DEUXIÈME PARTIE EN CHASSE


J’ai connu un type, chaque fois que je le rencontrais, il me bichait par un bouton de mon veston et il me disait :

— Faut que je te fasse rire.

Un gros. On avait été à l’école ensemble. Un pas malin. Doué pour les études, mais d’une intelligence très rampante.

« Faut que je te fasse rire. »

Il triturait mon bouton de veste en me débitant des choses à la gomme qui ne me faisaient pas rire du tout. Un jour qu’il escrimait, mon bouton lui est resté dans la main, lui coupant le sifflet. Et alors, là, oui, en voyant sa gueule, je me suis franchement poilé. Comme quoi, on ne doit jamais désespérer : tout arrive.

Et ce gazier dont le nom m’a échappé au fil du temps, je me mets à y penser avant que de reprendre tout à fait conscience. Je retrouve son visage épanoui, luxuriant, marbré de violet, ses grands yeux de chien qui te rapporte une vieille pantoufle au lieu d’un faisan, son rire si peu communicatif qu’il me faisait bâiller, éternuer, loufer, tout ce que tu voudras, sauf rigoler. Voilà que je l’évoque du fond de l’Orient Extrême ! C’est bizarre, la pensée, non ? Ces méandres, ces caprices biscornus. Machin, avec une haleine chargée d’ail, et ses gros doigts tiraillant mon bouton, ce nœud !

A lui, Truc : Victor, je crois. Victor quoi ? J’osais plus lui demander « Faut que je te fasse rire » ! Il trouvait l’existence bien pratique. Alors il la vivait gaillardement en débitant des turpitudes que même dans les bistrots de camionneurs flamands t’entends pas les pareilles. Et à lui, je repense, allongé dans mon cercueil. A des bouts de phrases tombés de ses grosses lèvres jouisseuses, davantage faites pour savourer des Côtes du Rhône qu’une chatte domestique.

Mon subconscient dissipe cette évocation. Le gros copain me devient improbable et puis s’anéantit. Dans ces périodes écrémées de la gamberge, tu t’abandonnes aux pires fantasmagories. Tu deviens n’importe qui, n’importe quoi : le Grand Ferré, le Traité de Vienne, une savonnette d’hôtel lépreux, avec poils et mousse coagulée.

Je m’agrippe aux montants et me dresse.

On est mignonnets tout plein, les quatre. Un dortoir à morts. Pas un cimetière, non plus qu’une morgue : mais un dortoir, moi je trouve. Nos quatre bières dans une chambre blanchie à la chaux (de Pise, comme de bien tu penses), avec leurs couvercles posés droits contre le flanc de la boîte.

Bérurier est déjà réveillé, lui aussi. Abruti, patatesque, roteur, péteur, tempêteur, encombré d’expectorations. Ce sont ses ébrouements qui ont eu raison de mes ultimes torpeurs. Il carcasse à s’en éclater le poitrail, le chéri. Les lampions injectés de sang. Il m’avise, voudrait me parler, ne le peut encore, m’adresse une mimique véhémente, style : « Tu parles d’une merderie de vingt-dieux de charognerie de chiasse ».

Quant aux deux larbins de l’hôtel qui avaient de l’avance sur nous, ils sont déjà levés et, fatalistes, attendent, assis en tailleur, contre le mur.

Je regarde la pièce plus complètement, ce qui me permet de constater deux choses : la fenêtre a été murée au moyen de briques cimentées à plat, la porte est pourvue d’un blindage. Son absence de serrure me laisse croire qu’elle est munie à l’extérieur de substantiels verrous.

J’expédie un sourire aux deux gus, toujours fringués en valets d’étage : gilet rayé, pantalon noir, chemise blanche (de Castille). Ils me le rendent.

— Qu’est-ce qui vous est arrivé, mes chers amis ? leur demandé-je.

Celui qui parle le moins mal l’anglais m’explique :

— On nous a demandé d’aller à la lingerie. Une fille nous attendait. Elle nous a piqués avec une seringue. Après, on ne sait plus.

— Et, pour toi, Gros ? poursuis-je, comment s’est opéré ton kidnapping ?

Sa Majesté s’arrache de son sarcophage pour se détendre la rouillance.

— Quand t’est-ce j’sus sorti de l’hôtel, m’explique le véhément personnage, une frangine m’a sabordé en m’disant comme quoi, dans sa bagnole garée juste à côté, elle avait une jolie fille toute nue à m’proposer. J’m’ai dit : j’vas toujours risquer un œil. A peine que j’ai z’eu monté dans la tire : une sorte de fourgonnette, c’te salopiote m’a piqué et j’sus été dans l’sirop immédiatement.

Méthode simple et rapide, tu conviendras ?

Je me tais. On perçoit, au loin, des coups de feu. Gros calibre. Malgré que la fenêtre ait été aveuglée, les bruits des détonations font vibrer les couvercles de nos cercueils.

— Y a la guerre ? s’étonne le Mastar.

— On le dirait.

Les détonations sont assez espacées. Parfois il y a un doublé, et puis le silence retombe pour un moment.

— Cela ressemblerait plutôt à une partie de chasse, rectifié-je.

— T’as l’heure ? demande Alexandre-Benoît.

Très bonne question à vingt-cinq francs. Je visionne ma tocante : elle me propose trois plombes. Mais trois heures de quoi ? Du matin ou de l’après-midi ?

Je me sens dans un état de délabrement tel que j’opterais plutôt pour l’après-midi. Au reste, on ne chasse pas la nuit.

Confirmant la chose, le Mammouth déclare :

— J’ai les crochets, mézigue.

Je constate que, bien qu’étant « barbouillé », je les ai également.

Je lui relate mes derniers démêlés avec Chakri Spân.

— Ils ont des combines qu’on n’est pas armé pour lutter contre, dit le Gravos. Ces piquouzes qui te foutent en cataplasmie, ce vieux mandarin-citron qui t’hynopte, ces cercueils pour nous balader, t’avoueras que c’est pas chez nous qu’on voye des trucs pareils !

Je hoche la tête et palpe ma chaussette, ce qui n’est pas contradictoire.

Ma cervelle se trouve toujours en place dans la première, et le couteau affûté par le Gros dans la seconde. Si le sieur Spân nous a fouillés, ç’a été sommairement. La présence de cette lame me conforte.

Je me dis qu’on va bien venir nous voir et qu’alors il conviendra d’aviser.

Le temps passe. Les détonations ont cessé.

Il fait chaud.

* * *

Ce n’est qu’à sept heures que la porte se poussa et qu’on entra.

Ils étaient deux. Deux jaunes. Deux jeunes. Deux citrons.


L’un a sur l’épaule la bretelle d’un gros pistolet-mitrailleur. Il bloque l’arme contre son flanc, canon pointé, prêt à défourailler. L’autre tient un fouet de ses deux mains. Dans la droite il a le manche, dans la gauche, la lanière enroulée.

Stand-up ! hurle-t-il.

Et il lâche la lanière, laquelle se dévide au sol tel un reptile de cuir (bravo, ça c’est de la comparaison !). En vrai petit dompteur, il fait claquer le fouet. Obéissant comme des lions dressés, nous adoptons la position verticale et nous préparons à passer au travers d’un cerceau.

Alors le gars accomplit un léger mouvement semi-circulaire, à cafouillage prolactique, et actionne son fouet dans ma direction. La lanière s’enroule à mon cou avant que j’aie eu le temps de comprendre.

Charmant. J’ai du mal à déglutir. Néanmoins, le cuir n’est pas serré au point de stopper ma respiration.

Ayant réussi cet exploit, le frivole se met à m’haler comme un gant (ou plutôt comme un veau qu’on traîne à la foire). Je porte la main à la lanière, pour m’en débarrasser, mais ce vaurien tire un bon coup (tirons un coup, tirons-en deux, à la santé des amoureux) et pour… le coup je suis à demi étranglé.

Nous sortons dans un couloir. Le gus armé a reverrouillé la porte. D’autres lourdes donnent sur le couloir en question : toutes sont munies d’imposants verrous (deux par porte). L’endroit ressemble à une prison, et je vais te dire mieux : toutes les conditions me semblent réunies pour que ça en soit une.

A l’extrémité du couloir que je te cause, est un homme assis, comme on dit dans les mauvaises traductions. Assis sur une escabelle de bambou, et qui tient une mitraillette sur ses genoux. Il a une sale gueule et mâche je ne sais quoi, peut-être du chewing-gum après tout : la civilisation ayant pénétré les contrées les plus reculées.

Inendiguable, elle est, la civilisation. T’as vu la manière brillante qu’elle a franchi les étapes ? Nous faisant passer de la capote anglaise au chewing-gum, puis à la pilule ? Les pires coins du monde, là que les Pététés ne font pas deux distributions par jour. Pilule, pénicilline, stérilet, tartines d’hormones, tout le branle.

Le garde à la mitraillette nous regarde passer avec indifférence. Les Jaunes, c’est impressionnant pire que les Anglais. Ça vient de leurs yeux. Ils paraissent n’en pas avoir, tu saisis ? Les Anglais, eux, ils ont des yeux. Ils ne s’en servent que pour ne pas verser leur thé à côté de leur tasse, mais ils en ont. Tu peux rien lire dedans, mais leurs carreaux sont en place. Ça leur confère (Jacques, frère Jacques) un regard de mannequin aveugle, mais c’est mieux que pas d’yeux du tout. Note qu’il faut bien peser le pour et le contre, hein ? Qu’est-ce qui est préférable : avoir des yeux et qu’ils soient vides, ou ne pas en avoir et qu’ils soient pleins ? Les Jaunes n’ont pas d’yeux, mais au moins leurs yeux sont pleins-bourrés.

Van Gogh avait des yeux mais qu’une oreille. Ça n’avait pas d’importance puisqu’il ne portait pas de lunettes.

Mais je dérive…

Alors on quitte ce couloir et on débouche à l’extérieur. Je constate que la prison est un bâtiment long et bas situé à quelques centaines de mètres d’une belle demeure coloniale édifiée en rase campagne. Le terrain est plutôt galeux, avec des boqueteaux de cocotiers, des monticules sableux recouverts de plantes économes, des buissons d’épineux.

Par contre, la maison de maître est posée sur un jardin luxuriant, arrosé à grands frais. Les fleurs les plus rarissimes y poussent, comme chez toi les orties. Sur l’esplanade, il y a plusieurs Land’s Rover à l’intérieur desquelles sont accrochés des fusils de chasse à lunette. Des boys (c’est comme ça qu’on dit depuis le colonialisme) vont et viennent (puisqu’ils vont, faut bien qu’ils viennent également, non ?). Ils paraissent affairés. On entend des éclats de voix, de rires et de verres à l’intérieur de la taule. Un piano martyrisé par un amateur joue une espèce de marche, dix fois interrompue, et dix fois reprise au même endroit. Ce pianiste-jockey ne parvient pas à passer l’obstacle d’un si bémol galvanisé en bisbille avec un do majeur légèrement tordu.

On me conduit, à bout de fouet, et canon de pistolet entre les omoplates, vers une porte latérale.

Dans la boutique, ça fait un foin du diable, à croire qu’il y a un banquet des grossistes en lard fumé et que ces joyeux ont biberonné comme des curés : plus que d’oraison.

Mon frère fouettard me traîne à un escalier garni de velours pourpre et m’oblige à en gravir les onze degrés (c’est du Primior). Au first floor il écarte une tenture et nous déboulons dans un atelier de peintre, vaste pièce encombrée de chevalets, de toiles et de tout le chenil qu’il est normal d’aviser dans ce genre d’endroits. Une partie du plafond mansardé est vitrée, mais pourvue de stores orientables (comme les Pyrénées du même nom). En plein mitan de l’atelier, un homme est debout, palette en main, devant un chevalet à crémaillère supportant une vaste toile.

Le peintre ?

Une cinquantaine damnée. Cheveux rasés, ce qui ne fait pas rapin du tout, ces gens-là étant à l’origine des tignasses… Il est probablement nu dans un peignoir de bain blanc maculé de frais (et de barbouille). Il peint en tirant la langue, follement concentré sur la touche de couleur que, telle une fiente d’oiseau, il va déposer là où elle va se mettre à exister.

Ayant produit cet intense effort cérébral, il recule d’un pas, ferme un œil, approuve d’un grognement, puis dépose sa palette sur une console.

Epuisé, visiblement, il se laisse choir sur un tabouret pivotant et continue d’examiner la toile.

— Eh bien, je crois que ce n’est pas mal du tout, dit-il en allemand, bien que je parle très lamentablement cet horrible dialecte, mais faut faire avec, hein ?

— Puis-je admirer ? articulé-je malgré la lanière qui m’étrangle à demi-maux.

Situation saugrenue : moi, prisonnier conduit en laisse devant cet énergumène teutonique, rasibus et quasi nu à son chevalet ; et moi demandant à voir l’œuvre de ce bonhomme.

Il me déboule un sourire plein d’or à 18 carats et me répond que volontiers.

Je m’approche. Mon dompteur veut s’interposer, mais le scalpé lui enjoint de n’en rien fiche.

Je découvre une œuvre particulièrement insolite, bien digne de l’artiste, du lieu et des circonstances. Ça représente une route sous l’orage que tu jurerais du Vlaminck : maison blafarde au toit de chaume, arbres en torche, ciel à ras de toit, chemin blême sous la lueur convulsive de la foudre… Et alors, par-dessus ce paysage ; un robinet. Un bon gros robinet de cuivre, pimpant, rutilant de toute sa peinture fraîche. Il masque une partie de la maison, des arbres, du chemin…

— Formidable, m’exclamé-je, sincèrement, vous faites dans le surréalisme ?

Le peintre…

Attends, je te l’ai pas bien raconté. Je t’ai seulement dit qu’il avait la tête rasée, c’est maigre. Ajoute qu’il est athlétique. Qu’il a les bras velus de blond, la poitrine idem. Que ses yeux sont très clairs. Peau rose. Dents en or, déjà suggéré plus haut. Quoi encore ? Non, ça suffit, si t’en exiges davantage, écris en joignant une enveloppe timbrée à ton adresse, on t’enverra sa photo.

— Plus exactement, me répond l’artiste, j’ai inventé une nouvelle école : le post-surréalisme.

— Que vous définissez comment, cher maître ?

— Partant d’une œuvre impressionniste ou fauviste, je réalise, moi, une œuvre surréaliste. Mon travail est complémentaire. Complémentaire mais déterminant. Prenons ce Vlaminck par exemple…

— C’est une très bonne reproduction, dis-je.

Le père-peignoir lève les bras.

— Ah ! ça, vous ne voyez donc pas que celui-ci est authentique ? Je ne travaille que sur de l’authentique, moi, mon vieux. Comment pourrais-je espérer que mes œuvres passent à la postérité si je m’accomplissais sur de la reproduction, allons, allons !

Les bras m’en tombent plus bas que les talons. Il peint sur de vraies toiles ! Non, mais tu as bien lu ce que je viens d’écrire, nez-de-bœuf ? Dis : tu as lu, ce qui s’appelle lire ?

— Et vous peignez beaucoup, maître ?

— Très peu, mais régulièrement. Pas plus de cinq à six touches par jour. Ça vous intéresserait de voir d’autres choses de moi ?

— Mais comment donc !

— Tenez, j’ai là un Gauguin qui me ravit.

Il va retourner une toile punie au pied du mur. Elle représente des Tahitiennes, tu penses, le pauvre Gauguin, comme s’il allait rater ça ! En voilà un qui aura plus fait pour le Club Méditerranée que M. Trigano soi-même !

Deux ravissantes filles en paréo vert et jaune. Pardessus, énorme, notre homme a peint un flacon d’ambre solaire.

— Votre avis ?

— Fantastique ! réponds-je en français, et non en américain, comme j’eusse dû le faire, auquel cas je l’aurais écrit avec « c ».

— Attendez, attendez, ne bougez pas. Vous allez voir ce petit Renoir !

Il s’affaire, sélectionne la toile parmi une flopée d’autres et me la brandit. Il s’agit d’un paysage délicat, style verger en fleurs. Le créateur du post-surréalisme a brossé sur l’œuvre en question une boîte de jus de pomme du meilleur effet, l’étiquette étant rédigée en caractères gothiques.

— Eloquent, n’est-ce pas ?

— Ça dit tout, conviens-je.

J’ai le droit, dans la foulée de son enthousiasme, à un Cézanne (ouvre-toi) agrémenté d’une machine à écrire ; à un Sisley, bords de Seine, à demi englouti par un casque de motocycliste ; à un Seurat (ne vois-tu rien venir ?) incorporé au lot, bien qu’appartenant au divisionnisme, et que ce Grand Trou du Cul de Chleu de merde a positivement anéanti en l’affublant d’un appareil téléphonique rouge vif.

— Votre art doit vous coûter très cher ? observé-je.

— J’en conviens, il faut consacrer une fortune à une telle entreprise.

— Et, Dieu merci, vous l’avez ?

— Je la gagne, mon ami. Je la gagne.

— Vous êtes dans l’industrie ?

— Oh ! que non.

— Dans l’import-export ?

Ça l’amuse. Il écarte les pans du peignoir et se fourbit le zozo qu’il a plutôt menu, mais hein, je l’ai pas vu en train de gesticuler du paf.

On a quelquefois des surprises avec Mister James. T’en avise des mollusqueux, croquevillés, pas appétissants d’apparence qui, lorsqu’une main experte les a pris en charge, deviennent pimpants comme des goélettes neuves, parés pour prendre la mer et braver les tempêtes. En outre (comme disait un chamelier de mes relations) les dimensions de la queue à ce génie du post-surréalisme ne m’intéressent pas outre-mesure. C’est pas mon oignon. Donc il a écarté son peignoir, s’est gratouillé le chmilblick, et l’v’là t’y pas qui me répond :

— Dans un certain sens j’importe des produits qui, sans être réexportés, ne sont pas consommés pour autant par la population thaïlandaise.

— C’est une charade ? lui fais-je.

— Si elle vous amuse, disons que c’en est une.

— Laissez-moi deviner…

Je cherche, rassemble mon potentiel de sagacité. Lorsqu’il y en a un tas haut commak, je dis :

— Ne s’agirait-il pas d’un relais de chasse ?

Là, je lui la sectionne.

— Chakri Spân vous a parlé de moi ?

— Du tout ; mais j’ai perçu une série de détonations très révélatrices. Vous exploitez un territoire de chasse ?

— Gagné.

— Et vous faites venir du gibier d’un autre pays, gibier que des chasseurs venus d’ailleurs se plaisent à massacrer, d’où la notion d’exportation ?

— C’est admirablement perçu, mon vieux.

Il nettoie son pinceau dans de l’essence de térébenthine (je pense que ça s’écrit comme ça, cette saloperie ? Note qu’on a des correcteurs de première, au Fleuve. J’espère qu’ils sont payés à leur juste valeur ?).

— Chakri Spân m’a dit que vous êtes français ?

— De la cave au grenier, cher monsieur.

— Flic ?

— A part entière.

— Donc, fouineur ?

— Par vocation.

— Ce qui veut dire gênant.

— Cela dépend pour qui. En général, les gens que je gêne ont des activités qui gênent elles-mêmes leurs contemporains.

Le peintre va se laver les salsifis à un évier. Il se les fourbit avec de la poudre Nabab. Lorsque ses mains sont redevenus des paluches d’intellectuel, il ôte son peignoir, passe un maillot de bain et se tourne vers moi.

— Venez, nous allons rejoindre ces messieurs.

— Quels messieurs ?

— Mes clients du moment.

Je le suis sans autre, comme disent mes copains suisses. « Sans autre » est une expression courante qui signifie « sans cérémonie, simplement, sans faire d’embarras ».

* * *

Au rez-de-chaussée, ça mène grand tapage.

Chants, glouglous, pianotages…

Le maître des lieux déboule dans un salon meublé colonial ancien, avec des fauteuils d’osier à gigantesque dossier en forme de pétale d’orchidée, des tables de rotin, des tentures brodées, des Bouddhas de bronze et d’autres en bois doré. Un panio (pas colonial), des tapis, des trucs, des zizis, le reste, et puis tout ce que tu voudras, merde ! Cette marotte toujours d’en dire plus qu’il n’est besoin, de fignoler, tâtillonner-vieux-gland, tout te mâcher, mon salaud ! Voilà où ça te conduit de poussa la porte et entra. Une fois que t’es entré, c’est le chiendent du littérateur, tu copules avec les traditions littéraires : Zola au pied levé. Gorgon-Zola ! Hugo Frère ! Balzac 00–01, comme disaient les Mineurs de jadis. Tartine de pommade. Descriptif, compo-fran. Le king is not my cousin ! Rédaction : décrivez le salon où que vient d’entrer l’Antonio, ainsi que les gens qui s’y trouvent.

Les gens qui s’y trouvent ?

Bourrés comme des déménageurs en fin de journée. Ils ne sont que trois, mais raffûtent comme vingt. Trois vieux, ou presque : au-dessus du niveau de l’amer, disons la soixantaine sonnée. Mais gaillards, attention ! Des battants. Trognes éloquentes. Mon foie, connais pas ! Schnaps, bière, whisky, vin du Rhin. Ma Moselle de Paris ! Achtung, prosit ! A la tienne, Hans ! Otto, Etienne.

A l’arrivée de leur hôte, ils se taisent et le saluent tu sais comment ? Tu vas me croire ? Tu devines ? Oui, mon gamin : à la nazi : Heil Hitler. Et l’autre crème de vandale, le peintre post-surréaliste qui agit de même.

A notre époque. Heil Hitler ! Y a que dans les films « B » français qu’on pourrait penser, non ? Avec Jules Dupont dans le rôle du général allemand.

— Alors, bonne chasse, aujourd’hui, messieurs ? questionne le tondu, à la ronde et en allemand gothique.

— Herr Gotter en a fait deux, répond le plus gros, un chauve à couronne de cheveux blonds-gris. Quant à moi, j’en ai touché un, car on a relevé des traces de sang, mais il m’a échappé, Herr Hotik.

Herr Hotik, donc le nouveau Magritte, fait la moue.

— Un fin fusil comme vous, voilà qui me surprend, Herr Hudy. Et qu’a fait Herr Konhachyaler ?

— Rien, boude l’interpellé, lequel est d’ailleurs accoudé à un Bouddha.

— Ce sera pour demain, promet l’hôte.

— Je l’espère, car au prix du safari…

Herr Hotik feint de ne pas relever la mauvaise humeur de son client.

— Demain, je vous réserve une surprise, messieurs, déclare-t-il avec emphase (qui est un vieux copain de la maison) ; vous aurez à votre disposition deux Français, dont voici l’un d’eux ; que dites-vous de cela ?

Les trois têtes carrées s’épanouissent et reprennent leurs verres.

— Bravo, Herr Hotik ! s’écrient-ils d’une même voix. Des Vranzais, gutt !

