DEUXIÈME PARTIE[9]

Attirons également l’attention dudit lecteur sur le classicisme d’un roman dont la deuxième partie se situe après la première, et ce à une époque où la littérature, par l’emploi du flash-back, nous a habitués à voir placer la charrue devant le tracteur !

LES JOLIS SOIRS DANS LES JARDINS DE L’ALHAMBRA.

Un mois plus tard, nous sommes sur la Côte tous les trois. Félicie rêvait depuis toujours de connaître Monte-Carlo. Maintenant c’est chose faite… J’ai loué une petite villa meublée et on se la coule d’autant plus douce que la grande saison en bikini est terminée. Les rois du pédalo, du ski nautique, et du dargeot-bronzé sont retournés dans leurs burlingues de Paname et d’ailleurs. Ils ont des souvenirs salés et un épiderme acajou que les brumes de l’Ile-Saint-Louis vont gommer rapidos… Alors le patelin est à moi et j’en profite…

Félicie avec sa guitare dans le plâtre ne quitte pas sa chaise longue… Bien sûr, cette brave daronne aurait aimé connaître la Côte d’Azur sous d’autres auspices, mais de la terrasse, elle en prend plein l’obturateur ! On voit la mer à l’infini et, quand le temps est calme, on entend bâiller les lions de l’autre côté de la mare.

Ce qui la ravit le plus, je crois bien, c’est le mahomed.

— Pourquoi n’avons-nous pas un soleil pareil à Paris ? soupire-t-elle à longueur de journée.

Je renonce à lui donner un cours de géographie. Ici on n’est pas porté sur l’enseignement.

Oui, la vie est miraculeuse… Bleu azur, si vous voyez ce que je veux dire… Le matin, le ciel est d’un rose passé qui enchante la vue, et le soir il devient vert comme ces petits éclats qui brillent dans les chasses d’Anne-Marie.

Car elle est laga, vous êtes d’accord ? Il nous fallait une infirmière, n’est-ce pas ? Alors on l’a engagée pour la durée de nos convalescences : ça tombait d’autant mieux pour elle qu’avec le grand pataquès de la rue de Vaugirard, elle restait sans turf, la pauvrette…

C’est fou ce que le Midi lui va bien, à elle aussi. Tous les matins, elle se lève la première, fait la toilette de Félicie, lui donne à déjeuner, la roule sur la terrasse éclaboussée de soleil et attrape son maillot de bain pour courir jusqu’à la plage… Je la rejoins au bout d’un moment. Avec mon épaule farcie, je ne peux pas encore batifoler dans l’onde azuréenne, comme dirait un rédacteur sportif, mais je me console en la regardant jouer les naïades.

Une pépée aussi bien baraquée, je crois pouvoir affirmer que je n’en ai encore jamais vu… (Notez bien que je dis ça chaque fois !)

Quand elle jaillit de la flotte, je me demande toujours si je ne vais pas me trouver mal encore une fois, comme là-bas, dans la chambre de Dubois… C’est un spectacle tellement saisissant, mes amis !

S’il existait une école de déesses, elle serait monitrice, notre Anne-Marie… Sa peau est irisée à cause de toutes ces gouttelettes d’eau qui s’accrochent par milliers aux pores de la peau veloutée. Moi, immanquablement, je ressens la vache secousse. Alors, j’empoigne la serviette de bain multicolore qui traîne sur le sable, et je l’entraîne dans les rochers pour l’essuyer. Je crois bien que c’est le meilleur moment de la journée. Un instant fabuleux. Plus rien n’existe que ce soleil, cet air doré, ce corps de fille belle et saine… Ma parole, on sortirait du trou pour en becqueter de la poulette comme ça !

A midi, je l’aide à faire la dînette. Repas simples, substantiels ! On tortore gaiement sur la terrasse, à l’ombre d’un parasol. Félicie assure qu’elle se croit dans un film d’Hollywood…

La vie est douce après les heures affreuses que nous avons vécues. Notez bien que nous ne parlons jamais de l’affaire. On a décidé une fois pour toutes que tout ça était un cauchemar à oublier d’urgence… Pourtant, on reçoit de temps à autre des cartes postales des copains qui nous plantent une banderille de souvenir dans le cuir… Exemple, une carte triple format dit panoramique sur laquelle Pinaud me dit que l’affaire est classée du fait de la mort du coupable… Il ajoute qu’on n’a aucune trace de la fortune illicite de Dubois. On suppose que ce dernier l’a planquée dans un coffre bancaire, sous un faux blaze, et des recherches sont entreprises pour tâcher de mettre la main dessus… Ça me fait gondoler. A quoi servira ce grisbi si on le retrouve ? A remplir les poches trouées de l’Etat ? De quoi se frotter le derrière sur une banquise pour essayer de l’enflammer…

Je fous ces missives à la corbeille régulièrement. J’ai un bon mois de repos devant mon naze et je ne veux pas savoir que le turbin existe, que Paris existe et qu’existent les bons collègues aux jeux de mots navrants.

