DEUXIÈME PARTIE JULIEN

CHAPITRE PREMIER

Une ligne de cocotiers bordait la mer. Toutes les couleurs étaient accusées : le vert bleuté de l’eau, la blancheur de la barre d’écume, le jaune or du sable, le vert foncé de la forêt, à droite, aussi infinie que l’océan.

Le pilote me parlait d’abondance, heureux d’avoir un interlocuteur de la métropole. « Quelqu’un de Paris », enfin ! Lui qui était natif de Levallois !

— Ces petits zincs : des merveilles ! Plus faciles à piloter qu’un vélo. Tenez, je lâche tout : est-ce que ça bouge ?

Ça ne bougeait pas, pourtant je préférais voir ses mains sur le semi-volant des commandes. J’imaginais déjà une turbulence inattendue qui ferait se cabrer l’appareil. Il n’aurait pas le temps de…

— Et comme sustentation, pardon, visez un peu : je coupe les gaz !

Un angoissant silence nous enveloppa. L’avion continua sa route, mais une vague langueur s’emparait de lui et il commença mollement à perdre de l’altitude.

Je me dis que le moteur ne redémarrerait plus et que nous allions nous abîmer dans la belle eau dont on voyait les fonds jaspés. Le moteur ronfla docilement, le zinc amorça une courbe ascendante, son nez argenté pointé vers le ciel couleur d’acier bleui.

— Ça vous amuse de prendre le manche ?

Je louchai sur la réplique du demi-volant placé face à moi et luttai contre l’obscure tentation de m’emparer des commandes pour me mettre à batifoler dans l’immensité somptueuse qui m’environnait.

— Pas la peine…

— Mais si !

J’aventurai mes mains sur le demi-cercle noir. Tel un cheval capricieux qui ne sent plus la poigne de son cavalier habituel, l’appareil exécuta une glissade à droite. La forêt se mit à la verticale.

— Doucement ! fit le pilote en riant. C’est sensible, ces machins-là. Il suffit de les effleurer…

J’en convins et lui restituai ses prérogatives.

— C’est la première fois que vous allez à San Pedro ?

— C’est même la première fois que je viens en Côte-d’Ivoire.

— Chouette pays, vous savez ! Un des plus agréables d’Afrique. Ça vous amuserait de voir des éléphants ?

Il me proposait les éléphants, comme un guide parisien propose la Sainte-Chapelle ou l’esplanade de Chaillot.

— Il y en a par ici ?

Le pilote consulta sa montre.

— Presque midi, c’est bientôt l’heure de la sieste, mais on a encore des chances.

— Ils font la sieste, les éléphants ?

— Excepté quelques oiseaux, tout ce qui vit fait la sieste, ici.

Il quitta l’océan pour piquer vers l’intérieur des terres. L’avion cessa son vol placide pour se mettre à danser au-dessus des forêts. Bientôt nous survolâmes une petite plaine marécageuse, sorte de clairière, pareille à une déchirure de la brousse. Nous perdîmes de l’altitude. Il me parut que les roues de notre avion devaient effleurer les bouquets d’arbres. Je voyais défiler une savane roussie, émaillée de mares qu’on devinait fangeuses. La terre se dévidait sous mes yeux comme un tapis roulant en folie. Je me dis qu’à l’instant de ma mort, ma vie déferlerait peut-être de cette manière sous mes yeux presque éteints. Quel serait « le temps de passage » de Danièle parmi ce torrent d’images désordonnées ?

— Là-bas ! cria le pilote.

Il opéra, sur l’aile, un virage qui me décrocha le cœur. « Bon Dieu, me dis-je, je vais crever à cause d’un éléphant. Alors qu’il y en a plein les zoos de préfectures ! »

Dans un tournoiement de kaléidoscope, j’aperçus le pachyderme annoncé. Il avançait rapidement, les pattes raides, les oreilles écartées, la trompe à l’horizontale.

Le pilote redressa l’appareil.

— On va repasser sur lui ! promit-il. Vous ne craignez pas le mal de cœur ?

— Pas du tout.

— Parce qu’il y a des passagers qui dégueulent. Regardez bien, il s’approche de la forêt.

Nous piquâmes sur l’éléphant ; en rase-mottes. L’animal ne semblait pas avoir peur, il paraissait plutôt importuné. La noblesse puissante de sa démarche me frappa. Et puis je vis la forêt, imminente, avec ses arbres plus hauts que nous. Mon compagnon tira sur les commandes. Nous fîmes un bond magistral par-dessus les frondaisons. Je me retournai. L’éléphant n’était déjà plus qu’une petite breloque perdue dans l’immensité.

— Je vous remercie.

— C’est normal. Vous allez au Relais de San Pedro pour chasser ou pour pêcher ?

— Je ne sais pas encore, j’y vais surtout pour me reposer…

— En ce cas, vous ne pouvez pas rêver mieux comme isolement. Ce coucou est le seul lien qui rattache les gars de là-bas à la vie civilisée. Nous servons à la fois d’autobus, de facteur et d’épicier.

— Vous faites partie d’une entreprise ?

— Non, je suis prof au lycée de Sassandra. On a organisé un aéro-club pour se distraire tout en se rendant utiles. Nous sommes plusieurs à piloter après nos cours. Aujourd’hui, c’est jeudi, on se régale.

Il rit. L’avion venait de rejoindre la mer et de retrouver sa parfaite stabilité du début.

Je me dis : « C’est jeudi ! Le premier jeudi du mois. » Je n’irai pas voir Mauricette. Tout à la frénésie de mon brusque départ, j’avais omis d’écrire à la petite et elle allait m’attendre tout l’après-midi dans la cour grise du pensionnat. Je l’imaginais, avec sa blouse bleue à col blanc, son petit œil inquiet, ses cheveux noirs et plats, coupés net au niveau des oreilles. Chose surprenante, elle ressemblait un peu à Martine. Personne n’était surpris quand elle la présentait comme étant sa fille. Je regrettais d’avoir adopté cette enfant. Nous n’étions pas dignes d’elle. Elle vivait déjà chez nous lorsque j’avais appris que la prétendue stérilité de ma femme était en fait un refus de maternité. Martine se confiait à sa meilleure amie. Ces dames papotaient autour d’une tasse de thé, le jour où j’étais rentré à l’improviste. Elles ne m’avaient pas entendu venir. Leur conversation était édifiante. Je ne saurais exprimer la grande tristesse physique que je ressentis alors. Une tristesse mêlée de rage. Je faillis foncer dans le salon pour gifler mon épouse. La plus odieuse des tromperies ! Le plus affligeant des abus de confiance ! Au lieu de cela, je m’étais rendu dans la chambre de Mauricette. La petite faisait ses devoirs, la tête inclinée, la langue pointée, ses doigts bleus d’encre crispés au ras de la plume. Je m’immobilisai, glacé encore par ce que je venais d’apprendre incidemment, et fixai longtemps la gamine brune dont les cheveux traînaient sur les pages du cahier.

— Pourquoi tu me regardes comme ça, papa ?

Je n’avais pas la force de lui sourire.

Mauricette possédait un petit visage parfaitement ovale, un front large, des yeux en amande. On ignorait tout de son père, quant à sa mère, une nymphomane, fille de notaire reniée par les siens, elle avait déjà fait, paraît-il, une demi-douzaine d’enfants depuis Mauricette.

— J’ai eu une image à l’école pour mes additions.

— C’est bien.

J’étais reparti, abîmé par ma découverte.

Curieux comme au fil des jours l’existence vous ébrèche…

— Voilà San Pedro, ils ne sont pas prévenus de votre arrivée, au Relais ?

— Non, je me suis décidé à la dernière minute. Hier matin on ne m’avait pas encore vacciné contre la fièvre jaune.

— Alors je vais faire un petit tour d’honneur pour les prévenir.

Au loin, dans l’horizon bleuté, se découpait l’estuaire d’un fleuve dont les eaux étaient beaucoup plus sombres que celles de l’océan. Des mamelons hérissés d’arbres bordaient la côte. Les ruines d’une construction de style colonial sommaient l’un d’eux. Tout de suite après ces mamelons, j’aperçus le village de San Pedro : un agglomérat de huttes ocres en essaim sur une terre presque rouge ; puis le terrain d’atterrissage coincé entre les collines et la mer. Il s’agissait en fait d’une route rectiligne qu’on avait élargie et à l’extrémité de laquelle une biroute blanche cerclée de rouge flottait au vent du large.

— Nous survolâmes en rafale le village. Des noirs agitaient les bras, des gamins gambadaient… L’avion suivit le terrain et déboucha au-dessus d’une interminable plage jalonnée de rochers peuplés d’oiseaux de mer.

Je découvris une alignée de cases de conception africaine, sans doute, mais de réalisation européenne. À deux cents pieds d’altitude on s’en rendait compte, à cause de leur espacement régulier, de leurs dimensions et des teintes pastel qui les différenciaient.

Le pilote vira au-dessus de la mer. De la main gauche, il fit coulisser le panneau de plexiglas du cockpit, puis fourra deux doigts dans sa bouche et lança un coup de sifflet strident.

Ce signal me parut puéril.

— Vous croyez que votre sifflet couvre le bruit du moteur ? le plaisantai-je.

— Et comment ! Pas ici, mais en bas ils n’entendent que lui !

Nous avions déjà déferlé au-dessus du campement. « Le bout du monde, me dis-je. » Et je fus attendri à la pensée que Danièle connaissait déjà ces lieux.

L’appareil décrivit une nouvelle courbe, loin au-dessus des flots. Mon pilote avait perdu sa désinvolture.

— Cet aérodrome, faut se le faire, avec ces vacheries de collines, murmura-t-il, on n’a rien pour se rattraper aux branches, ici !

Il passa à quelques mètres des ruines dominant le fabuleux paysage et plongea, comme plonge une cabine du grand huit parvenue à son apogée.

Nous nous posâmes sèchement en soulevant un nuage de poussière jaune.

L’avion roula longtemps sur le sol inégal. Des enfants noirs couraient le long de la piste en agitant les bras.

— Et voilà le travail, fit joyeusement mon compagnon en déverrouillant les portes.

Une chaleur crépitante m’enveloppa lorsque je descendis de l’avion. Le soleil perpendiculaire cognait ferme sur le terrain. Cela me fit songer à un plateau de cinéma, lorsqu’on y tourne depuis plusieurs heures dans un décor abondamment « arrosé ».

J’aidai le pilote à extirper mes bagages de l’étroite soute. Comme nous achevions de les rassembler, je vis déboucher une vieille 2 CV en haillons d’une piste cahotique. Sa capote n’existait plus. La voiture était cabossée et crépie de boue rouge. Un grand garçon maigre, au nez cassé, en descendit. Il portait des sandales éculées, un short court, une chemise déboutonnée jusqu’au nombril et une casquette verdâtre, à longue visière, en provenance de quelque magasin de surplus américains.

Il me salua d’un air interrogateur.

— Client ! annonça le pilote-professeur.

— Alain Lombard, se présenta l’arrivant. On ne vous attendait pas.

Le pilote sortit de sa combinaison une liasse de lettres.

— Voici le courrier, il y a là un télégramme qui doit probablement annoncer la venue de monsieur…

Nous chargeâmes mes valises dans la voiture débarrassée de son siège arrière. Cette bagnole était une vraie poubelle dont le délabrement avait quelque chose de pathétique.

Je pris congé de l’aviateur :

— Vous restez longtemps à San Pedro ? demanda-t-il.

— Je ne sais pas exactement, une quinzaine environ…

— Vous nous aviserez en temps utile. On se pose ici trois ou quatre fois par semaine.

Les tôles de la 2 CV semblaient parvenir au point de fusion. Je m’y hasardai comme dans un autoclave et fus immédiatement en nage.

— Mon arrivée inopinée pose des problèmes ? m’enquis-je quand je fus seul avec le grand jeune homme.

— Pas du tout. Simplement on aime mettre les petits plats dans les grands lorsque arrive un client.

— Je ne suis pas porté sur la nourriture.

— C’est U.T.A. qui vous a branché sur nous ?

— Une agence des Champs-Élysées… Votre dépliant est très alléchant.

— Tous les dépliants, fit-il avec un sourire.

— C’est vous le patron ?

— Patron adjoint ! Je suis guide de chasse ! Vous venez pour tirer de la viande ou pour pêcher ?

— Je viens pour supprimer quelques jours d’hiver de ma vie. Quand arrive mars, à Paris, on a l’impression que le soleil n’existe plus.

— Un safari-photos, en somme ? insista Alain Lombard.

Son obstination à vouloir qualifier mon voyage m’amusa. Quelle tête aurait-il faite si je lui avais dit que je venais dans ce coin perdu pour y attendre une femme ?

Depuis notre brève entrevue dans la cabine téléphonique de la maison de Suède, je n’avais plus eu de nouvelles de Danièle. Je me rappelais la façon craintive dont je longeais leur travée en traversant la salle. Carbon mangeait des hors-d’œuvre, les coudes sur la table, en tenant sa fourchette comme Mauricette tenait son porte-plume… Il parlait la bouche pleine, semblait détendu. Danièle l’écoutait en hochant la tête. Lorsque j’étais passé devant eux, elle avait gardé les yeux baissés sur son assiette, mais à un frémissement de sa personne, je sus qu’elle « sentait » ma présence.

— Non, j’ai horreur des photos car je travaille pour le cinéma. La pellicule est une denrée qui me paraît vile lorsque je suis en vacances.

— Metteur en scène ?

— Scénariste-dialoguiste seulement. Je me mets la cervelle en tire-bouchon pour inventer de belles histoires que les autres saccagent.

Lombard haussa les épaules.

— Oui, fit-il, ça ne doit pas être marrant. Moi, Paris, je ne pourrais plus. Y a qu’une chose que je regretté : les restaurants, j’ai pas l’air, maigre comme un clou, mais j’aime la bouffe. Pour le reste, ça me flanque des frissons rien que d’y penser…

Nous longeâmes une allée bordée de bananiers et débouchâmes sur le vaste terre-plein où se dressait le Relais. Un arc de triomphe en bambou limitait son territoire et annonçait, en caractères gigantesques : « Relais de Chasse ». La plage était éblouissante.

Le soleil à pic écrasait les cases. Une construction ovale, plus vaste que les autres, servait de salle commune. On avait laissé un large espace entre les murs de torchis et le toit de palmes pour la ventilation de la pièce. La pénombre du local renforçait le bleu de la mer garnissant l’intervalle du fond.

Deux longues tables, un bar de roseau, des fauteuils meublaient la salle. Des trophées de chasse la décoraient : défenses, petits crocodiles et toucans naturalisés, peaux de serpents, papillons, becs d’oiseaux inconnus dérisoirement plantés dans des bouteilles ; le plus spectaculaire consistait en une tête d’éléphant, dépouillée de tous tissus mous et qui servait de table basse. À cause de ses formidables dimensions, ce tronçon de squelette n’incommodait pas. Une demi-douzaine de Blancs déjeunaient silencieusement en écoutant la musique d’un minicassette. Lorsque nous débouchâmes, une vigoureuse femme blonde se leva et vint à ma rencontre. C’était l’hôtesse. Je me présentai et lui remis mon bon d’agence. Tout comme le guide, elle déplora de n’avoir pas été au courant de mon arrivée.

— Vous avez d’autres pensionnaires en ce moment ? remarquai-je en lui désignant la tablée.

— Non, personne. Ces messieurs sont des chefs de travaux qui préparent l’aménagement du futur port. Car on va nous souiller le paysage. Mais j’attends deux clients pour samedi : un couple… Vous désirez manger tout de suite, ou bien préférez-vous vous installer ?

Un couple ! Le terme sapa la félicité que m’apportait ce voyage. Danièle et son mari, un couple ? Je me refusais à l’admettre. Un véritable couple, c’était elle et moi, l’autre nuit, dans l’hôtel à putains.

— Je voudrais boire quelque chose de frais et m’installer. Je n’ai pas faim.

Lombard me servit une bière qu’il prit dans un vieux réfrigérateur à pétrole. Des jeunes noirs s’activaient autour de la grande table où la patronne avait repris sa place. Les convives, un instant déconcertés par mon arrivée inattendue, se remettaient à parler, en italien. Alain Lombard me regardait d’un œil faussement détaché, à l’abri de sa longue visière. Je le déroutais confusément. Généralement, on devait débarquer dans ce relais avec des intentions précises : chasse, pêche ou photo. Un vague esprit conquérant présidait immanquablement à un tel voyage. Et voilà que j’arrivais, cravaté, avec mes élégantes valises de porc et mon blazer de yachtman sans idées précises. Il flairait un mystère…

Mon regard accrocha une carapace de tortue de mer accrochée au mur. Je me souvins des paroles de Danièle : « Tu es comme une tortue à la renverse. »

N’était-ce pas parce que je manquais de défense que je me comportais si sottement, si vilainement, parfois ? Je donnais des coups de nageoires dans le vide, essayant de blesser à tort et à travers qui passait à ma portée.

Je dégustai la bière mousseuse avec délectation.

— Vous en prenez une avec moi ? proposai-je.

— Volontiers.

Il se servit. Il fallait que je parle encore, que je m’adapte à ce milieu, m’y incorpore pour ne pas éveiller la suspicion de Carbon quand il débarquerait. Brusquement je songeai que Danièle lui avait peut-être dit mon nom, ce qui flanquerait tout par terre…

— Ça bouffe beaucoup, un éléphant ?

Je m’entendis parler, trouvai ma question stupide parce qu’inopportune. Un monsieur arrivant en pleine Afrique a d’autres préoccupations que la quantité de nourriture absorbée par un éléphant. Loin de créer un climat « relaxe », j’augmentais la surprise du jeune homme.

— Cinq cents kilos d’herbe par jour !

Comment poussait-on un petit sifflement impressionné ? De quelle voix s’exclamait-on « Mazette » ? Je restai amorphe, à transpirer devant ce méchant comptoir de bois sur lequel des coquillages servaient de cendrier.

— Je suis crevé, m’excusai-je au bout d’un silence indécis. Songez qu’hier après-midi encore j’étais sur les Champs-Élysées…

— Il faisait quel temps ?

— De la merdouille. Vous me montrez mes appartements ?

— C’est un bien grand mot !

Il frappa dans ses mains. Un boy vêtu d’un short blanc et d’une chemise en nylon dont le motif figurait de la peau de panthère, accourut.

— Cyprien, porte les bagages du monsieur dans la case du bout.

Nous sortîmes, à la suite du Noir, dans la chaleur impitoyable. Le sable brûlant pénétrait dans mes souliers de daim. La rumeur de la mer m’attirait. J’avais hâte de me mettre en maillot de bain et de me laisser rouler par les vagues.

— Vous boitez ?

— Oui, une salle morsure de chien danois, au mollet. Ça n’a pas l’air de vouloir se cicatriser… Je pense que l’eau de mer lui fera du bien.

— Faites attention en vous baignant : la barre est mauvaise par ici…

Un lézard bleuté qui somnolait sur le seuil de ma hutte se sauva à notre approche. Cyprien ouvrit la porte d’un coup d’épaule. Le bois gonflé d’humidité raclait le sol cimenté. Une armoire de bois blanc, un fauteuil et deux lits pourvus de moustiquaires constituaient tout le mobilier. Un rideau de plastique masquait un lavabo et une douche. Il fallait utiliser des water-closets chimiques de caravane.

— Un minimum quand on débarque, n’est-ce pas ? jeta Lombard. Après quelques jours de brousse, ce minimum devient presque du superflu. Cyprien, tu apporteras une savonnette et du papier-cul, au monsieur.

Le jeune Noir rit à pleines dents. Machinalement, en habitué des palaces, je me fouillai pour lui remettre un pourboire, mais le guide vit mon geste et secoua la tête.

— Ne vous cassez par la cabane, murmura-t-il, on a assez de mal à trouver de la main-d’œuvre. Vous alliez lui donner combien ?

Je tirai un billet de mille francs C.F.A. tout froissé.

— Vous rêvez : ça représente sa paye d’une semaine. Si vous lui aviez remis ce billet, il ne serait pas venu travailler demain.

« Je vous laisse à votre installation. Ce soir je vous donnerai une lampe. Naturellement, il n’y a pas d’eau chaude. Vous avez un rasoir comment ?

— Électrique, avouai-je piteusement.

Il secoua ses maigres épaules.

— On a l’habitude : je vous en prêterai un à main.

Quand il fut parti, je jetai ma veste sur le fauteuil, relevai la moustiquaire d’un des lits pour m’allonger. Le voile blanc sentait l’étoffe moisie. Cette odeur me fit penser à un sépulcre. J’essayai de trouver l’origine d’une telle impression, mais n’y parvins pas.

Dans ce fruste décor, mes bagages racontaient des catastrophes suivies d’évacuations. Ils me firent regretter mon douillet appartement du George V. Un ignoble insecte long et jaune traversa la hutte avec autorité. Comme Cyprien revenait je le lui désignai.

— Qu’est-ce que c’est que ça ?

Il regarda :

— Mille pattes, patron !

— Un dix mille pattes, tu veux dire !

Le boy écrasa la bestiole sous son pied nu.

— En somme, cette case, c’est une philosophie, murmurai-je.

— Qu’est-ce que tu dis, patron ?

— Rien !

Je sortis le billet de mille francs et le lui tendis.

— Tiens, Cyprien !

— C’est quoi ? s’inquiéta-t-il.

— Une expérience ! Prends !

Toute sa personne éclata de rire : ses yeux principalement.

— Seulement tu viendras travailler demain, n’est-ce pas ?

— Oui, patron, je viendrai !

— Si tu ne venais pas, ça me ferait de la peine.

Il fourra le billet dans sa poche et me regarda avec tendresse.

— Toi y’en a chic type, patron !

Il restait debout au pied du lit.

— Bon, je n’ai plus besoin de rien !

Je m’assis sur le lit. Le garçon avait dit : « Toi y’en a ». Je croyais cette formule petit nègre inventée par les colons ou par quelque ancien chef de publicité de la maison Banania.

Cyprien ne partait toujours pas.

— Le patron en arrive de Paris ?

— Oui.

— C’est bon, Paris.

— Oui, c’est bon…

Surtout avec Danièle à son côté. Danièle sous la pluie. Danièle avec sa jupe retroussée, chez le tatoueur. Danièle revenant, soumise, dans ma chambre, comme un évadé se rend, vaincu par la liberté illicite. De tout ce qu’elle avait fait ou dit depuis le vendredi de notre rencontre, qu’est-ce qui était le plus important pour l’histoire de nous deux ? La gifle ? Mes larmes ? Le tatouage ? Ou tout simplement cette caresse indécente de femelle possessive dans la cabine téléphonique ?

Demain serait un premier anniversaire. Celui des huit premiers jours d’une éternité…

— Tu comprends, Cyprien : pour nous autres, mortels, l’éternité tient parfois dans un instant. Le temps joue avec nous, il faut bien que nous jouions avec lui. C’est logique, non ?

Ses dents brillaient. Il roucoulait son incompréhension, ne se formalisait pas de mon langage saugrenu. Lui m’acceptait tel que j’étais. Il me trouvait NORMAL !

— Est-ce que j’ai l’air d’une tortue à la renverse, Cyprien ?

— Non, patron.

— De quoi ai-je l’air, alors ?

— D’un Blanc !

— On peut voir des tortues, ici ?

— Vers les Guinéens, patron.

— Qu’est-ce que c’est, les Guinéens ?

— Les pêcheurs, au bout du San Pedro. Y z’ont toujours tortues.

— Ça va, tu peux t’en aller…

Il partit en cabriolant. Je m’occupai de déballer mes effets. Lorsque je les eus rangés tant bien que mal dans l’armoire, je me déshabillai pour passer un maillot de bain. Je n’avais pas changé de vêtements depuis une trentaine d’heures, aussi eus-je un sursaut en découvrant ma blessure. Ma jambe était enflée maintenant de la cheville au genou. Sous les chairs dilatées, mes veines apparaissaient, noirâtres comme des racines vénéneuses. Chose paradoxale, je souffrais un peu moins.

En clopinant dans le sable brûlant je traversai la plage. Des crabes jaunes, presque translucides, se sauvaient à mon approche pour plonger dans d’innocents petits trous. Longtemps je m’amusai de leurs fuites de profil. Chacun possédait son gîte propre. Quand je parvenais à lui barrer la route, désemparé il se précipitait à la mer.

Las de les tourmenter, j’entrai dans l’eau à mon tour. Et je me mis à marcher vers l’infini éblouissant.

CHAPITRE II

Ils arrivèrent vers une heure de l’après-midi, le samedi, alors que j’étais à table avec les chefs de chantiers italiens.

Depuis le matin, je guettais les bruits ambiants, avide d’y découvrir le ronflement du petit avion bleu. J’avais passé deux journées de torpeur, au bord de l’eau, à gésir sur le sable mouillé comme un corps rendu par les flots. Maintenant je ne sentais presque plus ma blessure, bien qu’elle fût de plus en plus inquiétante d’aspect, car toute ma peau rôtie me brûlait.

Je n’étais qu’une immense plaie à vif. Mme Garcin, l’hôtesse, m’oignait avec sollicitude de crèmes parasolaires et me morigénait d’importance, affirmant que j’étais aux limites de l’insolation.

Mais j’éprouvais un mauvais plaisir à rougir, à peler, à me racornir au bord de l’eau. J’étais le seul usager de la plage, si l’on exceptait les Italiens, lesquels s’octroyaient un rapide plongeon en fin de journée. Le continent africain tout entier m’appartenait. La mer, le soleil, le ciel aussi, dont l’infernale limpidité blessait la vue. Alain, avec qui je sympathisais, me proposait des parties de pêche, des balades. Il tenait à honorer le dépliant du Relais, sur les volets duquel on voyait des buffles morts ou des barracudas gros comme des cétacés. Je refusais…

— Plus tard, laissez-moi auparavant me gaver de soleil.

— Vous savez : le soleil c’est comme le pili-pili : il faut le consommer à petites doses. Vous ne voulez pas venir au moins jusqu’au village ?

