PREMIÈRE PARTIE DANIÈLE

CHAPITRE PREMIER

— Vous croyez que les mouches aiment le whisky ?

Je ne relevai pas la tête tout de suite, trop occupé que j’étais à cerner la grosse mouche lymphatique du comptoir à l’aide d’une flaque de scotch tombée de la bouteille.

À la belle saison, une mouche ne tolère pas qu’un doigt décrive autour d’elle une ronde incantatoire. Elle s’envole au premier mouvement dirigé vers elle. Mais celle-ci était une mouche d’hiver, alourdie par sa survie. Elle abordait le liquide d’une pompe prudente, le fuyait vivement pour le retrouver un peu plus loin. Elle découvrait sa claustration et une étrange panique s’emparait de l’insecte.

La mouche paraissait avoir oublié ses ailes.

À la fin, pourtant, elle s’envola, d’un vol pesant de bombardier trop lourdement lesté.

— Non, répondis-je, vous voyez, les mouches n’aiment pas le whisky.

La femme blonde se mit à rire.

— En ce cas, merci à Dieu de ne pas m’avoir faite mouche.

Elle éleva sa consommation en un geste d’offrande, puis se mit à boire à longs traits, sans cesser de me regarder à travers les parois embuées de son verre. Lorsque ce dernier fut vide, elle ne le reposa pas et s’acharna à téter les gouttes d’eau sourdant du cube de glace.

Je décidai qu’elle était sensuelle et me mis à la désirer. Ses lèvres, grossies par la courbure du verre, me parurent magnifiquement voraces.

— Il en reste sur le comptoir ! lui dis-je, en désignant le cercle ambré d’où ma mouche venait de s’enfuir.

Elle acquiesça :

— Merci de me le faire remarquer, j’allais le laisser perdre.

Elle fit alors une chose que je n’avais jamais vu faire par une femme, même ivre : elle se mit à laper la flaque d’alcool à même l’acajou. Ses cheveux pendaient de part et d’autre de sa tête, comme les oreilles d’un épagneul. Elle ressemblait à une chienne.

Lorsqu’elle se redressa, il y avait des traînées de rouge à lèvres sur le comptoir. Nos yeux se retrouvèrent. Les siens étaient candides et j’héritai aussitôt la honte de l’incident.

Je cherchai quelque chose de particulier à lui dire :

— Voulez-vous m’épouser ? lui demandai-je à brûle-pourpoint.

Elle parut considérer ma question et secoua la tête. J’en conçus une vague mortification.

— Je ne suis pas votre genre ?

— Non, et mon mari non plus ne l’est pas, ce qui est plus grave.

Je haussai les épaules.

— Dommage, je vous aurais bien épousée.

— Je vous plais tant que ça ?

— N’exagérons rien, je vous trouve pas mal, mais je m’intéresse surtout à votre fortune, car vous êtes riche, n’est-ce pas ?

Elle oublia mes insolences pour s’étonner :

— Vous me connaissez ?

— Non, mais je connais le prix du vison que vous portez et j’estime votre clip à deux millions d’anciens francs.

Elle eut un rire amer et brandit son verre vide en direction du barman.

— Vous êtes plus mufle encore que vous ne voulez le paraître ; il en vaut le triple !

Le garçon lui servit un scotch carabiné dont elle but la moitié sans eau, avant de présenter son verre au jet du siphon.

— Vous n’avez pourtant pas l’air d’un homme fauché, déclara-t-elle en m’accordant un nouveau regard plus enveloppant que les précédents.

— Je ne suis pas fauché.

— Je pense qu’il faut être drôlement raide pour espérer se refaire par un mariage…

À mon tour, je vidai mon verre. Je bois un peu de tout, mais je ne me saoule qu’au Martini. Ça remonte à mon adolescence : j’ai ramassé ma première cuite au Martini.

— Vous vous méprenez, ce que j’attends d’une femme riche, ce n’est pas sa fortune, mais seulement qu’elle ne soit pas pauvre. Je hais les pauvres. Je les trouve mesquins. Ils ne sont pas à l’échelle de la vie.

— C’est dégueulasse, ce que vous dites là.

— Je sais de quoi je parle, je suis né pauvre ; c’est une maladie dont on se remet mal. Ma convalescence n’en finit pas et je ne peux me permettre de soigner les autres. Peut-être que si je vis très vieux, un jour ça m’amusera d’offrir du caviar à une hirondelle du faubourg.

— Vous semblez guéri, pourtant, assura la femme blonde. Vous vous payez même le luxe de faire oisif…

— Si j’étais guéri, je serais capable d’évaluer votre clip, non ? Vous voyez : je suis encore plein de lacunes de ce genre…

Nous restâmes un instant silencieux, bloqués dans le retour du bar. De temps à autre, un couple de danseurs nous bousculait. Il y avait un peuple fou dans cette boîte et il y régnait une chaleur de sauna.

— Vous me faites danser ? demanda-t-elle.

— Non, j’ai horreur de ça.

— Vous êtes butor par vocation ou si c’est une attitude ?

— Les deux, probablement.

À ma demande, le barman renouvela ma consommation. C’était un garçon très brun qui ressemblait à Mariano.

La femme se mit à considérer mes mains agrippées au bar.

— Votre proposition de mariage, tout à l’heure, c’était du flan ?

— Je vous jure que non.

— Alors qu’est-ce que c’est que cette alliance, à votre main ?

— Un oubli, fis-je…

Je me mis à tirer dessus. Mes doigts avaient enflé depuis mon mariage et ma première phalange semblait d’un diamètre bien supérieur à celui de l’anneau. Je trempai mon annulaire dans mon verre et réitérai mes efforts. L’alliance passa. Je ressentis au doigt une impression de vide et de froid.

Je fis miroiter l’anneau dans la lumière de la lampe à abat-jour de parchemin posée sur le bar. Puis, me penchant par-dessus ce dernier, je jetai mon alliance par le trou d’écoulement du bac à plonge.

Je pensai au jour où j’avais acheté cette alliance chez un misérable petit bijoutier de banlieue, à ma fierté d’alors… Un instant, je crus que j’allais me mettre à pleurer, mais cela se dissipa. Ma voisine secouait doucement la tête en me dévisageant.

— C’est choquant, dit-elle enfin.

— Vous trouvez ?

— On n’a pas le droit de renier le passé de cette manière. Si on ne respecte pas son passé, il n’y a plus de présent possible !

Je soupirai :

— Mais justement : il n’y a plus de présent possible ! Vous voulez que je vous fasse un aveu ? Je suis mort !

— Ça se voit. Depuis longtemps ?

Je réfléchis.

— J’ai dû entrer dans le coma vers l’âge de sept ans ; à trente, tout était consommé.

Elle fit la moue.

— La plupart des vivants sont des morts qui s’ignorent. Il vous arrive de ressusciter ?

— Quelquefois, à partir du cinq ou sixième Campari.

Elle désigna mon verre.

— C’est votre combien ?

— Mon troisième, il me semble.

La femme fit un geste au barman vigilant.

— Trois Martini et un whisky, Oscar ! lui dit-elle.

Il devait connaître ses fantaisies car il ne sourcilla pas et servit les verres demandés.

Ma compagne me désigna les trois consommations couleur de rubis.

— Grouillez-vous d’avaler votre élixir, j’ai horreur des morts !

Je bus les trois verres à la file. Une brusque chaleur enveloppa mes pensées et l’euphorie vint. Pas comme d’habitude pourtant. Un certain chagrin subsistait en moi, à cause de l’alliance que j’avais jetée.

— Vous êtes divorcé ? demanda-t-elle.

— Oui.

— Depuis longtemps ?

Je regardai ma montre. Elle marquait la demie de minuit. Je me livrai à un rapide calcul et laissai tomber :

— Ça fait environ treize heures.

— Ah bon, c’est pour ça…

— Quoi, pour ça ?

Mais elle s’abstint de répondre.

— Vous croyez que j’enterre ma vie d’homme marié ? insistai-je.

Elle sirota son énième whisky à petites gorgées voluptueuses. Quand elle l’eut achevé, elle laissa tomber :

— Je m’en fous, vous m’emmerdez, j’aime pas les tristes !

Cette brutale rebuffade me cloua car je la sentais sincère. Brusquement j’avais cessé de l’intéresser et elle décidait de m’oublier.

J’en éprouvai une vive mortification…

— C’est curieux, lui dis-je, pour une femme vous êtes grossière, et pourtant ça ne choque pas.

Elle sortit son tube de rouge à lèvres de son sac et à petits gestes nerveux fit jaillir de son étui le bâton biseauté.

— Les mots ne sont jamais grossiers, répondit-elle, y a que la façon de les dire. Vous croyez que les sourds-muets parviennent à mettre des intonations dans leurs gestes ?

Elle promena le rouge sur ses lèvres à la diable, pressa celles-ci pour unifier son rapide barbouillage et me décocha un sourire neuf.

— C’est comme vous, murmura-t-elle, votre muflerie n’est pas choquante. Elle n’inspire qu’une légère compassion.

On eût dit qu’elle était obligée de faire un effort pour se souvenir de moi chaque fois que nos yeux se rencontraient. Je décelais toujours dans les siens cette lueur attentive et troublée indiquant qu’une ancienne relation croisée dans la rue ne vous a pas tout à fait « remis ».

— Pourquoi de la compassion ?

— Parce qu’il y a en vous un côté pauvre type.

— On ne m’avait encore jamais dit ça, bafouillai-je.

Plus que mon interlocutrice, j’eus conscience de la pauvreté et de la sottise de ma riposte. Elle haussa les épaules.

— On finit toujours pas rencontrer quelqu’un qui vous dit ce que les autres n’ont jamais osé vous dire. Quelqu’un qui se paie le luxe de ne pas être hypocrite, l’espace d’un whisky. Oscar ! Versez-moi le dernier ! Et je vous interdis de m’en servir un de plus ensuite, quand bien même je me traînerais à vos pieds.

Oscar sourit et versa le scotch.

— Vous connaissez vos limites, dis-je à la femme blonde, j’admire votre force de caractère.

D’un coup de tête, elle rejeta ses cheveux en arrière.

— Décidément, vous ne comprenez rien à rien, cher monsieur Campari. Je ne me protège pas du whisky mais de ma paresse. J’en ai marre de cet endroit, de votre conversation et de votre gueule navrée. Comme après ce verre j’en aurai besoin d’un autre, je serai bien obligée d’aller le boire ailleurs si le barman d’ici refuse de me le servir. C’est ma façon à moi d’organiser l’avenir, comprenez-vous ?

— Si c’est ma présence qui vous incommode, je peux ficher le camp ; je sais me montrer galant à l’occasion.

— Oh ! non, pas la peine : c’est foutu maintenant.

— Qu’est-ce qui est foutu ?

— L’état de grâce.

— À cause de moi ?

— Oui. Habituellement je me grise un peu. Des types m’invitent à danser. Comme vous, je n’aime pas la danse, mais le moyen de respirer de près les effluves d’un inconnu, je vous le demande ? Je marche à l’odeur, moi. La vraie sensualité commence par le nez. Enfin je suis comme ça. Et difficile, si vous saviez ! Les hommes dégagent si rarement l’odeur que j’attends d’eux. La plupart sentent le bouc ou un truc for man de chez Dior ou d’ailleurs. J’en ai même rencontrés qui ne sentaient rien.

— Et c’est quoi, votre idéal olfactif ?

Elle réfléchit.

— Vachement complexe…

— Essayez d’expliquer.

— Une odeur de chemise fraîchement repassée et de sueur propre. De sueur propre, vous voyez ce que je veux dire ? Ça existe.

— C’est tout ?

— Non : l’haleine a également une grande importance. Pas trop chargée en tabac ni en alcool. Aucun relent de dentifrice… Oh ! puis flûte, pourquoi je vous raconte ça ?

Elle fit claquer ses doigts.

— Oscar ! Il conto !

— Laissez, dis-je, je vous invite !

Elle me fouilla d’un regard méchant.

— Vous me prenez pour une entraîneuse ?

Elle arracha un gros billet de son sac. La coupure s’accrocha au fermoir et se partagea en deux.

— Ça ne fait rien, madame, dit le barman. Je n’ai pas du scotch que sur mes étagères, il y en a aussi dans le tiroir-caisse.

Sa boutade n’amusa que lui. La femme hocha la tête.

— Quelle impression ça fait d’être con, Oscar ? demanda-t-elle.

Il lissa les deux parties du billet mutilé sur l’acajou du comptoir.

— Je vous l’expliquerais bien, mais vous êtes trop intelligente pour pouvoir comprendre, répondit le garçon d’un ton neutre.

Je touchai le bras de ma compagne.

— Vous ne m’avez toujours pas expliqué pourquoi j’ai bousillé votre état de grâce.

Elle descendit de son tabouret. Je fus surpris de constater qu’elle était plus petite que je ne me l’imaginais.

— Votre monnaie, madame ! lança Oscar.

Elle parut ne pas entendre et sortit en se frayant difficilement un passage entre les danseurs.

— C’est un personnage, hein ? murmura le barman.

— Vous la connaissez ?

— De vue. Elle vient assez rarement, une ou deux fois par mois. Elle picole et se fait embarquer par un type.

Il ajouta :

— J’ai cru un instant qu’aujourd’hui ce type, ça allait être vous. Mais la carburation s’est mal faite, non ?

Je me dressai debout sur les barreaux du tabouret, comme un cavalier se hisse sur ses étriers pour dégourdir ses jambes. Me penchant au-dessus du comptoir, je présentai ma poitrine au barman.

— Qu’est-ce que je sens, Oscar ? lui demandai-je.

En homme habitué à tous les caprices de noctambules, il se mit à me flairer avec circonspection.

— Mais… rien, monsieur !

Je me laissai retomber sur mon siège.

— Voilà pourquoi ça n’a pas marché, Oscar.

Comme tous les pauvres types, je suis inodore.

*

Je bus encore un verre, et je sortis, la tête lourde. La musique en folie, plus que l’alcool ingurgité, venait de me flanquer la migraine.

Il pleuvait sur Montparnasse. J’avais laissé mon imperméable dans ma voiture et celle-ci était stationnée à la je-m’en-fous-des-flics, à cinq cents mètres du bar. Je fus contrarié à cause de mon costume neuf. Je gardais de ma jeunesse pauvre le respect des beaux vêtements. Une éclaboussure de sauce sur un revers pouvait me gâcher ma soirée, et il m’était souvent arrivé de rentrer à la maison me changer simplement parce que le pli de mon pantalon n’avait pas « tenu ». Maintenant, la maison, c’était deux pièces à l’hôtel George V. Là-bas, ils possédaient un pressing de première et cette perspective me réconforta. « Avant », je devais faire des bassesses pour que Marcelle, notre vieille bonne, s’occupât de ma garde-robe.

Je m’arrêtai, étourdi par une âcre nostalgie. La maison… Une sarabande d’objets familiers déferla dans ma mémoire. Bien que je les eusse abandonnés depuis plus d’un an, ils me restaient curieusement habituels, mes yeux ni mes doigts ne les avaient désappris, alors que les traits de Martine s’estompaient, comme sur une vieille photo exposée sur un mur ensoleillé et que j’avais tout à fait perdu le son de sa voix.

La pluie augmentant de violence, je me réfugiai sous un porche et regardai scintiller le boulevard dont l’orage délayait les néons. La perspective de regagner le George V m’épouvantait. J’avais choisi de vivre à l’hôtel, pensant m’y sentir moins seul, mais en fait cet environnement anonyme s’avérait plus cruel qu’une véritable solitude.

Chaque nuit, je trichais pour retarder le moment de retrouver ma chambre et le cachet de somnifère qui finissait par me délivrer de mes phantasmes.

J’aperçus un cabaret sur ma gauche. Je décidai d’aller y prendre le dernier verre et, éventuellement, de me laisser embarquer par une fille point trop vénale.

La boîte avait un nom exotique impossible à lire car plusieurs lettres de son enseigne étaient éteintes, sa façade en stuc blafard devait dater d’au moins vingt ans. Un portier mal rasé battait la semelle dans la lumière verte qui palpitait comme un feu de Bengale soufreux au-dessus de sa tête. Il promettait d’un ton morose les plus belles danseuses noires de Paris en épluchant des marrons dans la poche de sa tunique trop ample pour lui.

En me voyant décidé à entrer, il se découvrit et me guida dans un local enfumé, d’une décevante banalité, où des couples dansaient dans la pénombre avec des mines recueillies. Je me laissai installer à une table en bordure de la piste, commandai un whisky et attendis. Bientôt une fille sortit de l’ombre et me demanda la permission de s’asseoir à mon côté. Il s’agissait d’une grande rousse prétentieuse. J’allais néanmoins accepter sa compagnie, lorsque j’aperçus la femme de tout à l’heure dans les bras d’un bellâtre de sous-préfecture qui dansait le tango comme dans les films d’avant la guerre.

— Excusez-moi, j’attends quelqu’un, dis-je à l’entraîneuse.

Sur la scène, quatre musiciens vêtus de satin besognaient leurs instruments avec des mines incitant à la pâmoison. Le tango malaxa les couples et la femme blonde disparut, happée par les danseurs. Je me mis à la guetter. Elle ne tarda pas à émerger, à reculons, refoulée, semblait-il, par son partenaire. Une piste de danse ressemble un peu à une bétonneuse qui pétrirait des corps et de la musique. Une force, tantôt centrifuge, tantôt centripète, s’empare des danseurs, les aspirant et les rejetant tour à tour, dans un mouvement de marée.

Je suivais les évolutions de ma voisine de bar et je me mis à rire de la manière dont son cavalier la faisait danser. C’était un garçon entre deux âges, brun et joufflu, au front étroit. Il lui infligeait un pas de tango immense, dans le style Groucho Marx. On eût dit qu’ils s’entraînaient pour une compétition de patinage artistique. Lorsqu’ils parvinrent à la hauteur de ma table, le bellâtre pirouetta et sa partenaire se trouva brusquement face à moi. En m’apercevant, elle se cabra et s’arracha à son partenaire.

— Vous m’avez suivie ? jeta-t-elle, mauvaise.

— Désolé de vous décevoir, le hasard seul a guidé mes pas.

Je lui désignai son danseur, lequel attendait gauchement en vacillant sous les coups d’épaules des autres couples.

— Je vous en prie, continuez, ça vaut le coup d’œil.

Elle eut un rire fatigué et vint s’asseoir en face de moi.

— Sans façon, dit-elle, cet abruti finirait par me fendre en deux à force de se prendre pour un Argentin.

Interloqué, l’autre restait les bras ballants devant nous.

— Il sentait quoi ? demandai-je en montrant le malheureux.

Elle fit la grimace.

— La brillantine de mercerie-papeterie et le déménageur.

— Bref, pas de regrets ?

— Aucun !

Le lourdaud mit ses deux poings sur la table et grommela :

— Non, mais dites donc, ça va pas, non ?

Je compris qu’il allait falloir déployer beaucoup de diplomatie pour éviter une bagarre. Les hommes simples ne plaisantent pas avec le protocole de la danse. Je n’avais pas envie de me battre et on ne peut pas se battre si l’on en a pas très envie.

— Excusez, vieux, lui dis-je, vous voyez bien que madame est fatiguée.

— Ah ouais ?

— De la tête aux pieds, ajoutai-je. Cherchez-en une autre. Y en a peut-être pas de plus saoules, mais il y en a sûrement de plus jolies.

Si une chose déconcerte les imbéciles, c’est bien avant tout le cynisme.

Je cueillis le menton de ma compagne dans ma main pour l’obliger à lever la tête.

— Regardez, vieux, poursuivis-je : elle a les pommettes bien trop saillantes ! Les sourcils trop fournis et le nez trop pincé. L’ensemble est flatteur, mais si on détaille un peu, on ne voit plus que ça. Et puis la coiffure laisse à désirer. Penchez-vous un peu, vous remarquez que la racine des cheveux n’est plus de la même couleur que le reste. Vous croyez tangoter avec une blonde, en fait vous n’aviez dans les bras qu’une châtaine de l’espèce la plus commune.

Il m’écoutait, abasourdi, attendant les réactions de sa partenaire. La femme ferma les yeux et abandonna sa tête qui se mit à peser lourd dans le creux de ma main.

— Je vais vous faire un aveu, ajoutai-je : c’est ma fiancée.

Il renifla et garda le nez froncé.

— Votre fiancée ?

— On doit se marier après la mort de son mari. Au fait, demandai-je à la femme blonde, il a quel âge, votre mari ?

Elle rouvrit les yeux, me sourit, et murmura :

— Cinquante-huit ans.

— J’aurais parié qu’il était bien plus âgé que vous… Vous faites épouse de vieux. Pas depuis longtemps d’ailleurs, car vous avez des restes de coquetterie intéressants, mais sans doute n’est-il pas vieux non plus depuis longtemps, hein ? Les femmes se détériorent lentement, tandis que les bonshommes flanchent d’un seul coup.

Je parlai abondamment. L’alcool. Ça coulait tout seul. Quelque chose d’aigre sortait de moi comme d’un abcès mûr. J’en voulais à cette femme d’être partie du bar sans un mot, sans un regard, tout à l’heure.

Au bout d’un instant, je m’aperçus que son danseur, écœuré, nous avait abandonnés. J’en conçus comme de la fierté. On peut toujours triompher d’un crétin en colère sans effusion de sang. Il suffit de lui démontrer qu’on est au-dessus de sa fruste vérité ; qu’on n’est pas régi par les mêmes lois morales que les siennes.

— Et pour madame, ce sera ? demanda le maître d’hôtel en smoking fripé.

— Un beau veuvage-express, répondis-je. Vous n’avez pas un tueur à gages dans la maison ?

Il rit jaune et attendit, s’efforçant à l’impassibilité. Lui aussi, tout comme notre barman précédent, savait endurer les noctambules. Il possédait l’expérience de ces solitudes désemparées qui, à partir d’une certaine heure, viennent battre les récifs des comptoirs.

— En attendant, soupirai-je, vous lui servez un triple whisky.

— Il ne tiendra pas dans le même verre, déclara l’employé, car chez nous les rations sont fortes.

— Alors commençons par un double.

— Quelle marque, monsieur ?

— Pas avec nous, protestai-je, nous sommes des gens simples. Notre palais n’est pas assez subtil pour différencier un bon whisky de celui que vous allez de toute manière nous servir.

Il écarta ses lèvres sur un nouveau sourire jaune (vraiment jaune car il avait les dents gâtées) et s’éloigna.

— Continuez ! dit ma compagne.

— Quoi donc ?

— À déconner. Je commence à vous trouver amusant. C’est vrai que vous ne m’avez pas suivie ?

— Parole d’homme ! Il flottait, j’ai voulu me mettre à l’abri. À quoi ça tient, je vous le demande ! Au respect de mon pli de pantalon. Alors, le plouk au tango, c’est tout ce que vous aviez déniché ?

— Il m’a invité à danser d’autorité.

— Vous appelez cela danser !

— C’est toujours mieux que vous qui ne dansez pas.

— Justement, j’ai la pudeur de m’abstenir. Un type qui refuse de mal danser, moralement, c’est un homme qui danse bien.

Elle haussa les épaules et dit avec mépris :

— Vous êtes un confortable, en somme.

— C’est-à-dire ?

— Vous avez mis au point une petite philosophie chargée de justifier tout ce qu’il y a en vous de positif et de négatif. Vous êtes passé maître dans l’art de vous accommoder à la sauce flatteuse.

Elle me toisa longuement et laissa tomber :

— Pauvre con, va !

Sans attendre ma réaction, elle ajouta :

— Et surtout ne venez pas prétendre qu’on ne vous l’a jamais dit, je ne vous croirais pas.

Je me souvins qu’elle ne s’était pas fâchée quand, un moment auparavant, je l’avais criblée de sarcasmes à propos de son physique. Tout ça faisait partie d’un jeu mesquin dans lequel nous étions entrés, elle et moi, d’un commun accord.

— En effet, on m’a déjà traité de con, reconnus-je, principalement les automobilistes que ma Ferrari irrite. Pourtant je crois bien que vous êtes la première femme à vous permettre cette petite plaisanterie.

— Je ne plaisante pas, vous savez, affirma-t-elle gravement, je trouve que vous êtes un pauvre con… dans votre genre !

— Merci pour la nuance, elle change tout ; moi aussi, je me considère comme étant un pauvre con DANS MON GENRE. Cela étant admis, pourquoi ai-je rompu votre état de grâce, ce soir ? Voilà deux fois que je vous pose la question et une réponse m’honorerait.

On nous servit le double whisky. Le verre se trouvait tellement empli d’alcool que le cube de glace dépassait ses parois.

— Je vous ai apporté une bouteille de Perrier à tout hasard, prévint le maître d’hôtel.

Il se retira ; au même moment, la musique cessa et les musiciens reculèrent sur le podium pour laisser place au spectacle.

Elle s’empara de son verre. Je pensai que si elle absorbait cette quantité de scotch, elle s’écroulerait.

— À partir de combien de whiskies sombrez-vous dans le coma éthylique ?

Elle se dégagea de mon étreinte sans lâcher son verre et réussit à ne pas renverser une seule goutte du breuvage.

— Ne vous tourmentez pas. Une petite sonnette se déclenche dans ma tête lorsque j’approche la cote d’alerte.

Elle but.

— C’est tous les soirs pareil ?

Elle reposa son verre, pêcha le glaçon et le promena sur sa nuque.

— Vous rigolez ! Généralement je ne bois que de l’eau. Je ne suis pas une poivrote, vous savez. Disons que j’ai mes crises. Ça me reste de l’Afrique. Là-bas on se gave d’alcool et de piment pour s’empêcher de pourrir.

— Qu’est-ce que vous faisiez, en Afrique ?

— Fortune. Mon mari du moins.

Je compris l’origine de son parler un peu vert. Elle avait vécu une rude existence dans des lieux où le vocabulaire perd de son importance.

Des danseuses noires, aux seins nus, vinrent se trémousser sur la scène, dans la lumière pourpre des projecteurs.

— Une délicate attention de l’établissement à votre égard, plaisantai-je.

Elle se détourna pour regarder les filles.

— Des Guinéennes, affirma-t-elle.

Nous abandonnâmes le spectacle pour nous consacrer à cet instant baroque que nous vivions en nous acharnant à le rendre baroque.

— Comment vous prénommez-vous ?

— Qu’est-ce que ça peut vous foutre ?

— Simple question de commodité. Vous l’avez remarqué, je suis un confortable. En même temps que je vous parle, je pense à vous. Je vous appelle : cette dame-là ; cette fausse blonde ; cette fille aux yeux bleus ; cette ivrogne ; cette névrosée… Un prénom, c’est plus facile à manier !

— Eh bien, donnez-m’en un, fit-elle. Celui que vous voudrez.

— Pourquoi, le vôtre est inutilisable ?

— Il a déjà beaucoup servi, ça me reposerait d’en avoir un nouveau.

— D’accord ; Marie, ça vous irait ?

Elle tressaillit.

— Cherchez-en un autre, voulez-vous ?

— À cause ?

— Parce que c’est le mien.

J’éclatai de rire.

