Il est très content, le juge Vidard. Ce suicide est le résultat logique de son analyse, de son habileté, de son opiniâtreté. Comme toujours les hommes vaniteux, ce qu’il doit à la chance, aux circonstances, il l’attribue à son talent. Contrairement à Camille, il exulte. Mais avec calme. Plus il est réservé, plus on le sent intensément victorieux. Camille le voit à ses lèvres, à ses épaules, à sa manière concentrée d’enfiler les protections, ça lui fait une drôle de touche, à Vidard, le bonnet de chirurgien et les chaussons bleus.
Il aurait pu se contenter de regarder tout ça du couloir puisque les techniciens sont déjà au travail mais non, une multimeurtrière de trente ans, surtout morte, c’est comme un tableau de chasse, ça s’observe de près. Il est satisfait. Quand il entre dans la chambre, c’est un empereur romain. Au-dessus du lit, il a un petit mouvement des lèvres, genre bien, bien, bien et quand il ressort il a une tête qui signifie, affaire classée. Il désigne à Camille les techniciens de l’Identité :
— Il me faut les conclusions rapidement, vous comprenez…
Ça veut dire qu’il veut communiquer. Vite. Camille est d’accord. Vite.
— Il faudra tout de même faire toute la lumière, n’est-ce pas ? ajoute le juge.
— Bien sûr, dit Camille, toute la lumière.
Le juge s’apprête à partir. Camille entend la cartouche monter dans le canon.
— Il était vraiment temps que ça se termine, dit le juge. Pour tout le monde.
— Vous voulez dire, pour moi ?
— Pour dire les choses sincèrement, oui.
Disant cela, il retire ses protections. Le bonnet, les chaussons ne sont pas conformes à la dignité de son propos.
— Dans cette affaire, reprend-il enfin, vous avez manqué singulièrement de lucidité, commandant Verhœven. Vous avez couru derrière les événements, à plusieurs longueurs. Vous vous rendez compte, même l’identité de la victime, ce n’est pas à vous qu’on la doit mais à elle. Vous êtes sauvé par le gong mais vous étiez vraiment loin et, sans cet… « incident » heureux (il désigne la chambre), je ne suis pas certain que vous auriez conservé l’affaire. Je pense que vous n’étiez pas…
— À la hauteur ? propose Camille. Si, si, monsieur le juge, dites-le, vous l’avez sur les lèvres.
Le juge, vexé, fait quelques pas dans le couloir.
— C’est bien de vous, ça, commente Camille. Pas assez de courage pour dire ce que vous pensez, pas assez de sincérité pour penser ce que vous dites.
— Alors, je vais vous dire le fond de ma pensée…
— J’en tremble.
— Je crains que vous ne soyez plus fait pour les affaires lourdes.
Il prend un temps pour souligner qu’il réfléchit, qu’en homme intelligent, conscient de son importance, il ne dit rien à la légère.
— Votre reprise d’activité n’est pas très concluante, commandant. Vous devriez peut-être reprendre un peu de distance.
Tous les objets sont d’abord passés au Labo. Ensuite, on les a entreposés dans le bureau de Camille. On ne se rend pas compte au premier coup d’œil mais, en fait, ça fait du volume. On a dû faire venir deux grandes tables qu’Armand a recouvertes d’une nappe, pousser le bureau, le portemanteau, les chaises, les fauteuils, et on a tout étalé. C’est difficile d’avoir devant soi des choses si infantiles et de penser qu’elles appartenaient à une femme de trente ans. Impression qu’elle n’avait pas grandi. À quoi bon garder si longtemps une barrette de pacotille, rose, avec du strass, tout usée ou un ticket de cinéma.
On a ramassé toutes ces choses à l’hôtel, quatre jours plus tôt.
Après avoir quitté la chambre de la jeune femme morte, Camille est redescendu au rez-de-chaussée où Armand prenait la déposition du réceptionniste, un jeune homme avec les cheveux couchés au gel sur le côté, comme si on venait de le gifler. Pour des raisons qui semblent purement pratiques, Armand s’est installé dans la salle du restaurant où les clients prennent leur petit déjeuner. Il a dit :
— Vous permettez ?
Sans attendre la réponse, il s’est servi un pot de café, quatre croissants, un verre de jus d’orange, une assiette de céréales, un œuf dur, deux tranches de jambon et quelques portions de fromage fondu. Tout en mangeant, il pose ses questions et il écoute très attentivement les réponses parce que même la bouche pleine, il peut rectifier :
— Vous m’avez dit vingt-deux heures trente tout à l’heure.