Le peintre me tapote l’épaule et me désigne aux péones qui nous ont suivis.

J’ai droit à la lanière autour du cou.

On me remmène dans ma geôle.


Tout corps occupe de la place dans l’espace. Cette portion d’espace est son volume


Cette définition de mon premier bouquin de géométrie me taraude l’esprit.

Pourquoi des trucs te reviennent-ils avec insistance, dans les moments les moins appropriés ? Note qu’il n’y a pas de moments appropriés pour la réminiscence Tout corps occupe de la place dans l’espace

J’évoque celui d’une gonzesse en compagnie de laquelle j’ai passé des heures fiévreuses. Puis, celui d’une autre, et d’une troisième, et encore, encore… La cohorte de ce qu’on nomme stupidement les « conquêtes » ! Comme si l’on conquérait jamais quelqu’un ! Voire seulement quelque chose. Les « quelqu’un » vous quittent et le jour vient, inéluctable (de logarithmes), où l’on quitte les « quelque chose ». Tous ces corps de femme trémoussants, ondulatoires, lascifs, ouverts, offerts ; ces beaux corps en chaleur, en grand désir d’amour (d’amour de moi en l’occurrence) s’assemblent dans mon esprit comme sardines en boîtes. Et j’en évalue le « volume » justement, c’est-à-dire la portion d’espace qu’ils occupent. Seigneur, j’ai baisé tout ça ? Ce monticule énorme ? Cette colline de chair fraîche ? Ce massif de femelles aux nobles tétons, aux culs faramineux ? Aux ventres convulsifs ? Je me suis engouffré, déposé dans ces êtres à présent dispersés ?

Une mélancolie d’impuissance me vient. Une mélancolie d’abandon, de vrai renoncement.

En les étreignant, ces filles, je croyais, l’espace d’un coït, étreindre l’univers. En les possédant (euphémisme), je croyais posséder ma propre vie, en être propriétaire dé-fi-ni-tif, et non pas l’incertain locataire que nous sommes tous de nos peaux pour des durées imprécises.

Aucune d’elles ne m’est restée. Ce furent des instants, rien que des instants sans autre signification qu’eux-mêmes.

— A quoi qu’tu penses ? murmure Béru dans le silence cloaqueux de la nuit.

Il fait chaud, il fait lourd ; il fait faim et soif car le brave Herr Hotik nous laisse à la diète intégrale.

— Je donne un coup d’œil sur mon passé, dis-je.

— Attention d’pas choper un orgelet, ricane le Gros, c’est un risque qu’on prend quand on fait l’voilieur aux trous d’serrures d’la mémoire.

Il écoute le long et lugubre gargouillement qui lui taraude les entrailles.

— Ils sont fumiers d’nous laisser sans clapper. Même au goulache, y t’ont droit à d’la tortore.

Il respire profondément, manière de gonfler son estom’ d’air à défaut de choses plus substantielles.

— T’aurais pu essayer un p’tit coup d’force, du temps qu’t’étais av’c ce grand déboisé, reproche le Mastar.

— Il est duraille de jouer les cow-boys quand tu as le canon d’un pistolet-mitrailleur au niveau de la cinquième lombaire.

— Qu’est ce c’est c’t’histoire de partie d’chasse dont à laquelle on doit participationner ?

— Sûrement pas quelque chose de tout repos, Mec. Peut-être vont-ils nous utiliser comme rabatteurs ou comme appâts pour les fauves.

— On pourra p’t-être en profiter pour mettre les adjas ?

— Peut-être…

Le silence nous retombe dessus comme une toile de tente mal arrimée.

Nos deux compagnons thaïlandais roupillent silencieusement. Mais ils doivent penser tout de même, non ? Les avoir à la caille ? Chocoter en loucedé. Ça se fait, même quand on est impavide (un pas vide). Oui : ils en écrasent.

— Au lieu de mater ton passé, reprend le Divin, tu ferais mieux d’regarder l’avenir, mon pote, vu que c’est d’ce côté qu’on s’dirige !

Toujours pertinent, l’Obèse.

L’avenir. C’est quoi, dans la conjoncture ?

— Sais-tu l’envie qui me prend, Grosse-Pomme ?

— L’envie de bouffer, œuf corse ?

— Non : d’épouser Marie-Marie.

Il hausse un sourcil, ce qui lui fait un œil grand comme un hublot du pauvre France bricolé, parjuré de la quille au grenier.

— Dis, ça va pas la tronche ? Une jeune fille de dix-neuf bouquets !

— Elle est en âge, non ?

— De se marier peut-être, mais av’c tézigue, c’t une aut’ paire d’couilles ! Ben mon sagouin ! Un gars qu’a traîné son outillage dans tous les at’liers d’France et de Navarin : m’sieur s’refuse rien pour son bonheur ! Une vingtaine de pions d’écart ! T’as lu ça dans la Rousse médicale, técolle, non ? J’ai pas envie qu’a soye veuve à la fleur d’l’âge, ma nièce, merde ! Et question situasse, t’amènerais quoi t’est-ce que dans l’panier d’mariage, hmm ?

Cette sordide préoccupation, relevant d’une tradition éculée, me bouleverse. Cher Tonton Béru ! Tuteur de la vieille école, soucieux d’établir sa pupille dans des sphères huppées, à un gars nanti !

— Tu souhaiterais la marier à un fils du comte de Paris ou de M. Dassault ?

— J’veux qu’elle épouse un gazier susceptib’ d’y assurer le matérialiste.

— Une paie de commissaire spécial te semble insuffisante ?

— C’te môme, elle a des goûts de lusc, j’le voye bien.

Tu crois qu’é s’sappe à Uniprix ? Quand elle s’achète un pull, c’est tout su’te les Galeries Lafayette. Et les tatanes, dis ? Les tatanes ? Chez Louis Jourdan, mon drôle. Et les jupes chez Ferdinand Céline. Les corsages chez Mère Courège.

— Très bien, n’en parlons plus. Je rêvais…

Un silence suit, qui n’est pas de la même qualité que les précédents. Il ressemble à une portée de musique sur laquelle défileraient les notes sorties du cerveau béruréen.

— Slave dit, j’sais qu’elle en tient pour toi, c’te gaufrette. Elle peut pas dire trois phrases sans t’mêler à sa converse, assure doucement Sa Majesté.

— Oh, laisse. Les lots de consolation, c’est pas mon genre !

Il effervesce :

— Quant à c’dont j’disais, au sujet de la différence d’âge, c’est pas calamitesque. Un garçon qu’a déjà vivu et qui connaît l’pourquoi du comment des choses, ça vaut mieux qu’un garn’ment fourreur de bites express…

— Cherche pas à me récupérer le mental, Béru, je sais bien que j’ai déconné.

— T’as pas déconné. Si tu croyes qu’je te voudrais pas pour gendre, tu t’gourres. Moi et Berthe, on n’saurait rêver mieux pour ainsi dire. On s’connaît. J’sais qu’t’es un battant, un vrai du paf, tout bien ; honnête, plein d’sentiments. Ell’ sera heureuse av’c toi, c’est couru. Vous aurez des chiares bioutifoules.

« Des moujingues dégourdis qu’apprendront bien en classe tout en y f’sant les cons. Je retapisse la chose en gévacolore sur écran large, mon pote. Oui, oui, faut qu’tu la maries, ma musaraigne. D’ailleurs, d’puis toute minus, ell’ se garde pour toi. Berthe m’en causait pas plus tard que la s’maine dernière.

Fort du consentement de mon éminent collègue, je me sens rupiner.

Le seul ennui, c’est que nous sommes dans les griffes d’un dingue et qu’il va falloir s’en sortir sans dommages si je veux offrir à Marie-Marie un fiancé en état de marche, entièrement révisé.

Parler nous trompe un peu la soif, tout en l’aggravant. Cercle vicieux. Nous cotonnons de la salive. Soif, faim, chaleur. Et nous parlons mariage ! Les hommes, ce qui nous protège, c’est notre inconscience.

Une espèce de sommeil louche finit par nous investir, nous aidant à franchir une durée malencontreuse.

* * *

Un bruit de pas nous arrache.

La porte s’ouvre vivement et des boys entrent.

Achèvent de nous éveiller à coups de satons dans les montants. Debout ! Debout !

On se dresse en maugréant.

Il possède une main-d’œuvre nombreuse, Herr Hotik. Ils sont au moins une dizaine, munis de fouets et d’armes variées, à investir notre prison.

Lorsque nous sommes debout, ahuris et saumâtres, ils nous emportent. Dans le couloir, il y a deux autres Jaunes, vêtus seulement d’un short en lambeaux, on les joint à nous et la caravane sort de la prison. Une sorte de fourgon cellulaire stationne devant le bâtiment. Une espèce d’énorme véhicule tout-terrain dont un épais grillage isole la partie avant de l’autre. Le peintre a pris place sur le siège voisin du conducteur. Il est habillé d’un bel ensemble de toile brune et coiffé d’une casquette d’aspect vaguement militaire. Il fume une pipe bavaroise, en porcelaine peinte. Vu d’ici, il me semble que le motif représente le portrait de M. Otto Bismarck, en grand uniforme bochique, qu’en tout cas, c’est de la fumée d’Amsterdamer qui lui sort de la tronche : je reconnais l’odeur.

Nos gardes nous propulsent à l’arrière du véhicule. Aucun siège, faut se cramponner à ses propres pieds pour tenir debout. Ils referment les portes et les assurent avec un système de verrouillage imposant. Ensuite de quoi, eux-mêmes s’empilent dans une jeep et se mettent à nous suivre.

Le convoi contourne la demeure du « peintre » et emprunte l’allée conduisant au bout du jardin. Nous atteignons bientôt un haut grillage dans lequel s’ouvre un portail. Les deux véhicules franchissent le portail, lequel est flanqué d’un garde en arme.

A présent, c’est la lande pelée, aux arbres bas, aux buissons touffus, aux fondrières nombreuses. Je remarque que la clôture grillagée se poursuit à perte de vue, sur plusieurs hectares de terrain.

Je me dirige, en titubant, vers l’avant du véhicule.

— Est-il indiscret de vous demander où nous allons, Herr Hotik ? questionné-je.

Il se retourne à demi, ôte sa bouffarde de ses lèvres et me sourit.

— Oh ! c’est vrai que vous êtes de la fête, dit-il. Où nous vous conduisons ? A vrai dire, pas très loin. Nous vous emmenons au cœur du territoire de chasse.

— Est-il entièrement entouré de ce grillage que j’aperçois ?

— En effet.

— Alors ce territoire de chasse est en réalité une réserve, puisque le gibier ne peut en sortir.

L’inventeur du post-surréalisme n’est pas contrariant.

— C’est cela, une réserve.

— Et quels animaux y chasse-t-on ?

Il tète sa pipe à tête de type.

— L’homme, répond Hotik avec nonchalance.

Un cahot de la grosse bagnole me projette contre deux Jaunes (d’œufs). J’essaie de déglutir un brin, manière de débroussailler mon élocution.

Ayant tant mal que bien rétabli mon équilibre, je reviens à mon interlocuteur.

— L’homme ? Qu’entendez-vous par là ?

— C’est le gibier idéal, celui dont rêve tout véritable chasseur. Il existe en Allemagne beaucoup de nostalgiques qui raffolent d’abattre un type. Tuer un quidam d’une balle en plein cœur ou en pleine tête est autrement excitant que d’abattre un chevreuil. Mon démarcheur est obligé de donner des numéros d’ordre, tellement sa clientèle est nombreuse.

Cette révélation me cisaille la gamberge. Soudain, c’est comme si on essayait de confectionner une mayonnaise avec ma matière grise. Tout se brouille, se fige, devient épais et huileux dans ma tronche. Safari humain ! Herr Hotik a organisé une chasse à l’homme. Et des P.-D.G. respectables, qui jouent du piano en famille, donnent aux œuvres de la Croix-Rouge, votent démocrate-chrétien, roulent en Mercedes 600, des messieurs vieillissants, survivants du cataclysme des années 40, se pointent, armés de fusils rupinos, à lunette, pour tuer d’autres hommes.

— Où trouvez-vous le gibier ? je demande enfin.

— Rien n’est plus aisé ici, mon cher. Il y a pléthore. Tous les jours, des miséreux fuient le Cambodge et le Viet-Nam pour chercher refuge en Thaïlande. Les autorités ont pris des mesures pour les refouler car cela devenait une véritable invasion. Mon excellent ami Chakri Spân a organisé une petite équipe de dérivation qui s’occupe de récupérer certains de ces réfugiés : des hommes en parfait état, capables de courir pour donner de l’agrément à mes clients chasseurs. Leur mort est nulle et non avenue. Qui donc se soucie de ces pauvres bougres errants clandestinement, sans patrie ni identité ?

— Supérieurement organisé, complimenté-je.

— N’est-ce pas ?

— Dois-je comprendre que mon collaborateur et moi-même faisons partie du gibier à trucider aujourd’hui ?

— Hélas oui, mon ami. Je ne puis refuser ce service à Chakri Spân, lequel a décidé de vous anéantir. Vous constituez la prime surchoix. C’est la première fois que je donne du Blanc à chasser. Mes trois clients ne se tiennent plus de joie. Et quel blanc : du Français ! Vous vous rendez compte de l’aubaine !

— Je m’en rends parfaitement compte, Herr Hotik. Si ça n’est pas trop vous demander : ça coûte cher, un safari sur vos terres ?

— Cent mille marks par tête !

Je siffle.

— Mazette, vous ne vous embêtez pas !

— Les toiles de maître atteignent des cours vertigineux, plaide l’artiste.

— C’est juste. Et, pour le prix, le chasseur a droit à la tête naturalisée, je suppose ?

— Vous aimez l’humour noir, dit Hotik en exhalant une odorante bouffée. Non, ici point de trophée, la griserie de la chasse suffit.

— Il n’arrive jamais que le gibier s’échappe de la réserve ?

Il éclate de rire.

— Comment voulez-vous ? Tout le territoire est ceint d’une clôture métallique de trois mètres de haut électrifiée. Le voltage qui passe dans ce grillage foudroierait un éléphant. J’en informe le gibier avant que de le lâcher, sinon on les retrouverait tous plaqués aux mailles de la clôture !

« Quelques-uns, néanmoins, surtout ceux qui ne sont que blessés, tentent le tout pour le tout. Ils se font électrocuter, et voilà tout.

— Votre entreprise m’a l’air merveilleusement conçue.

— Nous autres, Allemands, sommes des gens méthodiques ; des perfectionnistes. Ecoutez, vous m’êtes sympathique, aussi vais-je vous donner un conseil : lorsque les chiens vous auront débusqué, ne cherchez pas à vous terrer, au contraire : montrez-vous à terrain découvert, de la sorte vous serez abattu proprement, mes clients étant généralement d’excellents fusils.

— Merci, fais-je, vous êtes un père pour moi.

— Disons un ami, rectifie Herr Hotik. Eh bien voilà, vous êtes arrivés, ravi de vous avoir connu, cher monsieur.

Et il m’adresse un petit salut cordial de la main.


Il était une fois…

Un foie, deux reins, trois raisons d’écluser Contrex.

Nous étions une fois, Bérurier et moi. Une fois en drôle de bizarre posture (j’ai bien dit bizarre) plantés en compagnie de quatre petits Jaunes éberlués dans une savane éculée. Environnés de buissons ardents, car hérissés d’épines, avec, sur un horizon de terre pauvre et d’outrancière chaleur, des bois de cocotiers pour dépliants touristiques.

Ils nous ont virgulés de la grosse jeep, et le véhicule est parti en cahotant, soulevant de l’épaisse poussière un peu dorée…

Nous voici livrés au sadisme de trois richissimes gaillards ; devenus cibles. Simplement cela : six cibles (impératrice). Misère de nos os ! Quelle piètre fin de parcours ! Dire que pour éprouver l’adresse de ces fieffés chasseurs, des bouteilles vides feraient aussi bien l’affaire ! Mais non : ils paient cent mille marks, soit presque vingt-cinq briques d’anciens francs au cours d’à l’heure que je rédige, pour goûter au plaisir indicible de faire éclater nos organes, ruisseler notre sang. Cent mille marks la possibilité de séparer nos âmes de nos corps. Prix d’amis ! C’est donné pour obtenir ce qui n’est pas chiffrable. Ils détiennent l’impossible à l’œil.

J’ai résumé la situasse, scrupuleusement au Gros. Les garçons d’étage, eux, avaient parfaitement pigé et expliqué la chose à leurs voisins cambodgiens.

La barrière électrifiée. Les chiens qui vont survenir. Et ces trois salauds avec leurs sulfateuses à lunette, l’estom’ garni d’un substantiel briquefeuste, un cigare aux lèvres, le doigt impatient sur la détente de leur arme…

Dans le frémissant lointain, on entend les prémices de la battue sauvage. Le ronron de la voiture qui va amener ces seigneurs à pied de basse-œuvre, les aboiements des cadors surexcités, des rires gras…

— Venez ! écrié-je.

Ce, tant péremptoirement que tous me suivent, sans seulement se demander s’ils m’aiment. Un véritable chef, son talent, c’est pas de commander, mais de se faire obéir.

Je fonce jusqu’au bosquet de cocotiers le plus proche. Parvenus à quelques mètres des arbres, je prends la parole :

— Ecoutez, les gars, dis-je, la seule façon de ne plus être gibier, c’est de devenir chasseur. Vous autres, les copains jaunes, qui êtes plus souples que nous, vous allez grimper aux arbres. N’approchez pas du tronc, à trois mètres de celui-ci, mon pote et moi, nous vous propulserons contre lui, vous l’agripperez et l’escaladerez pour vous planquer dans le feuillage, tout en haut. Les chiens n’iront donc pas renifler le pied des arbres puisque vous n’aurez pas marché jusque-là. On va choisir quatre arbres assez éloignés les uns des autres. Mon ami et moi, nous nous dissimulerons derrière les gros buissons que vous apercevez au sommet de ce monticule, à deux cents mètres. Les chiens passeront par les arbres puis fonceront au buisson, automatiquement, d’autant mieux que nous nous y rendrons en pissant, mon ami et moi, de manière à leur offrir une piste sans équivoque. Lorsque les chasseurs qui suivront leurs chiens passeront au-dessous de vous, il faudra leur tomber sur le poil et, coûte que coûte, les désarmer. Leur unique force provient de leur foutu fusil, mais dites-vous qu’ils sont inaptes à la bagarre. Ce sont des vieux bonshommes pleins de graisse, amollis par le confort. Traduisez à nos copains qui ne comprennent pas l’anglais !


Pas mal chiadé, non ?

Bérurier est impressionné par mon esprit de décision.

— Bien pensé, l’ami, approuve Sa Seigneurie.

Nous exécutons mon plan si rapidement improvisé. Ces quatre garçons sont souples comme des singes. On leur fait « la chaise » en joignant nos mains, Bidendum et moi et on les expédie en direction de chaque arbre choisi. Pas un ne rate le but. Ils agrippent le cocotier à deux mètres du sol. Et tu les verrais escalader ces mâts de cocagne, mon trésor ! L’arpentant comme toi un trottoir à putes ; à croire que la verticale leur devient horizontale en cas d’urgerie, comme aux mouches. La bébête qui grimpe, qui grimpe ! En moins de deux, ils sont blottis dans la touffe de l’arbre.

Quant à nous deux, Béruroche et moi, on s’éloigne en licebroquant, comme annoncé plus haut. Les braves toutous vont se régaler.

* * *

L’attente est une épreuve toujours rude ; que tu attendes la dame que tu vas baiser, le chirurgien qui va t’opérer, le début d’un spectacle ou que meure un mourant.

Allongés sur une herbe pauvrette, le ventre au sol, les coudes en ailes d’avion, on tente de voir venir par une trouée du buisson.

Béru mastique une denrée craquante.

Je m’en étonne.

— C’t’une grosse sauterelle, explique-t-il. J’ai tellement faim… T’sais que c’est pas mauvais, pour dire ? Ça un p’tit goût d’écrevisse et d’courgette crue.

Il saisit une seconde bestiole, énorme, vert-bronze, avec une tête pas sympa et des patounes arrière comme les cuisses d’Alice Sapricht. De la dimension de son pouce, cet orthoptère. Il le décapite, comme l’on fait d’un goujon frit avant de le bouffer, et se met à croquer à belles dents (si l’on ose dire, parce que les chailles du Grognard, hein ? C’est pas Colgate qui peut les ravoir. Fausses ou réelles, elles ont depuis lulure tourné chicots, les pauvrettes, à force de surmenage et de négligences coupables.)

— Ils arrivent ! soufflé-je.

Fectivement, la jeep des Tartarins teutons se pointe dans une apothéose de poussière lumineuse. Elle s’avance jusqu’au point où nous fûmes lâchés. Là, ces messieurs descendent, l’arme sous le bras. Deux chiens les escortent. Pas du tout des braves toutous épagneuls, bassets d’Artois et autres, spécialistes du garenne ou de la bécasse ; mais deux vilains molosses dressés pour l’homme. Des noirs écumants. Faut voir la manière qu’ils se mettent à fouiner, ces carnassiers de l’Apocalypse. Courant de-ci, de-là, nez à terre, pressés, féroces, rageurs, revenant sur leurs pas pour, aussitôt, repartir, mus par les ordres mystérieux de l’instinct.

Leur faut pas longtemps pour foncer vers le bosquet de palmiers. Ah ! les vilains… Ils ne causent pas. Aucun jappement. Juste leur souffle rauque et saccadé. Ils tourniquent entre les arbres, vont, de fûts en fûts, partout où nous avons circulé.

— Dis donc, qu’est-ce on va faire quand c’est qu’ils s’annonceront, ces caniches ? s’inquiète le Gros.

J’extirpe le couteau aiguisé par ses soins de ma chaussette d’abord, de sa gaine improvisée ensuite.

— On tâchera de se défendre, réponds-je.

— Tu causes pour toi ; mais mézigue ? Hé, dis, l’artisse, t’as toujours le poivre ?

Juste cierge, la belle pensée ! Je m’inventorie. Mais naturellement que je l’ai ! Je dépose le paquet sur l’herbe, l’ouvre délicatement. On s’en prend chacun une énorme pincée.

— Faudra pas s’emballer, recommande le Mastar. Tant pire si qu’y nous morderont, faut leur filer ça pile dans le museau, qu’ça les fasse éternuer, ces vilains !

Je suis attentivement le déroulement des opérations. Les deux clebs quittent le bosquet parce qu’ils viennent de retapisser l’odeur de nos urines. Ils se pointent vers nous, pareils à deux petits tracteurs déterminés. Les trois enviandés de safareurs, hélas, ne sont pas allés jusque dans le bois, selon mes espérances mais demeurent en bordure.

Soudain, l’un d’eux lève la tête, et avise un Cambodgien de chasse. Aussitôt, ce sac à choucroute épaule et tire.

— Plaoffffzimmmm ! fait sa balle.