— Je suis tombé juste, vous me le jurez ?

— Des deux mains !

— Alors je garde Marie, ne vous en déplaise. Ce sera la récompense de ma perspicacité. Moi, je m’appelle…

Elle plaqua vivement sa main sur mes lèvres, si fort que j’eus immédiatement un léger goût de sang dans la bouche.

— Inutile, assura Marie, je n’ai pas besoin de votre prénom, car je ne pense pas à vous, même pendant que vous me parlez. Si je devais vous qualifier, « pauvre con » me suffirait.

Elle retira sa main.

— Je m’appelle Jean ! hurlai-je.

Toutes les têtes se tournèrent dans notre direction, y compris celles des danseuses. Le maître d’hôtel vint nous faire « chut », avec un air de pion outragé. Marie lui adressa un clin d’œil complice, histoire de le désarmer. Elle prit son verre, porta un toast muet à l’employé et but ce qui restait de whisky.

— Avant que nous nous quittions, je vais vous expliquer pour l’état de grâce. Je suis gentille, non ?

Je ne répondis rien. Je me sentais complètement ivre et très méchant. Habituellement j’avais l’ivresse lyrique, mais ce soir mes nerfs craquaient.

— Une ou deux fois par mois, j’ai ma crise… Lorsqu’elle se produit, je fiche le camp de la maison pour vadrouiller seule dans Paris. Je picole beaucoup, jusqu’au moment où je ressens un merveilleux bien-être.

— Ensuite de quoi vous levez un guignol quelconque et vous vous envoyez en l’air ?

— C’est Oscar qui vous a raconté ?

— Même un pauvre con peut deviner ça tout seul.

Elle rejeta ses cheveux en arrière et s’appliqua à dégager ses oreilles. Il suffit de peu de choses pour modifier la physionomie d’une femme. Marie devint brusquement très jolie.

— En effet, reconnut-elle, c’est bien ainsi que ça se passe. Tout à l’heure, au bar, j’étais bien, vous me plaisiez. J’aimais la manière dont vous jouiez avec la mouche…

— Bref, j’étais pratiquement l’heureux élu ?

— Ça ne tenait qu’à vous. Seulement vous avez parlé et le sortilège a cessé aussi vite que cesse la lumière quand on presse un interrupteur.

Elle se leva.

— Si bien que ça ne sera pas vous.

— Où allez-vous ? demandai-je.

— À la recherche de mon sac à main que j’ai dû laisser à la table de mon bel Argentin de banlieue.

— Attendez, on va l’envoyer prendre.

— Je préfère m’en charger moi-même. Bonsoir.

Les noires continuaient de se trémousser. Marie partit vers le fond de la salle et je la vis s’asseoir à une table occupée par plusieurs hommes. Au bout de quelques minutes, elle se leva et quitta l’établissement en compagnie de son ex-danseur. Une bouffée de rage m’embrasa. Je fourrai deux billets de cent francs dans la main du maître d’hôtel et sortis sur les talons du couple.

Le gros brun la tenait par la taille dans un geste de tranquille possession. J’admirai, malgré ma hargne, la sûreté des brutes. Cet imbécile entraînait Marie comme un paysan tire un bestiau par sa longe. Elle lui appartenait déjà. Ils accélérèrent l’allure à cause de la pluie. Je me moquais maintenant de mon pli de pantalon. À la façon dont la jeune femme marchait, la tête rentrée dans les épaules, je sentais qu’elle était consciente de ma filature. Peut-être même le sentiment de ma présence derrière eux l’excitait-elle ? Ils obliquèrent dans le boulevard Raspail, le descendirent sur une faible distance, puis virèrent encore dans une petite voie perpendiculaire à celui-ci.

Je courus jusqu’au coin de la rue et y parvins au moment précis où ils s’engouffraient dans un hôtel dont le globe laiteux se reflétait sur le trottoir mouillé.

Ma colère tomba brusquement pour faire place à une étrange peine. Je me sentis abandonné.

CHAPITRE II

Du pied, je fis chanter le moteur de la Ferrari. J’aimais son bruit somptueux de noble mécanique, ce ronron qui promettait la puissance. Délicatement je dégageai le bolide des deux voitures qui l’enserraient et donnai un coup d’accélérateur qui me plaqua au dossier de mon siège-baquet. Je ne me lassais pas de piloter la foudre. L’homme a en lui un besoin de projection qui lui donne toutes les témérités. Je dévalai le boulevard à cent cinquante à l’heure jusqu’à la rue de Rennes, freinai en catastrophe pour laisser sa priorité à un camion et décrivis un arc de cercle brutal qui me ramena dans la voie montante du boulevard.

Quarante secondes plus tard, je m’arrêtai devant l’hôtel, en double file. À tous les étages de l’établissement on devinait des lumières roses derrière les rideaux fermés. L’immeuble abritait une vaste fornication. J’imaginai les couples en train de s’abîmer dans chacune des chambres, me demandant laquelle de ces lumières roses éclairait les basses amours de Marie. De temps à autre, un homme et une femme arrivaient furtivement, traversant d’un élan la lumière du porche, comme s’il se fût agi d’un brasier. D’autres sortaient, tout aussi gênés, mais au bout de quelques pas leur timidité disparaissait et ils retrouvaient une allure assurée, des gestes quotidiens, une voix normale pour repartir dans la vie.

J’attendis près d’une heure, fumant un paquet de cigarettes entier sans cesser de me décrocher la nuque à regarder la façade de l’hôtel.

Enfin ils réapparurent. Le bellâtre marchait devant, avantageux. Il franchit le seuil sans même tenir la porte à Marie, laquelle lui emboîta le pas en hésitant.

Je sortis de l’auto :

— Alors, c’était bien ? les apostrophai-je.

Ils s’arrêtèrent et me firent front, depuis le trottoir. Je vis que, malgré cette heure passée dans une chambre, ils ne formaient pas un couple.

— Tiens, c’est encore le pot de colle ! fit le gros brun en s’avançant sur moi.

Il se tourna vers Marie.

— C’est un mateur, dans son genre, hein, bijou ? Si je lui pétais la gueule ?

Marie s’approcha à son tour. Je remarquai combien elle avait les yeux cernés. Son vison semblait flétri dans la clarté morose du globe.

— Oh ! fichez le camp, je vous ai assez vu, dit-elle à son partenaire.

Il sourcilla :

— Ah ! ben ça, alors…

Puis, en mâle outragé :

— Tu disais pas ça, y a un instant, hein, ma salope !

Marie baissa la tête et mit la main sur la poignée de la portière.

— Je peux monter ? demanda-t-elle.

Elle prit place dans ma voiture sans attendre mon acquiescement. Un certain désarroi se lut sur la physionomie niaise du joufflu.

— Vous voulez que je vous dise ? cracha-t-il enfin : vous êtes deux dingues, aussi bien cherchés que trouvés !

Il me tourna le dos et s’éloigna à longues enjambées, un peu comme il dansait le tango naguère.

Je repris ma place au volant et me tournai vers Marie. La femme blonde hocha misérablement la tête, puis elle m’arracha ma cigarette des lèvres pour la fumer.

— Il a raison, soupirai-je, vous êtes une sacrée foutue salope.

Elle fit un signe affirmatif.

— La dernière des putes ! grondai-je.

Elle baissa la vitre d’un geste lent et secoua la cendre de la cigarette à l’extérieur.

— Une putain se fait payer, objecta-t-elle.

Ce fut plus fort que moi : je la giflai d’un revers de main. Le bout incandescent de la cigarette me brûla et ses dents me meurtrirent. Marie n’eut pas un gémissement, pas une protestation. Elle s’affaira pour retrouver la cigarette perdue dans les plis de son vison. Déjà une odeur de fourrure brûlée se dégageait. J’aperçus la cigarette sur la poche plaquée du manteau et la jetai dans la rue.

— Si nous allions boire le dernier ? suggéra ma compagne comme si absolument rien d’insolite ne se fût produit.

Elle ajouta :

— Ma voiture est garée devant la Coupole.

*

Des gens soupaient dans une ambiance confuse de brasserie. Des senteurs de choucroute dominaient.

— C’est pour manger ? demanda un garçon affairé.

— Non, c’est pour boire !

— Alors mettez-vous en terrasse, si vous voulez bien.

En cette saison, la terrasse était bien entendu vitrée. Nous prîmes place sous la rampe à infrarouge chargée de la chauffer. Marie écarta son manteau. Je constatai que sa robe était vilainement fripée. Elle n’avait même pas dû se dévêtir pour faire l’amour.

— À la hussarde ? fis-je en désignant la robe froissée.

— Naturellement, répondit-elle.

Près de nous, de jeunes intellectuels crasseux bâtissaient un monde nouveau, qui, à mon avis, manquait encore de hardiesse.

Une espèce de timidité nous paralysa. Nous n’osions plus nous regarder ni nous parler. J’avais l’impression déroutante qu’il venait de m’arriver quelque chose d’important. Je commandai deux scotches, mais les whiskies qu’on boit dans une brasserie n’ont rien de commun avec ceux que l’on vous sert dans les bars feutrés. Ils s’y démocratisent, deviennent de banales consommations chichement calibrées. Marie but le sien d’un trait. Lorsqu’elle reposa son verre, j’aperçus des traces de sang mêlées à celles de son rouge à lèvres ; alors je levai les yeux sur elle et je vis que sa lèvre inférieure avait éclaté. Elle était gonflée, violacée, lui composait un vilain rictus. Cependant je n’éprouvai pas le moindre remords. Je me sentais concerné par son acte : un obscur besoin de la châtier continuait de me tarauder.

— Vous n’avez pas honte ? finis-je par demander, presque timidement.

Elle sourit :

— Honte de quoi ?

— Vous me dégoûtez… Ce type niais qui vous appelait bijou et qui marchait devant vous, comme on marche devant son chien. Quelle honte !

— Je ne peux pas leur demander, en plus, d’être poètes, riposta Marie.

— Vous n’êtes qu’une truie !

— À mes heures, seulement à mes heures ; de même que vous êtes sans doute un porc aux vôtres.

Elle éleva son verre vide, comme pour m’inciter à renouveler sa consommation.

— Et de quel droit me faites-vous une scène ?

— Je ne vous fais pas de scène !

— Vous me suivez, vous me giflez, vous me traitez de truie et de salope, que vous faut-il de plus !

Le garçon passant à proximité, elle lui montra son verre et il le lui prit des mains.

— On dirait que vous liquidez des rancœurs accumulées, poursuivit-elle. Pour quelles raisons avez-vous divorcé ?

Je pensai à Martine. À la manière dont elle encourageait les hommes, d’un regard, d’un sourire, à la façon dont, ensuite, elle calmait ma jalousie d’un regard et d’un sourire presque pareils à ceux qui l’avaient provoquée. L’amour que j’avais d’elle me donnait la crédulité des grands jaloux. J’étais devenu crédule par vocation. Et puis un jour ce sortilège conjugal cessa et un dégoût, inconscient d’abord, s’insinua dans ma tendresse. Je crus, un temps, qu’il s’agissait d’une évolution normale de nos rapports, qu’un couple devait subir ces louches atteintes et les surmonter pour accomplir tout son trajet. Mais le moment arriva où la séparation me parut être aussi sacramentelle que l’union. Pourquoi l’Église qui se prétend étroitement humaine n’a-t-elle pas institué le sacrement du démariage ?

— Vous ne me répondez pas ? murmura ma compagne.

— Je ne VOUS réponds pas, je ME réponds, excusez-moi.

Elle rafla le nouveau whisky sur le plateau du serveur qui survenait, l’avala avant que le garçon ait eu le temps de déposer le ticket de débit sur notre table.

— Madame avait soif, remarqua-t-il.

— Elle a encore soif ! dit Marie.

— Un autre scotch ? demanda l’homme et se tournant vers moi.

— Deux autres, rectifiai-je.

— Non, décréta brusquement la jeune femme, ça suffit. Je rentre.

Je payai nos consommations et nous quittâmes la terrasse surchauffée. Marie avait les joues rouges. Une croûte noirâtre et vernissée venait de se former sur sa lèvre meurtrie.

Une fois sur le trottoir, elle respira profondément.

— Je crevais de chaleur, sous cette foutue rampe électrique.

— Alors, on se quitte ?

Elle opina, referma son manteau, me tendit la main après une courte hésitation.

— Tout le monde se quitte, toujours…

Je fus surpris par la douceur de sa main. Je ne me décidai pas à la lui lâcher. Je fixai le fronton d’un cinéma, en face, où s’étalait la photographie monstrueusement agrandie d’un acteur américain dont je ne me rappelais plus le nom.

— On va se revoir ? insistai-je, certain déjà de sa réponse.

— Oh ! non, dit-elle précipitamment.

— Pourquoi ?

— Voyons, vous sentez bien que ça n’est pas possible !

Elle sortit ses clés de voiture de la poche de son manteau.

— Curieuse soirée, ajouta-t-elle en retirant sa main de la mienne.

Après quoi elle monta dans une Austin 1 100 blanche stationnée au beau milieu du passage clouté. Elle manœuvra avec brusquerie pour la décoller du trottoir. Ce fut au moment précis où, dégagée, elle démarrait sur le boulevard qu’il y eut cette sorte d’explosion terrible en moi. Tout mon individu fut secoué par un cri immense, profond comme un cri de terreur.

— Marie !

L’auto filait déjà. Je m’élançai derrière elle. La conductrice ne s’aperçut pas tout de suite de ma galopade car les femmes ne regardent généralement dans leur rétroviseur que pour recharger leur rouge à lèvres. Mais elle dut ralentir au carrefour et, dans un rush insensé je parvins à la rejoindre. Mon poing s’abattit sur le toit carré de la voiture. Elle freina sec et entrouvrit sa portière pour voir ce qui se passait. Haletant, je me laissais tomber à genoux sur la chaussée mouillée. J’enfouis mon visage dans les plis de son manteau, et j’éclatai en sanglots comme un gosse. Les voitures qui suivaient celle de Marie klaxonnèrent, puis la contournèrent. Sa main douce se posa sur ma nuque, la massant doucement.

— Je sais, murmura-t-elle, je sais…

Elle s’inclina et posa sa bouche sur mon cou.

— Allons, relevez-vous : on nous regarde !

Hébété, je me redressais. À la lumière du plafonnier, je m’aperçus qu’elle avait quitté ses souliers pour conduire. Je voyais distinctement son pied à travers les mailles fragiles du bas à peine teinté.

Marie me refoula d’une main ferme. Lorsque je fus suffisamment écarté de sa voiture elle claqua sa portière. Avant de redémarrer elle baissa la vitre de son côté, passa son étonnant visage à l’extérieur et me tendit un sourire pitoyable.

— Je vais vous faire un aveu, balbutia-t-elle : tu sens bon !

Elle exécuta un départ foudroyant et je restai planté au milieu du boulevard, devant une alignée de gens surpris qui me regardaient.

Je me sentais nu et pétrifié comme un arbre mort.

CHAPITRE III

Un confus sentiment de honte hanta mon sommeil. Lorsque le valet de chambre m’apporta mon petit déjeuner, à huit heures, comme chaque matin, et qu’il ouvrit les rideaux de ma chambre, la lumière du jour me déclencha un violent mal de tête.

Depuis mon enfance je traîne derrière moi un chapelet de moments honteux qui s’allonge au fil des ans. Les instants où je fus ridicule, vil, méchant ou lâche restent plantés dans ma mémoire comme des récifs que le flot de ma vie ne parvient pas à attaquer. Ils sont les piédestaux de ma modestie. Grâce à eux mes succès ne m’ont jamais grisé.

Dans la clarté bleuâtre de la chambre, je sus que mon aventure de la nuit venait de prendre place dans la laide cohorte des souvenirs maudits. J’aurais beau essayer de l’extirper de moi, rien ne pourrait faire qu’elle n’ait pas été. Désormais, elle altérerait un peu plus la maussade idée que je me faisais de moi-même.

— Monsieur a mal dormi ? observa Paul en installant le plateau sur mes genoux.

— Quel temps fait-il ? éludai-je.

— Couci-couça, Monsieur. Mars, c’est mars, que voulez-vous…

J’admirai la tranquillité de l’employé ; sa sereine vision des choses.

— C’est vrai, reconnus-je : mars, c’est mars, Paul.

Il se retira.

Je bus, coup sur coup, mon jus d’orange et ma tasse de café noir. Des ondes douloureuses continuaient de déferler dans ma tête, mais je savais qu’une longue douche froide finirait par les espacer et qu’après un léger whisky noyé d’eau gazeuse je serai paradoxalement guéri de mes excès. Un lent balancement intérieur sapait mon énergie. Mon regard tomba sur ma chemise de la veille, soigneusement accrochée à un dossier de chaise, bien que je ne remette jamais deux jours de suite la même chemise. Une petite tache de sang fleurissait le col. Elle provenait du baiser de Marie. Je m’efforçai de dissiper l’émotion qui me gagnait. Je n’allais tout de même pas me laisser envahir par le souvenir de cette névrosée…

Le téléphone sonna. Il s’agissait de Barnaque, le réalisateur chez qui je travaillais depuis quelque temps sur un nouveau film.

— Je ne vous réveille pas, Jean ?

— J’ai déjà pris mon petit déjeuner.

— C’est simplement pour vous dire que Marcé veut nous voir pour parler du scénario.

— Parler du scénario signifie le discuter. Il y a un os ?

— Il ne m’a pas dit, vous savez combien il est laconique parfois ?

— Oui, quand ça va mal, grommelai-je. Alors, programme ?

— Comme on est samedi, il nous attend à sa campagne.

— À quelle heure ?

— Le plus tôt possible, on bouffera là-bas.

— C’est la grande séance décidément !

Barnaque eut un rire inquiet et raccrocha. J’étais mortifié parce que Marcé avait chargé Barnaque de me prévenir au lieu de me téléphoner personnellement. Pour qui le connaissait, cela voulait dire que j’allais porter le chapeau.

*

Le portail blanc de la « Commanderie » était grand ouvert et j’aperçus la grosse Jaguar de Barnaque sur le terre-plein réservé aux voitures des visiteurs.

Un vieux jardinier remuait la terre d’un massif sous la petite pluie oblique qui noyait la campagne. Je stoppai et me mis à la recherche de mon scénario. Il avait glissé du siège voisin et gisait sur le plancher de l’auto. En le ramassant, je sentis le contact d’un objet mou, je découvris alors un sac à main de daim noir que je reconnus aussitôt pour être celui de Marie. Elle l’avait oublié dans ma voiture, la veille.

Je fus surpris par la violence de mon émotion. Mon cœur se mit à cogner anormalement tandis qu’un court instant ma vue se brouillait. Cet objet noir, doux sous mes doigts comme la main de la jeune femme, m’intimidait ; en même temps il me causait une allégresse qui ressemblait à du bonheur. D’un geste fébrile j’actionnai le fermoir d’or pour procéder à l’inventaire du réticule. Il contenait un tube de rouge à lèvres, un poudrier, un trousseau de clés, une liasse de billets de banque et un petit étui de cuir renfermant les papiers de voiture et le permis de conduire de Marie.

En fait, elle ne se prénommait pas Marie, mais Danièle. Son mensonge me blessa comme une insulte.

Danièle Carbon. Nom de jeune fille : Derny. À la rubrique « domicile », je lus : « Les étangs-Montfort-l’Amaury ».

L’ironie du hasard voulait que je découvre son sac à quelques kilomètres seulement de chez elle.

Un double bruit de pas sur le gravier de l’esplanade : Barnaque et Marcé venaient à mon avance. Le producteur portait un vieil imperméable troué et des galoches. Il fumait son éternelle pipe et il avait son regard faussement affable des mauvais jours.

— Eh bien, qu’est-ce qui vous arrive, vieux ? Vous ne parvenez pas à ouvrir votre portière ?

Personne ne pouvait se montrer plus drôle, ni plus gentil que Marcé lorsqu’il était de bonne humeur, et personne n’était capable autant que lui de vous accabler de bienveillantes aigreurs quand il traversait une période de maussaderie. Il devenait alors cinglant, sans pour autant se départir de sa politesse nonchalante. Il avait le genre anglais, ne l’ignorait pas et le cultivait. Pour rien au monde, il ne vous aurait reçu à sa campagne — lui si strict dans sa mise à Paris — autrement qu’en pantalon de velours et pull-over ravaudé.

— Je ne retrouvais plus mon script, bafouillai-je en fourrant le sac à main à l’arrière de la voiture.

Nous échangeâmes des poignées de main. Le regard aigu de Barnaque m’avertit que « ça bardait ».

— Vous avez une foutue mine, Jean, déclara Marcé en rallumant sa pipe.

Nous remontâmes en silence l’allée conduisant à la vieille demeure style Île-de-France. Une saine odeur de campagne mouillée parfumait cette matinée grise.

— Beaucoup de monde sur l’autoroute ?

— Pas mal, merci.

— Avec les futurs beaux jours, on va retrouver les sauve-qui-peut du samedi, soupira Marcé en s’effaçant pour nous laisser entrer.

Un feu de cheminée craquait joyeusement, projetant des lueurs dansantes sur les meubles anciens. La vieille chienne des Marcé somnolait devant l’âtre. D’ordinaire, j’aimais venir à la « Commanderie » où régnait une ambiance douillette. Yves Marcé et sa femme avaient su y recréer une atmosphère de demeure familiale ; en pénétrant chez eux, on éprouvait la rassurante impression que des générations de Marcé vous attendaient. Ce matin-là, pourtant, la maison ne m’émut pas. Pis : elle me parut hostile.

Une servante archaïque et dodue nous débarrassa de nos imperméables et nous nous assîmes autour de la cheminée dans laquelle notre hôte plaça avec amour une nouvelle bûche.

— Un petit café ? proposa le producteur.

— Non, merci.

— Il est trop tôt pour le whisky, décréta-t-il.

Il frotta ses mains pour les débarrasser de la poussière de bois.

— Bon, fit-il, on attaque ?

Barnaque se mit à regarder le jardin par la porte-fenêtre. Mon angoisse monta d’un cran. Un certain radoucissement, dans l’attitude de Marcé, me fit comprendre que j’allais souffrir. Mais je me moquais du scénario. Je ne pensais qu’au sac à main dans ma voiture.

— On se dit tout, n’est-ce pas, Jean ?

Charmante formule. Lui disait toujours tout aux autres mais les autres ne lui disaient jamais rien que d’agréable. Marcé aimait cette formule ; il affirmait qu’on ne pouvait rien produire de valable dans ce putain de métier sans une franchise réciproque.

— C’est si grave que ça ?

Il haussa les épaules.

— N’exagérons rien.

Il me prit mon scénario des mains, le feuilleta à toute allure, comme on actionnait jadis ces albums chargés de reconstituer le mouvement cinématographique, puis il le jeta sur le canapé.

— Il y a de bonnes choses, assura-t-il, de très bonnes choses même, seulement ça manque de rythme…

— Mais la dernière fois, vous disiez…

Il sourcilla et déclara sans ôter sa pipe de sa bouche, ce qui l’obligeait à parler les dents serrées :

— Justement ! La dernière fois, l’histoire était traitée en vingt-cinq pages et me passionnait. Je viens de la lire sur quatre-vingts et elle m’emmerde, il doit y avoir une raison, non ?

— Attention, il manque les dialogues, objecta mollement Barnaque.

Marcé tapota sa pipe contre une brique de la cheminée.

— Avec les dialogues, je m’emmerderai sur cent cinquante pages, et vous le savez très bien.

Je l’écoutais comme si tout cela ne me concernait pas ; comme s’il s’agissait d’une conversation surprise à une terrasse de café.

— Je voudrais vous poser une question, reprit le producteur.

Il s’adressait à nous deux :

— Est-ce que ce machin-là vous plaît ?

La veille encore, « ce machin-là » nous plaisait même beaucoup car il existe un envoûtement de la création qui vous pousse à l’indulgence, voire à l’enthousiasme. Deux cinéastes travaillant à un sujet sont vite persuadés d’œuvrer dans le génie.

Je promenai mes doigts sur mon manuscrit. Chez Marcé je comprenais combien il était creux, boiteux, sans âme. Je prenais du recul, me regardais mettre en phrases nos notes quotidiennes dans ma chambre d’hôtel, sur une machine à écrire déglinguée dont personne, hormis moi, n’aurait pu se servir. Nos idées étaient sans doute valables, seulement je les avais exprimées sans chaleur, dans un style « rapport de gendarme ».

Le grand Barnaque, avec ses sourcils broussailleux et ses mâchoires saillantes, devait m’en vouloir horriblement. La minute de vérité étant arrivée, il découvrait ma responsabilité et faisait de louables efforts pour endosser sa part de sarcasmes. Son amitié pour moi le poussait au sacrifice ; pourtant, quelque chose de flou dans son attitude, de fuyant dans son regard laissait transpercer un vague désaveu.

— Ce n’est pas définitif, dis-je sans la moindre fougue.

— Heureusement, lâcha Marcé.

Il bourra sa pipe, agitant ses doigts à l’intérieur de la grande blague brune avec une virtuosité de pianiste.

— Vous ne m’avez pas répondu, reprit-il en nous dévisageant froidement, ça vous plaît ou pas ?

— Brusquement, je viens de comprendre que nous faisions fausse route, admis-je.

Mon mea-culpa, au lieu de l’apaiser, provoqua chez lui une émission de bile.

— Et comment ! Tout est faux, archifaux : les personnages, les situations. Ces gens n’ont pas l’air de croire à ce qui leur arrive. Quant à Agnès, excusez-moi, mon petit vieux, mais j’ai quelque habitude de ce genre de fille, et je peux vous dire qu’elle cède un peu trop vite à Roland. Vous en faites une Marie-couche-toi-là, or c’est un personnage beaucoup plus ambigu…

Il continua de parler. Je ne l’écoutais plus.

Marie-couche-toi-là ! Je revivais ma soirée de la veille. Ma ridicule faction devant l’hôtel. La pluie sur le pare-brise trop incliné de ma Ferrari (lorsque je roulais rapidement, l’eau remontait la vitre, semblant ainsi couler à l’envers). Et ensuite ma gifle, sa lèvre fendue, ma course derrière son Austin. Je me vis, agenouillé en plein boulevard, comme avaient dû me voir les badauds.

Lorsque j’émergeai de mon évocation, Marcé ne parlait plus. Barnaque et lui me regardaient comme on guette l’éveil d’un opéré.

Je les dévisageai avec égarement.

— Où diable étiez-vous ? bougonna Barnaque.

— Excusez-moi, j’étais resté en panne, plaisantai-je. Je ne suis pas d’accord avec vous, Yves.

— À propos de quoi ?

— D’Agnès. Une femme peut très bien s’offrir brutalement sans pour cela être une catin.

L’insistance de leurs regards conjugués me fit rougir. Je me levai pour surmonter ma confusion. À travers les petits carreaux de la fenêtre j’aperçus ma voiture, à l’autre extrémité du parc. La pluie venait de cesser. Des oiseaux chantaient dans les feuillages ruisselants. Une grande déchirure lumineuse creusait le ciel. Je me dis que Marie (ou plutôt Danièle) n’était qu’à quelques minutes de là. Qu’elle regardait peut-être au même instant cette éclaircie couleur d’écume, et j’en éprouvai un trouble indicible.