— J’ai le temps… Qu’est-ce que c’est que ces taches blanches qu’on distingue, là-haut, au sommet de la colline ?

— Des tombes.

— On peut donc mourir ici ?

— On peut. Notez que ces sépultures remontent au siècle dernier. Deux Anglais, un Français… Des militaires…

— On s’est battu pour la conquête de ce paysage !

— N’en vaut-il pas la peine ?

Des cohortes de Noirs défilaient sur la plage. Ils arrivaient de lointains villages pour venir à San Pedro vendre ou acheter quelques denrées de première nécessité. La plage constituait une route naturelle. Les femmes passaient de leur démarche altière, portant sur leurs têtes des bassines émaillées emplies de poisson, ou des paniers de manioc. Le premier jour, l’une d’elles, une vieille édentée, drapée dans un pagne jaune, s’arrêta pour me demander si j’avais du linge à laver. Le second jour, elle dépêcha de son groupe une jeune fille aux formes émouvantes pour me faire prévenir qu’elle savait faire l’amour comme les Blanches et se tenait à ma disposition.

— Toi, l’amour ? demandai-je à la beauté.

La jeune fille ressemblait à ces statues de bazar représentant des Vénus d’ébène. Elle hocha la tête et me désigna la vieille qui attendait, attentive et souriante, un peu plus loin :

— Pas moi, l’amour : elle !

— Toi, oui, si tu veux.

Elle ne parut pas offusquée.

— Faut demander à mon père.

— Quel âge as-tu ?

— Je ne sais pas. Faut demander à mon père !

Elle s’éloigna d’une allure souple et noble. Je regardai longtemps onduler sa croupe. Avais-je envie d’elle ? Je ne le pensais pas. Alors pourquoi cette contre-proposition ? Par jeu ? Pour m’épater ? Cela ne finirait donc qu’avec moi, ce mesquin besoin d’auto-contradiction ? Je me recouchai sur ma serviette de bain. Ma jambe mordue devenait lourde comme le sable mouillé.

Allait-elle se gangrener ? Cette perspective ne m’alarmait pas. J’envisageais sans effroi de pourrir sur cette plage et d’aller rejoindre sur la colline proche les carcasses des soldats défunts.


L’un des Italiens arrosait sa nourriture de pili-pili et larmoyait en la mangeant. Il prétendait que le piment tuait les microbes. D’une façon générale, ces hommes parlaient peu. L’Afrique paraissait les accabler. Rien n’est plus triste au monde qu’un Italien triste. J’essayais de les animer un peu en évoquant leur pays. Ils venaient de la Vénétie mais ne connaissaient pratiquement pas la capitale de leur belle province. Pour essayer de les défiger, je leur racontais Venise, ses petites « calles » sentant la friture, les inoubliables palais sur l’eau sombre du Grand Canal, les gondoliers dans la paix d’un dimanche matin. Mais je ne tirais d’eux que des larmes.


Le ronron que je croyais entendre se constitua, s’amplifia.

— Voilà nos clients, dit Mme Garcin.

Alain marmonna des désagréments. Il détestait interrompre son repas.

L’avion passa au-dessus des huttes, à faible altitude. Lombard jeta sa serviette sur la table et but son verre de vin. L’appareil vira au-dessus de l’eau. Un bref instant je l’aperçus dans l’intervalle bleu cernant la salle de séjour. Se pouvait-il que Danièle se trouvât dans ce jouet brillant ?

« Es-tu bien sûr de toi ? m’interrogeai-je. N’es-tu pas venu ici seulement pour l’épater, ou pour t’épater ? » Mon calme, voisin du détachement, me surprenait. Je continuai de manger paisiblement mon buffle en daube. Bon, elle allait paraître au côté de son béquilleux. Et après ? Elle sursauterait en m’apercevant, blêmirait probablement. Et après ? Une fois « mon effet » obtenu, qu’éprouverais-je ? Je ne parvenais pas à le prévoir, pire : je m’en désintéressais. Le coup de sifflet se planta dans la hutte comme une flèche. Il précéda la tornade de l’avion.

— Dépêchez-vous, Alain ! enjoignit Mme Garcin.

Le guide rafla sa casquette verte. Il avait une silhouette cocasse, avec ses longues jambes effilées, son nez de travers, sa chemise dont il nouait les pans à la taille.

— Pas la peine que j’aille troubler son atterrissage.

Avant de sortir, il nous raconta qu’un jour un Noir gambadait au beau milieu de la piste tandis que l’avion tournoyait pour se poser. À force de voir l’appareil décrire des cercles, les gens du Relais étaient allés sur place se rendre compte. Candidement, le Noir leur avait dit que son patron se trouvait dans le Cessna et qu’il venait l’accueillir.

Lombard partit enfin.

— Reprenez un peu de buffle, monsieur Debise !

— Non, merci.

— Vous ne mangez presque rien, notre popote vous déplaît ?

— Au contraire, chère madame. Je pense que mon inappétence provient de la chaleur…

En cet instant, l’avion venait de stopper sur la terre galeuse de la piste. Le nuage de poussière ocre retombait mollement. Le pilote devait tendre la main à Danièle pour l’aider à descendre. Et Carbon ? Pas facile d’extraire sa grande carcasse du petit zinc.

— Vous semblez ailleurs, monsieur Debise ? remarqua Mme Garcin.

Donc j’étais troublé ?

Je souris pour m’excuser.

— Je vous défends expressément de retourner au soleil. Vous ressemblez à un homard.

Sur le terrain, Lombard arrivait à la rescousse… pour aider à débarquer Carbon.

— Cyprien ! tonna Mme Garcin, tu as encore haché le camembert, bougre d’idiot !

Elle nous prit à témoin.

— Mais qu’est-ce qui se passe dans leur tête, je me le demande. Depuis des mois, chaque jour, il hache le camembert ; j’ai beau lui dire… Mets deux couverts pour les nouveaux clients, Cyprien !

— Ils viennent de France ? demanda distraitement un Italien.

— Oui, de Paris. Je les connais de nom. Le père Carbon a fait fortune en Côte-d’Ivoire, avec les bois. Il a dû prendre le mal du pays, probablement.

Elle semblait ignorer son infirmité.

— Qui veut du camembert haché ? plaisanta l’hôtesse.

Les chefs de chantier en prirent. Je me servis un verre de vin. Ce dernier provenait d’Espagne. Il picotait légèrement, ce qui m’était agréable au palais. Je devenais de plus en plus glacé sous mes brûlures. Jamais, avant Danièle, je n’avais eu l’impression de devenir exsangue, de me refroidir telle une viande morte.

Mme Garcin devait probablement me parler puisqu’elle me fixait pendant que ses lèvres remuaient. Pourtant aucun son ne me parvenait.

La 2 CV démantelée surgit et s’arrêta sur la piste accédant au Relais. L’auto se trouvait juste en face de l’ouverture de la hutte, à l’ombre dérisoire d’un arbrisseau épineux. Je vis Carbon, debout à l’arrière, cramponné à la traverse métallique chargée de supporter la capote de la voiture. Ses béquilles étincelaient au soleil. Il portait une chemise brune à manches courtes, avec des épaulettes. On eût dit un vieux baroudeur blessé qu’on évacuait.

Puis il y eut comme un halo blanc, de l’autre côté du véhicule. Danièle !

Vivement, elle contourna la 2 CV pour s’avancer vers notre hutte. L’attaché-case de croco se balançait au bout de son bras. Elle ne s’occupa pas de son mari, un instant je crus que le soleil l’incommodait et qu’elle était pressée de se mettre à l’abri. Seulement, quand elle atteignit l’entrée de la hutte et qu’elle se mit à regarder vivement à l’intérieur comme pour chercher quelqu’un, je compris que j’en étais pour mes frais avec ma « surprise ».

Elle savait que je l’attendais.

*

Tout de suite nos regards se prirent. Une détente s’opéra alors chez l’arrivante. Le mouvement qu’elle fit était le contraire du haut-le-corps escompté. Son soulagement s’exprima par un léger affaissement de toute sa personne. Un sourire glissa sur son visage en sueur, et disparut.

— Bonjour, fit-elle timidement.

Mme Garcin s’empressait, la faisait asseoir, lui demandait si le voyage…

Danièle ne me regardait plus. Je bus mon verre, à petites gorgées voluptueuses. L’expérience était positive. Je venais de connaître un instant fabuleux. Je la regardais et la désirais. Je ne pensais plus à l’infirme que le gars Lombard déballait péniblement de la 2 CV. Plus rien ne comptait que cette fille vêtue de blanc qui répondait calmement aux questions polies de l’hôtesse, les jambes croisées, en s’éventant avec un vieil illustré que tout le monde ici avait dû lire au moins dix fois.

Le signor Luigi, mon voisin de table, le seul Italien du groupe qui soit demeuré coquet, se pencha à mon oreille.

— Jolie, dame, hé ?

— Sensationnelle, lui retournai-je, on se l’enverrait facile !

Il eut un rire gourmand. Ses yeux dévêtirent Danièle et je me retins de lui casser la bouteille de vin sur la tête.

Le grand rectangle lumineux de l’entrée s’obscurcit.

— Salut la compagnie ! lança une voix forte.

Il parlait comme un clairon ou comme un ténor, Carbon. Son timbre sonnait ferme et haut. Il obstruait la porte de toute sa masse. Avec ses béquilles, on eût dit un cargo en chantier.

Il lâcha l’une de ses poignées de cuir pour présenter sa large main à la patronne.

— Bonjour, petite dame !

« Un maquignon, pensai-je ; elle a épousé un maquignon. »

Quand on le regardait agir, et qu’on l’écoutait surtout, on comprenait la maison cubique de Montfort, les volets rouges, la piscine en forme de volière zoologique et les personnages de Blanche-Neige sur ses pelouses… Il devait ignorer Van Gogh, Flaubert, la manière d’utiliser des pinces à escargots. Combien de Noirs avait-il tués pendant son long séjour en Afrique ? Ses béquilles n’arrivaient pas à le diminuer. Il continuait de donner une sensation de force brutale.

— Ravie de vous connaître, monsieur Carbon, j’ai beaucoup entendu parler de vous.

— Votre bonhomme n’est pas là ?

— Il a emmené un banquier anglais en Haute-Volta pour un safari.

— Son « Président » est toujours aussi infaillible ?

— Toujours, s’esclaffa Mme Garcin, je vois que vous le connaissez bien.

Elle expliqua à Danièle :

— Le « Président », c’est le fusil avec lequel mon époux tire les éléphants. Vous désirez aller tout de suite dans votre case ?

— On bouffe avant ! s’écria Carbon. Moi, je la pile ; rien ne me creuse autant que l’avion.

Il s’avança vers nous, nullement intimidé. C’était un être débordant de puissance, qui toisait l’existence avec insolence.

— Bon appétit, messieurs !

J’imaginai son froncement de sourcils si on lui avait dit qu’il venait d’employer une réplique fameuse de Ruy Blas.

Ses retrouvailles avec l’Afrique le grisaient visiblement. Mme Garcin vint faire les présentations. Carbon baragouina des salutations en italien. À moi il me dit « enchanté », mais d’un ton un peu ironique. Ma qualité de client équivalait pour lui à celle de « pigeon ». Mon nom ne le fit pas tiquer. Il me tendit la main par-dessus la table, après s’être arc-bouté sur sa béquille droite. Il avait une main énorme, des bras noueux, couverts de poils gris.

— Viens ici, petite ! lança-t-il à Danièle.

Docile, la jeune femme abandonna son siège.

— Je vous présente ma femme !

Des mains se tendirent. Elle les pressa en distribuant des petits sourires de bon ton. Elle parvint à ne pas modifier son attitude lorsque ce fut mon tour de la saluer. Nos doigts se touchèrent rapidement.

— Mes hommages, madame !

Ensuite ils s’assirent et on leur servit à manger. Danièle se tenait à l’autre extrémité de la table, par rapport à moi. Je ne la voyais qu’en me penchant en avant. Elle évitait de regarder dans ma direction et écoutait discourir son mari. Carbon s’adressait à Mme Garcin et à Lombard. Il demandait des explications à propos du futur port qui allait constituer un nouveau poumon pour la Côte-d’Ivoire. Plus besoin de charrier les bois jusqu’à Abidjan. Toute cette zone de forêt serait exploitable à moindres frais. Il racontait ses débuts, les campements, les maigres moyens techniques, le flottage des arbres… Un pionnier. L’Afrique l’avait buriné, tanné, dépouillé de toutes conventions mondaines. Il parlait à chacun comme il devait gueuler ses ordres aux Noirs, jadis. Il ne mangeait pas : il bouffait ! Les coudes sur la table, le buste penché sur son assiette, utilisant son propre couteau : un vieil Opinel rafistolé dont la lame avait diminué de moitié à force d’être affûtée. Il coupait son pain en tronçons, qu’il se fourrait dans la bouche et il mastiquait triomphalement, la tête inclinée comme un chien rongeant un os. Sa présence bousculait « mon état d’âme ». À cause de cet ogre je ne parvenais pas à savourer la présence de Danièle, à me repaître du bonheur de l’avoir là.

Les Italiens se levèrent pour retourner à leurs chantiers, Lombard les imita. Nous ne fûmes plus que quatre à la grande table : les Carbon, Mme Garcin et moi. L’infirme buvait sec. Il lui arrivait de vider son verre sans lâcher la bouteille et de l’emplir aussitôt.

Entre deux plats il me lança un regard amusé :

— Qu’est-ce qu’il vous a mis, le mahomed !

— Pardon ?

— Le soleil ! Vous en avez morflé plein la poire, hein ? Quand on a pas l’habitude, c’est toujours comme ça. On se méfie pas, on arrive de l’hiver, on veut se faire dorer la praline, et puis en moins de deux on ressemble à un steak tartare.

Il but encore, s’essuya la bouche d’un revers de bras et lança à Danièle :

— Tu feras attention, petite. Oublie pas que t’as la peau fragile !

Je comprenais qu’il tînt à son danois car la bête lui ressemblait. Ils devaient former un beau couple tous les deux.

— Vous venez de Paris ?

— M. Debise est un célèbre dialoguiste de films, se rengorgea Mme Garcin. Jean Debise, vous devez connaître.

Je sentis le reflux de mon sang. Si Danièle lui avait parlé de ma profession, nous allions vivre quelque chose d’extrêmement pénible. Le manque de réaction de ma maîtresse me rassura.

— Oh ! moi, le cinéma, vous savez…

Il se cura les dents avec l’ongle du petit doigt.

— Tu dois connaître, toi, Dany ?

Dany ! Je fus humilié par ce diminutif.

— Oui, dit-elle d’un ton détaché. Je connais.

J’en eus assez de cette situation saugrenue. La vue de cet homme me fut insupportable. Je me levai et sortis dans la lumière. La chaleur atteignait son apogée entre une heure et deux heures. Je m’éloignai en traînant ma patte malade.

Ma hutte sentait de plus en plus le sépulcre. On crevait de chaleur, pourtant l’humidité était souveraine. Elle corrompait tout, sournoisement. Les tissus pourrissaient, les bois gonflaient, les métaux rouillaient. Lorsque je changeais de linge, ceux que je sortais de l’armoire avaient changé de consistance. Ils étaient moites et imprégnés de l’odeur de la case.

Je quittai mes sandales de corde pour m’étendre sur le lit étroit. Les mains sous la nuque, je regardais la faible charpente de bois soutenant la toiture de joncs. Des termites y avaient accroché d’horribles poches de terre qu’on sentait gonflées de larves inquiétantes. Le seul véritable ennemi de l’homme, l’homme excepté, c’est l’insecte. L’insecte qui vole et qui rampe ! Qui fourmille, qui se métamorphose.

Je ne parvins pas à dormir. La sieste est une habitude. Je n’avais jamais contracté celle-là. Quand il m’arrivait de somnoler l’après-midi, je végétais le restant de la journée.

Par ma porte restée grande ouverte je contemplais un morceau de plage hérissé de petites plantes chétives à fleurs mauves.

« Tu es un homme abandonné, Jean ! » songeai-je. Abandonné de toi autant que des autres.

Pourquoi cette déception ? Danièle était accourue jusqu’au relais, pourtant, avertie de ma présence par son instinct de femme. Son soulagement, quand elle m’avait aperçu, plus que des mots exprimait son amour. Et voilà que, malgré tout, je restais insatisfait. Pas malheureux exactement ; plutôt mal heureux. Cela parce que Carbon me faisait honte. J’avais honte qu’elle fût la femme d’un tel rustre.

Ils vinrent occuper la hutte voisine de la mienne ; celle qui possédait un crépi vert. Carbon chantait à tue-tête : « Les jolis soirs dans les jardins de l’Alhambra ». Un cocu content, en somme. Il ne songeait plus aux récentes escapades de son épouse.

Je n’aurais jamais dû violer leur intimité en venant ici, car, dans mon cas, c’était la violer que d’en être le témoin. La voix torrentielle de Carbon me parvenait. Elle ressemblait à une brouettée de pierres qu’on décharge.

— Pose les valises ici, Blanche-Neige. C’est quoi ton nom ?

— …

— Cyprien ? M’étonne pas. Aide-moi à m’asseoir sur le lit. Bon Dieu qu’il est bas ! Tu me tiens bon, hein, Boule-de-neige ? Si jamais tu me lâches, je te casse mes béquilles sur la tête ! Ouf ! T’en va pas, mon gars. Faut que tu me retires mon pantalon. Pose mes deux jambes sur le lit, et ensuite…

Je me mis l’oreiller sur la tête pour ne plus l’entendre. Malgré son infirmité, il était grotesque et je lui refusais toute pitié. Dans la touffeur des plumes, je somnolai un peu, malgré ma volonté de rester éveillé. Je dus amorcer un cauchemar parce que je respirais mal, me débattis et émergeai en suffoquant de limbes opaques. La sueur me collait les cheveux. J’avais soif. J’hésitai à aller au bar. Tout le monde devait roupiller dans le camp. Et autour de nous, dans la forêt… J’imaginais les bêtes tapies dans des broussailles, anéanties par la chaleur.

Le grondement de l’océan devenait vite insoutenable si l’on y prêtait attention. Depuis ma couche gluante, je suivais le moutonnement de la mer, la grosse bosse constante formée par la barre, les vagues inégales qui venaient s’étaler sur le sable dont elles modifiaient la couleur.

Un lézard bleu, à tête blanche, se tenait immobile sur le pas de ma porte. Je le voyais fréquemment dans ma case. Il paraissait toujours sur le qui-vive, et cependant ne s’enfuyait qu’à la dernière extrémité, quand ma semelle le surplombait déjà.

Il resta un long moment sur le ciment brûlant, puis il s’affola et disparut. Danièle entra furtivement. Elle portait un maillot de bain et une chasuble vaporeuse, dans les tons corail. Elle se jeta dans l’ombre du logement, mit un doigt sur ses lèvres et m’attendit.

Je ne la rejoignis pas tout de suite, voulant l’admirer tout mon saoul. Je trouvais ses longues jambes magnifiques. Rien n’est plus suave que de s’abandonner à la volupté. La vue d’un morceau de sparadrap collé sur son tatouage acheva de me survolter. Je me levai. Ah ! son odeur ! Le goût de son souffle enfin retrouvé. La chaleur vibrante de son corps…

Nous ne nous dîmes pas un mot ! J’arrachai son fin maillot de bain et la pris debout contre le mur de la hutte.

CHAPITRE III

Nous restâmes longtemps pressés l’un contre l’autre, les bras noués, les jambes tremblantes de l’effort accompli. Heureux enfin, comme nous l’avions été dans le minable hôtel de passes, en face de chez le tatoueur.

— Tu savais que j’étais ici ? demandai-je au bout d’une longue délectation.

— Oui.

— Quand as-tu su ?

— Avant-hier soir, j’ai téléphoné à ton hôtel ; on m’a répondu que tu étais parti en voyage, alors j’ai compris.

— Et si tu ne m’avais pas trouvé à San Pedro ?

— Ç’aurait été effrayant.

Je répétai, frappé par l’excès du terme :

— Effrayant ?

— Oh ! oui, Jean.

Je frottais mes joues contre sa tempe en sueur.

— Alors tu m’aimes ? demanda-t-elle. Tu m’aimes puisque tu es venu m’attendre ?

— Il m’est impossible de vivre sans toi.

Elle hocha la tête.

— Il se doute de quelque chose ?

— Non, absolument pas.

— Je ne savais pas qu’il était ainsi, mur-murai-je.

— Qu’entends-tu par « ainsi » ?

Elle semblait contrariée !

— C’est un être si différent de toi, éludai-je. Il est en fonte brute et toi en porcelaine de Limoges. Comment as-tu fait pour ne pas te briser contre lui ?

Danièle ne répondit pas. Elle m’embrassa et sortit sans se soucier d’être vue quittant ma case. J’allai regarder dehors : le camp frappé de léthargie dormait. Je descendis jusqu’à la mer. Ma blessure était trop laide pour que je me permette le slip de bain. Je l’avais malmenée en étreignant Danièle. À présent des rats affamés me dévoraient la jambe. Je regrettais de n’avoir pas consulté un médecin avant de quitter Paris. En geignant de douleur je m’assis contre un des piquets plantés dans le sable. Toutes les sept vagues, la mer s’élançait jusqu’à moi et léchait mes pieds nus. Quand elle se retirait, je sentais se creuser le sable sous mes talons. Chaque fois ils s’enfouissaient un peu plus profondément.

— Vous êtes dingue, mon vieux, de rester au soleil sans chapeau !

Carbon se tenait devant sa case, entre ses béquilles. Il s’était coiffé d’un large panama à ruban rouge.

— Vous n’avez donc pas de galure ?

— Non !

— Fifille ! Porte-lui ma casquette de toile, aboya le gros homme.

Un comble ! Voilà que j’allais devoir utiliser ses effets !

— Pas la peine ! criai-je.

— Mais si !

Danièle dévala la rampe sableuse, une casquette blanche de tennisman à la main. Elle marchait sur moi en m’adressant des baisers et des œillades frénétiques.

— Tiens ! murmura-t-elle en me tendant la coiffure.

— Ridicule, je n’en veux pas !

— Ça lui fait plaisir. Et puis il a raison, tu vas attraper une insolation. Tu crois que c’est le moment de tomber malade ?

Je m’emparai du couvre-chef et feignis la surprise.

— C’est à lui, ça, tu es sûr ? Il n’y a pas de trous pour ses cornes !

— Tu trouves que c’est généreux de dire ça, Jean ?

— En amour, la générosité n’existe pas. Je te défends de vivre davantage en compagnie de ce type. Ça me choque !

— Elle vous va ? demanda Carbon depuis sa hutte.

Rageusement je coiffai la casquette qui me tomba au ras des sourcils. Danièle éclata de rire. Du coup ma fureur disparut.

— Ton maquignon est un amour, murmurai-je, je sens que nous allons vite devenir une paire d’amis. Y a pas à dire, ça crée un courant de sympathie entre deux hommes d’avoir la même femme…

Elle tourna les talons. Je faillis crier son nom, mais me retins à temps.

Je passai l’après-midi à les regarder exister, tous les deux. Carbon demeura jusqu’au dîner assis devant sa case, dans le fauteuil de rotin. Il contemplait la mer. Sa sérénité finit par m’en imposer. À deux reprises il envoya sa femme lui chercher à boire au bar.

— Vous prenez un drink, monsieur Cinéma ? me demanda-t-il la deuxième fois.

— Pas maintenant, merci.

En fin de journée, Danièle vint se baigner. Elle me dit « Je t’aime » en passant près de moi.

— Ne va pas trop loin, à cause de la barre.

— Je suis bonne nageuse !

— La mer s’en fout, des bons nageurs !

Il est probable que Carbon et moi communiâmes dans le spectacle de Danièle se baignant. Elle nageait avec grâce, d’une manière coulée. On la voyait surgir de la vague fracassante et bondir par-dessus la suivante avec une agilité de dauphin. Elle disparaissait de nouveau pour jaillir là où on ne l’escomptait pas, ruisselante d’eau et de soleil. Puis elle s’abandonnait à la frénésie du flot, se laissait entraîner jusqu’à la plage où l’océan dédaigneux la roulait à coups de boutoir écumants.

Dans ces périodes d’abandon où son corps pantelait, je sentais s’exalter mon continuel désir. J’avais envie de me traîner jusqu’à Danièle, de la saisir et de m’engloutir avec elle dans l’eau qui verdissait à l’approche du crépuscule.

« Je suis venu ici pour la contempler, me disais-je. J’ai parcouru des milliers de kilomètres afin de vivre ces minutes étranges, embusqué à l’ombre du mari. Désormais, ma vie incohérente a un but : arracher Danièle à cet homme vulgaire. »

Je pensais à Mauricette qui m’avait attendu tout l’après-midi du jeudi. Elle n’aimait pas la pension. Martine l’y avait mise après mon départ de la maison en alléguant qu’elle ne se sentait plus le courage d’élever seule cette enfant. En réalité mon ex-femme désirait utiliser totalement sa liberté, peut-être aussi m’infliger un remords supplémentaire ? Elle connaissait mes crises de conscience… Mauricette devait pleurer, le soir, dans son dortoir. Elle savait que nous n’étions pas ses vrais parents et possédait déjà ce don de la résignation des êtres qu’un sort mauvais a marqué dès leur berceau. Nous ne lui avions apporté qu’un faux bien-être car nous étions, Martine et moi, encore plus orphelins qu’elle.

Lorsque Danièle sortit de l’eau, la nuit se précipitait sur l’horizon orangé. Déjà les chiches lumières des lampes à gaz s’allumaient dans la salle commune du camp.

Elle marqua un temps près de mon piquet, comme elle l’avait fait à l’aller.

— Tu t’ennuies, Jean ?

— Non, je te convoite, c’est merveilleux.

L’eau dégoulinait sur ses cuisses. Le sparadrap couvrant son tatouage se décollait et je pouvais apercevoir le haut du « J » ourlé d’une plaie menue.

— Tu es à moi, lui dis-je.

— Je sais.

— Prends pas froid, petite ! lui cria Carbon. V’là la fraîche qui tombe !