— Oui, dit le réceptionniste, effaré par l’appétit d’un flic aussi maigre, mais à cinq minutes près, on ne peut jamais dire…
Armand fait signe qu’il comprend. À la fin de l’interrogatoire, il va dire :
— Vous n’auriez pas une boîte ou quelque chose ?
Mais sans attendre la réponse, il va étaler trois serviettes en papier, y renverser un panier entier de viennoiseries et refermer proprement les quatre coins, faire un joli nœud, on dirait un petit baluchon pour faire un cadeau. Il dit au réceptionniste, préoccupé :
— Pour ce midi… Avec cette affaire, on n’aura pas le temps d’aller manger.
Il est sept heures et demie du matin.
Camille entre dans une salle destinée aux séminaires que Louis a réquisitionnée pour les dépositions. Il y interroge la femme de ménage qui a découvert Alex, une femme de cinquante ans au visage pâle, usée par le travail. Elle fait la maintenance après le repas du soir, rentre chez elle mais parfois, manque de personnel, elle doit revenir le matin, dès six heures pour le premier service de ménage. Elle est lourde, avec le dos creusé.
Normalement, elle n’entre dans les chambres qu’en fin de matinée et seulement après avoir longuement frappé et écouté à la porte parce qu’elle en a vu de ces scènes… Elle pourrait en raconter mais la présence du petit flic qui est entré et qui les observe, ça la glace un peu. Il ne dit rien, il reste là, les mains dans les poches de son manteau qu’il n’a pas quitté depuis son arrivée, il doit être malade ou frileux, cet homme. Sauf que ce matin, elle s’est trompée. Sur son papier, on lui a noté « 317 », le client est censé avoir quitté l’hôtel, c’est le feu vert pour le ménage.
— C’était mal écrit. J’ai lu « 314 », explique-t-elle.
Elle est assez véhémente, elle ne veut pas que ce soit sa faute, toute cette histoire. Elle n’y est pour rien.
— Si on avait bien écrit le numéro de la chambre, ça ne serait pas arrivé.
Pour calmer, pour rassurer, Louis pose sa belle main manucurée sur son avant-bras et ferme les yeux, il a vraiment des allures de cardinal, parfois. Pour la première fois depuis son entrée inopinée dans la chambre 314, la femme prend conscience qu’au-delà de cet impair regrettable, qu’elle ne cesse de ressasser, il y a avant tout une jeune femme de trente ans qui s’est donné la mort.
— J’ai tout de suite vu qu’elle était morte.
Elle se tait, cherche des mots, elle en a déjà vu, des cadavres dans sa vie. N’empêche, chaque fois, c’est inattendu, ça vous fauche.
— Ça m’a fait un de ces coups !
Elle pose sa main en travers de sa bouche, rien qu’à ce souvenir. Louis compatit silencieusement, Camille ne dit rien, il regarde, il attend.
— Une belle jeune fille comme ça. Qui avait l’air si vive…
— Vous lui avez trouvé l’air vif, vous ?
C’est Camille qui a posé la question.
— Bah, dans la chambre, non, évidemment… C’est pas ça que je veux dire…
Et, comme les deux hommes ne rebondissent pas, elle complète, elle veut bien faire, elle veut aider, en somme. Avec cette histoire de numéro de chambre, elle ne se défait pas de l’idée qu’on va finir par lui reprocher quelque chose. Elle veut se défendre.
— Quand je l’ai vue, la veille, elle avait l’air vive ! C’est ça que je veux dire ! Elle marchait d’un air décidé, quoi, je ne sais pas comment vous dire, moi !
Elle s’énerve. Louis reprend calmement :
— La veille, vous l’avez vue marcher où ?
— Bah, sur la rue là-bas devant ! Elle sortait avec ses sacs-poubelle.
Elle n’a pas eu le temps de terminer sa phrase, les deux hommes ont déjà disparu. Elle les a vus courir vers la sortie.
Camille a harponné au passage Armand et trois agents, tout le monde court vers la sortie. À droite et à gauche, de chaque côté de la rue, à une cinquantaine de mètres, un camion-poubelle avale les conteneurs que les employés chargent en courant, les flics hurlent mais de loin personne ne comprend ce qu’ils veulent. Camille remonte la rue avec Armand en gesticulant, Louis la descend, on brandit les cartes de police, les agents soufflent de toutes leurs forces dans leurs sifflets, ça a un effet paralysant sur les éboueurs, chacun suspend son geste. Les flics arrivent, hors d’haleine. Des flics qui arrêtent des poubelles, de carrière d’éboueur, on n’avait pas encore vu ça.