Un cri lui répond.

Puis notre pauvre petit camarade de misère choit de son perchoir. Il amorce une tentative pour s’accrocher aux branches ; mais son entreprise désespérée est dérisoire. Il s’abat en tournoyant.

Alors, tu sais quoi ? J’ose le dire ? Le tireur s’approche de lui, dégaine un coutelas de sa ceinture et le plonge dans la gorge du petit homme, manière de le terminer.

— Hip hip hip, hurrra ! clappent ses deux potes.


La vue du sang les surexcite, ces chers fumiers. Ils se disent que d’autres Jaunes, peut-être, ont imité le gars abattu et se sont réfugiés dans les cocotiers. Ils s’avancent dans le bosquet. Avisent l’un des garçons d’étage, perché lui aussi, ce qui est logique pour un garçon d’étage ! et le couchent en joue.

Dans son perchoir, le petit gars se met à hurler :

No ! No !

Mais trois balles l’envoient à dache. Lui, il s’écrase sans histoire, d’une seule masse, foudroyé !

La tête pulvérisée car, d’un commun accord, ces fins flingueurs ont visé la calbombe.

Je te les abandonne un bout d’instant pour te parler des cadors qui nous arrivent en droite ligne, le nez au sol et la queue rectiligne. La manière qu’ils ne ralentissent même pas en nous débusquant en dit long sur leurs intentions funestes.

— Gaffe-toi bien, recommande le Gravos.

Il est d’un calme bouleversant, big apple. Ne craint ni chaud, ni froid ; ni chien, ni chat ; ni Dieu, ni diable.

Il fixe les sales clébards qui déboulent, impavide. Le hic, c’est que les deux chiens l’ont choisi pour victime à l’unanimité, le Gros. Ils l’ont élu martyr d’honneur. A lui le privilège d’être égorgé le premier.

Seulement ils sont dressés, ces clebs. On leur a enseigné à ne pas tuer le gibier ; uniquement le mettre en fuite. Alors ils se jettent sur les fringues du Terrible, les lacèrent à belles chailles.

Le Dodu balance son poivre dans les fanaux d’un de ces lascars. Hurlement abominable de la bête. Laquelle fout le camp en zigzag, folle de douleur.

Moi, je ne fais qu’un bond, le ya à la main. La lame s’enfonce dans le poitrail du deuxième chien. Il est tellement affairé à désaper Béru qu’il semble ne pas sentir la douleur. Je lui porte un second coup de rapière à la gorge. Cette fois, il cesse de déchiqueter et gronde de souffrance. Béru en profite pour le cueillir par le gosier, à deux mains, à travers le sang jaillissant de la blessure. Il est superbe, mon pote. Grandissimo, ainsi campé en étrangleur de molosse ; formidable. Le toutou agite ses patounes à bloc.

Le Supraterrestre serre les dents, ouvre les yeux, lâche un pet semblable à une détonation de tromblon corse pour vendetta de jadis.

Encore quelques instants, et le clébard est défunté, pantelant.


Cela étant établi, revenons-en à nos chasseurs. Ils viennent de buter un troisième mec. C’est alors que le quatrième, le second cambodgien, ultime survivant, tente the all for the all, comme disent les Anglais-saxifs et se jette en direction du plus proche des chasseurs. Mais celui-ci a perçu le froissement des branches et s’est écarté, si bien que mon Cambodgien se ramasse la gueule comme un con, parfaitement ; moi, tu me sais ? J’ai toujours le mot con à portée de la bouche, parce qu’il est irremplaçable et tellement mérité que si je m’écoutais, je l’égrènerais comme un chapelet.

Et voilà : l’opération a foiré. J’avoue qu’elle était farfadingue, désespérée, même, dans son concept, seulement, hein ? A cheval donné on ne regarde pas la dent, et que celui qui s’est trouvé dans une plus fâcheuse et mouscaillante situation me jette la première, la deuxième, la troisième, voire la quatrième pierre.

Bon, c’est râpé.

Je répète, pour les tympans du Gros :

— C’est râpé !

— Faut voir qu’on voye, me rétroque-t-il.

Car Bérurier ne sait pas rétorquer.

Son front taurin est beau comme un plateau de fromages. Limpide, résolu.

— Passe-moi ton lingue !

— Que vas-tu faire ?

— Passe-moi-z’y, merde, toujours à questionner, nom d’Dieu !

De mauvais poil (il en a plein les mains, ceux du chien étranglé), il m’arrache le couteau sanglant, puis il cramponne le cadavre du cador et le charge sur son épaule.

— Bouge pas d’là, Mec. Attends qu’j’t’envoye un’ carte postale.

Délibérément, il sort de derrière le buisson en coltinant le chien mort, cependant que l’autre, vautré dans l’herbe, se passe la plante des pattes sur les yeux pour tenter de les dépoivrer.

— Tu es dingue ! m’écrié-je.

Tel un curé excommunié, il n’en a cure.


Et, oh ! que non, qu’il est pas fou, mon gros chérubin rose !

Quel superbe psychologue !

Ce sens de l’humain qu’il se trimbale, l’Enflure, yayaïe !

Il désamorce les chasseurs en comportant ainsi. D’ordinaire, le gibier fuit.

Lui, au contraire, se met à les héler. Il leur adresse de grands signes en gueulant :

Hep ! Hello, my herrs ! Kome-ci, kome-çà, schnell ! Fissa, mes sirs ! The dog ist kaput’, kome-ci, kome-çà !

Tout en hurlant, il marche vers le sinistre trio. Un gibier qui vient à toi, je te le répète, t’es déconcerté. Et cette idée géniale, ce détail qui couronne l’entreprise : porter le cadavre du chien.

Les autres ne mouftent pas. Aucun des trois n’a le réflexe de le mettre en joue. Un gros lard braillard, rubicond, te crie des choses en portant un animal inanimé. Bon, et alors quoi, que veux-tu faire ? L’abattre ? T’as beau être sadique, tu n’en as pas envie ; d’autant qu’ils viennent de s’assouvir sur les Jaunes. Bérurier, le madré paysan, a senti cela, lui, avec sa grosse tronche caramélisée. Il a su, instinctivement, que les trois boches n’auraient pas envie de le flinguer. Voilà pourquoi il continue de marcher vers eux, de son pas lourd de laboureur arpentant les terres grasses de l’automne.

Je le regarde aller, à travers mon buisson, et j’ai la gorge serrée, par la crainte — certes —, mais également par l’admiration.

Ça, vois-tu, ce que je contemple à cet instant c’est du grand, du très grand Béru.


Et que donc, sur eux, cette troupe s’avance ; portant sur son dos un cadavre de molosse strangulé et poignardé à souhait, dont la langue violette pend dans le dos du Gros. S’avance vers le trio horrible, Bérurier-le-Somptueux ; s’avance, sûr de soi, sûr que l’univers entier lui est acquis, et que les circonstances lui seront favorables, et que l’événement courbera l’échine sous sa main d’homme.

Tout en s’approchant des chasseurs, il continue de causer, afin d’engourdir leurs ardeurs meurtrières, ces trois salauds vomiques, ces trois misérables bipèdes trucideurs, assassineurs par goût de l’exploit monstrueux. Bokassistes nés, Amindadistes de haute venue, crevures insanes et fumières dont l’existence est une insulte à la nature tout entière.

Il leur lance des :

The two men ont killé your clébars, mein herrs ; attendez-me, I vais expliquer to you, schnell. But je know où qu’y sont, this salauds. Poum ! Poum, kaput ! Well make for leurs feet ! Don’t bougez, mes mein herrs ; don’t bougez, je cominge !

Et le voici parmi ces trois chopes à bière ; ahuris, les vilains apôtres, par ce personnage hors du commun, et même du particulier ; tranquille, massif, souriant, brave homme plus qu’il est possible, au-delà des normes jusqu’alors établies.

Faut te préciser leurs attitudes, à ces notables pleins de pèze (cent mille marks la tête de pipe !).

Deux se tiennent l’arme au pied, dans la posture du soldat en campagne qui se laisse photographier. Têtes d’uhlan, de lard, de con. Têtes à claques. A claquer. Juste un qui a gardé son fusil dans ses mains, mais le tient « dans » ses bras, s’en barrant la poitrine. Le Mahousse a choisi, lui. Il dépose le toutou canné à ses pieds.

Visez-me this pour bestiole, mein herr ! fait-il en s’agenouillant au bord de l’animal défunt ; le caressant avec compassion.

Et les autres continuent de regarder.

Y en a un, j’sais pas lequel qui lui demande ce qui s’est passé.

Béru agit au lieu de répondre.

Toujours agenouillé, il balance un crochet gros comme une crosse d’évêque dans les couilles au vieux crabe qui tient son flingue devant soi. Pépère Teuton lance un « Arrrouhhaaaa » strident. Mon pote n’a plus qu’à cueillir le fusil. Les deux autres s’hâtent de remonter le leur. Mais Alexandre-Benoît vient de défourailler dans le bide du plus preste et, à bout portant, ça lui fait un trou large comme un entonnoir dans le baquet. Frère Jean-des-Entonnoirs continue sa série de liquidation. D’un coup de crosse (qui n’est pas épiscopale, celle-là), il déguise le crâne de son autre interlocuteur en pâte à modeler. Après quoi, comme le chasseur-aux-roustons-meurtris dégaine son couteau de chasse (dont il s’est déjà servi pour égorger la première victime), le Mastar le met en joue et lui dit de jeter son ya, ce à quoi l’autre se résout, pâle comme la mort.

— Tu peux viendre, j’ai fait l’ménage ! m’écrie Sa Majesté Dantesque.

Un peu honteux de mon inaction, je rallie le Gravos. Le bosquet de palmiers est jonché de morts. Six macchabées étalés sur le sol pouilleux, ça fait beaucoup et les mouches vertes organisent déjà un meeting dans le secteur.

— Sacré boulot, apprécié-je ; Gros, tu viens de signer l’un de tes plus beaux faits d’armes.

Il modestise :

— Faut pas éguesagérer, l’Artiste. Ces mirontons sont trois vieux sacs chleus, y a pas d’quoi pavoiser ! J’les ai bités en trempant la soupe. Mais c’est pas volé, quand j’vois l’carnage qu’ils ont fait d’nos pauv’ p’tits canaris ; boug’ de dégueulasses ! S’lon toi, qu’est-ce j’dois faire du troisième ? Une bastos dans l’plafonnier ?

Je considère le troisième chasseur (je l’appelle le troisième parce qu’il est le dernier vivant). Blafard, sous sa couperose. Ses cheveux gris et rares plaqués sur le sommet de son crâne plat. Il a des lunettes cerclées d’or. Il nous fixe d’un regard liquéfié, fou d’anxiété. Il attend.

— Le jette pas tout de suite, Gars, préconisé-je, car il peut encore servir.

Là-dessus, je me baisse et ramasse le fusil d’un des deux morts. Après quoi, je cramponne leurs chapeaux verts taupés, ornés d’une plume de faisan. Je pose le plus vaste sur la tête de Béru, me coiffe de l’autre.

— Ecoutez, Herr Tartarin, je fais à notre prisonnier, vous allez aller nous chercher la jeep qui est en terrain découvert, là-bas. N’essayez pas de vous débiner avec, sinon nous vous faisons éclater la tête. Tenez, regardez ce dont je suis capable. Vous apercevez cette fleur de cactus, à la pointe du buisson, là-bas ?

J’épaule, défouraille. La fleur disparaît.

— O.K., boss ? Bon, alors ramenez-moi cette jeep dare-dare. Si tout se passe bien, je vous ferais cadeau de votre saloperie de peau. Go !

Le cher homme va nous récupérer la jeep.

S’il est tenté de me désobéir, il sait refréner ses envies, car il nous la ramène sans, tu sais quoi ? Coup férir.

— Restez au volant ! lui enjoins-je.

Bien que n’ayant aucune notion en matière de kinésithérapie, personne ne sait enjoindre mieux que moi. Je suis l’enjoigneur-type. Il m’arrive même, quand je suis en forme, d’enjoindre les deux bouts, d’enjoindre l’utile à l’agréable ; et aussi, salace comme tu me sais, parfois j’enjoins de culasse.

Mais outre-passons.

Le brave cousin germain pilotant, Béru et moi nous dissimulant de nos mieux derrière nos bitos tyroliens (ces cons), le fusil prêt pour les manœuvres de printemps, nous sortons de notre réserve.

Le préposé au portail délourde en nous apercevant. Sans la moindre difficulté.

Ouf, nous voici à l’extérieur de l’enceinte (comme ta femme, après nos vacances à Arcachon) électrifiée. La piste conduit à la demeure.

— Contournez, dis-je, roulez dans le champ !

L’Allemand obéit. Ses mains de velours potelé tremblent sur le volant. On entend tintinnabuler sa chevalière massive contre la matière plastique.

Nous dépassons la prison qui nous hébergeait. Nous voici dans un immense espace découvert, limité au loin par une chaîne de collines arides.

La jeep tangote sur le sol gondolé.

— Accélérez ! ordonné-je (l’ayant déjà enjoint de la tête aux pieds).

Le Chleu obtempère (Lachaise) et notre véhicule ronfle rageusement dans l’air figé par la chaleur croissante (ou briochante, si tu préfères).

— Tu croyes qu’on va pouvoir aller à dache, commako ? soupire le Gravos.

— A dache, peut-être pas, mais hors de portée, ça sûrement. Mate, Gars : personne ne nous suit, on déambule comme sur les boulevards au mois d’août.

Effectivement, derrière nous, comme devant et comme Gros-Jean, tout est tranquille infiniment.

Le présent nous appartient.

Et peut-être également l’avenir si on y met du nôtre.


Seulement, vois-tu, vieux cannibale à roulettes, dans mon job (si pauvre) il ne faut jamais se laisser gagner par l’optimisme. L’euphorie est une tare qu’il convient de contrôler.

Au lieu de siffler comme un merle, sous prétexte qu’on a pu quitter le relais de chasse d’Herr Hotik aussi facilement qu’une pissotière, je ferais mieux de surveiller mon chauffeur.

Je le jugeais neutralisé, docile, à ma botte. Un Allemand, franchement, surtout de cette sale génération qui est la sienne, c’est pire qu’une couvée de serpents (à lunettes en l’occurrence).

Lui, bon, il pilote. Il se fait oublier… Roule, roule, train du malheur, comme chantait papa.

J’aurais engagé un chauffeur de remise, je ne serais pas plus confiant. J’ai l’esprit dégagé de son côté.

Et pourtant !

Bouge pas, faut que je te raconte par le menu, et c’est pas du menu à prix fixe, achtung !

Voilà qu’à force d’avancer on arrive quelque part, comme chaque fois, comme toujours. Note que c’est en restant immobile et en réfléchissant qu’on va le plus loin, moi je trouve. Ailleurs, c’est toujours pire qu’ici, puisque c’est pareil. T’as la désilluse et la fatigue du voyage pour tes pinceaux, l’aminche. Tandis qu’avec la gamberge, mon beau salaud, tu fais le voyage Terre-Lune plus vite que la lumière et sans avoir besoin de t’affubler.

Nous atteignons une route ; très jolie route, ma fois, goudronnée à point, et qui s’en va à travers des cocoteraies. Çà et même là, y a des habitations. On voit des autochtones déguisés en habitants du pays qui s’activent. Et d’autres qui ne s’activent pas. Et c’est vachement couleur locale.

Comme je ne suis pas un romancier à trois balles, seulement capable de te brader des historiettes de corne-culs, faut que je te parfasse l’éducance en t’expliquant que la noix de coco tient en Thaïlande une place aussi importante que mes noix à moi dans mon Éminence grand luxe. La noix de coco, les Thaïlandais, pas cons le moindre, en font du sucre et de l’huile. Du sucre lorsqu’elle est en fleur, de l’huile lorsqu’elle est devenue aussi noix que toi, bougre de tout le reste (et j’en passe). Et les Thaïlandais cocoteurs, sais-tu de quelle manière ils la cueillent, la noix de coco, mon doux cinglé ? Eh bien, ils la cueillent pas eux-mêmes, mais la font cueillir par des singes dressés. T’as des dresseurs qui passent dans les plantations de cocotiers avec leur équipe de gibbons. « On ramasse, m’sieur ? » D’accord, on ramasse. Ou plutôt on lance. Et les singes grimpent là-haut, et décrochent les noix, te les foutent sur la gueule en se marrant. Juste, tu te planques, pas prendre des capsules Apollo au sommet de la tronche… C’est malin, non ?

Qu’alors, donc, nous voici en train de cocoter dans les cocoteraies, dont l’ombre nous conconforte.

Herr Konhachyaler qui pilote lève le pied comme un banquier libanais, désireux de profiter du bien-être. Et nous nous détendons, Béru et moi.

C’est very good. Le Gros ne tarde pas à dodeliner. Sur le bord des routes, des jeunes filles nous adressent des signes amicaux, avec des rires pleins d’espérances qu’il ferait bon assouvir, sûrement.

Et voilà que, devant nous, se manifeste un camion verdâtre chargé de soldats. Ce véhicule roule à faible allure. Les troufions en tenue léopard rigolent, assis sur des bancs. Le moteur doit en avoir un coup dans les soupapes (comme on dit à la Curie romaine) car il dégage un nuage de fumaga gris et gros comme un éléphant.

— Doublez ! commandé-je.

Herr Konhachier[4] met le clignotant et accélère. On s’écarte de la trajectoire du camion pour le sauter, seulement, au dernier moment (en anglais : the last moment) cet enviandé de saloperie de goret teuton nazéifié se rabat et emplâtre l’arrière du camion. Logiquement, la manière qu’il s’y est pris, nous aurions dû être décapités. Sa Majesté et moi. Heureusement, sur ce véhicule de l’armée, un Kamasoutra 69, les roues arrière sont très en arrière, si bien que le capot entre en collision avec les pneus, mais sans être engagé plus loin que le pare-brise, tu piges ? Pépère voulait rester côté route, lui. Pas folle, la guêpe ! On part en limonade, Béru et messire Moi-Même. Les quatre fers en l’air. La jeep déroutée se met à zigzaguer, puis fonce résolument sur sa gauche, traverse la chaussée sans encombre et culbute par-dessus un remblais, lequel dominait un marécage.

Plongeon général.

Le camion stoppe. Les soldats décamionnent et se pointent.

L’ordure d’Herr Konhachier leur hurle à pleine voix que nous sommes de dangereux gangsters, bien meurtriers, de vrais fauves !

Des mitraillettes nous braquent. On s’arrache à la gadoue, les bras levés, ce qui n’est pas commode.

Je voudrais essayer d’en placer une, mais j’ai des têtards dans la bouche. D’ailleurs, le gros sac-à-saucisses ne me laisse pas le temps de cracher. Il clame tout azimut qu’il est allemand (comme s’il y avait de quoi s’en vanter !) Président-Directeur Feld Général des Usines Grassmoule de J’tue-ce-gars (en chleu : Stuttgart) et qu’il a un hôtel particulier avec douze domestiques dans Salöpstrasse, qu’il est abonné à l’Opéra, qu’il adore bouffer du Rehrücken avec des Preiselbeeren ; décoré de la Croix de Fer et qu’il raffole des Petits Chanteurs à la Croix de Fer ; quarante ans de mariage, quatre enfants dont l’un est antiquaire et l’autre pédéraste également ; tout ça… Son curriculum y passe, à Herr Konhachier, dans l’émotion. La réac qui s’opère. Il se montre sous toutes ses qualités, arbore ses titres. Se résume : Allemand, riche, adulé ; et nous Françouzes, égorgeurs de Jaunes que ça nous est devenu indispensable depuis l’ancienne Indochine. Il montre nos fusils ! Il clame nos forfaits : quatre Jaunes abattus dans la propriété de son ami Herr Hotik, plus deux grands amis à lui qui voulaient courageusement s’interposer : Herr Gotter, fabricant de cartes, à Brême. Herr Hudy, grand maître des Laboratoires Saussis, de Francfort. Du beau, du grand monde ! Et voilà ce qu’on vient de tuer, nous, abominables sous-Français dont il n’est point certain que nous ne soyons pas juifs ; qu’on nous regarde un peu le gland, pour vérifier. Il est prêt à parier que le rabbin Débohâ est passé par là avec son sécateur musical.

Un sous-officier qui comprend l’anglais comprend également qu’il convient de nous embastiller.

Il glapit ce qu’il faut et ses bidasses nous lient les mains dans le dos et nous font grimper dans le camion.

— Y a un’ chose dont j’m’esplique mal, murmure sombrement Alexandre-Benoît : c’est l’pourquoi qu’t’as laissé l’volant à c’tendoffé. Ce mec, tu voyes, fallait, sitôt éloignés de la crèche, y aérer les méninges d’une belle praline dans la soupente ; mais non, m’sieur joue à la bonne Samaritaine ; les ordures, Tégnasse, faut qu’tu les dorlotes, c’est dans ton tempérament, t’as peur qu’é prennent froid et qu’é s’enrhument. A présent, va falloir s’refaire une situation conv’nab’ ; et avec les certificats qu’on dispose dans ce bled, j’pense qu’on est au chômedu pour un bout de temps.


Contre toute attente, nous n’allons pas très loin : une dizaine de kilomètres au plus. Et même pas des kilomètres carrés, mais de simples kilomètres linéaires, de ceux qui vont connement d’un point à un autre sans faire chier les écoliers avec des multiplications. Remarque, ils se feront chier de moins en moins, les écoliers, grâce à l’électronique. Tous, ou presque, possèdent déjà leur petite machine à calculer. Et bientôt, moi je prévois, ce sera l’ordinateur de poche à apprendre les leçons et à faire les devoirs pour, dans un avenir qui déjà se profile, accéder au bouquet final : la pile du savoir.

A dix piges, tu choisiras ta voie, et on te foutra dans le cul, ou ailleurs, je ne suis pas sectaire (tout juste scatologique), un minuscule machin pas plus gros qu’un pois chiche qui t’apportera treize années d’études d’un seul coup d’un seul. Juste l’orientation, je te dis : science-pot, H.E.C., médecine, polytechnique, etc.

Un petit greffon de rien, de moins que rien, raccordé à la pensarde. Et poum : te voilà nanti d’un solide bagage. Tu verras, tu verras, rigole pas, on est en train, on te prépare, tes chiares auront pas la science infuse, mais la science greffée. Ils sortiront pas de l’E.N.A., c’est l’E.N.A. qui rentrera en eux. A la base du cerveau, tout compte fait, plutôt que l’oignon, je prévois, pour le dépôt sacré, le raccordement sera plus fastoche, y aura moins de canalisations à poser.

Bon, attends, je te reviens à nous autres dans le camion. Je perds jamais de vue, si t’as remarqué ? Je déconne, vagabonde, disserte, merdoie, enquiquine, et puis hop ! Par ici, baron ! Il retombe sur les pieds plats de son historiette, l’Antonio-bien-aimé.