— Vieux con, marmonnai-je.

Je savais bien que je n’aurais pas dû parler de la sorte devant sa femme. Que c’était inélégant et de très mauvaise politique, mais je ne pouvais me contenir.

Un peu plus tard, nous nous retrouvâmes au bar, près de la tête d’éléphant servant de table. Une jeune Noire, belle et timide, servait de barmaid à l’occasion.

— Un gentil petit lot, remarqua Carbon en me poussant du coude, vous devriez vous l’acheter pour votre séjour, m’sieur Cinéma.

— L’acheter ? Je croyais l’esclavage aboli depuis longtemps.

— Dieu merci, on a encore la possibilité d’acheter les filles à leur père. Celle-ci, je parie que pour trente mille balles C.F.A. et quelques bouteilles d’huile, elle serait à vous.

Il caressa le genou de Danièle.

— Avant que j’épouse Madame, je m’achetais deux ou trois négresses par an. Notez qu’en amour, ces filles, c’est zéro. On a beau essayer de les éduquer, elles n’ont pas de tempérament.

Il me choquait et m’intimidait à la fois. Je le trouvais odieux ! C’était un butor, mais un butor d’envergure.

Lombard entra, l’air préoccupé. Ce garçon semblait toujours soucieux ; quand il lui arrivait de rire, il riait bref et triste.

— Oh ! Grand ! l’interpella Carbon, j’ai envie d’aller taper mon pied la brousse, demain.

Alain fronça les sourcils. Taper son pied la brousse signifie aller à la chasse, il imaginait mal l’infirme en train d’arpenter la forêt inextricable avec ses béquilles.

Sa surprise lui valut un ricanement de l’infirme.

— Me regarde pas avec ces yeux ronds, garçon. Bien sûr, je ne vais pas aller me baguenauder dans la brousse en traînant mes pauvres guibolles fanées ; mais on pourrait remonter le San Pedro jusqu’à quelque bout de clairière et y établir un affût, non ?

— C’est faisable, monsieur Carbon.

— Tu arranges ça pour demain matin, on partirait avant le jour ?

Je posai les yeux sur Danièle. J’envisageais déjà une journée voluptueuse dans ma hutte.

— Tu viendras avec nous, Fifille ! trancha Carbon…

— Je préférerais me reposer, demain, fit-elle.

— Tu dis ça parce que tu es vannée par le voyage, mais après une nuit de repos tu seras en pleine bourre. Rappelle-toi comme tu aimais chasser. Elle a un coup de fusil fantastique, cette petite, nous dit-il.

— Je verrai, éluda Danièle.

Mon regard insistant la faisait rougir. Elle perdait de son assurance.

— C’est tout vu, tu viendras, coupa péremptoirement l’infirme.

Il se tourna vers moi.

— Le cœur vous en dit, m’sieur Cinéma ?

— Je ne suis pas chasseur !

— Si vous nous accompagnez, vous le deviendrez. Qu’on vous colle un flingue dans les pattes, et quand vous apercevrez la viande, vous verrez comme l’index vous démangera.

— Ça m’étonnerait, j’ai horreur de tuer !

Ce genre de déclarations irrite les hommes comme lui. Carbon haussa les épaules.

— Horreur de tuer ! Qu’est-ce que ça veut dire ! Les sardines en boîte, vous les bouffez pas ? Le poulet chasseur, la côte de bœuf ! Vous me faites marrer ! Tout le monde tue tout le monde ! Le moustique sur votre joue, c’est une caresse que vous lui donnez ? Alors un buffle ou un moustique, où est la différence ? Le premier saigne davantage, sinon c’est du kif !

Je lus la muette supplique de Danièle.

— Très bien, j’irai.

*

— Cyprien, apporte du champagne ! ordonna Mme Garcin. « Nous allons fêter l’arrivée de nos hôtes ! ajouta-t-elle. Mettez de la musique, Alain ; je vais profiter de la présence ici d’une autre femme pour danser. Quand je suis seule je ne peux pas me le permettre, j’aurais l’air d’une entraîneuse… Et pourtant, j’adore !

— C’est-à-dire que je ne danse pas, s’excusa Danièle.

— Vous n’allez pas me faire ça, protesta la patronne, et puis une femme qui ne sait pas danser, ça n’existe pas. Surtout quand on a un cavalier comme Luigi !

Lombard tripota le mini-cassette. Il repéra un slow langoureux, régla l’appareil et servit le champagne.

Je voulus inviter Danièle, mais Luigi m’avait devancé. Déjà il entraînait ma maîtresse vers le centre de la pièce. J’aurais dû inviter notre hôtesse, mais je restais paralysé. Danièle entre les bras de ce type… Je revivais notre première soirée quand elle dansait le tango dans la boîte de nuit. Luigi avait le même style professionnel de bastringue que l’autre. Il pratiquait le joue à joue, le ventre à ventre…

Un second Italien s’inclina devant Mme Garcin.

— Santé, mon vieux ! fit jovialement Carbon en me passant une coupe.

Je pris le verre d’une main qui tremblait.

— Ah ! la gambille, soupira l’infirme, ce que j’ai pu aimer. Le soir, dans la brousse, on mettait le phono et nous dansions une partie de la nuit, Danièle et moi.

Cette évocation ne fit qu’attiser ma jalousie. Luigi exagérait. Il se pâmait en dansant, son regard mi-clos ressemblait à celui d’un chat engourdi au coin du feu.

Je le désignais au mari.

— Vous ne trouvez pas ce cavalier un peu cavalier ?

Rapporteur ! Je devenais minable. Si Carbon ne s’était pas trouvé là, je serais intervenu.

Il considéra le couple enlacé sans paraître contrarié.

— Ces ritals, ils s’endorment un peu sur le rôti, plaisanta-t-il grassement.

Le slow me parut interminable. Danièle devinait ce que j’éprouvais et s’efforçait de rester guindée, mais l’autre pieuvre l’enveloppait de ses tentacules, la faisait virevolter et jouait de son déséquilibre pour mieux l’étreindre. Lorsqu’enfin la musique cessa, ils mirent plusieurs secondes à se désunir. Luigi, tout émoustillé, se permit de la tenir à la taille pour la ramener à la table. Vert de rage, j’attendis qu’il se fût éloigné des Carbon pour lui porter une coupe de champagne.

— Oh ! Merci…, me dit-il en souriant.

— Si vous dansez encore une fois avec elle, je vous casse la gueule ! murmurai-je.

Son sourire s’évanouit instantanément. Il vit mon visage convulsé, mes yeux fous et recula d’instinct. Je l’abandonnai pour m’approcher de Danièle. Un tango succédait au slow.

— Vous permettez ? demandai-je avec raideur à Carbon.

— Tu parles, soupira-t-il.

Je l’entendis ajouter, mezza voce :

— Il est difficile d’interdire aux autres ce qu’on ne peut pas faire soi-même.

Sa réflexion m’attrista. J’éloignai ma partenaire du groupe.

— Tu sais que j’ai failli provoquer un esclandre en te voyant danser avec l’Italien ?

— Je m’en suis rendu compte. Tu es toujours au bord d’une explosion, Jean. Avec toi, on vit sur un volcan.

Nous fîmes quelques pas, assez maladroitement quant à moi.

— Tu es malade ? demanda-t-elle tout à coup. Si tu te voyais : tu es blême et ton front est couvert de sueur.

— Ma jambe, expliquai-je.

Je souffrais mille morts.

— Quoi, la morsure d’Hamlet ?

— Ça s’est infecté, il avait la vérole, votre horrible cabot !

— Arrêtons-nous, Jean. On dirait que tu vas t’évanouir.

— Ne t’inquiète pas. C’est bon d’avoir mal par toi, chérie.

Luigi venait d’inviter Mme Garcin et nous rejoignait ostensiblement.

Il s’était remis de sa surprise et me coulait des œillades féroces. À cause de leur présence nous ne pûmes plus parler avant la fin du morceau.

— J’espère que tu n’iras pas chasser demain matin ? Et que nous resterons ensemble ?

— Impossible, quand il a décidé quelque chose !

— Moi aussi, j’ai décidé quelque chose.

— Quoi donc ?

— Tu vas le quitter !

— Pas encore, Jean… Ne me tourmente pas.

— Alors tu ne m’aimes pas.

Elle n’eut pas le temps de protester : nous étions de retour à la table.

— Ce que ça me fait envie, déclara Carbon. Si je vous disais : j’aime tellement le tango que celui-là, je l’ai dansé avec mes doigts. Tu te rappelles, Dany, autrefois, dans la brousse ? Des nuits… Le phono n’en pouvait plus. On n’avait pas d’aiguille de rechange, il graillonnait tellement sur la fin que ça ressemblait au bruit du métro !

Mme Garcin rembobina le même tango.

— Vous permettez ? fit Luigi en s’inclinant sur Danièle.

Il détourna la tête et me sourit fielleusement.

— Je préfère pas, répondit la jeune femme.

— À cause de ce que je t’ai dit ? intervint son époux. Voyons, fillette, ça me fait plaisir de te voir danser. Allez, allez !

Danièle hésita encore.

— Je suis tellement fatiguée…

— La danse, ça délasse, affirma le vieux bœuf. Ne te fais pas prier !

Alors elle se leva. Luigi l’enlaça sans cesser de me défier. Ils dansèrent.

— Je ne suis pas votre genre, monsieur Debise ? me demanda la patronne, mi-figue mi-raisin.

Aveuglé par la colère, j’évitai de lui répondre. Elle suivit la direction de mon regard et son instinct féminin l’avertit confusément de ma jalousie. Elle dut pressentir la vérité car elle devint aussitôt pensive. Sur la piste improvisée, Luigi s’en donnait à corps joie. Il dansait aux limites de l’indécence, malgré les louables efforts de Danièle pour le tenir à distance.

— Vous leur faites trop bouffer de piment, à vos ritals, déclara Carbon. Voyez comme ils sont énervés quand ils dansent.

— Ils ne voient pas beaucoup de femmes, objecta Mme Garcin.

L’infirme fit encore quelques plaisanteries grossières à propos de la chasteté forcée des chefs de chantier.

Écœuré, je me dirigeai vers la porte. La nuit était tiède, très claire, presque brillante. J’attendis la fin du tango. Désormais je ne pourrais jamais plus supporter ce rythme. Un peu avant les dernières mesures, je croisai le regard de Luigi. Je fis signe à l’Italien de me rejoindre après son exhibition et sortis de la grande hutte pour essayer de me dénouer un peu les nerfs en marchant.

Dans la forêt proche, un oiseau de nuit poussait une plainte misérable dont l’écho allait mourir sur la mer. Quand Danièle se déciderait à partir avec moi, je l’emporterais dans un petit coin perdu d’Europe, en Suisse de préférence, pour que notre amour soit entouré de montagnes. Une fois là-bas, je la séquestrerais afin qu’elle ne soit plus qu’à moi et qu’aucun homme ne puisse plus jamais porter la main sur elle. Je la guérirais de ses souillures passées par cet isolement.

— Alors ? me dit une voix chantante.

Je me tournai vers Luigi. Une peine sucrée tempérait ma fureur.

— Qu’est-ce qui vous prend, c’est pas votre femme ! ajouta l’Italien.

— Si ! m’étranglai-je. Si : c’est ma femme ! Et je te défends de la toucher, tu m’entends, salaud ! Vous êtes tous des porcs !

Luigi tournait le dos à la lumière et je ne vis pas partir son poing. Cela produisit comme une explosion. Je crus que ma mâchoire se disloquait et que mes dents, brusquement effeuillées, m’emplissaient la bouche. J’avais toujours professé des sentiments pacifistes et prônais la politique « de la joue gauche ». Il n’empêche que si j’avais à ce moment-là disposé d’une arme, j’aurais tué mon adversaire sans la moindre hésitation. « Tout le monde tue tout le monde », venait d’affirmer Carbon. Fou de douleur, je me jetai sur l’Italien. Cela faisait au moins une dizaine d’années que je ne m’étais pas colleté. La dernière fois, je m’étais battu à cause de Martine. Nous assistions à un mariage. Le chef de la petite formation dansante ne la quittait pas des yeux, ce que tous les invités avaient remarqué. Le lendemain, j’aperçus le musicien près de mon domicile, qui guettait ma femme, embusqué sous un porche. Un coup de sang m’avait précipité sur lui. J’éprouvai encore au creux de ma paume la brûlure de la gifle.

Notre empoignade avait été brève. Quelques gnons… Des gens nous regardaient. Leur curiosité nous avait calmés. On s’était quittés sans un mot, à peine chiffonnés.

Cette fois-ci, la lutte fut sévère. Ma ruée venait de déséquilibrer Luigi. Nous roulâmes dans le sable encore chaud en nous martelant maladroitement. Un paso doble très cuivré couvrait notre remue-ménage. Je frappais de toutes mes forces, au petit malheur la chance ; je donnai des coups de tête, des coups de genoux. Un sombre besoin de détruire m’animait. Je ne sentais plus ses poings. Ma rage changeait en chiquenaude les plus durs horions. Il soufflait fort, en grommelant des injures italiennes. À un certain moment, je me trouvai agenouillé contre lui. Son polo blanc s’était retroussé et je voyais la tache claire de son ventre partiellement dénudé. Mon poing s’abattit dans la chair molle. Luigi émit un petit râle qui ressemblait à une protestation. D’un bond je me redressai. Avant qu’il n’ait eu le temps de m’imiter, je lui lançai mon pied dans l’estomac. Le souffle interrompu, il se mit à se trémousser dans le sable. Instantanément, je récupérai mon calme. Je tendis la main à Luigi.

— C’est ridicule, bredouillai-je, pardonnez-moi.

Il se massait l’abdomen, lentement. Des hoquets le secouaient.

— Charogne ! me dit-il.

Je m’obstinai à conserver ma main tendue. Il cracha dedans. Alors je le giflai, essuyai son crachat après sa chemise et me relevai. Une indicible tristesse me taraudait. Je me rappelais comme il avait les larmes aux yeux tandis que je lui parlais de Venise. Il vivait à six mille kilomètres de chez lui, pour travailler durement dans un pays où il ne se sentait pas bien, et voilà que pour une sotte question de jalousie… Allais-je donc me mettre à molester tous les hommes qui regarderaient Danièle ?

— Je suis sincèrement navré, Luigi. Mais il faut que je vous dise : cette femme est ma maîtresse. Je l’adore.-Je suis venu à San Pedro pour la voir. Oh ! comprenez-moi…

Il me regarda. Il saignait du nez. Dans la nuit son sang paraissait noir. Ça coulait autour de sa bouche, dégoulinait sur son menton, puis sur son polo blanc.

Il proféra quelque chose dans sa langue. Je ne compris pas, mais à l’intonation, je ne pense pas que ce fût une insulte. Il se leva en geignant. Demain, sur son chantier, il arborerait un visage contusionné. Il travaillait dur. Le soir, après le repas, il écrivait à la mauvaise clarté des lampes à gaz de longues lettres sur du papier jauni. Son écriture « frisait » comme du vermicelle. Quelque part, dans un village de Vénétie, une femme alourdie par les maternités attendait ces lettres qui devaient lui parvenir par paquets de quatre ou cinq… Luigi y racontait sans doute son travail, les clients du relais de chasse, le temps, les fantaisies imprévisibles des Noirs… Ce dont j’avais surtout honte, c’était de mon oisiveté.

— Vous souffrez ?

Va bene !

Il s’éloigna en direction de sa case.

Alain Lombard remua dans l’ombre. Il se tenait assis sur un tronçon de pirogue servant de jardinière. Je croyais que notre bataille avait duré très longtemps, pourtant le même paso continuait de sévir.

— Vous étiez là ?

Il passa la main dans l’échancrure de sa chemise pour se gratter furieusement la poitrine.

— Les intellectuels ne savent pas se battre, et pourtant ils font mal, déclara-t-il. Leur colère brouillonne déconcerte l’adversaire.

Il ajouta :

— Vous devriez aller faire danser un peu la patronne, sinon elle va attraper une jaunisse.

CHAPITRE IV

La nuit ne fut qu’un interminable cauchemar à répétition. J’avais le corps endolori par ma blessure, le soleil et les coups de poings de Luigi. Le bougre m’avait cassé une dent et je ne cessais de passer ma langue sur le morceau subsistant.

Des coups à ma porte m’arrachèrent au songe hallucinant qui me faisait mourir dans des conditions fantasmagoriques.

— Debout ! lançait la voix sèche de Lombard. Il est l’heure.

Je vagis une vague promesse et attendis que se dissipent un peu les brumes de mon inconscience. Il faisait nuit. Par les lattes de mon petit volet, j’aperçus de la lumière en provenance de la case voisine. Les Carbon se préparaient pour cette stupide partie de chasse. « Les Carbon ». Lorsque je pensais au couple, Danièle cessait d’être « ma » Danièle pour devenir quelqu’un d’anonyme. Je bâillai, décidai de remuer… Me mouvoir devenait un problème après tous ces incidents. Bientôt je serais plus handicapé que Carbon lui-même.

Mon attention fut attirée par un mince trait lumineux sur mon oreiller. Je crus qu’il s’agissait d’un reflet provenant de la hutte d’à côté. Je passai ma main au-dessus du trait, pensant l’anéantir ; au contraire, sa luminosité se trouva renforcée. La chose avait je ne sais quoi de surnaturel. Elle prolongeait mes cauchemars.

Vivement je me levai, m’empêtrai dans la moustiquaire et me mis à la recherche de la torche électrique de plongée qui me servait de lampe de chevet. Ici, les lampes normales ne résistaient pas à l’humidité. Le faisceau transforma le filet lumineux en un ver brun, répugnant, dont la vue acheva de me réveiller. La voix de Carbon retentit. Il chantait « Nuits de Chine ». On le sentait joyeux de vivre. Malgré sa paralysie inférieure, ce type demeurait à la mesure de l’existence. Existait-il beaucoup d’hommes capables d’aller chasser en brousse, appuyés sur deux béquilles ?

Je me rasai maladroitement, presque au jugé. Il me restait toujours des touffes de poils sur la glotte ou les lèvres. Je mis un pantalon propre, non sans avoir examiné ma plaie au mollet. Elle n’empirait pas, ne se résorbait pas non plus. Son côté stationnaire m’inquiétait. Se pouvait-il que ma jambe restât dure, bleue et enflée jusqu’à la fin de mes jours ?

Ma montre indiquait quatre heures. Je rejoignis les autres à la grande hutte. Lombard n’avait allumé qu’une lampe. On avait l’impression d’une veillée funèbre.

— Tiens, voilà monsieur Cinéma ! tonitrua Carbon, lequel dévorait deux tranches de jambon à la fois.

« Vous n’appréhendez pas trop ? »

Je les saluai, tous les trois, maussade. Le ver phosphorescent en compagnie duquel j’avais dormi me tourmentait comme un mauvais présage et les yeux fervents de Danièle ne parvinrent pas à calmer mon angoisse. Cette partie de chasse me déplaisait. Je trouvais mesquin de suivre le couple, ça déclassait notre amour.

— Vous devriez casser une graine, vieux, recommanda Carbon. Vous seriez plus d’attaque.

— Je ne mange jamais le matin.

— Forcez-vous !

Honoré, un vieux Noir servant de pisteur et de jardinier, apparut, vêtu d’un pagne imprimé et d’une casquette blanche. Il y avait dans la figure de cet homme les signes d’une calme mélancolie.

— Le matériel est prêt ? lui demanda Alain.

— Tout prêt, patron.

— Les jerricans sont pleins ?

— Pleins complets, patron.

— Les fusils, les munitions, le casse-croûte ?

— Eh oui, tout !

Le café trop fort m’écœura. J’abandonnai ma tasse et me déclarai prêt à partir. Nous prîmes place dans un vieux camion plus en ruine que la 2 CV. Carbon fut hissé à l’avant, près du chauffeur. Danièle et moi montâmes sur le plateau avec le Noir. La perspective de cette semi-intimité me fit plaisir, sans pourtant dissiper mon sale pressentiment.

Dès que nous fûmes assis, je pris la main de ma compagne.

— Tu parais très contrarié, chuchota-t-elle.

Le brusque démarrage du véhicule nous coucha sur le tas de fusils. Je profitai du cahot pour l’embrasser. Honoré se tenait debout, agrippé à la cabine.

— Je n’aime pas ça, avouai-je.

— Cette partie de chasse ?

— La vie qu’on mène ici. Ces baisers furtifs, ces regards, la cordialité de ton mari. Tu ne trouves pas cela dégradant ?

— Je ne sais pas. Je t’ai, c’est bon.

— Moi, je n’ai pas le sentiment de t’avoir, bien au contraire. Je comprends que tu appartiens à un autre. Il ne peut plus se comporter comme un mari, il n’empêche que tu es sa femme, sa chose. Je t’observe… Tu le crains. Et tu l’admires aussi, avoue ?

— C’est probable.

— Il est rugueux comme du chêne-liège ; il…

— Oh ! non, Jean, tu sais que je déteste ça…

— Attends : il est grossier à l’intérieur comme à l’extérieur, il n’a aucune vie intellectuelle, c’est un gros plouk sans conversation, mais tu lui es soumise.

Elle sourit et murmura :

— On dirait que tu zozotes !

Elle avait une façon déroutante de changer la conversation par des remarques de ce genre.

J’écartai les lèvres et pointai la langue dans la brèche de ma denture.

— Je zozote parce que je me suis battu comme un chiffonnier hier soir avec ton danseur et qu’il m’a cassé une dent.

Danièle fronça les sourcils.

— Lorsque vous êtes sortis, après le tango ?

— Oui.

— Je m’en suis doutée, tu étais vert de rage.

— Il y avait de quoi. Pour tout arranger, ton cher époux me calmait. Un comble, non ? Vois-tu, Danièle, je vais te dire : pour moi l’amour est une chose très importante. J’ai soif d’absolu. Personne ne me fera jamais admettre que la femme que j’aime vive avec un autre, danse avec d’autres, parle à d’autres…

Le camion cahotait de plus en plus par une route ravinée. Cette fin de nuit était chargée d’odeurs résineuses. Nous traversâmes le village endormi. Çà et là, des coqs chantaient, comme dans les métairies de chez nous. Ensuite nous suivîmes une route bordée de hauts cocotiers dont les lourdes grappes se détachaient en ombres chinoises sur le clair du ciel.

— Je te fais peur, n’est-ce pas ?

— Plus maintenant, Jean.

— Pourquoi ?

— Parce que maintenant je sais que tu m’aimes. Avant je sentais que tu n’étais pas sûr de toi. Tu obéissais à des caprices. Désormais tout est net. Notre amour brûle du même feu.

— Pas d’accord, le tien ressemble à de la braise. Il grésille gentiment dans l’âtre de ton foyer. Tandis que le mien…

— Le tien est un amour d’homme libre. Ton impatience l’attise. Mais nous sommes à l’unisson, mon chéri !

Elle loucha vers le Noir. Le vent de la vitesse retroussait la casquette d’Honoré et rendait son gros nez plus camard.

Rapidement elle embrassa ma bouche. Sa langue s’insinua entre mes lèvres.

— Tu coupes ! pouffa-t-elle avec un rire d’enfant.

Elle me tira la langue. Une petite perle rouge s’y formait.

— Il faudra que tu ailles chez le dentiste. Il te mettra une belle couronne en or qui donnera de l’éclat à ton sourire. À propos, sais-tu que nous avons récupéré Hamlet ?

— Heureux de l’apprendre !

— Il est revenu tout seul. Avant-hier matin, Thérésa l’a trouvé couché devant notre portail en allant chercher le lait.

Nous roulions en forêt, cette fois. Des ramages d’oiseaux trouaient l’immense paix de la brousse.

Je découvris une succession de chantiers peuplés de gros engins jaunes. Des clairières récentes ressemblaient, avec leurs arbres fraîchement déracinés, à un terrain pilonné par des bombes. L’odeur de sève se fit plus pénétrante.

— Parle-moi, Jean, implora-t-elle en caressant lentement ma cuisse.

— Je n’ai plus envie de te parler en présence des tiers.

— Le nègre n’entend pas !

— J’ai horreur du mot nègre.

— Il est pourtant dans le dictionnaire. À « nègre » on dit de se référer au mot « noir », et à « noir » de se reporter au mot « nègre ». Je t’en supplie, ne boude pas. Tout s’arrangera si nous le voulons vraiment, à condition de ne rien brusquer…

— Qu’est-ce que tu proposes ? D’attendre le décès de ton mari ? J’ai dix-huit ans de moins que lui, mais il a trente-six fois plus de santé que moi !

Avant sa réaction, je lui pris les mains et lui demandai pardon. Le camion ralentissait au bas d’une rampe très rapide. Une fraîcheur moelleuse s’abattit sur nos épaules. Lombard stoppa.

— Terminus ! lança-t-il.

Il vint à l’arrière et nous regarda, Danièle et moi, longuement, d’un œil indéfinissable. À bien analyser son regard, on y aurait trouvé de la réprobation. Alain était de ces brise-tout qui jouent les cyniques, mais qui admettent mal qu’on fasse cocu un paralytique.

Il offrit sa main à Danièle pour l’aider à sauter du camion.

— Vous permettez ? me demanda-t-il d’un ton hargneux.

La fraîcheur montait du San Pedro tout proche, dont on entendait le glissement soyeux. La route cessait à sa rive pour reprendre ensuite à l’état de piste. Un bac compliqué permettait le passage, mais, à cette heure indécise, personne ne se trouvait là pour l’actionner. La nuit, les habitants de San Pedro étaient totalement coupés du monde.

Honoré coltina le matériel jusqu’à une barcasse de fer, toute cabossée, qu’on avait amarrée en amont du bac. Lombard expliqua que seul le fer pouvait résister à la navigation sur ce fleuve. Son cours, perturbé par des rapides violents, des troncs d’arbres immergés et des roches, nécessitait une embarcation à toutes épreuves… Pour atteindre la barque nous devions patauger dans une boue glaiseuse qui formait ventouse et vous aspirait littéralement.