La femme de ménage, impressionnée, est conduite sur place comme une célébrité débutante entourée de reporters et d’admirateurs. Elle désigne l’endroit où elle se trouvait la veille au soir quand elle a croisé la jeune femme.
— J’arrivais en scooter, de là. Je l’ai vue ici. À peu près, hein ! je peux pas dire exactement.
On fait rouler une vingtaine de conteneurs jusque sur le parking de l’hôtel. Le patron s’affole aussitôt.
— Vous ne pouvez pas…, commence-t-il.
Camille l’interrompt :
— Qu’est-ce que je ne peux pas ?
Le patron renonce, vraiment une sale journée, les poubelles éventrées sur le parking, comme si ça ne suffisait pas, un suicide.
C’est Armand qui découvre les trois sacs.
Le flair. L’expérience.
Le dimanche matin, Camille ouvre la fenêtre à Doudouche pour qu’elle regarde le marché, elle adore. Et dès qu’il a terminé de déjeuner, il n’est même pas huit heures et il a très mal dormi, il entre dans une de ces longues périodes d’hésitation comme il en a toujours eu, où toutes les solutions semblent se balancer, où faire et ne pas faire revêt le même intérêt. Le terrible, dans ces incertitudes, c’est de savoir au fond de soi ce qui va finalement l’emporter. Faire mine de s’interroger n’est qu’une manière de recouvrir une décision discutable d’un semblant de rationalité.
C’est le jour de la vente aux enchères des œuvres de sa mère. Il a dit qu’il n’irait pas. Maintenant, il en est certain.
C’est presque comme si la vente était passée, Camille se projette dans l’après. Sa réflexion concerne maintenant son produit. Et cette idée de ne pas conserver cet argent, de le donner. Jusqu’ici, il s’est refusé à se demander combien il touchera. S’il ne veut pas compter, son cerveau a tout de même aligné les chiffres, c’est plus fort que lui. Il ne sera jamais aussi riche que Louis, mais tout de même. Pas loin de cent cinquante mille euros, selon lui. Peut-être plus, deux cents. Ça le fâche contre lui-même de faire ce genre de compte mais qui ne le ferait pas. À la mort d’Irène, les assurances ont payé l’appartement qu’ils avaient acheté et qu’il a aussitôt revendu. Avec le produit, il a acheté celui-ci, pris un petit crédit de complément que la vente des œuvres de sa mère pourrait rembourser. Ce genre de pensée est la première faille dans les meilleures résolutions. Il va se dire, je pourrais au moins payer les traites et donner le reste. Puis il se dira, payer les traites et changer de voiture et donner le reste. L’engrenage. Jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de reste. Il finira par envoyer deux cents euros à la recherche contre le cancer.
Allons, se dit Camille en s’ébrouant. Concentre-toi sur l’essentiel.
Il abandonne Doudouche vers dix heures, traverse le marché et comme il fait froid et beau, il se rend à la Brigade à pied, ça prendra le temps que ça prendra. Camille marche aussi vite qu’il le peut mais il a de petites jambes. Et donc, passé l’obstination et la bonne résolution, il prend le métro.
C’est dimanche mais Louis a dit qu’il le rejoindrait à la Brigade vers treize heures.
Depuis son arrivée dans les locaux, Camille est en conversation silencieuse avec les objets alignés sur la grande table. On se croirait devant l’étal d’une petite fille le jour d’un vide-grenier.
Le soir de la découverte, après que le frère d’Alex eut procédé à la reconnaissance du corps à l’Institut médico-légal, on a demandé à Mme Prévost, la mère, de commenter ce qu’elle reconnaissait.
C’est une femme assez petite, énergique, au visage anguleux qui revendique ses cheveux blancs et ses vêtements usagés. Tout, chez elle, véhicule le même message : nous sommes de milieu modeste. Elle n’a pas voulu retirer son manteau ni poser son sac, elle avait vraiment hâte de repartir.
— Ça lui a fait quand même pas mal de nouvelles à digérer d’un seul coup, a dit Armand qui a été le premier à la recevoir. Votre fille s’est suicidée la nuit dernière après avoir assassiné au moins six personnes, c’est un peu désarmant, on peut comprendre.
