la pièce. Mon décès s’y trouvait inscrit comme le titre d’un film au fronton du Colisée.
Bérurier ne cherche pas à me rassurer par de stériles ergotantes. Il me connaît trop bien, il sait que je suis infaillible dans ce genre de divinations et que l’expérience les a toujours confirmées.
— Faut qu’on va en avoir l’cœur net, déclare mon homme.
— Exactement ce que je pense.
— T’es chargé ?
— Pauvre pomme ! Tu sais bien qu’il est impossible de prendre l’avion avec des armes.
— Y a arme et arme, j’me gaffe que t’as pas une mitrailleuse jumelée sur toi, n’empêche qu’y vaut mieux t’garnir av’c les moiliens du beurre ; bouge pas, j’crois qu’a c’qui faut su’mon étable de chevet.
Fectivement, le Mastar s’est commandé une collation, et son couvert subsiste.
Le Dodu sort sur le balcon et aiguise longuement la lame triangulaire sur les briques de la terrasse. Lorsqu’il revient, le ya brille comme le cou de Mme de Rothschild au bal des Petits Livides.
— Attends, faut qu’j’vais t’faire un n’étui.
Il arrache sa ceinture de son futal et en tranche une douzaine de centimètres. Il glisse la lame à l’intérieur de ce tronçon de cuir doublé.
— C’t’ait un cadeau d’Marie-Marie, soupire-t-il, mais la cécité fait l’oie, comme disait ma pauv’ maman. Colle-moi toi ça dans la chaussette, mon lapin. Mais attends, faut t’outiller dans les rég’.
Il retourne au plateau ayant véhiculé son frichti, empare la poivrière qu’il dévisse et dont il vide le contenu dans une enveloppe à en-tête de l’hôtel.
— Garde ça dans ta fouillette, Grand, ça peut servir. Et à présent, où c’que tu comptes aller ?
— Il y a une boîte de noye à côté de l’Oriental, je vais m’y rendre pour écluser un whisky et lutiner quelque entraîneuse.
— Banco, j’te file le dur. A propos d’dur, Popaul s’est remis en hivernance, ho, à la niche Azor ! V’là qu’est fait. Un’ seconde, y m’vient z’encore une idée en ce dont il concerne ton équip’ment. C’est du crêpe qu’t’as sous tes targettes ?
— Du crêpe comme toi, oui, mon vieux Boyard.
— Confie-les-moi-les un instant !
Je me déchausse. Le Maître-magasinier entreprend alors d’enfoncer deux grosses épingles à l’extrémité de mes semelles. Elles dépassent ces dernières de quatre centimètres et pointent, agressives, vers l’extérieur.
— Gaffe-toi d’pas accrocher ton bénouze en marchant. Et dis-toi qu’un coup d’saton dans les noix d’un gus qui t’chercherait des rognes, et il a les couilles qui roulent su’la jante.
— Merci pour tes multiples gadgets, Gros.
— J’ai toujours été fertilisé en imagination, admet immodestement l’Enflure.
Quelle heure peut-il être en France ?
Je n’ai pas la patience de calculer. Ici la nuit est étouffante, parcourue de bouffées tantôt tièdes, tantôt brûlantes. Au bout de quelques pas, je me sens en sueur. L’atmosphère est angoissante. Je suis au cœur de mille dangers inconnus. Chaque individu qui me frôle me paraît être un ennemi. J’ai les reins contractés par l’appréhension.
La circulation est toujours aussi ardente au bout de la rue. Le délire des avertisseurs compose une cacophonie qui fait ruisseler les tympans. L’air chaud reste aussi âcre, pollué, malodorant.
Je presse le pas en direction de la boîte de nuit située sur le trottoir d’en face, tous mes sens aux aguets.
La boîte est signalée par un arceau de néon dans une façade, mais il faut longer une impasse pour en gagner l’entrée. Un no man’s land oppressant, où des ombres se tiennent immobiles, chuchoteuses. Quels étranges marchés s’opèrent dans cet espace obscur qui sent l’Orient ? Quels vices s’y perpètrent ? Quelles machinations sordides y prennent corps ?