— Jamais mon mari ne pourra aller au bateau, avertit Danièle, après s’être hasardée dans la fange rougeâtre.

— Nous allons le porter ! décida Alain.

Il ordonna à Carbon de nous prendre lui et moi par le cou et de s’asseoir sur les béquilles que nous tiendrions à hauteur de siège. Cela me causa une curieuse sensation d’avoir le bras musclé et velu du mari de Danièle sur mes épaules. Carbon devait bien peser cent kilos. Il dégageait une odeur de fauve, très violente, qui accrut mon écœurement. Je dus serrer les dents pour aider à le coltiner.

Nous le déposâmes à l’avant du bateau. Il s’assit le dos au courant et nous adressa un geste romain avec la main.

— Merci, les gars, et excusez le poids du colis ; quand on se balance entre deux béquilles, on attrape plus de graisse que de muscle.

Je pris place aux côtés de Danièle, sur le banc central, cependant que Lombard et le Noir s’installaient à l’arrière. Après quelques rudes sollicitations, le Johnson de 18 CV se mit à pétarader. Son ronflement se répercutait sous la voûte des arbres. Le jour ne se levait toujours pas. L’eau du fleuve semblait d’un noir d’encre. Les rives étaient bordées de palétuviers touffus, dont les racines aériennes plongeaient en colonnettes serrées dans le limon des berges.

Nous partîmes dans le matin frais chargé d’odeurs opiacées. Aux approches de son embouchure, le San Pedro décrit de souples méandres. Il est large et profond. Puis, très vite, ses courbes se calment et son lit se met à ressembler à celui d’un torrent. Pendant la saison des pluies, il devait être terriblement gonflé.

Au-delà des palétuviers, des arbres gigantesques lançaient au ciel des ramures compliquées dans lesquelles un oiseau, qui paraissait être partout le même, émettait à intervalles réguliers un long cri en cascade.

— L’oiseau pleureur ! nous dit Carbon.

Je lui désignai le tronc anguleux des formidables arbres.

— C’est quoi, comme espèce ?

— Des fromagers. J’en ai pris un commak sur les côtelettes, un jour. Il n’était pas tombé du côté où il penchait.

Il soupira en caressant ses béquilles.

— C’est réglo : j’en avais tellement démoli ! Il est normal que l’un d’eux se soit vengé.

La vie s’éveillait progressivement. Elle commençait en l’air. Un animal pareil à un squelette d’oiseau affublé de larges ailes traversa le fleuve. Son vol faisait le bruit des draps que les lavandières secouent avant de les plier.

— Toucan ! sourit mon vis-à-vis.

Il baignait dans la joie, Carbon. La vie du fleuve ranimait en lui des sèves assoupies. Il respirait l’air poivré de la forêt, contemplait les frondaisons dont le faîte s’éclaircissait un peu et souriait d’aise.

Parfois, il s’arc-boutait pour pouvoir plonger la main dans l’eau. Il la gardait un instant immergée.

— Elle est tiède…

Puis à sa femme :

— Touche, Fifille !

Danièle n’obéissait pas, pour m’exprimer sa réprobation. C’était une manière de s’insurger contre les ridicules petits noms dont son mari l’accablait.

— On dirait la flotte de ma piscine. Tu veux pas toucher ? Toi, t’as pas l’air en train ce matin. Encore sommeil, ma gosse ? Tu vas voir, quand le jour se lèvera, comme tu seras contente.

On le sentait plein d’indulgence pour elle. Je me dis que je n’aurais jamais avec Danièle cette patience infinie, parce que jamais je ne pourrais, moi, la considérer comme ma fille.

Comprenant qu’elle boudait, il n’insista pas et me choisit comme seul interlocuteur.

— Ce que j’ai pu aimer ce pays. Vous avez tapé votre pied la brousse, déjà ? Non. Faudra ! Les petites pistes qu’on est obligé de reformer à coups de machettes, les poto-potos qu’il faut traverser à pince quand on n’a pas un radeau de rondins à sa disposition. Vous ne savez pas ce que c’est qu’un poto-poto ? Bon, comment vous expliquer : un étang dans la forêt, plus exactement un marécage… Là-dessus flotte une espèce de mousse verte. L’eau est chaude. Le soir on voit briller les yeux de crocodiles… On avance là-dedans avec peine en tenant son fusil et ses cartouches à bout de bras. Du sport ! Vous voulez que je vous dise ? L’Afrique, y a plus que ça d’encore vrai ; et peut-être l’Amérique du Sud aussi, je connais pas. Seulement faut se grouiller d’en profiter car leur vacherie de progrès bousille tout. La preuve : San Pedro ! Dans dix ans ce ne sera plus la peine d’y revenir. Des jetées, des immeubles, des bars où les petites Noires feront boutique-leur-cul comme elles disent… J’aime autant Toulon.

Il fit signe brusquement à Lombard de couper le moteur. Docilement, le guide obéit. On ne perçut plus que le clapotis de l’eau sur les flancs de la barque. Honoré s’arma d’une pagaie pour faire dériver l’embarcation vers un banc de sable où elle s’échoua.

D’un hochement de tête, Lombard interrogea Carbon.

Mais ce fut au Noir que Carbon s’adressa :

— Tu comprends, singe là ? chuchota l’infirme en désignant un fromager plus immense que les autres, sur la rive d’en face.

Nous nous tûmes. Honoré tendit l’oreille. Au bout d’un instant, un grand sourire affirmatif éclaira son visage. Il acquiesça.

Carbon désigna un fusil. Docilement, Lombard me le tendit et je le passai à Carbon.

— Vous entendez quelque chose ? chuchotai-je à l’oreille de Danièle.

Elle fit non de la tête. Pourtant, à travers le bruissement du fleuve et les cris rauques du toucan, une sorte de léger croassement, bref et creux, se fit entendre. Carbon épaula d’une manière fulgurante. Puis il resta absolument immobile, comme pétrifié dans son geste. Au bout d’un instant, il y eut un murmure de feuillage. Une forme jaillit d’une branche pour s’élancer sur une autre. Le coup de feu claqua. La forme interrompit sa trajectoire et plongea en poids mort. Un long déchirement de feuillages froissés et de branches brisées retentit. Une seconde forme affolée voulut quitter l’arbre. Comme la première, un coup de feu la foudroya. Le deuxième singe parvint à s’agripper à une branche. Il pendait au bout de ses deux longs bras tendus, tel un gymnaste s’apprêtant à exécuter une figure délicate. Puis l’une de ses mains lâcha prise. Sa silhouette pitoyable se découpait sinistrement sur le ciel. Enfin ses ultimes forces abandonnèrent l’animal qui tomba tout droit et s’écrasa au sol avec un « plouf » brutal.

— Beau doublé, admira Lombard. Dans la pénombre et à cette distance, chapeau !

Carbon cligna de l’œil en direction de Danièle :

— Pas rouillé, hein ? Les prochains seront pour toi !

Il prit des balles dans ses poches et rechargea le fusil.

— Pourquoi avoir tué ces deux singes inoffensifs, alors qu’ils ne sont même pas comestibles ? m’insurgeai-je.

L’infirme s’amusa de ma colère :

— Tiens, monsieur Cinéma qui prend les crosses de la société protectrice des animaux ! Je commence à croire que vous ne serez jamais chasseur !

— Je m’en flatte !

Il haussa les épaules :

— Chacun est comme il est !

— Ça vous amuse de tuer, monsieur Carbon ?

— Ce qui compte, c’est la cible atteinte, vieux !

— Mais il y a un instant, cette cible vivait ! Elle s’ébattait dans les arbres, elle bouffait, faisait l’amour ! Maintenant deux bêtes commencent à pourrir, pour rien, dans la forêt.

— D’autres bêtes les boufferont avant qu’elles pourrissent !

Je n’insistai pas. Le moteur ronronnait de nouveau et nous poursuivions notre remontée du fleuve. Le jour pointait. Des échassiers blancs, dont la tête s’ornait de caroncules bleues, marchaient à petits pas précieux sur les parties sableuses du fleuve.

Carbon épaula. Il y eut, en réplique à la fumée sortant de son arme, une volée de plumes blanches sur l’embryon de plage. Les plumes retombèrent mollement sur un peu de bouillie sanglante. Je compris que ce nouveau coup de fusil m’était en quelque sorte adressé ! Par le truchement de l’oiseau blanc, Carbon tirait sur mes protestations. Il me disait merde avec une balle.

Je sentis l’épaule de Danièle effleurer la mienne, et je sus que, ce matin-là, elle commençait à abandonner son mari. Je gagnais progressivement une partie dont l’infirme n’avait pas conscience.

La navigation devenait de plus en plus délicate. Les arbres tombés dans l’eau se multipliaient. Nous devions, soit nous coucher dans la barque pour franchir leurs immenses troncs jetés en travers du fleuve, soit nous frayer un passage à coups de machettes dans les branchages immergés.

— C’est pas des roses, hein ? jubilait Carbon.

À un moment donné, le fleuve s’élargit sur une lande de sable où il s’étala, ne coulant plus que par étroits ruissellements sans profondeur. Le débit du plus important était si faible que nous dûmes descendre, tous, à l’exception du paralytique, pour haler la barque. Malgré nos efforts, elle s’ensabla de telle sorte qu’il aurait fallu un tracteur ou un attelage de bœufs pour la tirer.

— Nous allons enlever le moteur pour alléger l’arrière et creuser un petit chenal à l’avant, décida flegmatiquement Lombard.

Je trouvai cette tâche attrayante. Le jour se levait enfin, et les oiseaux se déchaînaient. Un soleil indigo rasait le toit de la forêt et rendait au fleuve ses vraies couleurs. L’eau devenait verte et rouge à cause de la terre ocre.

Alain prit une pelle de campeur et s’activa. Je l’aidai de mon mieux en utilisant une pagaie pour écarter le sable des flancs de la barque. Honoré avait dévissé le moteur et le plantait debout contre un fût d’acajou. Vingt minutes d’efforts nous permirent de libérer le bateau de son enlisement.

— Bon Dieu, lamentait Carbon, si je n’avais pas mes guibolles en caramel mou, je te vous l’arracherais comme une fleur, votre putain de barque !

Les regards dont l’accablait sa femme me comblaient d’aise. Danièle s’irritait de ses vantardises de taureau devenu bœuf. Tout compte fait, j’avais eu raison de venir. La confrontation jouait en ma faveur. Elle commençait à le mépriser et le moment viendrait vite où elle ne pourrait plus le supporter.

— Bon, on va pouvoir repartir ! soupira Lombard.

Le jeune homme était exténué par son terrassement.

— Attendez, je vais retourner chercher le moteur, dis-je, sans me douter que mon empressement allait infléchir le cours de trois destins.

CHAPITRE V

Le poids de l’engin me surprit ; je ne l’estimais point aussi lourd.

Dans ma jeunesse, ma mère se lamentait : « Ce gamin ne sait rien faire de ses dix doigts. » Peut-on se corriger de la maladresse ? Était-ce ma faute si les objets me désobéissaient ? S’ils me trahissaient une fois dans mes mains ? Je ne me suis jamais guéri de cette petite infirmité. Lorsqu’on me tend une tasse de café, je m’attends toujours à la voir basculer sur mon pantalon. Cela pour expliquer qu’au lieu de saisir le moteur par la manette destinée précisément à son transport, je le saisis à bras-le-corps, sans souci de tacher mes vêtements pour une fois, et me dirigeai en pataugeant vers mes compagnons.

Lombard reprenait souffle, adossé à l’avant de la barque. Carbon lui parlait chasse. Danièle contemplait mélancoliquement le fleuve sur les rives duquel les culs-blancs et les martins-pêcheurs se pressaient de plus en plus nombreux. Personne ne me prêtait attention, et j’ahanais comme un bûcheron avec mon moteur tout huileux dans les bras. Comme j’arrivai à la hauteur de la barque, à l’endroit où le courant retrouvait sa vigueur, mon pied gauche s’enfonça brusquement de trente centimètres. Je faillis tomber dans l’eau. J’eus le souci du moteur. S’il était immergé, ses bougies noyées le rendraient inutilisable. Un réflexe désespéré me le fit soulever. Dans mon mouvement désespéré, les pales de l’hélice raclèrent ma jambe blessée. L’intensité de la douleur me fit défaillir. J’eus une nausée, un vertige, une faiblesse.

— Vite ! balbutiai-je.

Lombard se précipita pour me délester de mon fardeau. Je m’agrippai alors à la barque et fermai les yeux pour essayer d’emprisonner en moi ma souffrance. Lentement, je sentis que le courant du fleuve la calmait et je pus respirer.

— Qu’avez-vous ? me demanda Danièle.

— Je me suis blessé avec l’hélice…

Je m’assis sur le banc de nage et, précautionneusement, retirai mes jambes du fleuve. Mes compagnons poussèrent une exclamation en voyant ma jambe rouge de sang.

— Je suis tellement maladroit, bredouillai-je.

— Il faut faire quelque chose ! dit Danièle ! Montrez !

L’hélice avait fendu le bas de mon pantalon de toile sur une cinquantaine de centimètres. Cette déchirure découvrait complètement ma blessure. On voyait parfaitement ma jambe enflée, violacée, avec ses marbrures verdâtres et ses veines en saillie. La pale de l’hélice avait percé la plaie comme l’eût fait un coup de lancette. Un sang douteux, trop sombre et marqué d’infâmes stries blanches sourdait de l’ouverture.

— Mon Dieu ! fit ma maîtresse en détournant les yeux.

Carbon se pencha :

— Eh ben ! dites donc ! vous avez la guibolle dans un joli état ! Qu’est-ce qui vous était arrivé ?

— Une piqûre infectée ! soupirai-je.

C’est alors que Lombard laissa tomber inconsidérément la cruelle petite phrase dont je ne finirai jamais, jusqu’au dernier jour de mes jours, de mesurer les conséquences :

— Vous m’avez dit que c’était un chien danois qui vous avait mordu !

Du coup je cessai de souffrir dans ma chair. Il n’y eut plus au monde que ces mots innocents qui n’en finissaient pas de retentir et de nous atteindre.

« Vous m’avez dit que c’était un chien danois… »

« Un chien danois. »

« Chien danois ! »

Les deux mots martelaient nos esprits, à tous trois. Un solo de batterie, comme dans un film à suspense…

« Chien danois, chien danois, chien danois. »

Mon sang le scandait également à mes tempes.

« Chien danois. »

Et les trois syllabes sortaient des yeux de Carbon. Peut-être existe-t-il des individus capables, en pareille circonstance, de reprendre la situation en main. D’inventer n’importe quoi de plus ou moins plausible, et de le débiter d’un ton enjoué ? Oui, peut-être. À ceux-là j’adresse un grand salut admiratif. Car moi je ne pouvais que me recroqueviller sous le regard du mari. J’aurais voulu m’écouler de moi-même par la plaie de ma jambe. Mon attitude avouait le reste, tout le reste.

— Il y a combien de temps que ce monsieur est arrivé à San Pedro ? questionna Carbon.

Sa voix restait calme, unie. À peine avait-elle diminué d’intensité. Elle était légèrement plus sourde, plus neutre.

Personne ne répondit. Lombard venait de réaliser les conséquences de sa réflexion. Il ne comprenait pas pourquoi une phrase aussi innocente créait un drame, mais il lisait ce drame sur nos figures.

— Hmm ? insista Carbon en se tournant vers lui, il est arrivé quel jour ?

— Jeudi ! répondit brièvement Alain.

Et il s’affaira à replacer le moteur à l’arrière de la barque.

Carbon se tenait bien droit, le fusil posé en travers de ses jambes inertes.

— Fifille ! appela-t-il doucement, c’est lui, hein ?

Danièle eut un bref acquiescement.

Un bon sourire d’homme honnête tordit les lèvres de Carbon.

— C’est marrant, soupira-t-il. Je ne me doutais franchement de rien.

Il secoua sa grosse tête pleine de fines rides noires et de cheveux blancs, drus, coupés court.

— De rien, répéta-t-il. Faut vous dire, monsieur, que je suis d’un naturel plutôt naïf. Je me suis toujours efforcé de penser le moins possible. La vie n’est pas faite pour les penseurs.

Il se racla la gorge et cracha dans le fleuve.

— Bon, dit-il à Lombard, on va faire demi-tour, fiston, faut soigner notre blessé. Avec une plaie aussi tarte, si on ne fait pas le nécessaire dare-dare, il rentrera en France avec une jambe de bois.

Honoré, qui s’était absenté, en vrai pisteur, pour aller musarder sur la rive, revint à l’appel d’Alain.

— Patron, dit-il, buffle a fait son cabinet, tout près. Il est pas loin…

— On rentre, lui répondit notre guide avec un haussement d’épaule fataliste.

*

Nous avions conservé les mêmes places dans l’embarcation. Nous nous faisions l’effet, Danièle et moi, de deux coupables sur le banc des accusés. Carbon, lui, était le juge souverain. Un juge qui possédait un fusil au lieu d’un maillet de buis. Ses yeux pâles se posaient parfois sur nous, puis erraient sur le fleuve. Je me récitais mentalement le « Bateau ivre » de Rimbaud afin de m’occuper l’esprit. Mais une unique pensée monopolisait mon entendement : « Que va-t-il se passer MAINTENANT ? » Nous venions d’accéder à la minute de vérité, à cet instant sacré où un couple adultère comparaît devant l’un des conjoints. Je n’entrevoyais plus de continuité à notre liaison. Mieux : je ne pensais plus à Danièle, mais à ce tronçon d’homme qui se tenait en face de nous.

— Dany, fit-il après un long silence, sais-tu à qui je pense ? À Dianolé. Tu te rappelles Dianolé ?

— Oui, répondit ma compagne d’une voix blanche.

Carbon me regarda.

— C’était un des Noirs de mon entreprise. Il n’avait qu’un rêve, qu’un but dans l’existence : s’acheter un carillon Westminster qu’il avait vu dans la vitrine d’un horloger d’Abidjan. Il a économisé sou par sou le prix du carillon. Cela a duré des années. Et puis un jour, il a eu la somme et il m’a demandé un congé de trois jours pour aller acheter son horloge. Nous étions à cent vingt kilomètres d’Abidjan. Ça faisait donc deux cent quarante aller et retour. Un tel voyage, à pied, dans la brousse, me paraissait impossible à faire en si peu de temps. Néanmoins je lui ai accordé la permission. Trois jours plus tard, mon Dianolé était de retour, exténué, avec son carillon Westminster dans les bras. Le plus cocasse, c’est qu’il ne savait pas lire l’heure. Ce qui l’intéressait, c’était la sonnerie. Moi je ne pouvais pas supporter cette musiquette répétée, aussi j’ai confisqué les poids de son coucou. Je les lui rendais le dimanche. Alors Dianolé s’éloignait dans la forêt. Il accrochait le carillon à un fromager et il passait la journée devant l’horloge à préparer son foutou. Au bout de quelque temps, le carillon n’a plus marché : l’humidité l’avait détraqué. Vous me croirez si vous voulez, mais Dianolé s’est mis à dépérir. Il a attrapé je ne sais quelle vacherie et il est mort. On l’a enterré avec son carillon. Pourquoi est-ce que je pense à lui, en ce moment, dis, Fifille ?

— Monsieur Carbon, murmurai-je.

Son visage cessa d’être gentil. Ses yeux bleus se firent d’une dureté de cristal.

— Ta gueule ! s’emporta l’infirme.

Il épaula son fusil et, avec une rapidité inouïe, il tira deux fois à gauche et deux fois à droite. Les balles sifflèrent à nos oreilles. Lorsque le bateau eut parcouru quelques mètres de plus, j’aperçus les petits cadavres disloqués de quatre oiseaux sur les rives. Carbon avait passé sur eux sa bouffée de rage. Je me dis qu’il suffirait de très peu de chose pour qu’il me foudroie. Un rien : un regard inopportun, une parole de trop… Je n’avais pas peur.

— Soulagé ? lui demandai-je hardiment.

Le canon de sa carabine obliqua spontanément vers moi. Il s’en fallut d’une fraction que Carbon tirât.

— À cette distance, ce ne serait pas un beau coup de fusil, mais un vilain massacre ! murmurai-je.

Je plastronnais pour Danièle, histoire de lui prouver que je n’avais pas peur. J’osai la considérer enfin. Mon premier regard sui elle depuis que son époux savait… La jeune femme était impassible. Je vis le sparadrap sur sa jambe nue et ma confiance revint. Notre amour reposait sous ce pansement, comme le mètre-étalon au Pavillon de Breteuil. Carbon qui ne perdait pas de vue mes faits et gestes tendit la main vers le coin du sparadrap et tira dessus. Danièle poussa un cri de douleur. Le « J » ressemblait à un marquage au fer. Il était barbare, mais noble. Il signifiait que cette femme m’appartenait.

— C’est beau, une épouse qui se fait tatouer l’initiale de son mari, non ?

C’était stupide : pas un seul instant je n’avais pensé que « J » est également l’initiale de « Julien ». Cette découverte m’anéantit. Ainsi donc, Danièle n’avait pris aucun risque en se faisant tatouer ! Elle avait prétendu à Carbon que c’était son initiale à lui ! De qui se jouait-elle ? De lui ou de moi ? Ou bien des deux ? À moins qu’elle ne se laissât ballotter par l’événement… Je respirai un grand coup avant de décocher à Carbon une dernière flèche empoisonnée :

— J’ai remarqué que vous n’aviez pas la mémoire des noms, monsieur Carbon. Je ne m’appelle pas monsieur Cinéma, mais Jean Debise. Jean, avec un « J », comme Julien !

Il se tassa sur son banc de fer, inclina la tête et se mit à caresser le canon de la carabine.

*

— Honoré, décharge le matériel, pendant que j’emmène ces messieurs-dame au Relais, ordonna Lombard quand nous eûmes ralliés le bac.

Une grande animation régnait à présent sur ce point du fleuve. Des camions chargés de blocs de pierre traversaient l’eau sur le tronçon de pont qu’un Noir athlétique actionnait à l’aide d’une forte manivelle de fer. Des ouvriers mangeaient leur riz pilé dans un carré d’étoffe. D’autres mâchaient des morceaux de canne à sucre dont ils recrachaient la pulpe à dix mètres.

Tous nous saluèrent joyeusement par des gestes et des rires.

Un instant délicat : le transbordement de Carbon de la barque au camion. Je n’osai proposer mon aide. Ce fut lui qui la requit.

— Approchez-vous, les gars, nous lança-t-il à Alain et à moi en écartant ses bras.

Nous le prîmes comme à l’aller. Ma jambe blessée s’enfonça dans la fange rouge. Combien de microbes se précipitaient dans ma chair par la plaie béante à cette seconde ? Je frissonnai en y pensant.

— Foutez-moi à l’arrière ! ordonna l’infirme. Il fait trop chaud dans la cabine, fiston !

Nous le hissâmes sur le plateau et il s’acagnarda comme il put contre un montant. Danièle hésita, puis grimpa à l’avant. Avait-elle peur d’affronter trop vite son mari, ou bien préférait-elle nous laisser seuls ?

Je m’assis face à Carbon. Le camion démarra en tanguant sur les fondrières. Je cherchai quelque chose à dire pour rompre la tension de notre intimité, mais Carbon regardait obstinément ailleurs… Cette fois, je regrettai l’absence d’Honoré, après avoir, tout à l’heure, déploré sa présence. Il faisait chaud. Un vaste soleil couvrait cette nature en chantier. Partout des bulldozers, des pelleteuses, des camions, des pics pneumatiques grondaient, foraient et concassaient rageusement. Les hommes semblaient saisis d’une folie destructrice. Les arbres tombaient en lisière des clairières et la terre rouge, éventrée, se laissait arracher de tentaculeuses racines.

— Quel gâchis ! murmura mon compagnon.

Parlait-il des travaux ou de notre situation ?

Nous traversâmes un hameau de petites cases délabrées devant lesquelles des poules chétives et des enfants nus aux nombrils proéminents s’ébattaient en piaillant.

Un peu à l’écart, un vieux Noir tournait en rond, les mains au dos, tel un écolier puni. Il avait un énorme bloc de pierre en équilibre sur sa tête.

— Il fait une pénitence, murmura Carbon.

Tout le monde, autour de notre camion, semblait heureux sous le soleil. Y compris le vieillard au bloc de pierre qui touchait, en se martyrisant de la sorte, un acompte sur des félicités supra-terrestres.

— Écoutez, monsieur Carbon, il faut que je vous dise…

Il planta son gros regard bleu sur moi.

— Quoi ?

— Non, rien…

— Évidemment, ajouta-t-il.

Il n’y avait rien à dire. La situation parlait toute seule…


Parvenus au Relais, nous descendîmes mon compagnon du plateau. Avec des gestes forts et précis, il cala ses gros bras dans les supports en demi-cercle des béquilles, puis il resta immobile et nous dûmes l’attendre pour franchir l’enceinte de bambou du relais. Il nous toisa et demanda :

— Il n’y a pas d’avion prévu, aujourd’hui ?

— Non, fit Lombard.

— Par la route, Sassandra est à combien d’ici ?

— Soixante kilomètres.

— Soit une heure et demie de camion, hé ?

— En effet, monsieur Carbon.

— Bon, vous allez y conduire monsieur… heu !… Jean. Faut qu’il voie un toubib d’urgence ! Laissez-lui le temps de faire ses valises parce qu’ensuite il retournera en France se soigner, pas vrai, monsieur… Jean ?

— Je verrai, essayai-je d’ergoter.

— C’est vu ! La santé avant tout, mon vieux ! Un beau gosse comme vous avec un pilon, ça la foutrait mal.

Il souleva sa béquille droite et donna une tape qui réussissait à être polissonne sur les fesses de Danièle.

— Tu viens, Fifille ?

Elle ne bronchait pas. Il réitéra son coup de béquille.

— On va casser une croûte, les émotions, ça creuse…

Lombard remonta dans son camion pour aller chercher Honoré et le matériel. Je pris la direction de ma hutte.

Au bout de quelques pas, Danièle me rejoignit en courant.

— Jean ! haleta la jeune femme. Oh ! Jean, écoute-moi.