Les jours passent, lentement mais à une allure folle… Comprenez ce paradoxe si vous avez autre chose qu’un grain de millet sous le dôme, ce qui me surprendrait beaucoup !

Le mois est sur le point de s’achever… Félicie fait ses premiers pas… Je commence à me servir de mon épaule cassée, ou, du moins, du bras qui la prolonge. Il va falloir penser aux choses sérieuses…

Un matin, m’man m’appelle. C’est le moment où ma baigneuse va confier sa remarquable académie (une académie pareille c’est du billard ! assurerait Bérurier) aux flots berceurs de la Méditerranée.

Moi, mine de rien, j’annonce innocemment à Félicie que je vais faire un petit tour. Au lieu d’approuver, comme à l’accoutumée, d’un gentil hochement de tête, elle me regarde.

— Attends un instant, Antoine…

Surpris, je la bigle.

— Oui ?

— Assieds-toi, j’ai à te parler !

Elle est trop allée au théâtre, ma daronne. Y a que sur les planches que les parents prient leur chiare de le poser pour se laisser bonnir la bonne ferté !

Néanmoins, comme dirait Cléopâtre[10], j’installe ma partie inférieure sur la partie supérieure d’une chaise. J’ouvre grandes mes étiquettes et j’attends.

— Vois-tu, commence ma vioque, depuis que nous sommes ici, tous les trois, j’ai beaucoup réfléchi…

— Ah oui ?

— Oui. Tu as trente-quatre ans, mon grand…

J’ai pigé.

— Ah ! non, dis, m’man, tu ne veux pas me marier ?

Elle hausse les épaules.

— Ce serait raisonnable, crois-moi. Mon incapacité provisoire…

C’est sur les feuilles de la Sécurité qu’elle a chopé une formule pareille !

— … Provisoire, me fait comprendre que je ne serai pas toujours là, mon grand… Une épouse, vois-tu, c’est encore ce qu’on a trouvé de mieux pour remplacer une mère !

— Tais-toi ou je me mets à chialer.

— Mais si, il faut dire les choses telles qu’elles sont ! Cette petite Anne-Marie est courageuse, active, sérieuse, intelligente…

— N’en jetez plus, la cour est pleine !

— Ne ris pas. C’est sérieux…

— Beaucoup trop, m’man…

— Je n’ai pas raison ?

— En ce qui concerne les qualités d’Anne-Marie, si ! Mais pas de vouloir me marier… C’est son côté infirmière qui te séduit. Toutes les braves femmes de mères rêvent de laisser leur gosse dans les mains d’une infirmière. Elles ne pensent qu’aux tisanes, qu’aux cataplasmes et qu’aux ventouses…

— Mais Anne-Marie est très jolie ! s’écrie Félicie.

— Sensationnelle, mais ça n’est pas ce que je veux dire. Tu vois les choses sous cet angle parce que nous sommes hors jeu, depuis quelque temps… Seulement pense à l’avenir, m’man. Nous sommes presque rétablis. Nous allons rentrer à Paris. Je vais reprendre le turbin. Ma vie, tu la connais. Un jour, là, le lendemain, ailleurs…

— Oh ! oui, je la connais, soupire-t-elle.

— Je n’insiste donc pas… Je rentre à la maison lorsque j’ai le temps, je disparais, réapparais pour changer de linge et filer. Il faut la patience d’une mère, m’man, pour accepter ça… Une femme n’y arriverait pas !

— Pourquoi ? Non, tu vois les choses en mal… murmure ma bonne daronne. Vous auriez des enfants… Ça l’occuperait…

— Tu dis ça parce que p’pa t’a fait le coup… Toi, tu t’es contentée d’un garnement. Mais la plupart des femmes…

— La plupart des femmes en font autant ! affirme gravement Félicie. Il y a deux catégories, comprends-tu ? Celles qui sont faites pour le mariage, et alors tu peux tout espérer de celles-là… Et puis les autres… A mon avis, Anne-Marie est à ranger dans la première classification.