Les militaires stoppent dans une agglomération devant un bâtiment de police. Eux, comprends : ils ne sont pas flics. Ils rescoussent quand ça chie trop fort, mais point à la ligne. Alors, bon, l’officier qui nous a pris en charge pénètre dans la taule : une maisonnette pour garde-barrière, pas plus grande, en bordure de route. Il parlemente un instant, et deux gendarmes sortent, la face élargie, les yeux bridés comme un cheval, l’air assez joyce d’avoir quelque chose de neuf et d’intéressant à faire.

Ils nous prennent en charge, nous font pénétrer dans leur guitoune à coups de genoux dans les meules en invectivant, que je me demande bien pourquoi ils ont cette stupide marotte, tous les poulets du monde (que s’ils voulaient bien se donner la menotte, ça ferait une belle chaîne de monstres) d’injurier les gens qu’ils sanctionnent. Un motard te siffle sur l’autoroute, pour excès de vitesse ; le v’là qui te mugit en pleine poire, comme si tu venais de traverser le potager de sa villa Sam’Suffit, ou de baiser sa femme, ou de talocher ses gosses. Merde ! Bon, je veux qu’il est là pour faire régner la loi. Ça oui, O.K., mais pas pour prendre les patins de la loi. Il doit l’appliquer, uniquement l’appliquer avec ses paperasses, le code, le ballon, toute la lyre ; mais pas la vociférer. Moi, je vois, y a peu, un qui me course sur l’autostrada, faut convenir que j’avais dépassé la dose prescrite, et qui te me joue le branle du siècle, jusqu’à me traiter d’assassin. Non, mais je te jure qu’ils se prennent pour nos papas, ces messires les archers.

Une infraction, c’est pas sur leur personne qu’on la commet, si ? On les traite pas de gueules de vaches ou d’enculés, si ? On leur a pas porté atteinte : on les fait travailler. On les justifie ! Si personne ne déconnait, ils arracheraient des patates ou déboucheraient des éviers, ou bien seraient pompistes, enfin un job à leur portée, quoi ! Merde ! Ces façons d’engueuler les gens qui te font vivre, c’est déplacé, non ? Pas correct du tout ! Moi j’insurge. J’ai rien contre eux, je les trouve nécessaires, tu vois, j’ose le dire. Je suis le type qui ose encore écrire que la police est nécessaire. Nécessaire ! Fringants, sur leurs chevaux de feu. Bioutifoules dans tout leur cuir ! Alors ?

Et les deux poulets jaunes (ils sont peut-être de Bresse) font comme les draupères de chez nous, nous propulsent dans leur poste policier. Herr Konhachier suit, très digne, sûr de soi. Il explique qu’on est des bandits dangereux : six morts sur la conscience. Français, donc communistes. Il confirme une impression que ces deux messieurs entretenaient déjà : TOUS les Français sont communards. Il va leur dire une chose. Mais faudra pas répéter : même Giscard appartient au Parti. Il recommande qu’on nous surveille de près. Achtung : very dangerous !

Les deux pandorés (ils sont d’un jaune brillant) nous poussent dans une sorte de cellule grillagée en communication avec leur bureau. Proposent en grande déférence un siège à Herr Machin. Le plus gradé des deux se précipite au bigophone pour tuber aux instances supérieures. Il y a un matériel de phonie dans la taule. De temps à autre, un haut-jacteur nasille quéque chose qui paraît évasif, à l’intonation.

— On est dans un sacré sale bidule, n’est-ce pas, m’sieur le duc ? soupire Alexandre-Benoît en s’asseyant sur le sol.

— Et alors ? lui opposé-je.

Il ravigote à outrance, le Gravissimo.

— Ben, alors, faut qu’on va s’en sortir, non ?

— Très bonne question à mille francs, réponds-je ; as-tu ton râtelier ?

— Textuel.

— Je veux dire : dans ta bouche ?

— Présent ! clame l’Enflure en retroussant ses labiales.

— Bon, alors, mine de rien, essaie de me délier.

Je me place dans la posture souhaitable.

Et, illico, il s’active.

Te dire qu’en peu de temps je suis détaché, pas seulement des biens de ce monde, mais des ficelles absurdes qui me meurtrissaient les poignets, tu le devines tout seul. Hein que c’est vrai, p’tit gars ? Con, mais madré, n’est-ce pas ?

Or, donc, je récupère l’usage de mes mains ; ce qui me permet de faire bénéficier le Mammouth du même avantage.

Seulement, maintenant, il conviendrait de se faire opener the door avant l’arrivée du bateau-amiral, qu’ensuite ça risque d’être trop tard, tu comprends ?

— T’as une idée ? je questionne au Gros.

— Moui, me répond-il, mettant un « m » à oui, plutôt qu’un « v » afin de marquer la brièveté de sa réponse.

— Quelle ?

— Laisse !

Faut toujours lui donner carte blanche, à ce gros lardon. Quand il mijote un plan, il l’accomplit seul. Eh bien, qu’il suive donc son destin !

Le Gros, tu sais pas ? Il s’avance à la grille et saisit un barreau de chaque main pour bien montrer qu’il est libéré de ses liens.

Will you excusate-me, gentelmants, apostrophe le Débonnaire, but I have besoin to go the chichemanes ; it is verrue urgent. I don’t bonnis des vannes to you, you can listen

Et, joignant le geste à la parole, si l’on peut dire (et tu vas le voir, on peut !) il balance un pet qui ferait sursauter un asile peuplé de sourds-muets.

Les flics s’interrogent. Tentant de s’y retrouver dans l’anglais d’infortune du Mastar. Mais, le pet est plus éloquent que son vocabulaire franglais. Les moyens d’expression les plus sommaires sont les plus efficaces.


Lors, Herr… Comment je te l’ai baptisé, déjà ? Oh ! oui : Konhachier (ça se prononce konnehakiiir, je suppose ?) Herr Konhachier, dis-je, qui est une saloperie de première grandeur, remarque que Béru est privé de ses liens. Il signale le fait aux deux pandores, lesquels répondent que dans notre geôle, il importe peu que nos mains fussent entravées ou pas.

Let me to go die chiottes, pléhase ! implore le Gros.

Il ponctue de mimiques appropriées : se massant l’abdomen (public), tressautant d’un pied l’autre, se courbant en avant, répétant, rouspétant, feignant le malaise angoissant, l’imminence d’une mise à jour de sa boyasse en débandade, larmoyant de surcroît, bref se livrant à une comédie grotesque, voire gênante pour le genre humain auquel nous avons tous la faiblesse d’appartenir, les autres et mézigue, à des titres divers non cotés en Bourse.

N’obtenant pas ce qu’il requiert, le Gros opte alors pour les grands moyens et tombe son futal, marquant bien par cette entreprise décisive qu’il n’en restera pas là et tiendra ses promesses.

Du coup, les deux gendarmes s’inquiètent.

L’un d’eux hurle « stooooop ! ». Il dégaine son revolver et ouvre la lourde en ordonnant au « Pétomane » de venir.

Ce que l’interpellé s’empresse.

Le pantalon sur les chevilles, trottinant comme une dame malhabile qui vient se faire baiser sans ôter complètement son slip.

Il sort.

Et tout se passe comme tu te doutes, comme je sais, comme il fallait que cela se passât. Pépère se baisse comme afin de relever son grimpant dégrimpé. Ayant la tronche à l’équerre, il fonce dans le bide du gendarme. Rushe jusqu’au mur contre lequel il le plaque et l’emplâtre de première, l’asphyxiant recta ; tu mords bien le développement des péripéties périphériques ? Poil ! Bérurier ramasse le soufflant que son mec a lâché. En somme, c’est une répétition de la scène qui eut lieu à la chasse avec Herr Konhachier ; sauf qu’y faut remplacer le vieux chnoque à lunettes par un petit jaunet frétillant et le fusil, à lunette également, par un vieux Robinson swiss 9 mm de large sur 180 de long, à déjection globulaire. Voilà. Poil ? Bon.

L’Allemand qui fut échaudé se précipite et file un grand coup de saton dans la coupole au Gravos. Le drame du Teuton, c’est qu’il est plus près de ses soixante-dix carats que de son service militaire. A c’t âge là, l’impact ne se fait plus. L’en faudrait six et demi fois plus pour étourdir le Formide.

— Ah ! ma carne, qu’il dit. Ah, mon gestapiste, c’te fois, tu l’auras cherché.

Il se dresse et poum ! poum ! cloque une prune dans chaque verre des lunettes à Herr Trucachier. Qu’il voulait simplement en briser les vitres, sans doute, Béru, mais les balles vont plus loin avec Herr Konhachier.

Pulvérisent ses carreaux, d’accord, mais continuent de trajecter pour s’enfoncer dans sa hure. Et le P.-D.G. d’Outre-Rhin (comme on disait puis à l’époque où le Rhin n’était pas encore asséché et remplacé par l’autoroute Saint-Gothard-Mer-du-Nord) est carrément énucléé. Chose bizarre, ses lunettes sans verres ne sont pas tombées de son pif. Il reste un court moment droit, avec deux cascades rouges derrière la monture d’or avant de s’écrouler comme un château de tartes.

Maintenant, Béru s’occupe du second gendarme, lequel ne fait aucune difficulté pour lever bien n’haut ses bras.

Le Majestueux me délivre, sans cesser de braquer nos pandores. Comme tu l’aurais fait toi-même si tu avais écrit cet ouvrage, nous enfermons les deux archers dans leur cage à poules.

Lorsqu’ils y sont, résignés et silencieux, je soupire :

— Maintenant que tu as liquidé ce gros salaud devant eux, nous n’avons plus la moindre chance de nous en sortir, Gars. Si on quitte ce merveilleux pays un jour, ce sera dans deux petites urnes, à l’état de cendres.

Le Bolide me considère d’un air flétrisseur.

— Et c’mec-là voudrait d’venir mon gendre, il gromuche. Môssieur tourne lavasse, qu’j’ai obligé d’le sortir des noires mouscailles s’lon mes propres syndicats d’initiatives !

Un haussement d’épaules, écrasant d’indicible mépris, couronne sa déclaration.

— Allez, viens qu’on alle voir alieurs l’temps qu’y fait !

Je lui emboîte le pas.

Malgré cet optimisme forcené, je ne me sens guère porté à l’euphorie.

Je ne sais pas ce qu’en pense mon lectorat, mais la situation est si sombre que pour parvenir à l’éclairer, faudrait la transporter dans un studio de télé.

Nous sortons.

Mais où aller ?

Pas le temps de décider.

Comme on franchit le seuil du poste de police, une Land’Rover de couleur vert amande freine en trombe.

Les flics attendus ?

Que nenni !

Par contre, Herr Hotik et quatre de ses péones jaillissent, armés jusqu’aux dedans.

L’hasard, quoi !

Qu’ils nous coursaient bolide et nous avisent pile comme on décampait. La malencontre !

Je prends mes jambes à Moscou, tandis que le Gravos défouraille dans le tas.

Mais il ne restait que deux prunes dans la vieille pétoire trémulsante du gendarme ; et je doute que Sa Majesté ait causé beaucoup de dégâts.

On s’élance dans la cocoteraie avoisinante.

Une volée de balles nous gicle dans l’espace vital, sans nous dévitaliser heureusement.

Impossible de rester à découvert.

— Par ici, Gros !

Je viens d’aviser une sorte d’espèce de hangar. A grand train, j’entre en hangar.

Rabats la lourde prompto, dès que le Mastar m’a eu filoché.

La fermeture est précaire : une simple chevillette, comme chez la Mère-Grand à cette petite salope de Chaperon Red.

Je fais fissa pour inventorier l’endroit. Il contient des instruments à tu sais quoi ? Gricoles. Des instruments agricoles, entre autres desquels une vieille herse triangulaire, plus une charrette démanteloquée.

— Aide-moi, l’Ami !

On dresse la herse contre la porte, les dents face au bois. Et puis on pousse la charrette contre la herse. Un peu dérisoires, nos foutrifications à la hauban. Mais quoi ?

Ils ont cessé de tirer.

A présent, ils vont donner l’assaut.

Je m’approche du fond du hangar et risque un œil entre deux planches. Un mec se tient de faction, la mitraillette prête.

Sur chacun des côtés latéraux idem.

Alors je zyeute sur le devant de la scène opérationnelle. Hotik a conservé le plus athlétique de ses sbires avec soi. Il le conciliabule (car il y a con, s’il y a bulle, comme je te le disais le jour qu’on a visité le Vatican). Le Gros opine. C’est décidé : ils vont conjuguer en commun le verbe enfoncer, en même temps que leurs efforts.

Tu les verrais, ces deux costauds, prendre du recul, se placer de profil, mettre leurs armes en biais.

Un grand spectacle.

Le cher Bérurier observe, tout comme moi, par l’une des abondantes disjonctions de la cloison.

— J’espère que la porte résistera pas, chuchote-t-il, m’a l’air en totale vermoulance, hein ?

Je ne réponds pas, trop accaparé par le suspense.

Mes deux lascars adoptent des masques convulsés par la volonté et l’énergie. Ils vont filer toute la sauce. C’est bien, moi je trouve, de la part d’Herr Hotik de participer à des besognes somme toute subalternes, non ?

Il paie de sa personne, le post-surréaliste.

A présent, c’est plus Magritte mais Bison buté.

Ein, zwei, drei ! égrène-t-il.

Tu ne trouves pas glandu, toi, que le dernier mot prononcé par un homme soit le chiffre trois ?

Les voilà partis à l’assaut, fraternellement unis par leur commune volonté de faire craquer cette pauvre porte archaïque.

Et elle craque.

Le bruit du bois pulvérisé est modeste.

Plus encore celui des deux hommes emplafant la herse.


Ce qui leur nuit, tu vois, c’est de s’être tant tellement arc-boutés, ces deux cloches. De charger, façon taureau — Olé ! —, la tronche en avant.

Ils ne font qu’une épaulée du bois vermoulu. C’est grand dommage pour eux. Car, cet obstacle mineur pulvérisé, les voici qui entrent en contact avec les dents rouillées de la herse ; et alors, c’est pas le même topo. L’un des pics leur pénètre dans l’épaule droite (ils sont droitiers l’un et l’autre, le maître et l’esclave, ce qui est plus moral) ; un autre dans la tempe, et c’est celui-là le plus chiatique pour eux. Tu comprends ? Quand ils rencontrent la vraie résistance, leur tête à un mouvement d’arrière-avant qui leur est fatal.

Le temporal : tous les deux. Saisissant ! Du film d’horreur. Net, impec, presque sans bavure si l’on excepte une giclette de raisin. Ils restent fichés contre la herse ; debout, immobiles. Mais le plus horrifiant c’est qu’ils ne sont pas morts sur le coup ; en tout cas pas Herr Hotik dont le regard agonisant continue de nous défrimer de profil.

— Vous voyez ce que c’est que d’avoir des mouvements d’humeur, cher ami ? lui fais-je, en guise d’oraison pré-funèbre ?

Là-dessus, on se faufile à l’extérieur par la brèche qu’ils viennent de pratiquer, on s’empare discrètement des deux mitraillettes qu’ils ont lâchées et on recentre, comme dit Béru, afin de compléter le boulot.

— On commence par les deux qui sont sur les côtés, chuchoté-je à Mister Gradube. On va les poivrer, par les interstices. Prends celui de gauche, moi j’opère l’autre. Quand tu seras prêt tu me le diras.

Tout se passe admirablement bien, conformément à mes instructions laïques et obligatoires.

Une double rafale prend de court deux des trois gugus restants qui se mettent à mourir à l’improviste, les pauvres, seulement quoi, ils n’avaient qu’à pas se faire truands, hein ? Y en a qui méritent leurs déboires, franchement.

Ne subsiste que le quatrième, celui qui gardait l’arrière du hangar. Il se pointe aux nouvelles : on lui en donne. Des bien fraîches, bien parisiennes.

Et maintenant, hop ! hop ! Saute à travers le cerceau, mon Tantonio, et toi idem, Béru ! Hop ! Hop ! Caltez vite, mes doux agneaux ! Mes douze apôtres ! Mes dix anses ! Médisance ! Foncez ailleurs, courez plus loin vous y cacher, vous y escamoter. Les périls qui vous guettent sont immenses désormais. Si les autorités (qui font loi) thaïlandaises vous appréhendent vous pourrez tout appréhender. Il vous sera impossible de vous justifier. Tous ces morts ! Cette hécatombe ! Même les coupables ne seront plus là pour, le cas échéant, vous innocenter.

Nous galopons à la chignole.

Y a plein de Jaunets à l’affût dans la cocoteraie (du cul). Alertés par les salves, ils nous observent. Leurs petits regards acérés me picotent la nuque.

On grimpe dans la voiture.

Démarrage en trombe (d’éléphant).

Quatre cent cinquante-six mètres plus loin on croise une voiture de police, toutes sirènes brandies, qui accourt à la rescousse.

— On va pas aller loin, m’assure Béru, le temps que les matuches voyent le tableau et apprennent ce dont il vient d’se passer et y vont déclencher le dispositif number vouane qu’équivaudra, chez eux, à not’ plan or sec.

C’est bien dit à lui, je dois en convenir.

Mais que faire ?

La route est déserte. Avisant une petite piste dodelinante, je l’enquille brutalement. On cahote sur un chemin plein d’ornières profondes comme la Tranchée des Baïonnettes. J’accélère. Nos tronches embugnent le toit de l’auto.

— Heureus’ment que ma crise d’émeraudes d’la semaine dernière est passée, apprécie mon Bayard.

Les chailles crochetées par la tension, je continue de forcer l’allure. Rien de plus chiatique qu’une plaine quand elle est vide et qu’on veut s’y planquer. Celle-ci n’en finit pas.

Le sol me paraît manquer d’assurance tout à coup. Il devient mou.

J’avise, droit devant nous, des pyramides blanches.

Chiotterie ! Nous nous pointons dans des marais salants. Emporté par mon élan (comme disent les Lapons), je plante la guinde dans un immense quadrilatère recouvert d’une croûte grisâtre qui blanchit au soleil.

— Et v’là l’boulot ! soupire Béru ; à part ça, qu’est-ce tu sais encore faire, av’c un’ Land’Rover, Mec ?

Je m’extrais de l’habitacle. Le capot de la pompe est vachetement incliné vers le sol, les roues avant s’y trouvant enfoncées jusqu’aux essieux. Pour arracher notre véhicule de cette salière il faudra une grue.

Je visionne les lointains. On a dû parcourir au moins trois bornes depuis la Nationale, et il est impossible de nous apercevoir.

Alentour, c’est le silence prépondérant.

Un grand bruit retentit pourtant, comme si on déclenchait un moulin à légumes dans une crypte. Renseignement pris, c’est le bide du Gros qui gargouille.

— J’te fais remarquer qu’on n’a rien briffé depuis des temps immatériaux, bougonne l’Enflure. Deux sauterelles pour la journée, c’est pas lerche !

Tandis qu’il s’apitoie sur son ventre, j’inspecte l’arrière de la voiture. J’y déniche une gourde d’alcool et une boîte de bonbons à la menthe.

— A table ! dis-je en divisant les bonbons en deux lots rigoureusement égaux (comme un alter). Clappons ces sucreries, buvons un coup de gnole, ensuite nous dormirons pour attendre la nuit.

— Et après, mon enfant ? ricane Sa Redondance. Hein, et après, dites-moi tout : avec le doigt ou avec le zizi.

Je m’enquille une formide lampée de tord-boyau : alcool de riz à l’arrière-goût de merde. Ce faisant, je dois relever la tête pour biberonner. Ce qui m’induit à apercevoir un véhicule s’acheminant dans notre direction.

— On vient ! dis-je.

Le Gros m’arrache la gourde pour s’allaiter à son tour.

— Eh ben, on n’a qu’à viendre, répond-il.

Et il tapote la mitraillette toujours accrochée à son épaule.

* * *

Il s’agit d’un camion.

Véhicule poussif et déglingué qui ronronne misérablement au dur soleil de la plaine.

D’après ce que je peux distinguer : il y a deux hommes dans la cabine avant, et deux autres, debout sur le plateau vide, qui se cramponnent au toit de la cabine.

Des ouvriers venant travailler aux salines après la sieste, probablement.

Inoffensifs personnages. Je les regarde approcher. Leurs bleus de travail sont encroûtés de sel, de même que leurs casquettes dépenaillées.

Moins truffes que moi, ils stoppent leur camion sur une langue de sol ferme et mettent pied à terre. Ils nous ont vus et se pointent en jacassant.

— Planque ta seringue, Gros, recommandé-je, inutile de leur filer le traczir.

Bon, les quatre z’ouvriers s’annoncent vers nous, lestés d’outils propres à leur besogne.

Ils s’adressent à nous en thaï. Qu’autant pisser dans : un violon, un piano, une contrebasse à cordes, une cithare (pourquoi viens-tu, cithare ?), une mandoline, un banjo et quoi encore ? T’as qu’à ajouter, moi je fatigue.

Aucun d’eux ne parle : anglais, ni allemand, ni français, ni espagnol, ni italien, ni rien qui ressemble à un dialecte convenable, propre à des échanges d’idées, voire seulement à des récriminations ou à de simples injures.

Ils nous désignent la Land’Rover en perroquant à qui mieux-mal.

Et je leur mimique la confirmation de ce qu’ils demandent : « Ben oui, on est venu s’embourber dans leur salinguerie. Oh, non, y a pas mèche de nous dessaler à la main, même qu’on s’y collerait les six ; tu penses : une tire de ce poids, enfoncée maintenant jusqu’au bouchon de radiateur ! Bons baisers, à mardi ! Mais avec l’aide de leur camion, faut voir…

Gentils, ils trouvent un filin. Mettent leur Micmac Diesel en posture. Le pauvre véhicule, déjà bon pour le Pont-aux-Dames des camions, renâcle. Il patine sur place. Il fume noir. Il tousse, il branliche. Que dalle !

Je fais signe au chauffeur de me laisser sa place au volant. Ce à quoi il consent volontiers.

— Détache le filin, Gros, et saute sur le plateau arrière, on va décarrer ! avertis-je.

Les gentils saliniers se demandent à quoi on veut en venir. Ils pensent qu’on va entreprendre une manœuvre d’un autre genre, ce qui n’est pas tout à fait erroné.

C’est quand ils voient filocher leur vieux taczingue, avec Béru, assis à l’arrière, les jambes pendantes, et qui leur envoie des baisers, que ces pauvres mignons réalisent notre coup d’arnaque.

Ils se mettent à nous galoper au fion.

Ils vont si vite, et le camion si lentement qu’ils nous rattraperaient peut-être si le Mastar n’avait la présence d’esprit de leur montrer sa mitraillette.

Ils stoppent aussitôt et se mettent à discuter, se disant probablement que cette mésaventure ne manque pas de sel.