Elle pleurait. Je désignai le « J » qui frémissait sur sa cuisse.

— Il signifiait Jean ou Julien, lorsqu’on te l’a tatoué ? demandai-je.

Elle secoua la tête, ses sanglots l’étouffaient.

— Je vais te dire, poursuivis-je, il signifiait les deux, voilà la vérité. Tu m’emmerdes, Danièle. Adieu !

*

J’achevais de faire mes valises lorsque Mme Garcin entra dans ma hutte, portant une boîte verte frappée de la croix rouge.

— Il paraît que vous êtes blessé ? s’inquiéta-t-elle, je viens d’apprendre la chose par Alain. Montrez un peu.

J’écartai les lambeaux de mon pantalon.

— Mais c’est de la démence de rester comme ça ! s’écria-t-elle.

— Je suis dément, chère madame.

— Asseyez-vous, je vais toujours désinfecter la plaie.

Elle déboucla sa trousse de secouriste et se mit à me soigner avec dextérité. Elle avait des gestes précis et énergiques.

— L’infection est interne, assura l’hôtesse, à mon avis, ce coup d’hélice n’a pas été une mauvaise chose.

— Vous avez été infirmière ?

— Au contraire : je le suis devenue. Notre Relais est une petite succursale de l’hôpital Saint-Louis. On y soigne un peu tout et surtout les maladies vénériennes. La blennorragie sévit dans le coin. Chaque semaine des garçons viennent me voir, tout penauds. Ils prétendent pudiquement qu’ils se sont coincés « le chose » en dormant, ce qui est une manière délicate de justifier leurs gonocoques. Je vous fais mal ?

— Ça brûle, mais allez-y !

— Je suis navrée de vous voir partir. En somme, votre séjour ici aura été un fiasco…

Lombard ne lui avait parlé que de ma blessure. Elle ignorait mes démêlés avec les Carbon.

— Un fiasco complet, renchéris-je. Pourtant je crois que je n’oublierai jamais votre établissement.

Cyprien vint chercher mes bagages et m’avertit que le camion était prêt. Je pris congé de Mme Garcin et contournai ma hutte pour éviter de passer devant celle de mes voisins. Nous n’avions plus rien à nous dire. Dans le fond, ma blessure facilitait les choses en me fournissant un bon prétexte pour filer.

Alain qui attendait au volant du vieux G.M.C. recula en me voyant déboucher sur la piste. Mes valises se trouvaient déjà sur le plateau du véhicule. Avant de grimper dans la cabine surchauffée toute dégoulinante d’huile, je jetai un regard d’ensemble au paysage. La mer d’un bleu infini me parut plus tranquille que les jours précédents. Je vis les huttes sagement alignées comme des ruches, les rochers peuplés d’oiseaux de mer gris cendré, les fleurettes mauves de la plage, les bananiers du jardin, le gros réservoir d’eau sur son échafaudage de bois ; puis mes yeux se portèrent sur la case des Carbon.

— Danièle, murmurai-je. C’est donc un adieu !

Les vrais adieux sont solitaires. On ne quitte vraiment un être aimé que lorsqu’il n’est plus là.

Je ne parvenais pas à m’arracher à ma contemplation.

— Je ne voudrais pas vous bousculer, dit Lombard, mais si nous pouvions faire la route avant le gros de la chaleur…

Sans un mot, je pris place à bord, sur une banquette de faux cuir, ravagée. Elle brûlait.

Lentement, le camion s’ébranla, soulevant comme toujours son nuage rouge. Des cris, derrière nous, firent stopper Lombard. Nous nous penchâmes de part et d’autre de la cabine et nous vîmes surgir Danièle. Elle courait, les cheveux au vent, dans la poussière rouge tourbillonnante qui teintait son short immaculé.

— Qu’y a-t-il ? demanda Alain d’une voix mécontente.

Nos petites histoires lui tapaient visiblement sur les nerfs. Il devait détester les complications sentimentales. Lentement, l’âge aidant, il deviendrait un type dans le genre de Carbon. Quelqu’un de calme, aux idées méthodiques.

— Pousse-toi ! me dit Danièle, je vais avec vous.

Je lui fis de la place. Elle grimpa lestement près de moi. Elle avait les joues en feu, les cheveux collés par la sueur et sentait la femme.

— On peut y aller, cette fois, oui ? ronchonna Lombard.

Quand il redémarra, je jetai presque machinalement un regard par la lunette de la cabine. J’aperçus Carbon sur le chemin. Planté entre ses béquilles scintillantes, il nous regardait partir sans un geste.

— Vous savez, madame Carbon, avertit le conducteur, je ne reviendrai pas avant la fin de la journée car je vais profiter de ce voyage à Sassandra pour y faire des courses.

Danièle le considéra avec surprise. Puis elle éleva un petit fascicule bleu qu’elle tenait à la main. Je vis qu’il s’agissait de son passeport. Elle n’avait que ça pour tout bagage. L’essentiel, en somme. L’indispensable.

— Qu’est-ce que vous imaginez ? fit-elle, je ne reviendrai pas.

Elle coula son bras sous le mien, saisit ma main et me força à déployer mon index. Elle le promena doucement sur le « J » frappé dans sa chair ; puis, posant sa tête sur mon épaule, très vite elle chuchota :

— Ça voulait dire Jean.

CHAPITRE VI

Le premier train passait à sept heures moins dix. Il faisait trembler les ferrailles du viaduc, glissait sur la rampe courbe qui le conduisait au second viaduc traversant Gstaad et se mettait à siffler avant d’entrer dans la petite gare style Far West revu et corrigé par la Fédération Helvétique.

Son bruit m’éveillait, ou plus exactement, confirmait mon réveil car mon subconscient le pressentait. Je tâtonnais pour récupérer Danièle dans le « grand lit français » installé tout exprès pour nous par le gérant de l’agence, un monsieur maigre et affable qui parlait lentement et beaucoup. M. Printz traitait ses clients de la manière dont un directeur de pensionnat traite les enfants livrés à sa responsabilité : avec une fermeté teintée d’indulgence.

Danièle remuait beaucoup pendant la nuit. Et il m’arrivait, au matin, de la retrouver lovée au pied du lit.

Ce jour-là, elle m’attendait, au déboucher de mon sommeil, la joue posée sur son coude replié.

Son regard attentif luisait doucement dans la pénombre de la chambre.

— Comment va ta jambe ?

— Mieux, la preuve : j’ai pu dormir sans cachet…

Elle couchait nue. Je glissai ma main sur ses seins et la caressai voluptueusement. Tous les matins c’était pareil. À mesure que s’affirmait ma lucidité, mon désir naissait. Nous faisions l’amour et une nouvelle période de sommeil succédait. Un sommeil d’une autre qualité, plus intense, plus rare, qui ressemblait à de l’anéantissement.

— Sais-tu depuis combien de temps nous nous connaissons, Jean ?

— Vas-y : je n’ai pas encore les idées nettes.

— Quinze jours aujourd’hui ; nous sommes vendredi ! Ça paraît impensable, non ? Tous ces événements…

— Ces quinze jours, Danièle, ç’a été de la vraie vie, bien riche, bien intense.

J’enfouis mon visage dans la touffeur de ses seins.

Les événements défilèrent dans ma mémoire à la vitesse où un manipulateur habile fait passer un jeu de cartes d’une main dans l’autre. Les bars, la maison cubique de Montfort, le vieux Klassmann chez le coiffeur, Geneviève et sa mère, la lettre de Barnaque, la mulâtresse, le chien danois, ma salle de bains du George V, le tatoueur, la cabine téléphonique du Relais de Suède, l’avion de nuit pour Abidjan dont les hôtesses de couleur portaient des pagnes bleus, Alain Lombard avec sa casquette verte, la 2 CV pourrie, les huttes qui sentaient la mort, les oiseaux en essaim sur les rochers, Carbon entre ses béquilles, Carbon agrippé à mon cou, Carbon avec la carabine sur les genoux, Danièle et son passeport, le médecin de Sassandra qui sentait l’anisette et faisait la grimace en examinant ma jambe…

Il fourrageait dans ma plaie avec son scalpel. Je regardais ailleurs, les dents crispées. On apercevait des Noirs en palabre sur une petite place. Un appareil à air conditionné zonzonnait dans le cabinet.

« Je vais vous mettre un drain, mais je vous conseille d’aller à l’hôpital d’Abidjan. C’est moche, vous savez. Vous avez eu tort de le négliger… »

Pendant que le toubib me charcutait, Danièle parvenait à se dénicher un bout de robe dans une boutique qui vendait de tout : depuis du pétrole jusqu’à du rouge à lèvres. Une fois à Abidjan nous n’étions pas sortis de l’aéroport. Un avion partait pour Dakar. Une fois à Dakar, un autre appareil s’envolait pour Genève.

Je conservais de ce vagabondage au-dessus des continents un souvenir confus. J’avais de la fièvre et me gavais d’aspirine. Je somnolais en pointillé sur l’épaule de Danièle. Je regardais déambuler les hôtesses et le steward comme dans un rêve. À chaque instant je chuchotais :

— Tu ne regrettes rien ?

— Non, essaie de dormir.

J’y parvenais par à-coups. Alors la forte silhouette de Carbon se dressait dans mon sommeil. Je le voyais planté sur le chemin du Relais, pareil à une statue qu’on n’aurait pas encore débarrassée de ses étais. Formidable et pathétique. Un tressaillement de l’appareil me réveillait à demi. J’admirais un instant le profil de Danièle se détachant sur la lumière du hublot.

— Dors, ce n’est rien…

J’avais consulté un autre médecin à Genève, dans une maison luxueuse en bordure du lac. Loin des miasmes et du louche foisonnement microbien de l’Afrique, dans la Suisse cristalline, je me sentais en parfaite sécurité. Le docteur genevois était roux-grisonnant. Il avait enfilé une blouse blanche et des gants en caoutchouc rose pour soigner ma plaie. Ses gestes mesurés, son mutisme, achevaient de me rassurer. Cette fois, Danièle assistait à la consultation.

Elle me souriait pour me réconforter.

— Tu es ma femme ! lui dis-je en sortant.


Elle caressa ma tête.

— Tu transpires !

— Il fait une chaleur du diable dans ce chalet.

Le mot chaleur me fit évoquer San Pedro.

— Je me demande s’il y est encore, fit-elle.

— Transmission de pensée, dis-je.

Danièle hocha la tête, sceptique.

— Quand on vit les mêmes événements, il est normal qu’on pense simultanément aux mêmes choses et aux mêmes gens.

— Ça te tracasse ?

— Quoi donc ?

— Lui, parbleu !

Elle réfléchit.

— J’y pense, c’est normal. Tu as cessé de penser à ta femme dès que tu l’as eu quittée, toi ?

— Non.

— Tu vois bien… Tu l’as quittée, comment ?

— Comme un malpropre, y a pas trente-six façons !

J’abandonnai ses seins pour retrouver mon oreiller tout frais de ma courte absence.

— C’est vrai, reconnut-elle, il n’y a pas trente-six façons.

Depuis San Pedro, nous n’avions jamais reparlé directement de Carbon. Nous procédions par allusions prudentes : « Tu ne regrettes rien ? — À quoi penses-tu, Danièle ? Ton passé fait des bulles ? — Tu crois que tu es heureuse avec moi ? — Je ne te déçois pas trop, Jean ? Nous deux, ça répond bien à ce que tu espérais ? »

Cette dernière question surtout, me troublait. En fait, avais-je réellement espéré vivre avec elle un jour ? Ce qu’il y avait de lassant, en moi, c’était que je doutais sans cesse de mes actes. Je gardais toujours l’impression déprimante d’avoir été le jouet des circonstances ; même mon divorce me semblait résulter d’un morne enchaînement de hasards et de soumissions.

— Lorsque tu as été parti, Jean, de quelle manière pensais-tu à elle ?

— Je craignais qu’elle ne fût désespérée. Je l’imaginais solitaire, rongeant ses ongles devant des photos jaunies ; alors qu’elle se tapait déjà un vieux bellâtre. Quand j’appris qu’elle comblait ce cher homme, je m’obstinai à penser qu’elle agissait ainsi par désespoir. Nous sommes tous des monstres d’orgueil, mon petit amour. On ne peut jamais se résoudre à être absent des autres.

Je me levai pour ouvrir les volets. Un jour glorieux entra dans la chambre. Le soleil brillait sur les sommets enneigés ; la trouée, en direction des Diablerets, semblait à portée de main tant elle était limpide.

— Somme toute, dis-je sans cesser de respirer la montagne, ce matin tu me demandes une consultation.

Cela faisait le quatrième jour de notre installation dans ce chalet qui, vu de la grand-rue, ressemblait à une tirelire-boîte à musique. Nous n’en étions pas sortis. Nous commandions toutes nos provisions par téléphone. Ainsi je réalisais mon vieux rêve : avoir une femme sous clé, pour son usage exclusif. Une femme à l’abri des contaminations extérieures. Nous passions le plus clair de notre temps au lit, ne nous levant que pour manger ou prendre le soleil sur le balcon. Aujourd’hui, en regardant la petite ville allongée dans la vallée, l’envie me travaillait de replonger parmi les hommes. Peut-être à cause des patineurs qui virevoltaient sur la piste et aussi des joueurs de curling, de gros messieurs tudesques pour la plupart, infiniment ridicules avec leurs genouillères capitonnées et leurs petits balais rouges dont ils se servaient pour balayer la glace devant la pierre tournoyante. Les oriflammes flottant aux nombreux mâts créaient une impression de kermesse ; celui du canton de Berne frappé de son ours mal léché, celui de Gstaad qui représentait une sorte de grue blanche sur fond rouge… Des calicots claquaient au vent de la rue principale, pour annoncer je ne sais quel match de hockey (je pouvais lire les plus gros caractères depuis le balcon, à l’aide de jumelles trouvées dans le chalet).

Pourquoi ce matin du quatrième jour différait-il des matins précédents ?

— Veux-tu que j’aille préparer le café, chérie ?

— Allons-y tous les deux, Jean ! Je ne veux pas que tu me quittes.

J’entendis sa secrète tristesse. Un petit sanglot contenu mettait de l’espace entre les mots qu’elle prononçait.

Elle quitta le lit d’une pirouette pudique, les jambes jointes. Ce matin nous n’avions pas fait l’amour avant de nous lever. Elle s’approcha de moi et m’enlaça par derrière. Je sentais ses seins nus s’écraser sur mon dos nu. C’était bon, cette femme pressée contre moi, cet air salubre et ce merveilleux paysage enneigé. Des gouttes tièdes tombèrent sur mes épaules.

— Tu pleures, Danièle ?

— Je te demande pardon. Tu n’as pas pleuré, toi, quand…

— Ah ! non, m’emportai-je, on ne va pas se référer sans arrêt à ma femme ! Oui, j’ai pleuré, j’ai beaucoup pleuré ! On pleure toujours la mort d’un être familier, non ? Un ménage, c’est un être familier. Quand mon ménage est mort, je l’ai pleuré, comme Martine l’a pleuré, j’espère, entre les bras de ses amants.

Je m’éloignai de la croisée.

— Alors pleure, Danièle ! Pleure…

Elle cacha son visage dans ses mains.

— Tu comprends, il est si diminué…

— Il a vécu longtemps avant de te rencontrer, il vivra après. Le temps aidant, tu deviendras une parenthèse dans sa vie. Il est réellement devenu impuissant, oui ou non ?

Elle acquiesça.

— Alors il s’est déjà déshabitué d’une importante partie de votre intimité.

— C’était devenu autre chose, hoqueta ma compagne.

— Quoi ? questionnai-je, ma jalousie instantanément dégainée.

— Plus dépouillé.

— Un amour sans l’amour ?

— Quelque chose comme ça, oui !

— Il t’aimait cérébralement et te donnait une fois par mois la permission de minuit afin que ton système glandulaire ne soit pas trop perturbé. Il y en a qui trouveraient sans doute ça noble, moi je trouve ça dégueulasse, je te l’ai déjà dit.

« Un vrai amour est total ou il n’est pas. Il doit être démentiel, sinon c’est un amour de petit retraité. Carbon a vingt-cinq ans de plus que toi et il est mort à moitié, très exactement jusqu’à la ceinture. Tu n’étais plus pour lui qu’une aimable infirmière. Il lui reste son fric, sa mulâtresse de fille et son affreux danois. Et surtout le plus miraculeux des présents, vu son âge : un chagrin d’amour ! Et tu voudrais le plaindre ! Ne me regarde pas de cet air affligé. Le cynisme, vois-tu, c’est la santé dé l’intelligence. Une manière empirique de se remettre les sentiments à l’heure. Au quatrième « top » il est exactement le moment d’être lucide !

J’allai la saisir contre moi pour bercer son tourment.

— Voyons, ma Danièle, si tu m’as aimé et suivi, c’est parce que ta vie précédente ne te satisfaisait pas. Tu n’en pouvais plus. La femme que j’ai rencontrée devant ce comptoir d’acajou voici quinze jours, et qui m’a demandé si les mouches aimaient le whisky, cette femme-là, chérie, arrivait au bout de son rouleau, je l’ai vu immédiatement.

Elle se laissa ramener au lit. Je me mis à la caresser audacieusement, comme les autres matins :

— Quand je te prends, Danièle, sais-tu que tu gémis ?

— Tais-toi !

— Il t’arrive même de pousser des petits cris qui me lacèrent la chair comme des lanières. Tu es une vraie femelle et tu as besoin d’un vrai mâle. Avant d’être des hommes, nous sommes des mammifères, mon amour. Rien que des mammifères perdus dans leurs instincts.

Je la pris avec plus de violence que d’ordinaire. Ensuite nous restâmes longtemps blottis l’un contre l’autre, fondus dans notre assouvissement. Nous regardions le plafond dont les lames de bois étaient pareilles à celles des murs.

— On se croirait enfermés dans une boîte, tu ne trouves pas ?

Elle répondit « oui », mais le plafond servait d’écran à ses évocations. Je crus y entrevoir Carbon, seul sur la piste rouge, dans le soleil.

— Je me demande s’il est rentré en France !

Je ne répondis pas. La constance de son tourment m’écœurait. Elle comprit mon désespoir et murmura :

— Pardonne-moi de te parler de lui, j’ai besoin. Tu ne voudrais pas que j’y pense en secret, pour moi toute seule, Jean ? Nous devons tout mettre en commun, même les choses qui peuvent blesser l’autre. Ce matin, le souvenir de mon mari me hante. J’aurai beau essayer de le chasser, il ne s’en ira pas.

— Tu as peur ?

— Oui.

— Qu’il se soit tué ?

— J’ai dû faire un cauchemar, éluda Danièle.

J’allongeai la main vers le téléphone : il y avait un poste dans presque toutes les pièces. Immédiatement, une voix féminine me posa une question en allemand.

— Je voudrais un numéro de téléphone en France, lui dis-je.

Elle me parla alors dans un français nasal.

— Quel numéro ?

— Le… Un instant, je vous prie…

Je me tournai vers Danièle :

— Je ne me rappelle plus votre numéro.

Elle se dressa sur un coude, écarta d’un coup de tête ses cheveux de sa figure et murmura d’une voix blanche :

— Le zéro 125, Jean !

CHAPITRE VII

Ils vont nous rappeler tout de suite.

— Écoute, Jean, je vais lui parler. Seulement tu vas me jurer une chose…

— Ne t’inquiète pas, je n’écouterai pas. Je suis jaloux mais pas mesquin. Tiens, je vais aller prendre mon bain pendant ce temps.

Elle poussa un cri :

— Non ! Au contraire. Je veux que tu restes, Jean. Je veux que tu prennes l’écouteur.

— Tu n’y penses pas !

Le téléphone carillonnait déjà.

— Ne me laisse pas, prends l’écouteur, je t’en supplie !

— Mais sacré bon Dieu, à quoi ça rime ?

— Je te le demande !

La sonnerie se répétait, aigrelette comme certaines sonneries de petites gares.

— Tu n’as pas le droit de m’abandonner !

Résigné, mais embarrassé, je m’emparai de l’écouteur annexe. Danièle décrocha.

— Vous allez avoir Montfort-l’Amaury, dit laborieusement la standardiste.

Dans sa bouche, ce nom si français s’abîmait, devenait Maon’fort-Lam’ry. Des voix confuses traversèrent un brouhaha mécanique, puis le ronfleur d’appel de Carbon retentit, seul, lancinant.

Je comptai mentalement ses élancements de foreuse. Un, deux, trois, quatre… J’adressai une moue à Danièle :

— Il n’est pas rentré.

Elle laissa sonner encore. Sa figure se transformait à vue d’œil, c’était spectaculaire. Une pâleur cireuse l’envahissait, ses narines se creusaient tandis que sa lèvre inférieure se mettait à trembloter.

— On doit répondre, balbutia-t-elle. Thérésa…

— Elle sera allée faire des courses…

Un déclic que je n’attendais plus se produisit.

— J’écoute ? grogna l’organe sourd de Carbon.

Danièle faillit s’évanouir. Elle avala plusieurs fois sa salive avant de balbutier :

— Julien ?

— Oh ! c’est toi, Fifille !

Il avait sa grosse voix normale, basse et vibrante. Une voix d’adjudant commandant un maniement d’armes.

— Oui, je voulais savoir…

— Tu voulais savoir quoi, petite ?

— Si tu étais rentré.

— Je suis rentré.

— Comment tu allais…

— Je vais bien. Pas vite, mais bien ! Et de ton côté, ça marche ?

Je n’avais jamais écouté une conversation téléphonique aussi banale, et pourtant, quelque chose de très dramatique se dégageait de chaque phrase innocente.

— Oui, répondit Danièle.

— T’as besoin de rien, Fifille ?

— Non !

— Où tu es, là ?

— En Suisse.

— Tu skies ?

— Non.

— T’as tort. Je sais que moi, si j’étais pas déguisé en limace… Tu veux que je te fasse rigoler ? Hamlet couche dans ton lit depuis que t’es absente.

Des larmes s’accumulèrent sur les paupières inférieures de Danièle. Je lui adressai un petit « Tsst tsst » désinvolte.

— Il va te jouer le morceau de bravoure de « La femme du boulanger », chuchotai-je.

Mais Carbon continuait, toujours du même ton rudement affable :

— L’effet que ça me fait le matin, quand j’aperçois ce bestiau à ta place, près de mon lit !

Il rit.

— Tu es gentille d’avoir appelé, Fifille. Tu penses rentrer bientôt ?

Il y eut un silence. Danièle se mit à secouer frénétiquement la tête et à bredouiller, de plus en plus fort :

— Je ne sais pas. Je ne sais pas ! Je ne sais pas !

Elle lâcha le combiné et s’abattit sur le lit en proie à une véritable crise de nerfs. Je ramassai l’appareil.

— Allô, monsieur Carbon ?

— Salut, Jean, qu’est-ce qui lui arrive, elle pleure ?

Sa cordialité paraissait spontanée.

— Oui, elle pleure. Je tiens à vous dire devant elle que si elle veut rentrer je ne ferai rien pour l’en empêcher.

— Je m’en doute, mon garçon. D’ailleurs on ne retient pas une femme qui veut partir. Pendant que je vous ai au fil, laissez-moi vous dire…

Il se racla la gorge.

— Vous pouvez me rendre visite tous les deux à l’occasion, si ça vous arrange.

Mes doigts blanchirent sur le combiné :

— Vous êtes un vieux salaud, Carbon, et vous n’avez aucune dignité !

Là-dessus je raccrochai. Effrayée par mon éclat, Danièle venait de se dresser sur son séant. Je lui lançai mon poing dans la figure et sortis en claquant si fortement la porte qu’elle se fendit.

*

Habituellement (car en trois jours nous avions contracté des habitudes) nous prenions notre bain ensemble. Furieux, je m’enfermai dans la salle d’eau et me douchai copieusement. Peut-être Danièle essaya-t-elle de m’y rejoindre, mais le bruit de l’eau cinglant impétueusement mes reins couvrit celui du loquet. J’espérais que la douche me calmerait. Au bout d’un quart d’heure, je compris qu’elle m’arracherait la peau avant d’avoir apaisé ma rage. Quand j’écartai le rideau de plastique, la salle de bains était ruisselante d’une épaisse buée. Le miroir du lavabo ressemblait à une cloison en verre dépoli. Renonçant à me raser, je sortis, vêtu d’une seule serviette nouée à la taille. Une bonne odeur de café m’arrivait de la cuisine. Dans le salon, la radio diffusait un bulletin d’information. J’allai me planter devant la large baie ensoleillée. À cet instant, un petit train bleu ciel passa en frétillant sur le viaduc. Des gens tranquilles le peuplaient, qui regardaient défiler les chalets aux toits frangés de longues stalactites dégoulinantes. La paix du paysage me fit du bien. Je m’y roulais comme, étant enfant, je me roulais sur les pentes douces d’une colline mauve de thym sauvage.

— Ah, tu es là ? fit Danièle, d’une voix sans rancune.

— Non, je fais semblant, ripostai-je.

— Qu’est-ce que tu regardes ?

J’eus un geste large pour embrasser les deux vallées en « Y » qui accomplissaient leur jonction au pied de notre chalet.

— Ça !

— À quoi penses-tu ?

— Je pense que les hommes ne sont pas dignes de la nature. C’est de la confiture donnée à des cochons ! Ma mère dixit !

Il y eut un silence. Puis elle s’approcha et posa sa joue sur mon dos nu.

— Je t’ai fait mal ? demandai-je sans me retourner.

— Moi je t’ai fait DU mal, c’est pire.

Je la regardai. Elle avait une marque rose sous l’œil droit, accompagnée d’une légère enflure.

— Cela fait donc deux fois en quinze jours que je te frappe ; je me dégoûte.

— Il ne faut pas, je t’aime. C’est moi qui te demande pardon…

Danièle paraissait s’être complètement reprise. Elle souriait.

— Tu es rassurée à propos de ton bonhomme, n’est-ce pas, alors tu te sens bien ?

Elle se rembrunit.

— Tu viens déjeuner, c’est prêt.

