Pour Pascaline.
À Gérald,
pour notre amitié.
Alex adore ça. Il y a déjà près d’une heure qu’elle essaye, qu’elle hésite, qu’elle ressort, revient sur ses pas, essaye de nouveau. Perruques et postiches. Elle pourrait y passer des après-midi entiers.
Il y a trois ou quatre ans, par hasard, elle a découvert cette boutique, boulevard de Strasbourg. Elle n’a pas vraiment regardé, elle est entrée par curiosité. Elle a reçu un tel choc de se voir ainsi en rousse, tout en elle était transformé à un tel point qu’elle l’a aussitôt achetée, cette perruque.
Alex peut presque tout porter parce qu’elle est vraiment jolie. Ça n’a pas toujours été le cas, c’est venu à l’adolescence. Avant, elle a été une petite fille assez laide et terriblement maigre. Mais quand ça s’est déclenché, ç’a été comme une lame de fond, le corps a mué presque d’un coup, on aurait dit du morphing en accéléré, en quelques mois, Alex était ravissante. Du coup, comme personne ne s’y attendait plus, à cette grâce soudaine, à commencer par elle, elle n’est jamais parvenue à y croire réellement. Aujourd’hui encore.
Une perruque rousse, par exemple, elle n’avait pas imaginé que ça pourrait lui aller aussi bien. Une découverte. Elle n’avait pas soupçonné la portée du changement, sa densité. C’est très superficiel, une perruque mais, inexplicablement, elle a eu l’impression qu’il se passait vraiment quelque chose de nouveau dans sa vie.
Cette perruque, en fait, elle ne l’a jamais portée. De retour chez elle, elle s’est aussitôt rendu compte que c’était la qualité la plus médiocre. Ça faisait faux, moche, ça faisait pauvre. Elle l’a jetée. Pas dans la poubelle, non, dans un tiroir de la commode. Et de temps en temps, elle l’a reprise et s’est regardée avec. Cette perruque avait beau être affreuse, du genre qui hurle : « Je suis du synthétique bas de gamme », il n’empêche, ce qu’Alex voyait dans la glace lui donnait un potentiel auquel elle avait envie de croire. Elle est retournée boulevard de Strasbourg, elle a pris le temps de regarder les perruques de bonne qualité, parfois un peu chères pour son salaire d’infirmière intérimaire, mais qu’on pouvait vraiment porter. Et elle s’est lancée.
Au début, ce n’est pas facile, il faut oser. Quand on est, comme Alex, d’un naturel assez complexé, trouver le culot de le faire demande une bonne demi-journée. Composer le bon maquillage, assortir les vêtements, les chaussures, le sac, (enfin, dégotter ce qui convient dans ce que vous avez déjà, on ne peut pas tout racheter chaque fois qu’on change de tête…). Mais ensuite vous sortez dans la rue et immédiatement, vous êtes quelqu’un d’autre. Pas vraiment, presque. Et, si ça ne change pas la vie, ça aide à passer le temps, surtout quand on n’attend plus grand-chose.
Alex aime les perruques typées, celles qui envoient des messages clairs comme : « Je sais à quoi vous pensez » ou « Je suis aussi très bonne en maths ». Celle qu’elle porte aujourd’hui dit quelque chose comme : « Moi, vous ne me trouverez pas sur Facebook. »
Elle saisit un modèle nommé « Urban choc » et c’est à ce moment qu’elle voit l’homme à travers la vitrine. Il est sur le trottoir d’en face et fait mine d’attendre quelqu’un ou quelque chose. C’est la troisième fois en deux heures. Il la suit. Maintenant, c’est une certitude. Pourquoi moi ? C’est la première question qu’elle se pose. Comme si toutes les filles pouvaient être suivies par des hommes sauf elle. Comme si elle ne sentait pas déjà en permanence leurs regards, partout, dans les transports, dans la rue. Dans les boutiques. Alex plaît aux hommes de tous les âges, c’est l’avantage d’avoir trente ans. Quand même, elle est toujours surprise. « Il y en a tellement de bien mieux que moi. » Toujours en crise de confiance, Alex, toujours envahie par le doute. Depuis l’enfance. Elle a bégayé jusqu’à l’adolescence. Même encore aujourd’hui, quand elle perd ses moyens.
Elle ne le connaît pas, cet homme, un physique pareil, ça l’aurait frappée, non, elle ne l’a jamais vu. Et puis, un type de cinquante ans suivre une fille de trente… Ce n’est pas qu’elle soit à cheval sur les principes, ça l’étonne, voilà tout.
Alex baisse le regard vers d’autres modèles, fait mine d’hésiter puis traverse le magasin et se place dans un angle d’où elle peut observer le trottoir. Il a dû être sportif, on le dirait à l’étroit dans ses vêtements, le genre d’homme qui pèse lourd. Tandis qu’elle caresse une perruque blonde, presque blanche, elle cherche à quel moment elle s’est rendu compte de sa présence pour la première fois. Dans le métro. Elle l’a remarqué au fond du wagon. Leurs regards se sont croisés et elle a eu le temps de voir le sourire qu’il lui adressait, qu’il voulait engageant, cordial. Ce qu’elle n’aime pas dans son visage, c’est qu’il semble avoir une idée fixe dans le regard. Mais surtout, quasiment pas de lèvres. Instinctivement, elle s’en est méfiée comme si toutes les personnes qui n’ont pas de lèvres retenaient quelque chose, des secrets inavouables, des méchancetés. Et son front bombé. Elle n’a pas eu le temps de regarder ses yeux, c’est dommage. Selon elle, c’est une chose qui ne trompe pas, c’est toujours ainsi qu’elle juge les gens, au regard. Évidemment, là, dans le métro, avec ce genre de type, elle n’a pas voulu s’attarder. Sans trop le montrer, elle s’est tournée dans l’autre sens, dos à lui, elle a fouillé dans son sac à la recherche de son lecteur mp3. Elle a mis Nobody’s Child, et elle s’est soudain demandé si elle ne l’avait pas déjà vu, la veille ou l’avant-veille, en bas de chez elle. L’image est confuse, elle n’est pas certaine. Il faudrait se retourner et le regarder de nouveau pour tenter de faire remonter ce souvenir flou, mais elle ne veut pas risquer de l’encourager. Ce qui est certain, c’est qu’après la rencontre dans le métro, elle l’a revu, une demi-heure plus tard, boulevard de Strasbourg au moment où elle revenait sur ses pas. Elle venait de changer d’avis, elle voulait revoir la perruque brune, mi-longue, avec des mèches, elle a fait subitement demi-tour et elle l’a aperçu, un peu plus loin, sur le trottoir, qui s’arrêtait brusquement et faisait mine de regarder une vitrine. Des vêtements féminins. Il avait beau prendre un air absorbé…
Alex repose la perruque. Il n’y a aucune raison mais ses mains tremblent. C’est idiot. Elle lui plaît, il la suit, il tente sa chance, il ne va quand même pas l’attaquer dans la rue. Alex secoue la tête comme si elle voulait ranger ses idées dans le bon ordre et, quand elle regarde de nouveau le trottoir, l’homme a disparu. Elle se penche sur le côté, sur la droite, puis sur la gauche, mais non, personne, il n’est plus là. Le soulagement qu’elle ressent a quelque chose d’exagéré. Si elle se répète : « C’est idiot », elle respire tout de même plus normalement. Sur le seuil de la boutique, elle ne peut s’empêcher de s’arrêter, de vérifier à nouveau. Pour un peu, c’est son absence maintenant qu’elle trouverait inquiétante.
Alex consulte sa montre, puis le ciel. Il fait doux, il reste encore presque une heure de jour. Pas envie de rentrer. Elle devrait s’arrêter dans une épicerie. Elle cherche à se rappeler ce qui reste dans le réfrigérateur. Pour les courses, elle est vraiment négligente. Son attention se concentre sur son travail, sur son confort (Alex est un peu maniaque) et, bien qu’elle ne veuille pas trop se l’avouer, dans les vêtements et les chaussures. Et les sacs. Et les perruques. Elle aurait bien aimé que ça passe plutôt dans l’amour mais l’amour est un sujet à part, le compartiment sinistré de son existence. Elle a espéré, voulu puis elle a renoncé. Aujourd’hui elle ne veut plus s’arrêter sur ce sujet, elle y pense le moins possible. Elle essaye seulement de ne pas transformer ce regret en plateaux télé, de ne pas prendre des kilos, de ne pas devenir trop moche. Malgré cela, bien que célibataire, elle se sent rarement seule. Elle a ses projets qui lui tiennent à cœur, qui structurent son temps. Pour l’amour, c’est raté, mais c’est ainsi. Et c’est moins difficile depuis qu’elle se prépare à finir seule. Malgré cette solitude, Alex essaye de vivre normalement, de trouver des plaisirs. Cette pensée-là l’aide souvent, l’idée de se faire des petits plaisirs, d’y avoir droit, elle aussi, comme les autres. Par exemple, elle a décidé ce soir de retourner dîner au Mont-Tonnerre, rue de Vaugirard.
Elle arrive un peu en avance. C’est la seconde fois qu’elle vient. La première fois, c’était la semaine dernière et une jolie rousse qui dîne toute seule, forcément on s’en souvient. Ce soir, on lui dit bonjour comme à une habituée, les serveurs se poussent du coude, on flirte un peu maladroitement avec la jolie cliente, elle sourit, les garçons la trouvent vraiment charmante. Elle demande la même table, dos à la terrasse, face à la salle, elle commande la même demi-bouteille de vin d’Alsace glacé. Elle soupire, Alex aime manger, il faut même qu’elle s’en méfie, qu’elle se le répète. Son poids est un vrai yoyo. Cela dit, elle maîtrise encore assez bien cette question. Elle peut prendre dix kilos, quinze, être méconnaissable, deux mois plus tard, la voilà de nouveau à son poids d’origine. Dans quelques années, elle ne pourra plus jouer avec ça.
Elle sort son livre et demande une fourchette supplémentaire pour tenir les pages ouvertes pendant qu’elle dîne. Comme la semaine passée, il y a en face d’elle, un peu sur la droite, le même type châtain très clair. Il dîne avec ses copains. Ils ne sont encore que deux, à les entendre les autres ne vont pas tarder. Il l’a vue tout de suite, dès qu’elle est entrée, elle fait mine de ne pas trop s’apercevoir qu’il la regarde avec insistance. Ce sera comme ça toute la soirée. Même quand ses autres amis seront arrivés, même quand ils seront lancés dans leurs éternelles discussions de travail, de filles, de femmes, qu’ils se raconteront à tour de rôle toutes ces histoires dont ils sont les héros, il ne cessera pas de la regarder. Alex aime bien cette situation mais elle ne veut pas l’encourager ouvertement. Il n’est pas mal, quarante, quarante-cinq, il a dû être beau, il doit boire un peu trop, ça lui donne un visage tragique. Ce visage lui procure des émotions, à Alex.
Elle boit son café. Seule concession, savamment dosée : un regard à cet homme en partant. Un simple regard. Alex fait ça à la perfection. C’est très furtif mais elle ressent vraiment une émotion douloureuse de l’apercevoir poser sur elle ce regard d’envie, ça lui remue le ventre, comme une promesse de chagrin. Alex ne se dit jamais les mots, les vrais mots, quand il s’agit de sa vie, comme ce soir. Elle voit bien que son cerveau se fixe sur des images arrêtées, comme si le film de son existence s’était cassé, impossible pour elle de remonter le fil, de se raconter de nouveau l’histoire, de trouver les mots. La prochaine fois, si elle reste plus tard, il sera peut-être dehors à l’attendre. Allez savoir. Enfin, si. Alex sait très bien comment ça se passe. Toujours un peu de la même manière. Ses retrouvailles avec les hommes ne font jamais des histoires très belles, ça, au moins, c’est une partie du film qu’elle a déjà vue et dont elle se souvient. Bon, c’est ainsi.
La nuit est complètement tombée et il fait vraiment doux. Un bus vient d’arriver. Elle accélère le pas, le chauffeur la voit dans son rétroviseur et l’attend, elle se presse, mais au moment de monter, non, elle change d’avis, elle va marcher un peu, elle en prendra un autre sur le chemin, elle fait signe au chauffeur qui lui répond d’un petit geste de regret, l’air de dire que la fatalité, c’est vraiment quelque chose. Il ouvre quand même la porte :
— Il n’y a pas d’autre bus derrière moi, je suis le dernier pour ce soir…
Alex sourit, le remercie d’un geste. Tant pis, elle finira à pied. Elle va prendre par la rue Falguière et, dans le prolongement, la rue Labrouste.
Il y a trois mois qu’elle habite ce quartier, du côté de la porte de Vanves. Elle change souvent. Avant, elle était porte de Clignancourt et avant encore, rue du Commerce. Alors qu’il y a des gens qui détestent ça, elle, déménager, c’est nécessaire. Elle adore. C’est peut-être, comme pour les perruques, l’impression de changer de vie. C’est un leitmotiv. Un jour, elle changera de vie. Quelques mètres plus loin, devant elle, une camionnette blanche monte deux roues sur le trottoir pour se garer. Pour passer, Alex se serre contre l’immeuble, elle sent une présence, un homme, pas le temps de se retourner, elle reçoit, entre les épaules, un coup de poing qui lui coupe le souffle. Elle perd l’équilibre, bascule en avant, son front percute violemment la carrosserie avec un bruit sourd, elle lâche tout ce qu’elle tient pour tenter de s’accrocher, elle ne rencontre rien, il l’attrape par les cheveux mais ne saisit que sa perruque, qui lui reste dans la main. Il pousse un juron, qu’elle ne comprend pas, et attrape rageusement, d’une main, une large poignée de vrais cheveux, et de l’autre, il la frappe en plein dans le ventre, un coup de poing à tuer un bœuf. Alex n’a pas le temps de hurler de douleur, elle se plie en deux et vomit aussitôt. Et cet homme est vraiment puissant, parce qu’il la retourne contre lui comme une feuille de papier. Il a passé un bras autour de sa taille, la maintient fermement et il lui enfonce une boule de tissu profondément, jusque dans la gorge. C’est lui, l’homme du métro, de la rue, l’homme de la boutique, c’est lui. Pendant une fraction de seconde, ils se regardent dans les yeux. Elle essaye de lui donner des coups de pied mais il tient maintenant ses bras étroitement serrés, c’est comme un étau, elle ne peut rien faire pour s’opposer à cette force, il la tire vers le bas, ses genoux cèdent, elle tombe sur le plancher du fourgon. Il lui assène alors un grand coup de pied dans les reins, Alex est catapultée dans le fourgon, sa joue racle le plancher. Il monte derrière elle, la retourne sans ménagement, plante son genou dans son ventre et lui allonge un coup de poing au visage. Il a frappé tellement fort… Il veut vraiment lui faire du mal, il veut vraiment la tuer, voilà ce qui traverse l’esprit d’Alex au moment où elle reçoit ce coup de poing, son crâne cogne sur le sol et rebondit, ça lui fait un choc terrible, là, derrière le crâne, l’occiput, c’est ça, se dit Alex, c’est l’occiput. Au-delà de ce mot, tout ce qu’elle parvient à penser, c’est, je ne veux pas mourir, pas comme ça, pas maintenant. Elle est recroquevillée, la bouche pleine de vomi, dans la position du fœtus, sa tête prête à exploser, elle sent ses mains qu’on tire violemment dans son dos, qu’on attache, et ses chevilles. Je ne veux pas mourir maintenant, se dit Alex. La porte du fourgon se referme brutalement, le moteur s’emballe, d’une brusque poussée le véhicule s’arrache du trottoir, je ne veux pas mourir maintenant.
Alex est sonnée mais consciente de ce qui lui arrive. Elle pleure, s’étouffe de ses larmes. Pourquoi moi ? Pourquoi moi ?
Je ne veux pas mourir. Pas maintenant.
Au téléphone, le divisionnaire Le Guen ne lui a pas laissé le choix :
— Je me fous de tes états d’âme, Camille, tu m’emmerdes ! Je n’ai personne, tu comprends, personne ! Alors je t’envoie une bagnole et tu files là-bas !
Il a laissé un temps et pour faire bonne mesure, il a ajouté :
— Et tu arrêtes de me faire chier !
Sur quoi, il a raccroché. C’est son style. Impulsif. D’habitude, Camille n’y prête pas attention. En règle générale, il sait négocier avec le divisionnaire.
Sauf que cette fois-ci, il s’agit d’un enlèvement.
Et il n’en veut pas, Camille, il l’a toujours dit, il y a deux ou trois choses qu’il ne fera plus, notamment les enlèvements. Depuis la mort d’Irène. Sa femme[1]. Elle est tombée dans la rue, enceinte de plus de huit mois. Il a fallu l’emmener à la clinique et puis elle a été enlevée. On ne l’a plus revue vivante. Camille, ça l’a terrassé. Dire ce qu’a été son désarroi est impossible. Foudroyé. Il est resté des jours entiers comme paralysé, halluciné. Quand il s’est mis à délirer, il a fallu l’hospitaliser. On l’a passé de cliniques en maisons de repos. Un miracle qu’il soit encore vivant. Plus personne ne l’espérait. Pendant tous les mois où il a été absent de la Brigade, tout le monde s’est demandé s’il relèverait un jour la tête. Et quand il est enfin revenu, c’était étrange parce qu’il donnait l’impression d’être exactement le même qu’avant la mort d’Irène, il avait juste vieilli. Depuis, il n’accepte plus que les affaires secondaires. Il traite les crimes passionnels, les rixes entre professionnels, les meurtres entre voisins. Des affaires où les morts sont derrière vous et pas devant. Pas d’enlèvements. Camille veut des morts bien morts, définitivement, des morts sans contestation.
— Quand même, a dit Le Guen, qui fait vraiment ce qu’il peut pour Camille, éviter les vivants, c’est pas une perspective. Autant faire croque-mort.
— Mais…, a répondu Camille, c’est exactement ce qu’on est !
Ils se connaissent depuis vingt ans, ils s’estiment, ils ne se craignent pas. Le Guen est un Camille qui aurait renoncé au terrain, Camille, un Le Guen qui aurait renoncé au pouvoir. Principalement, ce qui sépare les deux hommes, c’est deux grades et quatre-vingts kilos. Et trente centimètres. Exprimé de cette manière, ça semble énorme comme différence et c’est vrai que lorsqu’on les voit ensemble, c’est à la limite de la caricature. Le Guen n’est pas très grand mais Camille, lui, est très petit. Un mètre quarante-cinq, vous imaginez, il regarde le monde par en dessous, comme un enfant de treize ans. Il doit ça à sa mère, Maud Verhœven, artiste peintre. Ses toiles figurent au catalogue d’une dizaine de musées internationaux. Immense artiste et grande fumeuse qui vivait noyée dans la fumée de cigarettes, un halo permanent, l’imaginer sans ce nuage bleuté, impossible. C’est à cela que Camille doit ses deux qualités les plus remarquables. De l’artiste, il tient un don inouï pour le dessin et de la fumeuse invétérée, l’hypotrophie fœtale qui a fait de lui un homme d’un mètre quarante-cinq.
Il n’a quasiment jamais rencontré de gens qu’il puisse regarder de haut. L’inverse, en revanche… Une taille pareille, ce n’est pas seulement un handicap. À vingt ans, c’est une humiliation effroyable, à trente, une malédiction, mais dès le début on comprend que c’est une destinée. Le genre de truc qui vous fait employer des grands mots.
Grâce à Irène, la taille de Camille était devenue une force. Irène l’avait grandi de l’intérieur. Jamais Camille n’avait été aussi… Il cherche. Sans Irène, même les mots lui manquent.
Au contraire de Camille, Le Guen fait dans le monumental. Il pèse, on ne sait pas vraiment combien, il ne dit jamais son poids, certains disent cent vingt, d’autres cent trente, il y en a même pour aller encore plus loin, ça n’a plus aucune importance, Le Guen est énorme, pachydermique, avec de grandes bajoues de hamster mais comme il a un regard clair, qui déborde d’intelligence, personne ne peut l’expliquer, les hommes ne veulent pas l’admettre, les femmes sont à peu près toutes d’accord : le divisionnaire est un homme extrêmement séduisant. Allez comprendre.
Camille a entendu Le Guen hurler. Il n’est pas impressionné par les bourrasques du divisionnaire. Depuis le temps… Il décroche calmement, compose le numéro :
— Je te préviens, Jean, j’y vais, sur ton histoire d’enlèvement. Mais tu la refiles à Morel dès qu’il revient parce que… (il prend son élan et martèle chaque syllabe avec une patience qui ressemble à une menace :)… je ne ferai pas cette affaire !
Camille Verhœven ne crie jamais. Rarement. C’est un homme d’autorité. Il est petit, chauve, léger mais tout le monde le sait, Camille, c’est une lame. D’ailleurs, Le Guen ne répond pas. Certaines mauvaises langues disent qu’entre eux, c’est Camille qui porte la culotte. Ça ne les fait pas rire. Camille raccroche.
— Et merde !
C’est vraiment la cerise. D’autant que ça n’arrive pas tous les jours, un enlèvement, on n’est pas au Mexique, ça aurait pu arriver à un autre moment, quand il est en mission, en repos, ailleurs ! Camille tape du poing sur la table. Au ralenti, parce qu’il est un homme mesuré. Même chez les autres, il n’aime pas les débordements.
Le temps presse. Il se lève, attrape son manteau, son chapeau, descend rapidement les marches. Il est petit, Camille, mais il marche lourdement. Jusqu’à la mort d’Irène, il avait le pas plutôt léger, elle lui disait même souvent : « Tu as une démarche d’oiseau. J’ai toujours l’impression que tu vas t’envoler. » Irène est morte il y a quatre ans.
La voiture stoppe devant lui. Camille grimpe.
— Tu t’appelles comment, déjà ?
— Alexandre, patr…
Il se mord la langue. Tout le monde sait ici que Camille déteste le coup du « patron ». Il dit que ça fait hôpital, série TV. C’est bien son genre, les jugements à l’emporte-pièce. Camille est un non-violent avec des brutalités. Il s’emporte parfois. Il était déjà d’un caractère assez entier, avec l’âge, avec le veuvage, il est devenu un peu ombrageux, irritable. Au fond, c’est un impatient. Irène demandait déjà : « Mon amour, pourquoi es-tu toujours autant en colère ? » Du haut, si l’on peut dire, de son mètre quarante-cinq, Camille répondait, surjouant l’étonnement : « Oui, c’est vrai, ça… Aucune raison d’être en colère… » Colérique et mesuré, brutal et manœuvrier, il est assez rare que les gens le comprennent du premier coup. L’apprécient. C’est aussi parce qu’il n’est pas très gai. Camille ne s’aime pas beaucoup.
Depuis qu’il a repris le travail, presque trois ans, Camille accepte tous les stagiaires, une aubaine pour les chefs de service qui ne veulent pas s’en encombrer. Lui, ce qu’il ne veut pas, depuis que la sienne a explosé, c’est reformer une équipe stable.
Il jette un œil à Alexandre. Une tête à s’appeler autrement mais sûrement pas Alexandre. N’empêche, il est suffisamment Alexandre pour le dépasser de quatre têtes, ce qui n’est pas un exploit, et il a démarré avant que Camille en donne l’ordre, ce qui est au moins un signe de tonicité.
Alexandre file comme une flèche, il aime conduire et ça se voit. On dirait que le GPS peine à rattraper le retard qu’il a pris au départ. Alexandre veut montrer au commandant qu’il conduit bien, la sirène hurle, la voiture traverse avec autorité les rues, les carrefours, les boulevards, les pieds de Camille ballottent à vingt centimètres du sol, il se tient de la main droite à la ceinture de sécurité. Il leur faut moins de quinze minutes pour être sur place. Il est vingt et une heures cinquante. Bien qu’il ne soit pas très tard, Paris a déjà l’air assoupi, serein, pas vraiment le genre de ville où on enlève les femmes. « Une femme », a dit le témoin qui a appelé la police. Il était visiblement en état de choc : « Enlevée, sous mes yeux ! » Il n’en revenait pas. Il faut dire, ça n’est pas fréquent, comme expérience.
— Arrête-moi là, dit Camille.
Camille sort, assure son chapeau, le garçon repart. On est au bout de la rue, à cinquante mètres des premières barrières. Camille termine à pied. Quand il a le temps, il tâche toujours de prendre les problèmes de loin, c’est sa méthode. Le premier regard compte beaucoup, autant qu’il soit panoramique parce qu’après, on est dans le détail, dans les faits, innombrables, aucun recul. C’est la raison officielle qu’il se donne pour être descendu à une centaine de mètres de l’endroit où il est attendu. L’autre raison, la vraie, c’est qu’il n’a pas envie d’être là.
En s’avançant vers les voitures de police dont la lumière des gyrophares éclabousse les façades, il cherche à comprendre ce qu’il éprouve.
Son cœur cogne.
Il ne se sent vraiment pas bien. Il donnerait dix ans de sa vie pour être ailleurs.
Mais aussi lentement qu’il s’approche, le voici quand même arrivé.
Ça s’est passé à peu près comme ça, quatre ans plus tôt. Dans la rue qu’il habitait, qui ressemble un peu à celle-ci. Irène n’était plus là. Elle devait accoucher, un petit garçon, dans quelques jours. Elle aurait dû être à la maternité, Camille s’est précipité, il a couru, il l’a cherchée, ce qu’il a fait cette nuit-là pour la retrouver… Il était comme fou mais il a eu beau faire… Après, elle était morte. Le cauchemar dans la vie de Camille a commencé par une seconde semblable à celle-ci. Alors il a le cœur qui cogne, qui rebondit, ses oreilles bourdonnent. Sa culpabilité, qu’il croyait assoupie, s’est réveillée. Ça lui donne des nausées. Une voix lui crie de s’enfuir, une autre d’affronter, sa poitrine est serrée comme dans un étau. Camille pense qu’il va tomber. Au lieu de ça, il déplace une barrière pour entrer dans le périmètre sécurisé. L’agent de faction lui adresse de loin un petit signe de la main. Si tout le monde ne connaît pas le commandant Verhœven, tout le monde le reconnaît. Forcément, même s’il n’était pas une sorte de légende, avec cette taille-là… Et cette histoire-là…
— Ah, c’est vous ?
— Tu es déçu…
Aussitôt, Louis bat des ailes, affolé.
— Non, non, non, non, pas du tout !
Camille sourit. Il a toujours été très fort pour lui faire perdre les pédales. Louis Mariani a été longtemps son adjoint, il le connaît comme s’il l’avait tricoté.
Au début, après l’assassinat d’Irène, Louis est souvent venu le voir à la clinique. Camille n’avait pas beaucoup de conversation. Ce qui n’avait plus été qu’un passe-temps, dessiner, était devenu son activité principale et même exclusive. Il ne faisait plus que ça, à longueur de journée. Les dessins, les esquisses, les croquis s’empilaient dans la chambre dont Camille conservait par ailleurs le caractère impersonnel. Louis s’aménageait une petite place, l’un regardait les arbres du parc, l’autre ses pieds. Ils se sont dit des tonnes de choses dans ce silence, mais ça ne valait quand même pas des mots. Ils n’en trouvaient pas. Et puis un jour, sans crier gare, Camille a expliqué qu’il préférait être seul, il ne voulait pas entraîner Louis dans sa tristesse. « Ce n’est pas une fréquentation bien intéressante un policier triste », a-t-il dit. Ça leur a fait de la peine à tous les deux d’être ainsi séparés. Et puis le temps a passé. Ensuite, quand les choses ont commencé à aller mieux, c’était trop tard. Passé le deuil, ce qui reste est un peu désertique.
Ils ne se sont pas vus depuis longtemps, ils se sont juste croisés, des réunions, des briefings, ce genre de choses. Louis n’a pas beaucoup changé. Vieux, il mourra avec l’air jeune, il y a des gens comme ça. Et toujours aussi élégant. Un jour, Camille lui a dit : « Même habillé pour un mariage, à côté de toi, je ressemble toujours à un clodo. » Il faut dire que Louis est riche, très riche. Sa fortune, c’est comme les kilos du divisionnaire Le Guen, personne ne sait le chiffre mais tout le monde sait que c’est considérable et, certainement, en expansion permanente. Louis pourrait vivre de ses rentes et assurer la sécurité des quatre ou cinq générations à venir. Au lieu de ça, il est flic à la Criminelle. Il a fait des tas d’études dont il n’avait pas besoin, qui lui ont laissé une culture que Camille n’a jamais prise en défaut. Vraiment, Louis est une curiosité.
Il sourit, ça lui fait drôle de retrouver Camille comme ça, qui arrive sans prévenir.
— C’est là-bas, dit-il en désignant des barrières.
Camille presse le pas derrière le jeune homme. Pas si jeune d’ailleurs.
— Ça te fait quel âge, Louis ?
Louis se retourne.
— Trente-quatre, pourquoi ?
— Non, pour rien.
Camille réalise qu’on est à deux pas du musée Bourdelle. Il revoit assez nettement le visage de l’Héraclès archer. La victoire du héros sur les monstres. Camille n’a jamais sculpté, il n’a jamais eu le physique pour et il ne peint plus depuis très longtemps, mais dessiner, il continue, même après sa longue dépression, c’est plus fort que lui, ça fait partie de ce qu’il est, il ne peut pas s’en empêcher, toujours un crayon à la main, c’est sa manière de regarder le monde.
— Tu le connais, l’Héraclès archer du musée Bourdelle ?
— Oui, dit Louis.
Il a l’air embêté.
— Mais je me demande. s’il n’est pas plutôt à Orsay.
— T’es toujours aussi chiant.
Louis sourit. Ce genre de phrase, chez Camille, ça veut dire, je t’aime bien. Ça veut dire, comme le temps passe vite, ça fait combien de temps, toi et moi ? Ça veut dire, finalement, on ne s’est quasiment pas vus depuis que j’ai tué Irène, non ? Alors, ça fait drôle de se retrouver tous les deux sur une scène de crime. Du coup, Camille se croit tenu de préciser :
— Je remplace Morel. Le Guen n’avait personne sous la main. Il m’a demandé.
Louis fait signe qu’il comprend mais il reste sceptique. Le commandant Verhœven en transit sur une affaire comme celle-ci, c’est tout de même étonnant.
— Tu appelles Le Guen, enchaîne Camille. Il me faut des équipes. Tout de suite. Vu l’heure on ne pourra pas faire grand-chose, du moins on essaye…
Louis hoche la tête et prend son portable. Il voit les choses de la même manière. On peut prendre ce genre d’affaire par deux bouts. Le kidnappeur ou la victime. Le premier est loin, certainement. La victime, elle, habite peut-être le quartier, peut-être a-t-elle été enlevée près de chez elle, ce n’est pas seulement l’histoire d’Irène qui fait penser ça aux deux hommes, c’est la statistique.
Rue Falguière. Décidément, ce soir, on est abonné aux sculpteurs. Ils avancent au milieu de la rue dont les accès ont été bouclés. Camille lève les yeux vers les étages, toutes les fenêtres sont allumées, c’est le spectacle de la soirée.