Je revins aux deux hommes attentifs à mes faits et gestes. Mon comportement les déconcertait.

— Écoutez, Yves, déclarai-je, je crois que je me suis effectivement écarté du sujet. Il arrive à tous les auteurs de merdoyer, n’est-ce pas ? On est là à s’embaumer dans son histoire ; le manque de recul vous fait dérailler.

Marcé acquiesça.

— Je ne sais pas si Edmond est de mon avis, mais je pense que nous devrions nous accorder un petit temps mort de quelques jours afin de laisser se refroidir la chaudière. Ensuite nous y verrions plus clair.

Le producteur prit une mine boudeuse.

— Les Italiens arrivent la semaine prochaine pour discuter de la coproduction, il faut bien que je leur fasse lire quelque chose, non ?

— Donnez-leur le traitement sur vingt-cinq pages !

— Ils l’ont lu, c’est d’ailleurs ce qui les a accrochés. Ils ont dit qu’ils s’engageraient définitivement à la continuité. Si je leur donne « ça »…

Il saisit mon manuscrit entre le pouce et l’index comme on porte à la poubelle un papier souillé.

— Si je leur donne ça, Jean, ils vont se sauver à Rome en courant.

— Bon, alors laissez-moi au moins la journée. Demain nous reprendrons le collier, Edmond et moi, mais aujourd’hui, il faut que je rentre en moi-même. Vous comprenez, la situation est nouvelle. Hier encore nous pensions que tout baignait dans l’huile et ce matin vous nous apprenez qu’on s’est foutu le doigt dans l’œil, ça mérite une petite retraite, non ?

Marcé voulut bien l’admettre, mais aussitôt il ajouta :

— Voilà ce que je vous propose. On va passer tout ça au crible aujourd’hui, définir ce qui est sauvable. Demain vous vous relaxez, et lundi…

— Non !

Il se tut. Ses mâchoires se crispèrent et sa pipe tangua un instant. Son regard s’éteignit ; il n’y eut plus sur son visage aristocratique qu’un froid dédain. Il détestait qu’on lui résiste. En dehors de la question travail, il était également déçu par mon lâchage. Il aimait prolonger à la « Commanderie » ses activités professionnelles, jouer au producteur-paysan-pour-rire. Il faisait lui-même la cuisine, affublé de tabliers-gadgets que des acteurs lui ramenaient des États-Unis et servait à la ronde de grandes rasades de vin rouge en prenant l’accent berrichon.

— Comme vous voudrez, Jean. Mais c’est dommage !

Derrière la fumée de sa pipe, le « c’est dommage » sonnait comme une menace.

— Vous restez, Edmond ? demanda-t-il au metteur en scène.

— Naturellement ! s’empressa Barnaque.

Il m’adressa une œillade hautement réprobatrice. Elle constituait une espèce de lâchage. Edmond se désolidarisait de moi. Je faillis me raviser. Partir à cet instant constituait une sombre idiotie. Les absents ont toujours tort, principalement dans une profession aussi fumeuse que la mienne. Je me connaissais, je savais qu’en restant et en les écoutant disséquer notre scénario je me prendrais au jeu. Stimulée par la discussion, mon imagination se mettrait vite à caracoler. Dans ce domaine, j’étais le gars à prouesses. Plusieurs fois, des producteurs m’ayant téléphoné pour me demander si je disposais d’un sujet, j’avais répondu par l’affirmative et m’étais présenté dans leurs bureaux sans savoir ce que j’allais leur raconter.

Je démarrais par un prudent :

— J’ai un sujet sensas, tout dépend du genre de film que vous souhaitez faire…

— On aimerait un truc d’action, policier peut-être, c’est pour l’ancien assistant d’Untel à qui nous allons confier sa première réalisation. Vous savez que c’est lui qui, pratiquement, fait les films d’Untel, néanmoins, nous voulons limiter les risques.

La plaie de ce milieu, c’est qu’on y fait toujours courir des bruits désobligeants sur les gens réputés.

J’avais le chic pour m’exclamer :

— Ça tombe au poil, mon sujet est justement policier.

Je plongeai alors dans un état second, proche de l’hypnose. Ça se déclenchait tout seul dans mon esprit. Des images défilaient. Un type marchait sur la grève. Je le décrivais. J’imitais le bruit des flots, les cris des mouettes. Un homme embusqué dans une cabine de bain, avec un fusil à lunette… Une heure plus tard, les producteurs me demandaient de mettre tout ça « noir sur blanc » mais de le condenser en un minimum de pages « Car vous savez combien les distributeurs sont paresseux quand il s’agit de lire ? »

Oui, j’aurais dû rester. J’aime mon métier et je le trahissais en m’en allant. Quand je pris congé, leurs mains étaient sèches, leur « au revoir » bref. Ils ne me raccompagnèrent pas. Je gardai le dos rond jusqu’à ma voiture. Pourtant, une fois que j’eus franchi le portail de la « Commanderie » une immense exaltation s’empara de moi. Cela me rappela le jour où j’avais quitté Martine, avec pour bagages ma machine à écrire et mon carnet d’adresses.

Par-delà l’âcre peine qui me poignait, une sauvage allégresse gonflait mon âme comme une voile. L’arrachement avait été sinistre, impitoyable, un peu honteux par certain côté. Et pourtant je chantais à tue-tête au volant de mon auto.

Jamais un révolutionnaire ne chanta plus fort sa foi en la liberté.

Je pris la route de Montfort et me mis à chanter.

L’odeur des haies me chavirait.

CHAPITRE IV

Les étangs ! ce nom faisait présager une noble demeure d’Île-de-France, nichée dans un creux de vallon. J’imaginais des murs de pierre, un toit pentu, des portes-fenêtres, une terrasse pavée au milieu de laquelle devait subsister un vieux puits ; aussi fus-je terriblement choqué en découvrant une infâme bâtisse cubique, d’un mauvais goût provocant. C’était le genre de construction qui profane un paysage et fait la honte des voisins. Les propriétaires environnants devaient se référer à elle pour situer leurs propres maisons. « Vous prenez le premier chemin sur la gauche après l’horrible chose qui ressemble à une clinique tunisienne. »

Car cette habitation était anachronique avant tout. Peut-être ne m’aurait-elle pas fait sursauter si elle se fût trouvée parmi les pins parasols de la Côte d’Azur ; ici elle hurlait de tout son cubisme plâtreux, de toutes ses fenêtres peintes en rouge.

Son nom courait en vermicelle de fer forgé sur le mur d’enceinte sommé de tuiles romaines, immense comme le « Défense d’afficher » rébarbatif qui souille certaines maisons bien plus qu’une affiche.

Un vaste jardin bien léché l’entourait. D’immondes animaux en porcelaine transformaient les pelouses en un parc zoologique pour Musée Grévin. Je me dis qu’il fallait un fameux potentiel de mauvais goût pour accumuler tant d’horreurs sur une si faible superficie.

Au fond de la propriété, se dressait un vaste bâtiment dont le toit en arc de cercle était entièrement vitré. Il ressemblait à une usine, à une serre ou bien encore à une immense volière. Je n’eus pas le temps de me demander à quel usage on avait destiné cette seconde aberration, car un énorme chien danois se jeta en grondant contre le portail de bois. Il le dépassait de la tête. Ses yeux rouges flamboyaient. J’hésitai à sonner, non pas certes par peur du molosse, mais parce que je n’en avais plus la moindre envie. La veille, Danièle (je ne parvenais pas à me faire à ce prénom) prétendait que j’avais sabordé son état de grâce en début de soirée. Le mien venait à son tour de cesser net, comme cesse la musique lorsqu’on soulève le bras de l’électrophone. Il avait suffi de cette maison de B.O.F. délirant pour balayer l’intense nostalgie qui me taraudait depuis mon réveil. Le gros danois avait l’air aussi stupide que la propriété de ses maîtres. Le sac sous le bras, je m’approchai de la sonnette lumineuse et l’actionnai. Une minute plus tôt j’aspirais à revoir Danièle, maintenant je redoutais qu’elle ne se montre. Je ne perçus pas le timbre, mais très vite une domestique parut à la porte de service. Une jeune mulâtresse dont une blouse à rayures bleues et blanches soulignait les formes agréables et rehaussait le teint. Elle s’approcha en ondulant de la croupe, d’un geste souverain elle calma les grondements du danois avant de m’adresser un éclatant sourire.

— Monsieur ?

Je lui tendis le sac à main.

— J’ai trouvé ce sac, je crois qu’il appartient à la propriétaire de cette maison ?

— Oh ! oui, c’est le sac de Madame.

Elle parut contente, comme si je restituais un objet qui lui soit personnel.

— Il était où ? demanda la soubrette.

J’avais déjà préparé la réponse.

— Dans la rue.

— À Paris ?

Elle prononçait les « r », contrairement à la plupart des gens de couleur, les accentuait même, par coquetterie.

— Oui, à Paris.

Comme j’attendais, de nouveau aux prises avec mon indécision, la pensée que peut-être j’espérais quelque récompense l’effleura.

— Madame, elle dort encore, vous voudriez voir Monsieur ?

— Ce n’est pas la peine.

— Mais si, le voilà justement qui sort de sa piscine.

Elle tendit le bras en direction de la bâtisse au toit de verre. Ainsi donc, il s’agissait d’une piscine couverte ?

Un singulier personnage venait d’apparaître. Corpulent, très grand, le poil blanc, il portait un énorme pardessus à carreaux et une serviette en tissu-éponge verte en guise de cache-nez. Il avait les jambes nues et marchait avec des béquilles. Une saisissante apparition en vérité, que mon imagination féconde n’aurait pas inventée. Cet homme m’effraya.

— Je suis très pressé, excusez-moi.

Je remontai en voiture et fis un démarrage forcené. L’incident du sac causerait peut-être des ennuis à Danièle ; sans doute aurait-il mieux valu que je le lui restituasse discrètement, mais un certain cynisme me poussait à ricaner de cette perspective. Que la fausse Marie se débrouille. D’après ce que je connaissais de sa conduite, son monstrueux époux était sans doute très sot ou très tolérant. Elle devait savoir lui mentir brillamment.

*

Ce fut une journée grise. Pour un homme seul et désœuvré, les week-ends constituent des épreuves intolérables. Je regrettais la « Commanderie » avec sa bonne cheminée fumeuse, la vieille chienne assoupie et les badins sarcasmes d’Yves Marcé. Chez lui, la mauvaise humeur ne durait jamais très longtemps. Travailler m’aurait calmé les nerfs. Ce sot état de disponibilité dans lequel je m’étais fourré me pesait.

Vers midi je bus deux Martini au bar du Fouquet’s. Ils ne firent qu’accroître mes remords mais me rendirent assez veule pour me faire téléphoner au producteur. La voix maladroite de la vieille servante rurale me répondit. Elle me dit que Monsieur travaillait et qu’on ne pouvait pas le déranger.

— Dites-lui que c’est Jean Debise !

Elle me fit répéter mon nom à deux reprises et j’en fus ulcéré. Je ne tire pas vanité de mon nom, par contre je n’aime pas que certains de mes compatriotes l’ignorent encore. Lorsqu’on compte parmi les trois ou quatre meilleurs adaptateurs-dialoguistes de France, on doit être dispensé des tracasseries de l’anonymat. La servante me pria d’attendre et j’eus Marcé au bout du fil. Son ton m’indiqua que les travaux de replâtrage ne devaient pas avancer très vite.

— Oui ? demanda-t-il sèchement.

— C’est Jean.

— Oui, alors ?

Je faillis raccrocher. C’eût été la fin de nos relations.

— Comment ça marche ? bredouillai-je d’une voix peu cocardière.

— Ça va.

— Écoutez, Yves, je voudrais que vous m’excusiez pour tout à l’heure, en ce moment je… j’ai de graves ennuis.

Marcé se radoucit immédiatement car c’était un garçon charitable. Il avait suivi ma déconfiture matrimoniale avec d’autant plus d’intérêt qu’il appréciait beaucoup mon ex-femme. En général, les gens de mon entourage ne s’étaient pas formalisés ; au contraire, dès que j’eus franchi le point de non-retour, la plupart d’entre eux m’assuraient que j’avais eu raison de lâcher Martine.

— Quels ennuis, Jean ?

En virtuose des scénarios-express, je lâchai :

— Hier, j’ai reçu la notification de mon jugement de divorce, Yves.

Je ne pouvais rien trouver de mieux pour l’amadouer. Il y eut un court silence et il murmura :

— Oui, je comprends. Il fallait le dire.

Je m’installai dans la situation.

— Dire quoi, Yves ?… Hier je me suis saoulé la gueule, assez honteusement.

— Pourquoi n’êtes-vous pas resté avec nous ?

— Je ne me sentais pas en état de travailler. J’ai un coup de flou, quoi, ça passera.

J’espérais qu’il allait me proposer de les rejoindre, il eut la réaction inverse.

— Je comprends, Jean. Dans ce cas-là on a besoin de s’isoler. Ne vous tracassez pas, mon petit vieux, vous donnerez un coup de collier plus tard, je téléphonerai à mes ritals de remettre leur voyage.

Je le remerciai piteusement. Quand il eut raccroché je lançai un « merde » retentissant qui fit glousser une jeune femme dans la cabine contiguë. Marcé devait raconter ma crise de conscience à Barnaque en préparant ses grillades.

— Ça ne va pas, monsieur Debise ? me demanda René, le standardiste.

J’éludai sa question. Au fait, pourquoi cela n’allait-il pas ? À cause de cette petite nymphomane ou à cause de mon divorce ? À moins que cela ne provienne de mon manque d’ardeur au travail ? Ou de ma solitude à l’hôtel ? Sans compter mes libations exagérées… Bref, ça résultait d’un ensemble.

— Je me fais ch…, René !

Il sourit, cligna de l’œil.

— Dans ces cas-là, il ne faut pas rester seul, monsieur Debise.

Je lui rendis son sourire.

— Vous avez raison, demandez-moi Gravelle.

Il possédait une mémoire stupéfiante. Dès qu’un habitué lui réclamait trois ou quatre fois la même communication, il suffisait ensuite de lui annoncer le Central pour qu’il compose dès lors tout le numéro.

Geneviève me répondit entre deux bâillements qui vous donnaient envie de retourner vous coucher.

— Tiens, l’oiseau rare, fit-elle, qu’est-ce que tu deviens ?

— Je vais bientôt te mettre sur un coup, l’attaquai-je.

— Je connais ta chanson : tu m’auras mise sur un canapé avant, en bonne bécasse que je suis.

Elle était starlett et se donnait généreusement à tous les hommes susceptibles de lui décrocher un rôle. Dans mon clan elle servait d’extra. Jusque-là, malgré sa bonne volonté, sa carrière cinématographique n’allait pas au-delà d’une modeste figuration.

— Cette fois il s’agit d’un truc intéressant, mentis-je.

— J’aurai plus de dix secondes de présence à l’écran ?

— Tais-toi, c’est presque un second rôle. Il faut qu’on en discute.

— Dans ta chambre, naturellement ?

— On y est tranquille, non ?

Elle hésita, mais mollement, cela se devinait à la qualité de son silence.

— Je devais aller « au coiffeur » à deux heures. Si j’y vais pas aujourd’hui, demain ce sera dimanche, et après-demain lundi.

— Quand bien même tu irais te faire friser, ma belle, rien ne pourrait empêcher que ce soit dimanche demain et lundi après-demain. Viens décoiffée, je hais les femmes sophistiquées.

Je raccrochai pour couper court à ses ultimes et inutiles objections. Geneviève aurait eu un rendez-vous à l’Élysée, le premier perchman venu était capable de le lui faire annuler.

Elle vint me rejoindre au George V une heure plus tard. Je l’attendais, en robe de chambre, devant une table roulante chichement garnie de caviar, de vodka et de poulet froid marbré de truffes.

Geneviève était une petite boulotte agréable avec un visage marrant, une mise toujours soignée et une conversation moins bête que son personnage.

— Mince ! s’exclama-t-elle en louchant sur les mets de choix, tu vas me proposer de jouer la Dame aux Camélias ! Je me déloque tout de suite ?

Son tailleur Chanel, dans les tons verts, s’harmonisait très bien avec sa chevelure roux vénitien.

— Non, reste habillée.

Elle haussa un sourcil.

— Toute la journée ?

— Oui !

Geneviève lissa doucement les revers de son deux-pièces.

— Dis, tu permets : il est flambant neuf et avec le prix que je l’ai payé j’aurais pu acheter au moins dix lignes d’un de tes scénarios !

— Je le dorloterai !

— Tu parles ! Toi, quand tu t’envoles, on a l’impression que tu joues « Typhon sur Nagasaki ». Qu’est-ce qui te prend de vouloir me faire ça habillée ?

Je ne répondis pas. Je revoyais la robe fripée de Danièle à la terrasse de la brasserie. Je retrouvais son odeur, pour la première fois de la journée. Une odeur extraordinairement sensuelle.

Nous déjeunâmes et je bus une forte quantité de vodka. J’avais les oreilles rouges en quittant la table.

— T’es pas causant, déplora Geneviève. Je te trouve tout chose aujourd’hui.

— C’est vrai, en ce moment j’ai une certaine difficulté d’être.

— Tu veux que je te dise ? Ça vient du foie. T’as le blanc des yeux jaune comme un vieux bourrin. Tu sais que ça existe, le vichy, et que c’est pas mauvais à boire ? Bon, si tu me parlais de ce rôle ? J’eus un geste évasif.

— Rien ne presse…

— D’autant plus qu’il est pas encore écrit, hein ? ajouta-t-elle amèrement. Toujours des salades, des promesses-bidon. On dirait que ça vous amuse, les hommes, d’être dégueulasses. Si tu as envie de moi, c’est pas la peine de m’appâter avec des bobards, je sais me contenter de caviar.

J’eus honte. Je lui pris la taille. Un grand élan de sincérité m’anima. Il ne durerait pas, mais il était sincère. Dans la foulée, je croyais toujours pouvoir réaliser les promesses que m’arrachaient les acteurs.

— En voilà des façons de m’engueuler, puisque je te dis que tu vas avoir un rôle. Très chouette, même !

— Un rôle de quoi ?

Je fis par la pensée une rapide exploration du scénario en cours.

— De sœur, dis-je.

Ça la fit rire.

— Je vais être marrante avec une cornette, ma bigote de mère sera folle de joie.

— Crétine, il n’est pas question de religieuse ! Tu seras la sœur du héros.

— Ah ! bon, et ça consistera en quoi ?

— Il a un gros chagrin, il veut se buter, tu comprends ses funestes intentions et tu l’en empêches.

— En coupant le gaz ? Comme c’est Barnaque qui réalise ça va se traduire par un gros plan de ma main sur le robinet ; je connais sa théorie : faire parler l’objet !

— Tu veux bien me laisser t’expliquer au lieu de faire de l’esprit ?

Elle battit des cils.

Go, homme ! Mais si tu permets je vais tomber la veste car la chaleur communicative des banquets me grimpe au bocal.

Elle ajouta en ponctuant d’un clin d’œil polisson.

— T’inquiète pas, je la remettrai pour. Alors, mon rôle de frangine vigilante ?

— Le gars tourne en rond dans sa chambre… Comme moi en ce moment… Il est dévasté par une bonne femme rencontrée au cours d’une virée nocturne. Il s’en rend compte par instants, surtout lorsqu’il en a un coup dans l’aile. Cette rencontre vient de chambouler bêtement sa vie. C’est comme un maléfice, un sortilège, tu suis ?

— Ouais ! c’est pas mal. Ensuite ?

— Quand il étudie son cas, il le trouve idiot. Quand il juge la dame en question, il l’estime névrosée, et pourtant il a besoin d’elle. C’est valable, non ?

— Tout dépend comment tu leur feras gober ça.

Naturellement, ce n’était pas le scénario que je lui racontais, depuis un instant, mais ma propre aventure. Manière indirecte de faire des confidences, de tester mes sentiments.

— Parce que tu trouves ça un peu louftingue ? m’inquiétai-je.

Geneviève s’assit sur le bord du lit et envoya promener ses chaussures à l’autre bout de la chambre.

— Évidemment, mais c’est du cinoche, après tout. Faut bien leur raconter des trucs abracadabrants pour les distraire, sinon ils resteraient devant leur télé…

Comme je me taisais, elle soupira :

— Ben, continue, tu m’intéresses !

— C’est un état d’âme, tu comprends.

— C’est enregistré. Mais faut des rebondissements, sinon y a rien qu’ennuie davantage le public que les états d’âme. Parce que je vais te dire : des états d’âme, tout le monde en a.

— Ce type…

— Mon frère ?

— Oui, ton frère… Il est en plein cirage. Il voudrait retrouver sa bouleversante compagne d’une nuit. Le hasard lui vient en aide. En effet, imagine qu’il découvre le sac à main de cette personne dans sa voiture où elle l’avait oublié.

Geneviève fit la moue.

— Ça te chiffonne ? m’inquiétai-je.

— Je voudrais pas te vexer, mais tu as phosphoré dans le facile. Le sac à main dans la bagnole, c’est un peu comme l’assassin qui perdrait sa carte de visite sur les lieux du crime. Les spectateurs vont se tapoter le menton, dire que tu baisses…

— Écoute la suite. Il lâche ses occupations et reporte le sac à la dame. Il arrive devant une propriété hurlante de mauvais goût ; lui, c’est un esthète, la vue de cette baraque de B.O.F. le meurtrit, cisaille net son envie de revoir la femme en question. Il donne le sac à la domestique et se sauve littéralement.

— J’aime déjà mieux, apprécia Geneviève ; after ?

— Un moment de calme absolu suit. Mon héros se sent délivré. Il reprend goût au quotidien. Mais cette accalmie est de courte durée, il suffit de quelques verres d’alcool pour que revienne, insistante, la nostalgie de l’inconnue.

— C’est plus une inconnue s’il a son adresse. Alors ?

Je me versai un verre de vodka et l’avalai.

— Alors il traverse une période trouble. Il n’a plus de moral, tout lui paraît gris et superflu. Et, devine ce qui se passe ?

Je venais de prendre une décision : celle de jouer mon spleen à pile ou face et de me comporter selon l’hypothèse qu’allait formuler ma petite camarade.

— Ben, réfléchit-elle, il téléphone à sa bonne femme, puisque maintenant il sait où elle perche.

— Et que lui dit-il ?

Geneviève me dévisagea avec attention, après quoi elle s’allongea sur le lit, tira sa jupe sur ses cuisses, moins par pudeur que pour ne pas la froisser, et soupira :

— T’es casse-pieds quand tu as le béguin, toi. Appelle-la et cesse de me vendre tes vannes. Tu trouveras bien quoi lui dire !

Un homme est toujours stupéfait de voir ses astuces percées à jour par une femme. Nous restons jusqu’à la mort des petits garçons gauches qui ne savent pas mentir.

— Qu’est-ce que tu racontes !

— Moi, la vérité ! Je sentais bien que tu voguais en plein cafouillage. Ton héroïne, tu te l’es faite ?

Vaincu, je secouai négativement la tête.

— Alors, dépêche-toi de l’amener ici ! Ensuite, je te prédis que tu verras les choses autrement.

Elle m’adressa un rire tendre.

— Un vrai puceau, t’as quel âge ?

— Trente-neuf !

— Bientôt génaire et toujours vierge, ricana Geneviève, ta maman t’a donc rien dit quand tu t’es marié, Jeannot ?

D’une souple détente, elle quitta le lit et erra dans la pièce pour récupérer ses vêtements dispersés. Elle enfila ses chaussures sans se baisser, passa sa veste lestée d’une chaînette dorée et rechargea ses lèvres épaisses.

— Qu’est-ce que tu fais ?

— Juste le temps de foncer chez Carita.

— Dis, tu ne vas pas me laisser, Viève ! Je suis en plein cirage !

— Tout ce que je pouvais pour toi, c’était te donner un bon conseil : téléphone-lui.

— Mais on n’a pas parlé de ton rôle.

Elle s’approcha, me prit la bouche entre ses deux mains et, de la sienne, effleura la grosse lippe qu’elle avait fait naître.

— Mon rôle est terminé, mon chou. Quant à l’autre, s’il existe, tu me l’enverras par la poste.

Elle me lâcha et balança un instant un sourire attendri.

— T’es mignon, tout de même. Si les gens qui voient flamboyer ton nom au fronton de cinés se doutaient que tu es si môme, ça chamboulerait leur notion des valeurs.

Elle se regarda une dernière fois dans la glace.

— Y a pas de grands hommes, affirma-t-elle en passant la porte. Y a pas de grands hommes !

J’étais content de la voir s’en aller. Je n’avais plus envie d’elle ni de sa présence. Je me jetai à plat ventre sur mon lit et me distendis pour attraper le téléphone.

— Appelez-moi une propriété qui s’appelle « Les Étangs », à Montfort-l’Amaury, dis-je à la standardiste.

Je raccrochai.

Quelque chose était en train de se mettre en marche. Cela commençait par des fiches de couleur sur le poste d’un central téléphonique.

Mon destin courait le long des fils sur lesquels des oiseaux perchés ressemblaient à des notes de musique.

*

— Je vous passe Montfort…

Une sonnerie acide servait déjà de fond sonore à l’avertissement. Elle avait, semblait-il, des interruptions plus marquées que les sonneries téléphoniques normales. La petite vrille s’enfonçait dans mon tympan et se figeait, pour plonger plus profondément au spasme suivant. On ne devait pas beaucoup utiliser le téléphone chez les Carbon. J’imaginai l’appareil, abandonné dans un bureau dont l’infirme n’avait que faire. À la fin on décrocha.

— J’écoute ! fit une voix d’homme.

C’était le mari. Son timbre épais lui ressemblait. Toute sa masse pesait sur son « j’écoute ».

— Monsieur Dubois ? demandai-je précipitamment.

— Vous faites erreur.

— Excusez-moi.

Il coupa la communication d’un geste brutal qui me fit l’effet d’une gifle.

« Salaud, va ! »

Je plantai férocement le combiné sur sa fourche.

« N’insiste pas, m’exhortai-je, c’est le genre de journée au cours de laquelle tout va mal, rien n’aboutit. Dans ces conditions-là, on gobe deux « Mérinax » et on attend que ça passe. La loi d’Azaïs : moitié grisaille, moitié soleil. Demain, peut-être, ferait-il beau ? Mais ne sont sages que les gens raisonnables.

J’avais toujours été le contraire d’un homme raisonnable, aussi me rhabillai-je en hâte.

*

J’attendis près de deux heures, au volant de ma voiture arrêtée à cent mètres de leur foutue maison. Je me délectai de sa hideur…

Un long mur de pierres grises courait sur ma droite. D’énormes pousses de lierre festonnaient sur le faîte de cette enceinte romantique. À gauche, le mur des « Étangs », éclatant de blancheur, ressemblait à une insolence de plâtre. Il nourrissait l’instinctive haine que je vouais au mari de Danièle. Je ne lui en voulais pas d’être son époux, mais d’être un homme grotesque. Ce butor enrichi la forçait de vivre dans un cadre indigne. Je pressentais ce que devait être leur existence dans ce cube de béton. Danièle y étouffait. Ses frasques nocturnes correspondaient à un besoin d’évasion. Elle était malheureuse.