Il restait des croissants de la veille, qu’elle avait ranimés en les passant au four. J’en mangeai un, du bout des dents.

— Tu veux que je te dise, Danièle ? Tu es une chienne ! Tu vas finir par retourner chez ton maître, comme votre saloperie de danois.

— Qu’en sais-tu ?

— Tu avais besoin qu’il te siffle. Maintenant c’est fait. Tu vas pouvoir regagner ta niche…

Elle secoua la tête.

— Tu confonds les remords et les regrets, Jean.

Nous achevâmes de prendre notre café en fixant obstinément les petits carreaux de la nappe. Je sentais croître son anxiété. Une question tourmentait Danièle, qu’elle n’osait pas poser. Et puis elle plongea tandis qu’elle débarrassait la table.

— Pourquoi l’as-tu traité de salaud ?

— Oh ! c’est vrai que tu avais lâché l’écouteur. Il proposait qu’on lui fasse des petites visites amicales, toi et moi. C’est un mari épatant.

— Tu ne le connais pas.

— Ce que je sais de lui me suffit ; ma curiosité de l’humain s’exerce dans d’autres domaines. Il fait un temps mémorable, veux-tu que nous descendions en ville ?

— Notre tête-à-tête commence à te peser ? demanda-t-elle.

Je posai un baiser sur la marque rose de mon coup de poing.

— Depuis tout à l’heure, on ne peut plus appeler ça un tête-à-tête, Danièle. Il y a comme une paire de béquilles entre nous. Tu aimerais faire du ski ?

— Non.

— Allons faire des courses. J’ai envie d’acheter du papier et de le noircir. Quand je reste un certain temps sans travailler, je me sens dangereusement inutile et je cafarde.

— Tu as un film en cours ces temps-ci ?

— J’avais. Mais je n’ai plus qu’un amour en cours. Et je ne voudrais pas l’abandonner, lui non plus.

À Paris on devait faire des gorges chaudes à propos de ma disparition. Marcé ne me pardonnerait jamais mon lâchage, car il était rancunier comme un mulet.

— Que vas-tu écrire ?

— J’ai envie de commencer un livre.

— Tu en as déjà écrit ?

— À mes tout débuts je publiais des romans-feuilletons dans des journaux vaguement pornos. Style : « Quand il découvrit ses longues jambes gainées de nylon », tu vois le genre ? Je commence à en avoir ma claque du cinéma et de ses gens capricieux. Je voudrais, une fois dans ma vie, faire œuvre d’artiste. Il y a trop de monde sur un film, on est ballotté par trop d’avis contradictoires. Les producs, à la rigueur, on en trouve de pas cons, mais ils sont eux-mêmes tributaires du distributeur, et alors les choses commencent à se gâter. Et puis le metteur en scène a son optique, les vedettes ont la leur ; bref, une bonne demi-douzaine de personnes importantes exigent qu’on fasse leur film à elles, ta personnalité au milieu de ce tohu-bohu, elle donne de la bande ! Tandis qu’un livre, ou une pièce de théâtre, c’est un travail de solitaire… On te le prend ou on ne te le prend pas. Tu restes le propriétaire et l’unique responsable de tes élucubrations.

— Ce serait quoi, comme livre ?

— Je ne sais pas encore. Probablement une histoire d’amour. Il n’y a que cela d’intéressant à raconter. Un homme et une femme. Un homme et un homme, une femme et une femme, ou un homme et son chien ! Qu’importe ! Un prêtre et son Dieu. Un révolutionnaire et son idéologie ! Un drogué et sa seringue. L’amour, quoi ! Sous toutes ses formes. Tiens, je vais écrire ton histoire. Carbon qui t’envoie un billet pour Abidjan, votre première nuit à l’hôtel du Parc. Votre vie en brousse. Son accident. Votre installation dans la Tour de Contrôle de Montfort-l’Amaury, tes fugues, nous deux… Un roman, quoi ! Si tu as un brin de style, tu peux en fabriquer un avec n’importe quel bout d’existence. Le monsieur qui nous a loué le chalet, par exemple… Il vit avec son grand fils. Tous les deux déblaient la neige devant les portes des propriétés dont ils assument la gérance. Bon : ils pensent en déblayant cette neige, hein ? Ils ont des préoccupations différentes, des rêves, des souvenirs, des espoirs. Intéressant si on s’y intéresse. Tu t’attardes un instant au seuil d’un individu. Tu regardes, tu essaies de comprendre. Tu racontes ce que tu crois avoir compris. Ça te dirait que j’écrive ce que je crois avoir compris de ta vie, Danièle ?

Elle boutonnait son manteau troïka qui la faisait ressembler à une fée des neiges, toute blonde.

— Il vaudrait mieux écrire ce que tu crois avoir compris de la tienne, Jean.

— Tu crois ?

— Oui. Ça t’aiderait à voir clair en toi.


Nous descendions la route en épingle à cheveux. Des gamins blonds aux joues écarlates faisaient de la luge dans un champ. Un sentier coupait la pente et on voyait s’y promener de vieilles Anglaises en bottillons.

— Bon, ma vie… Mais par quel bout l’attraper ?

— Par le commencement… Ta jambe ne te fait pas souffrir ?

— Non, je la sens guérir.

Je marchais en boitant légèrement, plus à cause de l’ankylose que du fait de la blessure.

— Je ne vais pas attaquer par ma petite enfance, dis, Danièle ? Des têtes penchées sur moi… Des odeurs… Les jouets… La mort de bon papa (brusquement parti au ciel). Ce serait de la masturbation mentale.

— Ton premier amour ? suggéra ma maîtresse. Raconte-moi, tu veux ?

— Non. Je n’ai pas le droit. Et puis je n’ai plus de premier amour puisque j’en ai eu d’autres.

— C’est vrai.

Le chemin débouchait sur la grand-rue. Comme nous empruntions cette dernière, un traîneau attelé d’un cheval plein de sonnailles et de pompons stoppa. Deux dames en descendirent. Pendant que la plus âgée réglait la course, je proposai à Danièle de fréter le romantique véhicule pour faire le tour du pays. C’était un beau traîneau vert, avec ces motifs naïfs et gracieux qui caractérisent l’Oberland Bernois.

J’aidai ma compagne à grimper sur la banquette arrière.

— Mais, c’est Jean Debise ! s’écria l’une des précédentes passagères.

Je reconnus Katy Klin, la directrice d’un théâtre parisien, une vieille beauté cent fois ravalée dont on sentait le maquillage à la merci d’un éclat de rire.

Je pressai sa main parcheminée.

— Permettez-moi de vous présenter Danièle, ma femme !

Elle sourit à Danièle, éberluée au milieu des peaux de bique.

— Ravie ! Je ne savais pas que vous vous étiez remarié, cher Jean Debise !

Pour une théâtreuse comme elle, il était impossible de dissocier mon prénom de mon patronyme car les deux constituaient une raison sociale.

Je clignai de l’œil.

— C’est tout récent, vous êtes la première à le savoir, chère vous !

Inconcevable également que je l’appellasse autrement que « chère vous » ou, à la rigueur « ma belle amie ».

Elle gloussa d’aise, ravie ! Elle avait l’âge où l’on ne peut plus jouir que des secrets des autres.

— Non ! C’est un secret suisse ?

— Je compte sur votre discrétion, car je tiens à savourer ma lune de miel.

— Promis, juré, pour qui me prend-il, ce Jean Debise ?

Pour une vieille concierge mal crépie.

— Elle est blonde et s’appelle Danièle ! se pâma la guenon. Elle est jolie. Elle a des yeux pervenche ! Car ils sont pervenche, ces grands yeux-là, n’est-ce pas ? poursuivit la dame en sortant des lunettes de sa poche pour les appliquer sur ses yeux sans en écarter les branches.

Danièle était au supplice.

— Tous mes compliments, jolie petite madame, continuait la bavarde, vous venez d’épouser l’un des hommes les plus doués de sa génération.

(Et allez donc !)

— Jurez-moi que vous allez lui faire écrire une pièce pour mon théâtre, enchaîna Katy Klin. Avec son sens du dialogue, il nous pondrait un chef-d’œuvre, le vilain brigand ! Et ça le changerait de son hideux cinématographe…

Elle s’abstint de nous présenter sa compagne, d’où je conclus qu’il devait s’agir de sa femme de chambre. Nous eûmes toutes les peines du monde à nous défaire d’elle.

— Je suis descendue au Palace, vous me jurez de venir prendre le thé un de ces après-midi ?

— Promis !

— À bientôt, les tourtereaux !

Elle nous envoya des baisers jusqu’à ce que nous fussions hors de vue.

— Pourquoi as-tu dit à cette horrible vieillarde que nous étions mariés ? demanda Danièle.

— Pour voir la tête que tu ferais.

— Je ne trouve pas ça drôle.

— La perspective de passer pour mon épouse te déplaît ?

— Ce jeu est dégradant.

Elle se tassa dans les fourrures qui sentaient l’étable et le moisi.

— Ne m’en veuille pas, Danièle ! D’accord, c’est une blague de mauvais goût, mais ce n’est qu’une blague !

Je glissai ma main sous la couverture et me mis à caresser sa jambe jusqu’à ce que je rencontre la chair tiède.

— Tu crois que tu deviendras ma femme, un jour ?

— Ce sont les gens libres qui se marient, Jean.

— Et ce sont les femmes aimantes qui se rendent libres. Je parie qu’il consentirait au divorce, le papa Carbon.

— Si je le lui demandais, probablement…

— Seulement tu ne comptes pas le lui demander !

— Je lui impose déjà mon absence, ça me paraît suffisant pour l’instant.

Le cocher se retourna. Un vieux, maigre, avec des lunettes ébréchées, les joues râpeuses, un bonnet de laine bleue. Il me posa une question en allemand, probablement à propos de l’itinéraire que je souhaitais. Par signes, je lui fis comprendre qu’il pouvait nous promener où bon lui semblait.

L’air était léger et vif. Les clochettes des harnais sonnaient clair. Les fers du traîneau crissaient sur la neige durcie.

Mon Dieu ! Comme Danièle était belle !

Les montagnes étincelantes ruisselaient de poudre de diamant. On voyait descendre ou s’élever des œufs de couleur, chargés de skis, sur le ciel intact.

— Sais-tu où j’ai pris la décision de t’amener ici, Danièle ? Sur la plage de San Pedro.

— Ça te ressemble, soupira-t-elle.

— Quoi donc ?

— Cette manie de vivre au futur. Présentement, en quel lieu et avec qui vis-tu, Jean ?

— Ici, avec toi ! Et j’y suis à ce point heureux que mon futur n’est que l’infinie prolongation de ce présent. Je t’en supplie, mon amour, envisage ta liberté. Commence d’y penser, calmement, sans effroi, afin que lentement, comme se constitue une gangue calcaire, elle devienne une réalité…

« Si j’ai prétendu que tu étais ma femme, à cette chouette enfarinée, c’est pour commencer à créer une espèce de certitude, je crois. Bien souvent, la vérité, c’est un mensonge qui a réussi, chérie. Essayons de réussir le mien. »

Touchée par ma supplique, elle se blottit contre moi. Le traîneau grimpait et l’air devenait tranchant. Nos souffles formaient d’imperceptibles nuages qui s’évanouissaient avant l’expiration suivante. C’était bon de sentir nos corps sous la touffeur encore animale des peaux de bique râpées. Nous passions en revue de magnifiques chalets sculptés et peints. Ils avaient plus l’allure de meubles que d’habitations. Des inscriptions allemandes, en caractères gothiques, couraient sur toute la largeur de leur façade. Parfois, un énorme poirier taillé en espalier recouvrait un côté complet de la construction, pareil à un gigantesque arbre généalogique conservant le secret de filiations tortueuses.

— S’il arrivait que tu m’épouses, tu te lasserais de moi très vite, Jean. La preuve : voilà quatre jours que nous sommes à Gstaad et tu éprouves le besoin d’écrire…

— Justement, c’est la preuve que je suis heureux puisque j’ai besoin de faire mon métier en ta compagnie, Danièle. Mon rêve serait de t’avoir contre mes jambes pendant que j’écrirais. Tu voudras bien t’asseoir à mes pieds, dis ?

— Comme une chienne ? ironisa ma maîtresse.

— Exactement, oui, Danièle : comme une chienne.

CHAPITRE VIII

Le décor représente un élégant living-room prêt pour une réception. Dans le coin-repas, une table est dressée, assez fastueusement. Côté cheminée, des apéritifs sont disposés sur une cave roulante.

Au lever du rideau la scène est vide.

Un certain temps s’écoule. Puis un homme pénètre à reculons dans la pièce, les bras levés. Il est en chemise, très chiffonnée et n’a qu’une chaussure. Un second homme paraît, qui tient le premier sous la menace d’un couteau de boucher. Ce second personnage est en smoking.

Je relevai la tête de ma ramette de papier. Danièle était assise sur le plancher, dos au mur. Elle lisait le théâtre de Montherlant dans la Pléiade.

— C’est beau ?

Elle me sourit.

— J’aime. C’est riche, c’est noble.

— Mais dans le marbre, hein ? S’il n’y avait que lui pour faire évoluer la langue…

— Et toi, ça démarre ?

— Je m’encoconne, faut créer l’hypnose.

— C’est la bonne femme d’hier qui t’a donné l’idée d’écrire une pièce ?

— Oui. J’ai découvert que j’en mourais d’envie. Le dialogue de cinéma n’est qu’un parent pauvre. Priorité absolue reste à l’image. Le son ne représente qu’un cinquième de la pellicule. Au théâtre il en va tout autrement. Le texte est roi.

Un coup de sonnette m’interrompit.

— Ce doit être le boucher, dit-elle en se dressant d’une détente.

Je me repenchai sur l’excitante feuille où s’élaborait déjà un univers.

L’homme au smoking est âgé d’une quarantaine d’années. Il est très pâle, très glaçant…

— Jean ! appela Danièle, tu veux venir ?

Je décelai une inquiétude dans sa voix. Aussitôt un méchant pressentiment interrompit ma frénésie créatrice. J’allai la rejoindre et fus soulagé en apercevant M. Printz, le gérant du chalet. Il y avait des flocons de neige sur le col de mouton de sa canadienne. Ses joues roses sentaient le froid et l’eau de Cologne. Ses yeux clairs avaient une lueur emphatique derrière ses grosses lunettes.

Danièle tenait gauchement une gerbe de fleurs dont le papier cristal était embué.

— Oh, bonjour, monsieur Printz, quel bon vent ?

Le gérant parlait avec lenteur, comme pour passer au crible son vocabulaire français.

— Je viens vous présenter mes vœux, ainsi qu’à madame. J’ignorais que vous veniez de vous marier, dit-il. Je ne savais pas non plus que vous étiez un personnage célèbre, monsieur Debise, excusez-moi, mais quand je vais au cinéma, c’est pour voir des films allemands car ma femme ne comprend pas le français.

Je l’écoutai débiter son compliment en regardant les fleurs dans la main tremblante de Danièle. Une vraie scène de comédie ! Un grand rire me venait. J’avais un mal fou à le contenir.

— Tiens, vous connaissez Mme Katy Klin ?

Son regard s’écarquilla.

— Qui ça ?

— Comment avez-vous appris ce… cette nouvelle ?

— Un locataire français de mes grands chalets m’a montré l’annonce dans le journal.

— Quelle annonce ? Quel journal ? aboyai-je.

Il fut surpris, ôta ses lunettes pour en essuyer la buée et son regard réduit de myope paniqua.

— Mais je crois que c’est France-Soir.

Je bouillonnais de rage et rêvais de tordre le cou à cette vieille carne de Katy Klin.

Je trouvai cependant la force de remercier le brave homme pour ses fleurs. Quand il fut parti je bondis au téléphone et composai le numéro du Palace.

Atterrée, Danièle me regardait agir en mordillant sa lèvre inférieure. Elle venait de jeter le bouquet sur un meuble comme s’il eût abrité un essaim d’abeilles.

— Katy ? Jean Debise. Qu’est-ce que ça veut dire ce papier dans France-Soir ?

La vieille peau se troublait.

— Mais je…

— Surtout ne venez pas ergoter, vous étiez la seule à savoir ! La seule !

— Cher garçon, ne montez pas sur vos grands chevaux, allons ! La rédaction de France-Soir m’a téléphoné hier en fin d’après-midi à propos de mon spectacle actuel…

Elle mentait. À peine arrivée au Palace, l’horrible concierge s’était empressée d’appeler le journal pour annoncer la nouvelle. L’ancienne tragédienne mettait un point d’honneur à paraître informée avant tout le monde des potins parisiens.

— … Ils m’ont demandé qui je voyais de célèbre, à Gstaad, étourdiment j’ai…

— Vous voulez me lire le papier, chère grande bavarde ! roucoulai-je.

Elle ne perçut pas la férocité voilée qui faisait frémir ma voix.

— Certainement, c’est très gentil, rassurez-vous. Plein de tact… On sent qu’ils vous aiment beaucoup chez Pierrot. Ne bougez pas… Vous voulez me passer France-Soir, Emilie ?

Elle prononçait Emilie à l’anglaise, bien que sa femme de chambre fût probablement native du Calvados.

— Allô ! Je vous lis… C’est sur trois colonnes, mon petit…

— En page spectacle ?

— Pas du tout ! Le chapeau de Carmen ! « Jean Debise : mariage secret en Suisse ». Dans les neiges de Gstaad, à bord d’un romantique traîneau, le célèbre dialoguiste du « Rendez-vous chez Satan », joue les docteur Jivago avec sa nouvelle épouse : une belle jeune femme blonde prénommée Danièle. Il…

— Oh ! Katy, l’interrompis-je, mort de rage ; vous n’êtes qu’une abominable sorcière !

Je raccrochai.

— Quel âne j’ai été, soupirai-je. Non, mais quel âne !

— Julien lit France-Soir, murmura-t-elle.

— Et alors ? Il saura bien — et pour cause — que c’est un bobard, non ?

— Je ne crois pas qu’il l’appréciera beaucoup !

— Bast, ce sera le début de vérité dont je te parlais hier. Il va commencer son apprentissage. Il faut tout apprendre, sur cette vacherie de planète : à mourir, à être cocu, à être soldat !

— Par moments, tu es inconscient jusqu’à la cruauté. Imagine ce que peut éprouver cet homme en lisant un tel papier.

Je souris.

— Je te promets un fameux courrier de félicitations en tout genre.

— On ne pourrait pas faire publier un démenti ?

— Ce serait gênant pour tout le monde ; les journalistes n’aiment pas revenir sur ce qu’ils ont annoncé.

— Mais, Julien…

Je me versai un verre de Martini que je bus d’un trait.

— Où vois-tu qu’il est mis en cause ? On prétend que j’ai épousé une ravissante dame blonde prénommée Danièle. En quoi est-il concerné, monsieur Carbon ? Puisque nous vivons ensemble, maintenant, tu es ma femme. L’univers entier se fout bien que tu le sois légalement ou pas. Je ne démentirai rien du tout parce que ce serait renier un peu notre amour…

— Et indisposer tes amis de France-Soir ?

J’allais protester quand on sonna de nouveau. Une silhouette coiffée d’un képi se découpait sur le verre dépoli de la porte d’entrée. Je courus ouvrir et me trouvai en face d’un homme en uniforme gris.

— C’est monsieur Debise ?

— Oui.

Il me tendit un message.

— Il vient d’arriver ce télégramme pour vous. On ne savait pas où ça se trouvait. On a téléphoné aux hôtels et aux agences de chalet…

Je lui tendis une pièce de cinq francs et le complimentai pour sa conscience professionnelle.

Il faisait un temps gris, des flocons de neige imprécis voletaient dans l’aigre bise. On ne parvenait pas à déterminer s’ils tombaient du ciel ou s’ils étaient, au contraire, soulevés de terre.

— Voilà que ça commence, grommelai-je en rejoignant Danièle.

L’adresse portée sur le télégramme indiquait : « Madame et Monsieur Jean Debise, Gstaad, Suisse. »

— Un plouk, sûrement, pour s’adresser à Madame et Monsieur, ajoutai-je en éventrant l’enveloppe.

Elle me regardait lire. J’aurais dû déchirer le papier, émettre un petit rire insouciant ; bref : mentir. Seulement, je mentais beaucoup mais jamais à bon escient.

Je tendis le télégramme à Danièle qui le lut à mi-voix, décomposée pour avoir aperçu la signature avant de prendre connaissance du texte.

« Tous mes vœux de bonheur aux nouveaux mariés. Suis de tout cœur avec vous. Julien CARBON. »

*

Je crois que pendant les heures qui suivirent, nous nous comportâmes comme les personnages d’un ballet moderne. Nous ne parlâmes pas. Nous glissions au lieu de marcher, et nos gestes avaient une lenteur moelleuse.

Je cessai d’écrire. Danièle se décida à mettre les fleurs de M. Printz dans un affreux vase de faïence mauve. Je bus plusieurs verres de Martini. Danièle se recoiffa devant le harnais servant de cadre à une glace. Je fis des dessins sur le bloc, près du téléphone, en me demandant qui je pourrais bien appeler pour tenter de conjurer l’espèce de catastrophe confuse qui venait de nous frapper. Personne ne pouvait rien pour nous. Notre amour trébuchait car il était parti du mauvais pied.

Lorsqu’on reste un certain temps sans parler, on perd toute envie de communiquer, comme si la force émettrice de ses pensées devenait centripète au lieu d’être centrifuge.

Lorsque nous eûmes usé la gamme des menues occupations, de celles qui forment les ultimes barrières du respect humain parce qu’elles vous donnent une attitude, nous finîmes par changer de pièce. Danièle gagna la chambre tandis que j’allais m’asseoir devant la grande baie pour y regarder mourir le jour terne. Ce soir-là, la montagne avait perdu sa gloire. Elle n’était plus qu’une succession de masses hostiles perdues dans d’inquiétantes grisailles. En bas, les lumières de la ville paraissaient falotes, comme les éclairements périphériques des villes, qui ne dégagent de l’ombre que des solitudes miséreuses.

Je ne songeai pas à actionner les commutateurs. J’espérais un enseignement de mon engloutissement. Peut-être allais-je, dans le confort de la pénombre, découvrir la mystérieuse recette de bonheur ? Je voulais Danièle, et je la voulais pour toujours. Mais il me la fallait libre de toute hypothèque. Tout à l’heure, pendant que j’écrivais et qu’elle était assise sur le plancher, j’avais ressenti quelque chose de neuf, d’unique, d’exaltant, de savoureux. Je ne me résoudrais plus jamais à abdiquer cette paix fugacement ressentie qui contenait des certitudes bouleversantes.

Le télégramme gris gisait sur le plancher comme un papillon de nuit.

« Salaud de Carbon ! » Il jouait de son absence comme d’un instrument et gardait dans ses grosses pattes de bûcheron les fils ténus servant à manœuvrer Danièle. Son apparente sérénité affolait sa femme davantage que des menaces. Il l’aurait à l’inertie, se contentant de décocher à coup sûr une flèche de qualité quand l’occasion se présenterait.

Le monde n’était pas assez grand pour le fuir, ni la vie assez longue pour l’oublier. Il pouvait se permettre de rester immobile dans son cube de ciment de Montfort : les pieux aussi sont inertes, et pourtant ils paralysent la bête attachée après eux. Carbon se tenait en embuscade entre ses béquilles. Je devais trouver un moyen de le vaincre.

Il fit tout à fait noir. La neige ne parvenait pas à éclairer la nuit brumeuse.

Je m’arrachai à mon engourdissement.

« Les grands moyens, me disais-je, les grands moyens. Il faut le battre sur son propre terrain. Il a mis dans l’esprit de Danièle la notion de retour. Il se comporte comme s’il s’agissait d’une courte fugue déjà pardonnée. Il lui fait croire que tout le monde l’attend patiemment et qu’il ne doute pas qu’elle revienne très vite… Mieux : il nous propose de lui rendre visite ! C’est une façon machiavélique de nous effrayer. La seule manière de le contrer, c’est d’accepter ce combat singulier et de retourner contre lui ses propres armes. Danièle est la sensibilité même ; avec elle, les victimes ont raison. Je dois me mettre en position de victime. »

Je donnai la lumière. Les meubles du Simmental, en bois blond, se mirent à briller et réchauffèrent ma certitude.

— Danièle !

Elle sortit de la chambre aussitôt. Ses pommettes rougies m’apprirent qu’elle venait de beaucoup pleurer.

Elle se tint à distance, les bras pendant le long du corps…

— As-tu l’impression que j’achèverai ma pièce de théâtre ?

— Je l’espère.

— Crois-tu que je parviendrais à l’écrire sans ta présence à mes côtés ?

— Un écrivain est fait pour écrire. Et plus il est malheureux, mieux il écrit, répondit-elle.

— Danièle, je viens de réfléchir à nous deux, je suis arrivé à cette conclusion : tu es beaucoup trop honnête pour être heureuse avec moi.

Elle attendit la suite. Je vis briller comme un espoir dans ses yeux, et cet éclat me fit infiniment mal.

— Je crois que nous avons eu tort de brusquer les choses. Tu ne trouveras jamais la paix de cette façon. J’aime mieux pleurer ton absence que de te voir pleurer l’absence d’un autre. Je vais te reconduire à ton mari.

— Je suis assez grande pour rentrer seule !

Elle acceptait sans protester. Elle appelait cela « rentrer » ! Le souffle me manqua. Un brasier à la place du cœur ! Ma vie à nouveau déchirée ! Voilà que je souffrais réellement du mal que je voulais simuler.

— Nous allons prendre un taxi pour Lausanne. Il doit y avoir un train de nuit…

Danièle ne bronchait toujours pas, mais la petite lueur de soulagement s’épanouissait dans ses yeux encore nimbés par les larmes.

— Va faire tes valises, Danièle.

— Elles sont faites.

CHAPITRE IX

Pourquoi ce retour sur Paris me rappela-t-il les funérailles de ma mère ?