Le cœur fou, je m’arrête un instant, au plus fort de la nuit, en une réaction d’intense défi. M’offrant pour ainsi dire aux maléfices braqués sur moi. Il serait aisé de me frapper à cet instant. Un jeteur de lames l’aurait belle de m’en planter une dans la gorge. Un tireur défouraillerait sans grand risque.
Ma viande se relâche. Mes frissons disparaissent. Je reprends ma marche vers l’entrée.
Et j’entre. Je poussas la porte et entras ! Toujours, toujours que je te dis. C’est notre destin, nous autres particulièrement, héros de polars de merde. On poussa la porte et entra, quoi. Celle-ci, celle-là, une autre, beaucoup. Portes de bois, portes de fer, si je m’entre je vais en enfer !
Des dames thaïlandaises ou chinoises me captent dans une pénombre asiate, chargée de reflets veloutés. Une musique pétarade, au niveau en dessous. Un escadrin peint en noir mène à l’antre plus noir encore.
Près du hall de réception, l’est un bar laqué rouge-dégueulis, avec des caractères noirs, et des peintures foutument mièvres : pommiers en fleur, passerelles en dos d’âne, palanquins fleuris, guili guili gui ! A chier ! Mais quoi, l’art, c’est l’idée qu’on s’en fait et qu’on en donne aux autres, non ?
J’hésite à engouffrer dans les profondeurs. Me dis qu’un stage prélavable (Béru dixit) au comptoir d’acajou serait judicieux. Alors j’y. Derrière le rade, s’affairent deux loufiats en smockinge bleu à paillettes. Qu’à les voir remuer tu croirais deux loupiotes pour le tango (chinois), de celles qui en crachent sur la frite des tangoteurs et foutent des frissons dans les rectums. La prépâmade luminescente. Talalala tsoin tsoin tsoin ; talalala tsoin tsoin tsoin, etc.
L’un des péones m’interroge du regard.
— Whisky-coca ! dis-je en anglais (si je l’avais dit en français, il aurait entravé quand même).
Comme par enchantement, comme dit Merlin (pas l’en chantiers, l’enchanteur), une nana m’approche. Très chouette dans une robe du soir en lamé Libranche. Pas de balcon sur la façade donnant sur la rue, mais une bathouze véranda sur celle donnant sur le jardin. Le genre de mignon cul pommé que tu ne peux pas t’empêcher de regarder circonvoluer, même quand t’es pédoque, retraité des chemins de fer, académicien, sportif endurci, bandeur mou, phallocrate, boy-scout, pasteur, vérolé ou autres.
— Puis-je vous tenir compagnie, sir ? elle questionne, la jolie au derrière préhensile.
— Volontiers, miss, rétorqué-je.
Elle se juche sur un tabouret cigogne, cependant que je me contente de rester debout. Commande une mixture au nom impossible et au goût pire encore à en croire sa couleur et son odeur.
— Vous êtes à l’Oriental ? elle questionne, pour parler, parce que c’est compris dans le prix de la conso, la bavasse.
— Non, fais-je, j’habite chez mes parents.
J’écluse mon whisky-coca. Du coin de l’œil, je mate l’entrée, escomptant l’arrivée de mon mammouth-gardien. Mais y a pas plus de Gravos à l’horizon que de camembert sur un fromager géant. Serait-il descendu directo à la gambille ? Ou bien monte-t-il une garde vigilante dans l’impasse ?
La petite Thaïlandaise babille. Ce qu’elle débloque, je m’en contrebranle. Des trucs, comme ça ; sur le temps, les gens, la vie. Etre cap’ de jacter de n’importe quoi à n’importe qui, n’importe quand, chapeau, c’est de la prouesse. Elle me les casse un tantisoit qui mal y pense, la môme. Mais faut bien que jaunette s’espace, non ?
Je bois, et l’inquiétude me reprend pire que tout à l’heure. Une angoisse imprévue aussi bien que mortelle. A quatre pas d’ici, je te le fais savoir ; tu seras gentil de m’accuser réception, merci.