Un bruit de pas me mit en éveil. Je jetai un regard dans mon rétroviseur et vis arriver la mulâtresse du matin. On devait lui accorder son samedi après-midi car elle portait un superbe manteau de drap beige à col de fourrure qui avait dû appartenir à sa patronne.

J’hésitai, mais dans l’état de surexcitation où je me trouvais, on a toutes les témérités.

— Mademoiselle ! l’appelai-je.

Elle avait déjà reconnu ma voiture. L’inconvénient de ces autos est qu’elles ne passent pas inaperçues.

Docile, la jeune fille s’approcha.

— Je voudrais vous demander un service…

Je fouillai mes poches fébrilement.

Elle regarda mon billet de cinquante francs, son sourire disparut.

— Un grand service, ajoutai-je, tenez, prenez…

Elle ne fit pas un geste. Sans doute l’importance du pourboire l’effrayait-elle.

— Je voudrais que vous disiez discrètement à votre maîtresse que le monsieur du sac aimerait lui parler.

Comme elle restait toujours immobile, j’insistai.

— Soyez gentille !

Je devais me contorsionner pour capter son regard. Cette fille de couleur ressemblait à certains masques noirs, nobles et énigmatiques. À la fin elle prit le billet.

— Dites-lui bien que j’attends, n’est-ce pas ?

Je la suivis des yeux. Avant de pénétrer dans la propriété elle se retourna. Je crus qu’elle allait revenir vers moi pour me rendre mon billet. Mais elle entra.

La nuit tombait déjà. À la « Commanderie », Barnaque devait prendre congé de notre producteur, les poches gonflées de notes qu’il me faudrait subir le lendemain. On quittait toujours la campagne de Marcé entre chien et loup car, à cet instant, Yves avait une manière bien à lui de congédier ses visiteurs. Il s’abstenait d’allumer les lampes, de remettre du bois dans la cheminée, de parler. Il se contentait de caresser sa chienne en faisant grésiller sa pipe dans la pénombre. Alors on savait que le moment des adieux était venu. Il vous chassait simplement en provoquant en vous le besoin d’être ailleurs. J’aimai que la nuit tombe au moment de revoir Danièle. Je l’aurais même souhaitée plus totale, plus hermétique. Je ne bougerais pas de l’auto. J’ouvrirais seulement la portière de droite. Puis j’éteindrais en même temps la lumière du plafonnier afin de ne pas effaroucher l’arrivante.

Ensuite !…

Une silhouette jaillit dans la rue morte, et mon cœur se flétrit. C’était la mulâtresse. Elle ! marchait droit à moi, d’un pas rapide. Les pans de son manteau déboutonné s’écartaient et flottaient derrière ses jambes. De loin, je vis l’enveloppe blanche dans sa main sombre. L’espoir me revint.

— Tenez, fit-elle.

Je happai littéralement l’enveloppe. Elle n’était pas cachetée. À l’intérieur se trouvait, plié en quatre, mon billet de cinq mille francs et une carte de visite au nom de Julien Carbon.

Sous le nom je lus cette simple ligne, écrite en caractères laborieux : « Foutez le camp ! »

— Que faut-il dire à Monsieur ? demanda la domestique avec une souriante impudence.

Je promenais machinalement mon pouce sur le nom de Carbon sans déceler le moindre relief.

— Dites-lui de se faire graver des cartes de visite, répondis-je, les siennes font un peu peigne-cul.

CHAPITRE V

J’étais complètement ivre en poussant la porte du bar. J’écartai la tenture de velours bleu séparant l’entrée de la salle où déjà des couples faisaient du frotti-frotta. La démarche indécise, je gagnai le renfoncement du comptoir, me juchai sur le même tabouret que la veille. J’avais traîné dans combien de bistrots avant d’échouer ici ? Dans chacun d’eux j’avais systématique ment réclamé : un Martini et l’inter-urbain. Certains ne possédaient que l’automatique. Je buvais alors mon apéritif et repartais vers un autre établissement, plus vaste, dont le sous-sol organisé permettait des appels extérieurs. Je composais alors le 11. Maintenant la sonnerie des Carbon m’était devenue familière. De même que la forte voix rageuse du mari : « J’écoute ? ». L’espoir de « tomber » sur Danièle s’émoussait, pourtant je m’obstinais. Cela devenait un défi. À la fin, il décrochait sans rien dire, attendant que je me manifeste. J’usais bêtement du même subterfuge imbécile : « Je suis bien chez Monsieur Dubois ? » Une fois ou deux, il répondit « non ». Ensuite il coupa la communication sans proférer une syllabe, seulement je l’avais identifié à sa respiration puissante, nasale.

À quoi rimait cette insistance stérile ? Je devais avoir fait un fameux gâchis. « Tu es un salaud », me disais-je à chaque appel. Le vieux type au pardessus à carreaux rêvait probablement de me briser ses béquilles sur la tête. Sa silhouette burlesque me hantait. Je le revoyais, sortant de sa piscine, les jambes nues sous le gros manteau aux épaules remontées par les deux rames métalliques. La cocasserie de son accoutrement résidait là. Peut-être eût-il éveillé ma compassion s’il avait eu un pantalon ?

— Dites, Oscar !

— Je m’appelle Georges, monsieur, Oscar est de congé le samedi.

Je n’avais pas remarqué le changement de barman. Décidément, la trahison de cette fielleuse journée continuait. Il ne me restait même pas le recours de parler d’elle à un garçon de café.

— Monsieur voulait quelque chose ? s’inquiétait le serveur.

Il était brun, comme Oscar, mais plus grand, plus maigre et son œil, à lui, ne pétillait pas.

— Vous croyez aux horoscopes, Georges ?

Par contre, malgré son visible manque d’humour, tout comme son collègue, il possédait la psychologie du client ivre.

— Pas complètement, mais il y a du vrai, monsieur. Je l’ai remarqué : beaucoup de vrai. Monsieur est de quel signe ?

Il parlait en continuant sa mise en place. On aurait dit quelque chirurgien préparant sa table d’opération. Il disposait des verres sur des serviettes blanches, mettait son shaker à portée de main, modifiait l’ordonnance des bouteilles sur les étagères, selon un rangement qui lui était personnel.

— Cancer !

Il fronça le nez.

— Intelligence, sensibilité, penchant à l’imagination, récita Georges. Seulement le Cancer se complique la vie, monsieur. J’en sais quelque chose.

— Vous l’êtes également ?

— Pas moi : ma femme.

— Il se présentait comment, aujourd’hui, l’horoscope du Cancer ?

— Je l’ignore, monsieur. D’ailleurs il n’existe pas d’horoscope commun. Tout est affaire de décan et d’influences. Moi qui suis Poisson, influence Sagittaire, je peux vous promettre que mon horoscope n’a rien à voir avec celui de ma belle-sœur qui est également Poisson, mais influence Gémeaux.

Il rechargea le tourne-disques, comme un soutier recharge sa chaudière. La pile de microsillons voisinait avec celle des soucoupes, à l’extrémité du comptoir.

— En voilà pour une heure, murmura-t-il en revenant presser des oranges de mon côté. J’ai une soirée à base de slows et de tangos. Comme dit le patron : le samedi, notre principal client c’est le charcutier de Charenton. Ces gens-là, le jerk les fait fuir. Ils viennent ici pour y chercher du langoureux. Si je vous disais que, passé minuit, je leurs fous des trucs tziganes ? Ça les fait chialer et ils commandent du champagne.

Un tango éclata, brutal, mais très vite évanescent. Il me rappela Danièle, dans l’autre boîte, avec son cavalier qui dansait comme les casse-noisettes de la publicité Nuts. Cette musique-sirop remua ma tristesse stagnante, lui donna une espèce d’effervescence.

Je bus deux verres. Ce soir j’aurais mon compte et c’est une brute inerte qui s’abattrait dans son lit d’hôtel.

— Georges !

— Oui, monsieur ?

— Vous avez l’inter ?

— Au comptoir seulement, monsieur, fit le barman en me désignant l’appareil téléphonique. Quel numéro demandez-vous ?

— Le zéro, cent soixante-trois, à Montfort… Non, je me trompe, le… Attendez…

Je fouillai la poche supérieure de mon veston.

— C’est inutile, dit une voix : il s’est mis aux abonnés absents.

Et elle fut là, près de moi, avec son manteau de fourrure où perlaient des gouttes de pluie, la même robe que la veille, et le sac de daim noir que je lui avais rapporté. J’eus du mal à reconnaître son visage figé. Elle était à jeun ; un je ne sais quoi de dur rendait ses traits anguleux. Elle cessa immédiatement de m’enchanter. Je la trouvai quelconque. Ma déception dépassa ma surprise.

— Un scotch pour Madame, Georges ! Et pas de téléphone pour moi !

L’arrivante escalada le tabouret voisin. Je tendis la main pour l’aider, mais elle feignit de ne pas la voir.

— Non, pas de whisky, rectifia-t-elle, donnez-moi du vichy avec n’importe quoi dedans.

Georges se rembrunit.

— On ne sert pas de vichy ici, madame ! protesta le barman.

— Alors un Perrier !

Il me prit à témoin :

— Le Perrier, d’accord, mais pas seul…

Danièle haussa les épaules.

— Servez-moi un scotch-Perrier. Mais je me servirai l’eau moi-même.

Le garçon retrouva son sourire commercial. Quand il eut posé le verre d’alcool et la bouteille d’eau gazeuse devant la jeune femme, elle vida son verre dans le bac à plonge où j’avais jeté mon alliance. Ensuite de quoi, tranquillement, elle se servit en eau. Georges se renfrogna.

— Ça te choque ? lui demandai-je.

Il hocha la tête.

— J’aime pas voir gaspiller la marchandise.

— Tu penses aux petits Hindous qui n’ont même pas un whisky pour oublier leur faim, hein ?

Sentant ma hargne, il préféra s’éloigner.

Je me tournai vers Danièle.

— C’est votre période d’austérité ?

— De sobriété seulement.

— Sur toute la ligne ? Ce soir vous ne tapinez pas ?

Ses doigts se crispèrent sur le verre embué.

— Ce soir je suis venue vous voir.

— Vous saviez que je serais ici ?

— Ce n’était pas difficile à deviner.

— Bon, alors allez-y, engueulez-moi, j’écoute !

Elle posa sur moi un regard froid et ne dit rien.

— Sacrée Marie, va ! grommelai-je. Les bonnes femmes ont vraiment le mensonge chevillé aux lèvres. Je vous entends encore me dire de chercher un autre prénom parce que celui-ci était le vôtre ! Vous êtes une vraie menteuse, car vous mentez gratuitement, par sport…

Elle ne se départit pas de son calme.

— Je vous ai répondu ainsi parce que Marie était le prénom de ma mère.

— Il faudrait maintenant que je voie votre livret de famille pour vous croire. Vous voulez que je vous dise, Danièle ? Je préférais Marie.

— Je sais.

— Comment le savez-vous ?

— Je l’ai lu dans vos yeux.

— Qu’est-ce qu’on peut lire dans les yeux d’un type bourré à mort ?

— Tout, et principalement votre déception.

— Quelle déception ?

— Celle que vous avez éprouvée en me voyant. Je ne corresponds pas à l’idée que vous aviez gardée de moi. Savez-vous pourquoi ?

— Ça m’intéresse…

— Hier, quand nous nous sommes rencontrés, nous avions déjà pas mal bu, vous et moi. Ensuite nous avons continué ensemble, si bien que nos brèves relations se sont situées très au-dessus de la réalité. En ce moment je suis moi-même. Je vous propose ma face d’ombre et elle ne vous plaît pas.

— C’est vrai, lâchai-je, cynique, pas du tout ! Pourtant je suis bien plus saoul qu’hier…

— Il faut croire que ça ne suffit pas.

— Vous ne voulez vraiment pas essayer de picoler un peu, qu’on se rende compte ?

— Non.

— Dommage, alors, cette engueulade ?

— Inutile. Je sais que vous me laisserez tranquille désormais. Si j’étais allée moi-même à la porte ce matin, vous n’auriez pas eu par la suite ce comportement de collégien.

— Vous m’en voulez ?

— Non. Dans un sens c’était flatteur.

— Ça barde, avec votre bonhomme ?

Ma question parut presque la surprendre.

— Quelle idée !

— Un époux ne doit pas tellement apprécier qu’un autre homme fasse le siège de sa maison et de son téléphone ?

— Ça l’agace, c’est pourquoi il m’a conseillé de venir. Il aime sa tranquillité jusqu’à la maniaquerie.

Je faillis dégringoler de mon siège.

— Il vous a conseillé de venir !

— Devant votre insistance. Il m’a dit : « Si tu ne vas pas sermonner cet ahuri, il est capable de nous casser les pieds pendant plusieurs jours. »

— Car vous lui avez parlé de… de nous ?

— Il fallait bien.

— Et que lui avez-vous dit ?

— La vérité !

— Quoi, la vérité ?

— Eh bien, notre rencontre, ici.

— Vous lui avez raconté l’hôtel et ce qui a suivi ?

— Non, Julien est un mari discret.

— Moi j’appellerais plutôt ça de la complaisance.

— Si ça vous fait plaisir…

— Il sait que vous vous tapez des types de rencontre, au cours de vos sorties ?

— Je suppose qu’il s’en doute.

— Il ne vous demande jamais d’explications ?

Ses sourcils se joignirent, exprimant l’irritation.

— Jamais. Mais je préfère ne pas parler de lui.

— Vous avez raison, la discrétion doit être réciproque. En tout cas, votre petite bonniche est une foutue garce.

Elle sourit.

— Parce que c’est à lui qu’elle a transmis le message que vous me destiniez ? Il ne faut pas lui en vouloir, c’est sa fille !

— Vous vous fichez de moi ?

— Non, il l’a eue avec une Noire, bien avant de me rencontrer. Il s’y est attaché et l’a amenée en France avec nous.

— En qualité de femme de chambre ?

Elle haussa les épaules :

— Il est comme ça !

— Pour lui c’est plus une esclave que la chair de sa chair, hein ? Et on crie au scandale quand des Noirs exaltés bouffent les testicules de leurs gentils patrons. Ça ne vous fait pas honte d’avoir votre belle-fille pour domestique ?

— Si vous disiez à Thérésa qu’elle est ma belle-fille, vous la feriez rire aux éclats.

— Elle l’ignore ?

— L’expression est sans signification pour elle. Là-bas on subit la nature. Les sentiments filiaux ou maternels ne sont pas les mêmes qu’ici. Elle est fière d’être née d’un Blanc, voilà tout !

— Tu parles d’un cadeau ! Georges, remettez-moi ça ! Madame me flanque la pépie.

J’examinai Danièle dans la glace du bar. Quand on regarde quelqu’un dans un miroir, on a de lui une vision déformée. Ses traits vous semblent asymétriques. Je jugeais ma compagne vraiment laide. Quel étrange coup de folie m’avait donc secoué pour que je détruise à cause d’elle une journée de ma vie ? Je déplorais ces heures d’incohérence. Je regrettais mon travail, Geneviève, et jusqu’au saumâtre caviar de midi. Le souvenir de ma faction devant la maison de Carbon m’indignait.

— Vous avez une propriété sensationnelle ! lui dis-je en feignant une admiration démesurée.

— Vous trouvez ?

Une certaine satisfaction de petite-bourgeoise égaya sa prunelle. Elle était fière de son cube de ciment. Dans ce domaine également quelque chose s’écroulait : Danièle ne possédait pas le moindre sens esthétique. Cependant, la veille — sans doute à cause de son vison et de son clip — je lui trouvais une allure racée. « Toujours se méfier des premières impressions », disait mon père…

— Alger la Blanche ! pouffai-je.

Elle rougit intensément.

— Chacun ses goûts, riposta Danièle, piquée.

— Hélas ! Seulement on n’emporte pas l’Afrique à la semelle de ses souliers, mon chou. Je me demande ce que donnerait un chalet suisse à Dakar ou à Cotonou ?

— Par moments, je me demande si vous ne seriez pas odieux par coquetterie, dit-elle sans se fâcher.

— Odieux parce que je trouve que votre maison ressemble à une tour de contrôle ?

J’éclatai de rire.

— Il va bientôt faire installer le radar sur le toit, notre ami Julien ?

— Cette maison nous plaît, déclara Danièle. Nous y sommes bien.

— Avec les nains de Blanche-Neige folâtrant sur les pelouses et la piscine pareille à la gare Saint-Lazare, ça doit ressembler au paradis.

— Chacun donne à son bonheur le cadre qui lui convient !

— Un bonheur qui passe deux fois par mois par les maisons de rendez-vous !

Elle descendit de son tabouret.

— Il me semble qu’on s’est dit l’essentiel, décida la jeune femme.

— Vous êtes pressée ?

— De vous quitter, oui.

— Vous partez en vadrouille ?

— Non, je regagne ma tour de contrôle.

Elle me tendit la main.

— Quelque chose me dit que vous ne devez pas être très heureux, ajouta Danièle.

Je sus brusquement ce qui avait déclenché en moi, dès le matin, cet intense besoin d’elle. Un rien : les inflexions de sa voix quand, au moment où je pleurais contre elle, agenouillé sur le boulevard, elle avait murmuré : « je sais » en me caressant le cou. Quelque chose d’infiniment tendre, de presque maternel. Cette extraordinaire douceur dont tout homme a besoin. Une tendre compassion. Une indulgence infinie.

Comme la veille, des larmes me vinrent. Je voulus parler, mes lèvres tremblaient trop fort ; je ne pus que secouer la tête. Elle attendit un peu, me regardant avec attention, comme pour s’assurer que je ne lui jouais pas la comédie, puis regrimpa sur son tabouret.

— Ça ne va vraiment pas, hein ?

— Ça passera, balbutiai-je. Je traverse une période de confusion. Quand on rebricole sa vie on est obligé de tout reconsidérer : soi-même et la conception qu’on a des autres.

— Comment vivez-vous ?

— À l’hôtel George V, dans une très belle chambre. Le lit est en bois fruitier avec des incrustations, les murs sont tendus de bleu, les rideaux sont crème et la salle de bains est gris et rose. Vraiment, c’est un très bel appartement. Je possède un dressing-room dont je ne me sers pratiquement pas. Il me suffit d’appuyer sur un bouton pour…

Elle m’interrompit.

— Vous y vivez seul ?

— Seul, mais avec qui, vous demandez-vous ? Eh bien, seul-seul, ma chérie.

— Que s’est-il passé avec votre femme ? Je suis indiscrète ?

— On n’est jamais assez indiscret, Danièle. La charité commence par de l’indiscrétion. Ce qui s’est passé avec ma femme ? Je ne le sais pas encore ; l’érosion, je suppose ? Si je vis assez vieux, un jour j’y verrai plus clair. Ces machins-là, c’est comme les événements historiques : seul le temps les met en lumière.

— Vous la regrettez ?

À cause de mon ivresse clapoteuse je peinais sur mes pensées.

— Je regrette une idée que j’avais de nous deux, ma conception du foyer, et tout ce qu’il y a eu de propre entre elle et moi. Je regrette le temps d’avant les souillures ; le temps de l’innocence ; le temps des vaches maigres. Nous avions un pâturage plein de vaches très maigres, Danièle, auxquelles on comptait les côtes pour passer le temps. Oscar !

— Georges, Monsieur ! rectifia le barman.

— Remettez-moi ça, et servez un scotch à madame. Si, si, Danièle, vous allez me faire un bout de conduite sur les chemins tortueux de la saoulographie. Vous n’avez pas le droit de m’écouter en buvant de la flotte.

Elle soupira :

— Alors, un seul !

— Qu’il soit double, s’il doit être unique. Un double, Georges !

Elle s’était accoudée au comptoir d’acajou et, le menton dans la main, me regardait. Ses yeux disaient : « pauvre drôle de type ». Je cherchai à qualifier cette lueur vigilante qui éclairait sa prunelle. Une pitié amusée, décidai-je.

— Tiens, s’exclama une voix : qu’est-ce que tu fous ici ?

Je vis s’avancer Pierre Rossel, le vieux jeune premier de cinéma. La cinquantaine passée, il continuait de jouer les amoureux romantiques. Quand on le voyait de près, on s’apercevait qu’il était couvert de rides, mais une couche de fond de teint gommait vingt ans de ce visage qui prenait merveilleusement la lumière.

— Salut, Pierrot, dis-je, tu as amené ton jumeau ?

Il plissa un œil :

— Pourquoi ?

— Je te vois deux ; ça vient de moi ou de ta mère ?

— Ça vient des établissements Martini de Milano, plaisanta Rossel en désignant mon verre rechargé.

Je fis les présentations. Danièle parut interloquée. Elle sortait très peu. Serrer la main d’une vedette la faisait rougir comme une collégienne.

— Tu prépares un film pour Barnaque, paraît-il ? me demanda le bourreau des cœurs.

— Pour, et avec Barnaque, hélas ! soupirai-je. Tu le connais ? Il est aussi pédé que toi, seulement, lui, c’est les mouches qu’il sodomise !

Ma boutade le fit se renfrogner. Rossel détestait les allusions à ses mœurs.

— Toujours ce dialogue étincelant, grommela-t-il ; bonne continuation, vieux !

Il adressa un signe de tête à ma compagne et s’en fut rejoindre un groupe de jeunes gens dans le fond de la salle.

— Vous ne m’aviez pas dit que vous étiez dans le cinéma, dit Danièle d’un ton de reproche.

— Vous ne vouliez même pas apprendre mon prénom, objectai-je.

— Vous êtes metteur en scène ?

— Dialoguiste, mon nom est Jean Debise.

Elle eut une exclamation enfantine :

— Oh ! bien sûr, je connais. La semaine dernière on a passé un film de vous à la télévision : « Les portes du Désir ».

— Un péché de jeunesse, m’excusai-je, à l’époque j’avais encore un peu faim, j’écrivais n’importe quoi, pour n’importe qui, à n’importe quel prix. Depuis, bien du temps a passé. Je croyais qu’il y avait prescription, mais cette foutue télé est une nécrophage qui exhume les pires cadavres pour les dévorer.

Elle but son verre. Aussitôt ses traits se modifièrent. Profitant de ce qu’elle louchait en direction de Rossel, je fis signe au barman de lui servir un nouveau scotch.

Quand elle s’aperçut de la chose, elle se contenta de murmurer : « Traître » et de sourire.

Je sus alors, malgré mon ivresse, que tout allait recommencer.

CHAPITRE VI

— Vous me le demanderez, mon autographe, hein ? Vous me le demanderez ?

Elle avait moins bu que la veille, mais elle était dix fois plus saoule. Quant à moi, j’appréhendais ce qui se passerait lorsque je descendrais de mon perchoir.

— Vous serez bien avancé avec le nom de ce connard sur un bout de papier. Vous le ferez mettre sous verre ?

— Il représente quelque chose d’inouï, pour moi. J’étais amoureuse de lui dans ma jeunesse ! Je rêvais de l’approcher, de lui parler… Et puis il est là, il m’a serré la main, il…

— Oh, merde, vous êtes saoule ou conne ! finis-je par m’emporter. Amoureuse de cette vieille frappe ! Ne vous envolez pas, mon chou, c’est pas parce qu’il vous a touchée que vous voilà sanctifiée !

Ma rogne ne la rebutait pas.

— J’ai peur qu’il ne parte, venez, on va lui demander.

— Bon, d’accord…

Je me cramponnai bien fort à la main courante du comptoir et d’un pied mou sondai le vide. Rien de plus traître qu’un haut tabouret pour un poivrot. L’escalader ou en descendre constitue un exploit périlleux. Malgré mon application et ma prudence, je renversai le siège qui s’abattit avec fracas dans la mollesse d’un slow.

Les danseurs tournèrent la tête dans ma direction. Je décidai de régler les consommations pour filer de cette boîte sitôt l’autographe demandé. Ça me gênait horriblement de présenter à Rossel la requête de Danièle. Je trouvais ridicule qu’un homme de ma réputation joue les midinettes et s’abaisse à solliciter la signature d’un vieux cabot vaniteux. Tenant mon amie par l’épaule, je m’approchai en tanguant de sa table. On y riait beaucoup. Une demi-douzaine de jeunes éphèbes en redingotes et foulards de soie faisaient la roue devant le comédien.

— Pierrot, dis-je, ça t’ennuierait de donner un autographe à madame ?

Me connaissant, il crut que je plaisantais, mais Danièle lui décocha une œillade humide, si pétrie d’admiration que Rossel sortit une photographie de sa poche (il en avait toujours quelques-unes sur lui) et la signa au crayon feutre.

— Voici, madame ! fit-il en lui tendant le cliché imprimé d’un geste rond.

— Oh, merci ! balbutia Danièle.

Je me penchai sur l’image.

— Il était beau à l’époque du muet, hein ! gouaillai-je. Tu ne peux pas t’imaginer le plaisir que tu fais à Madame, Pierrot. Elle va offrir ça à sa grand-mère dont tu étais l’idole dans sa jeunesse.

Personne ne rit. J’entraînai une Danièle morte de honte à l’extérieur du bar.

Il tombait la même pluie floue que la veille. Montparnasse était sans joie, malgré son animation et ses lumières. L’air frais me dégrisa un peu.

— Vous avez la plaisanterie méchante, déclara Danièle, vous n’aimez pas Pierre Rossel ?

— Je m’en fous.

— À vous entendre, on penserait que vous le détestez. C’est à cause de… de ses mœurs ?

— Vous plaisantez ! Huit sur dix de mes meilleurs copains sont homosexuels, l’ont été ou vont le devenir !

« Ce soir, il m’énervait : j’étais jaloux de lui. Ou plus exactement, jaloux de l’admiration que vous lui témoigniez.

Elle regarda la photographie à la lumière rose de l’enseigne.

— C’est vrai, murmura-t-elle, je suis stupide. J’appartiens à cette catégorie de gens que le cinéma impressionne encore. Ça doit venir de mon séjour prolongé en Afrique. De temps à autre, nous quittions notre exploitation de bois, en brousse, pour descendre à Abidjan. Nous y passions quelques jours. Pendant que mon mari traitait ses affaires, moi je faisais une cure de cinéma. Il m’arrivait d’aller voir trois films dans la même journée… Ensuite je les ressassais jusqu’au voyage suivant…

J’avais soif d’avoir trop bu. Je me dis que si nous entrions dans un café, la beuverie allait continuer, or j’approchais de la zone critique. Quelques verres encore et je risquais de ne plus me rappeler mon nom.

— Venez ! décidai-je.