— On a un témoin, un seul, dit Louis en fermant son portable. Et l’emplacement du véhicule qui a servi à l’enlèvement. L’Identité devrait arriver.
Et, justement, elle arrive. On repousse précipitamment les barrières, Louis leur désigne l’emplacement vide le long du trottoir, entre deux véhicules. Quatre techniciens descendent aussitôt avec leur matériel.
— Il est où ? demande Camille.
Il s’impatiente, le commandant. On sent qu’il ne veut pas rester là. Son portable vibre.
— Non, monsieur le procureur, répond-il, le temps que l’information arrive chez nous en passant par le commissariat du quinzième arrondissement, c’était déjà beaucoup trop tard pour des barrages.
Ton sec, à la limite de la courtoisie, pour parler à un procureur. Louis s’éloigne pudiquement. Il comprend l’impatience de Camille. Pour un enfant mineur, on aurait déjà déclenché l’alerte enlèvement mais il s’agit d’une femme adulte. On va se débrouiller seuls.
— Ce que vous demandez va être très difficile, monsieur le procureur, dit Camille.
Sa voix a encore baissé d’un ton. Et il parle trop lentement. Ceux qui le connaissent savent que, chez lui, cette attitude est fréquemment un signe précurseur.
— Vous voyez, monsieur, à l’heure où je vous parle, il y a… (il lève les yeux), je dirais… une bonne centaine de personnes aux fenêtres. Les équipes qui font la proximité vont en informer deux ou trois cents de plus. Alors, dans ces conditions, si vous connaissez un moyen d’éviter de répandre la nouvelle, je suis preneur.
Louis sourit silencieusement. Du Verhœven tout craché. Il adore. Parce qu’il le retrouve comme il a toujours été. En quatre ans, il a vieilli mais il est toujours aussi totalement désinhibé. Parfois, un danger public pour la hiérarchie.
— Naturellement, monsieur le procureur.
À son ton, on devine clairement que, quelle qu’elle soit, Camille n’a absolument aucune intention de tenir la promesse qu’il vient de faire. Il raccroche. Cette conversation l’a mis de plus mauvaise humeur encore que les circonstances.
— Et d’abord, merde, il est où, ton Morel ?
Louis ne s’y attendait pas. « Ton Morel ». Camille est injuste, mais Louis comprend. Imposer cette affaire à un homme comme Verhœven qui a déjà une certaine propension au désarroi…
— À Lyon, répond Louis calmement. Pour le séminaire européen. Il rentre après-demain.
Ils se sont remis en marche vers le témoin gardé par un agent en uniforme.
— Vous faites chier ! lâche Camille.
Louis se tait. Camille s’arrête.
— Excuse-moi, Louis.
Mais en le disant il ne le regarde pas, il regarde ses pieds, puis à nouveau les fenêtres des immeubles avec toutes ces têtes qui regardent dans la même direction, comme dans un train en partance pour la guerre. Louis voudrait dire quelque chose mais quoi, ça n’est pas la peine. Camille prend une décision. Il regarde enfin Louis :
— Allez, on fait comme si…?
Louis remonte sa mèche. Main droite. C’est tout un langage chez lui, la remontée de la mèche. À cet instant, main droite, ça veut dire bien sûr, d’accord, on fait comme si. Louis désigne une silhouette derrière Camille.
C’est un homme d’une quarantaine d’années. Il promenait son chien, une chose assise à ses pieds que Dieu a dû bricoler un jour d’intense fatigue. Camille et le chien se regardent et se détestent immédiatement. Le chien grogne, puis se recule en couinant jusqu’à buter sur les pieds de son maître. Mais des deux, c’est encore le propriétaire du chien qui est le plus étonné en voyant Camille se planter devant lui. Il regarde Louis, étonné qu’on puisse devenir chef dans la police avec une taille pareille.
— Commandant Verhœven, dit Camille. Vous voulez voir ma carte ou vous me croyez sur parole ?
Louis boit du petit-lait. Il sait comment ça va se poursuivre. Le témoin va dire :
— Non, non, ça va… C’est que…
Camille va l’interrompre et demander :
— C’est que, quoi ?
L’autre va s’empêtrer :
— Je m’attendais pas, voyez… c’est plutôt que…
À partir de là, deux solutions. Soit Camille pousse le type du côté où il penche, et il lui appuie bien fort sur la tête jusqu’à ce qu’il demande grâce, parfois il est impitoyable. Soit il renonce. Cette fois, Camille renonce. On a affaire à un enlèvement. Une urgence.
Donc, le témoin promenait son chien. Et il a vu une femme se faire enlever. Sous ses yeux.
— Vingt et une heures, dit Camille. Vous êtes certain de l’heure ?
Le témoin est comme tout le monde, quand il parle de quelque chose, au fond, il ne parle que de lui.
— Certain, parce que à la demie, je regarde toujours les crashs de voitures sur No-Limit…! Je descends mon chien juste avant.
On commence par le physique de l’agresseur.
— Il était de trois quarts, vous comprenez. Mais un grand type, le genre balèze.
Il a vraiment l’impression d’apporter une aide précieuse. Camille le regarde, déjà lassé. Louis interroge. Les cheveux ? L’âge ? Les vêtements ? Pas bien vu, difficile à dire, normal. Avec ça…
— Bien. Et le véhicule ? propose Louis d’un air encourageant.
— Une camionnette blanche. Le genre pour artisan, vous voyez ?
— Quel genre d’artisan ? coupe Camille.
— Bah, je ne sais pas, moi, genre… je ne sais pas, artisan, quoi !
— Et qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
On sent que Verhœven prend sur lui. Le type garde la bouche entrouverte.
— Les artisans, dit-il enfin, ils en ont tous, des fourgons comme ça, non ?
— Oui, dit Camille, ils en profitent même pour mettre leur nom dessus, leur téléphone et leur adresse. C’est comme qui dirait de la publicité gratuite et itinérante, vous voyez ? Alors, sur celui-ci, qu’est-ce qu’il avait écrit, votre artisan ?
— Bah, justement, sur celui-là, il n’y avait rien d’écrit. En tout cas, j’ai rien vu.
Camille a sorti son carnet.
— Je note. Nous disons donc… une femme inconnue… enlevée par un artisan anonyme, dans un véhicule indéterminé, j’ai oublié quelque chose ?
Panique du maître-chien. Ses lèvres tremblent. Il se tourne vers Louis, allez rendre service, on m’y reprendra, tiens.
Camille referme son carnet, exténué, et il se détourne. Louis prend le relais. Cet unique témoignage tient en peu de choses, il faudra faire avec. Camille entend la suite de l’interrogatoire, dans son dos. La marque du véhicule (« Un Ford, peut-être… Je ne connais pas bien les marques, vous savez, je n’ai plus de voiture depuis longt… ») mais la victime est une femme (« sûr et certain »). La description de l’homme, elle, reste vaseuse (« Il était seul, en tout cas, j’ai vu personne d’autre… »). Reste la manière. La manière forte.
— Elle a crié, elle se débattait… alors il lui a donné un grand coup de poing dans le ventre. Il n’y est pas allé de main morte ! C’est même à ce moment-là que j’ai crié. Pour essayer de lui faire peur, vous comprenez…
Camille reçoit ces précisions en plein cœur, comme si chaque coup le touchait personnellement. Un commerçant a vu Irène, le jour de son enlèvement, c’était pareil, rien à dire, rien vu ou à peine. La même chose. On va voir. Il revient aussitôt sur ses pas.
— Vous étiez où, exactement ? demande-t-il.
— Là-bas…
Louis regarde par terre. Le type tend le bras, index pointé.
— Montrez-moi.
Louis ferme les yeux. Il a pensé la même chose que Camille mais ce que va faire Verhœven, lui, il ne le ferait pas. Le témoin tire sur son chien, avance sur le trottoir, encadré par les deux flics, et s’arrête.
— À peu près ici…
Il jauge, se tourne d’un côté, de l’autre, fait une petite moue, mouais, à peu près. Camille veut une confirmation.
— Ici ? Pas plus loin ?
— Non, non, répond le témoin, victorieux.
Louis parvient à la même conclusion que Camille.
— Il lui a donné aussi des coups de pied, vous savez…, dit l’homme.
— Je vois très bien, conclut Camille. Donc, vous êtes ici, on est à combien ?
Il interroge le témoin du regard.
— … quarante mètres ?
Oui, le gars est satisfait de l’évaluation.
— Vous voyez une femme se faire tabasser, se faire enlever, à quarante mètres, et ce que vous faites, courageusement : vous criez.
Il lève les yeux vers le témoin qui bat rapidement des paupières, comme sous le coup d’une émotion forte.
Sans un mot, Camille a soupiré, s’est éloigné, juste un dernier regard pour le clébard qui a l’air aussi courageux que son propriétaire. On sent qu’il a très envie de shooter dedans.
Il ressent, comment dire, il cherche le mot, une sorte de détresse, une sensation un peu… électrique. À cause d’Irène. Il se retourne, regarde la rue déserte. Et enfin, il est secoué par une décharge. Il comprend. Jusqu’ici, il a fait son travail, technique, méthodique, organisé, il a pris les initiatives qu’on attend de lui mais ce n’est que maintenant, et pour la première fois depuis son arrivée, qu’il prend vraiment conscience qu’à cet endroit, il y a moins d’une heure, une femme, en chair et en os, a été enlevée, une femme a hurlé, a été battue, poussée dans une camionnette, qu’elle est captive, affolée, martyrisée peut-être, que chaque minute compte et qu’il n’est pas dans la course parce qu’il veut se maintenir à distance, se protéger, il ne veut pas faire son travail, le travail qu’il a choisi. Et qu’il a conservé après la mort d’Irène. Tu pouvais faire autrement, se dit-il, mais tu ne l’as pas fait. Tu es ici, à cet instant précis et ta présence n’a qu’une seule justification : retrouver la femme qui vient d’être kidnappée.
Camille est pris d’un vertige. D’une main, il s’appuie sur la carrosserie d’une voiture et de l’autre desserre son nœud de cravate. Se trouver dans cette circonstance particulière n’est sans doute pas une très bonne chose pour un homme que le malheur anéantit aussi facilement. Louis vient d’arriver à sa hauteur. N’importe qui demanderait : « Ça va ? » Pas Louis. Il reste debout près de Camille, regarde ailleurs, comme on attend un verdict, avec patience, émotion, inquiétude.
Camille sort de son malaise, semble s’ébrouer. Il s’adresse, à trois mètres de lui, aux techniciens de l’Identité :
— Vous avez quoi ?
Il s’avance vers eux, se racle la gorge. Le problème d’une scène de crime en pleine rue, c’est que vous ramassez tout et n’importe quoi et dans le lot, allez savoir ce qui appartient à votre affaire.
Un technicien, le plus grand des deux, lève la tête vers lui :
— Des mégots, une pièce de monnaie… (il se penche vers un sachet plastique posé sur sa mallette)… étrangère, un ticket de métro, et un peu plus loin, je peux te proposer un mouchoir en papier (usagé) et un capuchon de stylo en plastique.
Camille regarde le sachet transparent avec le ticket de métro, il le soulève à la lumière.
— Et visiblement, ajoute le gars, on l’a pas mal secouée.
Dans le caniveau, des traces de vomissures que son collègue ramasse précautionneusement avec une cuillère stérile.
Agitation du côté des barrières. Quelques agents en uniforme arrivent à petite foulée. Camille compte. Le Guen lui en envoie cinq.
Louis sait ce qu’il a à faire. Trois équipes. Il va leur transmettre les premiers éléments, quadriller la proximité, on n’ira pas très loin étant donné l’heure, distribuer les consignes, c’est rôdé avec Camille. Et un dernier agent restera avec Louis pour interroger les riverains, faire descendre ceux qui regardent à la fenêtre et qui se trouvent le plus près de la scène de l’enlèvement.
Vers vingt-trois heures, Louis le Suborneur a trouvé le seul immeuble de la rue qui dispose encore d’une concierge en rez-de-chaussée, une rareté à Paris. Vampée par l’élégance de Louis. Grâce à quoi sa loge devient le QG de la police. De voir la taille du commandant, la bignole, ça lui fait tout de suite quelque chose. Le handicap de cet homme, c’est comme les animaux abandonnés, ça la transperce. Elle met aussitôt son poing à sa bouche, mon dieu mon dieu mon dieu. Devant ce spectacle, tout en elle s’apitoie, flageole, défaille, si c’est pas malheureux. Elle regarde le commandant à la dérobée en plissant douloureusement les yeux, comme s’il avait une plaie ouverte et qu’elle partageait sa souffrance.
En aparté, elle demande à Louis :
— Vous voulez que je cherche une petite chaise pour vot’ chef ?
On croirait que Camille vient de rapetisser à l’instant, qu’il faut prendre des dispositions.
— Non merci, répond Louis le Pieux en fermant les yeux. Tout ira bien comme ça, merci infiniment, madame.
Louis lui adresse un magnifique sourire. Moralité, elle fait une cafetière entière, pour tout le monde.
À la tasse de Camille, elle ajoute une cuillère à moka.
Toutes les équipes sont au travail, Camille sirote son café sous le regard miséricordieux de la concierge. Louis pense. C’est son truc, Louis est un intellectuel, il pense tout le temps. Cherche à comprendre.
— Une rançon…, propose-t-il prudemment.
— Le sexe…, dit Camille. La folie…
On pourrait faire défiler toutes les passions humaines : l’envie de détruire, la possession, la révolte, la conquête. Ils en ont vu, l’un comme l’autre, des passions meurtrières, et les voilà dans cette loge, immobiles… Presque désœuvrés.
On a fait la proximité, on a fait descendre des gens, on a recoupé les témoignages, les on-dit, les avis des uns et des autres, on a sonné à des portes sur la foi de certitudes aussitôt dissoutes, ça a pris une partie de la nuit.
Et pour le moment, rien. La femme qui a été enlevée n’habite sans doute pas le quartier, ou en tout cas, pas les abords immédiats de l’enlèvement. Ici, personne ne semble la connaître. On a trois signalements qui pourraient correspondre, des femmes qui sont en voyage, en déplacement, qui se sont absentées…
Ça ne lui dit rien qui vaille, à Camille.
C’est le froid qui la réveille. Et les contusions parce que le trajet a été long. Attachée, elle n’a rien pu faire pour empêcher son corps de rouler, de se cogner contre les parois. Puis quand le fourgon s’est enfin arrêté, l’homme a ouvert la porte et l’a recouverte d’une sorte de bâche en plastique qu’il a ficelée. Il l’a ensuite chargée sur une épaule. C’est effrayant d’être réduite à un simple chargement, effrayant aussi de penser qu’on est à la merci d’un homme qui peut vous charger ainsi sur son épaule. On imagine tout de suite de quoi il est capable.
Il n’a pris ensuite aucune précaution ni pour la déposer sur le sol, ni pour traîner le sac, ni même pour la faire rouler dans un escalier. L’arête des marches a cogné toutes ses côtes, et impossible de se protéger la tête, Alex a hurlé mais l’homme a poursuivi son trajet. Quand la tête a cogné une seconde fois, sur l’arrière, elle s’est évanouie.
Il y a combien de temps de cela, impossible à savoir.
Maintenant, plus un bruit mais un froid terrible sur les épaules, dans les bras. Et les pieds glacés. Le ruban adhésif est tellement serré que son sang ne circule plus. Elle ouvre les yeux. Du moins, elle tente de les ouvrir parce que le gauche reste collé. La bouche non plus ne s’ouvre pas. Un scotch large. Elle ne se souvient pas de ça. Pendant qu’elle était évanouie.
Alex est couchée sur le sol, pliée sur le côté, les bras liés dans le dos, les pieds attachés l’un contre l’autre. Elle a mal à la hanche sur laquelle porte tout son poids. Elle émerge avec une lenteur de comateuse, mal partout comme après un accident de voiture. Elle essaye de voir où elle est, elle se déhanche et parvient à se mettre sur le dos, ses épaules lui font très mal. Son œil vient enfin de se décoller mais il ne capte pas d’image. J’ai l’œil crevé, se dit Alex, affolée. Mais après quelques secondes, son œil à demi ouvert lui renvoie une image floue qui semble arriver d’une planète située à des années-lumière.
Elle renifle, fait le vide, tente de raisonner. C’est un hangar ou un entrepôt. Un grand lieu vide, avec une lumière diffuse qui vient d’en haut. Le sol est dur, humide, une odeur de pluie sale, d’eau stagnante, c’est pour cette raison qu’elle a si froid : cet endroit est détrempé.
La première chose qui lui revient, c’est le souvenir de l’homme qui la tient serrée contre lui. Son odeur âcre, forte, une odeur de transpiration, animale. Dans les moments tragiques, ce sont souvent des pensées insignifiantes qui vous viennent : il m’a arraché des cheveux, voilà ce qui lui vient en premier. Elle imagine son crâne avec une large zone claire, toute une poignée arrachée, elle se met à pleurer. En fait, ça n’est pas tant cette image qui la fait pleurer que tout ce qui vient d’arriver, la fatigue, la douleur. Et la peur. Elle pleure, et c’est difficile de pleurer ainsi, avec un ruban qui tient les lèvres fermées, elle s’étouffe, elle se met à tousser et aussi très difficile de tousser, elle s’étrangle, ses yeux se remplissent de larmes. Une nausée lui soulève le ventre. Impossible de vomir. Sa bouche s’est emplie d’une sorte de bile qu’elle est contrainte de ravaler. Ça lui prend un temps fou. Ça l’écœure.
Alex fait des efforts pour respirer, des efforts pour comprendre, pour analyser. Malgré le désespoir de la situation, elle cherche à retrouver un peu de calme. Le sang-froid ne suffit pas toujours mais sans lui, vous êtes promis à la perdition. Alex essaye de s’assagir, de ralentir sa fréquence cardiaque. Comprendre ce qui vient d’arriver, ce qu’elle fait là, pourquoi elle est là.
Réfléchir. Elle souffre mais ce qui la gêne aussi, c’est sa vessie, comprimée, pleine. Elle n’a jamais été bien résistante de ce côté-là. Il ne lui faut pas vingt secondes pour prendre sa décision, elle se lâche et se met à pisser sous elle, longuement. Ce laisser-aller n’est pas un échec parce que c’est elle qui a choisi. Si elle ne le fait pas, elle va souffrir longtemps, se tortiller des heures peut-être et elle finira quand même par en arriver là. Et vu la situation, elle a bien d’autres choses à craindre, une envie de pisser, c’est un obstacle inutile. Sauf que quelques minutes plus tard, elle a encore plus froid et elle n’avait pas pensé à ça. Alex tremble et elle ne sait plus pourquoi, de froid, de peur. Elle revoit deux images : l’homme dans le métro, au fond du wagon, qui lui sourit, et son visage, lorsqu’il la tient contre lui, juste avant qu’il la propulse dans le fourgon. Elle s’est fait vraiment mal en atterrissant.
Soudain au loin une porte en métal claque et résonne. Alex s’arrête de pleurer instantanément, aux aguets, tendue, près de craquer. Puis, d’un coup de reins, elle se recouche sur le côté et ferme les yeux, prête à encaisser le premier coup, parce qu’il va la battre, c’est pour ça qu’il l’a enlevée. Alex ne respire plus. De loin elle entend l’homme s’approcher, d’un pas tranquille, pesant. Enfin, il s’arrête devant elle. Entre ses cils, elle distingue ses chaussures, des grosses chaussures, bien cirées. Il ne dit rien. Il la surplombe, sans un mot, et reste ainsi un long moment, comme s’il surveillait son sommeil. Elle se décide enfin, ouvre complètement les yeux et les lève vers lui. Il a les mains dans le dos, le visage penché, aucune intention ne passe, il est juste penché au-dessus d’elle comme au-dessus… d’une chose. Vue d’en bas, sa tête est impressionnante, ses sourcils noirs et abondants font de l’ombre et masquent en partie ses yeux mais surtout, il y a son front, plus large que le reste du visage, on dirait qu’il déborde. Ça lui donne un côté arriéré, primitif. Têtu. Elle cherche le mot. Ne trouve pas.
Alex voudrait dire quelque chose. Le ruban l’en empêche. De toute manière, tout ce qui lui viendrait, c’est : « Je vous en supplie… » Elle cherche ce qu’elle pourra lui dire s’il la détache. Elle voudrait vraiment trouver autre chose qu’une supplique mais rien ne remonte, rien, pas une question, pas une demande, rien que cette imploration. Les mots ne viennent pas, le cerveau d’Alex s’est figé. Et confusément ceci : il l’a enlevée, attachée, jetée là, que va-t-il faire d’elle ?
Alex pleure, elle ne peut pas s’en empêcher. L’homme s’éloigne sans un mot. Il va jusqu’à l’angle de la salle. D’un geste large, il ôte une bâche, impossible de voir ce qu’elle recouvrait. Et toujours cette prière magique, irrationnelle : faites qu’il ne me tue pas.
L’homme est de dos, arc-bouté, il tire à deux mains en reculant quelque chose de lourd, une caisse ? qui crisse sur le sol en béton. Il porte un pantalon de toile gris foncé, un pull à rayures, large, avachi, on a l’impression qu’il l’a depuis des années.
Après quelques mètres ainsi à reculons, il s’arrête de tirer, lève les yeux vers le plafond comme s’il visait, puis il reste ainsi, les deux mains sur les hanches, semblant s’interroger sur la manière de s’y prendre. Et enfin, il se retourne. Et la regarde. Il s’approche, se baisse, pose un genou près de son visage, allonge le bras et, d’un coup sec, tranche le ruban adhésif qui enserre ses chevilles. Puis sa grosse main saisit l’extrémité du scotch à la commissure de ses lèvres et tire brutalement. Alex pousse un cri de douleur. Il lui suffit d’une main pour la mettre debout. Bien sûr, Alex n’est pas très lourde mais tout de même, d’une main ! Elle est saisie d’un étourdissement qui irrigue tout son corps, la station debout lui fait monter le sang à la tête, elle vacille de nouveau. Son front arrive au niveau de la poitrine de l’homme. Il la tient à l’épaule, très serrée, il la retourne. Elle n’a pas le temps de dire un mot, d’un geste sec, il coupe les liens à ses poignets.
Alex rassemble alors tout son courage, elle ne réfléchit pas, elle prononce les mots qui lui viennent :
— Je vous en… s… supplie…
Elle ne reconnaît pas sa propre voix. Et puis elle bégaye, comme enfant, comme adolescente.
Ils sont face à face, c’est l’instant de vérité. Alex est tellement terrifiée à l’idée de ce qu’il pourrait lui faire qu’elle a subitement envie de mourir, tout de suite, sans rien exiger, qu’il la tue, maintenant. Ce dont elle a le plus peur, c’est de cette attente dans laquelle son imaginaire s’engouffre, elle pense à ce qu’il pourrait lui faire, elle ferme les yeux et voit son corps, c’est comme s’il ne lui appartenait plus, un corps allongé, dans la position exacte qu’il avait tout à l’heure, il porte des plaies, il saigne abondamment, il souffre, c’est comme si ce n’était pas elle mais c’est elle. Elle se voit morte.
Le froid, l’odeur de pisse, elle a honte et elle a peur, que va-t-il se passer, pourvu qu’il ne me tue pas, faites qu’il ne me tue pas.
— Déshabille-toi, dit l’homme.
Une voix grave, posée. Son ordre aussi est grave, posé. Alex ouvre la bouche, mais n’a pas le temps de prononcer une syllabe, il la gifle tellement fort qu’elle part sur le côté, fait un pas, déséquilibrée, puis un autre et elle tombe sur le sol, sa tête cogne par terre. L’homme avance lentement vers elle et la saisit par les cheveux. C’est terriblement douloureux. Il la soulève, Alex sent que toute sa chevelure va s’arracher de son crâne, de ses deux mains elle s’agrippe à la sienne, tente de la retenir, ses jambes, malgré elle, retrouvent de la force, Alex est debout. Quand il la gifle pour la seconde fois, il la tient encore par les cheveux alors son corps n’a qu’un soubresaut, sa tête fait un quart de tour. Ça résonne terriblement fort, elle ne sent presque plus rien, abrutie par la douleur.
— Déshabille-toi, répète l’homme. Entièrement.
Et il la lâche. Alex fait un pas, groggy, elle tâche de se retenir, retombe à genoux, retient un gémissement de douleur. Il s’avance, se penche. Au-dessus d’elle, son gros visage, sa lourde tête au crâne démesuré, ses yeux gris…
— Tu comprends ?
Et il attend la réponse, lève une main largement ouverte, Alex se précipite, elle dit « oui », plusieurs fois, « oui, oui, oui », elle se relève immédiatement, tout ce qu’il veut pour ne plus être frappée. Très vite, pour qu’il comprenne qu’elle est entièrement, totalement prête à lui obéir, elle ôte son tee-shirt, arrache son soutien-gorge, fouille avec précipitation les boutons de son jean, comme si ses vêtements avaient soudain pris feu, elle veut être nue très vite pour qu’il ne la frappe pas de nouveau. Alex se contorsionne, retire tout ce qu’elle a sur elle, tout, tout, vite et elle se met debout, elle garde les bras le long du corps et c’est seulement à cet instant qu’elle comprend tout ce qu’elle vient de perdre et qu’elle ne retrouvera jamais. Sa défaite est absolue, en se déshabillant si vite, elle a tout accepté, elle a dit oui à tout. D’une certaine manière, Alex vient de mourir. Elle retrouve des sensations très lointaines. Comme si elle était extérieure à son propre corps. C’est peut-être pour cela qu’elle trouve l’énergie de demander :
— Qu’est-ce que vous vou… voulez ?
C’est vrai qu’il n’a quasiment pas de lèvres. Même quand il sourit, on voit que c’est tout sauf un sourire. À cet instant, c’est l’expression d’une interrogation.
— Qu’est-ce que tu as à offrir, sale pute ?
Il a essayé d’y mettre de la gourmandise, comme s’il essayait sincèrement de la séduire. Pour Alex, ces mots ont du sens. Pour toutes les femmes, ces mots ont du sens. Elle avale sa salive. Elle pense : il ne va pas me tuer. Son cerveau s’enroule autour de cette certitude et serre très fort pour empêcher toute contradiction. Quelque chose, en elle, lui dit bien qu’il la tuera tout de même, après, mais le nœud autour de son cerveau est serré, serré, serré.
— Vous pouvez me… b… baiser, dit-elle.
Non, ce n’est pas ça, elle le sent, ce n’est pas de cette manière…
— Vous pouvez me v… violer, ajoute-t-elle. Vous pouvez t… tout faire…
Le sourire de l’homme s’est figé. Il fait un pas en arrière, prend un peu de distance pour la regarder. Des pieds à la tête. Alex écarte les bras, elle veut se montrer offerte, abandonnée, elle veut montrer qu’elle a abdiqué toute volonté, qu’elle s’en remet à lui, qu’elle est à lui, gagner du temps, rien que du temps. Dans cette circonstance, le temps, c’est de la vie.
L’homme la détaille tranquillement, son regard passe lentement de haut en bas, s’arrête enfin sur son sexe, longuement. Elle ne bouge pas, il penche la tête légèrement, interrogatif, Alex a honte de ce qu’elle est, de lui montrer ça. Et si elle ne lui plaît pas, si ça ne lui suffit pas, le peu qu’elle a à donner, que va-t-il faire ? Il hoche alors la tête, comme s’il était déçu, désappointé, non, ça ne va pas. Et pour le faire mieux comprendre il tend la main, saisit le téton droit d’Alex entre le pouce et l’index et il tourne si vite et si fort que la jeune femme se plie en deux et hurle instantanément.
Il la lâche. Alex se tient le sein, les yeux exorbités, la respiration coupée, elle danse d’un pied sur l’autre, la douleur l’a aveuglée. Ses larmes coulent malgré elle lorsqu’elle demande :
— Qu’est-ce que… vous allez faire ?
L’homme sourit, comme s’il voulait lui rappeler une évidence :
— Bah… Je vais te regarder crever, sale pute.
Puis il fait un pas sur le côté, comme un acteur.
Alors elle voit. Derrière lui. Sur le sol, une perceuse électrique, à côté d’une caisse en bois, pas très grande. De la taille d’un corps.
Camille scrute et détaille un plan de Paris. Devant la concierge, un agent en uniforme, détaché du commissariat, passe son temps à expliquer aux curieux, aux voisins, qu’ils n’ont pas à rester là sauf s’ils ont un témoignage crucial sur l’enlèvement. Un enlèvement ! C’est une attraction, un peu comme un spectacle. Il manque la vedette principale mais ça ne gêne pas, rien que le décor, c’est déjà magique. Toute la soirée, on se répète le mot, comme dans un village, on n’en revient pas, mais qui, qui, qui, qui, je ne sais pas je te dis, une femme, à ce que j’ai compris, mais on la connaît, dis, on la connaît ? La rumeur enfle, même des enfants descendent voir, devraient être couchés à cette heure, mais tout le monde dans le quartier est excité par cette situation inattendue. Quelqu’un demande si la télé va venir, on pose sans cesse les mêmes questions à l’agent en faction, on reste des quarts d’heure entiers, désœuvré, à attendre on ne sait quoi, juste pour être présent au cas où quelque chose arriverait enfin, mais rien, alors peu à peu la rumeur s’affaiblit, l’intérêt s’appauvrit, c’est qu’il se fait tard, encore quelques heures et la nuit devient plus lourde, l’attraction tourne au dérangement, les premières réclamations fusent par les fenêtres, on aimerait dormir, maintenant, on veut du silence.
— Ils n’ont qu’à appeler la police, lâche Camille.
Louis est plus calme, comme toujours.
Sur son plan, il a souligné les axes qui convergent vers le lieu de l’enlèvement. Quatre itinéraires possibles que la femme peut avoir empruntés avant d’être enlevée. La place Falguière ou le boulevard Pasteur, la rue Vigée-Lebrun ou, en sens inverse, la rue du Cotentin. Elle peut aussi avoir pris un bus, le 88 ou le 95. Les stations de métro sont assez loin du lieu de l’enlèvement mais restent une possibilité. Pernety, Plaisance, Volontaires, Vaugirard…
Si on ne trouve toujours rien, demain, il faudra élargir le périmètre, ratisser encore plus loin à la recherche du moindre renseignement, pour ça il faut attendre qu’ils se lèvent, ces cons-là, attendre demain, comme si on avait le temps.
L’enlèvement est un crime d’un type assez particulier : la victime n’est pas sous vos yeux, comme pour un meurtre, il vous faut l’imaginer. C’est ce que Camille tente de faire. Ce qui tombe sous son crayon : la silhouette d’une femme qui marche dans la rue. Il prend du recul : trop élégante, un peu femme du monde. Pour dessiner des femmes pareilles, peut-être que Camille vieillit un peu. Tout en passant ses coups de téléphone, il raye, recommence. Pourquoi la voit-il si jeune ? Est-ce qu’on enlève les vieilles femmes ? Pour la première fois, il pense à elle non comme à une femme mais comme à une fille. « Une fille » a été enlevée rue Falguière. Il reprend son dessin. En jean, cheveux courts, un sac en bandoulière. Non. Autre dessin, la voici en jupe droite, forte poitrine, il raye, agacé. Il la voit jeune mais au fond, il ne la voit pas. Et quand il la voit, c’est Irène.