Bérurier ; where is Béru ?
Pourquoi ne se pointe-t-il pas ?
Je liquide mon godet. La petite Asiatique charmante me susurre qu’elle est à mon entière dispose pour une gentille séance très complète, qui débuterait, selon son devis, par un bain moussant aux herbes aphrodisiaques, avec massage aquatique ; se continuerait par des vibros tumulus sur les parties fringantes ; se poursuivrait par un recto-digital-polyphasé ; ensuite d’alors quoi nous passerions par une broutini sur terrain adverse, pour conclure par la charge héroïque du samouraï équestre. Elle ajoute que ce programme est susceptible de subir quelques modifications, au gré du maître-d’œuvre. Elle pourra, si je voudra, me confier son catalogue d’été en vigueur depuis le 15 avril.
Tandis qu’elle m’allèche, cherchant à me ferrer à l’appât des passions, je regarde survenir au bar un extrêmement étrange bonhomme que voici en quelques phrases bien senties. C’est un infiniment vieux monsieur, chenu, maigre à devoir contourner les grilles des calorifères pour ne pas tomber dedans, vêtu d’un costar d’inspiration maoïste noir et d’un pull Bettina gris. Ses cheveux blancs sont très longs, il porte une barbichette encore plus longue. Ses yeux, très enfoncés par l’âge, sont étrangement ronds et vifs car il n’a pas les paupières tombantes, ni les falots bridés.
Il va se placer à l’angle du comptoir, garde ses bras croisés sur celui-ci, commande un jus de fruits qu’il s’abstient de boire et se met à me fixer comme si j’étais une jolie fille en train de se laver la chatte sous sa douche.
Bon, moi, aussi sec, je fuis son regard. Ce vénérable maguche appartiendrait-il à la famille des liliacées et donnerait-il dans l’oignon ? On ne peut guère imaginer la chose, tant il paraît désincarné, le vieux joker, momifié, spiritualisé. Tellement insexué que c’est à se demander avec quoi il pisse.
Une œillée comme la sienne, t’as beau détourner la tête, t’es forcé d’y revenir. Alors j’y reviens. Et pourtant la petite Fleur-de-sommier caresse mes fortifications à la Vauban, du dos de la main, avec une savanterie digne des doges. N’importe quel Santantonio réagirait, tu t’en doutes. Y compris ma statue en albâtre exposée dans la salle des pafs du Louvre. Eh bien, là, nib ! Et je dirais même, ayant pas mal d’accointances avec le Maghreb : zob !
Elle me caresserait l’oreille avec une pince à sucre, ça me ferait davantage d’effet. Je garde mes yeux plongés dans ceux du vieux et je m’y sens comme dans un plumard douillet après une partie de chasse harassante en harasse campagne.
Le temps que dure notre échange de vues, impossible à te préciser. La fille, me croyant bourré, s’esbigne. Je reste seul, à deux mètres quarante du vieillard parcheminé. Et ce mec m’ôte toute inquiétude. Il m’inspire une confiance infinie. L’idée me prend qu’il a quelque chose à me transmettre. Une espèce de message muet d’une importance capitale (comme Paris, Londres, Rome ou Pékin). J’aimerais l’approcher, mais son rayon laser m’intime que surtout pas. Alors je reste pis-que-plante à mon rade, échassier indécis, trouvant que la tanche n’est pas digne de son appétit.
Les minutes s’égrènent (de courge).
Je continue de mater le vieux gonze bouddhiste. Et alors, tout soudain, il sort un billet de sa poche, le dépose devant le verre auquel il n’a pas touché, et s’en va.
Moi, tu devines ?
Hop ! Je cigle ma conso et celle de miss Galipette.
Quitte la taule d’un pas rapide.
La silhouette foutriquette du vieillard s’achemine en direction de la rue où continuent de déferler d’incroyables et pestilentiels véhicules pareils à de monstrueux insectes cosmiques (troupiers), partis à l’assaut de la planète.