Elle se laissa entraîner par le bras sans poser de questions. Nous descendîmes le boulevard Raspail et prîmes la petite rue de droite. Le globe de l’hôtel répandait sa clarté blanchâtre. Les caractères noirs peints dessus s’écaillaient ; seules, des taches indécises subsistaient. Danièle savait depuis la sortie du bar que nous allions venir là. Elle n’eut pas une protestation et franchit le seuil docilement. L’entrée sentait la cire et le repassage. Dans un bureau exigu, une vieille personne digne et grise vérifiait des comptes dans un grand livre. Elle leva à peine les yeux, me réclama trente-cinq francs et cria à une invisible Rosy de nous « installer » au 14.

— Deuxième étage ! me dit-elle.

Nous prîmes l’ascenseur. Dans son vison mouillé et avec ses cheveux décoiffés, Danièle faisait un peu déjetée. Elle tenait son sac d’une main, la photographie de Rossel de l’autre et évitait de me regarder. Je pensais que vingt-quatre heures plus tôt elle se trouvait dans cette étroite cabine, pressée contre un inconnu. Aucun désir ne me tenaillait. Je l’avais amenée dans cet établissement avec l’espoir d’anéantir les sales images de la veille en leur superposant ma version personnelle de « Danièle à l’hôtel ». Je constatais que, bien au contraire, ce louche pèlerinage donnait un prolongement à mon tourment car il le précisait.

Une pauvre créature sans âge ni formes nous attendait devant la cage de l’ascenseur pour nous guider au 14. L’étage était plein de cris et de soupirs.

— Ces messieurs-dames veulent boire quelque chose ? s’enquit la changeuse de draps.

J’avais hâte de me retrouver en tête à tête avec Danièle.

— Pas pour l’instant, ma jolie, lui dis-je en fourrant un billet dans la poche de son tablier blanc.

Je poussai le verrou et me retournai. Avec ses glaces piquées et son cosy creusé, son sanitaire mesquin et sa moquette lépreuse, la chambre était d’un terrible réalisme. Danièle accrocha son manteau de fourrure au portemanteau avant d’aller s’asseoir sur le divan bas dans une pose impudique. Elle m’attendait avec une soumission voisine de l’indifférence absolue. Je restai adossé à la porte afin d’avoir une meilleure vue d’ensemble de la scène et de son décor. Cela dura. Elle ne bronchait pas. À la fin je m’approchai du lit, pris de l’argent dans ma poche et lui tendis un billet de cent francs tout froissé.

— Ton petit cadeau ! annonçai-je, ça ira comme ça ?

Elle se laissa tomber sur le dos, noua ses mains derrière sa tête et se mit à fixer le plafond. Son regard était d’une pureté étonnante.

— T’es une pute, Danièle, murmurai-je en m’asseyant dans un fauteuil pelucheux. Une pauvre roulure. Dis-moi tout : tu faisais le tapin avant d’épouser ton béquilleux ? Il n’est qu’une prostituée pour suivre ainsi le premier venu…

La colère me faisait bafouiller. Tout ce que je n’avais jamais osé dire à ma femme, aux pires instants de notre drame, je le crachais à cette fille quasi inconnue.

— Tu me dégoûtes, Danièle ! Je n’ai pas la moindre envie de toi. Je serais incapable de te prendre, incapable, tu entends ? Je préférerais me taper le souillon informe qui nous a ouvert la porte.

Son silence, son immobilité me montaient à l’incandescence. Un reste de lucidité — bien vacillant — me retenait de la battre. Jamais jusqu’alors je n’avais frappé une femme, pourquoi éprouvais-je l’affreuse envie de la meurtrir ? Ma gifle d’hier se lisait encore sous son rouge à lèvres. Une petite boursouflure foncée lui déformait quelque peu la bouche. Ce fut cette légère protubérance qui m’empêcha de la rouer de coups. Trop d’alcool dans les veines ! À ce rythme-là, j’allais bientôt voir des chauves-souris. Elle venait de fermer les yeux. Je me mépris :

— Pas la peine de chialer, les putains ne pleurent pas.

— Je ne pleure pas, fit-elle en gardant les paupières baissées.

Je continuai de la couvrir d’injures. Je les débitais sourdement, les mains crispées sur les accoudoirs du fauteuil. Je cherchais les mots les plus blessants, les comparaisons les plus outrageantes, les images les plus crues.

Quand ma rage pantela et qu’à bout d’inventions je me tus, je vis que Danièle s’était endormie.

Sa poitrine se soulevait régulièrement. Sa robe retroussée révélait des jambes admirables. J’allai au lavabo et me fis couler longuement de l’eau froide sur la tête. Ce bruit d’ablutions ne la réveilla pas. On eût dit, à la voir reposer si calmement, qu’elle allait dormir de la sorte pendant très longtemps, des jours peut-être ? Je voulus croire qu’à son réveil elle serait devenue une autre femme.

Je revins m’asseoir auprès d’elle. L’une de ses chaussures gisait sur le parquet. Je la ramassai et la glissai à l’intérieur de ma veste, contre ma poitrine. Geste d’ivrogne, bien sûr, mais qui traduisait mon immense besoin de réchauffer cet être endormi, de le faire participer aux battements de mon cœur.

Je dus rester longtemps, plié en deux sur mon siège pour que s’impriment dans ma chair les durs reliefs du soulier. À la fin j’eus le souffle bloqué. Je ressortis la chaussure vernie et la déposai à terre. Après quoi, j’arrachai une page de mon carnet de rendez-vous et j’écrivis :

Danièle,

J’ai l’honneur de porter à ta connaissance le fait suivant : je t’aime.

Jean.

Je mis ce billet dans le soulier avant de m’en aller.

*

À plusieurs reprises je faillis retourner à l’hôtel. J’étais honteux d’avoir laissé Danièle dans cette triste chambre. Une infamie de plus à inscrire à mon palmarès ! Pourtant, quelque chose m’assurait confusément qu’elle était nécessaire, qu’elle s’inscrivait dans l’obscur agencement de nos destins.

Il était bien que je l’eusse injuriée et qu’elle se fût endormie. À certains moments de sa vie, on a la certitude d’accomplir des actes prémédités par une volonté supérieure. C’était le cas cette fois-là. Je consentais un sacrifice en abandonnant Danièle sur le cosy ravagé par des amours de passage.

Je me mis à chercher ma voiture dans le quartier, mais je devais être saoul perdu car je ne parvins pas à la retrouver. Peut-être me l’avait-on volée après tout ? Je pris un taxi pour rentrer au George V.

CHAPITRE VII

— Je suis malade, décidai-je en me réveillant.

Et je me rendormis, vaguement satisfait de me savoir indisponible.

Et puis il y eut des cloches ! En plein quartier des Champs-Élysées, c’était bizarre. Elles m’intriguèrent un moment, mais je me souvins qu’on était dimanche. De nouveau satisfait, je replongeai dans une torpeur qui n’était plus exactement du sommeil.

Je continuais de réfléchir en pointillé. Dimanche à l’hôtel ! Ce pouvait être un bon thème de film. Le dimanche, c’est la maladie du monde. Où qu’on se trouve, il vous atteint. Je cherchais dans ma mémoire les dimanches que j’avais ignorés, et n’en trouvais pas. En croisière, perdu dans un refuge de montagne, dans une chambre de clinique, partout il s’était manifesté Si ! Il m’était arrivé de ne pas en avoir conscience au départ, de me mettre à vivre une journée toute pareille à une journée de semaine, mais infailliblement j’avais fini par me trouver « en état de dimanche ».

Je fis une rapide mise au point.

— Je suis malade. C’est dimanche. J’ai perdu ma bagnole.

Quoi encore ? J’oubliais quelque chose mais n’insistai pas. J’étais hors d’atteinte. Hors de toutes les atteintes. Il suffisait que je reste pelotonné dans la chaleur de mon lit pour m’abstraire.

« Do not disturb ». L’écriteau pendait au loquet de ma porte, dans le couloir. Il représentait mon dernier geste cohérent.

Ma tête me faisait très mal. Elle s’accompagnait d’une brûlure tenace au ventre. Je savais que la position verticale me serait fatale. Je souffrais également de la gorge. « Ma cuite de la veille, songeai-je. Cette fois j’ai dépassé la dose prescrite. » Habituellement, j’encaissais bien les lendemains désenchantés. Pourtant, quelques années auparavant, à la suite d’une période de fortes libations, j’avais essuyé une horrible crise de foie dont le souvenir me donnait encore le frisson. Pendant quatre jours j’étais resté plié en deux, l’abdomen fouaillé de brûlures fulgurantes, avec un teint de cancéreux, des paupières plombées et les nausées les plus féroces de toute mon existence. Martine me soignait bien. Avec juste ce qui convenait d’énergie et de sollicitude. Je gardais encore aux lèvres le goût pisseux de ses bouillons de poireaux.

Maintenant il me fallait supporter stoïquement mon mal. Traverser seul ce douloureux passage. La meilleure thérapeutique c’était mon lit. J’évoquais la vieille chienne malade des Marcé, se gavant de chaleur devant la cheminée. Elle mettait sa vieillesse à rissoler et on devinait, à son immobilité, à ses légers clignements d’yeux, qu’il s’agissait d’une certaine forme de la volupté.

Je dormis encore, content en filigrane d’user le temps à si bon marché. Le ronfleur du téléphone m’arracha aux sortilèges d’un rêve indécis. D’instinct, je refusai cet appel. Quel importun osait troubler ma précaire félicité ? Barnaque ou Marcé, naturellement. On allait me parler avec passion de ce sujet scabreux, si étranger à moi depuis deux jours. Je m’abstins de décrocher. La sonnerie insista. Je mis mon oreiller sur ma tête. À la fin elle cessa. Il suffisait d’un peu de patience pour se préserver des invasions de ce genre. Tout au fond de mon individu, une nausée se préparait. Je fermai les yeux, m’efforçai de l’oublier. Je devais pouvoir la refuser comme, à l’instant, l’appel téléphonique. Question de volonté, d’endurance. Des pensées biscornues me vinrent. Quelle différence y a-t-il entre le foie et le téléphone ?

La sonnerie retentit de nouveau au bout d’un court laps de temps. Devant l’insistance de mon correspondant, la téléphoniste avait dû se renseigner auprès du concierge et apprendre que ma clé ne figurait pas au tableau. Je fis un effort pour m’emparer du combiné. Ce geste faillit me faire vomir. Le grognement que j’émis pour manifester ma présence avait de quoi décourager les bonnes volontés.

— Jean ! Je te réveille ?…

Il me fallut plusieurs secondes pour reconnaître la voix nette et incisive de Martine. Bon Dieu, cela faisait des mois que je ne l’avais pas entendue. J’appréhendais chaque fois qu’on m’appelait. Mais ce matin-là elle ne me causa pas la moindre émotion. On ne peut pas réagir normalement quand on a la gueule de bois. Ma seule préoccupation était de contenir mon mal de cœur.

— Écoute, Jean, je rentre d’un petit voyage en Allemagne. Et je viens de trouver ce, cet affreux papier… Le jugement de divorce… Ainsi donc, ça y est ?

J’avais déjà envisagé ce coup de fil, à un mot près j’aurais été capable d’écrire ce qu’allait me dire Martine. Curieux que je la connaisse si bien et si mal.

— Pardonne-moi, Jean. Je voudrais te poser une question, une simple question !

« Mais non, songeai-je, tu vas en poser trente-six »

— … Quel effet ça te fait, Jean ?

— Envie de vomir, coassai-je.

— Oui, moi aussi, fit-elle d’un ton un peu tragique.

— Moi, c’est parce que je me suis beurré comme une vache, cette nuit, eus-je la force de préciser.

Il en fallait beaucoup plus pour démonter Martine.

— Et pourquoi t’es-tu saoulé, Jean ?

Même dans l’illogique de ses actes, Martine s’obstinait à rester logique. Une manie !

J’aurais aimé lui répondre, mais je n’avais de soucis que pour mon mal de cœur. Il m’accaparait complètement.

— Excuse, dis-je…

Je sortis du lit rapidement et courus en zigzaguant à la salle de bains où je me libérai. Ma nausée se calma pour un temps ; par contre, des étourdissements lui succédèrent. Le combiné posé sur l’oreiller gargouillait par brèves rafales. Dans le fond, ce bruit constituait un digest sonore de la voix de Martine. Je me recouchai avec précaution. Elle commençait à se demander si j’allais revenir en ligne, car ses « Jean, tu m’écoutes ? » perdaient de leur vigueur.

— Me revoilà, annonçai-je. Tu disais ?

— Tu es malade ?

— L’Alka Seltzer guérit ce genre de maladie.

— Tu ne veux pas que je… ?

— Non !

Elle était d’un tempérament plutôt soupe-au-lait, mais dans certains cas — lorsqu’elle était en faute par exemple — elle devenait la patience personnifiée.

— Tu sais, c’est pas parce que je ne m’appelle plus Debise que je ne saurais pas te soigner. Quelqu’un s’occupe de toi ?

— Oui. Quelqu’un de très bien : moi !

— Écoute, Jean… C’était donc si moche que ça, nous deux ? Rappelle-toi nos débuts…

Je l’interrompis violemment :

— Tais-toi ! Les souvenirs, je m’en charge. Et puis c’est un passe-temps de solitaire, on ne les évoque pas à deux car nous n’avons pas les mêmes. Thème connu : chacun voit la vie à sa façon !

Je parlais les yeux fermés à cause de mes vertiges. Dans le noir il n’y avait plus que moi qui pivotais, tandis que si j’avais les yeux ouverts, la pièce tournait aussi et en sens contraire.

— Bon, c’est entendu, Jean. Alors réponds-moi bien franchement : TES souvenirs n’ont plus de signification pour toi ?

— Ils ont celle que je leur donnais, pas celle que je croyais que tu leur donnais.

— Mais, Jean, quel qu’ait été mon comportement, je t’aimais, je t’aime encore, je t’aimerai toujours.

— Y compris au cours de tes petits voyages ?

Elle fut un peu décontenancée. Elle murmura, très bas :

— Oui, Jean. Y compris !

À mon tour, je fus désarmé par sa franchise. Un peu de peine se faufila dans mon âme.

— On s’est laissé posséder comme deux connards, Martine. On a fait comme les autres : on n’a pas su vieillir. Ils ont beau se cramponner à l’idéal, après vingt-cinq ans, les êtres deviennent des individus. Rien n’est plus lassant que de vivre. Il aurait fallu remettre le compteur à zéro tous les matins, comme les taxis. Tu croyais faire ton devoir en te noircissant les doigts pour me préparer des salsifis parce que j’en raffole. Je croyais faire le mien en passant ma main sous tes jupes quand il nous arrivait de regarder la télévision, mais nous étions en plein pourrissement, ma poule ! En plein pourrissement.

— On aurait pu achever de pourrir ensemble, non ? Voilà qu’il va falloir qu’on se mette à mourir l’un sans l’autre, maintenant. Tu es rosse, Jean !

Une larme força ma paupière. Je l’essuyai d’un geste brusque de l’avant-bras. Décidément, pour le coup de l’émotivité, je demeurais bon client.

— Laisse, Martine. On va tâcher de vivre longtemps, toi et moi. C’est le temps qui nous a séparés, c’est lui, l’ordure, qui nous effacera lentement de nos mémoires respectives. Un beau matin tu apprendras mon décès comme tu as appris celui de Paul, ton ami d’enfance. Ça ne te fera même pas décommander ton rendez-vous chez le coiffeur si tu en as un ce jour-là. Personne ne s’y entend mieux que toi pour organiser une absence.

— Qu’en sais-tu ?

— Je le sais. Bon, on pourrait peut-être se dire au revoir et raccrocher, je suis malade comme une « bête ».

— Tu ne me demandes pas des nouvelles de Mauricette ?

Je soupirai :

— Comment va Mauricette ?

— Tu t’en fous un peu, hein ? Elle aussi tu l’as quittée ? Décidément, cette enfant ne devait pas avoir de père. Qu’est-ce que ça te fait d’abandonner une fillette que tu as adoptée ?

— Je ne l’abandonne pas, je subviens à son entretien et je vais la voir au pensionnat le premier jeudi de chaque mois, comme nous en sommes convenus.

— En coup de vent, elle me l’a dit.

— Cette gamine préfère aller jouer avec ses petites camarades plutôt que de bavarder avec moi dans un salon garni de plantes vertes.

Je rouvris les yeux, car la colère m’aidait à surmonter mes étourdissements.

— Je te demande instamment de ne pas me faire la morale, Martine. Si tu m’avais fait un enfant à moi, bien à moi, peut-être ne reviendrais-tu pas d’Allemagne et n’habiterais-je pas le George V.

Elle s’indigna :

— Jean, c’est honteux ! Est-ce ma faute si je suis stérile ?

— Tu n’es pas stérile ! hurlai-je. Ne te fatigue pas, ça n’en vaut plus la peine puisque nous sommes séparés. Je sais, tu m’entends bien ? Je sais que ta prétendue stérilité est un mensonge. Une poignée de poudre aux yeux parmi tant d’autres. Tu ne voulais pas affronter les tourments de la disgracieuse grossesse, ni risquer de mettre au monde un gosse qui n’aurait peut-être même pas ressemblé à toi !

Elle ne répondit pas. Je venais de lui faire toucher les deux épaules. Comme Martine récupérait très vite, je n’attendis pas que son moral se remît à la verticale.

— Allez, je te quitte, si j’ose m’exprimer ainsi, fis-je vivement. Bonne chance, ma poule, et dis-toi qu’en cas de coup dur, tu pourras toujours faire appel à moi.

Mes nausées revenaient, plus violentes que précédemment.

Je coupais la communication, sans lâcher le combiné. Ensuite je demandai le service.

— Aspirine effervescente et jus de citron !

Je n’eus que le temps de retourner à la salle de bains.

*

Existe-t-il spectacle plus pitoyable que celui d’un homme agenouillé devant une lunette de water ? Je m’apercevais en biais dans la glace fixée à la porte et je me méprisais. J’étais violacé. J’avais les yeux exorbités, l’estomac au niveau de la luette.

On toqua à la porte de la chambre.

— Entrez ! criai-je comme je pus.

Je respirai profondément avant de lancer à l’intention du garçon d’étage :

— Posez tout ça sur la table, je vous prie.

Je me remis à vomir misérablement. Quand j’eus surmonté ces nouveaux spasmes il me sembla que quelqu’un se tenait debout derrière moi. Je crois que ce fut une ombre qui m’alerta. Je tournai la tête et vis Danièle adossée au lavabo. Je la haïs de se trouver là à un tel moment. La plus odieuse des faillites ! À tâtons, j’actionnai la chasse d’eau, rêvant d’être balayé par sa cataracte.

— Je vous ai demandé à la réception. Pardonnez-moi, j’ai prétendu que vous m’attendiez…

Je me remis debout tant bien que mal. J’écartai Danièle du geste et fis couler de l’eau dans le lavabo pour, lorsqu’il fut plein, y plonger ma tête.

— Vous êtes très malade, n’est-ce pas ?

Je l’entendis, dans l’eau, prononcer ces mots. Elle avait une voix aquatique. Je m’emparai d’un flacon d’eau de Cologne pour m’inonder, mais elle me l’ôta doucement des mains.

— Non ! Les parfums, c’est mauvais lors qu’on a une crise de foie. On les supporte mal. Retournez vous coucher.

Elle me soutint jusqu’à mon lit. On frappa de nouveau, et cette fois c’était bien le garçon d’étage, avec mes chétifs remèdes. Danièle lui prit le plateau et examina son contenu.

— Je vous déconseille le citron, dit-elle.

Elle portait un tailleur qui ressemblait à celui de Geneviève, en moins élégant.

Je n’émergeais toujours pas de ma consternation. Pourtant il fallait bien que je me manifeste.

— Quelle heure est-il ? demandai-je.

Comme si je pouvais m’intéresser à la réponse ! Comme si, dans mon état, la notion d’heure conservait une signification quelconque.

— Presque trois heures !

Chose étrange, la visite de Danièle ne me surprenait pas. Elle résultait de ma conduite saugrenue de la veille. Si je ne l’avais pas abandonné dans cet hôtel de passes, sans doute nos relations se seraient-elles agencées autrement ? Je récoltais la moisson de ma petite infamie.

Elle me fit prendre l’aspirine.

— Couchez-vous sur le côté, les jambes en chien de fusil.

J’obéis. Une certaine accalmie se produisit alors.

— Vous avez la technique, parvins-je à bredouiller.

Danièle ne répondit pas. Elle s’assit au pied de mon lit et s’accouda au montant. Nous restâmes longtemps silencieux dans la pénombre de la pièce, sans même nous dévisager. Je redoutais de nouvelles nausées. Mais ma tempête intérieure s’apaisait. Lorsque le téléphone vrombit, je crois bien que je somnolais. J’émis un grognement, sans quitter ma position sédative.

— Voulez-vous que je réponde ? proposa la jeune femme.

J’acquiesçai.

— C’est une certaine Geneviève, dit-elle en plaquant le combiné contre sa poitrine.

— Dites-lui d’aller au diable !

— M. Debise est souffrant, il vous rappellera demain, annonça Danièle.

Elle raccrocha. Le bienfaisant silence s’étala de nouveau sur nous. À mesure que les minutes s’écoulaient, mon malaise se dissipait, ainsi que ma honte d’avoir été surpris en train de vomir. C’était une guérison générale, lente et belle comme l’aube. On ne percevait aucun bruit extérieur, sinon la très faible rumeur de l’avenue George-V engourdie dans son dimanche.

— C’est fantasmagorique, dis-je tout à coup.

— Quoi ?

— Vous, ma chambre, ce silence…

— Oui, j’aime, répondit-elle.

— Pourquoi êtes-vous venue ?

— Vous vous en doutez bien…

— Dites tout de même…

Elle hocha la tête.

— À cause d’hier, naturellement. Je ne dormais pas, vous savez !

Je me sentis outragé.

— Vous parvenez à mentir sans parler et les yeux fermés.

— Ce n’était pas un mensonge, seulement un refuge. J’ai aimé votre attitude. Quand vous avez serré mon soulier contre vous, j’ai failli me jeter à vos pieds. Plus que le mot que vous m’avez laissé, ce geste…

Elle plaqua ses deux mains devant son visage.

— Ne pleurez pas, Danièle !

Ses mains retombèrent.

— Je ne pleure pas. Je crois bien que je suis heureuse, Jean.

— Qu’avez-vous pensé en me voyant partir ?

— J’ai été soulagée. Nous ne pouvions plus nous parler, ni même nous regarder après… après tout ça. Je craignais que vous ne reveniez. J’ai attendu au moins une heure avant de m’en aller à mon tour.

— C’est la première fois que vous sortez seule un dimanche ?

— Oui.

— Vous n’avez pas eu de difficultés ?

— Ça ne vous regarde pas, c’est mon problème, pas le vôtre.

Elle s’allongea en travers du lit. J’entendis ses chaussures tomber l’une après l’autre sur le parquet, comme la veille…

— Ne vous couchez pas dans mon lit, suppliai-je.

— Pourquoi ?

— Il doit puer. Je me fais l’effet d’un porc sanieux sur un tas de fumier.

Elle ne broncha pas et dit seulement, d’une voix heureuse :

— Les hommes sont bêtes, leur vie n’est faite que de détails.

« Vous savez à quoi vous me faites penser ? À une tortue de mer. Là-bas, en Côte-d’Ivoire, quand ils en attrapent, les pêcheurs noirs n’ont qu’une façon de les conserver quelque temps : ils les mettent sur le dos. Et comme ces bêtes ont des nageoires très coupantes, ils leur crèvent les yeux pour que les tortues ne s’en servent pas quand un gamin les approche. Vous êtes pareil à une tortue sur le dos dont on a percé les yeux, Jean. Est-ce que vous vous en rendez compte ?

Je me dressai. La pièce s’abstint de tourner autour de moi. Je me mis debout sans encombre. Avec une hâte sauvage, je me débarrassai de mon pyjama. J’eus le temps d’apercevoir ma figure hâve et non rasée dans la glace Louis XV accrochée au mur. J’avais la tête de ces types qu’on vient de dégager des décombres d’un cataclysme.

On eût dit que j’étais parti depuis très longtemps à la conquête de Danièle. Après un long cheminement j’accédais enfin à elle. Je la pris longuement, avec une fervente obstination.

CHAPITRE VIII

— Aujourd’hui, c’est moi qui ferai semblant de dormir, alors tu t’en iras sur la pointe des pieds…

— Et je resterai plusieurs jours sans vous voir, dit-elle.

Elle prononça cette sentence tranquillement, d’un ton quasi enjoué.

— Je t’interdis de me tourmenter, Danièle.

Plus que ses paroles, son expression paisible m’affolait.

— Voyons, Jean, ça fait trois jours de suite que je quitte la maison, moi qui ne sortais qu’une ou deux fois par mois…

— Merci de me rappeler ces sorties, soupirai-je avec aigreur.

Ma compagne fit la moue.

— Il faut comprendre.

Je la capturai avec les pans de ma robe de chambre.

— Tu veux faire comprendre quelque chose à un homme amoureux ? Je ne suis plus qu’une fringale de toi, l’idée que tu vas franchir cette porte dans quelques minutes m’épouvante. La perspective de rester plusieurs jours sans toi me donne envie de mourir. Oh, non ! ne me parle pas de ton mari, de ses béquilles ni de vos petites conventions. Ou alors il ne fallait pas venir, Danièle !

— Ne soyez pas lâche, protesta-t-elle. Car il est lâche de reprocher aux gens le bonheur qu’on leur donne.

Elle se mit à brouter doucement les poils de ma poitrine.

— Malgré ses yeux crevés, la tortue donne des coups de nageoires dans le vide, on dirait, hein ? Pourquoi voulez-vous tout briser, impulsivement ? Prenez le temps de souffrir.

— Je ne suis pas masochiste, la souffrance ne me fait pas jouir ! Voilà pourquoi je te verrai demain !

— Impossible !

— J’irai à Montfort s’il le faut.

— Ce serait stupide.

D’un geste violent, je la repoussai.

— Stupide, mon désir de te voir ! Je parie que tu en as déjà marre de moi ! Je fais partie de la confrérie des amis d’un soir, n’est-ce pas ? Je ne suis qu’une pièce de plus à ton tableau de chasse ! Aie le courage de l’avouer, nom de Dieu !

Elle parut profondément attristée.

— Ne me dites pas ça, Jean. D’abord vous n’en pensez pas un mot !

— Je te jure que si !

— Parjure ! Les femmes savent attendre ! Chez elles, c’est organique. L’enfantement n’est qu’une longue attente.

— Au fait, tu as des gosses ?

— Non.

— Volontairement ?

Elle marqua un temps. Elle se demandait si l’instant était bien choisi pour aborder un tel sujet.

— Quand j’ai épousé Julien, nous avons décidé de ne pas avoir d’enfant avant notre retour en France. Et puis il a eu cet accident…

— Quel genre d’accident ?

— Une pile de bois mal arrimée… Un fût d’acajou lui a écrasé la quatrième lombaire ; c’est par un miracle de volonté qu’il parvient à se mouvoir un peu.

Je venais seulement de comprendre. De tout comprendre : les sorties de Danièle, la tolérance de son époux… Carbon était devenu un homme… inapte.

— Il a la force de caractère de me laisser sortir, reprit-elle ; moi j’ai celle de me passer d’enfant.