Il n’y a pas eu d’autre femme dans sa vie. Entre les rares occasions qui se présentent à un homme de sa taille, une part de culpabilité, un peu de dégoût de soi et la crainte de ce que représentait la reprise d’un commerce normal avec les femmes, ses besoins sexuels dépendaient de la coïncidence de trop de conditions, ça ne s’est pas fait. Si, une fois. Une fille qui s’était mise dans un mauvais pas, il l’a tirée d’embarras. Fermé les yeux. Il a lu le soulagement dans son regard, rien de plus sur le coup. Et puis il l’a rencontrée près de chez lui, comme par hasard. Alors un verre à la terrasse de La Marine, puis on dîne, et forcément, on se prend au jeu, on monte pour un dernier verre, et après… Normalement, ce n’est pas le genre de chose qu’un flic intègre peut accepter. Mais vraiment gentille, un peu hors cadre, l’air de vouloir remercier avec sincérité. Bon, c’est ce que Camille s’est répété ensuite pour se disculper. Plus de deux ans sans toucher une femme, en soi, c’était une raison, mais pas suffisante. Il a commis une mauvaise action. Une soirée tendre et calme, on ne s’est pas cru obligé de croire à des sentiments. Elle avait appris son histoire, à la Brigade, cette histoire, tout le monde la connaît, la femme de Verhœven a été assassinée. Elle a dit des choses simples, de tous les jours, elle s’est déshabillée à côté et elle est venue sur lui tout de suite, pas de préliminaires, ils se sont regardés dans les yeux, Camille les a juste fermés à la fin, pas possible de faire autrement. Ils se croisent de temps à autre, elle n’habite pas très loin. Quarante ans peut-être. Et quinze centimètres de plus que lui. Anne. Subtile aussi : elle n’a pas dormi avec lui, elle a dit qu’elle préférait rentrer. Camille, ça lui a évité des tristesses, c’était bien vu. Quand ils se rencontrent, elle fait comme si rien ne s’était passé. La dernière fois, il y avait du monde, elle lui a même serré la main. Pourquoi pense-t-il à elle maintenant ? Est-ce le genre de femme qu’un homme peut avoir envie d’enlever ?
Mentalement, Camille se tourne alors vers le ravisseur. On peut tuer de multiples manières et pour de multiples raisons, mais tous les enlèvements se ressemblent. Et une chose est certaine : pour enlever quelqu’un, on prend son élan. Bien sûr, on peut le faire sous le coup d’une inspiration subite, d’une colère soudaine mais c’est assez rare et promis à un échec rapide. Dans la plupart des cas, l’auteur s’organise, prémédite, prépare attentivement. La statistique n’est pas très favorable, les premières heures sont cruciales, les chances de survie diminuent rapidement. C’est encombrant, un otage, on a vite envie de s’en débarrasser.
C’est Louis qui harponne le premier. Il a appelé tous les chauffeurs de bus de service entre dix-neuf heures et vingt et une heures trente. Réveillés un par un.
— Le chauffeur du 88 qui a fait le dernier service, dit-il à Camille en couvrant le récepteur. Vers vingt et une heures. Il se souvient d’une fille qui s’est précipitée pour attraper son bus et qui s’est ravisée.
Camille repose son crayon, lève la tête.
— Quel arrêt ?
— Institut Pasteur.
Frémissement dans l’échine.
— Pourquoi il se souvient d’elle ?
Louis transmet les questions.
— Jolie, dit Louis.
Il resserre sa main sur le récepteur.
— Vraiment jolie.
— Ah…
— Et il est certain de l’heure. Ils se sont fait un petit signe, elle lui a souri, il lui a dit qu’il était le dernier bus de la soirée mais elle a préféré prendre à pied la rue Falguière.
— Quel trottoir ?
— Droite en descendant.
La bonne direction.
— Le signalement ?
Louis demande des précisions mais la conclusion n’avance guère.
— Vague. Très vague.
C’est le problème avec les filles vraiment jolies : on est sous le charme, on ne détaille pas. La seule chose dont on se souvient, les yeux, la bouche, le derrière ou les trois à la fois mais se souvenir de ce qu’elle portait, ça… C’est le handicap avec les hommes qui témoignent, les femmes sont plus précises.
Camille rumine ce genre de pensées une partie de la nuit.
Vers deux heures et demie du matin, tout ce qui pouvait être fait l’a été. Maintenant, il reste à espérer qu’un événement survienne rapidement, quelque chose qui leur donnera un premier fil à tirer, une demande de rançon qui ouvrira une nouvelle perspective. Un corps retrouvé qui fermera toutes les autres. Un indice quelconque, quelque chose à attraper.
Le plus urgent, si on le peut, est évidemment d’identifier la victime. Pour le moment, le central est formel : toujours aucun signalement d’une disparition pouvant correspondre à cette femme.
Rien dans la proximité de l’enlèvement.
Et six heures se sont déjà écoulées.
C’est une caisse à claire-voie. Les planches sont distantes d’une dizaine de centimètres ; on voit parfaitement ce qu’il y a à l’intérieur. Pour le moment, rien, elle est vide.
L’homme a attrapé Alex par l’épaule, la serre avec une force inouïe et la tire jusqu’à la caisse. Puis il se détourne et fait comme si elle n’était plus là. La perceuse est en fait une visseuse électrique. Il dévisse une planche sur le dessus de la caisse, puis une autre. Il est de dos, penché. Sa grosse nuque rouge perlée de sueur… Neandertal, c’est ce qui vient à l’esprit d’Alex.
Elle est debout juste derrière lui, un peu en retrait, nue, un bras autour des seins, l’autre main en coquille sur son sexe parce qu’elle en a toujours honte, même dans cette situation, c’est dingue quand on y pense. Le froid la fait trembler des pieds à la tête, elle attend, sa passivité est totale. Elle pourrait tenter quelque chose. Se ruer sur lui, le frapper, courir. L’entrepôt est désert et immense. Là-bas, devant eux, à une quinzaine de mètres, une ouverture, comme une large trouée, de grandes portes coulissantes devaient fermer cette salle autrefois, elles ont aujourd’hui disparu. Tandis que l’homme dévisse les planches, Alex tâche de faire redémarrer sa mécanique cérébrale. Fuir ? Le frapper ? Tenter de lui arracher cette perceuse ? Que va-t-il faire quand il aura décloué sa caisse ? La faire crever, a-t-il dit, c’est quoi exactement ? Comment veut-il la tuer ? Elle prend conscience du chemin alarmant que son esprit a parcouru en quelques heures seulement. De : « Je ne veux pas mourir », elle en est à : « Pourvu qu’il fasse vite. » À l’instant où elle le comprend, deux événements. D’abord, dans sa tête, une pensée simple, ferme, butée : ne te laisse pas faire, n’accepte pas, résiste, bats-toi. Ensuite l’homme qui se retourne, pose près de lui la visseuse et tend le bras vers son épaule pour la saisir. Une mystérieuse décision éclate alors dans son cerveau, comme une bulle soudaine, elle se met à courir vers l’ouverture, à l’autre bout de la salle. L’homme est pris de vitesse, il n’a pas eu le temps de bouger. En quelques microsecondes, elle a sauté par-dessus la caisse et court, toujours pieds nus, aussi vite qu’elle le peut. Fini le froid, finie la peur, son vrai moteur, c’est la volonté de fuir, de sortir d’ici. Le sol est glacé, dur, glissant parce que humide, un béton brut, tapissé d’aspérités mais elle ne ressent rien, littéralement aspirée par sa propre course. La pluie a détrempé le sol, les pieds d’Alex font des gerbes en traversant les larges flaques d’eau croupie. Elle ne se retourne pas, elle se répète « cours, cours, cours », elle ne sait pas si l’homme a commencé lui aussi à courir derrière elle. Tu es plus rapide. C’est une certitude. Lui est un homme vieux, lourd, tu es jeune, mince. Tu es vivante. Alex arrive à l’ouverture, ralentit à peine sa course, juste le temps d’apercevoir, sur sa gauche, au fond de la salle, une autre ouverture, semblable à celle qu’elle vient de passer. Toutes les salles sont identiques. Où se trouve la sortie ? L’idée de quitter ce bâtiment totalement nue, de débarquer ainsi dans la rue ne lui vient pas. Son cœur cogne à une cadence vertigineuse. Alex meurt d’envie de se retourner, de mesurer l’avance qu’elle a prise sur l’homme mais elle meurt surtout du besoin de sortir d’ici. Une troisième salle. Cette fois Alex s’arrête, hors d’haleine et manque de s’effondrer sur place, non, elle n’y croit pas. Elle reprend sa course mais déjà les larmes montent, la voici à l’extrémité du bâtiment, devant l’ouverture qui doit donner sur l’extérieur.
Murée.
De larges briques rouges d’où dégouline le ciment qui les joint et qui n’a pas été lissé, juste jeté à la va-vite, pour obturer. Alex palpe les briques, suintantes elles aussi. Enfermée. Le froid lui retombe dessus brutalement, elle tape du poing sur les briques, commence à hurler, peut-être qu’on va l’entendre, de l’autre côté. Elle hurle, les mots lui manquent. Laissez-moi sortir. Je vous en supplie. Alex tape plus fort mais elle s’épuise, alors elle se colle entièrement au mur, comme à un arbre, comme si elle voulait se fondre en lui. Elle ne crie plus, plus de voix, juste une supplication qui reste coincée dans sa gorge. Elle sanglote silencieusement et reste ainsi, plaquée au mur comme une affiche. Puis soudain elle s’arrête parce qu’elle sent la présence de l’homme, là, juste derrière elle. Il ne s’est pas pressé, il est venu tranquillement la rejoindre, elle entend ses derniers pas qui se rapprochent, elle ne bouge plus, les pas se figent. Elle croit percevoir son souffle mais c’est sa propre peur qu’elle entend. Il ne dit pas un mot, il l’empoigne par les cheveux, c’est sa manière de faire, les cheveux. Une poignée entière, à pleine main, et il tire brutalement. Le corps d’Alex s’envole vers l’arrière, elle tombe lourdement sur le dos, étouffe un cri. Elle jurerait qu’elle est paralysée, elle commence à geindre mais il n’est pas décidé à la laisser là. Il lui donne un violent coup de pied dans les côtes et, comme elle ne bouge pas assez vite, il en donne un second, plus violent encore. « Salope. » Alex hurle, elle sait que ça ne s’arrêtera pas, alors elle rassemble toute son énergie pour se recroqueviller. Mauvais calcul. Tant qu’elle ne lui obéira pas, il frappera, il lui allonge un nouveau coup de pied, dans les reins cette fois, du bout de sa chaussure. Alex hurle de douleur, se soulève sur le coude, lève la main en signe de reddition, le geste dit clairement : arrêtez, je vais faire ce que vous voulez. Il ne bouge plus, il attend. Voici Alex debout, vacillante, cherche sa direction, tangue, manque de tomber, avance en zigzag. Elle ne va pas assez vite alors il lui botte le derrière et elle retombe quelques mètres plus loin, sur le ventre mais elle se relève à nouveau, les genoux en sang, et recommence à marcher, plus vite. C’est fini, il n’a plus rien à exiger. Alex abandonne. Elle marche vers la première salle, passe l’ouverture, elle est prête maintenant. Totalement épuisée. Arrivée près de la grande caisse, elle se tourne vers lui. Les bras ballants, elle a abdiqué toute pudeur. Lui non plus ne bouge pas. Qu’est-ce qu’il a dit en dernier, ses derniers mots ? « Je vais te regarder crever, sale pute. »
Il regarde la caisse. Alex la regarde aussi. C’est le point de non-retour. Ce qu’elle va faire, ce qu’elle va accepter, sera irréversible. Irrémédiable. Plus jamais elle ne pourra revenir en arrière. Va-t-il la violer ? La tuer ? La tuer avant, après ? Va-t-il la faire souffrir longtemps ? Que veut-il, ce bourreau qui ne dit rien ? Les réponses à ces questions, elle va les avoir dans quelques minutes. Il ne reste qu’un seul mystère.
— Di… Dites-moi…, supplie Alex.
Elle a chuchoté, comme si elle sollicitait une confidence.
— Pourquoi ? Pourquoi moi ?
L’homme fronce les sourcils à la manière d’un homme qui ne parlerait pas sa langue et chercherait à deviner le sens de sa question. Machinalement, Alex tend la main derrière elle, ses doigts effleurent le bois rugueux de la caisse.
— Pourquoi moi ?
L’homme sourit lentement. Cette absence de lèvres…
— Parce que c’est toi que je veux voir crever, sale pute.
Le ton de l’évidence. Il semble certain d’avoir clairement répondu à la question.
Alex ferme les yeux. Ses larmes coulent. Elle voudrait revoir sa vie mais rien ne remonte, ses doigts n’effleurent plus le bois de la caisse, c’est sa main tout entière qu’elle a posée pour se retenir de tomber.
— Allez…, dit-il d’un ton agacé.
Et il désigne la caisse.
Alex n’est plus elle-même lorsqu’elle se retourne, ce n’est plus elle qui enjambe la caisse, il n’y a plus rien d’elle dans ce corps qui se recroqueville. La voilà, les pieds écartés pour tenir chacun sur une planche, serrant ses genoux entre ses bras comme si cette caisse était son ultime refuge et non son cercueil.
L’homme s’approche et regarde le tableau de cette fille nue blottie au fond de cette caisse. Les yeux écarquillés, ravi, comme un entomologiste observerait une espèce rare. Il semble comblé.
Enfin, il s’ébroue et il saisit sa visseuse.
La concierge leur a laissé la loge et elle est allée se coucher. Elle a ronflé comme un sonneur toute la nuit. Ils ont laissé de l’argent pour le café, Louis a ajouté un mot pour remercier.
Il est trois heures. Toutes les équipes sont reparties. Six heures après l’enlèvement le résultat tiendrait dans une boîte d’allumettes.
Voilà Camille et Louis sur le trottoir. Ils vont rentrer chez eux, prendre une douche et se retrouver aussitôt après.
— Vas-y, dit Camille.
Ils sont devant la station de taxis. Camille refuse.
— Non, moi, je vais descendre un peu à pied.
Ils se séparent.
Camille l’a esquissée un nombre incalculable de fois, cette fille, telle qu’il l’imagine, marchant sur le trottoir, faisant signe au chauffeur de bus, il a recommencé sans cesse parce qu’il y avait toujours un peu d’Irène dedans. Rien que d’y penser, Camille se sent mal. Il accélère le pas. Cette fille est quelqu’un d’autre. Voilà ce qu’il doit se dire.
Surtout cette différence terrible : elle, elle est vivante.
La rue est impassible, les voitures passent au compte-gouttes.
Il tente de faire preuve de logique. La logique, c’est ce qui le tracasse, depuis le début. On n’enlève pas quelqu’un par hasard, le plus souvent, on kidnappe quelqu’un qu’on connaît. Parfois mal, mais suffisamment pour avoir au moins un mobile. Donc, certainement, il sait où elle habite. Camille se répète ça depuis plus d’une heure. Il presse le pas. Et s’il ne l’a pas enlevée chez elle, ou devant chez elle, c’est que ça n’était pas possible. On ne sait pas pourquoi, mais ça n’était pas possible, sinon il ne l’aurait pas fait ici, dans la rue, avec tous les risques que cela comporte. Or, c’est ici qu’il l’a fait.
Camille accélère et sa pensée suit le rythme.
Deux solutions, le type la suit ou il l’attend. La suivre avec son camion ? Non. Elle ne prend pas le bus, elle marche sur le trottoir, et il la suit en camionnette ? au ralenti ? dans l’attente du moment où… C’est complètement con.
Donc, il la guette.
Il la connaît, il connaît son trajet, il a besoin d’un endroit qui lui permette de la voir venir… et de prendre son élan pour lui sauter dessus. Et cet endroit se trouve forcément avant celui où il l’a enlevée parce que la rue est en sens unique. Il la voit, elle le dépasse, il la rejoint, il l’enlève.
— C’est comme ça que je vois les choses.
Il n’est pas rare que Camille se parle ainsi à voix haute. Il n’est pas veuf depuis longtemps mais les habitudes d’homme seul, ça se prend vite. C’est pour cette raison qu’il n’a pas demandé à Louis de l’accompagner, il a perdu les réflexes d’équipe, trop seul, trop longtemps à ruminer et donc à ne penser qu’à soi. Il se battrait. Il n’aime pas ce qu’il est devenu.
Il marche quelques minutes en remuant ces pensées. Il cherche. Il fait partie de ces gens qui peuvent s’obstiner dans une erreur jusqu’à ce que les faits leur donnent raison. C’est un défaut pénible chez des amis mais une qualité appréciable chez un flic. Il passe une rue, avance, une autre rue, rien ne se déclenche. Et enfin, quelque chose fait signe dans son esprit.
Rue Legrandin.
Une impasse qui ne fait pas plus d’une trentaine de mètres mais suffisamment large pour que des véhicules puissent se garer de chaque côté. S’il était le ravisseur, c’est ici qu’il se serait garé. Camille s’avance puis se retourne vers la rue.
À l’intersection, un immeuble. Au rez-de-chaussée, une pharmacie.
Il lève la tête.
Deux caméras cadrent la devanture de la pharmacie.
On tombe assez vite sur l’image du fourgon blanc. M. Bertignac est un homme courtois jusqu’à la viscosité, le genre de commerçant qui adore aider la police. Ces gens-là le rendent toujours un peu nerveux, Camille. Dans l’arrière-boutique de son officine, M. Bertignac est assis devant un écran d’ordinateur gigantesque. Il n’y a pas de physique propre aux pharmaciens mais une manière d’être, ça oui. Camille en sait quelque chose, son père était pharmacien. À la retraite, il ressemblait à un pharmacien à la retraite. Il est mort il y a un peu moins d’un an. Même mort, Camille n’a pas pu s’empêcher de lui trouver un air de pharmacien mort.
Donc, M. Bertignac aide la police. Pour ça, il est tout à fait disposé à se lever et à ouvrir au commandant Verhœven à trois heures et demie du matin.
Et il n’est pas rancunier, cambriolée cinq fois, la pharmacie Bertignac. À la montée de la convoitise qu’exercent les pharmacies sur les dealers, sa réponse est technologique. Chaque fois, il achète une nouvelle caméra. Il y en a cinq aujourd’hui, deux dehors, pour chaque portion de trottoir, les autres à l’intérieur. Les bandes se conservent vingt-quatre heures, passé ce délai, elles s’effacent automatiquement. Et il aime son matériel, M. Bertignac. Il n’a pas exigé de commission rogatoire pour faire la démonstration de son équipement, trop heureux. Il n’a fallu que quelques minutes pour afficher la partie de l’impasse couverte par la caméra et ça n’est pas grand-chose, juste le bas des voitures garées le long du trottoir, les roues. Et à vingt et une heures quatre, arrive la camionnette blanche qui se gare et s’avance suffisamment pour que le conducteur puisse voir la rue Falguière en enfilade. Ce qu’aurait aimé Camille, ce n’est pas seulement que sa théorie soit confirmée (ça, déjà, il aime bien, il adore avoir raison), mais il aurait aimé qu’on en voie davantage, parce que le véhicule, sur l’image arrêtée par M. Bertignac, se résume au bas de caisse et aux roues avant. On en sait davantage sur la manière, sur l’horaire de l’enlèvement mais pas sur le ravisseur. Il ne se passe désespérément rien sur le film. Rien. On replie.
Quand même, Camille n’arrive pas à se décider à lever le camp. Parce que c’est agaçant d’avoir le ravisseur sous la main, et cette caméra qui filme bêtement un détail dont tout le monde se fout… À vingt et une heures vingt-sept, la camionnette quitte l’impasse. Et c’est à ce moment que le déclic se fait.
— Là !
M. Bertignac joue fièrement les ingénieurs de studio. Retour arrière. Ici. On s’approche de l’écran, on demande l’agrandissement. M. Bertignac dans ses œuvres. À l’instant où la camionnette s’avance pour quitter son emplacement, le bas de caisse montre clairement que le véhicule a été repeint, artisanalement, on distingue encore la trace des lettrages qui figuraient sur les côtés. Mais impossible de les lire, ces lettres. Elles sont à peine distinctes et, de plus, elles sont coupées horizontalement par le haut de l’écran, c’est la limite du cadrage par la caméra de surveillance. Camille demande une impression papier et le pharmacien lui prête obligeamment une clé USB sur laquelle il copie l’ensemble du film. Contrasté au maximum, le motif imprimé donne quelque chose comme ça :
Ça ressemble à du morse.
Le bas de caisse du fourgon a frotté quelque part, on distingue aussi de légères traces de peinture verte.
Du travail pour les scientifiques.
Camille rentre enfin chez lui.
Cette soirée l’a passablement ébranlé. Il monte les marches. Il habite au quatrième, il ne prend jamais l’ascenseur, question de principe.
Ils ont fait ce qu’ils pouvaient. Ce qui vient maintenant, c’est le plus terrible. Attendre. Que quelqu’un signale la disparition d’une femme. Ça peut prendre un jour, deux jours, davantage. Et pendant ce temps… Quand on a enlevé Irène, il n’a fallu pas dix heures pour la retrouver morte. Ce matin, il y en a déjà plus de la moitié de passé. Si l’Identité avait trouvé un indice vraiment utilisable, on le saurait déjà. Camille connaît cette musique triste et lente, celle des indices à recouper, cette guerre d’usure qui prend un temps fou et qui vous ruine les nerfs.
Il rumine cette interminable nuit. Il est épuisé. Juste le temps de prendre une douche, de boire quelques cafés.
Il n’a pas conservé l’appartement qu’il occupait avec Irène, il n’a pas voulu, c’était un peu difficile de la retrouver partout dans la maison, rester nécessitait un courage inutile qu’il valait mieux investir ailleurs. Camille s’est demandé si vivre après la mort d’Irène était une question de courage, une affaire de volonté. Comment tenir, tout seul, quand plus rien ne tient autour de vous ? Il avait besoin d’enrayer sa propre chute. Il sentait que cet appartement le plongeait dans le désespoir mais il n’avait pas le courage de l’abandonner. Il a interrogé son père (lui, de toute manière, pour répondre clairement aux questions…), puis Louis, qui a répondu : « Pour tenir, il faut lâcher. » Il paraît que ça vient du Tao. Camille n’était pas certain d’avoir bien compris la réponse.
— C’est Le Chêne et le Roseau, si vous préférez.
Camille préférait.
Du coup, il a vendu. Depuis trois ans, il habite quai de Valmy.
Il entre dans l’appartement. Doudouche arrive aussitôt. Ah oui, il y a ça aussi, Doudouche, une petite chatte tigrée.
« Un veuf avec un chat, a demandé Camille, tu ne trouves pas que ça fait un peu cliché ? J’en fais pas un peu trop, comme toujours ?
— Ça dépend du chat, non ? » a répondu Louis.
C’est tout le problème. Par amour, par souci d’harmonie, par mimétisme, par pudeur, allez savoir, Doudouche est restée incroyablement petite pour son âge. Elle a une jolie frimousse, les jambes arquées comme un cow-boy et elle est minuscule. Sur ce sujet, même Louis n’avait pas d’hypothèse, c’est dire l’épaisseur du mystère.
« Elle n’en fait pas un peu trop, elle aussi ? » a encore demandé Camille.
Le vétérinaire, interrogé, a été très embêté quand Camille lui a apporté sa chatte et qu’il a posé la question de sa taille.
Quelle que soit l’heure de son retour à la maison, Doudouche se réveille, se lève et vient le voir. Cette nuit, ce matin, Camille se contente de lui gratter l’échine. Pas trop envie de s’épancher. Ça fait beaucoup pour une seule journée.
D’abord l’enlèvement d’une femme.
Ensuite, retrouver Louis dans ces circonstances-là, c’est à se demander si Le Guen…
Camille s’arrête brusquement.
— L’enfoiré.
Alex est montée dans la caisse, elle a courbé le dos, s’est blottie.
L’homme a posé le couvercle, l’a vissé et s’est ensuite reculé pour admirer son ouvrage.
Alex est contusionnée des pieds à la tête, son corps entier saisi de tremblements. Ça lui semble complètement aberrant mais elle ne peut nier l’évidence : dans cette caisse, elle se sent en quelque sorte rassurée. Comme à l’abri. Au cours des dernières heures, elle n’a cessé d’imaginer ce qu’il allait faire d’elle, ce qu’il allait lui faire, mais hormis la brutalité avec laquelle il l’a enlevée, hormis les gifles qu’il lui a données… Bon, ça n’est pas rien, Alex en a encore mal à la tête, de ces gifles, tellement elles étaient puissantes, mais maintenant, elle est là, dans cette caisse, entière. Il ne l’a pas violée. Il ne l’a pas torturée. Il ne l’a pas tuée. Quelque chose lui dit « pas encore », Alex ne veut pas l’entendre, elle considère que chaque seconde gagnée est gagnée, que chaque seconde à venir n’est pas encore venue. Elle tente de respirer le plus profondément possible. L’homme est toujours immobile, elle voit ses grosses chaussures d’ouvrier, le bas de son pantalon, il la regarde. « Je vais te regarder crever… » C’est ce qu’il a dit, c’est presque la seule chose qu’il a dite. Alors, c’est ça ? Il veut la faire mourir ? Il veut la regarder mourir ? Comment va-t-il la tuer ? Alex ne se demande plus pourquoi, elle se demande comment, quand.
Pourquoi hait-il les femmes à ce point ? Quelle est son histoire, à ce type, pour monter une pareille affaire ? Pour la frapper aussi fort ? Le froid n’est pas très vif mais avec la fatigue, les coups, la peur, la nuit, Alex est frigorifiée, elle essaye de changer de position. Et ça n’est pas facile. Elle est assise le dos rond, la tête posée sur ses bras qui enserrent ses genoux. Comme elle se soulève un peu pour tenter de se retourner, elle pousse un cri. Elle vient de se planter une longue écharde dans le bras, tout en haut, près de l’épaule, qu’elle est obligée de retirer avec les dents. Pas d’espace. Le bois de la caisse est brut, râpeux. Comment va-t-elle faire pour se retourner, prendre appui sur les mains ? Tourner le bassin ? Elle va d’abord essayer de déplacer ses pieds. Elle sent la panique monter dans son ventre. Elle commence à crier, se met à bouger en tous sens mais elle a peur de se faire mal avec ce bois mal équarri, pourtant il faut qu’elle bouge, c’est à devenir folle, elle gesticule, tout ce qu’elle obtient, c’est de gagner quelques centimètres, l’affolement la saisit.
La grosse tête de l’homme apparaît alors dans son champ de vision.
Tellement soudainement qu’elle a un mouvement de recul, elle se cogne la tête. Il s’est baissé pour la regarder. Il sourit largement de ses lèvres absentes. Un sourire grave, sans joie, qui serait ridicule s’il n’était si menaçant. Sa gorge émet comme un bêlement. Toujours pas un mot, il hoche la tête, comme pour dire : « Alors, tu as compris ? »
— Vous…, commence Alex, mais elle ne sait pas ce qu’elle veut lui dire, lui demander.
Lui, hoche la tête, simplement, juste ce sourire crétin. Il est fou, se dit Alex.
— Vous êtes d-dingue…
Mais elle n’a pas le temps d’aller plus loin, il vient de se reculer, il s’éloigne, elle ne le voit plus, alors ses tremblements s’accélèrent. Dès qu’il disparaît, elle s’alarme. Que fait-il ? Elle tord le cou, elle entend juste des bruits, assez lointains, tout résonne dans cette immense salle vide. Sauf que maintenant, ça bouge. Insensiblement, la caisse s’est ébranlée. Ça fait un bruit de bois qui craque. Du coin de l’œil, en se déhanchant à la limite de ses possibilités, elle remarque, au-dessus d’elle, la corde. Elle ne l’avait pas vue. Elle est attachée au couvercle de la caisse. Alex se contorsionne pour passer la main au-dessus d’elle, entre les planches : un anneau en acier, elle empoigne le nœud de la corde, un énorme nœud, très serré.
La corde vibre et se tend, la caisse semble pousser un hurlement, elle se soulève, elle quitte le sol et se met à tanguer, à tourner lentement sur elle-même. L’homme entre de nouveau dans son champ de vision, il est à sept ou huit mètres d’elle, près du mur, il tire avec de grands gestes sur la corde reliée à deux poulies. La caisse monte très doucement, donne l’impression qu’elle va basculer, Alex ne bouge pas, l’homme la regarde. Lorsqu’elle est à environ un mètre cinquante du sol, il s’arrête, bloque la corde, part farfouiller dans un tas d’affaires posées, là-bas, près de l’ouverture opposée, puis il revient.
Ils sont face à face, à la même hauteur, et peuvent se regarder dans les yeux. Il sort son téléphone portable. Pour la photographier. Il cherche l’angle, se déplace, se recule, il en fait une, deux, trois… puis il vérifie les clichés, efface ceux dont il n’est pas satisfait. Après quoi, il retourne près du mur, la caisse monte encore, la voici maintenant à deux mètres du sol.
L’homme attache la corde, il est visiblement content de lui.
Il enfile sa veste, tape sur ses poches pour vérifier qu’il n’a rien oublié. Alex semble ne plus exister, il jette juste un œil sur la caisse en partant. Vraiment content de son ouvrage. Comme s’il quittait son appartement pour aller au travail.
Il est parti.
Silence.
La caisse se balance lourdement au bout de sa corde. Un courant d’air froid tourbillonne et recouvre par vagues le corps déjà transi d’Alex.
Elle est seule. Nue, enfermée.
Alors soudain, elle comprend.
Ce n’est pas une caisse.
C’est une cage.
— Enfoiré…
« Tout de suite les grands mots… », « N’oublie pas que je suis ton chef ! », « Tu ferais quoi à ma place ? », « Élargis ton vocabulaire, tu deviens lassant. » Avec Camille, au fil des années, le divisionnaire Le Guen a tout essayé, ou à peu près. Plutôt que de retomber sans cesse sur les mêmes formules, il ne répond plus. Et du coup, ça coupe l’herbe sous le pied de Camille qui, en règle générale, entre dans le bureau sans frapper et se contente de se planter devant son chef. Au mieux, le divisionnaire lève les épaules, fataliste ; au pire, il baisse le regard, faussement contrit. Pas un mot, comme un vieux couple, ce qui est un échec pour des hommes qui, à cinquante ans, sont tous les deux célibataires. Enfin, sans femme. Camille est veuf. Le Guen, lui, a soldé son quatrième divorce l’an dernier. « C’est curieux, comme tu épouses tout le temps la même femme », lui a dit Camille la dernière fois. « Qu’est-ce que tu veux, quand on a des habitudes, a répondu Le Guen. Tu remarqueras que je n’ai jamais changé de témoin non plus, c’est toujours toi ! » Il a ajouté, bougon : « Et puis, quitte à changer de femme, autant prendre la même », montrant ainsi que sur le terrain de la résignation, il ne craint vraiment personne.