Je presse le pas. Le Vieux se retourne. Malgré l’obscurité, je crois voir ses yeux ardents et y lire un ordre : « Suivez-moi, mais sans m’aborder ».
Je le suis donc. Il traverse la rue et, chose curieuse, les voitures folles s’arrêtent pour le laisser passer.
Il fait quelques pas sur le trottoir d’en face avant de s’engager dans une voie calme et sombre, venelle sans trottoirs qui fleure la pourriture de là-bas.
Il marche d’un pas plus vif.
Je règle le mien sur le sien.
De temps à autre il se retourne, comme pour m’approuver de le filer.
Et je me retourne également, à la recherche de Bérurier. Mais toujours foin du Gros.
Qu’importe, puisque personne d’autre ne me suit.
J’ai la certitude de me trouver en sécurité. Rudement réconfortant. Tu verrais arpenter le magot ! Drôlement véloce pour son âge. Oh ! dis donc : comment qu’il a conservé sa fraîcheur de jeune fille, grand-père ! A cent berges, ça saute encore à la corde, ces petites bêtes.
Pourquoi le Gros n’a-t-il pas suivi mes instructions (c’est-à-dire moi ?). Voilà qui me turlupafe, mais en sourdine (à l’huile). Le vioque à barbiche m’a dopé. Il a jailli dans mon embarras comme un bon diable de sa boîte à malices. D’où me vient cette sensation heureuse qu’il me protège et que je dois le suivre les yeux fermés ? Que, grâce à lui, je vais pouvoir tout débrouiller et vaincre les périls dont je me crois entouré ?
Il fonce comme un coureur de marathon, sans plus s’occuper de moi, prend des ruelles tortueuses bordées de maisons sanieuses. Ça vocifère dans les masures. Ça crie, ça chiale. Des enfants se poursuivent au milieu de la chaussée, les bolides à trois roues pétaradent. Le quartier pue la misère saupoudrée de safran. La route des épices que cherchait Magellan, tu parles ! Ou bien Vasco de Gama, me souviens plus au juste…
Les épices ! Déjà, ils la trouvaient fadasse, la vie, ces bons Portugais émigrés. Et tu vois le Portugal, maintenant… Et la Grèce, dis ? La France, la grande Albiuche ? Qu’en reste-t-il des fortes puissances de jadis ? Des petits rentiers qui râlent pour qu’on augmente leur pension. Et bon, faut que la route tourne, hein ? Bravo ! Et les Grands actuels, tu ne sens pas qu’ils rapetissent, mine de rien, dis ? Que leur effarement déjà est programmé ? Vive le Maroc ! Tu verras la toute grande nation qu’il va devenir, le Maroc ! Lyautey ? Fume ! Vieux guerrier de mes fesses, le maréchal Lyautey, dit l’Africain. Figure de légende, entre autres. Le Maroc, j’en démords pas. L’avenir est à lui. Deux cent millions d’habitants en 2034, je prévois. Vue imprenable sur la Méditerranée et le cher océan Atlantique. Faut le faire ! Phosphate, manganèse, et j’en passe.
Mais faut recoller au vieux, pas qu’il me distance. Je mets la surmu. Infatigable, l’ancêtre. Il m’essouffle. J’aurai souffert sous bonze-pilote, moi aussi !
Enfin, poum, voilà, il parvient à destination. Stoppe devant une construction beaucoup plus vaste que les autres. Deux étages, trois peut-être. Avec un toit pagode, des dorures tarabiscotées.
A l’arrivée de mon guide, une large porte coulissante l’écarte. Porte de bois peinte, percée d’ouvertures à petits carreaux.
Le vieux se retourne. Cette fois, carrément, il s’adresse à moi autrement que du regard. Me fait un signe sec pour m’inviter à le suivre.
Il pénètre dans l’immeuble.
J’en fais autant.
La porte se referme derrière nous.
Et il va falloir à présent te décrire où nous sommes. Pas moyen d’y échapper. Un bouquin, c’est pas seulement Il poussa la porte et entra, mais en outre ce qu’il y a en deçà : les lieux, les gens, l’action.