Je me lève…

— Ecoute, il faut que je réfléchisse…

— C’est ce que je te demande de faire… Simplement.

— En ce cas, d’accord, je vais faire carburer mes méninges…

Je l’embrasse fortement sur les deux joues et je presse contre moi ce corps sec et ferme à l’intérieur duquel un cœur cogne exclusivement pour San-Antonio…

Puis je cavale sur la plage où Anne-Marie m’attend, un peu anxieuse, le ventre sur le sable scintillant.

— J’ai cru que vous n’alliez pas venir, dit-elle.

Chose curieuse, malgré la nature de nos relations, nous continuons d’utiliser le vouvoiement. A cause de Félicie, sans doute.

— En voilà une idée !

Elle ne pose pas de questions. Tiens ! voilà qui est chic. Hanté par les paroles de ma mère, je l’observe. Serait-ce une femme discrète ? C’est indispensable pour une épouse…

— J’avais une discussion avec ma mother !

— Ah ?

— Elle s’est mis dans le crâne une idée idiote…

— Vraiment ?

— Elle veut me marier ; marrant, non ?

Elle a un bref sourire, un peu crispé.

— Ça dépend, fait-elle.

— Avec vous, complété-je sans la quitter du regard.

Pas un muscle de son visage ne tressaille… Elle médite un court instant, les yeux dans le vague. Puis elle s’allonge sur le sable et passe ses bras sous sa tête. Je l’imite. Je regarde le ciel immense, d’un bleu mauve décoré de minuscules nuages vaporeux…

Au bout d’un instant, je demande :

— Qu’en pensez-vous, mon cœur ?

— Et vous ? demande-t-elle.

— Que ça n’est pas une mauvaise idée, après tout : mais qu’en toute sincérité, je ne pense pas posséder les qualités requises pour faire un bon mari…

Son silence me gêne.

— Et vous, qu’en pensez-vous, Anne-Marie ?

— Oh ! moi, dit-elle, je ne pense pas… Je vous aime et ça me met hors jeu…

Ça, c’est une chouette réponse. Je me penche sur elle. J’ai une main sur son sein droit… Mes lèvres caressent les siennes, doucement, doucement. C’est bath, des lèvres, ça peut embrasser… ça peut aussi dire oui… En y réfléchissant, c’est même conçu spécialement pour proférer ce mot.

MA VIE DE GARÇON.

Voilà huit jours que j’ai regagné Paname. Félicie et Anne-Marie rentrent cet après-midi. Elles ont prolongé leur séjour au maxi, mais la location de la villa étant révolue, elles radinent avec des malles et des valises à n’en plus finir…

A la Grande Taule où j’ai repris mes occupations, c’est le calme plat… Pinaud a un panaris (il s’est piqué en épluchant des cardons) et Bérurier est en mission en province. Le chef me fout la paix car il veut que je me remette tout à fait avant de me refiler du turbin de choc. Je vis donc, de ce fait, une période transitoire, assez déprimante dans le fond. Ce ne sont plus des vacances, mais ça n’est pas encore le boulot…

Aussi suis-je content de voir rentrer mes deux souris. Je me fais une beauté pour aller les attendre à la gare de Lyon. Ma tire est réparée. J’ai profité de sa période de repos forcé pour faire mettre des housses neuves. Elle est vachement rutilante, comme ça…

Je m’offre un billet de quai et j’attends le Mistral. Lorsqu’il radine, je grimpe sur un banc afin de dominer le flot dense des voyageurs. Je n’ai aucune peine à repérer les deux femmes… Je me rue à leur cou. Ce que je ressens est indéfinissable. Je suis heureux comme je ne l’ai jamais été et j’ai l’impression de vivre une espèce de songe délicat.

On laisse les bagages au porteur et on va se filer le godet de l’arrivée au buffet.