Rien de plus difficile au monde — à part ce que tu sais — que de faire de la vitesse à l’aide d’un véhicule qui n’avance pas.

Ce camion, tu parles d’une épave ! Il aurait sa place dans les chefs-d’œuvre en péril, espère ! Ne tient sur ses quatre roues que par habitude. Le moteur et le châssis sont brouillés, de même que ce qui subsiste de carrosserie. Les moyeux faussés permettent aux roues d’écrire 8888 dans la poussière des routes. Il fume comme la chatte d’une pétasse trop achalandée, en produisant un bruit de batterie de cuisine lancée dans un escalier. Mais quoi, il roule encore, et c’est l’essentiel.

Je regagne la grand-route. Vire à droite au pif, sans trop savoir où elle va nous conduire ; d’après la position du soleil, l’âge de mes artères et les poils jaillissant par grosses touffes broussailleuses des oreilles de Bérurier, j’estime que nous devons nous digérer vers Bangkok. J’ai voulu dire « diriger », mais la faim m’égare. Et comme je souhaite rallier Bangkok à ma page blanche, il est bon de se dire qu’on est sur la route de Bangkok, je ne sais si je me fais bien comprendre ?

Je continue.

Mais pas longtemps.

Parce que, une fois franchi un village, et comme nous atteignons une intersection de routes, qu’apercevons-nous, effervesçant à ce carrefour ?

Une grouillade de flics coiffés de casques blancs, plus une fourgonnette sommée d’une haute antenne, et des voitures marquées « Police », en occidental d’un côté, en oriental de l’autre.

Que faire ?

T’as l’air con, quand t’es blanc, avec les yeux clairs, grand avec le nez aquilin, dans un pays où tout le monde est petit, jaune, avec le regard mince et noir et le pif plutôt camard. Et en plus d’avoir l’air con, t’en mènes pas large lorsque tu sais que ce déploiement policier a été constitué en ton honneur.

Des véhicules de tout genre sont stoppés en file indienne (bien que nous soyons en Thaïlande).

Le gars Béru renfrogne.

— Tu croyes pas qu’on devrait faire demi-tour ? il murmure.

— Comment veux-tu que j’exécute une telle manœuvre avec cet os, au milieu de la route ? De plus, ça attirera l’attention et on se fera courser.

— Il est pas question qu’on va enfoncer leur barrage ! Un gamin de quatre piges nous rattraperait avec son tricycle !

— Je sais.

Silence. A peine troublé par le pépiement des zizes dans le ciel bleu d’Auvergne et par le court halètement des bagnoles au point mort.

— Faudrait qu’on va descendre, préconise Sa Grandeur ; et ensuite qu’on s’paye un p’tit canter à travers champs.

Je commence par exécuter la première partie de son plan ; à savoir que je déboule de mon siège défoncé. Mais au lieu d’enfuir, je vais soulever le capot du camion et, mettant une deuxième fois dans la journée ma vessie à contribution, je lancequine sur le moteur. La fumée qui s’en dégage, pour lors, tu croirais celle d’un haut-fourneau. Je fais signe aux bagnoles arrêtées derrière moi de me doubler. Elles obtempèrent.

On a l’air d’être en panne, ainsi stoppés sur la route, capot levé, moteur dégorgeant.

Le Mastar qui est venu me rejoindre et qui a compris ma manœuvre approuve.

— D’ac, fait-il, on s’rait chinetoques, on aurait un’ chance de s’en tirer. Mais y vont bien nous asperger, d’loin, les roycos. Les blancos sont pas région dans le pays.

Qu’il a pas terminé d’affirmer, cet être de grand bon sens, qu’effectivement, un motard qui ressemble à un champignon av’c son casque, s’annonce jusqu’à notre hauteur, vérifier de quoi il retourne.

Il met un pied par terre et nous interpelle. Nous demande qui nous sommes.

— Tu as ta mitraillette, Gros ? fais-je entre mes ratiches.

— Mais volontiers, répond Bazu Ier.

Il va chercher l’arme sur la banquette (de veau). Revient délibérément en la montrant au policier. Celui-ci porte la main à son étui à revolver.

— Non ! crié-je.

Et, fissa au Mammouth :

— Surtout, ne lui défouraille pas dessus !

— Hé, dis, j’sus pas un assassin, proteste Alexandre-Benoît.

Le reste de l’épisode est vite réglé. Ayant le canon de l’arme sur le baquet, le motard renonce à extirper la sienne.

— Descendez, lui fais-je.

Il cale son bolide avec la béquille et décalifourchonne.

— Détachez votre baudrier et jetez-le, sans toucher au pistolet, dans le champ !

Mais oui, bien sûr. Tout de suite ! Voilà.

— Allez, Gros, en selle pour le deux !

On prend place sur l’engin. D’un coup de talon j’enrage le moteur. D’un autre, Béru envoie dinguer l’ex-cavalier de la moto sur le bas-côté.

Je déboule à fond-la-caisse dans la direction d’où l’on vient.

— Ça, c’est du boulot ! mugit mon pote dans mon oreille.

Au bout d’un instant, il m’annonce :

— Oh, dis, ils régissent vite, les gars. V’là qu’y s’sont lancés à nos chaussettes. Deux aut’ motards et un’ chignole. Mets la sauce !

Je la mets. Seulement nous sommes quatre hommes sur cette moto (en tenant compte du poids de mon passager) tandis que les autres motards ne sont que la moitié d’un (en tenant compte du leur). Ils nous rattrapent inexorablement. On ne va pas les allonger, tout de même !

Des balles se mettent à siffler à nos portugaises. Je sais combien il est malaisé de défourailler à pleine vitesse, en tenant de sa main libre le guidon d’une Nagasaki, pourtant, le dos de Sa Majesté constitue une cible plantureuse. Ça ne va pas aller loin, ce commerce. D’autant qu’ils nous remontent. Alors ?

Brusquement, profitant d’un abaissement du talus, je me lance à travers champ, sur la droite.

Les poursuivants, surpris, doivent freiner sec pour se reconvertir à notre nouvelle discipline.

J’en profite pour pédaler à outrance.

On aborde une cocoteraie (sur le côté). Je me mets à louvoyer à travers les fûts. Déjà, je sais qu’une bagnole ne peut pas nous pourchasser jusqu’ici.

Et alors, tout soudain, je me trouve en bordure d’un klong. Comme t’as pas plus de mémoire qu’une limace écrasée par un rouleau compresseur, je te rappelle que les klongs, dans ce pays de klongs, ce sont des canaux. Je tente une manœuvre désespérée pour éviter la flotte. Mais nous dérapons. Et tu vas voir : c’est ce qui nous sauvera à quelques paragraphes de là.

On culbute, de conserve (ce qui est rageant, affamés comme nous le sommes). On pique de la tronche dans une masse d’ajoncs garnis de grenouilles tandis que notre moto (si clette que j’ose à peine le dire) plonge dans la flotte et y coule à pic.

Là-dessus, les deux policiers lancés à nos trousses déferlent comme deux tonnerres qui se courraient après. Ils sont tellement survoltés par cette poursuite infernale qu’ils n’ont pas eu le temps de déceler les traces de l’accident. Leurs propres pétarades ne leur permettent pas de comprendre que la nôtre a cessé. Nous, on barbote dans les roseaux, on glaviote des tétards, on se dévale les quinquets, on tousse comme un sanatorium en automne. Tout est paisible, infiniment.

Seuls, subsistent deux nuages bleutés dans ce coin de campagne.

Mon éminent camarade et moi-même reprenons nos esprits. Boueux, gluants, algueux, aqueux, à queue, on ressemble à Montand et Vanel dans le « Sapeur de la Laire ».

On s’entr’examine.

Et on se fend le pébroque au-delà de tout ce que tu peux t’imaginer, et même que je peux imaginer pour toi, moi dont pourtant c’est le métier. On rit de la farce, de nos mines, de la situasse. On rit de la vie. On rit !

Les pétarades des deux bourdilles s’estompent. Une autre naît. Plus mesurée, plus sage.

Et l’on voit déboucher, d’un coude du klong, une aimable vieille Thaïlandaise, habillée de noir, coiffée d’un grand chapeau pointu. Elle tient la barre de son long et étroit canot à moteur pourvu, comme tous ici, d’un arbre d’hélice interminable, de la dimension d’une gaffe. Son embarcation est pleine de choux. C’est sympa, un chou. Y a rien de plus gentil, de moins contrariant. De tous les légumes domestiques il est mon préféré. J’en ai eu dressés à faire la soupe et c’était on ne peut mieux réussi, tellement qu’ils étaient dociles.

— Hep, madame ! lui lancé-je.

Elle nous aperçoit, tout boueux, sanieux, miséreux. La pitié lui vient. Elle met son moulin au ralenti et s’approche de la rive. Moi, je saute à bord de sa pirogue qui manque chavirer. Je tends la main au Gros, lequel me rejoint. On fait alors comprendre à Mme Chouchoux qu’elle doit débarquer, vu qu’on a des projets qui ne la concernent pas. Elle tarde à comprendre. Comme elle s’est montrée compatissante, au lieu de la foutre au jus comme le ferait n’importe qui, je la déborde à terre d’une bourrade. La vioque s’agrippe en couinant. Je lui rafle alors son fichu et son grand chapeau dont le diamètre est celui d’un parapluie anglais en ordre de marche.

— Planque-toi sous les choux, Gros ! T’auras l’air d’une potée.

Personnellement, je m’enveloppe du fichu, coiffe le chapeau en le rabattant sur le devant. Puis je m’assois en tailleur à l’arrière de la gondole avant de remettre les gaz.

* * *

C’est idyllique.

Tu verrais ces rives bordées d’arbres pleureurs, de fleurs vives, de petites guitounes peinturlurées érigées à Bouddha, avec dedans des lumières tremblotantes ! Un enchantement. Dans un sens, c’est chouette comme à Venise-la-folle. T’aimerais prélasser une gonzesse dans tes bras et lui chuchoter le programme de ce que tu vas lui bricoler en rentrant ; tout bien : avec les doigts, la bouche, le Calor convertible (110–220) et l’amie Zézette, toujours hardie, drue et pimpante.

Me faut un brin de moment pour me familiariser avec la manœuvre de cette embarcation à la con. C’est pas de la nougatine ! Je commets maintes maladresses.

J’arrive pas à piger le pourquoi, sur des canaux tellement étroits, ils naviguent à bord de si longues barcasses, prolongées encore par un arbre d’hélice d’au moins trois mètres ! Non, je te jure. Les coutumes, tu te demandes à quoi elles correspondent, souvent, tellement elles paraissent aberrantes. Ce qui leur a pris, les gonziers d’ici ou là-bas, d’inventer des machins malcommodes, saugrenus, tout ça. Qui semblent leur compliquer la vie au lieu de la leur simplifier, moi je dis. Certes, y a eu des trouvailles formelles, incontestées : la brouette, la capote anglaise, la pénicilline et le godemiché (thank you, my God) par exemple. Mais si beaucoup d’autres inutiles, comme je te prends la Tour Eiffel, l’impôt sur le revenu, le bridge, le steak tartare, dont la vue me fait gerber comme un feu d’artifice, et à propos, tiens, ça aussi : le feu d’artifice. Quoi de plus con ? Parfois, il m’en part sous le nez, par les nuits d’été, et je regarde ailleurs, pour mon esthétisme intime. Je me dis à chaque fois que ça me servira de comparaison, que j’écrirai dorénavant, dans mes polars : « Con comme un feu d’artifice ». Parce que franchement, c’est con. Et c’est fait pour les cons, la pyrotechnie. Les obliger à lever la tête. « Oh ! la belle bleue ! » Merde, ils chient pas la honte, ces courges ! Le grand soleil, la chandelle romaine ! Dans le cul, je la leur voudrais fiche, la chandelle romaine ! Qu’ils deviennent feu d’artifesse, ces badauds badants. Du spectacle pour cocus, ça, le feu d’artifisc. Qu’on te pelote ta nière tandis que tu torticoles à mater les embrasements superbes dans les nues qui s’en branlent ; des loustics lui filent la main au réchaud, cette chérie. Lui fourmillent le frifri, grand nœud, pendant que t’extasies, mon drôlet. Pauvre glandu, va ! Je voudrais qu’on te la mise en levrette à côté de toi, ta Madame bergère. Qu’on lui en pousse un majestueux commak dans la huche à pains, alors que t’es là à exhaler des « Hé », des « Aaaah », des « Ooooh » longs comme des orgasmes, Pénajouir !

J’essaie tout de même de me familiariser avec le canot. Béru n’a pas totalement suivi mon conseil, au lieu de se cacher sous les choux (t’as vu comme je leur fous bien un « x » au pluriel, à ceux-là ?) il les bouffe.

Les croque voracement, herbivore accidentel, nécessité fait loi au lieu de lard. Tant pis.

Brusquement, à un virage du canal, on découvre l’un de ces fameux marchés flottants qui font si bien sur les catalogues touristiques. La Thaïlande et ses marchés flottants, tu sais ? Faut dire que c’est coloré, pittoresque, pitoré, clitoresque, grouillandus.

Là, le klong s’élargit. Une vaste halle de bambou est plantée sur l’une des rives. Un pont en dos de bossu enjambe le klong. Sur le plan d’eau, un fourmillement d’embarcations, bord à bord (comme à Bora Bora). Dans chacune d’elles, une femme avec sa marchandise à vendre : là, il s’agit de légumes, là de viandes répugnantes, là encore de céréales, plus loin, de volailles, ou encore de fruits. Certaines proposent du café, tandis que leurs voisines vendent de l’huile de noix de coco.

La halle est consacrée à des articles de bazar. C’est plus huppé. On y trouve toutes sortes de choses évasives qui excitent la convoitise des touristes, toujours soucieux de ramener d’imbéciles trophées dont les critères dominants sont l’inutilité et le mauvais goût.

En découvrant cette foule jacassante, bigarrée (dans toutes les descriptions de foule, tu dois placer le mot bigarré, sinon t’es pas un vrai écrivain), une furieuse envie de faire demi-tour me biche. D’autant plus — faut que je te fasse rigoler — qu’il y a, sur l’arc du pont, nos motards réduits aux aguets.

Boudiou, ma tante Louise ! Quel vilain temps ! Pas mèche de retourner ! Mais comment font-ils, les gens d’ici, pour rentrer chez eux ? Leurs barlus sont plus longs que ne sont larges les voies canales. Tu crois qu’ils traversent la mer de Chine, puis le Pacifique, empruntent le canal de Panama, se paient l’Atlantique, passent par le cap de Bonne Espérance, pour remonter jusqu’au golfe du Bengale ? Oui, je vois pas d’autres moyens…

Bien entendu, les deux motards nous retapissent d’emblée. Ils sont viceloques, ces petits mecs ! Le regard à peine visible, mais voyant tout ! Ils déculent de leurs péteuses, sortent leurs pistolets. Moi, je fais ni une, ni deux : toute la gomme ! Le barlu fonce dans le marché flottant comme un camion sans freins chez un marchand de vaisselle. Ce carambolage, mon gamin ! Ça glapit de partout ! C’est la confuse noire ! La colique jaune ! La fièvre quarte ! Les barcasses télescopées chavirent avec leurs marchandes, et leur pauvre chargement. Les légumes se mettent à flotter sur l’eau verte. Les chapeaux de paille aussi ! Les canards ravis de l’aubaine s’escriment avec leurs patounes ligotées.

Dans ce tumulte, ce tohu-bohu, les flics ne peuvent pas tirer. Béru a cessé de bouffer pour nous frayer (nous effrayer plutôt) un passage dans le marché. Il écarte des barlus, cogne sur les mains des marchandes immergées qui essaient de s’agripper à notre canot (leur méthode d’agrippage (d’Aubignage) s’appelle « l’agrippe asiatique »). Il y va de la voix, s’ajoute à la cacophonie ambiante, Master Béru. Son organe généreux domine le brouhaha.

Bon, on parvient, vaille que vaille, à se dégager. Je fonce. Une fourche se propose : deux chemins d’eau. J’opte pour celui qui paraît se glisser dans la luxuriance d’une végétation semi-aquatique.

Des roseaux de cinq mètres soixante-six ! Des palétuviers ! Des palets, des laitues, des éviers ! comme chantait la mère Carton. Des arbres pleureurs, mais alors : inconsolables !

Je bombe à tout-va. Les motards ne peuvent pas nous filocher, étant donné l’embroussaillement des rivages.

Tout à coup, j’avise une immense propriété close de grillages, un peu comme chez feu Herr Hotik. J’espère qu’il ne s’agit pas d’une nouvelle réserve de chasse ? Parce que, figure-toi que je viens de jeter mon dévolu sur cet endroit.

Une idée, comme ça…

J’accoste.

Ensuite de quoi, j’attache la barre du gouvernail de manière à la maintenir bien droite, puis je règle le moteur au ralenti et j’enclenche la marche avant.

Saute à terre sur les talons du Gravos.

Il a obéi sans mot dire ni maudire.

Je suis des yeux la barcasse qui part toute seule vers l’horizon, sur le klong rectiligne et désert.

Qu’elle s’en aille le plus loin possible !

Dans les circonstances périlleuses, il faut savoir vivre l’instant. A la minute la minute… Pas trop se préoccuper du futur.

D’ailleurs, le futur c’est quoi ? Du présent qui se précipite à ta rencontre, non ?

Alors, vis le présent, mon fieu ! Et vis-le bien !


Bérurier me fait la longue échelle pour que je puisse escalader le grillage.

Il essaie ensuite de le gravir tout seul. N’y parvient pas, ce qui m’oblige à user d’astuces. Elles sont simples. Je te donne la recette.

Pour deux personnes : prendre deux gros bâtons. En engager un à environ un mètre vingt du sol par une maille du grillage et le maintenir en se plaçant à califourchon sur l’extrémité demeurée dans l’enclos (prendre bien soin de placer ses testicules en biais pour ne les point meurtrir irréparablement).

Engager le second bâton à un mètre du premier et le tenir fermement de ses deux mains brandies. Conseiller à la personne de pratiquer l’escalade en se servant des deux échelons en question. Tenir bon. Servir avec un zest d’encouragement en cours d’exécution. Merci, tante Laure !

Et voilà le Gravos auprès de moi.

Des flonflons de musique guident nos pas.

Elle nous attire comme une bitte d’amarrage attire un homosexuel fatigué.

On traverse une roseraie admirable, pleine de roses, du temps qu’elle y est. Et pourquoi se gênerait-elle ?

La musique devient stridente. De quoi te faire regretter de posséder deux oreilles, avec tympans, pavillons (de grande banlieue) et toutim.

Ayant dépassé la roseraie, nous découvrons une vaste étendue hétérochose, plantée d’arbres, avec des constructions de style extrêmoriental : certaines petites, mais une très grande et d’où s’échappe la zizique mentionnée plus haut. On s’en approche. Il s’agit d’une espèce de cirque. Il est bondé de touristes internationaux : des blonds, des bruns, des blancs, des noirs, des Japonais naturellement, reconnaissables (d’Olonne) à leurs bouilles qui ressemblent à des plats d’offrande en cuivre et aux seize appareils photos dont chacun est habillé, plus le matériel complet : zoom, trépied, cellule, pétafineur de longue durée, grand angulaire, grand ongulé, grand enculé, tout, le reste, encore, beaucoup ! Qu’y faut une force air cul les haines pour trimbaler ce bigntz de partout, en tout lieu, quatorze heures par jour, y compris les jours fériés ; merde ; cette marotte de sous-nœuds : vouloir foutre la vie en conserve. La découper en images, putain de Dieu, mais à quoi cela correspond donc t-il dans leurs esprits avortés ?

Moi, à force de virguler des giclettes d’adrénaline, je vais me déglinguer le battant, je t’annonce. Prendre des rognes à propos de l’universelle sottise, tu y laisses ta santé.

Donc, dans ce cirque fixe, ce cirque thaïlandais, le spectacle bat tu sais quoi ? Son plein ! En ce moment, il y a des danseuses, avec des faux ongles de cinquante centimètres de long. Elles trémoussent lentement du vase, les bras croisés sur leurs menues poitrines, faisant gaffe de ne pas chavirer leurs coiffures pyramidales. Elles nous paraissent se ressembler toutes, car toutes ont le même sourire de porcelaine peinte.

Nous nous faufilons parmi les spectateurs. S’engouffrer dans la foule, s’y fondre, est encore la meilleure façon de passer inaperçus. D’autant que là, les Blancs sont presque en quantité supérieure aux Jaunes.

On se glisse dans le public, et on s’intéresse au déroulement du spectacle.

Very passionnant.

Le Mammouth est fasciné par les mignonnettes trémousseuses.

— Dis donc, il me chuchote, avec des pelles-à-feu pareilles[5], j’voudrais pas qu’ces jouvenceuses m’fissent un’pogne ! Y aurait d’quoi t’arracher la peau des sœurs Brontées.

Après les danses thaïlandaises, nous avons droit à un combat de coqs. Spectacle d’une forte sauvagerie, bien plus intense qu’une corrida, selon moi ; et c’est le coq aux plumes foncées qui gagne. Ensuite, se produit la dompteuse de crocodiles.

Du jamais vu !

Magine-toi une bonne femme haute d’un mètre cinquante, et qui pèserait cent trente kilogrammes. Une boule à membres, avec une autre boule un peu moins grosse pour figurer la tronche. Ses biscotos font quatre-vingt-dix centimètres de tour de taille (c’est précisé dans le programme). Quand tu l’aperçois, d’autor tes ratiches font les castagnettes. Ses paupières bombées surplombent et dissimulent la double fente de son regard.

Elle porte un maillot-studio (d’une pièce) en peau de léopard tissée-main.

Des garçons de piste amènent un immense bac contenant deux crocodiles qui ne tiendraient pas dans le plumard du général De Gaulle.

La dame que je t’ai causée les rejoint dans le bac. Elle se penche et saisit l’un de ces gracieux animaux comme des haltères. A l’arrachée qu’elle le soulève.

— Tu parles d’un sac à main qu’ça lui fait, admire l’Gravos.

Ayant soulevé le croco, lequel bat de la queue et fait marcher son clap, la fascinante créature le jette à ses pieds comme un tas de linge sale et fait joujou avec le second animal. Le plus mahousse. Un bœuf ! Elle lance un cri de trident, comme dit Bérurier, et le crocoduche ouvre une gueule immense. L’intérieur, ben mon pote, c’est pas ragoûtant. Une membrane blanchâtre-orangée, comme l’intérieur d’une peau d’orange pelée de près. Ça fait un peu cosmique, science-fiction. Te cause plus que du dégoût : de l’effroi. La femme obèse s’agenouille (aux œufs frais), engage sa tronche entre les formidables mâchoires du reptile. L’aimable bête ne bronche pas. Ensuite elle fait du ski pédestre avec ses pensionnaires, posant un pied sur chacun deux et leur intimant d’avancer, ce à quoi ils consentent.