D’accord, je retrousse les manches de mon stylo et je m’y attelle.
L’endroit est une sorte de vaste magasin comprenant un hall central couronné par une coupole de verre et trois niveaux de galeries bordées par une rambarde de bois noir.
Au rez-de-chaussée, et sur les galeries, il y a des cercueils. Mais attention, pas des boîtes à osselets à la manière de chez nous. Certes, la forme est identique, parce que sous toutes les latitudes, un homme c’est un truc long et étroit qui n’excède pratiquement pas deux mètres de haut.
Mais les bières accumulées ici sont proprement délirantes ; laquées dans les tons rouges, jaunes, verts, avec des ciselures, des peintures, des tarabiscotages dorés, des sculptures dragonesques, des exubérances à volutes, des échevellements indicibles. Certaines constituent une espèce de mausolée en soi. Elles sont à impériale. C’est baroque ! C’est stupéfiant ! Et l’intérieur, dis, l’intérieur ! Approche-toi, regarde ! Ces soies brochées, ces molletons exquis, ces coussinets brodés ! Quel luxe, quelle glorification du trépas ! T’en aimerais pas une, tézigue, pour la campagne ? Les véquendes, je te figure bien, à jouer les pachas mandarins, là-dedans. Certaines ont l’éclairage indirect, l’eau, le gaz, l’électricité. Y en a des à tiroirs (les plus commodes) ; des avec kitchenette incorporée, des avec bibliothèque, des avec la télévision, et des avec des chaînes Hi-Fi (génie). Merveilleux. Le confort suprême, quoi ! Post-mortem.
L’au-delà-pullman ! Mourir en first !
Cela dit, il existe, en bas, des modèles courants, pour les lavedus qui ont des morts au rabais ; les petits médiocres de la calanche. Ceux qui crèvent à l’économie, juste pour eux, manière d’en finir avec la chiasse.
Univers époustouflant, qui m’ahurit.
Tu imagines, ce grand hall avec la verrière, tout là-haut, qui laisse passer la lune ? Et puis cet amoncellement faramineux de cercueils, entassés, empilés, et d’autres présentés de délicate manière sur des tourniquets, comme les bagnoles en vitrine sur les Chamzés ? Des en coupe, qu’on puisse admirer l’épaisseur, le garnissage, la finition extrême. Et des sarcophages de couleur, surglacés, brillants, dans les surfaces desquels ce t’est loisible de te mirer, t’admirer vivant pendant que tu peux encore, qu’il faut en profiter vite vite de sa gueule, cré bongu, avant qu’elle tourne ivoire (et carrée), pleine de trous d’ombres.
Le vieux bonze est debout au mitan du hall, il se perd dans la contemplation admirative d’un cercueil tout particulièrement réussi avec des poignées que ça représente des dragons à la queue frétillante, et dont l’avant est en capot de Porsche (la 928), ce qui fait drôlement rupinoche pour un cercueil, l’aérodynamisme, alors là, fais-moi confiance. Et puis il y a des motifs en bronze surgaufré, un peu nouillesques j’admets, mais d’un très bel effet. Que je te dise séance tenante : ces cercueils thaïlandais font la pige aux italiens que je tenais jusqu’alors pour les premiers du monde. Pas le même genre. Le catholicisme absent, c’est troublant pour nous autres, gens de pape bon gré mal gré, même quand on ne pratique pas et qu’on rentre dans les églises juste pour admirer les retables du XVIe Flamand ou changer la pellicule de son Kodak dans les confessionnaux.