Félicie marche comme un régiment… Elle a une mine superbe et pour la première fois depuis son veuvage, porte une écharpe de couleur et une jaquette grise. C’est de la folie pour qui la connaît. Je reconnais là l’influence d’Anne-Marie. M’est avis que ça marche bien entre elles deux… Cette fois, bonhomme, tu n’échapperas pas à la coalition. T’es bonnard pour la bagouse au doigt ! Ça se chante sur toutes les bonnes scènes d’Opéra du monde…

On décide que je débarquerai tout d’abord Anne-Marie chez elle avec ses colibars because il serait idiot de coltiner tout ça jusqu’à Saint-Cloud pour, ensuite, le ramener sur Pantruche…

Elle pioge pas très loin de la gare, du reste… Une petite rue provinciale derrière le Jardin des plantes. Elle y possède un petit appartement de trois pièces, pourvu d’un balcon sur lequel végètent des géraniums en pot.

Nous procédons, elle et moi, au déchargement de ses colis. C’est-à-dire qu’elle me désigne les valises lui appartenant et qu’elle s’engouffre dans l’immeuble pour aller ouvrir sa demeure.

Je me charge des pacsons et je grimpe en demandant à Félicie de m’attendre un peu…

Ça renifle le renfermé, dans la masure de ma belle. Elle va pour ouvrir les croisées, mais je lui demande de surseoir car je trouve cette pénombre propice.

Je pose les valoches et je lui saute dessus à pieds joints. Huit jours sans elle, ça commençait à faire longuet… Elle m’accueille à bras ouverts. Je n’ai que le temps de la coltiner sur le premier divan qui s’offre… On se fait le grand rodéo sans prendre le temps de se déloquer. Que voulez-vous, ça urge… Moman m’attend en bas dans la calèche et si je m’attarde trop, je ne saurai plus quelle contenance prendre. On y va du petit voyage d’agrément et je lui place un suprême patin, du genre fignolé-princesse…

— D’ici à une heure, je suis de retour, dis-je. Ce soir je vous emmène bouffer au restaurant.

Je me casse…

Félicie ne sourcille pas, bien qu’elle doive se douter un poil de ce qui vient de se passer. Je reprends les quais et pédale à vive allure jusqu’à notre pavillon…

La femme de ménage a fait du feu. C’est clair, gai. Y a des fleurs sur la table de la salle à manger… Félicie me regarde.

— Ma parole, Antoine, plaisante-t-elle, tu deviens homme d’intérieur !

Je lui envoie une bourrade.

— Ça t’apprendra à me filer des idées crétines dans le citron !

Je vais décharger le restant des bagages et je les entrepose dans le vestibule.

M’man, qui a déjà boutonné sa blouse noire des jours de nettoyage, s’écrie en montrant une valise en cuir bleu :

— Ça n’est pas à moi, ça…

— C’est à Anne-Marie ?

— Bien sûr…

— O.K., je la lui rendrai tout à l’heure…

Je monte les autres valises au premier, où Félicie va commencer à déballer. Elle fredonne un petit air de sa jeunesse… Quelque chose comme Fascination.

— Eh bien ! me dit-elle, qu’attends-tu pour aller la chercher ? Elle doit être désorientée, toute seule.

Je ris et embrasse ma brave vioque. Elle pige tout décidément.

Je dégringole l’escadrin quatre à quatre et au passage, j’empoigne la valise bleue. Mais mon excitation est telle que, parvenu au perron, je fais un faux mouvement et manque plonger dans les marches… Heureusement, je parviens à me rattraper au montant de la marquise. Mais, en accomplissant ce numéro de haute voltige, j’ai dû lâcher la belle valoche qui gît au bas du perron. Je cours la ramasser. La serrure de gauche a été arrachée et le couvercle s’est crevé. Du moins l’angle de protection en acier est parti. Consterné, je colmate la brèche et je vais à ma bagnole…

Dans la rue de ma « fiancée », il y a une file de bagnoles… Je suis obligé d’aller me ranger aux cinq cents diables à cause des grossiums de la Halle aux Vins qui planquent leurs charrettes dans cette voie tranquille.

J’empoigne la valoche par sa manette et je reviens en direction de l’immeuble. Je marche depuis une trentaine de mètres, lorsqu’une dame me hèle :

— Eh ! Monsieur…

Je me retourne… La brave personne paraît siphonnée. D’un index tremblant, elle me désigne quelque chose sur le trottoir. Je bigle et j’ai brusquement mal au cœur…

Derrière moi, il y a des billets de cent raides semés sur l’asphalte… Je regarde la valise : ce fric tombe par le trou du couvercle…

Je remercie la dame et retourne ramasser l’auber. Puis je m’engouffre sous le porche de l’immeuble. Mais au lieu de me précipiter dans l’escalier, je pose la valise sur la dernière marche et, d’un geste brusque, je fais sauter le couvercle… C’est bourré de liasses de cent balles ! Elles sont empilées les unes sur (et contre) les autres comme des briques ! En fait de briques, ça en représente deux au moins…

Oui, les gars, j’ai mal au cœur… Exactement comme si j’avais trop bouffé de sucreries…

Parce que ces millions, comprenez bien, ne peuvent être constitués par les éconocroques de ma chère et tendre !