Qu’il ne soit plus nécessaire de se dire les choses pour se comprendre est la première raison pour laquelle Camille n’agresse pas Le Guen ce matin. Il écarte la petite manipulation du divisionnaire qui, évidemment, aurait pu mettre quelqu’un d’autre sur cette affaire et qui a fait semblant de n’avoir personne sous la main. Ce qui frappe Camille, c’est qu’il aurait dû s’en rendre compte immédiatement et que ça lui a échappé. C’est assez curieux et, pour tout dire, suspect. La seconde raison, c’est qu’il n’a pas dormi, qu’il est épuisé et qu’il n’a pas d’énergie à gaspiller parce qu’il reste une longue journée à tenir avant d’être relevé par Morel.
Il est sept heures et demie du matin. Des agents fatigués passent d’un bureau à l’autre en s’interpellant, les portes s’ouvrent, on perçoit des cris, dans les couloirs des gens attendent, hagards, la Maison termine une nuit aussi blanche que les autres.
Louis arrive. Pas dormi non plus. Camille le détaille rapidement. Costume Brooks Brothers, cravate Louis Vuitton, chaussures Finsbury ; toujours très sobre. Pour les chaussettes, Camille ne peut pas encore se prononcer et, de toute manière, il n’y connaît rien. Louis est chic mais, quoique parfaitement rasé, il a une petite mine.
Ils se serrent la main comme un matin ordinaire, comme s’ils n’avaient jamais cessé de travailler ensemble. Depuis qu’ils se sont retrouvés, la nuit dernière, ils ne se sont pas réellement parlé. Rien évoqué de ces quatre années. Il n’y a rien de secret, non, c’est de l’embarras, des douleurs et puis, qu’est-ce qu’il y aurait à dire devant un pareil échec ? Louis et Irène s’aimaient beaucoup. Camille pense que Louis s’est senti responsable lui aussi de cet assassinat. Louis ne prétendait pas au même chagrin que Camille mais il avait le sien. C’était incommunicable. Au fond, ils ont été écrasés par le même désastre, ça leur a coupé la parole à tous les deux. D’ailleurs tout le monde a été sidéré, mais eux ils auraient dû se parler. Ils n’y sont pas arrivés et, peu à peu, ils ont continué de penser l’un à l’autre, mais ils ont cessé de se voir.
Les premières conclusions de l’Identité ne sont pas encourageantes. Camille feuillette rapidement le rapport et passe les pages à Louis au fur et à mesure. La gomme des pneus, ce qu’il y a de plus courant comme gomme et qui doit équiper cinq millions de véhicules. Le fourgon, le genre le plus habituel. Quant au dernier repas de la victime, crudités, viande rouge, haricots verts, vin blanc, café, avec ça…
On s’installe devant le grand plan, dans le bureau de Camille. Le téléphone sonne.
— Ah, Jean, dit Camille, tu tombes bien.
— Oui, rebonjour à toi aussi, dit Le Guen.
— J’ai besoin d’une quinzaine d’agents.
— Absolument impossible.
— Donne-moi plutôt des femmes.
Camille prend quelques secondes de réflexion supplémentaire.
— Il me les faut pendant au moins deux jours. Peut-être trois, si on ne retrouve pas la fille d’ici là. Et aussi un véhicule supplémentaire. Non, deux.
— Écoute…
— Et je veux Armand.
— Oui, ça, c’est possible. Je te l’envoie toute de suite.
— Merci pour tout, Jean, dit Camille en raccrochant.
Puis il retourne vers le plan.
— On va avoir quoi ? demande Louis.
— Le moitié de tout. Plus Armand.
Camille garde les yeux rivés sur le plan. Au mieux, en levant les bras, il pourrait toucher le sixième arrondissement. Pour pointer le dix-neuvième, il faudrait une chaise. Ou une baguette. Mais ça fait petit professeur, la baguette. Au fil des années, il a pensé à plusieurs formules, pour ce plan. Le fixer au plus bas, le poser carrément au sol, le découper en zones et les coller en ligne… il n’en a retenu aucune parce que toutes celles qui résolvaient son problème de taille posaient le problème inverse à tous les autres. Aussi, comme chez lui, comme à l’Institut médico-légal, ici aussi, Camille a ses instruments. Question tabourets, échelles, marchepieds, escabeaux, c’est un expert. Dans son bureau, pour les dossiers, les archives, les fournitures et sa documentation technique, il a opté pour une petite échelle en aluminium, étroite, de format moyen et pour le plan de Paris, c’est un tabouret de bibliothèque, le modèle qui roule et qui se bloque quand on monte dessus. Camille l’approche et grimpe. Il observe les axes qui convergent vers le lieu de l’enlèvement. On va organiser les équipes qui vont quadriller tout le secteur, la question est de savoir où limiter le périmètre d’action. Il désigne un quartier, regarde soudain ses pieds, réfléchit, se retourne vers Louis et demande :
— J’ai l’air d’un général à la con, tu ne trouves pas ?
— Dans votre esprit, je suppose que « général à la con » est un pléonasme.
Ils plaisantent mais en fait, ils ne s’écoutent pas. Chacun poursuit sa réflexion.
— Quand même…, dit Louis pensivement. Aucun fourgon de ce modèle n’a été volé très récemment. À moins qu’il ne prépare son coup depuis de longs mois, enlever une fille avec son propre véhicule, il a pris de drôles de risques. Une voix derrière eux.
— Il n’a peut-être rien dans le citron, ce type…
Camille et Louis se retournent. C’est Armand.
— S’il n’a rien dans le citron, il est imprévisible, dit Camille en souriant. Ça va rendre les choses encore plus difficiles.
Ils se serrent la main. Armand a travaillé plus de dix ans avec Camille, dont neuf et demi sous ses ordres. C’est un homme effroyablement maigre, d’apparence triste et frappé d’une avarice pathologique qui a gangrené toute sa vie. Chaque seconde que vit Armand est tendue vers l’économie. La théorie de Camille, c’est qu’il a peur de la mort. Louis, qui a fait à peu près toutes les études qu’on peut faire, a confirmé que c’était psychanalytiquement défendable. Camille était fier d’être un bon théoricien dans une matière dont il ignore tout. Professionnellement, Armand est une infatigable fourmi. Donnez-lui le Bottin de n’importe quelle ville et revenez un an plus tard, il aura vérifié tous les abonnés.
Armand a toujours voué à Camille une admiration sans mélange. Au début de leur carrière, lorsqu’il a appris que la mère de Camille était un peintre célèbre, son admiration a tourné à la ferveur. Il collectionne les coupures de presse la concernant. Il a dans son ordinateur une reproduction de toutes les œuvres d’elle qu’on peut trouver sur Internet. Lorsqu’il a su que c’est au tabagisme ininterrompu de sa mère que Camille devait le handicap de sa petite taille, Armand a été troublé. Il a tenté de réaliser une synthèse qui concilierait l’admiration pour un peintre dont il ne comprend pas le travail mais dont il admire la célébrité et la rancune qu’on peut vouer à une femme aussi égoïste. Mais ces sentiments trop contradictoires ont eu raison de sa logique. On dirait qu’il cherche encore. Pourtant, c’est plus fort que lui, il ne peut pas s’en empêcher, dès que l’actualité fait remonter à la surface le nom ou une œuvre de Maud Verhœven, Armand exulte.
« Tu aurais dû l’avoir pour mère, lui a dit Camille, un jour, en le regardant par en dessous.
— C’est bas », a grommelé Armand qui n’est pas dépourvu d’humour.
Lorsque Camille a dû s’arrêter de travailler, il est venu lui aussi le visiter à la clinique. Il attendait que quelqu’un passe en voiture pas trop loin pour éviter de payer le transport, il arrivait les mains vides avec un prétexte toujours différent mais il était là. La situation de Camille le bouleversait. Sa peine était réelle. Vous travaillez des années et des années avec des gens et finalement vous ne les connaissez pas. Que survienne un accident, un drame, une maladie, une mort et vous découvrez à quel point ce que vous saviez d’eux était circonscrit à des informations proposées par le hasard. Armand a des générosités, ça semble un peu fou à dire. Certes, ça n’est jamais monnayable, ça ne doit pas lui coûter d’argent mais, à sa manière, il a des grandeurs d’âme. À la Brigade, personne n’y croirait, dire une chose pareille ferait hurler de rire tous ceux qu’il a déjà tapés dix fois c’est-à-dire tout le monde.
Quand il venait le voir à la clinique, Camille lui donnait de l’argent pour qu’il aille lui chercher un journal, deux cafés au distributeur, une revue. Armand gardait la monnaie. Et à la fin de sa visite, lorsqu’il se penchait à la fenêtre, il voyait Armand, sur le parking, interroger les visiteurs qui quittaient la clinique pour trouver celui qui le ramènerait à une distance suffisante de chez lui pour finir le chemin à pied.
Ça fait du mal de se retrouver ensemble, tout de même, quatre ans plus tard. De l’équipe d’origine, il n’en manque qu’un Maleval. Expulsé de la police. S’est traîné plusieurs mois en préventive. Ce qu’il est devenu… Camille pense que Louis et Armand le revoient de temps en temps. Lui ne peut pas.
Ils sont tous les trois devant le grand plan de Paris, ils ne disent rien et comme ça finit par ressembler à une prière sournoise, Camille s’ébroue. Il désigne le plan.
— Bien. Louis, on fait comme on a dit. Tu emmènes tout le monde sur place. On ratisse.
Il se tourne vers Armand.
— Et toi, Armand, un fourgon blanc passe-partout, des pneus universels, un repas lambda pour la victime, un ticket de métro… Tu as l’embarras du choix.
Armand fait oui de la tête.
Camille ramasse ses clés.
Reste une journée à tenir avant le retour de Morel.
La première fois qu’il revient, le cœur d’Alex chavire. Elle l’entend, faute de pouvoir se retourner et le regarder. Son pas est lourd, lent et résonne comme une menace. Pendant chacune des heures précédentes, Alex a anticipé sur cette venue, s’est vue violée, battue, tuée. Elle a vu la cage descendre, elle a senti l’homme l’empoigner par l’épaule, l’extraire de sa cage, la gifler, la tordre, la forcer, la pénétrer, la faire hurler, la tuer. Comme il l’a promis. « Je vais te regarder crever, sale pute. » Quand on traite une femme de sale pute, c’est qu’on veut la tuer, non ?
Ça ne s’est pas encore passé. Il ne la touche pas encore, peut-être qu’il veut d’abord jouir de cette attente. La mise en cage est destinée à faire d’elle un animal, à l’avilir, la domestiquer, lui montrer qu’il est le maître. C’est pour cela qu’il l’a battue si violemment. Ces pensées, plus mille autres plus terribles encore, la hantent. Mourir n’est pas rien. Mais attendre la mort…
Alex se promet toujours de noter mentalement les moments où il vient mais les repères se brouillent vite. Le matin, la journée, le soir, la nuit, tout ça fait un continuum de temps dans lequel son esprit a de plus en plus de mal à trouver son chemin.
Quand il vient, il se plante d’abord sous la cage, les mains dans les poches, il la regarde un long moment, puis il dépose son blouson en cuir par terre, descend la caisse jusqu’à hauteur des yeux, il sort son téléphone, fait une photo et va s’installer à quelques mètres, là où il a déposé toutes ses affaires, une dizaine de bouteilles d’eau, des sacs en plastique et les vêtements d’Alex, jetés au sol, c’est dur pour elle d’être enfermée et de voir ça, quasiment à portée de main. Il s’assoit. Rien d’autre pour le moment, il la regarde. On dirait qu’il attend quelque chose, il ne dit pas quoi.
Et puis elle ne sait pas ce qui, d’un coup, le décide à repartir mais, soudain, il se lève, se tape sur les cuisses comme pour s’encourager, remonte la cage et, après un dernier coup d’œil, il repart.
Il ne parle pas. Alex lui a posé des questions, pas trop parce qu’elle ne veut pas le mettre en colère, il n’a répondu qu’une seule fois, le reste du temps il ne dit rien, on dirait même qu’il ne pense à rien, il la fixe. Il l’a dit, d’ailleurs : Je vais te regarder crever.
La position d’Alex est, au sens propre, intenable.
Impossible de se tenir debout, la cage n’est pas assez haute. De s’allonger, elle n’est pas assez longue. De s’asseoir, le couvercle est trop bas. Elle vit repliée sur elle-même, presque roulée en boule. Les douleurs sont rapidement devenues insupportables. Les muscles se tétanisent, les articulations semblent se solidifier, tout s’est engourdi, tout est bloqué, sans compter le froid. Son corps entier s’est raidi et, comme Alex ne peut pas bouger, la circulation sanguine s’est ralentie, ajoutant encore à la douleur de la tension à laquelle elle est condamnée. Des images sont revenues, des schémas remontant à ses études d’infirmière, des muscles atrophiés, des articulations gelées, sclérosées, parfois elle croit assister à la détérioration de son corps comme si elle était radiologue, que ce corps n’était pas le sien et elle comprend que son esprit est en train de se diviser en deux, quelqu’un qui est là, l’autre qui n’y est pas, qui vit ailleurs, le début de la folie qui la guette et qui sera le résultat mécanique de cette position infernale, inhumaine.
Elle a beaucoup pleuré mais ensuite, elle n’a plus eu de larmes. Elle dort peu, jamais bien longtemps parce que la crispation musculaire la réveille sans cesse. Les premières crampes réellement douloureuses sont intervenues la nuit dernière, elle s’est réveillée en hurlant, sa jambe entière était saisie d’une torsion intolérable. Pour tenter de la détendre, elle a frappé avec son pied contre les planches, le plus fort qu’elle pouvait, comme si elle voulait faire exploser la cage. La crampe s’est peu à peu calmée mais elle sait que son effort n’y est pour rien. Elle reviendra comme elle est partie. Tout ce qu’elle a gagné, c’est que la cage s’est mise à se balancer. Quand elle commence, elle met longtemps avant de se stabiliser de nouveau. Ça porte au cœur au bout d’un moment. Alex a vécu des heures dans la hantise que cette crampe revienne. Elle surveille chaque partie de son corps mais plus elle y pense, plus il la fait souffrir.
Au cours de ses rares moments de sommeil, elle fait des rêves de prison, elle est enterrée vivante, ou noyée, quand ce ne sont pas les crampes, le froid, l’angoisse, ce sont les cauchemars qui la réveillent. Maintenant, comme elle n’a bougé que de quelques centimètres en plusieurs dizaines d’heures, elle est prise de soubresauts, comme si ses muscles mimaient le mouvement, ce sont des spasmes réflexes auxquels elle ne peut rien, ses membres cognent violemment les planches, elle pousse des cris.
Se damnerait pour pouvoir s’étendre, pour seulement s’allonger, juste une heure.
Lors de l’une de ses premières venues, il a fait monter par une autre corde, au niveau de sa cage, un panier en osier qui s’est balancé un long moment avant de se stabiliser. Quoi qu’il ne fût pas loin du tout, il a fallu à Alex déployer des trésors de volonté, elle a dû se déchirer la main à travers les planches pour réussir à attraper une partie du contenu, une bouteille d’eau et des croquettes pour animaux. Pour chien ou pour chat. Alex n’a pas cherché, elle s’est ruée dessus, sans réfléchir. Et a quasiment vidé la bouteille tout de suite, d’un coup. C’est plus tard seulement qu’elle s’est demandé s’il avait mis quelque chose dedans. Elle s’est remise à trembler mais il est impossible de savoir de quoi elle tremble, de froid, d’épuisement, de soif, de peur… Les croquettes ont ravivé sa soif sans vraiment la rassasier. Elle y touche le moins possible, seulement lorsque la faim la tenaille. Et puis, il faut aussi pisser et tout le reste… Au début, elle a eu honte, mais comment faire ? Ça s’étale en bas à l’aplomb de sa cage, comme les déjections d’un énorme oiseau. La honte est vite passée, ce n’est rien à côté de la douleur, rien à côté de la hantise de vivre ainsi des jours et des jours, sans bouger, sans remuer, sans savoir combien de temps il va la garder, si vraiment il a l’intention de la faire mourir ici, comme ça, dans cette caisse.
Combien de temps faut-il pour mourir de cette façon ?
Les premières fois, quand il venait, elle le suppliait, elle a demandé pardon, elle ne sait pas pourquoi, et même, ça lui a échappé, une fois, elle lui a demandé de la tuer. Elle n’avait pas dormi depuis des heures et des heures, la soif la taraudait, son estomac avait régurgité les croquettes qu’elle avait pourtant longuement mâchées, elle sentait la pisse et le vomi, la rigidité de sa position la rendait folle, à cet instant, la mort lui a semblé préférable à tout. Aussitôt, elle l’a regretté parce que en fait, elle ne veut pas mourir, pas maintenant, ça n’est pas comme ça qu’elle voyait la fin de sa vie. Elle a tant de choses à faire encore. Mais, quoi qu’elle dise, quoi qu’elle demande, l’homme ne répond jamais.
Sauf une fois.
Alex pleurait énormément, elle s’épuisait, elle sentait que son esprit commençait à divaguer, que son cerveau devenait un électron libre, sans maîtrise, sans attaches, sans repères. Il avait descendu la cage pour la prendre en photo, Alex a dit, pour la millième fois sans doute :
— Pourquoi moi ?
L’homme a levé la tête, comme s’il ne s’était jamais posé la question. Il s’est penché. À travers les planches, leurs visages se sont trouvés à quelques centimètres l’un de l’autre.
— Parce que… parce que c’est toi.
Ça l’a saisie, Alex. Comme si tout s’était arrêté d’un coup, que Dieu avait basculé un interrupteur, elle n’a plus rien senti, ni ses crampes, ni sa soif, ni ses douleurs d’estomac, ni ses os glacés jusqu’à la moelle, toute tendue vers ce qu’il allait répondre.
— Qui êtes-vous ?
Il a souri, simplement. Peut-être qu’il n’a pas l’habitude de parler beaucoup, que ces quelques mots l’avaient épuisé. Il a monté la cage, très vite, il a pris son blouson et il est parti sans un regard, il semblait même en colère. Il en avait sans doute dit plus qu’il ne le voulait.
Cette fois-là, elle n’a pas touché aux croquettes, il venait d’en ajouter à celles qui restaient, elle a juste attiré à elle la bouteille d’eau et elle l’économise. Elle voulait réfléchir à ce qu’il avait dit mais quand vous souffrez à ce point, comment penser à autre chose ?
Elle passe des heures le bras tendu au-dessus d’elle, la main serrant, caressant l’énorme nœud de la corde qui retient sa cage. Un nœud gros comme son poing, incroyablement serré.
Au cours de la nuit suivante, Alex est tombée dans une sorte de coma. Son esprit ne se fixait sur rien, elle avait l’impression que toute sa masse musculaire avait fondu, qu’elle n’était plus que des os, qu’elle était réduite à un raidissement total, une immense contracture des pieds à la tête. Jusqu’ici, elle était parvenue à se tenir à une discipline, des exercices minuscules qu’elle renouvelait à peu près toutes les heures. Bouger d’abord les doigts des pieds, puis les chevilles, les tourner dans un sens, trois fois, puis dans l’autre, trois fois aussi, remonter, les mollets, serrer les mollets, les détendre, resserrer, de chaque côté, étirer la jambe droite le plus loin possible, la ramener, recommencer, trois fois, etc. Mais maintenant, elle ne sait plus si elle a rêvé ses exercices où si elle les a fait vraiment. Ce qui l’a réveillée, ce sont ses gémissements. Au point qu’elle a pensé que c’était quelqu’un d’autre, une voix extérieure à elle. Des petits râles qui venaient du ventre, des sonorités qu’elle ne connaissait pas.
Et elle avait beau être parfaitement réveillée, elle ne parvenait pas à empêcher ces gémissements de s’échapper d’elle, au rythme de sa respiration.
Alex en est certaine. Elle a commencé à mourir.
Quatre jours. Quatre jours que l’enquête piétine. Les analyses sont vaines, les témoignages, stériles. Ici on a vu le fourgon blanc, ailleurs, il est bleu. Plus loin, on a cru qu’une femme avait disparu, une voisine, on appelle, elle est au travail. Une autre sur laquelle on investiguait déjà revient de chez sa sœur, le mari ne savait pas qu’elle avait une sœur, un bordel…
Le procureur a nommé un juge, un jeune type qui s’active, de la génération où on aime que ça pulse. La presse, elle, n’en a quasiment pas parlé, le fait divers a été cité et aussitôt recouvert par la déferlante quotidienne d’informations. Le bilan, c’est qu’on n’a pas encore logé le ravisseur et qu’on ne sait toujours pas non plus qui est la victime. Toutes les disparitions déclarées ont été vérifiées, aucune ne peut être celle de la rue Falguière. Louis a élargi la recherche à tout le territoire, il est remonté assez loin dans les disparitions des jours précédents, puis des semaines précédentes, et des mois précédents, en vain. Rien qui puisse correspondre à une fille, jeune et réputée assez jolie, dont un trajet plausible passe par la rue Falguière dans le quinzième arrondissement de Paris.
— Personne ne la connaît donc cette fille ? Personne ne s’inquiète de ne pas la voir depuis quatre jours ?
Il est presque vingt-deux heures.
Ils sont assis sur un banc et regardent le canal. Une belle brochette de flics. Camille a laissé le bureau au nouveau stagiaire et il a emmené Louis et Armand dîner. Question restaurant, il n’a ni imagination ni mémoire, pour se rappeler une bonne adresse, c’est toujours la croix et la bannière. Demander à Armand, c’est idiot, il n’est pas allé au restaurant depuis la dernière fois où on l’a invité, l’établissement a dû fermer depuis belle lurette. Quant à Louis, ce qu’il pourrait recommander n’est pas dans les moyens de Camille. Le soir, sa cantine, c’est Taillevent ou Ledoyen. Alors, Camille tranche. La Marine, quai de Valmy, quasiment au pied de son immeuble.
On aurait eu beaucoup de choses à se dire. Quand ils travaillaient ensemble, qu’ils finissaient tard, il n’était pas rare qu’ils dînent avant de rentrer. La règle a toujours été que Camille payait. Selon lui, laisser Louis régler la note aurait été de mauvais goût vis-à-vis des autres, aurait rappelé que malgré son traitement de fonctionnaire, l’argent n’est pas un problème. Pour Armand, personne ne se serait même posé la question, quand vous proposez à Armand de dîner avec vous, c’est que vous l’invitez. Quant à Maleval, il avait toujours des problèmes d’argent, on sait comment il a fini.
Ce soir, Camille a été content de payer, il n’en dit rien mais il est heureux d’avoir ses deux gars. C’est inattendu. Trois jours plus tôt, il ne l’aurait même pas imaginé.
— Je ne comprends pas…, dit-il.
Le dîner est loin, on a traversé la rue, on marche le long du canal, on regarde les péniches amarrées.
— À son travail, personne ? Pas de mari, pas de fiancé, de petit ami, de copine, personne ? Pas de famille ? En même temps, dans une ville comme celle-ci, par les temps qui courent, que personne ne la réclame…
La conversation d’aujourd’hui ressemble à toutes celles qu’ils ont toujours eues, ponctuée de longs silences. Chacun a le sien, pensif, réflexif ou concentré.
— Tu prenais des nouvelles de ton père tous les jours, toi ? demande Armand.
Évidemment non, même pas tous les trois jours, son père aurait pu mourir subitement chez lui et rester là une semaine avant que… Il avait une amie qu’il voyait souvent, c’est elle qui l’a trouvé mort, qui a prévenu. Camille l’a rencontrée deux jours avant l’enterrement, son père l’avait évoquée distraitement, comme une vague relation. Il a quand même fallu trois voyages en voiture pour rapporter chez elle ce qu’elle laissait chez lui. Une femme petite, fraîche comme une pomme, presque rose, avec des rides, qu’on aurait dites jeunes. Elle sentait la lavande. Pour Camille, que cette femme ait pris la place de sa mère dans le lit de son père était, au sens propre, inimaginable. Deux femmes qui n’avaient rien à voir. C’était un autre monde, une autre planète, à la limite, il se demandait même quel rapport il y avait eu entre ses parents, on aurait dit aucun. Maud, l’artiste, avait épousé un pharmacien, allez comprendre. Il s’était posé mille fois la question. La petite pomme joliment ridée avait quelque chose de plus naturel dans le décor. Qu’on le retourne dans n’importe quel sens, nos parents, ce qu’ils faisaient ensemble reste souvent un mystère. Cela dit, quelques semaines plus tard, Camille s’est rendu compte que la petite pomme avait siphonné, en quelques mois, une bonne partie des avoirs du pharmacien. Camille s’est marré. Il l’a perdue de vue, c’est dommage, ça devait être quelqu’un.
— Moi, poursuit Armand, mon père, il était placé, c’était pas pareil. Mais quelqu’un qui vit seul, qu’est-ce que tu veux, il meurt, pour s’en rendre compte tout de suite, il faut carrément un coup de chance.
Cette pensée rend Camille perplexe. Il se souvient de quelque chose à ce sujet. Il raconte. Un type qui s’appelait Georges. Par un concours de circonstances, personne ne s’est étonné de n’avoir plus de nouvelles de lui pendant plus de cinq ans. Il a disparu administrativement sans qu’on se pose de questions, eau coupée, électricité coupée. Depuis 1996, la concierge le croyait à l’hôpital dont il était revenu sans que personne s’en aperçoive. On a trouvé son corps chez lui en 2001.
— J’ai lu ça dans…
Le titre lui échappe.
— Edgar Morin, un truc genre La Pensée… quelque chose.
— Pour une politique de civilisation, dit sobrement Louis.
Il remonte sa mèche de la main gauche. Traduire : désolé…
Camille sourit.
— C’est agréable de se retrouver, hein ? dit Camille.
— Ça fait beaucoup penser à Alice, lâche Armand.
Évidemment. Alice Hedges, une fille de l’Arkansas, retrouvée morte dans une benne, sur la berge du canal de l’Ourcq, et dont l’identité est restée inconnue pendant trois ans. Somme toute, disparaître sans laisser de traces, la chose est moins rare qu’on le pense. Quand même, ça laisse songeur. Vous êtes devant l’eau verte du canal Saint-Martin, vous savez que dans quelques jours on va classer l’affaire, vous vous dites que la disparition de cette fille inconnue n’aura rien fait à personne. Sa vie : à peine quelques ronds dans l’eau.
Personne n’est revenu sur le fait que Camille est toujours sur cette affaire dont il ne voulait à aucun prix. Avant-hier, Le Guen l’a appelé pour lui confirmer le retour de Morel.
— Me fais pas chier avec ton Morel, a répondu Camille.
Disant cela, Camille a compris qu’il savait depuis le début qu’accepter provisoirement une affaire comme celle-ci, c’était l’accepter jusqu’au bout. Il ne sait pas s’il doit ou non être reconnaissant à Le Guen de l’avoir propulsé dans cette histoire. Aux yeux de la hiérarchie, elle n’est d’ailleurs plus prioritaire. Un ravisseur anonyme a enlevé une femme inconnue et, hormis le témoignage d’un témoin, interrogé et réinterrogé maintes et maintes fois, rien ne « prouve » cet enlèvement. Il y a bien les vomissures dans le caniveau, le hurlement de pneus du fourgon que plusieurs personnes ont entendu, un riverain qui se garait et qui se souvient de la camionnette en train de se placer en travers sur le trottoir, n’importe comment. Mais tout ça ne vaut pas un bon corps bien mort, un bon cadavre, bien réel. De ce fait, Camille a rencontré pas mal de difficultés pour conserver Louis et Armand avec lui sur cette affaire mais au fond, Le Guen, comme les autres, comme tout le monde, est content de voir se reformer la brigade Verhœven. Ça ne pourra pas durer bien longtemps, un jour ou deux peut-être, pour le moment, on ferme les yeux. Pour Le Guen, si ce n’est déjà plus une affaire, ça reste un investissement.
Les trois hommes ont marché un moment après le dîner puis ils ont trouvé ce banc d’où ils observent le passage des promeneurs le long du quai, des amoureux principalement, des gens avec leurs chiens. On se croirait en province.
Voilà quand même une curieuse équipe, se dit Camille. D’un côté, un garçon richissime, de l’autre, un avare incurable. « Est-ce que je n’aurais pas un problème avec l’argent ? » C’est drôle d’ailleurs de penser ça. Il a reçu, il y a quelques jours, les documents l’informant de la vente aux enchères des œuvres de sa mère, il n’arrive pas à ouvrir l’enveloppe.
— Alors, dit Armand, c’est que tu n’as pas envie de les vendre. Selon moi, c’est mieux comme ça.
— Évidemment, avec toi, il faudrait tout garder.
Surtout les œuvres de Maud. Armand, ça lui reste vraiment en travers de la gorge.
— Non. Pas tout, dit-il. Mais les tableaux de sa mère, quand même…
— On dirait que tu parles des joyaux de la Couronne !
— Bah, c’est quand même des bijoux de famille, non ?
Louis ne dit rien. Lui, dès que ça devient personnel…
Camille revient à l’enlèvement :
— Tu en es où sur les propriétaires de fourgons ? demande-t-il à Armand.
— On gratte, on gratte…
La seule piste, pour le moment reste la photo du véhicule. On connaît le modèle de fourgon grâce à l’image prise par la caméra de sécurité de la pharmacie Bertignac. Il y en a plusieurs dizaines de milliers en circulation. Le service scientifique a analysé l’inscription recouverte de peinture et leur a fourni une première liste de noms propres pouvant correspondre. De « Abadjian » à « Zerdoun ». Trois cent trente-quatre noms. Armand et Louis les passent en revue un par un. Dès qu’on trouve, dans cette liste, le nom de quelqu’un qui a possédé ou seulement loué un fourgon de ce type, on vérifie, on trouve à qui il a été revendu, s’il peut y avoir correspondance avec celui qu’on cherche, on envoie quelqu’un voir le véhicule.
— Quand c’est en province, tu parles si c’est facile.
De plus, ces camionnettes ne cessent de se vendre, de se revendre, c’est une cascade infernale, pour trouver les gens et arriver à leur parler… Moins on trouve, plus c’est difficile et plus Armand s’épanouit. Quoique « s’épanouir » ne soit pas un mot qui lui convient très bien. Camille l’a regardé travailler ce matin, engoncé dans un chandail hors d’âge, devant lui du papier de récupération, en main un stylo publicitaire à l’enseigne du Pressing Saint-André.
— Ça va prendre des semaines et des semaines, conclut Camille.
Pas vraiment.
Son téléphone vibre.
C’est le stagiaire, excité. Il en bafouille, il en oublie même les recommandations de Camille.