Je me revis dans ce corbillard automobile, avec le cercueil, dans la vilaine soute centrale et les couronnes de fleurs sur la galerie argentée du toit. Martine partageait ma banquette et me tenait la main. Elle portait un manteau noir. Un voile de crêpe plongeait son visage dans une ombre funèbre et je la reconnaissais mal. Moi je n’avais pas voulu porter le deuil. Je m’étais vêtu d’un complet bleu foncé ; une cravate noire constituait mon seul tribut à la tradition. J’alléguais que les vêtements de deuil sont les accessoires d’une sordide hypocrisie. Mais ce parti pris, à un tel instant, n’avait-il pas quelque chose de vaguement théâtral ? N’obéissais-je point à mon constant besoin de me singulariser, de me placer toujours plus ou moins en marge des autres ?

Oui : l’enterrement de Maman…

J’occupais la couchette supérieure et la dépouille de notre amour gisait au-dessous de moi. Un train qui puait la vieille ferraille et le drap imprégné de fumée (bien que la ligne fût depuis longtemps électrifiée) ballottait son cadavre et mon désespoir, comme le corbillard ballottait le cadavre de ma mère et mon désespoir, quelques années auparavant.

Lors du sinistre trajet dans le fourgon funéraire, j’essayais de nous concevoir vus de l’extérieur. Je me rappelais des convois identiques, aperçus à un croisement de route. On avait tout juste le temps de découvrir une rangée de gens en noir, blafards, qui, malgré leur prostration chagrine, s’intéressaient malgré tout au mouvement ambiant. Ils regardaient la circulation, de leurs yeux rougis et l’on sentait que, déjà, la vie les avait repris en main, qu’ils commençaient à oublier celui ou celle qu’ils accompagnaient…

— Tu ne dors pas ?

Ceux qui m’apercevaient, depuis le trottoir, devaient ressentir la même impression. Les hommes se découvraient. Pourquoi salue-t-on les morts ? Qu’en ont-ils à fiche du salut, ou de l’adieu des vivants ?

— Hein, dis-moi, Jean, tu dors ?

— Comment veux-tu que je dorme…

— Je t’aime, tu sais !

Je répondis « Je sais ». Et c’était vrai : je savais que Danièle m’aimait, et qu’elle souffrait probablement autant que moi. Ma peine me purifiait. J’éprouvais enfin un chagrin dépouillé, authentique, sans arrière-pensées.

Le train s’arrêtait dans des gares quasi désertes. On entendait des grincements de chariots, des appels réverbérés par la sonorité creuse des marquises. Le convoi piaffait. Des heurts l’ébranlaient. Il reculait, avançait, reculait encore comme un cheval attelé, puis reprenait sa course dans une nuit que je savais brumeuse.

Dans le corbillard de maman, à quoi songeais-je, au juste ? À elle, naturellement, qu’on ramenait dans son village natal. Les gens de là-bas l’appelaient par son diminutif de petite fille : Didi. Pour eux, elle était restée toute sa vie la Didi Charron. Je pensais : « La Didi Charron rentre chez elle, après existence faite. » Beaucoup de travail et de noble amour… Mais je songeais à moi, aussi, à moi qui, en passant la grille du cimetière de campagne, allais replonger dans la vie. J’avais peur de ce qui allait suivre. Je sentais qu’une fois la Didi sous terre rien ne serait plus pareil, jamais.

On meurt par à-coups, comme on change de classe au lycée. Lorsque j’aurais quitté Danièle, je me trouverais à peu près en seconde. Mon départ de la maison avait également constitué un passage dans la classe supérieure. Que me resterait-il à franchir encore, comme épreuves ? L’instant où dans un lit d’hôpital ou les décombres d’un quelconque véhicule je comprendrais que ma fin est imminente ?

— Tu pleures ? demanda-t-elle en m’entendant renifler.

— Non. Je n’en ai pas envie.

Qu’allais-je faire ? Mon Dieu, qu’allais-je faire ? Où irais-je ? Qui verrais-je ?

Comme si elle suivait le cheminement de ma pensée, Danièle murmura :

— Que vas-tu faire ?

— Je ne sais pas encore.

— Tu as bien une idée ?

— L’idéal, ce serait de t’oublier. Mais c’est une tâche au-dessus de mes moyens.

— Je voudrais que tu travailles beaucoup.

— J’ai l’impression d’avoir oublié jusqu’à l’alphabet.

— Il faudra t’y mettre. Écrire ta pièce de théâtre. Des livres…

— J’essaierai, promis-je loyalement. Mais je vais déménager.

— Où iras-tu ?

— Je pense que je réaliserai mon rêve : loger dans un petit hôtel pouilleux de Levallois ou d’Asnières.

— Quelle idée !

— Une chambre quasi monacale, avec du vilain papier jaune aux murs, des meubles de bois blanc, un plancher qui se gondole, un lavabo jauni comme la denture d’un vieux cheval. Le robinet fuit… On est obligé de placer une éponge à l’endroit où il goutte, la nuit, pour ne plus l’entendre… Oui, peut-être que dans un endroit très médiocre je parviendrai à écrire…

— Pourquoi ?

Je me le demandais aussi. Peut-être par nostalgie de mon enfance pauvre ?

— En bas, il y aura un café-restaurant en guise de réception. Ma clé sera accrochée à un clou dans le couloir et j’aurai ma serviette dans un casier. Je boufferai des harengs-pomme à l’huile et des steaks-frites toutes minces…

« Ah ! je vais en faire des économies ! Avec le fric que j’ai en banque, j’aurai de quoi vivre là des années sans travailler.

« Je b… la bonniche. Une petite loucheuse, je la vois d’ici. Je boirai l’apéritif en compagnie du patron et, le soir, je ferai la belotte avec les habitués.

— Comme dans les films de René Clair ou de Carné, murmura-t-elle.

À sa voix, je compris qu’elle ne me croyait pas.

— Tu penses que je ne le ferai pas, Danièle ?

— Mais si, tu le feras.

— Mais pas longtemps, hein ?

— Jusqu’à ce que France-soir ou Paris-Match passe un reportage sur ta nouvelle manière de vivre. Jean Debise, trente millions d’anciens francs par film, a choisi de vivre chichement dans un bistrot de banlieue ! récita-t-elle. Ensuite, tu partiras en croisière, et tu retiendras l’appartement de luxe du Pasteur ou du France. À ton retour, tu prendras un studio à Passy ou un duplex dans l’Île-Saint-Louis.

— En somme, tu me méprises ? laissai-je tomber de mes hauteurs cahotantes.

— Non, Jean, mais je commence à bien te connaître. La gloire t’a transformé, sans que tu y prennes garde. Elle est devenue ton opium. Tu ne peux plus t’en passer. J’ai compris cela tout à l’heure, quand je t’ai suggéré de faire publier un démenti et que tu as refusé pour ne pas indisposer tes copains de la presse. Maintenant, tout ce que tu fais, tu le fais comme si les caméras de Gaumont-Actualités étaient braquées sur toi.

— Tu as raison, admis-je. Mais cela me passera, je te promets.

— La gloire se sera déshabituée de toi, avant que tu ne te sois déshabitué d’elle.

Le train hulula et s’engouffra sous un tunnel.

*

À six heures du matin, la gare de Lyon n’est belle que si l’on prend le train. Elle est effroyable lorsqu’on y débarque.

En posant le pied sur le quai, je me mis à claquer des dents. Un vieux porteur puant déjà le vin rouge achemina nos bagages vers la sortie morose où des gens mal réveillés attendaient dans la pénombre de l’aube d’autres gens encore endormis.

Il pleuvait. Tout était gris : les maisons et les visages. Le ciel aussi, d’où tombait une pluie imbécile.

— Vous voulez un taxi ?

— Oui.

« Mais pour aller où ? » me dis-je.

Pendant que le bonhomme en blouse bleue se hâtait vers la gauche de la gare, je regardai Danièle. Ma compagne était pâle et mal fagotée dans un manteau droit à col de fourrure. Elle paraissait relever de maladie.

— Je suis laide ? demanda-t-elle.

— On n’est pas très frais, convins-je. Ces trains de nuit, c’est mortel…Nous allons à mon hôtel, n’est-ce pas ?

Ma dernière chance. Le luxe du George V. Un bain mousseux. Un déjeuner confortable… Peut-être un revirement s’opérait-il en elle ? Je ne savais pas pourquoi mais je sentais la chose possible.

— Non ! Je veux rentrer…

Encore ce mot ! Le plus impitoyable de tous ceux qu’elle avait prononcés. Elle « rentrait ». Sous entendu, notre départ de San Pedro n’était qu’un petit voyage ! Elle avait choisi, pour revenir d’Afrique, le chemin des écoliers.

Un taxi se rangea devant nous, ayant le vieux porteur à son bord. On chargea nos bagages.

— C’est pour ? questionna le chauffeur.

— Aéroport du Bourget, lançai-je en claquant la portière.

Danièle tressaillit et poussa un cri :

— Jean !

— Ne t’affole pas, la calmai-je, je veux simplement aller récupérer ma bagnole. Dans le fond, cette Ferrari, c’est comme qui dirait mon seul domicile fixe. Le dernier point de la planète où je me sente vraiment chez moi.

Nous traversâmes en trombe Paris somnolent. Aux carrefours, les feux passaient docilement du rouge au vert à notre approche. J’enviais les gens paisibles qu’on découvrait, debout devant les zincs des bistrots. Ils attaquaient ce jour nouveau en buvant des petits crèmes ou des calvas dans une ambiance presque joyeuse de percolateurs surmenés et de petites cuillers entrechoquées. Je continuais d’avoir froid.

— Y a pas grand monde, ce matin, dis-je au chauffeur.

— Parce qu’on est dimanche !

Dimanche ! L’horreur complète. Le bout de la nuit. Nous nous séparions un dimanche.

Danièle sentait tout. Elle posa sa main sur mon genou et, très bas, chuchota :

— Je te demande pardon.

La vie ressemblait de plus en plus à un échafaud.

— Je voudrais que tu me promettes une chose, Jean… Après m’avoir quitté, tu prendras un bain, tu te changeras, et puis tu iras voir la petite fille dont tu m’as parlé à son pensionnat.

— Mauricette ?

— Oui, tu jures ?

— Le dimanche, c’est le jour de mon ex-femme. Moi, je n’ai droit qu’au premier jeudi du mois.

— Peu importe. Va la voir !

— Mais je vais rencontrer Martine !

— Et après ?

Je rageai :

— C’est cela que tu espères, hein ? Pour la paix de ta conscience, tu souhaites que je trouve une présence féminine. Ton rêve serait peut-être que je la réépouse afin que tout rentre dans l’ordre. Chacun rejoint sa base. On a tous le foyer qu’on mérite. Ah, merde, ce que j’envie la Belle-au-Bois dormant, ce matin ! Cent ans de roupillon, ça doit vous calmer les nerfs. Au réveil, on est paré pour les renouveaux…

— Jure-moi que tu iras voir Mauricette, Jean !

— Tu as de drôles d’idées…

Seulement, je convenais intimement que les siennes n’étaient pas mauvaises. Évoquée dans la torpeur de ce taxi, la frimousse de Mauricette me faisait l’effet d’un verre d’eau fraîche.

— Vois-tu, quand on est malheureux, c’est en s’occupant des plus faibles qu’on peut réagir.

— J’irai, et je lui parlerai de toi, promis-je.

— Ne sois pas ridicule en jetant le trouble dans l’esprit de cette enfant.

Le taxi déboucha sur l’esplanade devant l’aéroport. Un énorme DC 8 décollait. L’avion paraissait avoir du mal à se dégager des lois de la pesanteur. Le sillage de ses réacteurs balisait la vilaine brumasse du matin.

— Au parking ! s’il vous plaît…

Je retrouvai ma Ferrari enrobée de poussière. La batterie s’était quelque peu déchargée pendant mon absence, et je dus me faire pousser par les employés du garage pour pouvoir démarrer. Danièle se coula près de moi. Ça me rappela le soir de notre rendez-vous, devant le cimetière des Mousseaux.

— Je devrais prendre l’autoroute du nord et filer droit devant moi, lui dis-je.

— Tu ne le feras pas.

— En es-tu bien sûre ?

— Oui. Nous n’en sommes plus là, Jean. Tu es scénariste, tu sais bien qu’on n’emploie pas deux fois le même gag dans une histoire.

— Très bien. Je te ramène chez papa. On se dira quoi ; au fait, en se quittant, adieu ou au revoir ? Ça n’a pas été établi.

— On se dira adieu.

Ce fut un nouveau coup de dague dans ma poitrine. Je fis bonne figure.

— Tu as raison. Il vaut mieux se dire adieu et se revoir, que de se dire au revoir pour toujours. Dis, tu te rappelleras nos réveils, à Gstaad, dans la chambre en bois ? Avec le train bleu… Les vieilles touristes sur le sentier à flanc de montagne… La neige… C’est déjà du passé, du vieux passé, tout ça.

— Oui, convint Danièle, c’est du passé.

— Tu te souviendras de nos bars de Montparnasse ?

— De tout, Jean, sois tranquille.

— Et de ma bouche sur ta peau moite, au réveil ?

— Mes larmes te paraissent donc indispensables ? balbutia-t-elle.

Je freinai devant un petit café dont une vieille femme passait les vitres au blanc d’Espagne.

— Tu veux bien qu’on boive un café ? On ne va jamais à la guillotine l’estomac vide.

Elle accepta.

Quelques consommateurs matinaux discutaient le tiercé de l’après-midi dans une odeur de rhum et de croissants chauds. Nous nous assîmes au fond du bar. Seule, une énorme mégère mafflue, sanglée dans un manteau de cuir râpé, occupait une autre table. Elle buvait du vin blanc en promenant sur nous un regard évasif.

— Deux cafés et un rhum ! dis-je au garçon.

Les manches de sa chemise blanche étaient roulées. Il ne portait pas encore de cravate et un vieux tricot de laine beige, constellé de taches, achevait de lui donner un aspect négligé.

Je bus le rhum avant le café.

— Un autre, garçon ! Tu en veux, Danièle ?

— Non, je te remercie.

Son visage était réprobateur, néanmoins elle s’abstint de tout commentaire.

— Vous voulez bien me vendre le restant de la bouteille, garçon, c’est pour emporter.

Il m’examina d’un œil incrédule.

— Mais, monsieur… On ne…

— Vous devez bien savoir combien de petits verres représente la bouteille ! Multipliez par le prix d’une consommation, ajoutez à cela la consigne de la bouteille, et vous saurez le prix que je dois la payer.

— Faut que j’en cause au patron !

— C’est cela : causez-lui-z’en !

— Jean ! appela doucement Danièle.

Elle me prit la main, sous la table.

— Je te jure que ça n’est pas du cinéma, Danièle. Seulement, aujourd’hui, je comprends ton geste de l’autre fois, avec le flacon de whisky. Il y a des moments, ta foutue Tour de Contrôle, il faut une bonne dose de gnole pour l’affronter.

Le garçon revint de la cuisine, porteur d’une bouteille de rhum non entamée.

— Le patron est d’accord.

— Bravo. Alors soyez gentil jusqu’au bout : ouvrez-la-moi !

CHAPITRE X

Jean, je t’en prie !

Non ! Ce n’était pas du cinéma. Du moins pas du faux : j’éprouvais bel et bien ce vertige effarant qu’engendre parfois le désespoir. L’unique thérapeutique consistait à l’augmenter. Il est souvent prudent d’accélérer que de ralentir lorsqu’une difficulté surgit. J’accélérai donc en buvant des lampées de rhum, comme un vieux pirate blessé…

— Jean, je te le demande… Ne me laisse pas l’image d’un homme ivre !

— Je ne suis pas ivre !

— Mais tu vas l’être si tu continues.

— Pourquoi ne veux-tu plus me revoir ?

— Parce que ce ne sera plus possible ! Je t’aime, et t’aimant je réintègre mon foyer. Comment veux-tu que nous nous retrouvions de manière épisodique après cela ? Tu penses que ce que je suis en train de faire, je pourrais le renouveler périodiquement ?

— Si tu m’aimais vraiment, tu ne m’abandonnerais pas. Je t’avais bien dit que tu répondrais au premier coup de sifflet de ton maître !

— Tu as reconnu toi-même que je ne pouvais agir autrement !

Tout en conduisant, j’avalai une nouvelle rasade de rhum. C’était de l’alcool de qualité inférieure, qui m’écorchait le gosier et me flanquait mal au cœur.

— Donne-moi cette bouteille, Jean !

Son ton péremptoire m’en imposa. Je lui tendis la bouteille. Elle baissa sa vitre et lança le flacon sur le talus herbeux de l’autoroute.

— Dans le fond, je suis un type soumis, hein ? lui fis-je observer. Il suffit qu’on me parle d’une certaine manière pour que j’obéisse. Tu me suis et je t’emmène ! Tu me quittes et je te raccompagne… Tu veux bien me montrer mon « J » une dernière fois, Danièle ?

— Oh ! Jean, laisse…

— Quoi, c’est MON « J », oui ou chose ?

— Oui, Jean, c’est TON « J ».

— Quand tu reprendras tes escapades nocturnes, tes copains, en te troussant, l’apercevront et ça les troublera. « Tiens, diront-ils, tu es tatouée, ma gosse. Quelle idée ! » Tu leur raconteras une histoire. Je ne sais pas laquelle, tu devrais la mettre au point. N’aie pas peur de te lancer dans l’abracadabrant. Moins une histoire est crédible, plus les hommes la croient.

— Il n’y aura plus de sortie nocturne, assura-t-elle. Plus jamais !

— Jamais, ça représente quelle durée, selon toi ? Il y a des mots traîtres, comme : toujours, immortel, éternel… et en principe tous les termes cherchant à créer la notion de définitif. Rien n’est définitif. Allez, montre-moi mon « J ».

Comprenant que je ne la laisserais pas en paix, elle releva sa robe et me découvrit le petit tatouage noirâtre. Il était cicatrisé à présent. Je le caressai.

— Se peut-il qu’il ne subsiste plus que ce témoignage de nous deux, Danièle !

Elle éclata en sanglots.

— Ne pleure pas, mon amour, ce n’est pas notre faute. Nous sommes les victimes de ceux qui nous ont précédés et qui ont misérablement tissé autour de chaque individu une cangue de conventions, de traditions, de morale. Comprenant qu’il était libre, l’homme s’est empressé de juguler sa liberté. L’homme a fait de l’homme un animal savant qui marche au fouet et au sucre.

Je me sentis ivre brusquement. Un lyrisme d’ivrogne, une certaine difficulté d’élocution… Je quittai la route nationale. Bientôt nous traversâmes des villages pleins d’enfants endimanchés. Des cloches sonnaient. En passant devant certaines fermes, on entendait la retransmission d’une messe à la radio ou à la télévision. Cette rumeur d’église me rappela encore l’enterrement de ma mère.

— Tu vois, si je pouvais t’écrire, je crois que notre séparation serait plus tolérable. Tu veux bien que je t’écrive ?

— Oui, à condition que tu n’attendes pas de réponse.

Nous abordâmes les premières maisons de Montfort. Des antiquaires accrochaient des ustensiles de cuivre sur la façade de leur maison. Les membres d’un club hippique m’obligèrent à stopper. Les filles portaient la bombe et prenaient des attitudes de statues équestres.

— Je voudrais être n’importe lequel de ces bourrins, rêvai-je.

Danièle rit à travers ses larmes.

— Tu es drôle, murmura-t-elle. On ne peut pas oublier un homme drôle. Tu es beau. Tu es insolent. Tu es pitoyable. Si fort et si désemparé. Si tendre et si cruel. Je pense que tu m’oublieras très vite, Jean. Au début, tu ne t’en apercevras pas tout de suite parce qu’on ne s’aperçoit jamais tout de suite qu’on oublie quelqu’un. Lorsque tu te rendras compte de la chose, ça t’ennuiera, ça te vexera de ne pas pouvoir assumer plus longtemps un grand chagrin.

Je l’écoutais en songeant que j’avais tenu un langage à peu près similaire à Martine lors de son coup de fil.

— Je te promets de ne pas essayer de faire un marathon, Danièle. Si j’ai la chance de pouvoir t’oublier, ma parole d’homme, j’irai à Lourdes à pied pour en rendre grâce au Ciel. Pour une fois, la Vierge n’aura pas seulement la visite de tapeurs.

Son chemin champêtre…

La masse blanche et sotte de leur maison.

J’arrêtai et descendis afin d’aider ma compagne à s’extraire de l’auto. Ensuite je déliai sa valise arrimée sur le porte-bagages rivé au couvercle de la malle. Nous l’avions achetée à Genève. Elle sentait encore le neuf.

Elle voulut me la prendre des mains.

— Donne, Jean !

— Tu plaisantes, je te remets en main propre !

— À quoi bon…

— Pas d’histoire : je t’ai empruntée, je te rends !

J’allai délibérément au portail et sonnai. Très vite, le méchant danois surgit, avec ses gros yeux rouges et ses babines creuses. Il grondait sourdement, l’échine hérissée.

— Allons, Hamlet ! Tout beau ! cria Danièle.

Le chien se calma instantanément et se mit à frétiller lourdement.

— Tout beau ! grommelai-je, c’est dans la comtesse de Ségur qu’on parle aux chiens féroces de cette manière !

Ma peine se muait en rage, comme toujours.

La mulâtresse dévala le perron pour venir ouvrir. À mi-parcours, elle marqua un temps en nous apercevant. Puis elle s’approcha, d’une allure prudente.

— Oh ! Madame ! Madame… fit Thérésa en se composant un sourire mielleux.

Je détestais cette fille. Elle feignit de ne pas me voir.

— Dites, belle blonde, lui lançai-je, dans le style Carbon. Tenez un peu votre bestiau par le collier, il a de la vérole plein les dents, j’en sais quelque chose !

Elle s’obstina à m’ignorer. Je vis rouge et me tournai vers Danièle :

— Dis à cette petite conne de s’occuper du chien, sinon je la gifle !

— Emmenez Hamlet, Thérésa ! ordonna Danièle. Monsieur est ici ?

— Il prend son bain, jeta la mulâtresse d’un air dégoûté en saisissant le danois par son collier.

— Tu tiens vraiment à le voir ? demanda ma compagne.

— Je te l’ai dit !

— Alors viens !

Nous nous dirigeâmes vers la piscine. Les pelouses bien ratissées sentaient déjà le printemps. Je ralentis pour contempler un chat de porcelaine agrippé à un sapin. Sous le même arbre, le nain Simplet, accoudé à un gros champignon rouge, me décochait un grand rire béat.

— Comment se peut-il ? soupirai-je. Oh ! Danièle, t’abandonner à ces mesquineries, quelle tristesse !

Elle poursuivait sa marche dans l’allée ; je dus presser le pas pour revenir à sa hauteur.


Une petite porte vitrée donnait accès à la piscine. Danièle la poussa doucement. En une seconde, son énergie venait de disparaître pour faire place à une timidité de fillette. Nous entrâmes dans le local où flottait une âcre odeur de feuillages et de chlore. La piscine mesurait au moins vingt mètres sur dix. Elle était carrelée en rouge, ce qui donnait à l’eau des reflets de sang. Une piscine rouge ! Ça ressemblait bien à Carbon ! Comme champion du mauvais goût, on ne pouvait trouver mieux.

Sans doute avait-il voulu reconstituer un coin d’Afrique sous sa verrière car il avait accumulé autour du bassin une folle quantité de plantes tropicales. On trouvait des bananiers, des orangers, des palmiers, des eucalyptus et bien d’autres essences dont les senteurs opiacées vous piquaient les narines.

Julien portait un affreux maillot de bain noir et barbotait dans sa piscine chauffée comme un hippopotame dans un poto-poto. Ses jambes atrophiées étaient d’un blanc de chairs décomposées. Par opposition, son buste puissant et ses énormes bras semblaient plus formidables encore. On eût dit que Carbon résultait de la greffe de deux corps différents.

Il battait l’eau frénétiquement, en une brasse balourde. Ses jambes inertes le freinaient, animées d’un lent mouvement ondulatoire. À cause du bruit qu’il produisait en nageant, l’infirme ne nous entendit pas entrer. Il parcourut la longueur de la piscine dans le sens opposé à nous et, parvenu à l’autre extrémité, s’agrippa à la main courante cernant le périmètre du bassin pour reprendre souffle.

— Julien ! appela Danièle.

L’eau, agitée par les évolutions de Carbon, clapotait encore sourdement contre les carreaux de grès rouge.

Carbon regarda en arrière, nous vit et exécuta un tour complet pour nous faire face. Son gros buste vira lourdement, comme une barrique vide. Ses jambes s’embrouillèrent et restèrent enlacées, à cause de sa rotation.

Il s’ébroua, cracha, et lança enfin, avec un large sourire :

— Mais, ma parole, ce sont nos jeunes mariés ! C’est gentil de me rendre visite. Vous êtes en voyage de noces à Paris ?

L’envie me prenait d’attraper ses affreuses plantes vertes et de les lui balancer sur la figure avec leurs caisses. Le vieux bougre avait compris la situation, il savait qu’il s’agissait d’un réel retour au bercail et je trouvai odieux son persiflage. La vengeance est immonde quand elle est superflue.

— Je suis revenue, Julien !

Il allongea ses bras sur la barre chromée afin d’assurer sa position. Ses jambes se dénouaient lentement, comme se désunissent des algues obéissant aux caprices des courants.

— C’est bien, ça, Fifille. Mais dis-moi : tu es revenue… avec lui ?

Danièle haussa les épaules en signe de lassitude. Elle renonçait à entrer dans le lugubre jeu des sarcasmes.

Je mis mes mains au fond de mes poches pour tenter de contenir les actes de violence que je sentais éclore au bout de mes dix doigts.

— Au cas où tu compterais demeurer ici avec ton second mari, il faudrait dire à Thérésa de préparer une chambre. Je conserverai la mienne, si tu n’y vois pas d’inconvénients ; pour mes jambes, elle est plus pratique…

Je regardai Danièle. Son attitude pitoyable, infiniment contrite, me ravagea le cœur.