Alors ?

Je referme la valise. Mon palpitant est un petit désordonné qui se trémousse dans mon buffet comme la jeune fille qui va au cinéma pour la première fois avec un militaire. Je cramponne la valise sous mon bras et je monte jusqu’à l’appartement d’Anne-Marie.

Elle est immobile dans la pièce… Elle n’a eu qu’à crier d’entrer !

Je m’avance et pose la valise sur la table.

— Excusez-moi, lui dis-je. J’avais oublié de descendre ce colibar de ma voiture… En vous le rapportant, j’ai eu un geste malheureux et il s’est fendu…

Elle a un grand visage sombre dans lequel brillent des yeux chargés de fièvre.

— Non, dit-elle, c’est vous qui avez forcé cette valise…

Je secoue la tête.

— Erreur, mon amour. Tout a été purement accidentel. Quelquefois, le hasard se met au service de la police.

Je m’assieds et je pose mes pieds sur la table. Elle est sur le divan. Sa jupe un peu trop remontée me laisse deviner un morceau de chair que je connais bien et dont j’adore le granité, le velouté, la tiédeur, l’odeur, le frémissement.

— Le fric Vignaz-Dubois, hein ? je questionne au bout d’un moment.

Son mutisme est éloquent.

Je soupire…

— Voyez-vous, Anne-Marie, c’est la première fois que j’ai failli me faire posséder par une femme… Sans ce faux pas…

Alors elle se dresse, un pli barre son front, y met deux vilaines rides en formes d’ailes.

— Ah ! fait-elle, parce que cette constatation change quelque chose à votre amour pour moi ?

— Soyons logiques, coupé-je. Cette constatation jette un jour nouveau (et pas beau) sur votre personnalité. Au lieu de la petite étudiante éperdue de respect pour son toubib de patron, je découvre une complice…

— Voilà le vocabulaire du policier ! gouaille-t-elle.

— Vous savez ce qu’on dit à propos de ce fameux naturel qui revient à toute vibure lorsqu’on l’a chassé !

Je me lève brusquement. Nous voilà face à face, les yeux dans les yeux.

— Anne-Marie… Vous étiez la maîtresse de Dubois, comme j’avais cru le comprendre… Vous étiez sa complice… Cet idiot ne pouvait pas manigancer un coup pareil seul. Il lui fallait une volonté : il a eu celle de sa grosse femelle ! Et il lui fallait un but… Ce but, c’était vous, Anne-Marie… Il a fait tout ça pour vous. Et si j’avais mordu à l’hameçon, si j’avais couvert innocemment son double meurtre, il en aurait accompli un troisième ! Celui de sa baleine ! Osez le nier ! Il aurait foutu le camp avec vous et les millions… Et ça l’aurait bien emmouscaillé, ce pauvre raté ! Lui qui ne savait que foutre de sa peau, qu’aurait-il fait, grand Dieu, d’une jeune fille, d’une grosse fortune et d’une conscience chargée !

Elle détourne les yeux, vaincue…

Alors, la rogne me saisit. Je suis fou de rage de m’être laissé envelopper par cette pétasse ! Un peu plus et je me faisais marida par les restes à Dubois ! J’épousais une souris complice de deux meurtres et…

Je hurle :

— Et d’une tentative de meurtre !

Chose étrange, elle comprend…

— Non, non, murmure-t-elle.

— Si ! je hurle. Vous avez essayé de me buter, tous les deux. Vous le saviez qu’il me sapait, cet ignoble ! Et vous avez tenté de commettre le plus odieux de tous les crimes…

Je suis anéanti par la VÉRITÉ.

Elle m’aveugle, me fait mal aux chasses !

Pas mariole : Dubois, après l’accident qu’il avait provoqué à m’man, craignait que ces coïncidences répétées ne finissent par éveiller les soupçons… Si une fois que je serais crevé on ordonnait une autopsie, il était salement marron ! IL NE FALLAIT DONC PAS QU’IL M’EMPOISONNE ! Je devais mourir NATURELLEMENT ! Comprenez-vous ? NATURELLEMENT !