Je ne pensais pas que l’admiration et la pitié puissent faire bon ménage. Cependant c’est ce que j’éprouvai à l’endroit de Julien Carbon. Il avait su rééduquer à la fois ses jambes et son amour conjugal. Un miracle de volonté, en effet.

— La semaine prochaine, je m’arrangerai, Jean. Je vous le promets.

— La semaine prochaine commence demain, en ce cas nous nous verrons demain. Je le veux !

Vaincue, elle poussa un soupir de détresse. Je la vis s’approcher de la fenêtre, écarter le rideau. Un triangle de jour mourant tomba dans la chambre.

— Tu ne me réponds pas ?

— Je réfléchis.

— Tu prépares des mensonges ?

— Oui, mais pas pour vous. Vous connaissez Les Mousseaux ?

— Je connais.

— Vous voyez où se trouve le cimetière ?

— À l’entrée du village à gauche, quand on arrive par Pontchartrain.

— Là-bas, à cinq heures, demain…

Je l’arrachai à la lumière de la croisée pour la presser follement sur mon cœur.

— Merci, mon amour. Tu es bonne…

Elle eut une mimique de petite fille complimentée. Je coulai ma main dans son corsage et la blottis dans le creux de ses seins. C’était tiède et palpitant.

— J’aimerais te faire un enfant, Danièle.

Gravement, elle murmura « Merci », puis m’obligea à retirer ma main.

— Il faut que je m’en aille. Vous allez vous recoucher et dormir.

— Tu as remarqué que tu ne me tutoies pas ?

— Je n’en éprouve pas le besoin.

— Pourtant, la première nuit, sur le boulevard, tu l’as fait.

Je récitai comme un poème :

« Je vais vous faire un aveu : tu sens bon. »

Elle sourit.

— Oh ! oui, fit-elle, c’est pourtant vrai.

— Alors ?

— Ça ne se commande pas. Le tutoiement est une question de réflexe.

Elle prit son sac à main sur un fauteuil et se dirigea vers la porte.

— À demain, mais je ne pourrai pas rester longtemps.

Elle sortit, sans autre prise de congé. Je demeurai un instant foudroyé par ma brusque solitude. Puis une réaction se fit en moi. Je bondis à la porte.

Danièle attendait l’ascenseur dans un petit groupe de touristes.

Je l’appelai à pleine voix. Elle se retourna d’un air craintif.

— Je voulais te demander, lui criai-je : ces types d’une nuit, est-ce que tu les tutoies, après ?

Bien que nous fussions chacun à une extrémité du couloir, je vis sa honte. Une grande pâleur vida son visage. Les gens nous regardaient avec ahurissement, comme ceux de l’autre nuit, à Montparnasse, devant la Coupole. Mais l’ascenseur arrivant, ils s’y engouffrèrent. Danièle eut le grand courage de se joindre à eux après m’avoir adressé un pauvre sourire.

*

Je dormis bien et me réveillai mal. Le souvenir de mon insolente apostrophe me fit craindre d’avoir tout gâché. Jusqu’à quel point une femme — fût-elle aimante — pardonne-t-elle à un homme ses mufleries ?

J’aurais voulu lui téléphoner pour m’excuser. La chose semblait déraisonnable étant donné les complications que je venais de créer dans sa vie domestique.

« Si elle n’est pas au rendez-vous, ce soir, ce sera ta faute, me dis-je lugubrement. D’où te vient donc ce besoin d’être odieux, de défier les meilleurs sentiments ? »

Une longue douche froide acheva de me rétablir. J’avais faim, ce qui prouvait ma guérison.

Pendant que je dévorais des œufs brouillés, Marcé m’appela pour me demander si j’avais repris le travail. À son ton, je compris qu’il savait bien que non.

— J’allais m’y coller, assurai-je. Ce matin, j’émerge.

— Bravo. Je compte sur vous, Jean ! J’ai prévenu mes ritals, ils n’ont pas eu l’air d’aimer ce contretemps.

Lorsque je fus prêt, je téléphonai à Barnaque afin de prendre rendez-vous. Il se montra maussade. Il ne me pardonnait pas mon lâchage du samedi, et encore moins de lui avoir fait croire en un scénario médiocre. Depuis longtemps, dans la profession, les gens ne doutaient plus de moi. Le succès vous rend infaillible aux yeux des autres. J’avais perdu l’habitude d’être contesté. On agréait d’emblée mes moindres virgules. Mon nom grandissait aux génériques. Il arrivait même que certains exploitants de banlieue m’affichassent en caractères plus gros que ceux réservés au réalisateur. Mes confrères me jalousaient. Pour tenter de diminuer mes mérites, ils affirmaient que j’avais la baraka, sans comprendre que, dans notre métier, la chance est la principale des qualités. On peut réussir sans talent, au cinéma, jamais sans la chance. Ma réputation de porte-veine me servait davantage que mes qualités professionnelles.

— Alors, on s’attaque à cette opération « survie », Edmond ?

— J’ai pas mal défriché votre truc pendant le week-end !

À cause des critiques du producteur, le scénario était devenu « mon truc » à part entière.

Le mot « défrichage » m’irrita tout autant.

— Ah ! bon, nous allons voir ça.

— C’est-à-dire que je me suis mis à rebâtir un monstre et j’aimerais l’achever avant de vous retrouver.

Cela faisait une bonne douzaine d’années qu’on ne m’avait pas joué un tour de ce genre. Les intentions de Barnaque se lisaient à cœur ouvert. Il tenait à rebricoler seul le scénario, dans la ligne souhaitée par Marcé, afin de se réhabiliter aux yeux de ce dernier. Il faisait « la lèche » comme un élève de sixième. Les hommes sont tous des enfants qui grandissent mal.

Mon silence l’inquiétant un peu il demanda, d’une voix chargée d’appréhension :

— Ça ne vous contrarie pas, Jean ? Je peux ?

— Vous pouvez même aller vous faire f… ! soupirai-je en raccrochant.

Le temps que j’aille décrocher mon imperméable dans l’armoire, le téléphone sonna de nouveau. Affolé, Barnaque se hâtait de me rappeler pour faire amende honorable.

Je sortis sans répondre.

Il faisait beau et frais sur les Champs-Élysées. J’aime les premiers soleils de Paris : on dirait des sourires de jeune fille. Je me sentais en vacances ; ce sentiment se traduisait par une légère griserie à fleur de peau. Si Danièle ne venait pas au rendez-vous, je la harcèlerais jusqu’à ce que son vieux bonhomme, excédé, me l’envoie. Étrange situation. Elle convenait à mon tempérament inventif. J’appréciais tout autant les protagonistes de cette histoire parce qu’ils sortaient de la normale.

J’allai chez mon coiffeur où je rencontrai le père Klassmann, un vieux producteur dont la boîte remontait aux temps héroïques et qui avait donné au cinéma au moins une demi-douzaine de chefs-d’œuvre.

La crise du septième art le rendait timoré. Il produisait au ralenti, avec circonspection et mettait des mois avant de se décider à entreprendre un film. Contrairement à ses confrères, il ne se laissait pas influencer par les réussites des autres et dédaignait les modes, prétendant, à raison, que s’inspirer d’un succès est une forme du renoncement.

Il me salua de la main tandis que son coiffeur donnait de l’importance aux quatre cheveux blancs moussant sur la nuque du vieillard. Je n’avais jamais travaillé pour Klassmann, car il ne me l’avait jamais demandé. Son dédain me pesait comme l’absence d’une grande classique au palmarès d’un champion cycliste.

— Bonjour, monsieur Klassmann !

— Salut, petit.

À trente-neuf ans, ce n’était pas désagréable de s’entendre appeler petit devant une vingtaine de personnes. Jacqueline, ma manucure, me sourit.

— Ça marche, votre film pour Marcé ? s’enquit distraitement Klassmann avec son bon accent yiddish que les acteurs se faisaient un plaisir de contrefaire à la terrasse du Paris.

— Je viens d’envoyer Barnaque aux prunes.

Toujours prendre les devants. Si nous rompions les ponts, Barnaque et moi, il se répandrait partout en affirmant que je « baissais ». Je préférais m’occuper de sa réputation avant qu’il ne se charge de la mienne.

— Pas possible ? s’égosilla le vieillard à travers la serviette chaude dont on bassinait ses joues poupines.

— Il est devenu hydrocéphale, assurai-je en écartant mes mains de ma tête ; voilà qu’il se prend pour un scénariste alors qu’il est à peine un metteur en scène.

Tout le salon pouffa. Klassmann le premier.

— Je prétends qu’il vaut mieux un mauvais commandant sur un bateau que deux bons, alors je lui ai laissé la barre.

— Si bien que vous êtes provisoirement libre ? conclut Klassmann.

À sa façon de me jeter cette question, je flairai les prémices d’une proposition et j’en rougis d’émotion.

— Tout dépend de la manière dont Marcé prendra la chose, rectifiai-je : j’ai un contrat.

— Les contrats sont faits pour être rompus, assura le vieux producteur. Marcé n’est pas un imbécile, il sait bien que des époux brouillés ne font pas d’enfant.

Il y eut un silence. Son coiffeur achevait de le pomponner. Il vint à mon fauteuil, la figure congestionnée par les soins qu’on venait de lui prodiguer. Klassmann portait un éternel costume noir, un peu archaïque, une chemise mal lavée et une cravate gris perle graisseuse. Une grosse chaîne de montre en or, accrochée à son revers de veston, décrivait une large arabesque avant de plonger dans la poche supérieure du veston. Le vieillard passait son temps à regarder l’heure et l’on se demandait s’il s’agissait d’un tic ou d’un début d’amnésie.

— Dites donc, mon petit Debise, ça vous amuserait de faire un vrai grand film, une fois dans votre vie ?

J’en eus le souffle coupé. Mon coiffeur s’obstina à regarder ailleurs en mordant son sourire. Je ris, comme à une boutade, pour cacher mon embarras.

— Avec vous, tout ce que vous voudrez, monsieur Klassmann.

— Vous avez mis un peu d’argent de côté, j’espère, reprit-il, car je ne vous en donnerai pas beaucoup. C’est la surenchère qui tue ce métier. Personne ne vaut le prix qu’on le paie.

Il regarda sa grosse montre ventrue.

— Vous venez me voir demain matin, disons à onze heures ?

— Entendu.

Il me tapota l’épaule et gagna la caisse en trottinant comme un bouvreuil.

La proposition de Klassmann me mit le cœur en fête, au point que mon amour pour Danièle s’en ressentit. Je me convainquis que c’est dans le travail seulement qu’on puise les vraies félicités quand on est artiste. Mon début de liaison me fit brusquement l’effet d’une chose annexe, une révolution s’opéra en moi. Danièle cessa de m’obséder, de m’enchanter. Elle ne fut plus qu’une petite sous-bourgeoise quelconque. Je ne me rappelai plus que ses pauvretés : la dédicace demandée à Rossel, son pas pressé au côté de l’ahuri qui l’emmenait à l’hôtel, et des expressions médiocres, aussi… Des regards qui manquaient d’éclat. Elle venait de s’éteindre, de réintégrer son anonymat.

En quittant le salon de coiffure, je pris un taxi pour aller à la recherche de ma voiture. Je la récupérai sans mal, agrémentée de deux papillons.

« Je ne boirai plus, me promis-je en y prenant place. C’est trop idiot : on égare sa voiture, on perd goût au travail, on se fabrique des Manons en carton-pâte et on a le foie en démolition. »

Je roulai dans le quartier, cherchant à retrouver mes transes amoureuses. En vain. Ces rues, ces boulevards me laissaient indifférents. À la lumière du jour, la façade de « notre » cabaret perdait son mystère.

Je me sentais désormais calme et fort et j’avais la certitude que ce contrôle de moi durerait autant que mon existence.

Un grand truc avec le père Klassmann ! Il allait me mener la vie dure, le vieux bougre. Me faire suer de la copie ! Il passait pour un tyran, appelait ses auteurs au milieu de la nuit, se montrait cinglant avec eux. Il avait la riposte prompte. À un dialoguiste exacerbé qui n’admettait pas ses critiques sous prétexte que Klassmann parlait mal le français, il avait répondu : « Vous vous rendez compte ! Mon mauvais français me suffit pour constater que vous faites de la m… ; qu’est-ce que ce serait si je le parlais bien ! »

L’envie me prit de partager mon allégresse avec quelqu’un. Je jetai mon dévolu sur Geneviève. Elle habitait un petit pavillon en meulière, à La Varenne, en compagnie de sa mère. Cette dernière ne se formalisait pas le moins du monde de la vie dissolue de son enfant. Elle faisait bon visage aux nombreux messieurs qui lui rendaient visite et poussait la compréhension jusqu’à leur préparer du café pendant qu’ils « discutaient travail » dans la chambre de Geneviève.

— Elle est encore couchée, monsieur Debise, m’avertit la chère dame. Elle est rentrée au petit jour. Allez la réveiller, ça lui fera la surprise.

Dans la chambre obscure, Geneviève dormait nue et à plat ventre sur son lit bas. J’eus instantanément envie d’elle, et l’éveillai de la plus délicate façon.

— Qui est-ce ? grommela-t-elle à un moment où, dans la même situation, la plupart des femmes ne posent plus de questions.

— Devine ! répondis-je, en précipitant nos ébats.

Poliment, elle murmura : « Oh, je sais ! » s’éveilla pleinement, me le prouva et, quand je fus apaisé donna la lumière.

— Eh ben dis donc, s’exclama-t-elle en clignant des yeux, pour un malade, y a pas à se plaindre ! C’est ton infirmière qui m’a répondu, hier ?

— Non, c’est ma maladie.

— La sublime rencontre qui… que ?…

— En personne.

— Je vois que t’as suivi mon conseil, et que les choses n’ont pas traîné. Je parie que maintenant la crise est passée ?

— Complètement. Je peux te demander un service, Viève ?

— Cause !

— J’ai rendez-vous avec… cette personne, ce soir, et je voudrais me décommander. Comme c’est son vieux qui répond au téléphone, il serait mieux qu’une voix féminine demande après elle. Dis que tu es sa couturière, par exemple.

— D’ac. Elle s’appelle comment, ta ravageuse ?

Je donnai les coordonnées de Danièle à Geneviève. Le téléphone se trouvait précisément dans sa chambre car elle s’en servait davantage à l’horizontale qu’à la verticale.

Comme chaque fois, la sonnerie retentit longtemps avant qu’on ne décroche.

Nobody, fit Geneviève.

Je tenais l’écouteur annexe. La sonnerie lancinante remuait en moi je ne sais quoi d’aussi indéfinissable que l’angoisse.

— Insiste !

La voix grondante de Carbon éclata tout à coup :

— Oui, j’écoute ?

— Madame Carbon, je vous prie. Ici, c’est sa couturière.

— Elle est sortie. Y a quelque chose à lui dire ?

Je fis vivement un signe négatif à Geneviève.

— Inutile, je la rappellerai plus tard, elle va bientôt rentrer ?

— Ah ! ça, je l’ignore.

— Merci, ajouta vivement Geneviève en coupant la communication.

Elle me fit la grimace.

— Tu parles d’un grincheux. J’ai l’impression qu’elle a de bonnes raisons de le cocufier.

— La meilleure du monde, soupirai-je.

— On rappellera tout à l’heure ?

Je réfléchissais. Une sournoise jalousie me tenaillait. Danièle avait prétendu ne pas pouvoir s’absenter, or elle ne se trouvait pas chez elle à l’heure du déjeuner.

— Non, laisse, j’irai !

Geneviève sauta du lit et s’en fut entrouvrir la porte.

— Tu nous montes le jus, Marguerite ? cria-t-elle à la cantonade.

Elle décrocha une robe de chambre-kimono dont l’affreux dragon me tirait la langue, l’enfila prestement et revint s’asseoir sur le bord du lit pour allumer une cigarette.

— Tu en veux une ? demanda-t-elle.

— Pas envie de fumer, je traîne des séquelles de gueule de bois.

— Et des séquelles de vague à l’âme, non ? T’es un type pas banal dans ton genre. Le Frégoli de la pensée. Il y a un instant, l’idée d’aller à ton rendez-vous te flanquait la frousse, et maintenant tu ne penses plus qu’à ça.

— Je crois que je suis un peu désaxé, reconnus-je.

— Comme tous les types seuls, mon grand. En larguant ta femme, tu as rompu ton équilibre. Tu traverses l’existence sur un fil, et sans balancier. Il s’avance, ton divorce ?

— C’est fait !

Elle eut un rire plutôt triste.

— Tu vas pouvoir m’épouser alors ! Avec moi tu serais tranquille : je me suis déjà tapé tous tes amis et connaissances. Les meilleures épouses sont les filles de mon espèce. Quand elles se marient, elles entrent en fidélité comme on entre en religion.

Je devinai sa détresse, au sein de la boutade. Je massai affectueusement sa croupe plantureuse.

— Laisse-moi profiter de mon nouveau célibat.

— Mais t’en profites pas, Jean ! Tu te beurres ou tu joues les Roméo avec les premières Juliette venues.

Marguerite entra, portant un plateau odorant. Elle trouvait naturel qu’un homme nu partageât le lit de sa fille.

— Vous êtes encore bronzé de l’été dernier, monsieur Debise, complimenta la vieille femme. Vous avez une peau qui prend bien le soleil ! À propos de soleil, je crois que nous allons avoir un printemps précoce, il y a déjà des perce-neige dans le jardin…

— Va les cueillir et fous-nous la paix, conseilla aimablement Geneviève.

Marguerite secoua la tête.

— Que pensez-vous de la jeunesse d’aujourd’hui, monsieur Debise ?

— Il en pense un bien fou, trancha Geneviève, et s’il prétend le contraire, c’est un hypocrite.

La mère sortit en maugréant des présages.

— Tu manques un peu de respect filial, reprochai-je.

— Penses-tu, répondit-elle, on fait un numéro toutes les deux, mais on s’adore.

Elle servit le café, un œil fermé à cause de la fumée rectiligne de sa cigarette.

— Au fait, pourquoi n’es-tu pas au boulot à cette heure ?

— Je me suis pété avec Barnaque.

— Hé, aïe aïe ! voilà mon fabuleux rôle foutu. J’avais beau savoir que c’était du flan, j’y pensais tout de même. On a toujours besoin d’un pot de réséda sur sa fenêtre.

— T’en fais pas, je vais entreprendre une superproduc avec Klassmann et je t’écrirai un bijou de texte. J’ai envie de gratter dans le cérébral.

Elle me tendit ma tasse de café noir.

— C’est pas toi qui prends le café sans sucre, Jean ?

— Non, Geneviève, ce n’est pas moi !

Elle touillait le sien d’un geste bien rond et elle avait l’air réfléchi.

— Tu veux que je sois franche ?

— Je n’ai pas à le vouloir : tu l’es, et c’est ce qui fait ton charme.

— Tu files du mauvais coton, mon grand, à tout point de vue. Si tu ne te réorganises pas sérieusement, tu vas partir en brioche.

— Tu as un traitement à me prescrire ?

— Oui. Primo, quitte l’hôtel et loue un appartement agréable dans un quartier sympa. L’hôtel, nécessairement, ça te crée une ambiance précaire. Tu as l’impression toujours de n’être que de passage. Faut qu’un type de ton âge ait un chez soi, avec des bibelots à lui, une vieille bonne grincheuse et des habitudes. Tu manques surtout d’habitudes. Deuxio, poursuivit Geneviève, cesse de biberonner avant de devenir alcoolique et boulonne à bloc. Troisio, sélectionne tes amis et déniche-toi une chouette mémé…

Je n’écoutai plus la suite. Tout mon être se tendait vers Danièle. Mon amour venait de passer au vert.

Comme il m’était difficile d’aimer, à présent !

CHAPITRE IX

Un double rideau d’arbres nus, criblés de houppettes de gui, bordait l’étroite route. Au bout du chemin, la masse compacte du village luttait contre les brumes du crépuscule.

J’accélérai et ma Ferrari impétueuse balaya les quelques hectomètres me séparant encore des Mousseaux. La sarabande de peupliers cessa brusquement, me découvrant le chaste cimetière de campagne, ses murs gris et sa grille mal jointe. J’obliquai à gauche, désespéré par le chemin désert qui s’offrait. Danièle n’était pas encore arrivée. Ma montre marquait cinq heures moins dix. Malgré mon avance, j’espérais qu’elle m’attendait déjà. Je stoppai, coupai le moteur. Aussitôt des bruits ruraux m’assaillirent. Dans un champ voisin, un paysan épandait du fumier sur une terre labourée. Son tombereau cahotant produisait un bruit de scie à métaux. Des oiseaux invisibles lançaient des cris d’adieu au jour mourant. Mon anxiété me glaçait, je me sentais devenir aussi froid que ces gens qui gisaient de l’autre côté du mur. Il avait suffi que Danièle fût absente de chez elle pour qu’immédiatement se renouât le sortilège, pour que mon amour d’elle, pour que ma souffrance d’elle s’emparassent de moi.

Je l’appelais, du tréfonds de ma pensée. Je l’exhortais à me rejoindre. Les minutes passaient, de plus en plus glaciales. Des reliquats de jour escaladaient la crête des arbres. À cinq heures un quart je décidai qu’elle ne viendrait pas. Ma cruelle apostrophe de l’ascenseur avait tout détruit. Pourquoi ne m’acceptait-elle pas complètement ? Pourquoi ne me comprenait-elle pas jusqu’au bout ?

Les vitres de ma voiture s’embuèrent et je fus prisonnier. La résignation allait venir, comme chez tous les prisonniers. Il suffisait d’aller aussi loin que possible dans l’épuisement cérébral. Je sentais que cette cruelle partie de cache-cache avec mes sentiments m’avait plus éprouvé que mes excès de boisson.

À cinq heures vingt, la lumière un peu floue de deux phares bas surgit dans mon réflecteur. Elle s’immobilisa derrière ma voiture et s’engloutit. Malgré l’opacité de ma lunette arrière, je décelai la petite Austin blanche. Je voulus sortir de ma voiture, mais mes jambes paralysées par l’émotion restèrent obstinément enfouies sous mon tableau de bord. C’était une impression unique de la savoir à quelques mètres de moi et de ne rien faire pour la rejoindre. Je m’attendais à la voir surgir, mais elle aussi restait bouclée dans son auto. J’ignore ce que fut la durée de cette double attente. Nous étions un mâle et une femelle immobiles qui jouissaient sadiquement de se priver de leur présence. L’ivresse de l’amour, ce n’est pas seulement d’être ensemble, c’est surtout de concevoir l’instant fabuleux des retrouvailles, de même que le plaisir consiste en réalité à retarder le plaisir.

Elle craqua la première. Son ombre courut dans le chemin boueux. Danièle pénétra dans ma voiture. Elle sentait le soir mouillé. Nous ne nous dîmes rien. Je mis le moteur en marche et démarrai.

— N’allez pas trop loin, murmura-t-elle, j’ai très peu de temps.

— Où étais-tu cet après-midi ?

— À la maison.

— Menteuse !

— Je vous le jure !

— Menteuse, j’ai fait téléphoner par une amie, ton mari a répondu que tu étais sortie.

— Ah, c’était vous ce coup de fil, vers midi ? En entendant la sonnerie, j’en ai eu le pressentiment. Il a dû se douter de la vérité car il ne m’a rien dit.

Je voulus la croire. Je n’avais plus la force d’être jaloux.

— Il est infirme et c’est lui qui va répondre au téléphone ?

— Il en a décidé ainsi.

— Quand ?

— Depuis notre retour en France. Le téléphone lui appartient, comme sa piscine et ses béquilles. Pour ce vieux broussard, ça n’est pas un instrument usuel.

Je venais de déboucher sur la grand-route et d’obliquer en direction de Paris.

— Où allez-vous ! s’inquiéta Danièle.

— Je ne sais pas.

— Je ne dispose que d’un quart d’heure. J’ai dit à Thérésa que j’allais faire courir le chien pendant que mon époux prenait son bain du soir…

— Il passe sa vie dans sa piscine ?

— Il n’y a plus que dans l’eau tiède qu’il puisse se mouvoir presque normalement. Elle fait partie de sa rééducation.

— Et le chien ?

— Il est en train de passer sa langue par la vitre de mon auto.

— Un bestiau de son gabarit dans une Austin, ça doit limiter le nombre des passagers…

Nous roulions au milieu du flot des lundis soirs.

— Pourquoi cette route et tous ces gens ? Je pensais…

— Tu pensais qu’on se peloterait un peu devant le cimetière, histoire d’apprendre à vivre à ses locataires !

Elle se crispa. Au bout de quelques instants, elle me dit sèchement :

— Faites demi-tour, Jean !

En guise de réponse, j’appuyai à fond sur l’accélérateur et doublai d’un seul bond une douzaine de voitures.

Je réalisais pleinement la sottise de mon comportement. Il m’effrayait plus qu’il ne l’effrayait : « Quelque diable, aussi, me poussant… »

Dans mes moments déraisonnables, je me répétais ce vers de La Fontaine. Déjà je regrettais l’horizon éteint de la campagne, la solitude du cimetière. J’aurais dû la presser contre moi, dans la touffeur de mon auto, dévorer ses lèvres, caresser sa chair, exhaler mon désir en me grisant du sien. J’aurais dû lui crier ma peine, lui offrir mes larmes, mendier une promesse de bonheur. Au lieu de cela, je fonçais à tombeau ouvert sur l’autoroute. Je saccageais et saccageais encore ce qui restait de valable, de récupérable en elle et en moi. Par sadisme ou par désespoir ?

— Si j’étais courageuse, je sauterais, Jean !

— Saute !

— Je ne suis pas courageuse.

— Je te fais peur ?

— Non.

— Tu m’aimes ?

— Oui.

— Tu me voudrais autrement ?

— Je ne sais pas.

— Si tu m’aimes, tu dois te foutre de tout !

— Il faut le temps d’apprendre.

— On n’a pas le temps !

Je ralentis quelque peu. Elle regardait courir les plaques de métal délimitant les deux voies de l’autoroute.

— On ne peut plus faire demi-tour, réalisa-t-elle.

— Plus avant Paris.

— Si : à l’embranchement de Versailles, vous prendrez le pont, n’est-ce pas, c’est promis ?

— Je verrai. Tout dépendra de ce que je penserai alors ! C’est dans si longtemps !

— Dix minutes, avec votre bolide.

— C’est bien ce que je disais. Une éternité ! Tu es belle comme l’éternité, Danièle !

Elle attendit. Je me doutais qu’elle pensait à l’infirme en train de barboter dans sa piscine, au gros chien danois dont la bave dégoulinait sur la vitre de l’Austin. Elle n’osait plus parler, par crainte de me pousser à prolonger cette équipée. Je devenais d’un maniement difficile, à l’image de certains malades mentaux.

Nous pénétrâmes dans la zone éclairée de l’autoroute. Au loin, apparurent les signalisations annonçant l’embranchement pour Versailles et Saint-Germain-en-Laye. Je souris en sentant croître son anxiété. J’ignorais ce que j’allais décider. Il est des instants où ce n’est plus le cerveau qui commande, mais l’instinct ; et l’instinct, c’est la raison du corps. Peut-être que mes mains allaient « cisailler » le volant sur la droite ? Peut-être ne remueraient-elles pas, laissant la voiture poursuivre sa trajectoire rectiligne ?