— Tu t’attendais à ce genre d’accueil, Fifille ? lui demandai-je. Tu vois : pépère faisait gentiment trempette en t’attendant. Tu croyais qu’il nageait dans les larmes, c’était seulement dans sa piscine !

— Pars, maintenant, répondit-elle.

Elle avait honte de son retour, de son mari, du grotesque échevelé de la piscine. Honte peut-être également de nous.

— J’ai tout mon temps, c’est dimanche !

Le gros vieux ne bougeait pas de l’eau. Sans doute avait-il honte de ses jambes. Ce devait être toute une affaire pour lui que de s’extraire de l’élément liquide. De quelle manière s’y prenait-il, au fait ?

Son gros torse couvert de poils blancs, son visage brique tailladé de fines rides, son ventre lourd et blême, ses jambes molles qui désobéissaient à son cerveau ; tout contribuait à faire de lui quelqu’un d’effrayant. Son slip de bain noir brillait comme une vilaine carapace. Mais, plus monstrueux que le reste, étaient les yeux injectés de sang qu’il dardait sur nous.

Quelque chose de nouveau modifiait sa physionomie. Je me dis, par-delà des montagnes de haine, qu’il avait dû beaucoup boire depuis le départ de sa femme. À moins que ce ne soit l’eau fortement chlorée du bain qui lui donnât ce regard exorbité.

— Ma femme vous a demandé de partir, lança Carbon. Je crois que vous feriez bien de lui obéir, je suis pour les situations nettes.

— Sans blague…

Je me mis à marcher au bord du bassin, dans la direction de l’infirme.

— T’as de ces mots, mon pauvre hippocampe ! m’enrouai-je. Les situations nettes ! Faut être égoïste comme un vieux paralytique pour oser les employer !

Ses paupières s’abaissèrent légèrement, comme pour voiler sa rage.

Je m’accroupis, les bras entre les jambes, à quelques mètres de lui.

L’intensité de ma colère me faisait trembler et bégayer. Je le tutoyais pour donner davantage cours à ma rancœur. Une certaine fraternité se dégage de la haine parvenue à son paroxysme.

— Tu n’es qu’un pauvre dégueulasse, Carbon. Un Barbe-Bleue orthopédique ! Un négrier enrichi. Un marchand de viande. Un charognard. Un équarrisseur qui n’a pour toute poésie que les nains de Blanche-Neige en porcelaine. Avant de partir, je vais te dire ce que je pense de toi, ça ne serait pas honnête de ma part de foutre le camp avec ça sur le cœur ! À un tel degré, le mépris ne vous appartient plus : il faut le restituer à celui qui l’inspire…

Ma voix avait d’étranges résonances sous la verrière voûtée. Je considérai la piscine rouge, les plantes rares, poussiéreuses…

— Tu vois, Carbon, Danièle, pour toi, c’est une plante en pot, parmi les autres. Elle fait partie de ta serre. C’est pas son mari qu’elle vient rejoindre, mais son horticulteur. Tu l’as achetée comme tu achetais des petites Noires, avant de la connaître. Tu l’as eue pour le prix d’un billet d’avion. Sans doute n’était-elle pas la première à qui tu faisais le coup du vieux broussard ténébreux, hein, Julien ? Je parie que tu avais déjà joué à d’autres ta grande scène de « Je repars là-bas, vous devriez venir voir comme c’est beau ». Un peu de chair blanche pour varier l’ordinaire, n’est-ce pas, vieux buffle ? La magie d’un billet pour Abidjan à une petite môme rêveuse qui ne gagnait pas en trois mois la somme portée sur le titre du voyage ! Du beau boulot, simple et rentable. Ensuite tu n’avais qu’à laisser agir l’Afrique. Toi, pour séduire une femme, il te fallait un continent. Danièle, tu l’as envoûtée au tam-tam. Trente-sept degrés à l’ombre et la moiteur de la brousse pour annihiler sa volonté. Les palétuviers, les fusils bien huilés, les Noirs frénétiques… Gros timide, va ! Graine d’impuissant ! L’arbre qui t’a chu sur les côtelettes n’a fait que concrétiser ta vérité fondamentale. L’amour, ça se fait avec la tronche, demande-lui, elle saura t’expliquer, maintenant. Vous aurez des trucs à vous raconter à la veillée, Carbon.

Je cherchai Danièle des yeux. Elle se tenait adossée au montant de l’échelle. Elle n’avait pas l’air de m’entendre. On aurait dit qu’elle avait pris le large.

— Regarde-la, Julien… Tu ne l’as pas séduite : tu l’as seulement neutralisée. Son sens du devoir conjugal n’est que le sens de la propriété. Je le lui ai déjà dit : elle est trop honnête pour être heureuse. Elle n’ignore pas qu’elle t’appartient, qu’il existe quelque part dans une mairie ou un consulat un acte de vente certifiant la chose. Elle ne se reconnaît pas le droit de donner ce qui ne lui appartient pas. Et tu le sais. Tu as laissé du fil à ton beau ballon rouge, et il t’a suffi d’enrouler le fil pour ramener le ballon ! Tiens, Carbon, reprends-le !

Je tendis le bras en direction de Danièle et, d’une bourrade, l’expédiai dans la piscine.

Elle ne cria pas. Je vis ses vêtements se gonfler au contact de l’eau. Elle se mit à nager lentement en direction de son époux. Lorsqu’elle fut près de lui, elle empoigna la barre métallique et, comme Julien, me fit face.

Comme cette scène était étrange ! Comme il paraissait impensable, ce couple dans l’eau aux reflets pourpres. Lui, avec son maillot en peau de cachalot, ses jambes flottantes… Elle, avec ses cheveux et ses vêtements collés au corps, belle et tragique dans son infinie résignation.

L’eau remuée fit tousser la piscine. Un caverneux bruit de succion se fit entendre, à intervalles réguliers.

— C’est tout ? tonna Carbon.

— Pas tout à fait.

— Moi je te dis que c’est tout, petit foie-blanc ! Alors, fous le camp ! Ah ! nom de Dieu, si je retrouvais mes jambes ne serait-ce que pour trente secondes, tu verrais ton cinéma, mon gars, ce qu’il deviendrait.

J’étendis le bras au-dessus de l’eau clapotante…

— Écoutez, Carbon…

La vision insolite de Danièle tout habillée dans la piscine venait de m’apaiser. Je retrouvais automatiquement le vouvoiement.

— Plus qu’une chose… Vos jambes, justement. C’est à cause d’elles que Danièle est rentrée. Si vous aviez été le Carbon de l’hôtel du Parc, elle ne serait pas revenue. Seulement, un infirme, ça ne s’abandonne pas. Elle vous imaginait, marinant dans votre sale court-bouillon, ou bien roupillant avec le danois… La petite mallette noire qu’on doit coltiner quand vous sortez… Votre pantalon qu’il faut dépiauter.

« Je vous l’ai dit : une femme de devoir ! La première fois, vous l’avez eue grâce à un billet d’avion, la seconde fois grâce à une paire de béquilles. Mais l’alerte aura été chaude, hein ? Vous ne serez plus tranquille, lorsqu’elle reprendra ses sorties nocturnes.

Il lâcha la barre chromée et se mit à nager vers une rampe située à l’autre bout du bassin. Je ne l’avais pas remarquée. Elle lui permettait d’accéder à la piscine et d’en sortir. Quand il y parvint, il émergea de l’eau jusqu’à la taille. Un revêtement en caoutchouc strié garnissait la rampe en pente douce. Le spectacle qui suivit anéantit tout ce qui subsistait en moi de ressentiment. Carbon se mit à se traîner sur le caoutchouc, usant des coudes et des ongles pour s’agripper, se hisser, charrier ses jambes mortes.

Se pouvait-il que j’aie fait une scène à cet homme diminué ? Que je l’aie insulté, humilié ?

Je contournai la piscine pour m’approcher de cette pauvre chose rampante, dégoulinante d’eau.

— Je… je peux vous aider ? bredouillai-je.

— Fous-moi la paix, petit con !

Je restai debout, à le regarder. Ses reptations l’amenèrent sur les dalles cernant le bassin. Il allongea le bras pour ramasser ses béquilles posées au sol. Ce qui suivit fut pis que tout. Carbon tint une béquille debout contre lui. Il se cramponna à sa poignée et se hissa tant bien que mal, jusqu’à ce qu’il fût à genoux. Son buste ballottait sur ce socle précaire. Il inclina la béquille, dont il coinça l’embout caoutchouté contre la caisse d’un palmier nain et, en ahanant, continua sa conquête de la position verticale. Sa main gauche n’avait pas lâché la deuxième béquille. Quand il fut à peu près droit, celle-ci vint confirmer son équilibre. Il pencha la tête, souffla fortement, les yeux fermés. Puis il arracha une serviette de bain verte accrochée à la branche d’un arbuste et s’essuya tant bien que mal.

Il paraissait réfléchir. Au bout d’un moment, il mit la serviette à son cou et entreprit d’enfiler son gros pardessus à carreaux : celui qu’il portait la première fois que je l’avais aperçu, depuis le portail.

Il était redevenu formidable, Carbon. Son exploit venait d’en faire un vrai bonhomme musculeux et viril.

— Monsieur Carbon, appelai-je…

Il me regarda.

— Je vous demande sincèrement pardon ; mais je l’aime…

Il tourna la tête. Lui et moi nous contemplâmes Danièle, toujours immobile dans l’eau rougeâtre.

— Pff, grommela Julien, il faut bien s’entendre déballer ses quatre vérités, de temps en temps. Car il y a sûrement du vrai dans tout ce que tu m’as dit, mon gars…

Il m’appelait mon gars ! Il y avait quelque chose de paternel dans sa voix.

— Chacun voit midi à sa montre, continua l’infirme…

L’eau dégoulinait sous son pardessus. On aurait dit qu’il urinait sous son vêtement.

— Les choses s’organisent d’une manière ou d’une autre. On essaie de se faire à elles ou de les faire à nous, c’est pas commode. Mais enfin bref…

Il s’avança en béquillant vers le côté de la piscine où se tenait Danièle.

— Dis-moi, Fifille, je voudrais te poser une question ; rien qu’une, pas méchante. Si tu as de l’estime pour moi, pour toi, pour lui, faut que tu y répondes catégoriquement… Promis ? Y a des moments, le blabla, faut le lui laisser pour son cinéma…

Il se moucha bruyamment dans la serviette verte. Sa voix restait égale, forte et calme.

— Tu me promets de répondre ?

— Oui, Julien.

— Merci, je sais que tu le feras. Voilà… Si j’étais valide, comme autrefois, est-ce que tu serais revenue aujourd’hui ? Réfléchis bien.

Un silence terrible suivit la question. À peine troublé par le minuscule bruit de ressac montant de la piscine.

Nous attendions le verdict de Danièle, unis brusquement par la même indicible frayeur.

— Non, dit-elle, enfin d’un ton ferme. Non, Julien, je ne serais pas revenue.

Il hocha la tête.

— Faut toujours être très franc, Fifille. Toujours… Autrement la vie ressemble à un tour de cartes…

Il eut une réaction très imprévue : il m’adressa un clin d’œil ; après quoi il quitta le local en ramant frénétiquement, comme s’il était soudain pris de panique.

— Sors de l’eau ! ordonnai-je à Danièle.

Elle nagea jusqu’à l’échelle. Je l’aidai à s’arracher de la piscine. Ses vêtements mouillés pesaient lourd et bien que l’eau fût chauffée, la jeune femme claquait des dents.

— Va vite te changer. Tu m’en veux ?

Elle secoua la tête :

— Pourquoi t’en voudrais-je ?

— Au fait oui, pourquoi ! soupirai-je, puisque c’est moi qu’on quitte ! Puisque c’est moi la victime !

Nous sortîmes. Une éclaircie bleue se lisait dans les profondeurs du ciel.

— Crois-tu que ce soit bien toi la victime ? demanda Danièle.

À cette seconde même, une forte détonation retentit dans la maison.

CHAPITRE XI

C’est surprenant, comme les petites filles peuvent changer, d’un mois à l’autre.

Depuis notre dernière entrevue, Mauricette s’était considérablement modifiée. Elle n’avait plus son côté poupin. De légers renflements gonflaient sa robe bleue de pensionnaire et quelque chose de grave assombrissait son regard. Elle ressemblait de plus en plus à Martine.

— C’est la première fois que je monte sur un bateau, dit-elle.

Le pilote lança un joyeux coup de sirène avant de s’engager dans le bras de Seine séparant la Cité de l’île Saint-Louis. Il y avait déjà des pêcheurs sur les berges où les saules retrouvaient leurs feuilles. Les grands immeubles en troupeau se reflétaient dans l’eau sombre. L’étrave du bateau-mouche les disloquait impitoyablement.

— Tu aimes ?

— Oh ! oui, c’est joli.

Il faisait doux à l’intérieur du salon flottant. Nous étions comme en suspens dans une énorme bulle de plexiglas.

Mauricette battait des jambes. La prochaine fois, ses pieds reposeraient sur le plancher, il ne s’en fallait plus que de quelques millimètres.

— Dis, papa Jean…

Elle me regardait avec effort. Ses yeux se dérobaient malgré sa volonté de les braquer dans les miens.

— Oui ? l’encourageai-je.

— Des externes m’ont raconté… Mais je sais pas si c’est vrai…

— Que t’ont-elles raconté, chérie ?

— Il paraîtrait qu’un monsieur s’est tué pendant que tu étais dans sa maison ?

Depuis huit jours, elle devait remuer ça dans sa petite tête. Lui avait-on également parlé de l’article de France-Soir annonçant mon remariage ?

— C’est exact, hélas ! mon petit chou.

— Pourquoi a-t-il fait cela ?

— Parce qu’il était très très malade. Il… Il souffrait trop !

Elle n’insista pas. Le bateau arrivait à la hauteur du Louvre dont la façade décapée brillait au soleil. Le Palais avait la pâle blondeur de nos meubles de Gstaad. Des autos se traînaient sur la route des berges, gâtant la noblesse du paysage.

— Tu pleures, papa Jean ? murmura Mauricette.

— Moi ?

Je touchai mes yeux.

— Tiens, c’est vrai…

— À cause du monsieur ?

Je pleurais à cause du monsieur, à cause de sa femme, mais surtout à cause de moi. Je revivais notre galopade dans le jardin. Nous entrions en trombe dans la maison. Pouvais-je imaginer que j’y pénétrerais un jour, et que je la découvrirais dans d’aussi funestes circonstances ? Un grand living, mieux meublé qu’on ne pouvait s’y attendre. Je notais tout au passage : le grand piano à queue qu’on sentait purement ornemental ; les meubles Louis XV dernier cri, les tableaux insipides comme on en vend dans les « galeries d’art » des grands magasins. J’enregistrais chaque détail, à une allure folle, sans cesser de courir sur les talons de Danièle. Thérésa hurlait au seuil d’un grand bureau. Avant toute autre chose, j’aperçus le foutu poste téléphonique sur lequel Carbon régnait en seigneur absolu. À droite de la pièce, sous la fenêtre, se trouvait un grand canapé de cuir noir. Julien était couché en travers du siège. Une grande plaque rouge s’élargissait sur sa tempe droite. Une odeur de poudre se mêlait à des relents de chlore. Ses béquilles gisaient sur le plancher. La mulâtresse piqua une crise de nerfs et se roula sur la moquette dans une indifférence générale. Comme en un cauchemar, je vis le gros danois s’approcher de son maître, le flairer et se mettre à laper l’horrible plaie.

— Il va loin, notre bateau ?

— À l’autre bout de Paris, petite…

— C’est vrai que tu es remarié ?

Je m’y attendais. J’eus un sourire indulgent.

— Non, Mauricette, non, un journaliste a annoncé ça pour me faire une blague.

— Et maman Martine, elle va se marier bientôt ?

— Je ne sais pas. Pourquoi ?

— Quand elle vient me voir, le dimanche, il y a un monsieur qui l’attend dehors avec une grande voiture blanche.

Machinalement, je demandai :

— Jeune ?

Saris la moindre jalousie. Pour parler ; uniquement pour parler.

— Oh ! non, il est vieux.

À partir de quel âge était-on réputé « vieux » par Mauricette ? Il m’était indifférent que Martine se remariât ou non. Maintenant elle appartenait à une époque révolue et nos chemins ne se croisaient plus.

— T’as l’air triste, papa Jean ?

— Tu crois ?

— À cause du monsieur qui est mort ? En homme de traditions, Carbon avait laissé un message avant de se tirer une balle dans la tempe. Je revoyais la feuille de bloc. L’écriture appuyée, tracée au crayon à mine de feutre :

Monsieur le commissaire.

Qu’on n’accuse personne de ma mort. Simplement, je n’ai plus envie de me traîner davantage.

Julien Carbon.

Quelles avaient été ses ultimes paroles ? Je cherchais à les reconstituer en contemplant son gros corps foudroyé :

« Faut toujours être franc, Fifille. Sinon la vie ressemble à un tour de cartes. »

Il refusait la pitié de sa femme. Son suicide constituait un acte d’amour et d’orgueil.

Danièle s’était approchée du téléphone, d’une allure flottante d’ectoplasme. Avant de décrocher, elle s’était tournée vers moi :

— Nous l’avons tué, Jean. Va-t’en, je ne te reverrai jamais.

— Il n’est pas question que je m’en aille, la police…

— Ça me regarde.

— Mais, Thérésa ?…

— Ça me regarde, je veux que tu partes…

*

— On est où, ici ?

— Sous le pont Alexandre III, Mauricette. Nous allons bientôt passer au pied de la tour Eiffel.

— Dans Paris, on la voit de partout, la tour Eiffel, hein ?

— Oui, chérie, de partout, elle est si haute…

— Tu vis toujours à l’hôtel, papa Jean ?

— Toujours…

— Tu m’emmèneras, je voudrais voir comment t’habites ?

J’avais essayé de me trouver la chambre minable de mes rêves à Asnières. Pour ce faire, j’avais parcouru l’agglomération, pénétrant dans une foule de petits hôtels-restaurants. Seulement, au moment de formuler ma demande, quelque chose me retenait : la saleté des lieux, des odeurs douteuses ou, plus simplement, la mine rogue des patrons. Pourtant, il fallait que je fasse quelque chose, à tout prix, très vite, pour échapper à la dépression qui me gagnait un peu plus chaque jour. J’écrivais d’immenses lettres à Danièle. Elles restaient sans réponse. Lorsque je lui téléphonais, sitôt qu’elle reconnaissait ma voix, elle murmurait « Je t’en prie », et raccrochait. À plusieurs reprises j’allai m’embusquer dans le chemin de sa maison. Mon attente fut vaine. Je ne vis que Thérésa, la dernière fois. Elle était en grand deuil et coltinait un sac de provisions. En m’apercevant, elle ramassa une pierre qu’elle lança dans mon pare-brise. Le pare-brise tint bon. La pierre retomba sur le capot de la Ferrari, l’écaillant sérieusement.

— Hein, tu veux bien m’emmener à ton hôtel, papa Jean ?

— Dès que le bateau sera de retour à son embarcadère, mon ange.

— Tu fais toujours des films ?

— Pas pour l’instant.

Les lettres de Marcé s’accumulaient. Je ne les ouvrais même pas. La dernière était postée pourtant en exprès-recommandé. Comme ses bureaux avoisinaient mon hôtel, il m’arrivait de l’apercevoir sur l’avenue George-V. Je plongeais dans le premier immeuble venu pour ne pas l’affronter.

— Qu’est-ce que tu fais, alors ?

Déformation de dialoguiste : je faillis lui répondre « naufrage ». Je faisais naufrage. Ça me permettait de constater que je ne possédais aucun vice. Dans l’état où je me trouvais, un vice eût été un recours. J’enviais les drogués, les alcooliques (les vrais), les détraqués sexuels. Eux, du moins, avaient un but : s’assouvir. La seule drogue dont j’avais besoin s’appelait Danièle.

— Rien, Mauricette.

— Tu es malade ?

Ma dépression commençait à faire surface. Les employés du George V me regardaient drôlement. Je m’abrutissais de somnifères que j’allais mendier chez des pharmaciens amis. Il m’arrivait de passer quinze heures d’affilée dans un état semi-comateux d’où j’émergeais en sueur avec comme un coup de matraque sur la nuque.

— Ça ne va pas très fort, reconnus-je.

— Qu’est-ce que tu as ?

— Quarante ans, ma chérie. C’est une maladie dont certains hommes guérissent difficilement.

— Dis, tu voudrais que je vienne habiter avec toi ?

— Ce ne serait pas très drôle pour toi, ma Fifille…

Le mot m’avait échappé. Voilà que j’adoptais le vocabulaire de Carbon, à présent ! Le mort allait-il saisir le vif ? Je me surprenais à copier certains de ses gestes à contempler les gens avec l’air sceptique et buté qu’il avait…

Une heure plus tard, je gagnai mon hôtel avec Mauricette.

— Qui est cette ravissante demoiselle ? s’inquiéta le liftier.

— Ma fille, Antoine. Rassurez-vous, je n’ai pas l’intention d’organiser des ballets roses !

— Oh ! monsieur Debise, qu’allez-vous penser !

Elle entra dans la chambre, tout intimidée, comme on l’est lorsqu’on passe pour la première fois la porte d’un temple d’une autre religion que la sienne.

Elle s’avança à petits pas, caressant furtivement les meubles.

— C’est très joli, dit-elle.

Et elle se mit à pleurer.

*

— Tu veux une glace ou de la pâtisserie ?

— Il y a de la glace au cassis ?

— On va demander…

Je décrochai le téléphone, mais au lieu de réclamer le service restaurant, je priai la téléphoniste de m’appeler Montfort-l’Amaury. Une impulsion. Irréfléchie, comme toutes les impulsions.

— Viens ici, Mauricette !

Je lui tendis le combiné.

— Une dame va répondre. Tu lui diras : « Je suis Mauricette, papa Jean vous attendra ce soir au café de la mouche. Il faut que vous y alliez. » Tu te rappelleras ?

Le propre des enfants, c’est de ne pas être surpris par les extravagances des grandes personnes.

Mauricette demanda seulement :

— Cette dame me connaît donc ?

— Je lui ai parlé de toi.

Un déclic. La fillette avala sa salive. Sa voix était toute menue lorsqu’elle murmura « Allô ! »

Elle parut réciter un compliment dans une cérémonie officielle.

— Bonjour, madame, je suis Mauricette. Papa Jean vous attendra ce soir au café de la mouche. Il faut que vous y alliez…

Elle avala sa salive, fit un petit couac et ajouta de sa propre initiative :

— Il est très malheureux. Au revoir, madame.

CHAPITRE XII

J’avais déjà bu trois Martini lorsqu’elle posa sa main sur mon épaule.

Je savais que cela se passerait ainsi. Dorénavant, je savourais à l’infini ses moindres gestes. Ainsi, cette main qui pesait sur moi me remplissait d’une joie étourdissante.

Je me demandais si elle serait en deuil, mais elle portait les vêtements de notre premier soir. Nous nous regardâmes. Je lus dans ses yeux à quel point j’avais changé physiquement, au cours de ces derniers jours.

— Je suis venue, Jean, parce que…

Je l’interrompis :

— Tu es venue parce que nous nous aimons, Danièle, et parce que nous nous aimerons jusqu’à ce que nous ne nous aimions plus.

Je lançai un billet de banque sur le bar.

— Sortons !

Une pluie vaporeuse faisait mousser la nuit. Je glissai mon bras sous le sien, ma main s’en fut rejoindre la sienne au creux de sa vaste poche. Je sentis sous mes doigts un mouchoir dont je savais l’odeur et un trousseau de clés. Ses doigts étaient froids, sans vie.

— Danièle, ON ne peut pas vivre sans toit. Tu as vu ma gueule ? J’allais mourir…

Elle ne répondit pas. Nous obliquâmes dans le boulevard Raspail. Des feux clignotaient de façon sporadique pour annoncer des travaux sur la chaussée.

— Nous allons partir pour tout de bon, cette fois !

— C’est impossible ! J’aurais trop peur…

— De son souvenir ?

— Oui, souffla-t-elle. Car nous l’avons assassiné.

— Pas nous : un arbre ! C’est le fromager qui a fini de le tuer, l’autre dimanche, Danièle.

— Pourquoi dis-tu ça ?

— Parce que c’est la vérité. Si ce vieux lutteur a accepté de vivre encore, après son accident, c’est parce qu’il se faisait une certaine idée de votre union. Lorsqu’il a compris que cette idée était fausse, il a arrêté les frais.

— C’est nous qui le lui avons fait comprendre, donc nous sommes la cause de son suicide.

— La vérité est la vérité. Il a dit, souviens-toi : que sans franchise, la vie ressemblerait à un tour de cartes. Il était malhonnête pour vous deux de jouer votre existence avec des cartes truquées… À partir de tout de suite, nous ne nous quittons plus. Et si son souvenir nous tourmente, eh bien ! qu’il nous tourmente ! Je suis prêt à payer cette rançon à sa mémoire. Nous aussi, nous avons à mourir, Danièle. Pour y parvenir, nous devons tout vivre : nos bonheurs et nos misères. Vivons-les ensemble, comme nous pourrons. Ensemble, Danièle ! Ensemble !

Elle cessa de marcher. Les feux clignotants du chantier balayaient son visage.

— Pas encore, dit-elle. Un jour. Bientôt peut-être. Mais pas encore.

— Tu sais bien que ce doit être tout de suite, puisque tu es là ! J’ai besoin que tu me rendes le sommeil et le travail. Il existe des moyens plus doux de se martyriser. Tiens, regarde !

J’escaladai la corde cernant la chaussée défoncée et ramassai un pavé que je posai en équilibre sur ma tête. Puis je mis mes mains dans mon dos et commençai à tourner sur le boulevard, tout comme le vieux Nègre de San Pedro qui faisait pénitence devant sa case.

— Tu vois, Danièle, il existe mille façons d’expier. Nous en trouverons d’autres…

Je continuai ma ronde à pas fervents.

— Quand tu jugeras cette mortification suffisante, ajoutai-je, tu n’auras qu’à me dire : « Je t’aime. »

FIN
Загрузка...