— Cette personne possède un’entr’jambe comme je les raffole, me confie l’Admirable. On d’vine qu’elle a une moule à ventouses ; ces p’tits sujets, ça t’gobe le polak pour ainsi dire. Tu rent’dedans comme dans un moulin, au trot angliche…

Brave Béru ! Son visage irradie (rose) le désir. Il salive.

Après la dame aux sauriens, c’est un combat de boxe thaïlandaise. Va surtout pas te figurer que je te raconte le spectacle pour tirer à la ligne. Au contraire, compte tenu de tout ce qui me reste à te bonnir, faudrait que je gazasse, mon lapin. C’est loin d’être terminé, cette historiette. Si tu savais où je vais te mener tout à l’heure, Carcasse, tu tremblerais bien plus encore ! Le père Turenne en bédolerait dans ses frusques. Et je suis limité en papelard, mézigue, je te l’ai déjà expliqué dans des œuvres anthumes. Deux cent vingt-quatre pages, et démerde-toi Nestor ! Bourre ! Tasse bien, que ça rentre tout ! Ecris petit. Biffe ! Pourquoi m’assois-je sur ma littérature, tu le sais ? C’est uniquement pour la compresser. Faut que ça y aille entièrement. Rebondissements, pas rebondissements ; descriptions poussées, épisodes à ramifications, personnages qui s’imposent ou pas. Ils s’en torchonnent le rectum, à la Fabrication. Calibrage, mon pote ! Nécessité absolue. Dans ma carrière, ce qui leur importe, c’est pas le Prix Nobel, mais le prix de revient. Les prix littéraires, c’est pour ceux qui vendent pas. Les tirages sur japon impérial aussi. Mézig-pâteux, on peut pas se permettre de fignoler. Grosse cavalerie ! Calibrage et empaquetage sont les deux mamelles de ma maison-nourricière. J’écris à la machine, on me vend à la machine, on me lit à la machine. La machinalité de mon œuvre, c’est ce qui frappe aux dix premiers abords. Je suis machiné de fond en comble, tu sais ? J’aurais dû signer Machin, si j’avais pu prévoir que je recevrais des chèques au lieu de lauriers. On ne me fait pas de compliments, mais des virements. J’y ai pris habitude. Y a pire. Cette bougression pour te dire que si je te narre le spectacle de ce centre attractif, c’est qu’il était professionnellement indispensable d’en passer par là. Tu vas le constater, sans contester, en vrai contesté que tu es.

Donc, un combat de boxe succède.

Tu as probablement assisté à ce genre de fantaisie soit à la téloche soit au cinématographe, non ?

Ces matchs sont à la boxe occidentale ce que ce livre est au « Soulier de Sapin » de Jérôme Claudel.

Les deux boxeurs se pointent. Bon, très bien. En culotte classique. Ils sont pieds nus, et leurs nougats, crois-moi, n’ont jamais connu les produits Palmolive. Ces fiers combattants ont le front ceint d’une couronne d’étoffe à l’arrière de quoi se dresse un toupet de plumes.

Avant de grimper sur le ring, ils se prosternent dans la poussière. Et puis, ils escaladent les marches. Une fois entre les cordes, voilà ces pauvres gamins qui se livrent à toute une pantomime. Se mettent à genoux et prient à en perdre la foi, le foie et le gésier. Puis ils se lèvent et entreprennent, chacun pour soi, une danse bizarre, que scande un orchestre très syncopé. D’ailleurs, l’orchestre ne cessera pas pendant le combat. Le rythme t’use les nerfs. Les deux tagonistes se saluent, une fois achevées leurs ablutions spirituelles ; l’arbitre prie un petit coup avec eux, manière d’unissonner, ensuite les boxeurs ôtent leurs couronnes et, gong ! le combat commence. Alors, là, tu te fends la pipe. Les pinceaux fonctionnent plus que les poings, comme dans la boxe française. Quand ils rompent les corps à corps, ils se paient un petit pas de danse avant de repartir à l’assaut.

Très joyce. Mais vite fatigant à contempler. Monotone, quoi. Surtout avec cette musique de mes deux qui te mouline le système.

Cette lenteur, ce rituel agacent le Gravos.

Quand il y a un échange avec les panards, il se dresse et vocifère :

— La châtaigne ! A la châtaigne, bande de manchots !

Un coup de saton mieux administré (ou mieux reçu) que les précédents fait tituber le plus petit. Sa Majesté s’arrache de notre travée pour aller « manager » le possible vainqueur.

— Finis-le, fainéant ! lui lance-t-il. Vas-y de la cacahuète, boug’ de con ! Mais profite d’ton avantage, fesse d’rat ! Tu voyes pas qu’il est rinçaga, ton mec ! Tu souffl’ dessus, et y s’allonge ! Nom d’Bouddha, t’vas m’le finir, moui ! Un taquet au bouc et y va à dame ! Allez, cogne, bordel ! Cogne donc, c’est pas ton père !

Mais l’autre ne suit pas les directives du Gros, pour judicieuses qu’elles puissent être, ce pour plusieurs raisons dont la première me fera l’économie des suivantes : il ne comprend pas ce que Béru lui dit.

Le gars qui était touché récupère, file son talon d’Achille dans le burlingue de l’autre. Nouvelle danse, au bout de laquelle l’arbitre déclare vainqueur le petitout qui fut ébranlé. La salle hurle.

Ne se tenant plus, mon ami survolté, oublieux de toute prudence, escalade les marches du ring et, sans que oncques n’ait pu prévoir son geste, place un crochet au menton de l’arbitre, lequel fait un bond arrière d’un mètre et s’aligne dans la résine, les bras en croix, malgré qu’il soit foncièrement bouddhiste.

Les touristes présents, croyant à un intermerde, applaudissent à tu sais quoi ? Tout rompre. Le Gravos lève les bras du triomphe. Mais à partir de cet instant, tout se gâte. Figure-toi que les satanés motards qui nous filochent pénètrent dans la salle. En voilà deux qui ne volent pas leur solde ! C’est du ruban adhésif, ces gonzes-bonzes ! Tu parles d’acharnés, toi : alors, à pied, à moto, à cheval et à dos d’éléphant, ils nous coursent. Jusqu’en Patagonie, ils nous suivraient ! Mais que leur avons-nous fait personnellement ? Y a une prime au bout ? Oui, hein ? Sûrement. L’appât du gain, je vois que. Ou alors la promotion, ce qui, dans le fond, revient au même.

Il a l’air finaud, Bérurier, sur le ringe, avec les deux petits boxifs ahuris et l’arbitre k.o. à ses pieds ! Ah, l’Enflure ! Inconscient dans ses élans. Spontané jusqu’à la témérité. Il pavoise, brinde à la foule. Je crois même, dans le brouhachose, l’entendre péter d’allégresse. Oui : il louffe de satisfaction souveraine, le Chérubin.

Et les deux motards l’aperçoivent et s’empressent.

Que force m’est d’invernir aussi.

De la manière suivante : deux points à la ligne.

Je m’annonce en voltige au pied du praticable. Je cloque une manchette à la nuque du second poulardin. Ça lui fait un effet bœuf. Il tombe, le nez sur les marches.

Le premier a dégainé et menace Béru par-dessus les cordes. Je le cramponne par une cheville et l’arrache. Il se télescope la gogne contre l’estrade, houla houlalala.

— Taillons la route ! crié-je à mon pote.

Ce qu’il y a de bon, avec LE public, c’est qu’il accepte argent comptant ce qu’on lui propose. Il croit toujours, LE public, à l’infaillibilité du programme. Sur scène, un acteur peut réciter une fable de La Fontaine en pleine tirade du Cid (U.N.A.T.I.) ou bien les stances à Sophie, se déculotter, déféquer dans le piano ou autre, il continue d’applaudir, LE public. Bravo, bonno ! Encore !

Là, pas un instant il ne doute que c’est du textuel, very serious. Non : il acclame. Viva ! Bien réussi, supergags ! Encore ! Again ! Again !

On disparaît sous les ovations.

On furque, on bifurque. Et puis on aperçoit un car de police. On rebrousse, on débrousse. Faut se garer des taches. Vite, vitissimo !

— Par ici ! me crie le Mastar.

Il vient d’apercevoir la montreuse de crocodiles, assise sur le pas de la porte d’une roulotte automobile, plus plantureuse que jamais dans un peignoir de soie à ramages, à marrage et à amarrage.

Mon pote se présente à la personne :

Good après-midi, my bioutifoule Mistress ! il lui gazouille. You permette-me qu’j’déballe mes outils ?

Il entre.

Moi pareil.

— Refermons la porte, à cause des mouches, dit-il. L’obèse pue le rance, le musc, le parfum d’épicerie de campagne. Notre intrusion la déconcerte.

Le gars Béru me désigne, puis se montre, poitrine bombée, se la martelant du poing.

Voui are des touristes, ma pretty ! Your numérous is very superbus. Canne you me brin’quer un orthographe for my collection ?

Chose impétueuse (je voulais écrire impensable, et puis le mot impétueux m’est venu, alors j’ai respecté ce jaillissement) : la chère femme comprend la requête du Mammouth.

Elle prend un bloc de correspondance, une pointe chinetoque (y a pas de bic en Extrêmorient) et se met à tracer : une petite pagode, un tréteau, un épouvantail stylisé, une bannière de procession, un panneau signalant du verglas sur la route, des virgules de chiottes publiques, un hippocampe, une autre pagode un peu plus confortable que la première, un poste de télé surmonté de son antenne, une tente coiffée d’un drapeau, un vélo sans roues, une baguette de sourcier, une braguette de sorcier, une plaquette de saucier et le signe pi.

Avec un beau sourire pareil à une raie du cul à l’horizontale, elle tend ce texte au Gros.

— Cinq sous véru moche, remercie mon faire-valoir. Je vérifille pas s’il y aurait des fautes, mon trognon.

Il s’approche du sujet et le prend dans ses bras. La femme est tellement surprise qu’elle parvient à soulever tour à tour ses sourcils et ses paupières. Un bref instant nous avons le privilège de voir ses yeux qui ressemblent à deux noyaux d’olives noires dans un compotier empli de crème vanille.

— Tu sais qu’t’es plutôt mon genre, mon trognon ? susurre le Câlin.

Ses mains s’égarent. Il les répartit sur tout le pourtour de la dompteuse de sac Hermès. J’en vois une sur la croupe, une autre au balcon, une troisième entre les cuisses, une quatrième dans le cou…

— J’m’en ressens pour toi, ma gosse, poursuit le Mastar. Sana, soye gentlemant, mon gars, détourne-toi, pas l’intimider ; ell’ est p’t-être encore jeune fille, cette vachasse, après tout. Faut pacifier les appâts rances.

Afin de lui donner satisfaction, je vais m’embusquer au petit fenestron de la roulotte.

Une opération de grande envergure se développe sous mes yeux. Les bagnoles de police ne cessent d’arriver et prennent position au centre du parc d’attractions (avant).

Les poulets fourmillent, maintenant. Par escouades, ils se mettent à explorer les environs, les abords, les pourtours, les parages. Quand ils vont passer aux détails, on risque d’être coincés dans la pagode roulante à miss Croco.

Heureusement, Bérurier est en train de la gagner à notre cause.


Il souffle, il s’évertue…

Il fait si bien qu’il déracine, celui de qui la tête au ciel était voisine…

Tant qu’à le voir triquer avec un tel visage… Elle a poussé un cri, la montreuse, lorsque lui-même s’est mué en montreur, pour lui montrer, non pas un saurien, un reptile, ou un aurochs adulte, mais l’éléments clé de sa virilité.

Oui : un grand cri pareil à un Stuka de la Dernière fonçant en piqué sur les troupes anglo-franco-anglaises[6] pliant bagages à Dunkerque.

Elle tombe à genoux dans sa roulotte, faisant tanguer celle-ci. Le Mastar croit que c’est pour une bonne manière, en fait c’est pour une action de grasse. La montreuse qui appartient à la secte des Jak Chi-Brak vénère le paf. D’ailleurs, il existe une statuette de phallus sur une espèce de sorte d’autel aménagé dans un coin de sa maison roulante. Des petites ampoules multicolores lui composent un arc de lumière et, partant, de triomphe.

Le chibre en question est en bois de goumier. Il est de la taille de mon poignet, à peu près, avec une jolie tête pimpante qui semble coiffée d’un casque helvétique.

Mais c’est de la gnognotte de sansonnet en comparaison de celui de Sa Majesté. Aussi, la dame aux crocodiles plonge-t-elle recta en semi-catalepsie en découvrant ce que Mister Bigzob vient de lui déballer de son bénouze.

Elle se prosterne en marmonnant des litanies du Docteur Gustin. Et puis risque deux doigts du milieu de la main, ceux dont le sens tactile est le moins développé, par respect pour la chose ainsi proposée. Se reprosterne, et récite à fond de train une série d’oraisons (dont elle a l’âge).

Ces démonstrations ne font pas l’affaire du Dodu, lequel aspire à un épanchement franc et massif. Magnanime, il oblige le petit sujet à se relever, lui désigne son lit-grabat. Enfin, avec une belle autorité de mâle habitué à être comblé, il ouvre à doubles battants les portes de la félicité. Las, pour énorme qu’elle soit, la chère personne n’en n’est pas moins étroite du centre d’hébergement. Comme précédemment, il ne reste plus à Béru qu’à trouver un torchon pour essuyer son échec. Mais sa tentative généreuse a porté le comble aux transports spirituels de Madame. Elle se remet à genoux, invoque, psalmodie, titube du verbe et du regard, flatte de la main onctueuse, récite, propose une indicible ferveur.

Bérurier soupire :

— Bon, pisque t’es pas apte à limer, donne-nous au moins à bouffer, ma gosse !

Il traduit en anglais, puis en gesticulant moderne. La poupée gonflable nous déballe alors des nourritures équivoques, très féculentes, qui malodorent selon moi, mais sur lesquelles néanmoins nous nous jetons car nous sommes à la limite de l’épuisement.

Elle nous prend pour des messagers du dieu Chibrak descendus sur la terre. Se répand en vivats rectaux, à la mode de Kan : trois pets brefs, un pet long.

Aussi profitons-nous de ce qu’elle est à notre entière dévotion pour lui enjoindre de nous cacher et d’affirmer qu’elle ne nous a pas vus, lorsqu’une escouade de bourdilles vient s’informer de nous.

Et, peu après, ne fait-elle aucun chichi pour se coller au volant de son circus-car et nous driver jusqu’à Bangkok, distante — selon ses dires — d’une soixantaine de kilomètres.

* * *

Plusieurs barrages sur les routes.

Chaque fois, la grosse Doudoune les franchit sans même avoir à parlementer. Les poulardins, en apercevant cette baleine au volant, n’ont pas le moindre soupçon. Elle doit être connue, la mère. Y a des machins écrits sur les flancs de son véhicule, et ça doit expliquer comme quoi elle est miss Bibendum, dresseuse de crocodiles célèbre.

Placardés sous le lit, on laisse flotter les rubans.

— Et une fois qu’on s’ra à Bankroche, caisse on f’ra ? demande le Prodigieux.

Il n’est pas inquiet le moindre. Simplement curieux. Curieux de notre emploi du temps ; curieux aussi des astuces que je vais lui proposer pour tenter de sortir de l’impasse.

Sa question n’éveille rien de précis en moi, sinon un confus sentiment d’angoisse. J’ai dit Bangkok à cause de l’aéroport, mais je ferais peut-être mieux d’essayer de franchir la frontière birmane ? Ou bien celle de la Malaisie (bismurée). Bangkok, ça nous avancera à quoi ? Descendre où ? Chez qui ?

En dehors des flics et de Chakri Spân, je ne connais personne. Sauf…

Mais oui ! C’est bien sûr : il y a la petite Tieng Prang Monpô qui m’a faussé compagnie si cavalièrement. Je peux essayer d’avoir son adresse, par le journal qui l’emploie. Seulement, Chakri Spân l’a-t-il laissée en vie, voire simplement en liberté ? Et, si yes, consentirait-elle à se mouiller pour nous, elle qui mouillait si peu pour moi ?

Il fait nuit à présent. On pénètre dans les interminables et minables faubourgs de la capitale. Je crois reconnaître un pont à forte circulation. Puis une place où, curieusement, se dresse une gigantesque balançoire très haute, très formidable, et qui a causé la mort de plusieurs téméraires, paraît-il. Se balancer à vingt-cinq mètres du sol, faut pas craindre le vertige !

Non, décidément, la môme Tieng c’est pas du solide. En admettant que nous la dénichions, elle nous livrerait au marchand de cercueils.

La femme-canon s’adresse à moi. Monosyllabique de naissance.

Where ?

« Où ? »

Son laconisme ajoute à mon indécision.

— Hôtel Oriental ! m’entends-je lui répondre.

— Non, mais t’es louf ! sursaute le Gros.

C’est tout. Ses protestations se limitent à cela.

Bien sûr que je suis louf ! Où serait le charme, sinon ? Louf congénitalement. Louf par vocation profonde.

Elle manœuvre son gros véhicule à la noix par les artères délirantes qui cacophonent à t’en arracher les trompes d’Eustache.

Et bientôt on trouve la rue qui mène à l’Oriental. Rue paisible au demeurant, si on la compare aux autres.

— Stop !

La gosse chérie s’arrête. Je visionne le secteur par les vitres de la roulotte. Tout est en ordre, calme, banal.

— Merci, poupée !

Le Mastar lui file une mignonne palucherie sur les roberts. Aimable, il se ramasse les bas morcifs à travers l’étoffe de son futal pour en constituer un chouette pacsif dont l’importance est éloquente. La mastodonte joint ses deux mains, bien à plat, les élève au niveau de son pif et récite la prière à Chibrak. Le Gros, magnanime, lui guérit les écrouelles, la glande thyroïde et le grand zygomatique en la laissant palper sa bite une dernière fois.

La miraculée remercie. Elle aurait de vrais yeux, il est probable qu’elle pleurerait ; mais ne possédant, en guise de regard, que deux boursouflures incisées, la gentille femme, dont nous aurons ignoré le nom d’un bout à l’autre de nos relations, reste sèche.

* * *

La chaleur est étouffante. Des rumeurs nous arrivent du fleuve, et d’autres du centre-ville. L’hôtel Oriental dresse sa masse illuminée dans le ciel de crèche. Sa première partie, plus basse, l’ancienne, la coloniale, là que descendit Somerset Maugham, paraît se réfugier au pied du nouveau bloc rutilant. Des employés vêtus de blanc s’affairent devant l’entrée. C’est la ronde des voitures, la gourme du chef portier, les petits gars derrière le comptoir volant d’où ils dispatchent les taxis…

Tout à coup, il fait bon vivre et je me sens comme rasséréné, inexplicablement. A croire que tout danger est écarté de nos chères belles têtes et que nous sommes ici en touristes innocents, seulement soucieux de découvrir le maximum de folklore dans un minimum de temps…

Bérurier est là, comme s’il se tenait devant un bistrot de la rue du Chemin-Vert, mains aux poches, le sourire en coin (bien que son visage n’en comporte pas), plutôt goguenard. Comme il me sait bien, cet homme ! Il a deviné que je nous suis fait lâcher ici comme ça, sans idée préconçue, d’instinct, quoi !

Et comme il a aveuglément confiance en moi, il attend que cet instinct m’éclaire. Mais la brume est longuasse à se lever et c’est mon indécision qui l’amuse.

— Ça vient, moui ? il finit par questionner.

Je respire un grand coup pour m’oxygéner les méninges ; en chasser les miasmes. Tout cela s’est passé si vite. Il y a eu tant et tant d’événements dramatiques à la suite. J’en suis encore tout étourdi, mézigue. Manon !

— Oui, oui, ça vient.

Je tourne les talons.

— Arrive !

Il me suit. Il m’essuie. Ile, messe, suie. Il m’est sweet. Pas loin, car j’enquille l’allée conduisant à l’appartement de miss Suzy Wrong.

Je savais bien que mon instinct avait une idée de derrière la tête.

* * *

Le gong vibre, ouaté, dans un silence mesuré. Il se passe du temps.

Je remarque alors un écriteau discret, accroché à côté de la lourde. Y a du thaïlandais écrit dessus, mais ça n’a pas d’importance, vu que la traduction britannique existe juste en dessous :

« La maison est provisoirement fermée pour cause de réfections. »

Repairs, ça signifie bien réfection, non ?

Je tords le blair.

— On l’a dans le Laos ! je soupire.

— Biscotte ?

— C’est fermaga.

— Eh bien tant mieux, riposte l’Infâmure.

— Expliquez-vous, baron ?

— En somme, on cherche quoi t’est-ce, dans l’immédiat ? Un coinc’teau où s’planquer la viande, non ? Ben, en v’là t’un, libre à la vente. T’as ton p’tit outil, Mec ?

Sa phrase n’est pas achevée que je brandis déjà mon sésame légendaire.

L’introduis dans la serrure.


L’appartement est coquet.

Je ne connaissais que la partie « travail ».

Le coin privé, à savoir une sorte d’aimable studio-cuisine séparé du reste par un bout de vestibule, est encore plus accueillant.

Follement intime, même. C’est son mignon repaire, à la belle Suzy. L’endroit où elle fait relâche, ses dures journées finies. Une fois l’ognon briqué, la bouche rincée, elle passe une robe de chambre et se blottit dans le studio, lequel est copieusement pourvu en bimbeloteries, pomponnettes, coussins, lampions, statuettes, tout ça, bien, parfait, oriental, sentant des parfums dégueulasses pour nos narines nationales, avec un Bouddha assis dans le fond, un canapé bas, des poupées d’étoffe à frime asiatique, des théières, des boîtes laquées, des froufrous, des naninanères en tout genre, et puis des photos de famille : papa, maman, le grand frère, la petite sœur, sous des palétuviers roses, sur des pousse-pousse, à vélo, charmants, rieurs.

Mais ce qui gâte le tout, c’est le cadavre à Suzy. Alors là, crois-moi, ça détruit l’harmonie. Oh ! que oui.

Il eût mieux valu pour la pauvrette qu’elle demeurât à l’hosto où l’expédia le terrible membre béruréen. Hélas, elle n’y fit qu’un bref séjour, le temps qu’on lui colmatât les déchirures provoquées par sa hardie tentative, chère fille courageuse, assoiffée de bien faire. Espèce de Jehanne d’Arc du cul ! Mme Curry ! Héroïque péripatétitienne, soudeuse d’aller jusqu’au bout de sa mission, que dis-je ! Jusqu’au fondement ! Et qui se fit péter le sphincter (Tracy) à vouloir trop prouver sa bonne volonté.