Les panneaux défilèrent, le pont franchissant l’autoroute gifla l’auto de sa brève dépression. Danièle se tassa un peu plus sur son siège.

— Tu m’en veux ? lâchai-je piteusement.

— Prenez la seconde, répondit-elle sans trop y croire.

— Je ne pense pas.

Elle regarda sa montre. C’était l’instant où, à Montfort, Carbon sortait comme un vieux cachalot de l’eau tiède de sa piscine pour se traînailler entre ses béquilles. Vint le second embranchement, tout pareil au premier ! Cette fois, Danièle tenta quelque chose.

— Jean, soyez gentil…

— Je t’aime !

J’envoyai, du pied, une giclée d’essence dans les entrailles de mon bolide et la masse blanchâtre du deuxième pont s’engloutit derrière nous.

— Tu ne connaissais pas l’amour-folie, Danièle ?

— Il ne simplifie pas la vie.

— Qu’est-ce qu’on en a à fiche d’une vie simple ?

— Je n’aime pas vos lâchetés. Et vous venez d’en commettre une, tout comme l’autre après-midi quand vous harceliez mon mari au téléphone. Vous ne risquez rien puisque vous êtes libre. Mais je parie qu’à l’époque de votre mariage, vous n’avez jamais agi ainsi. Si une épouse vous attendait, vous refréneriez votre fantaisie.

— Tu me méprises ?

— Non, je regrette seulement.

— Qu’est-ce que tu penses de moi ? Sois franche…

Elle médita tandis que je levai le pied pour m’engouffrer dans le tunnel de Saint-Cloud.

— Je ne sais pas si le mot existe : je crois que vous êtes un cinématomane.

— Il n’existe pas, mais il est éloquent.

Elle s’obstina pourtant à l’analyser.

— Vous êtes déformé par vos histoires, elles vous ont rendu excessif et vous éprouvez le besoin d’en vivre personnellement. Vous faites un complexe de héros. Vous voulez vous rendre intéressant à vos yeux, vous épater ; vous prouvez que « tout ça » peut exister. De plus, vous n’êtes pas fait pour vivre seul, sans frein. Votre liberté vous grise…

Son diagnostic concordait étonnamment avec celui de Geneviève.

— Le soir de notre rencontre, tu m’as traité de pauvre type, je vois que ton opinion n’a pas varié, remarquai-je aigrement.

— L’échec de votre mariage vous incite à aimer cruellement, Jean. En admettant que vous m’aimiez, car je ne pense pas qu’un homme véritablement épris mette délibérément sa maîtresse dans l’embarras.

Je fus douché. Je venais de me comporter en gamin.

— Je parie qu’après ce coup-là tu ne voudras plus me voir ?

Elle haussa les épaules.

— Réponds !

— Je ne sais pas. Vous ne voulez pas me ramener à ma voiture ?

— Non. On va à mon hôtel. J’ai besoin de toi dans ma chambre. Te faire l’amour d’abord… Ensuite, on essaiera de comprendre, d’y voir un peu plus clair…

— Si vous croyez que j’ai envie de faire l’amour en ce moment…

La colère m’enflamma.

— Quoi ! Ton vieux ? Ce ne sera jamais qu’une complaisance de plus qu’il aura à te consentir !

Je considérai son silence comme une marque de mépris et la regardai. Elle fixait l’avenue de la Reine, abondamment éclairée. Bien qu’elle fût de profil, j’aperçus distinctement ses larmes.

— C’est à cause de lui que tu pleures ?

— À cause de tout !

— De moi aussi ? insistai-je en baissant pudiquement le ton.

— Surtout à cause de vous.

— Explique.

— Je ne saurais pas…

Je remisai ma voiture devant l’hôtel. Le portier s’empressa pour aider Danièle à s’extirper de la Ferrari, et ce fut, je crois, la main gantée de cet homme qui la décida.

C’est seulement dans les lumières du hall que je vis la médiocrité de sa mise. Elle portait une jupe de drap bleu marine, un pull blanc, des souliers plats et un vieil imperméable beige sans ceinture. Ses chaussures étaient crottées par la boue du chemin de terre.

Je la poussai vivement vers l’ascenseur. Le liftier me sourit et la détailla du coin de l’œil. Je continuai de l’examiner par les yeux de cet homme. Je notai sa coiffure en désordre, son absence de fard, les sillons méandreux que ses pleurs avaient tracés sur son visage pâle… Ma honte s’accrut et j’eus honte de ma honte !

Quand on commet une infamie, le plus difficile ensuite est de s’en accommoder. Une fois dans la chambre, je dus faire un gros effort pour ne pas craquer.

— Tu vas téléphoner à ton mari, lui dis-je. Tu trouveras bien un prétexte plausible…

Elle considérait le téléphone avec hébétude.

— Je passe dans la salle de bains pour ne pas te gêner. J’ouvrirai le robinet de la baignoire afin que tu sois certaine que je n’entends pas. Les chutes du Niagara font moins de bruit que lui…

Avant de disparaître, je demandai le numéro de Carbon à la standardiste, puis, comme promis, je m’enfermai dans la salle de bains où je fis couler l’eau, en grand.

Les mains appuyées au lavabo, je passai plusieurs minutes à me considérer dans la glace. Plan moyen du héros. Zoom sur son regard ! Sa voix off retentit…

Je quittai ma colonne de gauche pour ma colonne de droite :

Jean DEBISE

Malgré tes outrances, tu restes un médiocre, Jean ! Elles ont raison, ces filles : tu n’es pas à la hauteur de ta liberté…

M’éloignant de la glace à refléter les remords, j’allai m’asseoir sur le rebord de la baignoire et regardai bouillonner l’eau en m’efforçant d’oublier ma crise de conscience. Malgré la bonde d’évacuation ouverte, la baignoire s’emplissait. Étant donné qu’un robinet a un débit de…

Je le fermai et tendis l’oreille. Aucun son ne me parvenait de la chambre. J’y courus : elle était vide. Danièle venait de se sauver. Conclusion : elle se considérait comme étant ma prisonnière ; or on ne peut aimer son geôlier. Par acquit de conscience j’allai jusqu’à la porte. Le couloir désert ressemblait à mon âme. Je gagnai le lit et m’y allongeai tout habillé. De confuses idées de suicide me taraudèrent, doucereuses. Je me découvrais inapte à vivre. Les grandes constatations ne sont jamais dramatiques. Le moment fatal arrive où l’homme réalise son pouvoir ou sa faiblesse, où il prend conscience de ses vraies dimensions. Jean Debise, excellent dialoguiste pour films commerciaux, avait raté sa vie.

La porte s’ouvrit, tout doucement et le visage pathétique de Danièle s’inséra dans l’entrebâillement. Elle me considéra un moment avant de se décider, entra et referma la porte.

Je fermai les yeux sur ma brusque délivrance. Son retour, c’était beaucoup mieux que la mort.

— En somme, tu m’aimes ? murmurai-je.

Elle eut un grand soupir et répondit :

— Je crois bien que oui.

CHAPITRE X

Danièle se débarrassa de son imperméable.

— Vous voulez bien retourner dans la salle de bains, cette fois je vais l’appeler.

— Je préfère attendre dans le couloir. J’ai eu trop mal.

Je sortis et me mis à faire les cent pas sur les tapis moelleux. Les ascenseurs montaient et descendaient dans un glissement soyeux, à peine troublé par un léger heurt métallique. Le garçon d’étage passa avec un plateau chargé de boissons. Je l’arrêtai d’un signe.

— Paul, vous m’apporterez une bouteille de Dom Pérignon, une autre de scotch et des amuse-gueule…

— Tout de suite, monsieur.

Voyant que je continuais de tourner en rond dans le couloir, il s’inquiéta :

— Monsieur a oublié sa clé ?

Je lui décochai un clin d’œil égrillard :

— Discrétion, discrétion, Paul. « On » téléphone au mari.

Il rit et s’en fut toquer à une porte derrière laquelle des Américains faisaient un tapage du diable. J’avais reconquis tout mon aplomb, tout mon cynisme.

— Jean !

Elle venait d’apparaître, un peu plus pâle qu’auparavant. Je la rejoignis et lui ouvris les bras. Au lieu de s’y précipiter, elle se laissa choir dans le fauteuil. Elle n’entendait pas recevoir tout de suite le salaire de ses mensonges.

— Tu t’en es sortie comment ? hasardai-je.

Elle jeta ses jambes par-dessus l’accoudoir du fauteuil, tira sa jupe sur sa cuisse dénudée et fit la moue.

— Mal ?

— Disons qu’il y a des moments désagréables.

— Qu’a-t-il dit ?

— Rien.

— Rien quoi ?

— Il m’a écoutée et a raccroché.

— Que lui avais-tu raconté ?

— Vous savez que je n’aime pas parler de ces choses ? Elles appartiennent à un aspect de ma vie que vous ignorez et qui ne vous concerne pas.

— Tout ce qui te concerne me concerne désormais !

— Bien sûr que non, fit-elle.

— Tu viens de me consentir un grand sacrifice, n’est-ce pas ?

— Il me semble.

— Tu veux que je te ramène ?

Elle secoua la tête.

— Ça n’est plus la peine. Vous croyez que mon chien… ?

La perspective de l’énorme danois enfermé dans l’Austin et s’y impatientant m’amusa.

— Il doit roupiller sur la banquette arrière. Maintenant, tu ne vas pas te tourmenter pour un éventuel pipi de chien !

On frappa. Paul apportait les boissons demandées. Il eut un salut déférent pour Danièle, un haussement de sourcils approbateur pour moi, et se retira non sans avoir savamment disposé son matériel sur la table.

— Vous avez l’intention de nous enivrer ?

— Pas nécessairement, mais j’ai pensé qu’un peu d’alcool vous réconforterait.

— C’est une excellente idée, reconnut-elle. Pour une fois, je vais boire à bon escient.

— Champagne ou whisky ?

— Champagne, pour changer.

J’emplis deux coupes.

— À nos amours, Danièle !

— Elles sont bizarres ! dit-elle.

Et elle but son verre d’un seul trait. Je ne pus l’imiter car la seule odeur du champagne m’écœura. Mon foie me condamnait pour un certain temps à la sobriété. Elle me vit reposer ma coupe et demanda :

— Alors, ce soir, c’est moi seule qu’on saoule ?

— Si je bois, ce sera catastrophique. Depuis hier je ne filtre plus !

— Alors je boirai seule.

Elle avala mon champagne. La fameuse petite lueur d’excitation que je commençais à bien connaître brilla dans ses prunelles.

— Tu n’as pas envie que nous causions, ce soir, chérie ?

— Si, seulement il ne faut pas m’appeler chérie. Ça m’épouvante.

— Il y a longtemps que tu es mariée ?

— Je ne sais plus, douze ou treize ans. On est en quelle année ? Oui, treize ans !

— D’où es-tu originaire ?

Elle poussa sa coupe vide vers moi, en un timide geste de requête honteuse.

— Pendant quelques jours, il n’y a pas si longtemps, ma ville natale s’écrivait, zéro, zéro, zéro, zéro, zéro, vous devinez ?

Je récapitulai ses zéros. Il y en avait cinq.

— Grenoble, à cause des jeux ?

— Bravo, c’est beau un homme d’esprit.

— Ne te fous pas de moi !

Comme je ne lui servais pas à boire, elle s’empara de la bouteille et emplit les deux coupes.

— Tu joues sur deux claviers à la fois, fis-je en désignant les verres débordant de mousse joyeuse.

— Je bois pour oublier.

Elle prit un verre dans chaque main, absorba une gorgée du premier en annonçant.

— Un pour Julien.

Elle but une seconde gorgée à la deuxième coupe.

— Un pour Hamlet.

— Qui est Hamlet ?

— Mon chien. Un danois, il fallait lui trouver un nom original, n’est-ce pas ?

— Bon, tu es née à Grenoble.

— Dans la même rue que Stendhal, à trois numéros et cent cinquante ans de distance. Chose amusante, ma mère s’appelait Gagnon, comme la sienne. De là à conclure qu’un peu de son sang coule dans mes veines, hein ?…

— Et après ?

— Après ma naissance ?

Elle vida sa coupe gauche.

— … Je me suis mise à vivre résolument !

— Que faisaient tes parents ?

— Ils étaient droguistes. Par moments, j’ai l’impression que je sens encore la naphtaline.

Elle allongea le bras droit vers moi. Une giclée de champagne m’éclaboussa. Danièle ne s’en aperçut pas.

— Est-ce que je sens encore la naphtaline, Jean ?

— Tu ne devrais plus boire !

— Vous me préférez sobre. Ou bien cela vous agace-t-il de ne pas pouvoir m’accompagner ?

Elle but ce qui subsistait de Dom Pérignon dans le deuxième verre.

— Vous n’êtes pas logique : vous commandez à boire et vous me conseillez d’être sobre !

— Bon, coupai-je, Grenoble, la droguerie… Ensuite ?

— Vous avez décidé que nous causerions, or vous me faites subir un interrogatoire, ce qui n’a rien de commun. Peut-on dire que le juge d’instruction et l’inculpé « causent » ?

Je m’approchai pour frotter un peu mes lèvres contre les siennes. C’était mieux qu’un baiser : une promesse de baiser.

— Je veux tout savoir de toi.

Elle mordit ma lèvre inférieure en me fixant à bout portant. La douleur me fit gémir. Alors elle desserra son étreinte et examina les traces de morsure.

— On voit l’empreinte de mes dents !

Son index parcourut le dessin de ma bouche, doux et léger comme du velours.

— Vous savez ce que j’aime aussi, chez vous, Jean ? Vous êtes appétissant. Après la droguerie, il y a eu le lycée. J’ai été la meilleure des mauvaises élèves de ma classe. Maman est morte le jour de mes dix-huit ans. Happy birthday to you ! Papa s’est remarié la veille de mes dix-neuf ! J’aime aussi votre regard anxieux, Jean ! Il est naturellement triste ; sauf quand vous cherchez à prendre l’air triste. La seconde femme de papa n’était pas une marâtre comme le veut la tradition, mais une petite conne qui parlait à tort et à travers. Elle cherchait à se faire aimer de moi. Elle y serait parvenue si elle ne m’avait autant agacée. J’aime les perruches à condition qu’elles aient des plumes ; malheureusement, Mathilde n’en avait pas. Pourquoi souriez-vous ?

— Je t’adore, continue.

— Je ne me suis pas présentée au bac pour éviter un échec certain. Papa m’a permis de chercher du travail car il avait besoin de ma chambre pour l’enfant qu’il avait fait à sa perruche. Je me suis placée comme hôtesse dans un hôtel de Val d’Isère. Je présentais bien. Le patron croyait que je parlais anglais… C’est dans cet hôtel que j’ai rencontré mon époux, monsieur le commissaire. Dois-je signer mes déclarations ?

— Tu avais eu des aventures avant ton mari ?

— Nous y sommes ! Ce long préambule pour en arriver à cette question. Que dois-je faire ? Mentir ou dire la vérité ? Servez-moi donc du champagne pendant que j’hésite.

Son autorité m’intimidait et m’amusait. J’emplis les deux verres. La bouteille se vidait rapidement.

Danièle but une coupe, toujours à la cosaque ; puis fit chanter le cristal du bout du doigt.

— Dans une de ses pièces, Roussin dit que la vérité c’est ce qui fait plaisir. Qu’est-ce qui vous ferait plaisir, Jean ? Que je me sois mariée vierge ou pas ?

— À toi de juger.

— Bon : j’ai eu une aventure, comme on dit, avant d’épouser Julien.

— Avec qui ?

— La plupart des filles sont violées par le plus pressé, dans mon cas c’est un employé de l’hôtel qui s’en est chargé. Un maître d’hôtel italien : Luigi ! Il proposait le médaillon de langouste aux clientes comme nos pères débitaient du Géraldy à leurs bien-aimées. Il est entré dans ma chambre dès le deuxième soir. À minuit je le griffais, à deux heures du matin je le suppliais de ne pas partir. Mais il avait sa tournée à poursuivre, le cher garçon. Les dames seules avec leur petit garçon… Je me demande quand il trouvait le temps de dormir. Par la suite, j’ai fini par croire qu’il avait un frère jumeau embusqué quelque part dans l’hôtel, car il se prodiguait comme deux.

— Et après lui ?

— Julien !

— Que fichait-il à Val d’Isère, ton Africain ?

— Du ski ! Car je dois vous apprendre une chose, Jean : ce qui manque le plus en Côte-d’Ivoire, c’est la neige !

Je m’efforçai d’imaginer la lourde silhouette de l’infirme en train de dévaler une pente. Je n’y parvins pas.

— Tous les ans, il s’offrait trois semaines de neige, bien que février soit la bonne saison pour l’Afrique Centrale.

— Il était célibataire ?

— Presque, puisque là-bas il n’avait que deux femmes.

— Tu me racontes ?

— Nous deux ? Si vous y tenez… Ç’a été une cour laconique. Il me regardait avec insistance, comme il jaugeait, dans la brousse, les arbres à abattre. Une ou deux fois, il m’a proposé de prendre un verre, au bar, avant de passer à table. C’était surtout moi qui parlais. Je le questionnais sur l’Afrique. Il s’animait un peu, devenait tendre pour parler de l’éléphant. « À cause de sa masse, les gens oublient que c’est un herbivore, grommelait-il. Rien qu’un gros sac de foin. » La veille de son départ, il m’a appelée dans sa chambre. Je le revois, en train de boucler sa grosse valise râpée.

« Je crois que vous allez bientôt venir en Afrique, ma petite Danièle, a-t-il murmuré sans me regarder, et je ne sais même pas votre nom de famille. Écrivez-le-moi ainsi que votre adresse légale sur le carnet noir qui est sur la table. »

« Je n’en revenais pas. J’ai écrit mon nom. Il y avait plein de taches de cambouis sur les feuilles du carnet. « Très bien, je vous remercie », a-t-il dit.

« Rien d’autre. Pas un regard. La serrure récalcitrante de sa valise, seule, paraissait le préoccuper. Je suis sortie.

« La semaine suivante, j’ai reçu une grande enveloppe postée d’Abidjan. Elle contenait… un aller et retour Paris-Abidjan, deux billets de cent dollars et un mot écrit au dos d’un prospectus, ainsi libellé :

« Venez ! Si vous m’épousez on revendra le retour.

Amicalement. Julien Carbon. »

— L’histoire est belle. Vous êtes donc partie ?

— À cause du prospectus. Il représentait un buffle tué au milieu de la brousse, avec un pisteur noir debout derrière lui, un pied posé sur la tête de l’animal.

— Et une fois là-bas ?

— Nous nous sommes mariés un mois plus tard. Quand on accepte une aventure, il faut la vivre jusqu’au bout.

— Tu es devenue tout de suite sa maîtresse ?

— En arrivant à Abidjan. À l’époque le voyage durait dix-huit heures. J’étais épuisée. Il m’a emmenée à l’Hôtel du Parc où j’ai eu une petite crise de désespoir. Seule, si loin… Il n’y avait plus que lui, comprenez-vous ? Plus que lui.

— Bien joué, persiflai-je, c’est un fortiche ton bourreau, chapeau !

Elle opina, mais d’un air attendri.

— Je ne pourrais pas avoir un scotch ? Ce champagne me barbouille.

— Méfie-toi de ce genre de mélange…

Danièle éclata de rire.

— Avant-hier vous me poussiez à l’ivrognerie et il a suffi d’une petite crise de foie pour vous transformer en militant de la ligue !

Elle s’empara de la bouteille de Haig’s.

— Mettez-moi un glaçon d’abord, on se rend moins compte après de la quantité versée. Et puis parlez un peu, merde !

— Ce soir, je ne suis que réceptif !

— Forcez-vous. Racontez-moi n’importe quoi. Le propre d’une conversation n’est pas d’être intéressante, mais de faire oublier aux gens qu’ils n’ont rien à se dire.

— Très bien, alors, je vais te faire un aveu, Danièle. Cet après-midi, si j’ai appelé chez toi, c’était pour me décommander : je n’avais absolument plus envie de te voir. Je me trouvais dans le plumard d’une petite starlett et j’étais à peu près certain à cet instant de ne pas t’aimer.

Elle baissa la tête.

— Ton mari a prétendu que tu étais sortie. Ça m’a rendu fou de jalousie. On n’est jaloux que de ce qu’on aime, non ? Conclusion, je t’aimais. Qu’en dis-tu ?

Elle me lança le contenu de son verre au visage. Ce fut si brusque, si inattendu, que je pris le whisky dans les yeux.

Fou de douleur, je me précipitai dans la salle de bains en bousculant les sièges sur mon passage. Je me bassinai longuement le visage au lavabo. Peu à peu la vue me fut rendue, le feu qui embrasait mes yeux s’éteignit. Lorsque je revins, Danièle sirotait un nouveau whisky. Le glaçon éjecté de son verre achevait de fondre sur le coussin d’un fauteuil. Ma compagne me parut un peu prostrée. Un grand mécontentement coupait son front d’une ride profonde.

Je m’agenouillai devant elle et lui enserrai les jambes.

— Je te demande pardon, Danièle.

— Pas moi.

Elle fit rouler son verre sur son front, comme pour déplisser ce dernier.

— Je crois que je ne m’habituerai jamais à votre sadisme, déclara-t-elle. Vous croyez sérieusement qu’un amour a besoin de s’entourer de cruautés mentales pour s’accomplir ?

« D’ailleurs, m’aimez-vous ? Le sentiment que vous me portez n’est qu’en pointillé dans votre vie.

— Tandis que chez toi c’est la bande jaune ?

Agacé je me redressai.

— Allez, viens, on s’en va.

— Comme vous voudrez.

— Pas la peine de laisser ton maître-nageur se ronger les sangs davantage.

Je l’aidai à passer son imperméable. Lorsqu’elle eut enfilé les manches, je nouai mes mains devant Danièle, par-dessus ses épaules. Je flairai son cou pour chercher son odeur. Elle sentait le mouillé. D’une secousse elle m’échappa.

— Attends, je suis malheureux ! lui dis-je.

Cela me prenait comme un point au côté. Mon amertume était si intense qu’elle en devenait physique. Je regardai Danièle, le lit, la chambre…

— Tout ce cirque pour que notre soirée s’achève aussi misérablement, lamentai-je.

Elle me sourit tandis qu’elle boutonnait son imperméable.

— Vous appartenez à cette sorte de gens qui ne vivent qu’au passé. Ils marchent à côté du présent sans parvenir à s’y intégrer. Demain, cette nuit peut-être, vous tirerez les conclusions de nos divagations.

Danièle sortit dans le couloir. Je la suivis tête basse, penaud, les yeux encore cuisants à cause du whisky.

Lorsque nous fûmes dans la voiture, elle partit d’un grand éclat de rire.

— Regardez, fit-elle : mon premier larcin !

Elle sortit la bouteille de whisky de la poche de son imperméable.

— Vous ne vous êtes aperçu de rien ?

— Non.

— Il faut croire que j’ai des dons, car je l’ai fauchée pendant que vous me regardiez. Ça doit être amusant de voler ; vous avez déjà volé, vous ?

— Quand j’étais étudiant ça m’est arrivé deux ou trois fois, histoire d’épater les copains. Pourquoi as-tu pris cette bouteille ?

— Pour rentrer à la maison. L’alcool donne du courage. Je me fous que ce courage soit illusoire, il m’aidera à regagner ma chambre.

— Tu couches avec ton mari ?

— Pas dans le même lit, car lui en a un spécial, avec des poulies et des manivelles, mais dans la même chambre.

Elle ôta le bouchon du flacon et but au goulot sous le regard effaré du portier. Je me hâtais de démarrer.

— Tu es certaine de ne pas être alcoolique, Danièle ?

— Pas encore. Avant de vous rencontrer, je ne prenais, je vous l’ai déjà dit, qu’une ou deux cuites par mois.

— Je viens de comprendre quelque chose. Ce n’était pas pour préparer des voluptés que tu buvais, mais pour avoir le cran, ensuite, de retourner chez toi. Vrai ou faux ?

— Vous faites de nets progrès en psychologie, Jean !

Entre nous, l’atmosphère s’était complètement détendue. Il avait suffi du gag de la bouteille.

— Si on se payait un peu de Paris by night ?

— Comme vous voudrez.

— Montmartre pour changer ? Tiens je vais te montrer quelque chose de marrant que tu n’as sûrement jamais vu.

Danièle s’abstint de me questionner. Je la conduisis en plein Pigalle, dans l’officine d’un tatoueur dont j’avais fait la connaissance à la faveur d’un film.

L’homme et son antre étaient pittoresques. Une gigantesque photographie du roi de Danemark, torse nu, occupait toute la vitrine. Le monarque, entièrement tatoué, servait à la fois d’enseigne et de caution à Jeannot.

— Monsieur Debise ! En voilà une bonne surprise !

Il posa son espèce de pyrograveur dont il usait pour imprimer une ancre marine dans la chair d’un petit voyou fiévreux. Je le présentai à Danièle, laquelle paraissait fascinée. Elle louchait sur les murs tapissés de motifs proposés à la convoitise des aspirants tatoués : emblèmes, signes du zodiaque, cœurs fléchés, têtes de mort, aigles et serpents voisinaient curieusement.

— Vous m’excusez ! fit Jeannot en reprenant son ouvrage devant son établi encombré de poinçons et de flacons d’encre. J’ai presque terminé.

Son instrument zonzonnait sur la peau du patient, crachant la matière colorante et provoquant simultanément un léger saignement. L’encre qui pénétrait la chair du garçon et le sang qui en sourdait se mélangeaient pour former le long du dessin une troublante bavure. Jeannot la torchait de temps à autre à l’aide d’une éponge. Danièle se passionna pour l’opération.

— Ça fait mal ? demanda-t-elle au jeune homme.

Il fumait maladroitement une cigarette tremblotante, probablement pour se donner du cran, en évitant de regarder agir « l’artiste ».

— Comme ci, comme ça, répondit-il.

— Ça picote, quoi ! trancha Jeannot.

Un ultime coup d’éponge sur le dessin.

— Ça te va ? demanda mon copain à son patient.

Le voyou admira l’ouvrage dans la grande glace bordant l’établi. Un sourire enfantin éclaira son petit visage de fouine malade.

— Au poil.

Jeannot enveloppa son chef-d’œuvre dans des kleenex.

— Tu n’y touches pas pendant quarante-huit plombes, hein, mon pote ? Je te le laisse emporter pour trente balles !

Quand la petite gouape fut sortie, Jeannot nous offrit à boire. C’était un garçon affable et plein d’esprit qui aimait son métier et n’était pas loin de le considérer comme une œuvre de salubrité publique. Il fourmillait d’anecdotes cocasses et savait les raconter. Soudain, Danièle l’interrompit.

— Vous tatouez aussi des femmes ?