— Patron ? Le ravisseur s’appelle Trarieux, on vient de le loger. Le divisionnaire demande que vous veniez tout de suite.
Alex ne mange quasiment rien, elle s’est terriblement affaiblie mais surtout, surtout, son esprit va très mal. Cette cage contraint votre corps et envoie votre cerveau dans la stratosphère. Une heure dans cette position, on en pleure. Un jour, on pense mourir. Deux jours, on décolle. Trois jours, on devient fou. Et maintenant, elle ne sait plus très bien depuis quand elle est enfermée et suspendue, des jours. Des jours.
Elle ne s’en rend plus compte, son ventre exhale en permanence des plaintes de souffrance. Elle geint. Elle ne peut plus pleurer, elle se cogne la tête contre la planche, à droite, une fois, une autre, encore, encore, encore, elle tape sa tête, elle la cogne, encore et encore, et sa plainte devient un hurlement, son front est en sang, sa tête résonne de sa folie, elle veut mourir le plus vite possible parce que c’est vivre qui est devenu insupportable.
Il n’y a qu’en présence de l’homme qu’elle ne geint pas. Quand il est là, Alex parle, parle, elle pose des questions non pour qu’il réponde (il ne parle jamais), mais parce que dès qu’il part, elle se sent effroyablement seule. Elle comprend ce que ressentent les otages. Elle le supplierait de rester tellement elle a peur d’être seule, de mourir seule. Il est son bourreau mais c’est comme si elle ne pouvait pas mourir tant qu’il est là.
Bien sûr, c’est l’inverse qui est vrai.
Elle se fait du mal.
Volontairement.
Elle tente de se faire mourir parce que aucune aide ne lui viendra. Ce corps rompu, tétanisé, elle ne le contrôle plus ; elle pisse sous elle, elle est secouée de spasmes, rigide des pieds à la tête. Alors, de désespoir, elle frotte sa jambe sur l’arête de la planche rugueuse, ça fait une brûlure au début, mais Alex continue, continue, elle continue parce qu’elle hait ce corps dans lequel elle souffre, elle veut le tuer, elle frotte sa jambe en appuyant de toutes ses forces et la brûlure devient une plaie. Ses yeux fixent un point imaginaire. Une écharde est entrée dans le mollet, Alex frotte encore et encore, elle attend que la plaie saigne, elle l’espère, elle le veut, se vider de son sang, mourir.
Elle est abandonnée du monde. Personne ne viendra plus à son secours.
Il lui faudra combien de temps pour mourir ? Et combien de temps ensuite pour qu’on retrouve son corps ? Va-t-il le faire disparaître, l’enterrer ? Où ? Elle fait des cauchemars, voit son corps dans une bâche, en vrac, la nuit, une forêt, des mains jettent le tout dans une fosse, ça fait un bruit sinistre et désespérant, elle se voit morte. Elle est déjà comme morte.
Il y a une éternité, quand elle pouvait encore savoir quel jour on était, Alex a pensé à son frère. Pour ce que ça va lui être utile, de penser à lui. Il la méprise, elle le sait. Sept ans de plus qu’elle, pour toute la vie. Sait tout mieux qu’elle, peut tout se permettre. Toujours plus fort qu’elle, depuis le début. Donneur de leçons. La dernière fois qu’elle l’a vu, comme elle sortait un tube de cachets pour dormir, il l’a saisi à la volée en lui disant :
— Qu’est-ce que c’est encore que cette connerie ?
Toujours l’air d’être son père, son directeur de conscience, son patron, d’avoir autorité sur sa vie. C’est comme ça depuis le début.
— Hein ? C’est quoi ces conneries ?
Les yeux lui sortaient de la tête. C’est un colérique, c’est affreux. Ce jour-là, pour le calmer, Alex a avancé le bras et lui a passé lentement la main dans les cheveux, sa bague s’est prise dans une mèche, elle a retiré sa main trop vite, il a poussé un cri et l’a giflée, comme ça, devant tout le monde. Il s’énerve vraiment facilement.
La disparition d’Alex, lui… Trop content d’avoir la paix. Il attendra bien deux ou trois semaines avant de commencer à s’interroger.
Elle a pensé à sa mère aussi. Elles ne se parlent pas souvent, elles peuvent rester un mois sans se téléphoner. Et ce n’est pas sa mère qui appellerait en premier.
Quant à son père… C’est dans ces moments-là que ce doit être bien d’en avoir un. D’imaginer qu’il va venir vous délivrer, de le croire, de l’espérer, ça doit vous bercer, ça doit vous désespérer aussi, Alex ne sait pas du tout ce que ça doit faire, d’avoir un père. D’ordinaire, elle n’y pense jamais.
Mais ces pensées-là, c’était au tout début de son incarcération, aujourd’hui, elle ne pourrait plus articuler deux ou trois idées saines à la suite, son esprit en est devenu incapable, il ne fait qu’enregistrer la souffrance que le corps lui inflige. Avant donc, Alex a pensé aussi à son travail. Quand l’homme l’a enlevée, elle venait de finir un remplacement. Elle voulait terminer ce qu’elle avait en route, à la maison, enfin, dans sa vie. Elle a un peu d’argent de côté, elle peut tenir deux ou trois mois, facilement, elle a peu de besoins, alors elle n’a pas demandé de nouvelle mission. Personne ne va se manifester pour la demander. Parfois, quand elle travaille, elle a des collègues qui appellent mais en ce moment, elle n’en a pas.
Et ni de mari, ni de fiancé, ni d’amoureux. Elle en est là. Personne.
Peut-être qu’on s’inquiétera d’elle des mois après qu’elle sera morte ici, épuisée et folle.
Si son esprit fonctionnait encore, Alex ne saurait même pas quelle question se poser : combien de jours avant de mourir ? Quelles souffrances au moment de mourir ? Un cadavre pourrit comment entre ciel et terre ?
Pour le moment, il attend ma mort, c’est ce qu’il a dit : « Te regarder crever ». C’est ce qui est en train de se passer.
Et ce « pourquoi » lancinant a soudain crevé comme une bulle, Alex a ouvert les yeux en grand. Elle remuait cette idée sans le savoir, sans le vouloir, et l’idée a germé, à son insu, comme une plante sale et obstinée. Le déclic vient de s’opérer, allez savoir comment, c’est un tel désordre dans son esprit. Comme une décharge électrique.
Peu importe, maintenant, elle sait.
C’est le père de Pascal Trarieux.
Les deux hommes ne se ressemblent pas, pas du tout même, on dirait qu’ils ne se connaissent même pas tellement ils sont dissemblables. Si, peut-être le nez, elle aurait dû y penser plus tôt. C’est lui, aucun doute, et c’est une très mauvaise nouvelle pour Alex parce qu’elle a la conviction qu’il disait vrai, il l’a conduite ici pour la faire mourir.
Il la veut morte.
Jusqu’ici, elle s’était refusé à y croire vraiment. Cette certitude remonte à son esprit, absolument intacte, comme aux premiers instants, et elle cadenasse toutes les portes, fait fondre ses ultimes et minuscules résidus d’espoir.
— Ah, ça-y-est…
Toute à sa peur, elle ne l’a pas entendu arriver. Elle se tord le cou pour l’apercevoir mais avant qu’elle y soit parvenue, la caisse se met à danser légèrement puis à tourner sur elle-même. Bientôt, il entre dans son champ de vision. Il est près du mur, en train de faire descendre la cage. Lorsqu’elle est à la bonne hauteur, il attache la corde et s’approche. Alex fronce les sourcils parce qu’il n’est pas comme d’habitude. Ce n’est pas elle qu’il regarde, on dirait qu’il regarde à travers elle et il marche très lentement comme s’il craignait de marcher sur une mine. Maintenant qu’elle le voit de plus près, oui, en effet, il y a un air de ressemblance avec son fils, ce visage buté.
Il s’est arrêté à deux mètres de la cage, il ne bouge pas. Elle le voit sortir son téléphone portable, elle perçoit une série de frottements au-dessus d’elle. Elle tente de se retourner, mais rien à faire, elle a déjà essayé mille fois, absolument impossible.
Alex se sent vraiment mal.
L’homme tient le téléphone à bout de bras, il sourit, Alex lui a déjà vu cette grimace qui ne présage rien de bon. Elle entend de nouveau les frottements au-dessus d’elle puis le déclic de l’appareil photo. Il hoche la tête, donne son accord à on ne sait quoi, puis il retourne à l’angle de la salle et fait remonter la cage.
Le regard d’Alex, à ce moment, est attiré par le panier en osier rempli de croquettes, juste à côté d’elle. Il se balance étrangement, pris de petits soubresauts, on dirait presque qu’il est vivant.
Alex comprend soudain. Ce ne sont pas des croquettes pour chat ou pour chien, comme elle le pensait.
Elle le comprend quand elle voit la tête de l’énorme rat émerger du bord du panier. Dans son champ de vision, sur le couvercle de la cage, deux autres silhouettes sombres passent très vite, accompagnées de ces frôlements qu’elle a déjà entendus. Les deux silhouettes s’arrêtent et glissent la tête entre les planches, juste au-dessus d’elle. Deux rats, plus gros que le précédent, avec des yeux noirs et brillants.
Alex est incapable de se retenir, elle hurle à s’en éclater les poumons.
Parce que c’est pour cette raison qu’il laisse des croquettes. Ce n’est pas pour la nourrir. C’est pour les attirer.
Ce n’est pas lui qui va la tuer.
Ce sont les rats.
Un ancien hôpital de jour, entièrement ceint de murs, porte de Clichy. Un grand bâtiment désaffecté datant du dix-neuvième siècle, trop vétuste et remplacé par un CHU implanté à l’autre extrémité de la banlieue.
Tout est vide depuis deux ans, c’est une friche industrielle. La société qui pilote le projet immobilier fait gardienner l’ensemble pour éviter les squats, les SDF, les sans-papiers. Les intrus et les indésirables. Le gardien dispose d’un petit logement au rez-de-chaussée et perçoit un salaire pour surveiller les lieux dans l’attente du commencement des travaux prévu dans quatre mois.
Jean-Pierre Trarieux, cinquante-cinq ans, ancien salarié du service nettoiement de l’hôpital. Divorcé. Pas de casier.
C’est Armand qui a déniché son fourgon à partir de l’un des noms proposés par le système scientifique. Lagrange, un artisan spécialisé dans la pose de fenêtres en PVC qui, lorsqu’il a pris sa retraite, il y a deux ans, a revendu tout son matériel. Trarieux a racheté sa camionnette et s’est contenté de recouvrir sommairement, à la bombe, les mentions commerciales apposées par Lagrange. Armand a envoyé par mail la photo du bas de caisse au commissariat du quartier qui a dépêché un agent. Le brigadier Simonet est passé sur place, en fin de service, parce que c’était sur sa route et, pour la première fois de sa vie, il a regretté d’avoir toujours refusé d’acheter un portable. Au lieu de rentrer chez lui, il est revenu en courant au commissariat, absolument formel, la trace de peinture verte sur le véhicule de Trarieux, garé devant l’ancien hôpital, est exactement semblable à celle de la photo. Camille a tout de même voulu en avoir le cœur net. On ne déclenche pas Fort Alamo sans quelques précautions. Il a envoyé un agent escalader discrètement le mur d’enceinte. Il fait trop sombre ici la nuit pour faire des photos de repérage mais une chose est sûre, pas de fourgon. Selon toute vraisemblance, Trarieux n’est pas chez lui. Aucune lumière allumée dans son logement, pas trace de sa présence.
On attend son arrivée pour le saisir, la nasse est disposée, tout est prêt.
Et donc, on est posté, on planque.
Du moins jusqu’à l’apparition du juge et du divisionnaire.
La conférence au sommet se tient dans l’une des voitures banalisées garées à plusieurs centaines de mètres de l’entrée principale.
Le juge est un type d’une trentaine d’années qui porte le nom d’un ancien secrétaire d’État de Giscard d’Estaing ou de Mitterrand : Vidard, son grand-père sans doute. Mince, sec, il porte un costume à fines rayures, des mocassins, des boutons de manchettes en or. Ça en dit long, ces détails-là. On dirait qu’il est né en costume-cravate. Vous avez beau vous concentrer, impossible de l’imaginer à poil. Il est raide comme un cierge, avec des prétentions à la séduction parce qu’il a des cheveux très épais et une raie sur le côté comme les assureurs qui rêvent de faire de la politique. Il fait futur vieux beau.
Quand elle voyait ce genre d’homme, Irène éclatait de rire derrière sa main et disait à Camille : « Mon dieu, qu’il est beau ! Pourquoi je n’ai pas un beau mari comme ça, moi ? »
Et il semble passablement con. Ses origines, pense Camille. Il est pressé, il veut donner l’assaut. Peut-être a-t-il aussi un général d’infanterie dans sa généalogie parce qu’il a envie d’en découdre le plus tôt possible avec Trarieux.
— On ne peut pas faire ça, c’est idiot.
Camille aurait pu prendre plus de précautions, y mettre les formes mais voilà, ce qu’il s’apprête à jouer là, ce trou-du-cul de juge, c’est rien de moins que la vie d’une femme enlevée depuis cinq jours. Le Guen dans ses œuvres :
— Monsieur le juge, vous le verrez, le commandant Verhœven est parfois un peu… abrupt. Il veut simplement dire qu’il est sans doute plus prudent d’attendre le retour de ce Trarieux.
Ça ne le gêne pas le moins du monde, le juge, le caractère abrupt de Camille Verhœven. Il veut même montrer qu’il ne craint pas l’adversité, qu’il est un homme de décision. Mieux, un stratège.
— Je propose d’investir la place, de libérer l’otage et d’attendre le ravisseur à l’intérieur.
Et devant le silence qui ponctue sa brillante proposition :
— On va le piéger.
Tout le monde est soufflé. Il interprète visiblement ça comme de l’admiration. Camille est le plus rapide :
— Comment vous savez que son otage est à l’intérieur ?
— Vous êtes sûr que c’est lui au moins ?
— On est sûr que son véhicule se trouvait en planque à l’heure et sur le lieu où cette femme a été enlevée.
— Donc, c’est lui.
Silence. Le Guen cherche une solution pour désamorcer le conflit mais le juge le devance :
— Je comprends votre position, messieurs, mais voyez-vous, les choses ont changé…
— Je suis tout ouïe, dit Camille.
— Pardonnez-moi de vous le dire ainsi mais nous ne sommes plus dans la culture du coupable. Nous sommes aujourd’hui dans la culture de la victime.
Il regarde tour à tour les deux flics et conclut, magnifique :
— C’est très louable de traquer les coupables, c’est même un devoir. Mais ce sont d’abord les victimes qui nous intéressent. C’est pour elles que nous sommes ici.
Camille ouvre la bouche mais il n’a pas le temps d’intervenir, le juge a ouvert la porte de la voiture, il sort, se retourne. Il a son téléphone portable en main, se baisse et par la vitre ouverte regarde Le Guen dans les yeux.
— Je fais venir le RAID. Immédiatement.
Camille à Le Guen :
— Il est complètement abruti, ce type !
Le juge n’est pas encore suffisamment loin de la voiture mais il fait mine de n’avoir rien entendu. La génétique.
Le Guen lève les yeux au ciel et décroche son téléphone à son tour. Il faut du renfort pour couvrir le périmètre au cas où Trarieux arriverait précisément au moment de l’assaut.
Tout le monde est prêt moins d’une heure plus tard.
Il est une heure trente du matin.
On a fait rapatrier en urgence des jeux de clés pour ouvrir toutes les issues. Camille ne connaît pas le commissaire du RAID, Norbert. Avec un nom de famille comme ça, personne n’a jamais su son prénom ; crâne rasé, démarche de chat, Camille a l’impression de l’avoir déjà vu cent fois.
Après étude des plans et des photos satellites, les agents du RAID sont disposés en quatre endroits, un groupe pour les toits, un groupe pour l’entrée principale et deux groupes côté fenêtres. Les équipes de la Criminelle sont chargées de ceinturer le périmètre. Camille a placé trois équipes dans des véhicules banalisés à chacun des accès. Une quatrième équipe planque discrètement à la sortie de l’égout qui reste la seule issue de secours pour le cas où le type voudrait s’enfuir par là.
Camille ne la sent pas, cette opération.
Norbert, lui, est prudent. Entre un divisionnaire, un collègue et un juge, il se retranche sur sa spécialité. À la question : pouvez-vous investir ces lieux et libérer la femme qui y est retenue (dixit le juge), il a étudié les plans, il a fait le tour du bâtiment, il a mis moins de huit minutes à répondre qu’on peut investir les lieux. L’opportunité et la pertinence sont une autre question sur laquelle il n’a pas vocation à se prononcer. On le sent très bien à son silence. Camille admire.
Bien sûr, il est pénible de rester à attendre le retour de Trarieux alors qu’on sait qu’il y a, à l’intérieur, une femme retenue dans des conditions qu’on n’ose pas vraiment imaginer mais selon lui, c’est tout de même le mieux.
Norbert recule d’un pas, le juge avance d’un pas.
— Ça coûte quoi d’attendre ? demande Camille.
— Du temps, dit le juge.
— Et ça coûte quoi, d’être prudent ?
— Une vie, peut-être.
Même Le Guen hésite à s’interposer. Du coup, Camille se retrouve seul. On attaque.
La charge du RAID est prévue dans dix minutes, on court se mettre en place, derniers réglages.
Camille prend à part l’agent qui a escaladé le mur d’enceinte :
— Redis-moi comment c’est à l’intérieur ?
L’agent ne voit pas trop quoi répondre.
— Je veux dire (Camille s’énerve un peu), tu as vu quoi, à l’intérieur ?
— Bah, rien, des trucs de travaux publics, un container, une baraque de chantier, des engins de démolition, je pense. Enfin, un engin…
Et ça le laisse songeur, Camille, cette histoire d’engin.
Norbert et ses équipes sont en place et envoient le signal. Le Guen va les suivre. Camille, lui, a décidé de rester dans le périmètre d’entrée.
Il note précisément l’heure à laquelle Norbert lance l’opération : 01 h 57. Au-dessus du bâtiment endormi, on aperçoit des lumières qui s’allument, par intermittence, on entend des bruits de galop.
Camille rumine. Des engins de chantier, des « trucs de travaux publics »…
— Il y a du passage ici, dit-il à Louis.
Louis fronce les sourcils à la recherche d’un éclaircissement.
— Des ouvriers, des techniciens, je ne sais pas moi, on apporte des engins en prévision des travaux, il y a peut-être déjà des réunions de chantier. Et donc…
— … ça n’est pas là qu’elle se trouve.
Camille n’a pas le temps de répondre parce qu’à cet instant précis la camionnette blanche de Trarieux se pointe au coin de la rue.
À partir de ce moment, les choses vont aller très vite. Camille va monter précipitamment dans la voiture conduite par Louis, il va appeler les quatre unités qui encerclent le périmètre. On lance la chasse. Camille jongle avec la radio de bord, informe du trajet emprunté par la camionnette qui fuit vers la banlieue. Elle n’est pas rapide, elle fume beaucoup, c’est un très vieux modèle, essoufflé, aussi vite qu’il veuille aller, Trarieux ne pourra jamais dépasser les soixante-dix kilomètres-heure. Sans compter qu’au volant, ce n’est pas un foudre de guerre. Il hésite, perd de précieuses secondes en dessinant des trajectoires absurdes qui laissent le temps à Camille de resserrer le filet. De son côté, Louis n’a aucune difficulté à lui coller au train. Gyrophares allumés, sirènes hurlantes, tous les véhicules bordent bientôt le véhicule qui tente de fuir, ça devient vite une question de secondes. Camille continue de signaler la position, Louis approche l’arrière de la camionnette, tous phares allumés, pour l’impressionner et lui faire perdre encore davantage les pédales, deux autres véhicules arrivent, l’un par la droite, l’autre par la gauche, le quatrième a traversé le périphérique par un chemin parallèle et arrive en sens inverse. La messe est dite.
Le Guen appelle Camille qui répond en se tenant fermement à la ceinture de sécurité.
— Tu l’as ? demande-t-il.
— Presque ! hurle Camille. Et toi ?
— Ne le rate pas, ton mec ! Parce que la fille n’est pas là !
— Je sais !
— Quoi ?
— Rien !
— C’est vide ici, tu m’entends ? hurle Le Guen. Personne !
Cette affaire sera féconde en images, Camille va l’apprendre bientôt. La toute première, l’image inaugurale, en quelque sorte, c’est celle du pont qui enjambe le boulevard périphérique où la camionnette de Trarieux s’arrête en catastrophe en travers de la chaussée. Derrière lui, deux véhicules de la police, devant lui un troisième qui lui barre la route. Les agents sont descendus et le mettent en joue à l’abri de leurs portières ouvertes. Camille sort lui aussi, il a dégainé son arme, il s’apprête à hurler les sommations quand il voit l’homme sortir de sa camionnette et courir lourdement vers le parapet du pont où, aussi étrange que cela paraisse, il s’assoit, face à eux, comme s’il les invitait.
Tout le monde comprend immédiatement, à le voir comme ça, assis sur le parapet en béton, dos au boulevard périphérique, les jambes ballantes, face aux policiers qui avancent à sa rencontre lentement, leurs armes tendues vers lui. C’est cette première image qui va rester. L’homme regarde les policiers qui approchent.
Il écarte les bras, comme s’il voulait faire une déclaration historique.
Puis il lève les jambes, très haut.
Et bascule vers l’arrière.
Avant d’arriver au parapet, les policiers entendent le choc de son corps qui s’écrase sur la voie rapide, le bruit du camion qui le percute aussitôt, les coups de frein, les klaxons, les tôles froissées des véhicules qui ne parviennent pas à s’éviter.
Camille regarde. Sous lui, des voitures arrêtées, tous phares allumés, des feux de détresse, il se retourne, traverse le pont en courant, se penche sur l’autre parapet, l’homme est passé sous un semi-remorque, on voit la moitié de son corps, sa tête notamment, écrasée, et le sang qui se répand lentement sur le bitume.
La seconde image, pour Camille, arrive environ vingt minutes plus tard. Le boulevard périphérique est entièrement bouclé, tout le secteur est une féerie de gyrophares, de lumières, de sirènes, d’avertisseurs, d’ambulances, de pompiers, de policiers, de conducteurs, de badauds. Ça se passe sur le pont, dans la voiture. Louis note, au téléphone, sous la dictée d’Armand, les éléments d’information réunis sur Trarieux. À côté de lui, Camille a enfilé des gants de caoutchouc, il tient en main le téléphone portable recueilli sur le cadavre et qui a miraculeusement échappé aux roues du semi-remorque.
Des photos. Six. Elles montrent une sorte de caisse en bois dont les planches sont largement espacées, suspendue au-dessus du sol. Et dedans, enfermée, une femme, jeune, elle peut avoir trente ans, les cheveux plats, gras et sales, totalement nue, recroquevillée dans cet espace évidemment trop petit pour elle. Sur chaque image, elle regarde vers le photographe. Ses yeux sont profondément cernés, son regard halluciné. Traits fins pourtant, beau regard sombre, elle est dans un état de délabrement avancé, ça ne masque pourtant pas le fait qu’en temps normal, elle doit être assez jolie. Mais pour le moment, toutes les photos affirment la même chose, jolie ou pas, cette fille enfermée est en train de mourir.
— C’est une fillette, dit Louis.
— T’es pas bien ? Elle a au moins trente ans !
— Non, pas la fille. La cage. Ça s’appelle une « fillette ».
Et comme Camille fronce les sourcils, interrogatif :
— Une cage où on ne peut tenir ni assis ni debout.
Louis s’est arrêté. Il n’aime pas étaler ses connaissances, il sait qu’avec Camille… Mais cette fois, Camille lui fait un signe agacé, allez, magne-toi.
— Le supplice a été créé sous Louis XI, pour l’évêque de Verdun, je crois. Il y serait resté plus de dix ans. C’est une sorte de torture passive très efficace. Les articulations se soudent, les muscles s’atrophient… Et ça rend fou.
On voit les mains de la jeune femme agrippées à la planche. Ces images vous retournent le ventre. Sur la dernière, on ne voit que le haut de son visage et trois énormes rats qui marchent sur le couvercle de la cage.
— Bordel de merde…
Camille lance le téléphone à Louis, comme s’il craignait de se brûler.
— Trouve la date et l’heure.
Camille, lui, ces trucs-là… Louis met quatre secondes.
— La dernière photo remonte à trois heures.
— Et les appels ? Les appels !
Louis tapote à toute vitesse. Il y a peut-être moyen de trianguler l’appareil, de situer l’endroit d’où il a appelé.
— Le dernier appel remonte à dix jours…
Pas un seul appel depuis qu’il a enlevé la fille.
Silence.
Personne ne sait ni qui est cette fille, ni où elle se trouve.
Et le seul à le savoir vient de mourir écrasé sous un semi-remorque.
Dans le téléphone de Trarieux, Camille choisit deux photos de la jeune femme, dont celle qui montre les trois énormes rats.
Il rédige un MMS pour le juge, copie à Le Guen :
« Maintenant que le “coupable” est mort, on fait comment pour sauver la victime ? »
Quand Alex a ouvert les yeux, le rat était en face d’elle, à quelques centimètres de son visage, tellement près qu’elle le voyait trois ou quatre fois plus gros qu’il n’était en réalité.
Elle a hurlé, il s’est brusquement reculé jusque dans le panier puis il est remonté à toute vitesse sur la corde mais il est resté là un long moment, hésitant sur la conduite à adopter, flairant tout autour pour mesurer le danger. Et l’intérêt de la situation. Elle lui a lancé des injures ; le rat, insensible à ses efforts, restait sur la corde, la tête en bas, penchée vers elle. Ce nez presque rose, ces yeux brillants, ce poil luisant, ces moustaches longues et blanches et cette queue interminable. Alex était transie de peur, incapable de reprendre son souffle. Elle s’est époumonée mais comme elle est maintenant très faible, elle a dû s’arrêter et ils sont restés un long moment ainsi à se dévisager.
Il est à une quarantaine de centimètres d’elle, immobile, puis, prudemment, il descend dans la corbeille et commence à manger les croquettes en jetant sur Alex de fréquents coups d’œil. De temps à autre, pris d’une crainte soudaine, il se recule d’un mouvement vif, comme pour se mettre à l’abri mais assez vite il revient, il semble comprendre qu’il n’a rien à craindre d’elle. Il a faim. C’est un rat adulte, il doit mesurer pas loin de trente centimètres. Alex est blottie au fond de la cage, le plus loin possible. Elle fixe le rat avec une intensité d’autant plus dérisoire qu’elle est censée le tenir à distance. Il a mangé des croquettes mais il n’est pas remonté tout de suite sur la corde. Il s’est avancé vers elle. Cette fois Alex n’a pas hurlé, elle a fermé les yeux, elle a pleuré les yeux fermés. Quand elle les a rouverts, le rat était parti.
Le père de Pascal Trarieux. Comment l’a-t-il retrouvée ? Si son cerveau n’était devenu aussi lent, elle pourrait peut-être répondre à ça, mais ses pensées ne sont que des images figées, comme des photos, rien de dynamique. D’ailleurs, à cet instant, quelle importance ? Négocier, voilà ce qu’il faut faire. Il faut trouver une histoire, quelque chose de crédible, qu’il la laisse sortir de cette caisse, après elle se débrouillera. Alex rassemble toutes les données dont elle est capable mais sa réflexion n’a pas le temps d’aller plus loin. Un second rat vient d’apparaître.
Plus gros.
Le chef, peut-être. Pelage bien plus sombre.
Et il n’est pas venu par la corde qui soutient le panier en osier, non, lui est venu par la corde qui tient la cage, il est arrivé juste au-dessus de la tête d’Alex, et lui, contrairement à celui qui l’a précédé, n’a eu aucun mouvement de recul lorsqu’elle a hurlé et l’a injurié. Il a continué à descendre à l’aplomb de la cage, par petits mouvements vifs, saccadés, il a posé les deux pattes de devant sur la planche du couvercle, Alex a senti son odeur forte, c’est un rat très gros, très luisant, avec des moustaches très longues, des yeux très noirs, sa queue est si longue qu’elle est passée un instant à travers les planches et qu’elle a touché l’épaule d’Alex.
Hurlement. Le rat s’est retourné vers elle, sans précipitation, puis il a marché le long de la planche, faisant ainsi plusieurs allers-retours. De temps en temps, il s’attarde, la fixe, reprend sa marche. On dirait qu’il relève les mesures. Alex le suit des yeux, entièrement contractée, le souffle lui manque, son cœur bat à se rompre.
C’est mon odeur, pense-t-elle. Je sens la crasse, la pisse, le vomi. Il a flairé la charogne.
Le rat est debout sur ses pattes de derrière, reniflant au-dessus de lui.
Alex suit des yeux la corde.
Deux autres rats viennent, à leur tour, d’entamer la descente vers la cage.
On dirait que le chantier de l’ancien hôpital a été investi par une équipe de cinéma. Le RAID a abandonné les lieux, les services techniques ont tiré des dizaines de mètres de câbles, des projecteurs sur pied inondent la cour de lumière. On est en pleine nuit et pas un seul centimètre carré d’ombre. Des chemins stériles, que l’on peut emprunter sans risque d’altérer les lieux, ont été aménagés avec des rubans de plastique rouge et blanc. Les techniciens procèdent aux relevés.
La question est de savoir si Trarieux a fait transiter la fille par ici quand il l’a enlevée.
Armand aime bien quand il y a du monde. Une foule, pour lui, est d’abord une réserve de cigarettes. Il slalome avec assurance entre ceux qu’il a déjà tapés trop souvent et, avant qu’ils aient le temps de prévenir les nouveaux venus, il a fait le plein pour quatre jours.
Planté dans la cour, il achève une cigarette dont les derniers millimètres lui ont entamé les doigts et pose sur toute cette agitation un regard perplexe.
— Eh ben ? demande Camille, le juge n’est pas resté sur place ?
Armand tenterait bien de l’arrêter mais il est assez philosophe, il connaît les vertus de la patience.
— Il n’est pas venu non plus sur le périphérique, tu me diras, poursuit Camille. C’est dommage parce qu’un coupable arrêté par un semi-remorque, on ne voit pas ça tous les jours. En même temps…
Camille consulte ostensiblement sa montre, Armand, imperturbable, compte ses lacets, Louis semble littéralement absorbé par la morphologie d’un engin de chantier.
— En même temps, à trois heures du matin, il doit pioncer, le juge, faut comprendre. Vu son taux de connerie, ça doit lui faire de sacrées journées.
Armand laisse tomber son mégot infinitésimal en poussant un soupir.
— Quoi ! Qu’est-ce que j’ai dit ? demande Camille.
— Rien, lâche Armand, t’as rien dit. Bon, on bosse, oui ou merde ?
Il a raison. Camille et Louis se frayent un passage jusqu’au logement de Trarieux, lui aussi investi par l’Identité, et comme le lieu n’est pas très grand, on tâche de cohabiter.