Eh bien ! Elle est décédée, là, sur son sofa profond comme un tombeau, justement. Couchée à plat ventre, une jambe hors de la couche, la tête de côté pour montrer sans équivoque son visage blanchi par le trépas. (J’ai pleuré sur trépas). Crime de sadique ! On l’a criblée de coups de poignard ; un poignard à lame recourbée, au manche incrusté, qui se trouve auprès du cadavre et qui devait, naguère, orner le mur. On peut lire, dessus « Souvenir de Manille ». Crime de sadique, oui, car on lui a enfoncé dans le centre d’accueil son combiné téléphonique. Oui : elle a reçu un coup de téléphone dans l’oigne, la malheureuse. Le goumi du Gros ne constituait qu’un préalable du destin, qu’une espèce de mise en condition ! Elle a pris tout le combiné — ou presque — dans le prosibe. N’est plus apparente que la partie émettrice. Le fil tire-bouchonne jusqu’au socle. Elle est branchée sur le réseau, Suzy. Le tuiiiit tuiiiit de l’appareil ajoute encore à l’effroyable de cette vision ; la dramatise davantage.

Bien que morte, elle a la ligne. Raccrochez, c’est une terreur !

Nous demeurons provisoirement sans voix ; mais le naturel reprenant le dessus, je finis par soupirer :

— Eh bien, mon cochon !

A quoi, le Gros ajoute :

— C’est l’cas d’y dire…

Puis il déclare :

— On n’a pas le fion bordé d’nouilles, décidément !

La comparaison paraît mal venue devant celui de Suzy Wrong. Quand je pense que des mecs rouscaillent parce qu’on tarde à leur poser le téléphone !

Pauvre petite souris jaune, si gentillette, experte, ardente à la tâche. Pourquoi ai-je le sentiment que ce meurtre est une mise en scène ? On a voulu laisser croire à un crime de sadique, mais en fait il s’agit d’une froide exécution (et maintenant c’est la môme qui est froide) signée Chakri Spân, je gage ?

Pas dif à conclure… La môme se trouvait dans la chambre de Johannes Brandt. Si Chakri Spân a liquidé les valets de chambre, susceptibles de signaler sa présence à l’étage au moment du pseudo « suicide » de l’Allemand, à plus forte raison était-il plus prudent de neutraliser sa conquête d’une nuit.

— Tu vois, Gros, je pense que Chakri Spân a buté le Chleu dans un moment de rogne. Il avait rancard avec lui pour un safari chez Herr Hotik, le fusil dans la chambre est éloquent sur ce point. Et puis il y a eu maldonne. Le Teuton a dû menacer de dévoiler le poteau rose et Chakri l’a passé par-dessus le bastingage. Ensuite, il a dû faire faire le ménage pour se tenir le nez au propre.

— Exaguetement ce dont j’étais t’en train d’réfléchir, approuve le Véhément.

Nous évacuons la chambre-studio. Nous voici dans ce logement comme dans une nasse. En sortir, ce serait aller au-devant des pires calamités. Y demeurer, c’est attendre l’inévitable. Me fais-je bien comprendre, malgré mon langage un tantisoit sibyllin ? Oui ? Tu es sûr ? Merci.

C’est alors qu’on sonne à la lourde.

Tout autre que moi, auteur complaisant, soucieux de respecter les tabous du genre, s’empresserait de changer de chapitre.

Songe : un coup de sonnette à cette période de l’action, merde, faut l’oser ! On est là, nous deux, Gradu et ma Pomme, traqués par les polices, accusés d’autant de meurtres qu’en fit commettre Adolf Hitler, coincés dans un mini-bordel en compagnie d’un cadavre sauvagement devenu cadavre ; y a de quoi se la badigeonner au mercurochrome et se la mettre en vente au marché Biron, tu trouves pas ?

Ben non, j’enchaîne recta, moi.

Et même tu sais pas ? Alors là, je vais bien te faire frémir : j’ouvre la porte.

Poum ! Sans tergi ni verser, commako, sec ! Entrez, vous êtes chez vous !

La vie n’est qu’un recommencement. Je finis par m’étonner de m’en étonner encore.

Qui donc est venu carillonner céans, lors de notre première visite ? T’en souviens-tu, toi que voilà ? L’Anglais de l’Oriental ? Oui ! Gagné !

Eh ben, c’est encore lui. Toujours très Britiche, toujours comme il faut, la raie impec sur le côté, fringué de bleu foncé, limouille blanche, cravate en ficelle, grolles à larges semelles.

Il ne sourcille même pas en nous aspergeant, non rasés, poudreux, sanguinoleurs, les vêtements encore humides. Lui, ce serait la Zabeth II qui délourderait, il garderait son self, l’artiste. Intact. Dirait simplement « Mes respects, Majesté », mais sans écarquiller les vasistas. Plus les choses sont singulières pour ces gens-là, plus ils comportent comme si elles étaient normales.

— Vous tombez bien, my dear, lui fais-je. Donnez-vous le pêne d’entrée[7].

— Miss Wrong n’est pas là ? questionne le Britiche.

— Elle est au téléphone, réponds-je.

Ce qui est, dans un sens, l’expression de la vérité. On s’installe au salon.

L’Anglais murmure :

Lovely night indee !

J’en conviens d’un hochement de tête.

Il ajoute, sur le ton des soupirs (comme s’il se trouvait en gondole) :

Well, well, well, well.

Ce qui est typiquement rosbif. La converse, chez eux : c’est immuablement « Beau temps, n’est-ce pas ? » et pour le reste du séjour « well, well, well, well ». Par salve de quatre, toujours. Quatre well. T’as déjà remarqué ? Le temps d’une exhalaison.

— Vous êtes en vacances ? lui demandé-je.

Il secoue la tête négativement.

— Affaire.

— Import-export ?

— Juste.

— Et ça marche ?

— Il y a eu des temps meilleurs.

Mais il y en aura de plus mauvais ?

— Je le crains.

Magnifique dialogue, en comparaison duquel celui des Carmélites n’est qu’une chanson de gestes.

Je décide soudain qu’il est temps de parler un langage plus positif.


— Eh bien, moi, fais-je, j’appartiens à la police parisienne, de même que mon ami ici présent.

— Je sais, dit l’autre en réprimant un bâillement ; je vous ai reconnu dès votre arrivée.

— Reconnu ?

— Moi, je suis de l’I.S. Mon nom est Brandson. Major Timothée Brandson.

A flegme britannique, self-contrôle français et demi.

— Vous êtes mon premier, rétorqué-je.

Il se retient de questionner, mais comme je ne moufte pas, il murmure :

— Votre premier Major de l’I.S. ?

— Non : mon premier Timothée. Je croyais que ce prénom n’existait que dans les polars d’Agaga Christie.

— Il figure également sur mon acte de naissance, assure mon interlocuteur.

Je cherche Béru. Il a disparu. Mais des odeurs en partance de la cuisine me proviennent. Sans doute la jaffe de la Femme-Baleine ne lui a-t-elle pas suffi. Il a toujours un petit creux grand comme l’ancien trou des halles à combler, cécoinsse.

— Venez avec moi, collègue !

J’entraîne mon éminent chosefrère jusqu’au studio de miss Wrong.

— Nous l’avons découverte ainsi, expliqué-je en lui découvrant la morte.

Il s’approche, considère, exactement comme s’il admirait la vitrine de chez Cartier.

Bien sûr, il part d’une nouvelle série de « well, well, well, well ».

— Moche, n’est-ce pas ?

— Plutôt.

— Vous vous intéressiez à elle ?

— Comme vous.

— Pour la même raison ?

— Vraisemblablement.

— Vous aviez vu quelque chose, à propos du suicidé de l’hôtel ?

— J’ai vu qu’il ne s’agissait pas d’un suicide. J’ai vu que quelqu’un le faisait basculer, mais sans distinguer la personne en question. J’espérais des précisions de cette jeune femme. Je suis venu une première fois, elle n’a pu me recevoir. Mes autres tentatives se sont heurtées à sa porte close.

— Parce que Chakri Spân a été plus prompt que vous.

— Ah oui, lui, vous pensez ?

— Vous le connaissez ?

— De réputation. D’après celle-ci, c’est un homme qui touche à trop d’affaires illicites pour espérer battre le record de Mathusalem.

— Je vais vous résumer les chapitres précédents, cher Major, vous pourrez mesurer jusqu’où vont les entreprises de Chakri Spân.

— Quéqu’un veuille-t-il du crabe au curry, du riz aux crevettes, du porc aux germes de soja et du canard ripoliné ? questionne Béru, depuis la cuisine.

Il a déjà la bouche pleine de tout ça.

La mienne ne contient que des mots.

La confiance règne.

Tiens, voilà qui ferait un titre valable pour une de mes conneries, tu ne trouves pas ?

Souvent, il m’en vient… Je me dis : « En v’là un » (car je me cause simplement, sans chichiter). Et puis l’élan me tombe. A seconde vue, je les trouve trop mous, comme « La Confiance règne », justement. Pas suffisamment percutants. D’autres, par contre, sont trop durs, ainsi d’un que pourtant j’adore, et que j’m’ai jamais servi : « Tant qu’il y aura des Zobs ». L’éditeur refuserait. Il aime la juste limite. « A prendre ou à lécher », tu vois, c’est sa longueur d’onde. Corsé, mais acceptable. Faut qu’il veille au grain, l’éditeur. C’est mon Dieu le Père. Je lui demande la permission de tout. Des fois, il l’accorde, mais sans trop d’emballe. Plus souvent, il fait la grimace, émet un bruit de muqueuses ramonées, comme s’il allait me glavioter sur les lattes. « Ahhr, je ne pense pas que ce soit une bonne idée ». Bon, il pense pas que c’est une bonne idée, ça veut dire que tu peux te la refoutre dans le bénouze. Intraitable. J’en vois qui me font des proposes mirifiques ; qui me disent ainsi : « M’sieur l’Antonio, vous aimeriez-t-il que j’écrivisse (et non pas écrevisse) un livre sur vous ? ». Tiens, si je te disais, un jour : le professeur Sauvy, l’un des tout grands esprits de ce temps. Un livre sur moi, il avait envie. Je m’avance pas, va lui demander, je me permettrais pas de bluffer, jamais avec un homme de vraie valeur. Eh bien ! mon nez-dites-heure lui a remisé les velléités, au professeur Sauvy. Poliment. « Non, merci, j’y tiens pas. Ou alors montrez-moi votre texte, au prélavable ; je verrai ». Le bonjour à Alfred, quoi ! Une main de fer dans un gant de fer, monnaie-diteur. Le manager de grand style. L’homme de tous les moments, de toutes les circonstances. Le conseilleur-payeur. L’indomptable. Il vigile sans relâche… Ecris pas la bouche pleine ! il me fait. Ou bien « Mets un tricot de corps, le temps fraîchit » ; et encore « Tu roules trop vite avec ta Daimler » ; tout ça… Et puis les chèques et maths. C’est mon second papa. Je l’aime. Lui aussi, j’veux pas qu’y prenne froid. On s’a besoin, lui et moi. On est deux, la vie est plus facile.

Je te cause de lui parce que ça me vient. T’en as rien à branler, je sais ; mais faut connaître les tenants-aboutissants. Ce qu’on appelle le dessous des choses. Voilà le dessous des miennes.


La confiance règne, avais-je commencé.

Entre Timothée et moi, complété-je.

On joue franco pendant que le Gros décrasse toutes les provises disponibles dans l’appartement de la chère Suzy Wrong (une qui ne s’est pas cassée pour trouver un nom de guerre, hein ?).

Je lui ai tout déballé, au copain de l’I.S., point par point, heure par heure, dent pour dent. A l’œil. Mes démêlés avec Chakri Spân ; mes emmêlés avec l’organisateur de safaris et ses clients. La police qui nous traque…

Me mets à sa merci. Ne nous a-t-il point sauvé the lift une première fois ? Et puis, il me connaît de répute. Santonio, l’as des as. Celui sans qui la France ne serait que ce qu’elle est.

Que d’aventures en un lapsus de temps infime !

Y a qu’à nous non ? Si vite, si tumultueux ! Pan, bigne, plooff ! Mitraillette, course sur les klongs, crocodiles, femme-canon, pépé nase ! Bonsoir, méâmes, bonsoir messieurs ! Signé San-Antonio.

Un pied géant, non ? Il va mouiller, l’Edith-heure quand ils vont lui raconter comment que ça cavalcade dans ce polar. Qu’on traîne pas, qu’on fait pas chier le lecteur, mais qu’on balance la péripétie à la truelle. Et en telle quantitoche qu’il va encore falloir imprimer menu, et zob pour les myopes ! N’auront qu’à lire le « Roman de Miro » ; ou bien s’acheter des loupes. Pas de ma faute si j’ai à dire. Je voudrais t’en écrire des hénormes, que l’action intarisse. On te les fourguerait plus cher, faut comprendre, mais ils te feraient tout le véquende.

Le bon Rosbif, Major Brandson, écoute comme si je lui lisais les cours de la Bourse. Et encore, pas celle de Londres, mais celle de Pétahouchnock. Quand j’en ai fini, il soupire :

— Difficile situation, my friend. Très difficile situation.

— Merci, fais-je, je l’avais remarqué.

— Vous n’avez pas une chance sur cent millions de millions de faire admettre votre bon droit aux autorités d’ici.

— Ne péchez pas par excès d’optimisme, Major.

Il caresse ses tempes brunes, où fleurissent quelques touffettes grises.

— Croyez-vous en Dieu, mister commissaire ?

— Je fais semblant, avoué-je, mais je fais si bien semblant de croire en Dieu que Dieu croit que je crois en lui, ce qui est le but recherché, n’est-il pas ?

— En ce cas, je pense être en mesure de vous dire que c’est lui qui m’a placé sur votre route.

— J’en ai le pressentiment.

— Je suis l’homme qu’il vous faut.

— Vous pourriez donc nous venir en aide ?

— Probablement.

— De quelle manière ?

— J’ai besoin de main-d’œuvre qualifiée.

— Pour ?

Il hoche la tête, sort de sa poche un étui à cigarettes qui, bien qu’appartenant à un gars de l’I.S. ne tire pas de balles, ne projette pas de gaz asphyxiant et n’est pas un poste émetteur. Il contient benoîtement des cigarettes dont l’odeur en se consumant me paraît être celle des Camel[8].

— Moi aussi, je vais vous faire quelques confidences, my dear (c’est moi que j’ajoute my dear, pour faire plus britannique, sinon il me dit « mon cher », mais me le dit en anglais).

— Votre confiance répondant à la mienne prouve que nous sommes liés par une sympathie réciproque, tourné-je, sur mon tour à blabla.

— Bien entendu, votre discrétion m’est acquise ?

— Complètement, Major.

— Mes supérieurs m’ont envoyé ici parce qu’ils ont informés qu’un coup fumant s’y prépare.

— On va détrôner le roi ?

Il a un lugubre sourire pour condoléances attristées.

— Mieux que le roi.

— Bigre, qui donc ?

— Dieu.

— Pardon ?

Timothée inventorie ses poches et finit par dégauchir (comme on dit en anglais), un dépliant touristique célébrant les merveilles de Bangkok. Il le déplie (puisqu’il s’agit d’un dépliant, à quoi bon se gêner ?) et me présente une rubrique bien définie. Elle traite du temple Wat Trimit, lequel abrite le célèbre Bouddha d’or, aimable statue de 3 mètres de haut, pesant 5 tonnes et demie, évaluée à quelque 20 millions de dollars. Ce haut morcif fut découvert par un bonze, au cours de je ne sais quels travaux entrepris en bordure du fleuve. Il était recouvert d’une forte épaisseur de plâtre chargée de déjouer les concupiscences. Ce bon bonze (acidulé), pas empêché du bulbe, a eu l’idée de casser un bout du plâtre. Et qu’a-t-il trouvé dessous ? Du jonc, mon pote ! Du gold véridique ! On a vite débarrassé la divine statue de sa cangue camoufleuse et on l’a installée dans le temple Wat Trimit, en pleine ville chinoise, là que se trouve le crématoire du quartier, la morgue, le séminaire des bonzes Pilatt, tout ça…

Je rends la brochurette à mon honorable collègue et attends qu’il s’explique.

— Un groupe de petits malins a décidé d’embarquer le Bouddha d’or, confirme-t-il.

— Sympa, dis-je, mais mal commode, non ? Cinq tonnes et demie, faut au moins se mettre à deux pour coltiner l’objet ! Et trois mètres de hauteur, pardon, c’est pas de la tarte.

— Ils ont trouvé une astuce diabolique…

— Il faut être effectivement le diable pour s’attaquer à Bouddha.

Timothée (à la menthe) me vote un sourire reflétant essentiellement son apitoiement. Il aime trop les sciences exactes pour se contenter d’à peu près.

— Quels gens se sont attaqués à une entreprise aussi hardie ?

— Des Français, mon cher, ne vous en déplaise, associés à quelques Italiens et à un Turc. Ce sont eux qui ont fomenté le coup, l’ont organisé et qui le réalisent, avec l’assistance de l’éternel Chakri Spân, bien entendu.

— Juste ciel, un bouddhiste s’attaquer à Bouddha !

Il hausse les épaules.

— Chakri Spân n’est pas bouddhiste, mais plus ou moins pakistanais et japonais à la fois.

— Comment l’I.S. a-t-elle été prévenue de la chose ?

— Par un loustic londonien, spécialiste du chalumeau, qui fut contacté par le cerveau de la bande, un nommé Iraiggaps. Il avait accepté de participer à cette sauterie, mais il a été arrêté dans l’intervalle pour une mauvaise affaire. Comme c’est un garçon claustrophobe, il a monnayé son information, ce qui est humain.

— Pourquoi s’est-il confié à l’I.S. plutôt qu’au Yard ?

— Il s’est confié au Yard ; mais l’affaire nous a été transmise et c’est moi qui l’ai héritée, étant spécialiste de cette région du monde. Disons qu’elle est mon fief.

Béru surgit inopinément, les lèvres graisseuses, la bouche pleine, le pantalon dégrafé.

Il a entendu la dernière réplique de notre ami et il l’interpelle :

— Si v’seriez espécialiste du patelin, pouvez pas m’dire où qu’ils foutent leurs chiottes ? J’ai z’une envie d’bédoler qui m’prend t’à la gorge et j’arrive pas à dégauchir les chiches.

— Il est probable que vous les trouverez au rez-de-chaussée, informe Brandson.

Béru le remercie par quelques pets dont l’extrême prudence en dit long sur l’urgence de son problème et sort en continuant de se préparer aux sublimes abandons.

— Vous avez là un collaborateur assez singulier, n’est-ce pas ? émet Timothée (au jasmin).

— Disons même que c’est un cas, renchéris-je. Mais il a des aspects positifs. Alors, dear friend, cette diabolique opération « Bouddha d’or » ?

Brandson allume une nouvelle Camel (que surtout m’en envoyez pas, hein, les mecs de chez Camel ? je saurais pas qu’en foutre, et mes pauvres ne fument que du scaferlati ordinaire).

Il l’allume avec une aisance tout à fait britannique. L’attitude d’un gentleman reste ce qu’il y a de plus beau à voir sur notre planète, après la chatte d’une jeune fille.

— Je vous pose la devinette, commissaire : si vous étiez truand et que vous projetiez de voler une statue d’or pesant 5 tonnes 5, scellée sur un socle et bouclée dans un temple bien gardé, de quelle manière vous y prendriez-vous ?

Je branle tu sais quoi ? Oui ? Bon. Alors, je le branle et réponds :

— Ma foi, ne pouvant disposer d’une grue, je la découperais en morceaux transportables.

— Bravo. Seulement il faut beaucoup de temps pour morceler un monument pareil. Or, le temple Wat Trimit est au cœur d’un complexe religieux plein d’allées et venues le jour, et gardé la nuit.

— Alors ?

— Alors il a fallu faire montre de génie, et ces coquins en ont à revendre. Ils agissent par petites étapes, de nuit. Cela fait un mois qu’ils sont à pied d’œuvre. Vous êtes allés visiter le « Bouddha d’or » ?

— Je n’en ai pas encore eu le temps.

— La statue se trouve dans une sorte de chapelle, si je puis employer ce mot, surélevée, à laquelle on accède par une volée de marches. Chakri Spân a offert des travaux de rénovation extérieure. Cela se fait dans ce pays. On gagne son paradis en restaurant des statues religieuses ou en offrant des objets du culte. Au cours des travaux, un trou a été percé, à l’extérieur, qui a été refermé d’une manière permettant de le rouvrir sans difficulté. Ce trou se transforme en un souterrain qui va jusque sous le formidable socle de la statue. Vous suivez ?

— En rampant, mais je suis !

— Donc, nos petits bricoleurs peuvent pénétrer dans la statue et la découper de l’intérieur.

— Formidable, mais ça change quoi ?

— Tout.

— Comment cela, leur boulot a la même finalité, non ?

— Non, car ils ont eu l’astuce du siècle, mon Vieux.

— Ne me faites pas languir davantage, Timothée, mon amour.

— Une nuit, deux spécialistes se sont laissé enfermer dans le temple et, s’inspirant de l’astuce qui avait servi à neutraliser la cupidité des envahisseurs birmans jadis, ont coulé par-dessus une couche de plastique dorée qui se solidifie en quelques heures. Ils sont donc en train de découper la statue sous cette carapace qui, elle, ne bouge pas, comprenez-vous ? Travail minutieux, certes, mais de grand style. Il se passera probablement des lustres avant qu’on ne découvre la supercherie.

Je demeure sans voix. Mon silence est un coup de chapeau admiratif à l’astuce effectivement diabolique des pillards.

— Bien ficelé, n’est-ce pas ?

— Admirablement. Bon, et alors, que vient fiche l’I.S. dans cette galère ? Pourquoi ne pas affranchir tout bonnement le gouvernement thaïlandais de ce qui se passe ?

Brandson fait la moue :

— Le monde a trop tendance à se figurer que le Royaume-Uni et ses institutions sont en plein déclin… Nous avons conservé de beaux restes, vous savez ?

— Je le sais, fais-je gravement, je me moque beaucoup de votre pays, Brandson, pourtant je sais bien qu’il reste unique en son genre, et qu’il ne deviendra jamais la Principauté de Monaco, comme certains le prédisent.

Je le regarde au fond des yeux, avant de poursuivre :

— Vous avez décidé de laisser tirer les marrons du feu, n’est-ce pas ? Et ensuite de faire main basse sur le Bouddha ? Vingt millions de dollars, c’est toujours bon à encaisser.

Timothée émet un bruit sec et réprobateur.

— Nous n’en sommes pas encore à ramasser dans les poubelles du crime, mon ami. Simplement vous savez que le British Museum recèle les plus belles pièces de l’art ancien ?

— Receler est le mot, riposté-je, vous avez pillé la terre entière à l’époque de votre souveraineté. Ainsi, le Bouddha d’or est destiné au British Museum ?

— Juste.

— Et vous l’y installerez à la rubrique « Objets trouvés », ou « Don d’une bande de casseurs anonymes » ?