— Bien sûr, rigola Jeannot ; des putes, principalement. Y en a une, à la suite de je ne sais quelle maladie, elle avait perdu son système pileux, vous voyez où je veux dire ? Je lui ai tatoué une corbeille de fleurs à la place. Paraît que les clilles se bousculent au portillon pour voir ça. Son bas-ventre est devenu comme qui dirait une petite succursale du Louvre.

Je n’eus pas le temps de m’esclaffer. Danièle venait de s’asseoir sur le siège destiné aux clients.

— Tatouez-moi ! dit-elle.

Jeannot faillit s’étrangler. Il me regarda d’un œil béant d’interrogation.

— Danièle, tu plaisantes ! protestai-je.

— Pas du tout. Je veux que Monsieur me tatoue nos initiales sur la cuisse.

Elle retroussa sa jupe le plus pudiquement qu’elle put, dévoilant l’extérieur d’une seule cuisse après avoir d’une pichenette fait sauter la fixation de sa jarretelle.

— En tout petit ! supplia-t-elle. J. D., simplement.

— C’est stupide ! Songe aux conséquences, si…

— C’est vous qui me parlez des conséquences ? Ne vous tracassez donc pas pour cela, Jean.

Le tatoueur nous considéra alternativement.

— Qu’est-ce que je dois faire, m’sieur Debise ?

— C’est moi que cela concerne, non ? s’emporta Danièle. Chacun est l’exclusif propriétaire de sa peau !

— Tu le regretteras quand tu te mettras en maillot de bain !

— Pourquoi ? C’est une mode à lancer, après tout !

Jeannot attendit la fin de nos atermoiements en préparant ses ustensiles. Il savait comment se terminerait la discussion. Quelques minutes plus tard, son aiguille électrique butinait la peau tendre de Danièle.

Je m’assis pour suivre de près ce que je considérais comme une mutilation. Cette cuisse brune, ce bas baissé, cette jupe relevée ; la bride blanche de la jarretelle… Un formidable désir me prenait. Une sorte de fureur érotique. Le sang perlant sur la peau, le « J » de mon nom qui s’imprimait dans la chair de Danièle…

— Je crois que le « J » tout seul suffira, déclara-t-elle.

Jeannot se méprit :

— Je vous fais souffrir ?

— Non. Mais en y réfléchissant, deux initiales sont superflues. Vous ne voulez pas vous faire tatouer un « D », Jean ?

— Sans façon. Je ne conçois des initiales que sur mes chemises et mes valises.

Je voyais bien qu’elle avait mal. Une légère sueur coulait à ses tempes. À un certain moment, tandis que Jeannot passait sa grosse éponge pour ring de boxe sur le « J » sanguinolent, Danièle ouvrit ses jambes à cause de l’eau qui dégoulinait de part et d’autre de sa cuisse. La brève vision d’un petit triangle blanc frangé de dentelle mit le comble à ma folle excitation.

Jeannot appliqua sur le « J » un tampon de ouate qu’il fixa avec du sparadrap.

— Vous n’y touchez pas pendant quarante-huit heures…

— Combien vous dois-je, Jeannot ?

— Vous rigolez, m’sieur Debise ; une bricole pareille !

Je n’eus pas le cœur de le remercier. J’attrapai Danièle par le bras et la refoulai jusque dans la rue. Sur le trottoir d’en face, quelques tapineuses arpentaient le macadam devant la façade hermétique d’un hôtel. Je guidai sans pudeur ma compagne vers le porche où d’autres filles échangeaient des propos égrillards. Danièle se cabra, mais j’accentuai ma pression. Alors elle se soumit totalement et passa au milieu des prostituées, sans se soucier de leurs regards hostiles ni de leurs quolibets.

Ce fut bien plus intense que la première fois.

CHAPITRE XI

Il était onze heures passées lorsque nous quittâmes l’hôtel. Danièle ne voulut pas dîner.

— Ramène-moi à ma voiture, maintenant, me demanda-t-elle.

Je voguais dans une rare félicité. Peu d’hommes sont heureux après l’amour. Or, je me trouvais comblé, moralement comme physiquement.

Elle tenait sa tête appuyée sur mon épaule tandis que je pilotais.

— Tu dors ? chuchotai-je.

— Oh, non !

— Tu crois qu’un jour nous vivrons ensemble ?

— Je l’ignore.

— Tu voudrais ?

— Je ne pense qu’à ça.

— Depuis quand ?

— Depuis le premier soir.

— Je te jure que je ne serai jamais plus sadique !

— Ça ne dépend pas de toi. Tu deviens cruel quand tu es désorienté, on dirait que tu espères te sentir moins seul en faisant mal aux autres.

— Pourquoi t’es-tu fait tatouer ?

— Une femme aimante cherche toutes les façons de se donner.

— Tu ne trouves pas inhumain que nous nous quittions, maintenant ?

— C’est par humanité que je te quitte.

— Tu sais que tu me tutoies à présent ?

— Je sais…

Avant le pont de Saint-Cloud, je m’arrêtai dans une station-service pour prendre de l’essence.

Au moment où j’allais descendre de la voiture, elle me prit le bras.

— Attends, dis-moi au revoir tout de suite, implora Danièle.

— Quelle idée !

— Je te le demande.

Nous nous embrassâmes longuement sous le regard goguenard d’un jeune pompiste rouquin que je fus gêné d’affronter après cette fougueuse étreinte. Quand il m’eut servi, je trouvai Danièle endormie. Elle se tenait un peu en chien de fusil, la tête posée sur son bras contre la portière. Mon démarrage la fit basculer contre moi. Elle émit une espèce de plainte informe qui m’inquiéta.

— Danièle ! Que se passe-t-il, tu es souffrante ?

Je stoppai sous un lampadaire. Sa tête ballottait sur le dossier du siège. Elle avait les yeux à demi ouverts : ils étaient presque blancs. Je m’affolai.

— Danièle ! Réponds-moi, qu’est-ce que tu as ?

Elle essaya de proférer des mots à travers un vagissement. Je plongeai ma main de l’autre côté de son siège et ne tardai pas à récupérer la bouteille de whisky. Elle était maintenant à moitié vide. Je compris alors pourquoi ma compagne tenait à ce que je prenne congé d’elle avant de descendre. Son état semi-comateux m’affola. Je ne pouvais la laisser ainsi… J’élevai le flacon pour mesurer plus précisément la quantité absorbée. Ma seconde évaluation confirma la première : une demi-bouteille ! La dose était sévère, mais elle ne dépassait cependant pas celle qu’elle avait avalée le soir de notre rencontre, par exemple. La syncope résultait de ce qu’elle venait de boire cela d’un trait et sans eau. Que faire ?

— Tu m’entends, Danièle, petite imbécile ?

— Hmmmm !

— Ce ne serait pas plus simple de quitter ton mari plutôt que de te mettre dans des états pareils pour l’affronter ?

— Je veux…

— Tu veux quoi ?

— Rentrer…

Elle lâchait chaque syllabe comme un dernier soupir.

— Je vais te faire boire du café fort… Attends…

De l’autre côté de l’avenue, un café-tabac ruisselait de lumières entre deux immeubles gris. J’y courus. Quelques graves ivrognes discutaient au comptoir, tandis que des jeunes gens actionnaient mornement des billards électriques. La projection des billes d’acier dans des couloirs lumineux, aux méandres compliqués, déclenchait des cataractes de déclics harmonieux.

Je m’adressai en confidence au garçon du comptoir.

— Je voudrais un double café très fort pour ma femme qui est malade dans la voiture…

Il mit son percolateur en marche. Certaines circonstances vous amènent à exécuter des actions traditionnelles. Le café fort pour la cuite carabinée appartenait à ces sottes traditions dont on sait l’inefficacité, mais qu’on s’obstine à employer pour se donner l’impression de « faire quelque chose ». Pour ma part, le café, en pareil cas, me rendait plutôt malade. Je n’en portai pas moins une grande tasse à Danièle. Elle but quelques gorgées et détourna la tête.

— Plus ! articula-t-elle. La maison…

— Tu ne veux pas venir à mon hôtel quelques heures ?

— Non…

J’allai rendre la tasse. J’hésitais toujours sur la conduite à adopter. Pas question qu’elle puisse conduire sa voiture. Je devais donc l’emmener à Montfort. Restait la question de son auto… avec le gros danois…

— Tu tiens absolument à rentrer chez toi ?

— Oui. Faut bien…

Évidemment. N’avait-elle pas avalé cet alcool uniquement pour effectuer son retour ? Je repris ma place au volant.

*

De la lumière brillait à une fenêtre du premier étage. Je m’arrêtai au ras du portail.

— Nous sommes arrivés, Danièle.

— Merci.

Elle fit un gros effort, parvint à soulever sa tête, et m’adressa un sourire d’aveugle.

— Tu es gentil…

— Je veux absolument que tu t’arranges pour me téléphoner demain, c’est compris ?

— Oui…

— J’ai besoin de te revoir, Danièle, très vite ! Je t’aime. N’oublie pas… Tu me jures que tu n’oublieras pas ? Je t’aime ! Tu es ma vie dorénavant. Mon île ! Ma blessure !

Je l’embrassais entre chaque phrase. Elle se laissait aller, n’ayant plus suffisamment d’énergie pour tenir sa tête droite. Enfin je descendis de l’auto et j’allai sonner à la grille. Je pressai le timbre longuement, recommençai quatre secondes plus tard… Une deuxième fenêtre s’éclaira à l’autre extrémité de la façade. Un volet s’ouvrit.

— Qu’est-ce que c’est ? s’inquiéta une voix féminine.

Je crus reconnaître celle de la mulâtresse.

— Madame Carbon, elle est souffrante, voulez-vous venir, je vous prie ?

Un temps relativement long s’écoula. Des lumières naquirent au rez-de-chaussée, puis dans le jardin, et la fille de couleur s’avança, drapée dans un peignoir de bain blanc.

En me reconnaissant, elle détourna les yeux.

— Oh ! c’est encore vous !

— Aidez-moi !

J’ouvris prudemment la portière du côté de Danièle. De ma main libre je retins ma passagère qui s’y appuyait.

— Qu’est-ce qu’elle a ? demanda Thérésa.

— Un verre de trop !

Nous sortîmes la jeune femme à grand-peine. L’air de la nuit fouetta sa volonté. Elle parvint à se tenir debout.

— Tu peux marcher ?

En m’entendant tutoyer sa maîtresse, la mulâtresse tressaillit.

— Nous allons la prendre chacun par un bras, lui dis-je.

— Non, laissez, je m’en occupe, trancha Thérésa, d’un ton hargneux.

Cette fille possédait une grande force. D’un bras ferme, elle soutint sa maîtresse tout en me claquant la grille au nez.

Je regardai s’éloigner leurs deux silhouettes chancelantes. Mon cœur cognait à toute volée. Cette petite noire insolente venait de m’arracher ce que je considérais déjà comme mon seul bien en ce monde !

*

L’Austin remuait au clair de lune. Je vis, depuis le tournant, son ombre frémir sur le mur blafard du cimetière.

M’étant approché, j’aperçus l’énorme molosse qui tournait en grondant dans le petit véhicule.

— Hamlet ! le hélai-je d’un ton engageant !

Il s’arrêta de tourniquer pour darder sur moi son regard rouge. La bête paraissait plus féroce lorsqu’elle se tenait immobile.

La clé de contact était restée sur le tableau de bord. Seulement, avant de ramener l’auto devant la maison des Carbon, je devais tenter d’apprivoiser le chien.

— Hamlet, mon vieux toutou !

Ridicule ! Je clapotais de frousse. L’animal ne cessait de me fixer avec une effrayante intensité. J’approchai lentement la main de la vitre à demi baissée, sans cesser de bredouiller des niaiseries de vieilles mémères. « Toujours parler à un chien méchant ! » assurait mon père… Lui dire n’importe quoi. Seule importait l’intonation. Pourtant je ne pouvais m’empêcher de m’adresser à Hamlet.

— On l’a fait attendre, ce gros chien !

Ma main se trouvait à quelques centimètres de la portière. Il paraissait ne pas la voir. Et puis il poussa un grondement et sa gueule béante jaillit hors de l’auto. Heureusement, ma méfiance ne s’était pas relâchée. Je pus, de justesse, retirer ma main. Je compris, dès lors, qu’il me serait impossible de monter dans l’auto sans me faire égorger. J’allais abandonner la partie quand il me vint une idée. Pour l’exécuter, il fallait une audace et des réflexes de cascadeur chevronné, mais « quelque diable, aussi, me poussant », je résolus de risquer le coup.

Je me plaçai dos à la voiture (côté volant). Je pris la poignée de la portière arrière de la main gauche, celle de la portière avant de la droite et je les ouvris simultanément. Le jeu consistait à pénétrer à l’avant de l’Austin pendant que le danois en sortirait par l’arrière. Je devais, pour me mettre hors d’atteinte, me ruer sur le siège et reclaquer la portière en utilisant le laps de temps nécessaire à la bête pour contourner sa porte. Seulement sa poussée fut si violente que je manquai de promptitude. Ses mâchoires d’acier se refermèrent sur mon mollet gauche. Je sentis ses dents s’enfoncer dans ma chair.

— Saloperie !

J’étais assis d’une fesse sur la banquette. Le danois parut réfléchir. S’il se mettait à tirer, il allait me dépecer la jambe. Lentement j’ôtai mon mocassin droit, l’assurai dans ma main et, à toute volée abattis le talon sur le crâne de l’animal. Cela fit un bruit creux, comique. Le danois lâcha prise et poussa un hurlement. Je me jetai dans l’auto, claquai la portière et tournai la clé de contact. Quand le fauve revint à la charge, je démarrais déjà. Il courut un bon moment après la voiture de sa maîtresse. Ce vilain bougre essaya plusieurs fois de sauter à l’intérieur de l’Austin par la porte arrière que je n’avais, bien entendu, pas eu le temps de refermer.

Je réussis à le déséquilibrer en exécutant de brutales embardées. Ensuite je roulai à une vitesse suffisante pour qu’il se décourage.

Un vrai rodéo !

Il m’avait changé les idées en me faisant savourer l’ivresse d’une action périlleuse.

*

La maison était obscure lorsque j’y parvins. J’en conclus que l’état de Danièle ne donnait pas d’inquiétude à son entourage et je partis vers le centre du bourg, à la recherche d’un taxi qui me ramènerait à ma propre voiture.

Je dormis fort mal, à cause de la morsure du danois. Six trous violets marquaient mon mollet. Ces petites plaies rondes me brûlaient et provoquaient dans toute ma jambe de douloureuses lancées. Je finis par m’assoupir au matin, mais mon sommeil tourmenté s’accompagna de cauchemars redoutables.

CHAPITRE XII

— Monsieur devrait consulter, conseilla le garçon d’étage auquel je montrai ma jambe tuméfiée, après lui avoir réclamé du mercurochrome. Ce n’est pas beau !

C’était même très laid. Mon mollet avait doublé de volume. Les chairs se couvraient de vilaines marbrures bleu-vert.

— Ce chien est propre, au moins ? insista le domestique.

— Il a un plus beau pedigree que moi et ne mange que du blanc de poulet, ricanai-je. Je préfère attendre un peu avant de voir un toubib. Donnez seulement mon pantalon à stopper, c’est lui le plus malade !

— Monsieur a tort de plaisanter avec ces choses-là !

Je mis fin à l’entretien en décachetant la lettre accompagnant mon petit déjeuner. Elle était de Barnaque. Je l’attendais. J’aurais su la lire sans la décacheter, car elle contenait à peu près tous les poncifs sur les vieilles amitiés qui… et sur les tourments professionnels que…

Je ne la lus même pas jusqu’au bout, bien décidé à répondre par un silence hautain à cette avalanche d’excuses. Je me servirais de la missive pour prouver à Marcé une bonne foi que j’étais loin d’avoir.

Ce projet de film était tombé de moi comme un fruit gâté avant d’avoir accompli son mûrissement tombe de l’arbre. Je le refusais en bloc et, à vrai dire, n’y pensais plus.

Mon individu se tendait vers le téléphone. J’attendais désespérément que Danièle se manifeste. J’avais besoin de sa voix. Je revivais, seconde après seconde, les événements de la veille : mon kidnapping, sa résignation, la manière dont elle s’était enfuie de ma chambre et dont elle y était revenue… Mais le clou restait la séance chez le tatoueur. Cette mutilation délibérée, endurée fermement. « Une femme aimante cherche toutes les façons de se donner. » Et puis l’hôtel à putains dont l’ignominie avait constitué un autre acte de foi… Hier, Danièle m’avait donné au moins deux preuves d’amour à l’heure. Désormais je l’attendrais avec confiance. Ma patience constituerait une sorte de réhabilitation.

Je me préparai pour mon rendez-vous avec le vieux Klassmann. Celui-ci restait très en arrière-plan de mes préoccupations. Comme, à dix heures trente, Danièle ne s’était toujours pas manifestée, j’appelai le producteur pour lui demander de reporter notre entretien. Je lui expliquai qu’un chien m’avait mordu et que je ne pouvais quitter la chambre. Il parut vaguement irrité par ce contretemps, me souhaita une prompte guérison du ton qu’on prend pour congédier un tapeur et raccrocha au beau milieu de mes regrets.

Une étrange veillée d’armes commença. J’avais beau m’efforcer au calme, la fièvre me gagnait. Vers midi, à bout de nerfs, je me risquai à réclamer le numéro des Carbon. Je voulais parler au mari, lui demander des nouvelles de Danièle, m’excuser. Jusque-là, l’inaction constituait mon pire ennemi. Je ne pouvais plus supporter cette faction dans ma chambre.

Exceptionnellement, une voix féminine me répondit. J’eus une bouffée d’espoir, vite évanouie, car je reconnus le ton douceâtre de la mulâtresse.

— Monsieur Carbon est à Paris.

— Passez-moi Madame…

— Madame l’a accompagné.

— Comment va-t-elle ce matin ?

À cet instant seulement elle sut qui j’étais et raccrocha. La triste plainte de notre communication interrompue servit d’accompagnement sonore à ma détresse. Je crus que j’allais crier de chagrin. Je joignis les mains. « Danièle, mon amour, je t’en supplie, ne m’abandonne pas. » Moi qui croyais ne pas avoir la foi, j’en vins à prier. Je m’agenouillai devant l’appareil téléphonique, comme devant un crucifix : « Mon Dieu, faites qu’elle m’appelle ! Faites qu’elle m’appelle. »

Elle m’appela dix minutes plus tard. Elle parlait vite, comme quelqu’un qui risque d’être surpris.

— Jean, il faut que je vous voie…

Ce vouvoiement retrouvé me fit mal.

— Je n’attends que ça.

— Nous sommes à Paris. Nous allons déjeuner au Relais de Suède. À une heure précise je me rendrai aux lavabos, vous pourrez vous y trouver ?

— Bien sûr !

— Je vous en supplie, ne faites pas d’esclandre ; vous me le promettez ?

— Je te le jure !

— À tout à l’heure.

— Danièle, tu m’aimes ?

Elle avait déjà coupé.

Je fus saisi d’une grande angoisse. Quelque chose de grave s’élaborait. Je sentais qu’on édifiait une barrière entre nous. Enfin libéré de cette chambre, je sortis en traînant ma patte blessée. Bien qu’il fût à peine midi et demi, j’allai directement au Relais de Suède et m’installai au bar. Un regard m’avait suffi pour constater que les Carbon n’étaient pas encore arrivés. Depuis mon tabouret, je pouvais surveiller l’entrée. Mon malaise s’accroissait. La perspective de découvrir Danièle et son mari côte à côte endommageait mon bonheur de la revoir. Je bus un verre d’aquavit pour me doper. Il traça un sillon de feu dans ma gorge. Soudain, un maître d’hôtel se précipita vers la porte vitrée. Carbon pénétra dans le restaurant en se tortillant comme un cachalot entre ses béquilles chromées. Il portait son pardessus de l’autre jour, un chapeau de cuir noir et un foulard blanc qui soulignait son visage basané, strié de fines rides sombres. Danièle marchait derrière lui, à pas menus, portant un attaché-case en crocodile. On eût dit la secrétaire d’un P.-D.G., accompagnant son patron à un conseil d’administration. Aidé de la demoiselle du vestiaire, le maître d’hôtel débarrassa l’arrivant de son manteau et le fit asseoir sur une copieuse banquette de cuir rouge. L’infirme disparut de ma vue. Je ne vis plus que ses béquilles plantées entre la banquette et le mur. Danièle aussi s’engloutit. Elle ne m’avait pas aperçu.

— Un autre verre, je vous prie !

Qu’importait ce trait brûlant planté dans ma gorge comme une écharde ? Il me fallait tenir le coup. Le serveur me regarda en biais. Je sus pourquoi lorsque je n’eus de moi qu’une image brouillée dans la glace du bar. Je retenais des larmes… Mais je les contenais mal. Danièle, là, à portée de voix, à portée d’amour, et pourtant inaccessible ! Danièle dans une robe noire que je ne lui connaissais pas encore. Avec un manteau noir à col d’hermine…

Je considérais les béquilles, la mallette de croco posée sur le dossier de leur banquette. Ces objets… Ils me parlaient de Carbon. Ils représentaient Carbon. J’attendis une demi-heure, affaissé sur mon tabouret. Pantelant de navrance. Confusément humilié aussi.

À une heure moins cinq je descendis de mon siège. Ma jambe douloureuse, engourdie par la position assise, ploya sous moi. Je serrai les dents pour subir sans hurler l’effervescence d’une fourmilière vorace. Au bout d’un instant il ne resta plus que les lancées consécutives à la morsure du molosse. Je clopinai vers les toilettes, m’efforçant de ne pas regarder en direction de leur table par crainte de me trahir.

Je pris un jeton de téléphone pour me donner une contenance en attendant Danièle, et je composai le numéro de l’horloge parlante.

Elle survint un peu plus tard, vint directement à ma cabine et se blottit farouchement contre moi. La jeune fille en costume scandinave chargée du vestiaire et des lavabos nous regarda avec stupeur, mais nous nous en moquions. Je pressai Danièle contre moi, ma main s’égarait sous ses jupes, ma bouche écrasait la sienne. Je sentais encore sous mes lèvres la légère protubérance consécutive à ma gifle de la première nuit. Dans notre frénésie, nous fîmes crisser nos dents. La douleur calma notre fureur physique.

— Danièle, je ne peux plus exister sans toi. Depuis que je t’ai quittée, j’ai subi toutes les minutes comme autant de petites morts…

Elle ne disait rien. Je regardai par-dessus son épaule, en direction de l’escalier. Je savais bien que l’infirme ne pouvait s’y aventurer, pourtant je redoutais de le voir apparaître, de son allure de robot détraqué.

— Jean, si tu savais…

— Il t’a fait une scène pour hier ?

— Non, c’est pire… Nous partons !

— C’est pas possible ! Où allez-vous ?

— En Afrique. Rassure-toi, pour une quinzaine seulement.

— Une quinzaine, répétai-je, anéanti. Tu as le courage d’ajouter : seulement !

Elle se fit pardonner d’une pression de tout son corps.

— Nous avions envisagé ce voyage pour l’an prochain, il a décidé de le devancer.

— Quand partez-vous ?

— Vendredi.

Elle paraissait malade encore de sa folie de la veille. On la devinait blafarde sous son fond de teint, et elle avait les yeux sans éclat.

— Il m’a annoncé cela ce matin, lorsque je me suis réveillée avec un mal de tête effrayant. Il m’a dit : « Petite, le moment est venu de retourner là-bas. »

— Où allez-vous ?

— À San Pedro, en Côte-d’Ivoire…

— Je t’y écrirai poste restante.

Elle sourit.

— Tu ne sais pas ce qu’est San Pedro. Il n’y a pas de poste, pas d’électricité. C’est simplement un village au bord de l’eau, à l’embouchure d’un fleuve. Nous descendons dans un relais de chasse que mon mari connaît.

— N’y va pas, suppliai-je. Oh ! n’y va pas, mon amour ! Songe que j’ai failli devenir fou parce que j’ai passé une matinée sans nouvelles de toi. Quinze jours, je ne m’en sens pas capable.

Nous nous embrassâmes violemment, puis elle déclara :

— Écoute, Jean, j’ai bien réfléchi. Je crois que cette épreuve n’est pas inutile.

— Toutes les épreuves sont inutiles !

— Non. Dans quinze jours, nous saurons vraiment ce que nous représentons l’un pour l’autre !

— Moi, je le sais déjà ! Mais toi tu doutes, hein !

Je la secouai.

— Avoue-le donc, bon Dieu ! Tu doutes !

— Pas de moi, Jean, mais de toi, reconnut Danièle. Au bout de ce voyage, quand nous nous reverrons, je saurai… Il me suffira d’un regard… Quoi que tu fasses, je lirai sur ton visage ce qu’est devenu ton amour. Maintenant il faut que je te quitte : il risquerait de se douter de quelque chose !

— Non, Danièle ! Tu n’as pas le droit ! On va ficher le camp ensemble ! Laisse-lui son Afrique, il se débrouillera avec !

— Sois raisonnable, Jean. Il me semble que le chagrin purifie. Si nous devons vivre ensemble un jour, ce sera après avoir suivi une route difficile. Pour bien s’aimer, il faut se mériter.

Amen ! Je ne savais pas que tu avais des théories de bigote !

— Tu m’as promis de ne jamais plus être cynique.

Je posai mon front contre le sien.

— Pardon, Danièle.

— Je te jure qu’à mon retour je t’appellerai. Mais si tu dois m’oublier dans l’intervalle, oublie-moi, Jean ! Les souvenirs, il ne faut pas les cultiver, ça ne sert à rien. Ils doivent vivre ou mourir à leur gré. Ce sont eux qui décident.

Elle eut une lente caresse, très osée, mais qui pourtant ne me choqua pas. D’un ton quotidien, elle me demanda :

— Tu as mal à la jambe ? Il m’a semblé que tu boitais tout à l’heure ?

— Ton chien m’a mordu lorsque je suis allé chercher ta voiture.

— Il a disparu, fit-elle. Mon mari veut faire passer une annonce car il y tient beaucoup.

Elle ne s’inquiéta pas de ma blessure. Nous nous séparâmes sur ces mots. Je la vis s’approcher d’un miroir pour rectifier son fond de teint et son rouge à lèvres. Après quoi elle gagna l’escalier, non sans m’adresser un léger geste de la main. Cet adieu furtif me sembla trop désinvolte.

Tout me paraissait désinvolte, d’ailleurs. J’étais victime d’une impertinence générale.

— Monsieur ! appela doucement la préposée, excusez-moi, mais vous ne m’avez pas payé le jeton.

— C’est moi qui m’excuse, mademoiselle.

Elle prit mon billet et m’observa d’un œil troublé tout en préparant la monnaie.

— Si je vous demandais de sortir avec moi ce soir, accepteriez-vous ? lui demandai-je.

Elle rougit.

— Sûrement pas, monsieur.

— Et demain ?

— Demain, non plus !

— Dommage, j’aurais aimé vous parler d’elle, à vous qui nous avez vus ensemble. Eh bien, puisque vous ne voulez pas, il ne me reste plus qu’à partir pour l’Afrique.

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