Verhœven jette d’abord un œil circulaire. Appartement modeste, pièces propres, la vaisselle plutôt bien rangée, les outils alignés comme dans la vitrine d’un magasin de bricolage et des réserves de bière impressionnantes. De quoi torcher le Nicaragua. À part ça, pas un papier, pas un livre, ni un carnet, l’appartement d’un analphabète.
Seule curiosité dans le tableau, une chambre d’adolescent.
— Le fils, Pascal…, dit Louis en consultant ses notes.
Contrairement au reste du logement, dans cette pièce, le ménage n’a pas été fait depuis des lustres, odeur de renfermé, linge humide sentant le moisi. Une console de jeux XBOX 360 et un joystick de compétition croulent sous la poussière. Reste un ordinateur performant, grand écran, c’est la seule chose qui a été nettoyée, de quelques revers de manche, dirait-on. Un technicien est déjà à l’œuvre pour un premier inventaire du disque dur avant qu’on l’emporte pour analyse complète.
— Des jeux, des jeux, des jeux, dit le gars. Une connexion Internet…
Camille reste à l’écoute en détaillant le contenu d’un placard que les experts photographient.
— Et des sites de cul, complète l’informaticien. Des jeux et du cul. Mon môme, c’est pareil.
— Trente-six ans.
On se retourne vers Louis.
— C’est l’âge du fils, dit Louis.
— Évidemment, dit le technicien, ça change un peu la donne…
Dans le placard, Camille détaille l’arsenal de Trarieux. Le gardien du futur chantier d’aménagement prenait visiblement son rôle sacrément au sérieux, batte de baseball, nerfs de bœuf tressés, coup-de-poing américain, il devait faire des rondes sévères, on s’étonne même de ne pas trouver un pitbull.
— Ici, le pitbull, c’était Trarieux, dit Camille à Louis qui s’interroge à voix haute.
Puis pour le technicien :
— Et quoi d’autre ?
— Des e-mails. Un peu. Pas beaucoup. Faut dire que vu son orthographe…
— Comme ton fils ? demande Camille.
Cette fois, le technicien est vexé. Quand ça vient de lui, ça n’est pas pareil.
Camille se rapproche de l’écran. Effectivement. Pour ce qu’on peut voir, des messages anodins, en langage quasiment phonétique.
Camille enfile les gants de caoutchouc que lui tend Louis et saisit une photographie exhumée du tiroir de la commode. Un cliché pris sans doute quelques mois plus tôt parce que le garçon est dans le chantier que garde son père, de la fenêtre on reconnaît la cour avec les engins. Pas beau, assez grand et maigre, visage ingrat, nez assez long. On se souvient des photos de la fille dans la cage. Éprouvée mais jolie. Pas exactement assortis, tous les deux.
— Il a l’air con comme un balai, lâche Camille.
Une phrase lui est revenue, qu’elle a entendue quelque part. Quand on voit un rat, c’est qu’il y en a dix. Ils sont sept déjà. Ils se sont chamaillés pour la possession de la corde, mais surtout pour les croquettes. Curieusement, ce ne sont pas les plus gros les plus voraces. Ceux-là semblent plutôt être les stratèges. Deux, notamment. Totalement imperméables aux hurlements d’Alex, aux injures, ils restent très longuement sur le couvercle de la cage. Ce qui la terrifie, c’est quand ils se mettent debout sur leurs pattes de derrière et flairent en tous sens. Ils sont démesurés, monstrueux. À mesure que le temps passe, certains se montrent plus pressants, comme s’ils avaient compris qu’elle ne représentait pas un danger. Ils s’enhardissent. Au début de la soirée, l’un d’eux, de taille moyenne, a voulu passer par-dessus un de ses congénères et il est tombé dans la cage, sur le dos d’Alex. Ce contact l’a révulsée, elle a poussé un hurlement, il y a eu un bref instant de flottement dans la colonie des rats mais la perturbation n’a pas duré bien longtemps. Quelques minutes plus tard, ils étaient de nouveau tous là, en rangs serrés. Il y en a un, Alex pense qu’il est jeune, il est très empressé, avide, il s’approche vraiment près pour la renifler, elle recule, recule, il ne cesse d’avancer, il ne bat en retraite que lorsqu’elle hurle à pleins poumons, qu’elle lui crache dessus.
Trarieux n’est pas venu depuis très longtemps, une journée au moins, deux, peut-être plus. Maintenant une autre journée défile, si seulement elle pouvait savoir l’heure, le jour… Elle trouve ça étonnant qu’il ne vienne pas, qu’il manque trois, quatre rendez-vous de suite. Ce qui la perturbe, c’est qu’elle risque de ne plus avoir d’eau. Elle économise énormément et par bonheur, hier, elle n’a pas beaucoup bu, il lui reste presque une demi-bouteille, mais elle comptait sur lui pour renouveler sa provision. Les rats aussi sont moins excités quand ils ont des croquettes, quand ils n’en ont plus, ils s’énervent, ils s’impatientent.
Paradoxalement, ce qui panique Alex, c’est que Trarieux l’abandonne. Qu’il la laisse dans sa cage, à mourir de faim, de soif, sous le regard aiguisé de ces rats qui ne vont pas tarder à s’aventurer davantage. Les plus gros la détaillent déjà d’un œil inquiétant, elle leur prête des intentions, à ces rats.
Depuis que le premier est apparu, il ne s’est jamais passé plus de vingt minutes sans que l’un ou l’autre vienne cavaler sur la cage, grimpe le long de la corde, pour vérifier qu’il ne reste plus de croquettes.
Certains se balancent dans le panier en osier en la regardant fixement.
Sept heures du matin.
Le divisionnaire a pris Camille à part :
— Bon, cette fois, tu me la joues lifté, hein ?
Camille ne promet rien.
— Ça promet…, conclut Le Guen.
De fait. À l’arrivée du juge Vidard, Camille ne peut s’empêcher d’ouvrir la porte, de désigner les photos de la jeune femme affichées sur le mur en déclarant :
— Vous qui adorez les victimes, monsieur le juge, vous allez être comblé. Celle-ci est vraiment très bien.
Elles sont agrandies et, ainsi placardées, ça ressemble à du voyeurisme sadique. Ce sont des photos qui font vraiment mal. Ici, le regard quasi délirant de la jeune femme limité à une ligne horizontale formée par deux planches disjointes, là son corps entier pelotonné et contraint, comme cassé, la tête penchée et coincée contre le couvercle de la cage, ici encore le gros plan de ses mains dont les ongles saignent à force, sans doute, de gratter le bois. Puis les mains à nouveau, la bouteille d’eau dont elle dispose est trop volumineuse pour passer entre les planches, on imagine la prisonnière boire dans le creux de sa paume avec une avidité de naufragée, elle n’est certainement jamais libérée de sa cage parce qu’elle y fait tous ses besoins, elle est d’ailleurs souillée. Et sale, contusionnée, on voit qu’elle a été frappée, battue, violée sans doute. L’ensemble est d’autant plus éprouvant qu’elle est encore vivante. On n’ose pas imaginer ce qui l’attend.
Pourtant, devant ce spectacle, malgré la provocation de Camille, le juge Vidard reste calme, il regarde les clichés un à un.
Tout le monde reste silencieux. Tout le monde, c’est Armand, Louis, et les six enquêteurs que Le Guen a fait venir. Dégager un effectif comme ça au pied levé, ça n’est pas rien.
Le juge marche le long des photos, visage simple et grave. On dirait un secrétaire d’État inaugurant une exposition. C’est un jeune con avec des idées de sale con, pense Camille mais il n’est pas lâche parce qu’il se retourne vers lui.
— Commandant Verhœven, dit-il, vous contestez ma décision d’investir le domicile de Trarieux et moi, je conteste la manière dont vous conduisez cette enquête depuis le début.
Et comme Camille ouvre la bouche, le juge le coupe en levant la main bien haut, paume en avant :
— Nous avons un différend mais je propose que nous remettions son règlement à plus tard. Il me semble que l’urgence, quoique vous en pensiez, c’est de trouver rapidement… cette victime.
Sale con mais habile, indéniablement. Le Guen laisse filer deux ou trois secondes de silence puis il tousse. Mais le juge reprend rapidement la parole en se tournant vers l’équipe :
— Vous me permettrez aussi, monsieur le divisionnaire, de féliciter vos hommes pour avoir repéré Trarieux aussi rapidement avec aussi peu d’éléments. C’est remarquable.
Là, évidemment, il en fait un peu trop.
— Vous êtes en campagne électorale ? demande Camille. C’est une marque de fabrique, chez vous ?
Le Guen retousse. Re-silence. Louis se pince les lèvres avec délectation, Armand sourit à ses chaussures, les autres se demandent dans quoi ils sont tombés.
— Commandant, répond le juge, je connais vos états de service. Je connais aussi votre histoire personnelle, qui est intimement liée à votre métier.
Cette fois, les sourires de Louis et d’Armand se figent. Les esprits de Camille et de Le Guen entrent en alerte maximale. Le juge s’est avancé, pas trop près pour ne pas donner l’impression de toiser le commandant.
— Si vous avez le sentiment que cette affaire… comment dirais-je… résonne trop fort dans votre vie personnelle, je serai le premier à le comprendre.
L’avertissement est clair, la menace à peine voilée.
— Je suis certain que le divisionnaire Le Guen pourra nommer sur cette enquête quelqu’un de moins impliqué. Mais-mais-mais-mais-mais… (cette fois, il ouvre grand les deux mains comme s’il voulait retenir les nuages), mais… je m’en remets à vous, commandant. En toute confiance.
Pour Camille, c’est définitif, ce type est un enculé.
Mille fois dans sa vie, Camille a compris ce que peuvent ressentir les criminels occasionnels, ceux qui ont tué sans intention, débordés par leur colère, leur aveuglement, il en a arrêté des dizaines. Des hommes qui ont étranglé leur femme, des femmes qui ont poignardé leur mari, des fils qui ont poussé leur père par la fenêtre, des amis qui ont tiré sur leurs amis, des voisins qui ont écrasé le fils d’un autre voisin, et il cherche dans sa mémoire le cas d’un commandant de police ayant sorti son arme de service pour tirer sur un juge, au milieu du front. Au lieu de ça, il ne dit rien. Il hoche simplement la tête. Ça lui coûte immensément de ne rien dire, parce que le magistrat vient de faire une ignoble référence à Irène, mais c’est justement au nom de ça qu’il se force à se taire, parce qu’une femme a été enlevée et qu’il a juré de la retrouver vivante. Le juge le sait, le juge le comprend et visiblement, de ce mutisme, le juge prend avantage.
— Bien, dit-il avec une satisfaction prononcée. Maintenant que les ego ont cédé la place au sens du service, je crois que vous pouvez vous remettre au travail.
Camille va le tuer. Il en est certain. Ça prendra le temps qu’il faudra mais ce type, il va le tuer. De ses propres mains.
Le juge se tourne vers Le Guen en soignant sa sortie :
— Bien sûr monsieur le divisionnaire, dit-il d’une voix finement pesée, vous me tenez étroitement informé.
— Deux urgences, explique Camille à son équipe. D’abord, faire un portrait de ce Trarieux, comprendre sa vie. C’est dans sa vie qu’on va trouver la trace de cette fille, et peut-être son identité. Parce que le premier problème est là, on ne sait toujours rien d’elle, ni qui elle est ni, à plus forte raison, pourquoi il l’a enlevée. Ce qui amène au second point, le seul fil que nous pouvons tirer, ce sont les contacts connus de Trarieux qui figurent dans son téléphone, sur l’ordinateur de son fils et dont il s’est servi. A priori, c’est déjà ancien, plusieurs semaines si on en croit les historiques, mais c’est tout ce qu’on a.
C’est peu. Les seules certitudes dont on dispose à cette heure sont alarmantes. Personne ne peut dire ce que Trarieux avait l’intention de faire de cette fille pour l’avoir ainsi enfermée dans cette cage suspendue mais, maintenant qu’il est mort, aucun doute, elle n’a plus beaucoup de temps à vivre. Personne ne met les mots sur la nature du danger, ça s’appelle la déshydratation, l’inanition, on sait que ce sont des morts douloureuses, interminables. Sans compter les rats. Marsan intervient le premier. C’est le technicien qui servira d’intermédiaire entre la brigade Verhœven et les équipes techniques qui travaillent sur le dossier.
— Même si on la retrouve vivante, dit-il, la déshydratation peut laisser des séquelles neurologiques irréversibles. Vous risquez de trouver un légume.
Lui ne prend pas de gants. Il a raison, pense Camille. Moi, je n’ose pas parce que j’ai peur et ce n’est pas avec de la peur que je vais retrouver cette fille. Il s’ébroue.
— Le fourgon ? demande-t-il.
— Passé au peigne fin la nuit dernière, répond Marsan en consultant ses notes. On a trouvé des cheveux et du sang, on a donc l’ADN de la victime mais comme elle n’est pas fichée, on ne sait toujours pas qui elle est.
— Le portrait-robot ?
Trarieux portait, dans une poche intérieure, une photo de son fils, prise dans une fête foraine. Il est accompagné d’une fille qu’il tient par le cou mais la photo a baigné dans le sang et, de toute manière, elle est prise d’un peu loin. La fille est assez grosse, pas sûr qu’il s’agisse de la même. Les clichés stockés dans le téléphone sont plus prometteurs.
— On devrait obtenir un assez bon résultat, dit Marsan. C’est un téléphone bas de gamme mais on a de bons plans du visage, sous différents angles, à peu près tout ce qu’il nous faut. Vous aurez ça dans l’après-midi.
L’analyse des lieux aura son importance. Sauf que les photos sont prises en plan rapproché ou très rapproché, on voit très peu de chose du local dans lequel la jeune femme est enfermée. Les techniciens les ont scannées, ils ont fait des mesures, des analyses, des projections, des recherches…
— La nature du bâtiment reste inconnue, commente Marsan. En fonction de l’heure où les images ont été prises et de la qualité de la lumière, on a la certitude qu’il est orienté nord-est. C’est extrêmement courant. Les photos n’offrent aucune perspective, aucune profondeur, impossible donc d’évaluer la dimension des pièces. La lumière est plongeante, on estime la hauteur des plafonds à au moins quatre mètres. Peut-être plus, on ne sait pas. Le sol est en béton, il y a sans doute des fuites d’eau. Toutes les images sont prises à la lumière naturelle, il n’y a peut-être pas d’alimentation électrique. Pour ce qui est du matériel utilisé par le ravisseur, vu le peu qu’on en voit, rien de notable. La caisse est en bois brut, courant, elle est montée par vissage simple, l’anneau en Inox qui la retient est standard, tout comme la corde qu’on aperçoit, chanvre classique, rien à signaler. Les rats, a priori, ne sont pas des animaux d’élevage. On penche donc pour un bâtiment vide, désaffecté.
— La date et l’heure des photos prouvent que Trarieux y allait au moins deux fois par jour, dit Camille. Le périmètre est donc limité à la banlieue parisienne.
Autour de lui, on hoche la tête, on approuve, Camille voit bien que ce qu’il vient de dire, tout le monde le savait déjà. Fugitivement, il se voit chez lui, avec Doudouche, il n’a plus envie d’être là, il aurait dû accepter de passer la main quand Morel est rentré. Il ferme les yeux. Se reprendre.
Louis propose qu’Armand soit chargé d’établir un descriptif sommaire du lieu sur la base des éléments dont on dispose et de le diffuser dans toute l’Île-de-France en insistant sur son caractère urgent. Camille dit qu’il est d’accord, oui, bien sûr. On ne se fait pas d’illusions. Les informations sont tellement succinctes qu’elles pourraient correspondre à trois bâtiments sur cinq, que, renseignements pris par Armand auprès des préfectures, il existe, en région parisienne, soixante-quatre sites classés « friche industrielle », sans compter plusieurs centaines d’immeubles et de bâtiments divers désaffectés.
— Rien à la presse ? demande Camille en regardant Le Guen.
— Tu rigoles ?
Louis a emprunté le couloir vers la sortie, il revient sur ses pas. Soucieux.
— Quand même…, dit-il à Camille. C’est assez sophistiqué de construire une fillette, vous ne trouvez pas ? Ça n’est même pas un peu trop savant, pour quelqu’un comme Trarieux ?
— Mais non Louis, c’est toi qui es trop savant pour Trarieux ! Il n’a pas construit une « fillette », ça, c’est une référence à toi, une belle référence historique, ça montre que tu es cultivé, mais lui, il n’a pas construit une fillette. Il a construit une cage. Et elle est trop petite.
Le Guen, vautré dans son fauteuil directorial. Il ferme les yeux en écoutant Camille, on jurerait qu’il dort. C’est sa manière de se concentrer.
— Jean-Pierre Trarieux, dit Camille, né le 11 octobre 1953, il a cinquante-trois ans. CAP d’ajusteur, vingt-sept ans de carrière dans des ateliers liés à l’aéronautique (il a commencé à Sud Aviation en 1970). Licenciement économique en 1997, deux ans de chômage, il retrouve un boulot dans la maintenance à l’hôpital René-Pontibiau, re-charrette deux ans plus tard, re-licenciement, re-chômage mais une variante, en 2002, il obtient le poste de gardien de la friche industrielle. Il quitte son appartement et vient loger sur place.
— Violent ?
— Brutal. Ses états de service évoquent des bagarres, ce genre de choses, il est soupe au lait, ce gars-là. C’est du moins ce que doit penser sa femme. Roseline. Il l’a épousée en 1970. Ils ont eu un fils, Pascal, né la même année. C’est là que ça devient intéressant, j’y reviendrai.
— Non, coupe Le Guen, viens-y tout de suite.
— Le fils a disparu. En juillet de l’an dernier.
— Raconte.
— J’attends les éléments complémentaires mais, grosso modo, le Pascal a à peu près tout raté, l’école, le collège, le lycée technique, l’apprentissage, le boulot. Côté échecs, c’est carton plein. Il fait manœuvre, déménageur, ce genre de choses. Instable. Le père réussit à le faire embaucher à l’hôpital où il travaille (on est en 2000), ils sont camarades de boulot. Solidarité ouvrière, ils deviennent camarades de charrette, ils sont virés ensemble l’année suivante. Quand le père obtient le poste de gardien en 2002, le fils vient habiter avec lui. Précision à nouveau, il a quand même trente-six ans, le Pascal ! On a vu sa chambre dans l’appartement du père. Platine de jeux vidéo, posters de foot et Internet clairement orienté « sites de cul ». Si on excepte les dizaines de canettes de bière vides sous le plumard, une vraie chambre d’adolescent. Dans ce cas-là, dans les romans, quand on a peur de ne pas être bien compris, après « adolescent », on ajoute « attardé ». Et patatras, en juillet 2006, le père déclare le fils disparu.
— Enquête ?
— Si on veut. Le père s’inquiète. Côté police, vu les circonstances, on botte en touche. Le fils s’est enfui avec une fille en emportant ses vêtements, ses affaires personnelles et le contenu du compte en banque de son père, six cent vingt-trois euros, tu vois le genre… Alors, on dirige le père du côté de la préfecture. « Recherche dans l’intérêt des familles ». On fait la région, rien. En mars, on élargit au national. Toujours rien. Trarieux gueule comme un putois, il veut une conclusion. Alors début août, un an après la disparition du fils, on lui délivre le « certificat de vaines recherches ». À l’heure qu’il est, le fils n’a toujours pas réapparu. Je suppose que quand il va apprendre la mort de son père, on va le voir rappliquer.
— Et la mère ?
— Trarieux a divorcé en 1984. Enfin, c’est surtout sa femme qui a divorcé, violences conjugales, brutalités, alcoolisme. Le fils est resté avec le père. L’air de bien s’entendre ces deux-là. Du moins jusqu’à ce que le Pascal décide de se tailler. La mère est remariée, elle habite Orléans. Mme… (il consulte son carnet, ne trouve pas), bon, peu importe, de toute manière, je l’ai fait chercher, on me la ramène.
— Autre chose ?
— Oui, le téléphone portable de Trarieux est une ligne professionnelle. Son employeur veut pouvoir le joindre à n’importe quel moment même s’il est à l’autre bout du site. L’analyse d’entre eux montre qu’il ne s’en sert presque pas, la quasi-totalité des appels sont destinés à son employeur ou aux « nécessités du service », comme on dit. Et puis, d’un coup, il se met à téléphoner. Pas beaucoup, mais c’est nouveau. Une douzaine de destinataires apparaissent soudainement dans son répertoire, des gens qu’il appelle une, deux, trois fois…
— Et alors ?
— Et alors, cette soudaine vague d’appels commence deux semaines après la délivrance du certificat de « vaines recherches » concernant son fils et elle s’arrête tout net trois semaines avant l’enlèvement de la fille.
Le Guen fronce les sourcils. Camille propose sa conclusion :
— Trarieux trouve que la police ne fout rien et il part faire son enquête lui-même.
— Tu crois que notre fille, dans sa cage, est celle avec laquelle le fils s’est barré ?
— Je crois, oui.
— Tu m’as dit que sur la photo, c’est une grosse. La nôtre, elle n’est pas grosse.
— Une grosse, une grosse… Elle a peut-être perdu du poids, j’en sais rien, moi. En tout cas, je pense que c’est la même. Maintenant, le Pascal, te dire où il est, ça…
Jusqu’ici, Alex a pas mal souffert du froid. Pourtant le mois de septembre est assez doux mais elle ne bouge pas et elle est sous-alimentée. Et c’est devenu encore pire. Parce que d’un coup, en quelques heures, le climat a brusquement tourné à l’automne. Le froid qu’elle ressentait, à cause de l’épuisement, est maintenant dû à la température qui a dégringolé de plusieurs degrés. À en juger par la lumière qui tombe des verrières, le ciel s’est couvert, la luminosité elle aussi a chuté. Alex a entendu ensuite les premières rafales de vent s’engouffrer dans les salles, ça siffle, ça mugit douloureusement, on dirait les gémissements d’un désespéré.
Les rats ont levé la tête eux aussi, les moustaches ont commencé à frétiller comme jamais. Des trombes d’eau se sont soudain abattues sur le bâtiment qui a grondé et craqué comme un bateau sur le point de couler. Avant qu’Alex s’en rende compte, tous les rats étaient descendus le long des murs pour aller chercher l’eau de pluie qui s’est mise à ruisseler. Elle en a compté neuf, cette fois. Pas certaine que ce soit toujours les mêmes. Par exemple, il y a ce gros noir et roux, arrivé récemment, les autres le craignent, elle l’a vu se vautrer dans une flaque d’eau, il en avait une à lui seul, c’est lui qui est remonté le premier. Il est le premier de retour sur la corde. C’est un rat qui a de la suite dans les idées.
Un rat mouillé, c’est encore plus effrayant qu’un rat sec, ça fait un pelage plus sale, un regard plus aiguisé qui donne l’impression d’être davantage à l’affût. Mouillée, sa longue queue a quelque chose de visqueux, on dirait un animal à part entière, comme un serpent.
À la pluie succède l’orage, à l’humidité succède le froid, Alex est pétrifiée, sans possibilité de mouvement, elle sent son épiderme saisi par des vagues, ce ne sont pas des frissons mais de véritables soubresauts. Elle commence à claquer des dents, le vent s’enfourne dans les salles avec tant de violence que la cage se met à tourner sur elle-même.
Le noir et roux, monté seul à la corde, arpente le couvercle et s’arrête, se lève très haut sur ses pattes arrière. Il a sans doute donné le signal du rassemblement parce que dans les secondes qui suivent, quasiment tous les rats remontent, il y en a partout, sur le couvercle, à droite, à gauche, dans la corbeille qui se balance.
Un éclair illumine la salle, presque tous se lèvent, le museau pointé vers le ciel d’un mouvement commun, comme électrisés, et se mettent à se déplacer en tous sens, ils ne sont pas affolés par l’orage, non, c’est comme une sorte de danse. Ils sont galvanisés.
Seul le gros noir et roux reste planté sur la planche la plus proche du visage d’Alex. Il tend la tête vers elle, ses yeux s’écarquillent, puis enfin il se met debout, son ventre roux est gonflé, énorme. Il pousse des cris et ses pattes avant gesticulent en tous sens, elles sont roses. Mais Alex ne voit que les griffes.
Ces rats sont des stratèges. Ils ont compris qu’à la faim, à la soif, au froid, il suffit d’ajouter la terreur. Ils couinent de concert. Pour l’impressionner. Alex reçoit de l’eau de pluie glacée charriée par le vent. Elle ne pleure plus, elle tremble. Elle pensait à la mort comme à une délivrance mais la perspective des morsures de rat, l’idée d’être dévorée…
Combien de jours de nourriture représente un corps humain pour une douzaine de rats ?
Terrorisée, Alex se met à hurler.
Mais, pour la première fois, aucun son ne sort de sa gorge.
L’épuisement la terrasse.
Le Guen s’est redressé, déplié, il a fait quelques pas dans son bureau pendant que Camille poursuivait son compte rendu puis il est revenu s’asseoir et il a repris sa position de sphinx pensif et adipeux. Camille a vu le divisionnaire réprimer quelque chose comme un sourire de contentement au moment de reprendre sa place. Sans doute la satisfaction d’avoir accompli sa gymnastique quotidienne, se dit-il. Il fait ça deux à trois fois par jour, se lever, aller à la porte et revenir. Parfois même quatre fois. Son entraînement repose sur une discipline de fer.
— Il y a sept ou huit contacts intéressants dans le téléphone de Trarieux, reprend Camille. Il les a appelés, certains plusieurs fois. Toujours les mêmes questions. Il enquêtait sur la disparition de son fils. Quand il allait les voir, il montrait la photo où son fils est à la fête foraine avec la fille.
Camille n’a vu que deux témoins lui-même, les autres, c’est Louis et Armand. Il est passé par le bureau de Le Guen pour le tenir informé mais ce n’est pas pour le divisionnaire qu’il est revenu à la Brigade. C’est pour l’ex-Mme Trarieux qui est arrivée d’Orléans. La gendarmerie s’est chargée du transfert.
— Trarieux a sans doute trouvé leurs coordonnées à partir des e-mails de son fils. On a un peu de tout.
Camille regarde ses notes.
— Une Valérie Touquet, trente-cinq ans, ancienne copine de classe que le Pascal Trarieux a essayé désespérément de sauter pendant quinze ans.
— Il a de la suite dans les idées.
— Le père l’a appelée plusieurs fois pour lui demander si elle savait ce qu’était devenu son lardon. Elle dit que ce garçon est un vrai paumé. « Rustique ». Et quand tu attends quelques minutes de plus, elle avoue : « Franchement nul. Il essayait toujours d’épater les filles avec des histoires à la con. » Bref, un vrai couillon. Mais gentil. En tout cas, elle n’a aucune idée de ce qu’il est devenu.
— Quoi d’autre ?
— On a aussi un Patrick Jupien, chauffeur-livreur dans une entreprise de nettoyage de linge, copain de PMU de Pascal Trarieux. Aucune nouvelle du fils Trarieux, lui non plus. La fille de la photo ne lui dit rien. Un autre, copain de collège, Thomas Vasseur, représentant. Et puis un ancien copain de boulot, Didier Cottard, manutentionnaire avec qui il a travaillé dans une société de vente par correspondance, bon tout ça, c’est le même truc, le père appelle, vient et fait chier tout le monde. Et naturellement, personne n’a de nouvelles du fils depuis longtemps. Les mieux informés savent qu’il y a une fille dans l’affaire. C’était le scoop de l’année ça, Pascal Trarieux avec une fille. Son copain Vasseur se bidonne carrément sur l’air de « pour une fois qu’il en avait une ». Son pote chauffeur-livreur confirme qu’il a cassé les pieds à tout le monde avec sa Nathalie, mais Nathalie comment, ça, personne ne sait. Vu qu’il ne l’a montrée à personne.
— Tiens donc…
— Non, pas si étonnant que ça. Il la rencontre mi-juin et il se taille avec elle un mois plus tard. Ça ne laisse pas beaucoup de temps pour la présentation aux amis.
Les deux hommes restent pensifs. Camille relit ses notes, le sourcil froncé, de temps à autre il regarde côté fenêtre, comme s’il cherchait la réponse à une question, replonge dans son carnet. Le Guen le connaît bien. Alors, il laisse passer un court moment puis :
— Allez, accouche.
Il est embarrassé, Camille, et ça n’est pas fréquent.
— Eh bien, pour te dire sincèrement… Cette fille, je ne la sens pas vraiment.
Il lève aussitôt les deux mains pour se protéger le visage.
— Je sais, je sais ! Je sais, Jean. C’est la victime ! On ne touche pas à une victime ! Mais tu me demandes ce que je pense, je te le dis.
Le Guen s’est relevé dans son fauteuil, les deux coudes sur son bureau.
— C’est complètement débile, Camille.
— Je sais.
— Cette fille est enfermée comme un piaf dans une cage à deux mètres de hauteur depuis une semaine…
— Je sais, Jean…
— … sur les photos on voit clairement qu’elle est en train de crever…
— Oui…
— Le type qui l’a enlevée est un connard illettré, brutal, alcoolique…
Camille se contente de soupirer.
— … qui l’enferme dans une cage livrée aux rats…
Camille opte pour un hochement de tête douloureux.
— … et qui préfère se balancer du haut du périphérique plutôt que nous la livrer…
Camille ferme simplement les yeux comme quelqu’un qui ne veut pas voir l’étendue du désastre qu’il a causé.
— … et tu « ne sens pas cette fille » ? Tu as dit ça à quelqu’un d’autre ou c’est un scoop à mon intention ?
Mais quand Camille ne proteste pas, quand il ne dit rien, pire, quand il ne se défend pas, Le Guen sait qu’il se passe quelque chose. Une anomalie. Silence. Puis :
— Je ne comprends pas, dit lentement Camille, que personne ne signale la disparition de cette fille.
— Oh là là ! Mais il y en a des mil…
— … liers comme ça, je sais, Jean, des milliers de personnes qui ne sont réclamées par personne. Mais enfin… ce type, Trarieux, c’est une buse, on est d’accord ?
— D’accord.
— Pas très sophistiqué.
— Redondant.
— Alors, explique-moi pourquoi il se met à ce point en colère contre cette fille. Et de cette manière.
Le Guen lève les yeux, comprend pas.
— Parce que, quand même, il enquête sur la disparition de son fils, puis il achète des planches, il construit une caisse, il trouve un local où il peut enfermer cette fille pendant des jours et des jours, après quoi, il l’enlève, il l’enferme, il la fait crever à petit feu, il la prend en photo pour être certain qu’elle est sur la bonne pente… Et tu penses que c’est une lubie !
— Je n’ai pas dit ça, Camille.
— Bah si, c’est ce que tu dis, ou en tout cas, ça revient au même ! L’idée lui est venue comme ça. Dans son cerveau d’ajusteur, il s’est dit, tiens, si je retrouvais la fille qui s’est tirée avec mon fils et si je l’enfermais dans une cage en bois ! Et, par le plus grand des hasards, c’est une fille dont on est incapables de trouver l’identité. Et lui, qui est con comme un balai, la retrouve sans problème, ce que nous sommes incapables de faire.