Une religion native, héréditaire, tu restes empêtré. T’as beau regimber, dénier au Saint-Père (en l’appelant Sa Sainte-Paire) son palanquin et tout le tralala, pompe, procession, bénédictions rubis et orbite (comme dit Béru) ; t’es marqué en extrême profondeur. T’as des pater et des ave sous-jacents. La sainte croix en ombre chinoise, et la notion de Jésus qui te chemine dans l’âme, oh là là combien ! Indélébile. Quand tu tournerais agnostique, athée, tremblement, quand tu te goinferais de blasphèmes bien agencés, rigolos même, toujours catholique apostolique romain tu restes quand tu en viens de lignée. La marque. Une façon d’être sentimental. T’as beau tout ce que tu veux, ricaner en plein : mon cul sur La Salette, la main de Fatima dans la culotte d’un zouave pontifical. T’es tu sais quoi ? Stigmatisé en douce. Bité à bloc. Hop, catholique et chibre ! Plaoff ! Dans le cul, le goupillon ! Profondly ! Thank you, Seigneur. Grâce à Toi, ô mon Tout-puissant, la solitude n’est plus un pays, mais une coquetterie. Enfin, ça ne regarde que moi, hein ? Et encore ! Ça ne me concerne pas, puisque c’est ainsi. J’ai jamais pris la responsabilité d’être ainsi, mézigue ! Parce que si j’avais le pouvoir d’être ainsi, je serais peut-être autrement, va-t’en savoir avec ces choses-là !
Je t’ai sommairement (mais au prix du papier et de la main-d’œuvre, on peut pas s’autoriser de trop longues déconnes) décrit les lieux. Passons aux gens.
Ils sont quatre hormis le vieux. La fille tocassonne qui nous a flashés sur le ponton de Chakri Spân, plus trois gorilles pas laubés. Petits, mais trapus, presque carrés, ces mecs. Habillés d’un jean et d’un tea-shirt blanc.
L’un se tient adossé contre la porte, les deux autres de mon part et d’autre. La fille est assise sur un cercueil pour cadre moyen, les jambes croisées.
Personne ne moufte.
Le very old magot s’est désintéressé de moi, au profit de la bière somptueuse dont il admire le capiton.
Il place ses mains osseleuses derrière son dos, comme le font, je te le dis souvent, les princes qu’on sort quand ils suivent leurs gerces au boulot.
Je m’approche de lui.
Vais pour lui poser une certaine série de questions qui m’affluent.
Mais mon clappe se bloque.
Dans le cercueil, ce majestueux cercueil à grand spectacle pour milliardaire, il y a Bérurier.
Mort.
Attends, je te continue.
Mais ce que je t’ai écrit à la fin de l’autre page avait un tel côté « coup de théâtre » que je me suis dit, en vrai grand romancier que je suis :
— Toi, mon drôle, tu vas marquer le coup (de théâtre justement) et filer dare-dare sur la page d’après, laisser à ton con de lecteur le temps de morfler sa surprise dans les badigoinsses.
Bon, tu te remets, l’artiste ?
Alors on y va.
Oui : Bérurier, blafard, figé, mort. Et pire encore : mortuaire. C’est-à-dire cireux, pincé, hors de question. L’incrédulité !
Je touche : déjà froid !
J’attends le chagrin. Mais mon scepticisme est trop intense. Combien de fois déjà l’ai-je cru défunté, le gros bébé rose, dans des polars aussi tordus que celui-ci ? Ma main va à sa poitrine. Elle est marmoréenne. Je marmonne donc : « Mort ! » ; tu sais, comme dans certaines pièces de Shakespeare ?
Mais où ? Mais quand ? Déjà, lorsque j’entrais au bar ?
Je gamberge à vive allure, indifférent aux éventuels contrôles-radar.
Combien de temps s’est écoulé entre l’instant où je l’ai quitté et celui ou je le retrouve ?
La réponse me fulgure : moins d’une heure.
Or, la rigidité cadavérique ne commence à se manifester que de une à six heures après le décès.
Il est donc théoriquement impossible que mon pote se trouve déjà en totale rigidité.
Je chope un de ses bras, le soulève. Un léger craquement se fait entendre. Les muscles d’un mort ne produisent aucun bruit ; par contre ceux d’un individu en état de catalepsie, oui.