Il savait bien, parbleu, qu’il n’y avait rien dans la seringue. Rien que de la flotte… Seulement, Anne-Marie, en jouant le rôle de l’ange gardien, me faisait enfermer dans le cercueil, vivant !

Sans l’intervention de Pinaud, j’étouffais gentiment dans le pardessus en planches ! Après, on pouvait toujours la pratiquer, l’autopsie de votre petit camarade ! Pas trace de poison, et pour cause ! Il était claqué de sa belle mort, le San-Antonio bien-aimé !

— Petite salope ! fais-je. Quand tu as entendu mon collègue annoncer à Dubois qu’il était de la rousse, tu as joué ma carte pour te sauver les plumes, parce que tu avais compris que tout était scié… Et c’est pour le faire taire à jamais que tu l’as étalé, ton vieux glandulard ! Hein ? Avoue ! Mais avoue donc, roulure !

Tout en bramant, je la secoue par le corsage… Ma rogne est telle qu’il finit par être en lambeaux.

Elle est plutôt belle, ainsi… Vous parlez d’un flash, mes amis.

Ça fait ciné réaliste… On projetterait ça sur les écrans, les messieurs seraient obligés de se faire préparer du bromure !

— Eh bien, oui ! hurle-t-elle enfin ! OUI ! OUI ! J’étais une garce ! Une criminelle en puissance… Oui, c’est pour moi que Dubois a tué… Oui, je t’aurais laissé mourir…

Drôle d’idée de me tutoyer en un pareil instant.

— Mais, maintenant tout est changé ! dit-elle. Maintenant je t’aime… Ecoute, ces semaines dans le Midi… Non, tu ne peux pas comprendre, je n’avais jamais connu une vie comme ça…, un foyer.

— Arrête, tu vas tomber dans les allocations familiales !

Elle hausse les épaules.

— Si j’avais voulu, l’affaire étant classée, j’aurais pu partir n’importe où avec l’argent et me payer du bon temps. Mais non, mon amour… Je suis restée… Et je suis prête à tout pour te garder…

L’argument me frappe. Au fait, c’est vrai, rien ne l’obligeait à vivre avec nous… Rien !

Elle montre la valise !

— Emporte cet argent maudit où tu voudras.

Je lui prends le menton.

Lentement, nos bouches se soudent. Ce chemin si court et si voluptueux, elles le connaissent bien… Je crois que jamais je n’ai embrassé une femme si longuement.

Je la repousse doucement. Je la regarde bien dans les yeux et d’une voix que je sens flottante, je murmure :

— Adieu, Anne-Marie…

Elle voit qu’il n’y a plus rien à espérer. Elle ne bronche pas.

— Je me souviendrai longtemps de la chaleur de ta peau, Anne-Marie… Et du goût de tes lèvres. Le poids de ton regard va me manquer… Le soir, surtout, j’en ai peur… Je me rappellerai nos crépuscules, là-bas… nos étreintes dans les rochers… Et peut-être, dans le fond, ce que je regretterai le plus, ce seront ces vaisselles que nous faisions ensemble. Elles m’avaient doucement amené au seuil d’une vie nouvelle… Une vie qui me faisait un peu peur parce que, dans le fond, je n’étais pas fait pour elle… Et parce que je n’étais pas fait pour elle, elle m’attirait, c’est humain…

Je m’arrête, la voix nouée. J’avale un grand coup de chagrin et je dis :

— Cette valise, j’ignore son contenu. Si je le connaissais, je t’arrêterais… Peut-être pourrais-tu la porter dans une consigne de gare en prenant soin de camoufler ton aspect. Et peut-être pourrais-tu envoyer le récépissé au commissaire Mignon, Police Judiciaire, Paris…

Je me dirige vers la porte.

— Peut-être peux-tu la garder, je ne sais pas…

Je franchis le seuil sans ajouter un mot. Je crois avoir entendu le mot « adieu » dans mon dos, mais faible, comme un écho que vous apporte la brise du soir…

Dans la rue, la nuit tombe. Paris s’illumine… C’est chaque soir la même kermesse…

Je rejoins ma voiture et m’installe au volant. Machinalement je mets en route… Je tourne une rue, une autre… Je déclenche l’essuie-glace, mais ma vue reste brouillée…

Y a maldonne, les mecs… Ça n’est pas sur le pare-brise qu’il pleut !

FIN
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