Elle ne dort quasiment plus. Trop peur. Plus que jamais Alex se contorsionne dans sa cage, plus que jamais elle souffre, depuis le début de sa captivité, elle n’a pas changé de position, pas mangé normalement, ni dormi normalement, elle n’a pas pu étendre ses jambes, ses bras, se reposer quelques minutes et maintenant, avec ces rats… Son esprit l’abandonne de plus en plus, pendant des heures parfois tout ce qu’elle voit est embué, flou, tous les bruits lui parviennent ouatés, comme l’écho de vrais bruits qui viendraient de très loin, d’ailleurs, elle s’entend gémir, geindre, pousser des cris graves qui montent du ventre. Elle s’affaiblit terriblement vite.
Sa tête tombe et se relève sans cesse. Un peu plus tôt, elle s’est évanouie de fatigue, ivre de sommeil, de douleur, son esprit battait la campagne, voyait des rats partout.
Et soudain, elle ne sait pas pourquoi, elle est certaine que Trarieux ne reviendra plus, qu’il l’a laissée là. S’il revient, elle lui dira tout, elle se répète ça comme une conjuration, faites qu’il revienne et je dis tout, tout ce qu’il veut, tout ce qu’il veut, pour en finir. Qu’il la tue, vite, elle accepte, tout plutôt que ces rats.
Ils descendent la corde en file indienne aux premières heures du jour, ils poussent des petits cris. Ils le savent, Alex est à eux.
Ils n’attendront pas qu’elle meure. Ils sont trop excités. Jamais ils ne se sont battus entre eux comme ils le font depuis ce matin. Pour la flairer, ils s’avancent de plus en plus près. Ils attendent qu’elle soit totalement épuisée mais ils sont échauffés, fiévreux. Quel sera le signe ? Qu’est-ce qui les décidera ?
Elle sort brusquement de son état d’hébétude, elle vit un instant de pure lucidité.
La phrase : « je vais te regarder crever », en réalité, veut dire : « Je vais te regarder crevée. » Il ne viendra plus, il ne reviendra que lorsqu’elle sera morte.
Au-dessus d’elle, le plus gros de tous, le noir et roux, est debout sur ses pattes arrière et pousse des petits cris stridents. Il montre les dents.
Il ne reste qu’une chose à faire. Elle cherche, d’une main fébrile, du bout des doigts, le bord rugueux de la planche de dessous, celle qu’elle évite depuis des dizaines et des dizaines d’heures parce qu’elle est pointue, qu’elle la déchire dès qu’elle s’en approche. Elle glisse ses ongles dans l’anfractuosité, millimètre par millimètre, le bois craque légèrement, elle gagne encore un peu de terrain, elle se concentre, exerce toute la pression dont elle est capable, ça demande un long moment, elle doit s’y reprendre à plusieurs fois, enfin, d’un coup, le bois cède. Entre les doigts d’Alex, une grande écharde, de près de quinze centimètres. Pointue. Elle regarde au-dessus d’elle, entre les planches du couvercle, près de l’anneau, près de la corde qui tient sa cage suspendue. Et d’un coup, elle y passe la main et pousse le rat dans le vide avec la pointe en bois. Il tente de s’agripper, gratte désespérément le bord de la caisse, pousse un cri sauvage et tombe deux mètres plus bas. Sans attendre, Alex s’enfonce l’écharde profondément dans la main et la remue comme si c’était un couteau, elle hurle de douleur.
Le sang commence à ruisseler aussitôt.
Roseline Bruneau n’a pas envie qu’on lui parle de son ex-mari, ce qu’elle veut, c’est des nouvelles de son fils. Disparu depuis plus d’un an.
— Le 14 juillet, dit-elle, effarée, comme si une disparition ce jour-là prenait valeur de symbole.
Camille a délaissé son bureau et s’est assis à côté d’elle.
Avant, il disposait de deux chaises, l’une avec des pieds surélevés, l’autre, avec des pieds surbaissés. L’effet psychologique était très différent. Selon les circonstances, il choisissait l’une ou l’autre. Irène n’aimait pas ces petits trucages alors Camille y a renoncé. Les chaises sont restées quelque temps à la Brigade, on s’en est servi un moment pour faire des blagues aux nouveaux venus. Mais ça n’était pas aussi drôle qu’on l’espérait. Les chaises ont disparu un beau jour. Camille est certain qu’Armand les a récupérées. Il les imagine, avec sa femme, à table, l’un sur la chaise surélevée, l’autre sur la surbaissée…
Face à Mme Bruneau, il repense à ces chaises parce qu’elles lui servaient à créer des effets de sympathie, ce qu’il aimerait bien provoquer aujourd’hui. Et vite, vraiment le temps presse. Camille se concentre sur l’entretien parce que s’il pense à la fille enfermée, des images lui arrivent et se mélangent, des images qui brouillent sa pensée, qui font remonter tellement de choses, il perd un peu ses moyens.
Et malheureusement, avec Roseline Bruneau, ils ne sont pas sur la même longueur d’onde. C’est une femme petite et mince, qui doit être vive en temps normal mais qui, à cet instant, est toute réserve et toute inquiétude. Elle donne des coups de tête un peu secs, sur le qui-vive. Convaincue qu’on va lui annoncer la mort de son fils. Elle ressasse ce pressentiment depuis que les gendarmes sont venus la chercher à l’auto-école où elle travaille.
— Votre ex-mari s’est tué la nuit dernière, madame Bruneau.
Même divorcée depuis vingt ans, ça lui fait de l’effet. Elle fixe Camille droit dans les yeux. Son regard hésite entre la rancune (j’espère qu’il a souffert) et le cynisme (c’est pas une grande perte) mais l’appréhension domine tout. D’abord, elle se tait. Camille lui trouve une tête d’oiseau. Un nez petit et pointu, un regard pointu, des épaules pointues, des seins pointus. Il voit très bien comment il la dessinerait.
— Il est mort comment ? demande-t-elle enfin.
Si l’on en croit le dossier de divorce, elle ne va pas beaucoup regretter son ex-mari et normalement, se dit Camille, elle devrait plutôt réclamer des nouvelles de son fils. Si elle ne le fait pas, c’est qu’elle a une raison.
— Un accident, dit Camille. Il était poursuivi par la police.
Mme Bruneau a beau savoir ce que valait son mari, se souvenir de ses brutalités, elle n’avait pas épousé un gangster. Normalement « poursuivi par la police » devrait entraîner de la surprise, mais non, rien, elle hoche la tête, on sent qu’elle pense aussi vite que la situation le lui permet mais elle ne laisse rien transpirer.
— Madame Bruneau… (Camille se montre patient justement parce qu’il faut aller vite), nous pensons que la disparition de Pascal est liée à la mort de son père. En fait, nous en sommes persuadés. Plus vite vous répondrez à nos questions, plus nous avons de chances de retrouver rapidement votre fils.
On peut chercher des heures dans le dictionnaire, « malhonnête » est vraiment le mot qui convient pour qualifier l’attitude de Camille. Parce que, pour lui, aucun doute, ce garçon est aussi mort qu’on peut l’être. Ce chantage au fils est une manœuvre assez immorale mais dont il ne rougit pas parce qu’il peut encore permettre de retrouver quelqu’un de vivant.
— Il y a quelques jours, votre ex-mari a enlevé une femme, une jeune femme. Il l’a séquestrée et il est mort sans nous dire où il l’a enfermée. Cette femme est aujourd’hui quelque part, nous ne savons pas où. Et elle va mourir, madame Bruneau.
Il laisse décanter ces informations. Les yeux de Roseline Bruneau passent de droite à gauche, comme ceux d’un pigeon, elle est assiégée par des idées contradictoires, la question est de savoir quel choix elle va faire. Quel rapport cette histoire d’enlèvement a-t-elle avec la disparition de mon fils ? Voilà ce qu’elle devrait demander. Si elle ne pose pas la question, c’est parce qu’elle a déjà la réponse.
— J’ai besoin que vous me disiez ce que vous savez… non non non non, madame Bruneau, attendez ! Vous allez me dire que vous ne savez rien et c’est une très mauvaise attitude, je vous assure, c’est même la pire de toutes. Je vous invite à réfléchir quelques instants. Votre mari a enlevé une femme qui est liée, je ne sais pas comment, à la disparition de votre fils. Et cette femme va mourir.
Coups d’œil à droite, à gauche, la tête bouge, pas les yeux. Camille devrait poser sur la table, devant elle, une photo de la jeune femme enfermée, pour créer le choc, mais quelque chose le retient.
— Jean-Pierre m’a appelée…
Camille respire, ce n’est pas un triomphe mais c’est un succès. En tout cas, c’est enclenché.
— Quand cela ?
— Je ne sais plus, il y a un mois à peu près.
— Et…?
Roseline Bruneau pointe du bec vers le sol. Elle raconte, lentement. Trarieux reçoit le certificat de « vaines recherches », il est furieux, ça veut clairement dire que la police croit à une sorte de fugue, qu’elle n’enquêtera pas, c’est fini. Puisque la police ne fait rien, Trarieux lui dit qu’il va s’en occuper, lui, de retrouver Pascal. Il a son idée.
— C’est cette grue…
— Une grue…
— C’est comme ça qu’il appelait l’amie de Pascal.
— Il avait des raisons de la mépriser à ce point ?
Roseline Bruneau soupire. Pour expliquer ce qu’elle veut dire, il va falloir remonter loin.
— Vous comprenez, Pascal est un garçon, comment dire, assez simple, vous voyez ?
— Je crois.
— Sans malice, pas compliqué. Moi, je ne voulais pas qu’il aille vivre avec son père. Jean-Pierre le faisait boire, sans compter les bagarres, mais Pascal adorait son père, on se demande vraiment ce qu’il pouvait lui trouver. Bon, c’est comme ça, il n’y en avait que pour son père. Et puis un jour, cette fille arrive dans sa vie, elle l’embobine facilement. Il est fou d’elle, forcément. Lui, les filles… Jusque-là, d’abord il n’y en a pas eu beaucoup. Et ça s’est toujours mal passé. Il ne savait pas bien y faire avec elles. Alors, bon, celle-ci arrive, elle lui fait le grand jeu. Il perd complètement la boule, forcément.
— Comment s’appelle cette fille, vous la connaissez ?
— Nathalie ? Non, je ne l’ai jamais vue. Je connais juste son nom. Quand j’avais Pascal au téléphone, c’était toujours Nathalie par-ci, Nathalie par-là…
— Il ne vous l’a pas présentée ? Ou à son père ?
— Non. Il me disait tout le temps qu’il allait venir avec elle, que j’allais l’adorer, des choses comme ça.
L’histoire est fulgurante. Ce qu’elle a compris, c’est que Pascal rencontre Nathalie en juin, elle ne sait ni où ni comment. Il disparaît avec elle en juillet.
— Au début, dit-elle, je n’étais pas inquiète, je me disais : quand elle va le quitter, le pauvre môme, il va revenir chez son père et voilà tout. Son père, lui, il était fou de rage. Je pensais qu’il faisait une crise de jalousie. Son fils, il veillait dessus comme à la prunelle de ses yeux. Il a été un mauvais mari mais c’était un bon père.
Elle lève les yeux vers Camille, surprise de ce jugement auquel elle-même ne s’attendait pas. Elle vient de dire quelque chose qu’elle pensait sans le savoir. Elle repique du nez.
— Quand j’ai su que Pascal avait volé tout l’argent de son père et qu’il avait disparu, je me suis dit, moi aussi, que cette fille, enfin, vous voyez… C’était pas son genre à Pascal, voler son père.
Elle secoue la tête. De ça, elle est certaine.
Camille repense à la photographie de Pascal Trarieux trouvée chez son père et à cet instant, ce souvenir lui serre le cœur. Bénéfice des dessinateurs, il a une excellente mémoire visuelle. Il revoit le garçon debout, une main posée sur l’aile d’un tracteur de chantier, cet air gauche, emprunté, son pantalon est légèrement trop court, il fait pauvre et il sourit largement, comment fait-on quand on a un fils niais, quand on s’en aperçoit ?
— Et finalement, votre mari l’a retrouvée, cette fille ?
Réaction immédiate.
— Je n’en sais rien, moi ! Tout ce qu’il m’a dit, c’est qu’il allait la retrouver ! Et qu’elle finirait bien par lui dire où est Pascal… Ce qu’elle en a fait.
— Ce qu’elle en a fait ?
Roseline Bruneau regarde par la fenêtre, sa manière à elle de contenir les larmes.
— Pascal ne s’enfuirait jamais, il n’est pas… Pour dire les choses… Il n’est pas assez intelligent pour disparaître aussi longtemps.
Elle s’est retournée vers Camille et elle a dit cela comme elle lui donnerait une gifle. D’ailleurs, elle regrette.
— C’est un garçon vraiment très simple. Il connaît peu de monde, il est très attaché à son père, il ne resterait pas, de sa propre volonté, des semaines, des mois sans donner de nouvelles ; il en serait incapable. C’est donc qu’il lui est arrivé quelque chose.
— Qu’est-ce que votre mari vous a dit précisément ? Il a parlé de ce qu’il voulait faire ? De…
— Non, il n’est pas resté longtemps au téléphone. Il avait bu, comme d’habitude, il peut être violent dans ces cas-là, on aurait dit qu’il en avait après la terre entière. Il voulait retrouver cette fille, il voulait qu’elle lui dise où était son fils, il m’a appelée pour me dire ça.
— Et comment avez-vous réagi ?
Dans des circonstances ordinaires, il faut déjà pas mal de talent pour mentir convenablement, ça demande de l’énergie, de la créativité, du sang-froid, de la mémoire, c’est beaucoup plus difficile qu’on croit. Mentir à une autorité est un exercice très ambitieux qui réclame toutes ces qualités mais à un niveau supérieur. Alors, mentir à la police, vous imaginez… Et Roseline Bruneau n’est pas taillée pour ce genre d’exercice. Elle essaye de toutes ses forces mais maintenant qu’elle a baissé sa garde, Camille lit en elle à livre ouvert. Et ça le fatigue. Il passe une main sur ses yeux.
— Quelles injures avez-vous choisies ce jour-là, madame Bruneau ? Je suppose qu’avec lui, vous ne preniez plus de gants, vous avez dû lui dire exactement ce que vous pensiez de lui, je me trompe ?
La question est tordue. Répondre « oui », répondre « non » engage dans une voie différente mais elle ne voit pas clairement l’issue.
— Je ne vois pas…
— Mais si, madame Bruneau, vous voyez parfaitement ce que je veux dire. Ce soir-là, vous lui avez dit ce que vous pensiez, à savoir que ce ne serait certainement pas lui qui réussirait là où la police avait échoué. Vous êtes même allée bien plus loin, je ne sais pas quels mots vous avez employés mais je suis certain que vous avez mis le paquet. À mon avis, vous lui avez dit : « Jean-Pierre, tu es un connard, un incapable, un imbécile et un impuissant. » Ou quelque chose d’approchant.
Elle ouvre la bouche, Camille ne lui laisse pas le temps. Il a sauté de sa chaise et il monte le ton parce qu’il en a assez de faire le tour :
— Que va-t-il se passer, madame Bruneau, si je prends votre téléphone portable et que je regarde vos messages ?
Pas un mouvement, pas un geste, simplement le bec se fendille, comme si elle voulait le planter dans le sol et qu’elle hésitait sur l’endroit.
— Je vais vous le dire, je vais trouver des photos que votre ex-mari vous a envoyées. N’espérez pas une fuite, c’est dans l’historique de son téléphone. Et je peux même vous dire ce qu’il y a sur ces photos, une fille dans une caisse en bois. Vous l’avez mis au défi, pensant que ça le pousserait à agir. Et quand vous avez reçu les photos, vous avez eu peur. Peur d’être complice.
Camille est saisi d’un doute.
— À moins que…
Il s’arrête, s’approche, il se baisse, tourne la tête par en dessous pour attraper son regard. Elle ne bouge pas.
— Oh merde, dit Camille en se relevant.
Il y a vraiment des moments durs dans ce métier.
— Ce n’est pas pour ça que vous n’avez pas prévenu la police, n’est-ce pas ? Ce n’est pas la peur d’être complice. C’est parce que vous aussi, vous pensez que cette fille est responsable de la disparition de votre fils. Vous n’avez rien dit parce que vous pensez qu’elle n’a que ce qu’elle mérite, c’est ça ?
Camille respire à fond. Quelle fatigue.
— J’espère que nous allons la retrouver vivante, madame Bruneau. Pour elle d’abord, mais aussi pour vous. Parce que sinon, je vais devoir vous arrêter pour complicité de meurtre avec actes de torture ou de barbarie. Et de plein d’autres choses.
Quand il quitte le bureau, Camille est complètement sous pression, le temps passe à une vitesse hallucinante.
Et qu’est-ce qu’on a ? se demande-t-il.
Rien. Ça le rend fou.
Le plus vorace, ce n’est pas le noir et roux, c’est un gros rat gris. Il aime le sang. Il se bat avec les autres pour être le premier. C’est un brutal, un fougueux.
Pour Alex, depuis des heures, c’est une bataille de tous les instants. Il a fallu en tuer deux. Pour les mettre en colère, pour les exciter. Pour se faire respecter.
Le premier, elle l’a embroché avec la grosse écharde, sa seule arme, et elle l’a maintenu sous son pied nu, tout en force, jusqu’à ce qu’il crève, il remuait comme un damné, il couinait comme un cochon qu’on égorge, il essayait de la mordre, Alex hurlait plus fort que lui, toute la colonie était électrisée, le rat était saisi de contractions folles et remuait comme un énorme poisson, c’est très puissant quand ça va crever, ces saloperies de bestioles. Les derniers instants ont été très pénibles, il ne bougeait plus, il pissait le sang et poussait des gémissements, des râles, les yeux exorbités, les babines palpitantes, ouvertes sur les dents toujours prêtes à mordre. Après quoi, elle l’a balancé par-dessus bord.
C’était une déclaration de guerre, tout le monde l’a bien compris.
Le second rat, elle a attendu qu’il s’approche très près, il flairait le sang, ses moustaches remuaient à une vitesse spectaculaire, il était vraiment très excité mais en même temps il se méfiait. Alex l’a laissé venir, elle l’a même appelé, viens, approche, espèce d’enfoiré, viens voir maman… Et quand il a été à portée de main, qu’elle a pu le coincer contre la planche, elle lui a planté son écharde dans le cou, il s’est tordu à l’envers sous le choc, comme s’il voulait faire un saut périlleux, elle l’a balancé aussitôt entre les planches, il s’est écrasé en bas et il a hurlé plus d’une heure, avec sa broche en travers.
Alex n’a plus d’arme, mais ils ne le savent pas et ils la craignent.
Et elle les nourrit.
Elle a mélangé le sang qui coule de sa main au reste d’eau, pour diluer, elle a passé la main au-dessus d’elle et elle en a imbibé la corde qui soutient la cage. Comme il n’y a plus d’eau, elle imbibe la corde avec du sang pur. Les rats, ça leur plaît davantage, forcément. Et dès qu’elle s’arrête de saigner, elle se pique ailleurs, avec une autre écharde, plus petite, ça n’est pas avec ça qu’elle pourra en finir avec les autres, surtout les gros, mais c’est suffisant pour se percer une veine au mollet, ou dans le bras, pour faire saigner, et c’est tout ce qui compte. Parfois, la douleur est telle… Elle ne sait pas si c’est son imaginaire ou si elle perd vraiment beaucoup de sang, mais elle a des éblouissements. La fatigue aussi, évidemment.
Dès que le sang commence à couler, elle repasse la main entre les planches du couvercle et saisit de nouveau la corde.
Elle l’imprègne.
Tout autour, les gros rats guettent, ne sachant s’ils vont se ruer sur elle ou… alors elle retire sa main, ils se battent pour dévorer ce sang frais, ils rongent la corde pour l’avoir, ils adorent ça.
Mais maintenant qu’ils ont le goût du sang, maintenant qu’elle leur a donné le sien à goûter, plus rien ne les arrêtera.
Le sang, ça les rend dingues.
Champigny-sur-Marne.
Un gros pavillon en briques rouges près des bords du fleuve. L’un des derniers appels passés par Trarieux avant d’enlever la fille.
Elle s’appelle Sandrine Bontemps.
Quand Louis est arrivé, elle finissait de déjeuner et partait pour son travail, elle a dû téléphoner. Le jeune policier lui a gentiment pris l’appareil des mains, il a expliqué à son patron qu’elle était retenue pour une « enquête prioritaire ». Il la fera raccompagner par un agent dès que ce sera possible. Pour elle, tout ça va vraiment très vite.
Elle est proprette, un peu guindée, vingt-cinq, vingt-six ans, impressionnée. Assise d’une fesse sur l’extrême bord du canapé Ikea, Camille lui trouve déjà le visage qu’elle aura dans vingt, trente ans, c’en est même un peu triste.
— Ce monsieur… Trarieux. Il a insisté au téléphone, insisté…, explique-t-elle. Et puis il est venu. Il m’a fait peur.
Maintenant, c’est la police qui lui fait peur. Surtout le petit chauve, le nain, c’est lui qui commande. Son jeune collègue l’a appelé au téléphone, il était là en vingt minutes, vraiment pressé. Pourtant on dirait qu’il ne l’écoute pas, il passe d’une pièce à l’autre, pose une question à la cantonade, depuis la cuisine, il monte à l’étage, redescend, il est vraiment nerveux, on dirait qu’il flaire. Il a prévenu d’emblée : « Nous n’avons pas de temps à perdre », mais dès que ça ne va pas assez vite, il l’interrompt. Elle ne sait même pas de quoi il s’agit. Mentalement, elle tente de recomposer les choses mais elle est bombardée de questions.
— C’est elle ?
Le nain braque vers elle un dessin, un visage de fille. Genre portrait-robot, comme on voit au cinéma, dans les journaux. Elle la reconnaît tout de suite, c’est Nathalie. Mais pas comme elle l’a connue. Sur le dessin, elle est plus jolie que dans la réalité, plus apprêtée, et surtout moins grosse. Et plus propre. La coiffure non plus. Et même un peu les yeux, ils étaient bleus, sur l’image en noir et blanc, on ne sait pas de quelle couleur ils sont, mais pas aussi clairs que dans la réalité et, du coup, on dirait que c’est elle… et en même temps, que ce n’est pas elle. Les policiers, eux, veulent une réponse, ça doit être oui ou non, ça ne peut pas être entre les deux. De toute manière, au-delà de ses doutes, finalement, Sandrine est formelle, c’est elle.
Nathalie Granger.
Les deux policiers se sont regardés. Le nain a dit « Granger… », d’un ton sceptique. Le jeune a pris son portable et il est allé téléphoner dans le jardin. Quand il est revenu, il a seulement fait un signe de tête qui disait « non » et le nain a répondu d’un geste, j’en étais sûr…
Sandrine a parlé du laboratoire où travaillait Nathalie, rue de Planay, à Neuilly-sur-Marne, dans le centre-ville.
Le jeune y est allé tout de suite. Sandrine est certaine que c’est lui qui a téléphoné, une demi-heure plus tard peut-être. Le nain semblait très sceptique au téléphone, il disait sans cesse, je vois, je vois, je vois. Sandrine le trouve crispant, ce type. Il a l’air de le savoir et de s’en foutre. Au téléphone, déçu quand même. Pendant l’absence du jeune inspecteur, il l’a harcelée de questions sur Nathalie.
— Elle avait tout le temps les cheveux sales.
Il y a des choses qu’on ne peut pas dire à un homme, même quand c’est un policier, mais Nathalie était vraiment négligée parfois, le ménage approximatif, la table pas nettoyée, sans compter, une fois, les tampons retrouvés dans la salle de bains… beurk. La cohabitation n’a pas duré longtemps pourtant elles se sont attrapées plus d’une fois.
— Je ne suis pas sûre que ça aurait pu durer longtemps, entre elle et moi.
Sandrine avait passé une annonce pour la colocation, Nathalie a répondu, elle est venue voir, sympa. Elle ne semblait pas négligée ce jour-là, elle présentait bien. Ce qui lui plaisait ici, c’était le jardin et la chambre mansardée, elle disait que c’était romantique, Sandrine ne lui a pas dit qu’au plus fort de l’été, cette pièce devenait une étuve.
— C’est mal isolé, vous comprenez…
Le nain la regarde sans intention, parfois, on dirait qu’il a un visage en porcelaine. Qu’il pense ailleurs.
Nathalie a payé tout de suite, toujours en espèces.
— C’était début juin. Il fallait absolument que je trouve une colocataire rapidement, mon ami était parti…
Ça l’agace tout de suite, le petit flic, l’histoire personnelle de Sandrine, du petit ami qui s’installe, le grand amour et le voilà parti sans crier gare deux mois plus tard. Elle ne l’a jamais revu. À la naissance, sans le savoir, elle a dû prendre un abonnement au bureau des départs précipités, le petit ami d’abord, Nathalie ensuite. Elle confirme la date du 14 juillet.
— En fait, elle n’est pas restée longtemps, elle a rencontré son copain juste après son installation ici, alors forcément…
— Forcément quoi ? demande-t-il, agacé.
— Bah, elle a eu envie de partir habiter avec lui, c’est normal, non ?
— Ah…
Sceptique, l’air de dire « ah, ce n’est que ça ? ». Ce type n’y connaît rien aux femmes, ça se voit tout de suite. Le jeune policier est revenu du laboratoire, on a entendu sa sirène de loin. Il fait les choses très vite mais on dirait toujours qu’il se promène. C’est l’élégance qui fait ça. Et les vêtements qu’il porte, Sandrine l’a tout de suite noté, de la marque, du haut de gamme même. D’un seul coup d’œil, elle évalue le prix des chaussures, deux fois sa paie. C’est une découverte complète pour elle que les policiers gagnent autant d’argent, ceux qu’on voit à la télé, on ne dirait jamais.
Ils ont eu un petit conciliabule tous les deux. Sandrine a seulement entendu le jeune dire : « jamais vue… » et aussi : « … oui, il y est allé aussi… »
— Je n’étais pas là quand elle est partie, moi, je passe l’été chez ma tante à…
Le petit flic, ça l’énerve. Les choses ne vont pas comme il voudrait mais ce n’est pas sa faute, à elle. Il soupire et balaye devant lui avec la main comme pour chasser une mouche. Il pourrait au moins se montrer poli. Son jeune collègue sourit gentiment, semble dire, il est ainsi, ne vous affolez pas, restez concentrée. C’est lui qui lui montre une autre photo.
— Oui, celui-là, c’est Pascal, le petit copain à Nathalie.
Là pas de doute. Et la photo à la fête foraine, elle a beau être un peu floue, pas de doute non plus. Quand le père de Pascal est venu, le mois dernier, il cherchait Nathalie aussi, pas seulement son fils, il a montré cette photo. Sandrine lui a donné l’adresse où Nathalie travaillait à l’époque. Après, elle n’a plus eu de nouvelles.
Il suffit de regarder la photo, on comprend tout de suite. Pas très futé, le Pascal. Ni très beau. Et habillé, fallait voir, des trucs, à se demander où il pouvait les acheter. Bon, Nathalie avait beau être grosse, elle avait un très beau visage, on sentait que si elle avait eu envie… Tandis que lui, il avait l’air… comment dire…
— Un peu débile, pour dire les choses.
Elle veut dire, pas très malin. Il l’adorait, sa Nathalie. Elle l’a amené deux ou trois fois ici mais il ne passait pas la nuit. Sandrine s’est même demandé s’ils couchaient ensemble. Quand il venait, Sandrine voyait qu’il était excité comme une puce, il en bavait d’envie quand il regardait sa Nathalie. Avec ses yeux de merlan frit, il n’attendait qu’une chose, l’autorisation de lui foncer dessus.
— Sauf une fois. Une seule fois, il est resté dormir ici. Je m’en souviens, c’était en juillet, juste avant que je parte chez ma tante.
Mais Sandrine n’a pas entendu leurs ébats.
— Pourtant, je dormais juste en dessous.
Elle se mord les lèvres parce que ça veut dire qu’elle écoutait. Elle rougit, n’insiste pas, ils ont compris. Elle n’a rien entendu et pourtant elle aurait bien aimé. Nathalie et son Pascal, ils ont dû faire ça, je ne sais pas comment, moi… Debout peut-être. Ou alors, ils n’ont rien fait, parce qu’elle ne voulait pas. Sandrine comprend très bien d’ailleurs, le Pascal…
— Ç’aurait été que de moi…, commence-t-elle d’un air pincé.
Le petit flic recompose toute l’histoire à voix haute, pas grand mais pas bête, assez vif même. Nathalie et Pascal qui s’en vont en laissant deux mois de loyer sur la table de la cuisine. Plus des provisions pour un mois. Plus les affaires qu’elle n’emporte pas.
— Les affaires, quelles affaires ? demande-t-il aussitôt.
Très empressé, tout à coup. Elle n’a rien gardé, Sandrine. Nathalie faisait deux tailles de plus et, de toute manière, elle portait des trucs d’un moche… Si, la glace grossissante dans la salle de bains mais elle ne le dit pas à la police, c’est pour se faire les points noirs, les poils du nez, ça ne les regarde pas. Elle dit quand même le reste, la cafetière électrique, la théière en forme de vache, le récupérateur, les livres de Marguerite Duras, on aurait dit qu’elle ne lisait que ça, elle avait quasiment l’œuvre complète.
Le jeune a dit :
— Nathalie Granger… C’est le nom d’un personnage de Duras, je crois.
— Ah oui ? a demandé l’autre. Dans quoi ?
Le jeune a répondu, embarrassé :
— Un film intitulé… Nathalie Granger.
Le nain s’est frappé le front d’un air de dire, que je suis bête, mais de l’avis de Sandrine, c’était du flan.
— Pour les eaux de pluie, précise-t-elle.
Parce que le pygmée revient sur le récupérateur. Sandrine y pensait depuis longtemps, elle est assez écolo, toute cette pluie, il y a des dizaines de mètres carrés de toit sur cette grande baraque, c’est quand même dommage, elle en a parlé à l’agence, au propriétaire, pas moyen de les décider mais l’écologie aussi, ça l’énerve, le petit flic, à se demander ce qui l’intéresse.
— Elle l’a acheté juste avant de partir. Je l’ai découvert en rentrant, elle avait mis un petit mot, elle s’excusait du départ précipité, le récupérateur, c’était une sorte de compensation, c’était une surprise, si on veut.
Ça lui plaît, ça, au nabot, le coup de la surprise.
Le voilà planté devant la fenêtre qui donne sur le jardin, il a écarté le rideau en mousseline. C’est vrai que ça ne fait pas très joli, cette espèce de grand réservoir en plastique vert au coin de la maison dans lequel plongent les gouttières en zinc. On sent que c’est bricolé. Mais ça n’est pas ça qu’il regarde. Il n’écoute pas non plus ce qu’elle dit parce qu’elle est en plein milieu d’une phrase quand il décroche son téléphone :
— Jean ? dit-il, je pense que j’ai retrouvé le fils Trarieux.