Au lieu de jouer les pleureuses et de trépigner, je vais m’asseoir sur un cercueil, tout comme la boulotte. Sur ces entrechoses, un klaxon retentit à l’extérieur. Trois petits coups et puis s’en vont. Le préposé à la lourde fait coulisser celle-ci en grand et une Rolls de couleur sombre pénètre dans le local, conduite par un petit gus en uniforme bronze, de la même couleur que sa peau.
L’un des types en jean s’empresse d’ouvrir une portière arrière. Mister Chakri Spân se dérollse avec l’élégance du taureau sortant du toril.
Bien que nous soyons la nuit, il est toujours affublé de sa combinaison et de sa gapette de tennisman.
Il marche jusqu’à moi, me regarde sans rien marquer des sentiments qui l’habitent, comme on dit dans les ouvrages de dames, raffinés et bien pasteurisés. Puis il se penche sur le cercueil, examine Bérurier. Pose une question à la cantonade à laquelle la fille répond en particulier. Chakri Spân approuve d’un hochement de tête. Il sort une liasse de billets de sa fouille, l’épluche de trois talbins qu’il tend négligemment au vieillard. Ce dernier les empare, les escamote, après quoi il joint ses deux mains bien à plat, devant son nez, et s’incline. Sans un mot, il décarre.
Chakri Spân le regarde partir et murmure, pour moi probablement, puisque en français :
— Il est efficace, hé ?
— Terriblement, admets-je. C’est un hypnotiseur ?
— Quelque chose comme ça, oui. Je n’ai jamais vu personne lui résister.
— Ce petit talent de société pourrait lui rapporter gros.
Mon « hôte » fait la moue :
— Chian-Li est un ascète. Il se contente de peu. Je le soupçonne d’agir davantage pour le sport que pour le gain. Cela dit, son pouvoir est assez limité ; par exemple il peut obliger quelqu’un à le suivre mais non à parler si ce quelqu’un s’y refuse. Ainsi, pour vous interviewer, je vais faire appel à d’autres méthodes.
— Ne vous mettez pas en frais pour moi, cher monsieur, car je n’ai rien à dire que vous ne sachiez déjà. Je suis à la recherche d’un de mes compatriotes ; ça c’est un point. Et je vous soupçonne d’être pour quelque chose dans le décès d’un certain Johannès Brandt, sujet allemand ; ça c’est un second point.
— En quoi cet Allemand vous intéresse-t-il ?
— En tant que projectile, monsieur Chakri Spân. J’ai failli être écrasé par lui ce matin, en m’approchant de la piscine de l’Oriental et l’un de mes meilleurs pantalons s’en est trouvé gâté. Etant flic de nature et de profession, j’ai amorcé un brin d’enquête. Elle m’a permis d’apprendre que vous vous trouviez dans la chambre de ce bon Germain au moment de sa chute. Vous avez beau avoir le bras long comme la rue Rama IV, il n’est pas dans votre intérêt que la chose s’ébruite.
Je lui décoche un sourire ferme comme les seins de la petite môme avec qui tu es sorti samedi dernier, celle qui marchait avec des béquilles malgré sa bosse.
— Je compte sur vous pour réveiller mon camarade, fais-je, en montrant Bérurier, la catalepsie n’étant pas son sport préféré.
Chakri Spân ne répond rien. Il paraît méditer. Et s’il m’édite, il va gagner du pognon, demande au Groupe.
— En somme, qu’attendez-vous de moi ? finit-il par demander.
— Je viens de vous le dire : que vous réveilliez ce gentleman, il a une pilule à prendre et l’heure est déjà dépassée.
— Ensuite ?
— Ensuite, je voudrais vous proposer une alliance.
— Vraiment ?
— Vous m’aidez à retrouver le bonhomme que je cherche, et j’oublie votre visite à M. Brandt.
— Et que se passerait-il, selon vous, si vous n’oubliiez pas ma soi-disant visite à votre Allemand ?