— Copie du fameux Bouddha d’or de Bangkok, simplement ; nous savons être modestes à l’occasion, partant du principe qu’il vaut mieux avoir dans son salon un vrai Rembrandt qui passe pour un faux, qu’un faux qui passe pour un vrai.

J’opine.

— Dites, Brandson, vous ne trouvez pas un brin dégueulasse de priver de l’une de ses merveilles un pays où seuls ses Bouddhas roulent sur l’or ?

Il éclate de rire.

— Si nous n’avions pas eu vent de la chose, cette œuvre d’art aurait été fondue au lieu de demeurer à l’état d’œuvre d’art…

— Et comment vont-ils évacuer les morceaux ?

— Dans des cercueils de Chakri Spân, la morgue est contiguë à la chapelle du bouddha.

— Décidément, le cercueil confine au mode de locomotion dans cette ville. Dites, vous ne redoutez pas la justice du ciel, collègue ? J’ai lu dans mon Guide Bleu qu’aucune statue de Bouddha ne doit quitter le territoire.

Brandson hoche la tête.

— Je suis chrétien, pas bouddhiste. Et même, commissaire, si je n’étais pas chrétien, il suffirait que je sois anglais pour mener à bien cette mission !…

Je m’incline, à la mousquetaire, saluant du chapeau que je n’ai jamais porté.

— Maintenant, expliquez-moi de quelle façon nous pouvons vous être utiles…

— Au moment de l’interception. Mes effectifs ici sont plutôt minces : trois hommes. Certes, nous bénéficierons de l’élément de surprise, mais les autres sont le double, sans compter qu’il y aura la main-d’œuvre de Chakri Spân dont il ne m’est pas possible de prévoir l’importance.

— Je vois.

Ça, très britiche : « I see ». Je see, donc je suis.

Je suis son homme. Mais ça va être coton.

— Le hic, c’est qu’ils ne vont pas attendre d’avoir découpé entièrement Bouddha pour l’évacuer. Ils vont le sortir par lots d’une centaine de kilogrammes chacun, je suppose, ce qui représente pas mal de voyages. Ces morceaux seront entreposés quelque part, j’ignore encore où.

— Je crois le savoir, moi, mon bon Timothée.

Indeed !

Yes. Si Chakri Spân est dans le coup, si l’évacuation s’opère à l’aide de cercueils en guise de containers, lesdits cercueils s’accumuleront tout bêtement dans l’entrepôt du bonhomme. Et une fois le vénérable Bouddha d’Or alpagué, comment le sortiront-ils de Thaïlande ?

— Par bateau ; un yacht privé appartenant à un Hollandais est mouillé non loin d’ici sur le fleuve.

Le timbre (à 80 satangs[9]) de la porte nous livre sa brève mélodie, crémeuse à souhait.

— Mon pote qui vient d’achever sa mise à jour, dis-je à Brandson, lequel s’est cabré en percevant le gong.

Je vais ouvrir.

Mes réflexes, jamais je ne saurai les apprécier davantage qu’en cet instant décisif (comme le mythe de). Un millième de seconde — et encore j’en rajoute pour faire plus vrai — me suffit à réaliser le topo. Un petit gredin en tea-shirt bleu, coiffé d’une casquette marine bleue, tient une sulfateuse braquée contre la lourde. A son côté : une méchante valoche de carton d’où il l’a sortie, car il ne se balade pas avec sa seringue dans la street. Je me jette de côté. Lui, il défouraille en éventail. Mécolle pâte, tu sais pas ? Attends que je reprenne mon souffle pour te raconter… Je virgule mon panard au hasard dans l’encadrement. Celui dont l’extrémité du soulier a été pourvu d’épingles par Béru. Je sens du dur à l’arrivée. Un gémissement bref. Et puis il y a échauffourée rapide. Une seconde salve. Béru apparaît, la mitraillette fumante dans les pognes, le calbute sur les pompes.

— V’là qu’est fait, annonce-t-il, et je ne sais s’il veut parler de sa grosse commission ou de la neutralisation de notre antagoniste. Je suppose que les deux performances ont été menées à bien.

En effet, notre agresseur est allongé pour le compte, avec un trou grand comme un cadran téléphonique au milieu de la poire.

— Une veine que les caczingues se fussent trouvés hors d’l’appart’ment, apprécie Bérurier.

Il dépose l’arme contre le mur et se reculotte posément, drapant son concombre fantasque dans les pans élimés de sa limouille.

Il considère notre copain Timothée d’un œil chagrin.

— Hé, dis don’ ; y paraît tout chose, ton Rosbif. Ces cons-là y z’ont beau digérer de la bouffe pas croyab’, y z’assimilent tout d’même pas les valdas.

En effet, Brandson a pris le plus clair de la salve dans les tripes.

Il nous agonise devant, sans ostentation, le regard perdu, la bouche serrée, et meurt sans avoir proféré une syllabe.

L’odeur de la poudre flotte dans l’air à la ronde. Grisante sur le coup, mais si âcre qu’elle ne tarde pas à nous faire toussoter.

— C’est qui, ce gonzier ? demande le Gravos en montrant le Jaune foudroyé.

Il n’espère pas de réponse ; la question, c’est presque à lui-même qu’il la pose.

— Un boy-scout de Chakri Spân, fais-je néanmoins. Tu penses bien qu’à force de fouinasser dans le secteur, Timothée a été retapissé. Chakri Spân devait le faire suivre. Quand on lui a dit qu’il se pointait ici, dans l’appartement de la petite Suzy dont notre marchand de bières s’était débarrassé, il a donné l’ordre d’allonger le mec.

— Y nous reste plus qu’à cavaler, hein ? Décidément, on n’est pas dans not’ meilleur quartier de la lune, soupire l’Enflure, juste au moment que c’Britiche allait p’t-être pouvoir nous sauver la mise…

— Il vient de nous sauver la mise, rectifié-je.

— En quoi f’sant, gros malin ?

— En décédant. Il nous laisse ainsi le champ libre.

— Je pige pas.

— T’inquiète pas, moi si. Je me comprends toujours à demi-mot. Allez, go !

— Où qu’on va réfugier ?

— Mais… à l’Oriental, mon brave Zorro, n’y avons-nous pas deux excellentes chambres et tous nos bagages ?


— Un peu de champagne, cher ami ?

Le chef de la police, l’excellent Raï Duku, me considère avec défiance. Il louche sur son auxiliaire (avoir) le cher Wat Chié.

Sans attendre sa réponse, je demande au room service de nous monter une boutanche de Dom Pérignon et quatre verres.

Ces Asiatiques, leur force, c’est le self-contrôle. Ainsi, ce haut fonctionnaire n’a pas hésité à répondre à mon appel. Il s’est pointé, flanqué de Wat Chié et de quatre autres poulets en armes. Je l’ai reçu civilement. Les archers, sur son ordre, attendent dans le couloir. Bien que nous soyons traqués par toutes les polices, Duku continue de m’accorder une certaine considération.

Je lui ai fait un récit circonstancié de tout ce qui vient de se produire, sans omettre le moindre détail. Plus tard, j’irai la chanter dans les cours, cette histoire, tellement je la sais par cœur.

— Mon cher collègue, reprends-je, je viens de communiquer par écrit la relation de ces faits à l’Ambassade de France. Si vous ne garantissez pas notre rapatriement dans les meilleures conditions, ce scandale sera connu du monde entier et je vous laisse apprécier les conséquences. Par ailleurs, j’exige que vous mettiez fin aux activités de Chakri Spân, d’une manière ou d’une autre. Je ne vous cache pas que je suis plutôt partisan de l’autre, car cet homme n’a pas le droit de vivre. Ses crimes contre l’humanité et contre la religion le rendent intolérable. Comme, par ailleurs, il n’est pas impossible qu’il ait corrompu certains personnages du Royaume, il me paraît que, plus vite il sera muet, mieux cela vaudra pour beaucoup de monde.

« A votre place, je provoquerais, cette nuit même, un conseil au plus haut niveau, et je m’arrangerais pour que votre marchand de cercueils termine la nuit dans l’un d’eux. Je connais les grands princeps de votre religion. Le sacrilège relatif au divin Bouddha d’Or est inexpiable. Bien que catholique, je sens que Bouddha m’a à la chouette. Je viens de faire quelque chose pour lui, il fera je n’en doute pas quelque chose pour moi, car tous les Dieux renvoient l’ascenseur. Cela dit, je souhaiterais rentrer à Paris dans les meilleurs délais.

Raï Duku continue de réfléchir. Son subordonné attend qu’il traduise.

On nous apporte le champagne, je le sers moi-même, avec assez de verve.

— Vous pensez que M. Chakri Spân a tué personnellement cet Allemand, dans l’hôtel ? finit par murmurer mon terlocuteur.

— Naturellement. Il avait rendez-vous avec lui et, pour des raisons X, Brandt s’est fâché, a menacé de révéler le pot aux roses concernant les safaris humains. L’autre a pris peur et s’est débarrassé séance tenante de ce fâcheux client.

— Mais pourquoi l’Allemand se serait-il mis en colère ?

— Je l’ignore. Pendant que j’y pense, il tenait quelque chose dans le creux de sa main. Mon zélé collaborateur ici présent…

Courbette, assortie d’un pet, du collaborateur auquel la cuisine locale occasionne des flatulences.

— … a aperçu ce petit objet…

Je vide mes vagues l’une après l’autre, retrouve le petit disque de jade et le propose à Raï Duku.

Mais il ne s’en saisit pas.

Tu sais quoi ?

Alors là, je vais t’en boucher une drôle de surface portante…

Ayant considéré la rondelle de jade, Raï Duku se jette à genoux devant moi et se prosterne à toute vibure, des chiées de fois ; on le brancherait sur une dynamo, il dégagerait de l’électricité.

Son auxiliaire (être) s’hâte de l’imiter.

Comme leur manège se prolonge pendant un bout de moment, je finis par choper le tournis.

— Voyons, repos ! Le champagne va chauffer ! leur dis-je.

Ils continuent de marionnetter un instant sur leur aire, enfin ils reprennent la position verticale, puis la position assise.

Raï Duku sort sa pochette de soie et l’ayant développée, la dépose sur le disque que je tiens dans ma paume. Ensuite il m’oblige le poignet à un mouvement rotatif de manière à recueillir sa capsule.

— De quoi s’agit-il, patron ? questionné-je.

Il balbutie :

— C’est la clé sacrée du Bouddha d’Émeraude de Wat Phra Keo, celle qui livre accès au vestiaire où sont déposés les vêtements d’or et de diamant qu’on met à la statue selon les saisons. Mais, sacré bon Bouddha, on allait donc piller toutes les richesses religieuses de mon pays ! Cet Allemand n’était pas un chasseur d’hommes — ou alors occasionnel — mais un chasseur de joyaux ! Et ce Chakri Spân livrait le patrimoine thaïlandais à l’étranger ! Ah, merci, valeureux commissaire San-Antonio. Sa Majesté sera mise au courant de votre héroïque conduite et il est probable qu’elle vous décorera de l’Ordre de la Blhé Nô Ragi pour services rendus à la nation.

Il me donne l’accolade, en guise d’acompte, et sort, suivi de Wat Chié, en tenant à bout de bras le disque de jade dans sa pochette.


Je lis l’édition anglaise du Bangkokien Libéré au bord de la piscine, en éclusant un jus de noix de coco. Very good. Le fruit est encore dans sa cangue verte, on y a percé deux trous et je pompe le douceâtre breuvage à l’aide d’un chalumeau (oxhydrique).

Sur le siège voisin, Béru en fait autant, sauf qu’il a prié le barman d’injecter cinquante centilitres de calva dans le lait de coco pour « le muscler » Magloire.

— Les nouvelles sont fraîches ? interroge le Gros, avec le ton d’un qui s’en fout.

— Plutôt brûlantes, mon Gros !

Je lui présente la une du baveux. Sur quatre colonnes, on peut y voir la photo d’une grosse bagnole consumée. Titre : « Tragique accident de la circulation, cette nuit : le célèbre industriel Chakri Spân meurt carbonisé dans sa légendaire Rolls. »

L’article qui accompagne, je m’en torchonne. Littérature. J’en fais de la pareille à longueur de matinée. Mais, bon, tout est well qui finit well, aurait dit ce pauvre Timothée.

A cet instant, le haut-parleur de l’hôtel :

— Monsieur San-Antonio est demandé à la réception.

Allons, bon, quoi encore ? On ne va pas me casser les claouis jusqu’au départ de l’avion !

En maugréant, je me rends dans le hall. Et qui vois-je, gigantesque, massive, pipe aux lèvres, près de la caisse ? Tu viens de le deviner in extremis, en chaud latin que tu es : Mrs. Goodyeard, en effet. Saboulée en officier de commando pendant la guerre contre le Japon : tout en kaki, avec des épaulettes, des poches poitrine et pas de poitrine dessous.

— Hello ! me lance-t-elle.

Pas contrariant, je lui réponds « hello ».

— Vous n’étiez pas ici, hier ? m’annonce la virago.

— Je sais, fais-je, on m’avait convié à une partie de chasse.

— Quelle horreur ! Ce sont les chasseurs qu’il faudrait abattre !

— Aussi, est-ce bien ce que j’ai fait, certifié-je. Vous aviez quelque chose à me dire, chère madame ?

Elle ouvre la rude giberne qui lui tient lieu de sac à main. Y puise une coupure de journal.

— C’est rapport à votre annonce dans Bangkok Soir, concernant ce type avec qui j’ai voyagé à deux reprises, paraît-il.

— Ah ! bon, alors[10] ?

— Je l’ai retrouvé, grâce à la photo.

Mon cœur saute l’obstacle. Ma gorge prend feu.

— Etes-vous bien certaine qu’il s’agit de lui ?

— Dites, l’ami, j’ai l’œil.

Et où se trouve cet oiseau migrateur ?

Elle ôte sa pipe, garde le trou du tuyau entre ses lèvres, puis se racle puissamment la corgnole et va glavioter dans un porte-parapluies de cuivre tout proche.

— Bon, venez avec moi, je vais vous le montrer !

* * *

Elle pilote une jeep avec maestria dans ce bordel ambulant qu’est la circulation bangkokienne, n’hésitant pas à « mordre » les trottoirs, à bousculer les cyclomotoristes, à tamponner les taxis branlants ni à donner des coups de cul aux piétons aventureux.

Elle ne parle plus. J’ai essayé de lui poser quelques questions, mais elle a maugréé :

— Soyez patient, mister flic ! Et dites-vous bien que je n’ai pas pour habitude de servir d’indicateur à la police. Je le fais uniquement pour dissiper votre bon Dieu de suspicion que je sentais peser sur moi depuis votre visite.

Nous nous séparons de la ville.

On roule de plus en plus démentement par des voies encombrées de camions qui ressemblent à des baraques foraines, tant ils sont décorés d’autocollants à la gloire de l’Univers Walt Disney, de franfreluches, de fanions. Les routiers thaïlandais raffolent de ce genre de gadjets. C’est jaune et ça ne sait pas.

Enfin, voilà la vraie cambrousse…

On trouve, clairsemées, des propriétés presque luxueuses. Des vallonnements sagement cultivés et bordés d’arbres.

Je consulte ma montre avec inquiétude.

— Pressé ? finit par jeter la fumeuse de bouffarde.

— Mon vol pour Paris est dans trois heures…

— Nous serons de retour à temps.

Bientôt, nous parvenons à l’orée d’un golf immense, au green parfaitement entretenu, où des Occidentaux s’escriment, assistés de caddies orientaux ; parce que c’est ainsi et que ça le restera un bon moment encore. Et puis quoi, c’est pas parce qu’on est blanc de la tête aux pieds qu’on n’a plus le droit de jouer au golf, merde !

La grande sauvage pénètre sur un terre-plein défendu par une sorte de poteau-frontière qu’un vieux Chinetoque actionne rapidos en l’apercevant.

Mrs. Goodyeard se range sur le parking, peu encombré à ce moment de la journée. Elle prend une paire de jumelles dans ce qui sert de boîte à gants et m’entraîne à longues enjambées jusqu’à la terrasse du Club-House. Tu la verrais, Césarine, grimper sur un banc et sonder le parcours avec ses jumelles, tu croirais l’amiral Nelson à la bataille de Trafalgar Square, juste avant qu’il s’y fasse dessouder connement, l’imbécile heureux, au lieu d’être resté bien peinard dans le château de ses ancêtres. Je te demande un peu, cette marotte de vouloir entrer dans le dictionnaire, la tête sous le bras !

Elle craint personne, ainsi juchée, la mère. Son œil d’aigle, derrière les verres grossissants, sonde le terrain. Elle émet un ricanement.

— Voilà l’homme !

Me brandit ses jumelles en me montrant deux types, près du trou 12 : un joueur aux cheveux gris, vêtu d’un pull rouge et un caddy aux cheveux noirs, affublé d’un blouson bleu.

Je mate attentivement, pas d’erreur : il s’agit bel et bien de Victor Héatravaire, en train d’ajuster une balle, le club levé, les pieds cherchant l’appui idéal.

Il joue au golf, alors qu’à Paris, on se panique sur son sort.

Furax, je rends ses jumelles au colonel des dragons et m’élance à travers green (comme dirait le petit ami de Julien).

* * *

La balle blanche, dure et gaufrée, roule doucettement, comme une goutte de foutre au bout d’une queue et finit par tomber dans le trou.

Moi, le golf, c’est le caddie de mes soucis. Paraît que ça fait arpenter et que c’est bon pour la santé. Je veux bien ; mais je ne vois pas la nécessité d’arpenter en tapant sur une petite connerie pour aller la foutre dans un trou, à dache ou ailleurs. Après le feu, la pierre taillée et la roue, l’homme a inventé la boule. Et alors sa vie s’en est trouvée vachetement momifiée (pardon modifiée). Il existe sur une boule, l’homme. Et il en a généralement deux qui lui pendent au cul. En plus, il en a créé d’autres pour son agrément.

J’applaudis.

— Bravo, M. Héatravaire, la Thaïlande vous réussit, voilà un très beau coup !

Il sursaille et se tourne vers moi.

— Vous me connaissez donc ?

— Jusqu’à présent, seulement d’après photo.

Je lui montre ma brème, qu’on a bien fait de la plastifier celle-là, tant tellement on est amené à la tripoter.

— Oh ! Oh ! La police ?

— Très officieusement : une initiative de votre ami Achille sur la requête de votre fils. On se morfond, à Paris, sans la moindre nouvelle de vous. Auriez-vous changé d’identité ?

Victor Héatravaire rend sa canne au boy et me pose sa rude main sur l’épaule. C’est un gars sympa, une espèce de vieux gamin frondeur avec une peau rude et plein de poils dessus. Des yeux d’homme solide qui sait voir venir, grâce à eux.

— Oh, bon, je me doutais bien que ça n’irait pas sans problèmes et qu’ils me feraient chier jusqu’à l’os, dit-il.

— Qui, ils ?

— Mais, tous… Les autres, quoi, vous, eux, mon fils, ma vieille carne de Clarisse. Clarisse ! Vous ne la connaissez pas, celle-là ?

— Je l’ai aperçue.

— C’est suffisant pour s’en faire une idée, non ?

— Amplement.

— Et qu’en pensez-vous ?

— Que c’est une vieille chiasse.

Il éclate de rire.

— Bravo ! Tu me plais, mon gars. Une saloperie de vieille pie mitée en effet. Et mon fils, t’as vu aussi mon fils ?

— Je l’ai vu.

— Ton jugement ?

— Un grand jean-foutre incapable.

— Dix sur dix ! Comprends-tu qu’arrivé à mon âge, te voyant environné de gens aigres, paresseux, ou cons et constatant que tes affaires s’écroulent, tu aies envie d’arrêter les frais et d’aller crever peinardos sous d’autres cieux ?

— Je le conçois parfaitement, monsieur Héatravaire.

— Alors c’est que tu es trop intelligent pour rester flic. Tu vois, fiston, j’ai commencé à me poser des questions le jour où ayant levé une petite minette au drugstore Saint-Germain, je me suis aperçu qu’elle ne portait ni culotte ni soutien-gorge. Je me suis dit « C’est râpé, mon Victor », t’es plus dans le circuit, avec ta manufacture, il va falloir te reconvertir. Mais me reconvertir pour qui ? Pour la vieille guenille dont je n’avais pas le courage de me débarrasser ? Pour le grand dadais paresseux que tu as vu ? Pour ma boîte que dirigeait avec moi un de mes anciens condisciples devenu gâteux ? Fume ! Fume ! Fume ! J’ai commencé à organiser ma sortie : réaliser le plus gros paquet de pognon qu’il m’était possible, le convertir en francs suisses ; ensuite, me procurer une fausse identité. Sais-tu comment je me nomme désormais ?

— Alphonse Dadet ? suggéré-je.

Là, je marque encore des points dans son estime.

— Merde ! comment t’as deviné ?

— Vous n’êtes pas homme à chercher de faux fafs dans les bistrots de Montmartre. Vous avez simplement endossé l’identité d’un gars qui vivait avec vous, qui avait votre âge et qui était né dans votre pays. Idée géniale : on allait rechercher Victor Héatravaire, pas un instant Alphonse Dadet !

— Eh ben toi, fiston, toi, t’as du chou !

— Pensez-vous, je fais semblant.

— Tu ne peux savoir ma délectation, arrivé à Bangkok, quand j’ai déchiré mon vrai passeport et l’ai foutu dans les chiottes de l’aéroport !

— J’imagine. Et maintenant, vos projets ?

— Vivre. J’ai bien recommencé. Vois-tu, en m’estimant encore vingt ans d’existence, ça me fait trente millions d’anciens francs par an à bouffer. Pour un type seul, c’est correct. Je vais aller de par le monde tâter de la cuisine et des putes de tous les pays en jouant au golf, ma marotte, pour me tenir en condition. Mais dis voir, tu ne vas pas me cafter, hein, fiston ? Tu diras à ce con d’Achille que tu as fait chou blanc, je compte sur toi ?

Je le regarde. Pourquoi une infinie émotion me prend-elle à la gorge, tout à coup ? Pourquoi me sens-je le frère de cet homme ? Si proche de lui ; en accord infini avec lui ! Victor Héatravaire a eu la grande révélation de la solitude humaine, il a su l’accepter et l’assumer. Il continue de se battre autrement. De se battre en poussant devant lui une balle de golf, en limant des radasses, en bouffant des langoustes, en allant voir sous d’autres cieux s’il y est ! Il a eu le grand courage, ce vrai courageux, celui de trancher les amarres le liant au passé et qui plus est au quotidien. Ah ! comme il est beau et seul sur ces hectares de pelouse bien peignées, le vaillant bonhomme. Comme il est neuf et fort avec ses poings nus et ses cheveux gris, campé sur le fumier du souvenir.

— Vous pouvez compter sur moi… monsieur Dadet, fais-je d’un ton un peu pâle. Pardon de vous avoir dérangé.

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