L’heure tournait, elle a dû rappeler son patron, c’est le jeune inspecteur qui lui a parlé de nouveau. Plus question d’enquête urgente cette fois, il a dit : « Nous procédons à des prélèvements. » C’est ambigu, comme phrase, parce que Sandrine, justement, travaille dans un labo. Comme Nathalie. Biologistes toutes les deux, mais Nathalie ne voulait jamais parler de son travail. Elle disait : « Moi, quand je suis sortie, je suis sortie ! »
Et vingt minutes plus tard, c’est le branle-bas de combat. Ils ont bloqué la rue, des techniciens sont entrés avec des combinaisons de cosmonautes, ils ont apporté tout leur matériel dans le jardin, des mallettes, des projecteurs, des bâches, ils ont écrasé toutes les fleurs, ils ont pris les mesures du récupérateur et l’ont vidé avec des précautions inimaginables. Ils ne voulaient pas que l’eau se répande par terre.
— Je sais ce qu’ils vont trouver, a dit le nabot, j’en suis sûr. Je peux aller dormir un peu.
Il a demandé à Sandrine où était la chambre qu’occupait Nathalie. Il s’est allongé tout habillé, il n’a même pas retiré ses chaussures, elle en est sûre.
Le jeune est resté avec eux dans le jardin.
Vraiment bien comme garçon, et vraiment, ces vêtements, ces chaussures… Et même ses manières ! Sandrine a essayé de lier conversation de manière plus personnelle, c’est grand comme maison pour une fille toute seule, ce genre de trucs, mais ça n’a pas donné grand-chose.
Elle est convaincue que ce flic est homosexuel.
Les techniciens ont vidé le récupérateur, l’ont déplacé, ils ont creusé, pas très profond, avant de rencontrer un corps. Enveloppé dans une bâche plastique comme on en trouve dans les magasins de bricolage.
Ça lui en a fichu un coup, à Sandrine, les flics l’ont repoussée, ne restez pas là mademoiselle, elle est rentrée dans la maison et elle a regardé par la fenêtre, au moins personne ne pouvait le lui interdire, c’était chez elle quand même. Ce qui l’a démontée, c’est quand ils ont soulevé la bâche à plusieurs pour la poser sur un plateau : elle a été tout de suite certaine que c’était Pascal.
Elle a reconnu ses tennis.
Quand ils ont écarté les pans de la bâche, ils se sont penchés à plusieurs, ils se sont appelés les uns les autres pour se montrer quelque chose qu’elle ne pouvait pas voir. Elle a ouvert la fenêtre pour écouter.
Un technicien disait :
— Oh, non, ça ne ferait pas des dégâts comme ça.
C’est à ce moment que le nain est descendu de sa chambre.
Il est arrivé dans le jardin en sautillant, il s’est intéressé tout de suite à ce qui se passait au-dessus du corps.
Il a hoché la tête, sacrément épaté par ce qu’il voyait.
Il a dit :
— Moi, je suis d’accord avec Brichot, je vois que l’acide pour faire ça.
C’est une corde d’un modèle ancien, pas de ces cordes synthétiques et lisses comme sur les bateaux mais du chanvre, du gros diamètre. Forcément, pour soutenir une cage pareille.
Les rats sont une dizaine. Il y a ceux qu’Alex connaît, qui sont là depuis le début, et les nouveaux, elle ne sait pas d’où ils viennent, comment ils ont été prévenus. Ils ont adopté la stratégie du groupe. L’encerclement.
Trois ou quatre prennent position sur la caisse du côté de ses pieds, deux ou trois autres campent de l’autre côté. D’après elle, quand ils le jugeront bon, ils lui sauteront dessus tous en même temps, mais pour l’heure quelque chose les retient, l’énergie d’Alex. Elle ne cesse de les insulter, de les provoquer, de hurler, ils sentent qu’il y a de la vie dans cette caisse, de la résistance, qu’il va falloir se battre. Il y a déjà deux rats crevés en bas. Ça les fait réfléchir.
Ils sentent le sang en permanence, debout, le museau dressé vers la corde. Excités, fébriles, ils sont venus tour à tour gratter la corde avec leurs dents, Alex ne sait pas comment ils s’organisent pour décider qui va venir bouffer le sang sur la corde.
Peu lui importe. Elle s’est fait une nouvelle blessure, en bas du mollet cette fois, près de la cheville. Elle a trouvé une veine propre, abondante. Le plus difficile, c’est de les éloigner le temps d’imbiber la corde.
Qui a diminué de moitié. C’est une course contre la montre entre la corde et Alex. Laquelle des deux cédera en premier.
Alex ne cesse de se balancer, la cage bascule d’un côté à l’autre, ça rend la tâche des rats difficile pour le cas où ils se décideraient à venir lui demander des comptes et elle espère que ça aidera la corde à céder.
C’est aussi que si sa stratégie fonctionne, il faut que la cage tombe sur un angle et non à plat, pour que des planches cassent. Elle donne donc le plus de ballant possible, elle repousse les rats, imprègne la corde. Quand l’un d’eux vient la ronger, elle tient les autres à distance. Alex est extrêmement fatiguée, elle meurt de soif. Depuis les orages qui ont duré plus d’une journée, elle ne sent plus du tout certaines parties de son corps qu’on dirait anesthésiées.
Le gros rat gris s’impatiente.
Depuis une heure, il laisse les autres se gorger à la corde. Il n’y va plus, il passe son tour.
Manifestement, ce n’est plus ce qui l’intéresse.
Il fixe Alex et pousse des cris vraiment stridents.
Et pour la première fois, il introduit sa tête entre les planches et siffle.
Comme un serpent, en retroussant les babines.
Ce qui marche avec les autres ne marche pas avec lui. Alex peut hurler, hurler, l’insulter, il ne bouge pas, les griffes plantées dans le bois pour ne pas glisser à cause du mouvement de balancier de la cage.
Il s’accroche et la regarde fixement.
Alex, elle aussi, le fixe.
Ils sont comme des amoureux qui feraient ensemble un tour de manège en se regardant dans le fond des yeux.
Viens, susurre Alex en souriant. En ployant profondément les reins, elle donne à la cage tout l’élan dont elle est capable, et elle sourit au gros rat posté au-dessus d’elle, viens mon petit père, viens voir, maman a quelque chose pour toi…
Ça lui a fait drôle, cette demi-sieste dans la chambre de Nathalie. Pourquoi en a-t-il eu envie ? Il n’en sait rien. Un escalier en bois qui craque, un palier à la moquette élimée, une poignée de porte en porcelaine, la chaleur de la maison qui semble se condenser dans les hauteurs. Une atmosphère de maison de campagne, maison de famille, avec ces chambres qu’on n’ouvre que pour les invités, à la belle saison. Fermées le reste du temps.
La chambre sert aujourd’hui de débarras. Elle ne semble pas avoir jamais eu beaucoup de personnalité, on dirait un peu une chambre d’hôtel, une chambre d’hôte. Quelques chromos de guingois sur les murs, une commode dont il manque un pied, on a glissé un livre à la place. Le lit s’enfonce comme une guimauve, profondément, c’en est impressionnant. Camille se redresse, se hisse vers les oreillers et, assis contre la tête de lit, il cherche son carnet, un crayon. Tandis que dans le jardin les techniciens déblayent la terre autour du récupérateur d’eaux pluviales, il esquisse un visage. Le sien. Quand il était jeune, quand il préparait les Beaux-Arts, il a fait des centaines d’autoportraits, sa mère prétendait que c’est le seul véritable exercice, le seul qui permet de trouver « la bonne distance ». Elle en avait fait elle-même des dizaines, il n’en reste qu’un, une huile, superbe, il n’aime pas penser à ça. Et Maud avait raison, le problème de Camille, c’est toujours de trouver la bonne distance, il est trop près ou il est trop loin. Ou il s’immerge et ne voit plus rien, il se débat, à la limite de se noyer, ou il reste loin, prudemment, et se condamne à ne rien comprendre. « Ce qui manque alors, c’est le grain des choses », dit Camille. Sur son carnet, le visage qui émerge est émacié, le regard perdu, un homme brûlé par l’épreuve.
Autour de lui, le toit est en pente, vivre ici doit supposer de courber l’échine dans la plupart des déplacements. Sauf pour quelqu’un comme lui. Camille griffonne mais sans conviction, il se sent nauséeux. Le cœur lourd. Il repense à la scène avec Sandrine Bontemps, son énervement, son impatience, il est impossible parfois. C’est qu’il voudrait en finir avec cette affaire, en finir définitivement.
Il n’est pas bien et il sait pourquoi. Trouver le bon grain.
Tout à l’heure, c’est le portrait de Nathalie Granger qui lui a fait cet effet. Jusqu’ici, les photos du téléphone de Trarieux ne montraient qu’une victime. Autant dire une affaire. C’est à ça qu’il l’avait reléguée, cette fille, à une affaire d’enlèvement. Mais sur le portrait-robot de l’Identité, elle est devenue une personne. Une photo, ce n’est que du réel. Un dessin, c’est de la réalité, la vôtre, habillée par votre imaginaire, vos fantasmes, votre culture, votre vie. Quand il l’a tendue sous le nez de Sandrine Bontemps, qu’il a vu ce visage à l’envers, comme celui d’une nageuse, il lui est apparu nouveau sous cet angle. A-t-elle tué ce crétin de Pascal Trarieux ? C’est plus que probable mais peu importe. Sur ce dessin, à l’envers, il l’a trouvée émouvante, elle est prisonnière et il ne tient qu’à lui qu’elle reste vivante. La terreur de l’échec lui empoigne le sternum. Irène, il n’a pas su la sauver. Que fera-t-il avec celle-ci ? La laissera-t-il mourir elle aussi ?
Depuis le premier pas, depuis la première seconde de cette affaire, il tente de bloquer des affects qui s’accumulent derrière le mur, maintenant le mur est en train de s’effriter, des brèches s’ouvrent une à une, tout va s’effondrer d’un coup, le terrasser, le submerger, retour direct à la morgue, retour à la case « clinique psychiatrique ». Ce qu’il a esquissé sur son carnet : une énorme pierre, un rocher. Portrait de Camille en Sisyphe.
L’autopsie se tient le mercredi matin à la première heure. Camille est là, Louis aussi.
Le Guen est en retard, comme toujours, quand il arrive à l’Institut médico-légal, on sait déjà l’essentiel. Selon toute vraisemblance, il s’agit bien de Pascal Trarieux. Tout correspond. L’âge, la taille, les cheveux, la date présumée de la mort, sans compter la colocataire qui jure ses grands dieux qu’elle a reconnu ses chaussures, même si, de ce modèle, il doit y en avoir un demi-million. On fera un test ADN pour vérifier qu’il s’agit bien du garçon disparu mais on peut déjà tabler sur le fait que c’est lui et Nathalie Granger l’a tué en lui assenant d’abord un coup très violent sur l’arrière de la tête avec quelque chose qui ressemble à une pioche (on a rapatrié tous les ustensiles de jardin trouvés dans le pavillon) et elle lui a ensuite écrasé la tête à coups de pelle.
— Ce qui montre qu’elle en avait vraiment après lui, dit Camille.
— Oui, une trentaine de coups, au bas mot, dit le légiste. Je pourrai vous donner un chiffre plus précis un peu plus tard. Certains coups ont été portés avec la tranche de la pelle, ce qui donne l’impression que le type a été frappé avec une hache émoussée.
Camille est satisfait. Pas content mais satisfait. Le tableau d’ensemble correspond assez bien à ce qu’il sentait. Avec ce con de juge, il ferait des commentaires mais avec son vieux pote Le Guen, il se contente de lui faire un clin d’œil et de lui glisser, très bas :
— Je t’ai dit, je ne la sentais pas, cette fille…
— On va faire les analyses mais c’est de l’acide, dit le légiste.
Le type a reçu une trentaine de coups de pelle, ensuite, son assassin, Nathalie Granger dans ses œuvres, lui a coulé un bon litre d’acide dans la gorge. Et à voir les dégâts, le légiste risque une hypothèse : acide sulfurique concentré.
— Très concentré.
C’est vrai que ça fait beaucoup de dégâts, ces produits-là. Les chairs fondent dans une effervescence bouillonnante à une vitesse proportionnelle à la concentration.
Camille pose la question qui tracasse tout le monde depuis la veille, depuis la découverte du corps :
— Trarieux était encore vivant à ce moment ou déjà mort ?
Il connaît la sempiternelle réponse, il faut attendre les analyses. Mais cette fois le légiste est bon enfant.
— Si j’en juge par les marques qu’on trouve sur les chairs restantes, notamment au niveau des bras, le type a été attaché.
Court instant de recueillement.
— Vous voulez mon avis ? demande le légiste.
Personne n’en veut, de son avis. Donc, forcément, ça l’encourage :
— À mon avis, quelques coups de pelle, on l’attache et ensuite on le réveille à l’acide. Ça n’empêche pas de l’achever à coups de pelle, quand on a une technique qui marche bien… En bref, et à mon humble avis toujours, le mec l’a vraiment senti passer.
C’est dur à imaginer mais pour les enquêteurs, dans l’immédiat, l’art et la manière, ça ne change pas grand-chose. En revanche, si le légiste a raison, pour la victime, l’acide vivant ou mort, la différence a dû compter pas mal.
— Ça comptera aussi pour le jury, lâche Camille.
Le problème, avec Camille, c’est qu’il ne désarme pas. Jamais. Quand il a une idée… Le Guen lui a dit un jour :
« T’es vraiment con ! Même les fox-terriers savent faire marche arrière !
— Très élégant, a répondu Camille. Pourquoi tu ne me compares pas plutôt à un basset. Ou mieux, tiens, à un caniche nain ? »
Avec n’importe qui d’autre, ça se finirait sur le pré.
Et donc, à ce moment, Camille montre qu’il ne désarme pas. Depuis hier, Le Guen le voit soucieux, parfois, au contraire, il semble jubiler intérieurement. Ils se croisent dans les couloirs, Camille dit à peine bonjour, deux heures plus tard, il traîne dans le bureau du divisionnaire, incapable de partir, comme s’il avait quelque chose à dire mais qu’il n’y arrivait pas, puis finalement, il sort, comme à regret, et il regarde Le Guen avec un air de rancune. Le Guen a la patience qu’il faut. Ils sortaient ensemble des toilettes (il faut voir le tableau quand ils se retrouvent côte à côte devant les pissotières), et Le Guen a simplement dit : « C’est quand tu veux », traduire : « J’ai pris des forces, je peux affronter. »
Et c’est maintenant. À la terrasse, juste avant déjeuner. Camille a éteint son téléphone portable pour montrer qu’il réclame la concentration de tout le monde et l’a posé sur la table. Ils sont tous les quatre, Camille, Le Guen, Armand et Louis. Depuis que les orages ont nettoyé le ciel, il fait de nouveau très doux. Armand siffle son demi quasiment cul sec et, on ne sait jamais, il commande tout de suite un paquet de chips et des olives sur le compte de celui qui paiera.
— Cette fille est un assassin, Jean, dit Camille.
— Un assassin, oui, peut-être, dit Le Guen. On pourra le dire quand on aura les résultats des analyses. Pour le moment, ce sont des présomptions, tu le sais aussi bien que moi.
— Elles sont lourdes, tout de même, les présomptions.
— Tu as peut-être raison mais… ça change quoi ?
Le Guen prend Louis à témoin. C’est la situation la plus embarrassante mais Louis est un garçon de grande famille. Il a été élevé dans les meilleurs collèges, il a un oncle archevêque et un autre qui est député d’extrême droite, c’est dire qu’il a appris très jeune à faire la part des choses entre la morale et la pratique. Il a fait aussi ses petites classes chez les jésuites. Côté duplicité, il est surentraîné.
— La question du divisionnaire me semble pertinente, articule-t-il calmement : ça change quoi ?
— Louis, je t’ai connu plus fin, dit Camille. Ça change… l’approche !
Tout le monde est scié. Même Armand, pourtant occupé à quémander une cigarette à la table voisine, se retourne, étonné.
— L’approche ? demande Le Guen. Bordel, Camille, qu’est-ce que c’est que cette connerie ?
— Je crois vraiment que vous ne comprenez pas, dit Camille.
D’ordinaire, on plaisante, on se chahute mais cette fois, il y a dans la voix de Camille une intonation, un reflet.
— Vous ne comprenez pas.
Il sort son carnet. Celui sur lequel il dessine en permanence. Pour prendre des notes (il en prend peu, il confie presque tout à sa mémoire), il le retourne et il écrit au dos des pages dessinées. Un peu à la manière d’Armand. Sauf qu’Armand écrirait aussi sur la tranche. Louis aperçoit fugitivement des croquis de rats, Camille dessine toujours sacrément bien.
— Cette fille m’intéresse vraiment, explique Camille posément. Vraiment. Cette histoire d’acide sulfurique aussi, ça m’intéresse beaucoup. Pas vous ?
Et comme sa question ne recueille pas une franche adhésion :
— Alors j’ai fait une petite recherche de rien du tout. Faudra affiner mais je pense que j’ai l’essentiel.
— Bon accouche, dit Le Guen, un peu excédé.
Après quoi, il prend son demi de bière, le vide d’un trait et lève le bras en direction du garçon pour lui demander la même chose. Armand fait signe, pour moi aussi.
— Le 13 mars de l’an dernier, dit Camille, on retrouve un certain Bernard Gattegno, quarante-neuf ans, dans une chambre d’un hôtel Formule1 près d’Étampes. Absorption d’acide sulfurique concentré à 80 %.
— Oh non…, lâche Le Guen, anéanti.
— Vu le contexte conjugal, on évoque l’hypothèse suicidaire.
— Laisse tomber, Camille.
— Non non, attends, c’est marrant, tu vas voir. Huit mois plus tard, le 28 novembre, assassinat de Stefan Maciak, un cafetier de Reims. On retrouve son corps au matin dans son établissement. Conclusion : battu et torturé à l’acide sulfurique, même concentration. Dans la gorge, toujours. Montant du vol, un peu plus de 2 000 euros.
— Tu vois une fille faire ça, toi ? demande Le Guen.
— Et toi, tu te suiciderais à l’acide sulfurique ?
— Mais qu’est-ce que ça vient foutre dans notre affaire ? tonne Le Guen en tapant du poing sur la table.
Camille lève les mains en signe de reddition.
— OK, Jean, OK.
Dans un silence sépulcral, le garçon sert le demi de Le Guen, celui d’Armand et essuie la table en soulevant les autres verres.
Louis sait très bien ce qui va se passer, il pourrait l’écrire dans une enveloppe et la cacher quelque part dans le café, comme dans les numéros de music-hall. Camille va revenir à la charge. Armand achève sa cigarette avec délectation, il n’a jamais acheté de cigarettes.
— Juste une chose, Jean…
Le Guen ferme les yeux. Louis sourit mais à l’intérieur. En présence du divisionnaire, Louis ne sourit qu’à l’intérieur, c’est une règle. Armand laisse venir, il est toujours prêt à donner Verhœven à trente contre un.
— Précise-moi quelque chose, dit Camille. D’après toi, on n’a pas eu une seule affaire de meurtre à l’acide sulfurique depuis… Depuis ?
Il propose à Le Guen de deviner mais le divisionnaire n’est pas très joueur à ce moment-là.
— Depuis onze ans, mon petit père ! Je te parle d’affaires non résolues. On a bien, de temps à autre, des facétieux qui y recourent ponctuellement mais ils s’en servent en appoint, c’est comme qui dirait du supplément d’âme. Ceux-là, on les trouve, on les arrête, on les confond, on les juge, bref, la nation attentive et vengeresse fait barrage de son corps. Côté acide sulfurique concentré, nous, la police démocratique, depuis onze ans, on est infaillibles et intraitables.
— Tu me fais chier, Camille, soupire Le Guen.
— Bah oui, mon divisionnaire, je te comprends. Mais qu’est-ce que tu veux, comme disait Danton : « Les faits sont têtus ! » Et les faits sont là !
— Lénine, dit Louis.
Camille se retourne, agacé.
— Quoi, Lénine ?
Louis remonte sa mèche, main droite.
— « Les faits sont têtus », risque Louis, embarrassé, c’est Lénine, pas Danton.
— Et ça change quoi ?
Louis rougit. Il décide de sauter en marche mais il n’en a pas le temps, Le Guen est le plus rapide :
— Exactement, Camille ! Ça change quoi, tes affaires d’acide depuis dix ans ? Hein ?
Il est vraiment furieux, sa voix tonne sur la terrasse mais les colères shakespeariennes de Le Guen n’impressionnent que les autres consommateurs. Camille, lui, modeste, regarde sobrement ses pieds ballotter à quinze centimètres du bitume.
— Pas dix ans, mon commissaire, onze.
C’est un reproche qu’on pourrait lui faire, entre autres, à Camille, de temps en temps, il a la retenue un peu théâtrale, un peu racinienne, si on veut.
— Et on en a deux sur les bras en moins de huit mois. Que des hommes. Tu remarqueras qu’avec l’affaire Trarieux, maintenant, ça fait quand même trois.
— Mais…
Louis dirait que le divisionnaire « éructe », il a vraiment des lettres, ce garçon.
Sauf qu’à cet instant, le divisionnaire éructe court. Parce qu’il n’a pas grand-chose à dire.
— Quel rapport avec cette fille, Camille ?
Camille sourit :
— Enfin une bonne question.
Le divisionnaire se contente de quelques syllabes :
— Tu fais vraiment chier…
Pour montrer son abattement, il se lève, on verra ça une autre fois, geste las, tu as peut-être raison mais plus tard, plus tard. Pour qui ne connaît pas Le Guen, on le dirait carrément découragé. Il jette une poignée de pièces sur la table et en partant il lève la main à la manière d’un juré prêtant serment, salut à tous, on le voit de dos, il est large comme un camion, il s’éloigne d’un pas lourd.
Camille soupire, on a toujours tort d’avoir raison trop tôt. Mais je ne me trompe pas. Disant cela, il tapote son nez avec son index, comme si devant Louis et Armand il était nécessaire de préciser qu’en général, il a plutôt du flair. Il est seulement à contretemps. Pour le moment, la fille est une victime, rien d’autre. Et ne pas la retrouver, quand on est payé pour ça, c’est déjà plus qu’une faute, alors, soutenir qu’elle serait une meurtrière récidiviste n’est pas une défense très opérante.
Ils se sont levés, ils retournent sur le terrain. Armand a glané un petit cigare, son voisin de table n’avait rien d’autre. Tous trois quittent la terrasse et marchent vers le métro.
— J’ai reformé les équipes, dit Louis. La première…
Camille l’arrête en posant vivement la main sur son avant-bras, on dirait qu’il vient de découvrir un cobra à ses pieds. Louis lève la tête, écoute, Armand écoute lui aussi, une oreille levée. Camille a raison, c’est comme dans la jungle, les trois hommes se regardent, sentent le bitume vibrer sous leurs pieds au rythme de coups sourds et profonds. Dans un même mouvement, ils se retournent, prêts à toute éventualité. Face à eux, à une vingtaine de mètres, une masse monumentale fond sur eux à une vitesse incroyable. Le pachydermique Le Guen court à leur rencontre, les pans de sa veste élargissent encore son énorme carrure, il a le bras haut levé, son téléphone portable à bout de bras. Camille a le réflexe de chercher le sien, se souvient qu’il l’a éteint. Il n’a le temps ni de faire un geste ni de s’écarter, déjà Le Guen est sur eux, il lui faut plusieurs enjambées pour s’arrêter mais la trajectoire est bien calculée, il stoppe exactement devant Camille. Curieusement, il n’est pas essoufflé. Il désigne son téléphone portable.
— On a retrouvé la fille. C’est à Pantin. Magne-toi !
Le divisionnaire est reparti à la Brigade, il a mille choses en route, c’est lui aussi qui appelle le juge.
Louis conduit avec calme et à une vitesse de dingue. Ils sont sur place en quelques minutes.
L’ancien entrepôt semble campé au bord du canal comme un gigantesque blockhaus industriel qui tiendrait à la fois du bateau et de l’usine. C’est un immeuble ocre, carré avec, côté bateau, de larges coursives extérieures qui, à chaque étage, longent les quatre façades du bâtiment, et côté usine, de grandes ouvertures équipées de vitres hautes et étroites, serrées les unes contre les autres. Un chef-d’œuvre de l’architecture béton des années 1930. Un monument impérial dont les lettres, aujourd’hui passablement effacées, indiquent encore : FONDERIES GÉNÉRALES.
Tout, alentour, a déjà été démoli. Ne reste que ce bâtiment, sans doute promis à la réhabilitation. Tagué du haut en bas d’immenses lettres blanches, bleues, oranges, imperméable aux tentatives de démolition, il continue de trôner sur le quai, imperturbable, comme ces éléphants des Indes que pour les fêtes on décore des pieds à la tête et qui poursuivent, sous les serpentins et les banderoles, leur marche lourde et mystérieuse. La nuit précédente, deux jeunes graffeurs sont parvenus à grimper sur la coursive du premier étage, tâche qu’on pensait impossible depuis que tous les accès ont été condamnés mais ces gars-là, pas grand-chose pour les arrêter. Au petit matin, ils terminaient juste leur boulot quand l’un d’eux a jeté un œil par la verrière effondrée où il a clairement vu, qui se balançait dangereusement, une caisse suspendue dans les airs avec un corps dedans. Ils ont pesé les risques pendant toute la matinée avant de se décider à appeler anonymement le commissariat. Il a fallu moins de deux heures pour les retrouver afin de leur demander des comptes sur leurs activités nocturnes.
On a appelé la Brigade criminelle et les pompiers. Le bâtiment est fermé depuis des années, l’entreprise qui l’a racheté a fait tout murer. Tandis qu’une équipe dirige la grande échelle vers les coursives, une autre a commencé à abattre, à coups de masse, un mur d’obturation en briques.
Outre les pompiers, il y a déjà pas mal de monde dehors, des agents en uniforme, d’autres en civil, des voitures, des gyrophares et le public, on ne sait pas d’où il vient, qui s’intéresse à la manœuvre et qu’on commence à contenir avec des barrières de chantier qu’on a trouvées sur place.
Camille descend précipitamment de voiture, il n’a même pas à sortir sa carte, il manque de s’affaler en glissant sur les gravats, les morceaux de briques cassées, il se rétablit de justesse, observe un instant les pompiers démolisseurs et dit :
— Attendez !
Il s’approche. Un capitaine des pompiers s’avance à son tour pour interdire le passage. Camille ne lui laisse pas le temps d’interdire quoi que ce soit, le trou permet tout juste de laisser passer un homme de sa taille, il se glisse à l’intérieur du bâtiment. Pour permettre aux autres d’entrer, il va falloir encore quelques coups de masse.
L’intérieur est totalement vide, les grandes salles baignent dans une lumière diffuse, verdâtre, qui descend, comme en poussière, par les verrières et les fenêtres éventrées. On entend des chutes d’eau, le bruit sonore de tôles mal fixées quelque part dans les étages dont l’écho se répercute dans les immenses espaces vides. Des rigoles de flotte serpentent entre vos pieds, vraiment, ce genre d’endroit vous met mal à l’aise. C’est impressionnant, comme une cathédrale désaffectée, une atmosphère triste de fin de règne industriel et dont l’ambiance et la lumière ressemblent beaucoup à celles des photos de la fille. Derrière Camille, les masses continuent de cogner et d’abattre les briques, on dirait le tocsin.
Camille lance tout de suite, très fort :
— Quelqu’un ?
Il attend une seconde puis se met à courir. La première salle est très grande, quinze ou vingt mètres de côté, très haute de plafond, sans doute quatre ou cinq mètres. Le sol est baigné d’eau, les murs suintent, il règne ici une humidité dense et glaciale. Ce sont des salles destinées à l’entreposage qu’il traverse en courant mais avant même d’arriver à l’ouverture qui conduit à la suivante, il sait que c’est là.
— Quelqu’un ?
Il le sent bien, Camille, que sa voix n’est plus la même. C’est un truc du métier, quand on arrive sur une scène de crime, il y a une sorte de tension spéciale, ça se sent dans le ventre et ça s’entend dans la voix. Et ce qui a déclenché cet état d’esprit nouveau, tendu, c’est un parfum, noyé dans les courants d’air froid qui tourbillonnent. Ça pue la chair en décomposition, la pisse, la merde.
— Quelqu’un ?
Il court. Des pas précipités se font entendre derrière, au loin, les équipes viennent à leur tour de pénétrer dans le bâtiment. Camille entre dans la seconde salle puis se plante devant le tableau, les bras ballants.
Louis vient d’arriver à sa hauteur. La première chose qu’il entend de Camille, c’est cette exclamation :
— La vache…
La cage en bois s’est écrasée au sol, deux planches ont été arrachées. Peut-être se sont-elles d’abord cassées dans la chute et la fille aura terminé le travail en force. L’odeur de putréfaction, ce sont des rats crevés, trois, dont deux ont été écrasés par la caisse. Ils sont pleins de mouches. Il y a des excréments à demi séchés en paquet, à quelques mètres de la caisse. Camille et Louis lèvent les yeux, la corde a été déchiquetée, on ne sait pas avec quoi, une extrémité est restée coincée dans la poulie fixée au plafond.
Sauf qu’il y a aussi du sang un peu partout sur le sol.
Et plus de trace de la fille.
Les agents qui viennent d’arriver partent à sa recherche. Camille hoche la tête, sceptique, il pense que c’est inutile.
Volatilisée.
Dans l’état où elle était…
Comment a-t-elle fait pour se libérer ? Les analyses le diront. Par où et comment est-elle partie ? Les techniciens trouveront. Le résultat est là, la fille qu’on pensait sauver s’est sauvée elle-même.
Camille et Louis restent silencieux et, tandis que la grande salle résonne des ordres, des instructions criés par les uns et les autres et de l’écho des pas précipités, ils regardent, immobiles, cette étrange fin d’acte.
La fille a disparu et ça n’est pas à la police qu’elle s’est rendue comme l’aurait fait n’importe quel otage soudainement libéré.
Elle a tué, il y a quelques mois, un homme à coups de pelle et elle lui a fait fondre la moitié de la tête à l’acide sulfurique avant de l’enterrer dans un jardin de banlieue.
Seul un concours de circonstances a permis de retrouver ce corps, ce qui pose la question de savoir s’il y en a d’autres.
Et combien.
D’autant que deux autres morts similaires sont signalées et que Camille parierait sa chemise qu’elles ont partie liée avec celle de Pascal Trarieux.
À la manière dont la fille est parvenue à se libérer de cette situation désespérée, on sait qu’elle n’est pas n’importe qui.
Il faut la retrouver.
Et on ne sait pas qui elle est.
— Je suis certain, commente sobrement Camille, que maintenant le divisionnaire Le Guen va mieux percevoir l’étendue de notre problème.