— Il se passerait que le gouvernement allemand en serait officiellement informé par le mien, et qu’il en informerait le vôtre. Vous suivez ? Or, si j’en crois les nouvelles internationales, un gros marché est en train de se conclure entre la Thaïlande et l’Allemagne Fédérale. Bangkok serait décemment obligé de donner satisfaction à Bonn en vous causant quelques tracasseries, pour avoir l’air de jeter du lest. Un homme aussi occupé que vous n’aime pas les tracasseries, fussent-elles de complaisance. Je me trompe ?
Il ôte sa casquette et masse son front. Puis il hoche la tête.
— Sur certain point, oui, vous vous trompez, dit-il.
— Puis-je savoir lequel ?
— La réalité de vos dires. C’est vous qui inventez que je me trouvais dans la chambre de ce type au moment de son suicide.
Il appuie ironiquement sur le mot suicide, par bravade.
— Non, monsieur Chakri Spân. Ce matin encore j’ignorais votre existence. Des témoins vous ont vu sortir de sa chambre, c’est grâce à eux que je vous ai trouvé.
— Il faudra les produire, ces témoins, riposte le marchand d’emballages-cadeaux en recoiffant son étrange gâpette.
— Je les produirai.
Alors, faut que je te fasse marrer : magine-toi qu’il me biche par le bras, familièrement, comme deux Italiens qui devisent, le soir, dans un faubourg de Napoli. Il m’entraîne vers le fond de son entrepôt. Il lance un ordre. Un gazier s’empresse, soulève le couvercle d’un cercueil pour manar en chômage.
Je regarde à l’intérieur. La boîte à dominos recèle le corps d’un des garçons d’étage qui m’ont affranchi ce matin. Le gars soulève ensuite le couvercle du cercueil voisin, et j’y trouve ce que je m’attends à y voir : la carcasse du second larbin.
Bon, très bien, je conserve mon calme.
Décidément, la répute de Chakri Spân n’est pas surfaite. Autrement dit, je l’ai dans le babe. Et si profondément que pour l’en retirer, c’est pas avec un tire-bouchon du commerce !
Va falloir jouer serré, et même jouer compressé. Le temps se gâte. C’est pourtant pas la saison des pluies en Thaïlande !
Par curiosité, je chope le poignet d’un garçon d’étage.
Ça craque. Lui aussi est en catalepsie. Du coup, la constatation me requinque. Elle prouve que le sieur Chakri Spân rechigne à éliminer complètement.
— Non, non, il n’est pas encore mort, me fait-il, confirmant ainsi ma découverte. Il mourra plus tard, plus loin, et autrement, ainsi que votre ami et… vous-même.
Il me reprend le bras.
— Tenez, cher Français très malin, je vais vous accorder une faveur : celle de choisir votre propre cercueil.
Chakri Spân me contraint de passer une revue de ses meilleures productions.
— Que diriez-vous de celui-ci, en laque noire et dorée, monsieur San-Antonio ?
— Une pure merveille, dis-je, mais je ne voudrais pas abuser.
— Du tout : prenez place !
— Sans façon, bien qu’il soit décapotable, je préfère encore une bonne petite Renault 5 sans histoire.
Chakri Spân fait claquer ses doigts et émet un ordre aigu comme un cri d’oiseau migrateur.
La gonzesse accourt sus à moi, suce-moi. Je vais pour la refouler du coude, moche comme elle est : mais elle a une esquive pivotante très basse et se fend. J’éprouve une piqûre au ventre.
Je porte ma main près de mon nombril, lequel est le centre géographique, non du monde, comme chez beaucoup, mais de ma satisfaction d’être.
L’horrible souris tient un petit instrument déplaisant, terminé par une courte aiguille ; ça ressemble à une seringue très compacte.
L’honorable Santandetonio sait qu’il est marron. Trop tard pour essayer quoi que ce soit, mon ami. L’engourdissement est immédiat, il se développe en moi comme s’étale l’encre sur un buvard. Vite et bien. Je me glace, me pétrifie…
Deux des sbires viennent me cramponner, dans un nuage polaire.
Je me retrouve à l’horizontale.
Lévitation ? Les étages bourrés de cercueils basculent dans ma vue.
On m’enfouit entre des montants de soie jaune.
A bientôt, les gars !