Camille lui a longuement parlé dans le couloir pour la préparer à l’épreuve, elle va se trouver face à tant de choses personnelles de sa fille petite, puis jeune, puis adolescente, le genre d’objets sans grande valeur qui vous font un mal infini le jour où votre enfant meurt. Mme Prévost prend sur elle, ne pleure pas, dit qu’elle comprend mais quand elle se retrouve devant la table aux souvenirs, elle s’effondre, on lui apporte une chaise. Ces instants-là sont pénibles quand on est spectateur, on danse d’un pied sur l’autre, condamné à la patience, à l’inaction. Mme Prévost n’a pas lâché son sac, comme si elle était en visite, elle va rester assise, désigner les objets, il y en a beaucoup qu’elle ne connaît pas ou dont elle ne se souvient pas. Elle est souvent perplexe, incertaine, on dirait qu’elle est devant un portrait chinois de sa fille et qu’elle ne la reconnaît pas. Pour elle, ce sont comme des pièces détachées. Réduire sa fille disparue à cet étalage incohérent de broutilles revêt quelque chose d’injuste, l’émotion cède la place à l’indignation, elle tourne la tête dans tous les sens :
— Pourquoi elle gardait toutes ces saloperies, d’abord ? Vous êtes sûr que c’est à elle ?
Camille écarte les bras. Il met cette réaction au rang des défenses devant la violence de la situation, on rencontre souvent ça, chez les gens choqués, une certaine brutalité.
— Remarquez, reprend-elle, oui, ça, c’est bien à elle.
Elle désigne la petite tête de nègre en bois noir. Elle va pour raconter l’histoire mais elle renonce. Puis les pages des romans.
— Elle lisait beaucoup. Tout le temps.
Quand Louis arrive enfin, il est presque quatorze heures. Il commence par les feuillets. Demain dans la bataille pense à moi. Anna Karénine. Des passages sont soulignés à l’encre violette. Middlemarch, Le Docteur Jivago. Louis les a tous lus, Aurélien, Les Buddenbrook, on avait parlé de Duras, des œuvres complètes, mais dans le lot, il n’y a qu’une page ou deux de La Douleur. Louis ne fait pas de rapprochements entre les titres, il y a pas mal de romantisme dans tout ça, on s’y attendait, les jeunes filles sentimentales et les grandes meurtrières sont des êtres au cœur fragile.
Ils vont déjeuner. Pendant le repas Camille reçoit l’appel de l’ami de sa mère qui a organisé la vente aux enchères de ce matin. Ils n’ont pas grand-chose à se dire, Camille remercie à nouveau, il ne sait pas comment faire, il propose discrètement de l’argent. On devine qu’à l’autre bout, l’ami dit qu’on parlera de ça plus tard, qu’avant tout, il a fait ça pour Maud. Camille se tait, on convient de se voir bientôt en sachant qu’on ne le fera pas. Camille raccroche. Deux cent quatre-vingt mille euros. La vente aux enchères a fait exploser toutes les espérances. Le petit autoportrait, œuvre mineure, à lui seul, dix-huit mille euros.
Louis n’est pas surpris. Il connaît les cours, les cotes, il a l’expérience.
Deux cent quatre-vingt mille. Camille n’en revient pas. Il voudrait faire le calcul, ça fait combien de salaires ? Beaucoup. Ça le met mal à l’aise, l’impression que ses poches sont lourdes, en fait ce sont ses épaules. Il ploie un peu.
— J’ai fait une connerie de tout vendre ?
— Pas nécessairement, dit Louis, circonspect.
Camille se demande tout de même.
Rasé de près, visage rectangulaire, volontaire, des yeux vifs et une bouche expressive, charnue, gourmande. Il se tient très droit, avec un côté vaguement militaire s’il n’y avait ces cheveux bruns, ondulés, ramenés en arrière. La ceinture à boucle argentée souligne le volume d’un ventre qui se veut proportionnel à la position sociale, résultat des repas d’affaires ou du mariage ou du stress ou des trois. Il fait quarante ans passés. Il en a trente-sept. Il mesure plus d’un mètre quatre-vingts, il est large d’épaules. Louis n’est pas gros mais il est grand, et pourtant, à côté, on dirait un adolescent.
Camille l’a déjà vu à l’Institut médico-légal quand il est venu reconnaître le corps. Il a penché sur la table en aluminium un visage compassé, douloureux, il n’a rien dit, juste fait un signe de tête, oui c’est elle, on a rabattu le drap.
Ce jour-là, à l’IML, ils ne se sont pas parlé. C’est difficile de présenter des condoléances quand la défunte est une tueuse en série qui a ravagé la vie d’une demi-douzaine de familles. On ne sait pas quoi dire ; heureusement, ce n’est pas le rôle des flics.
Dans le couloir, au retour, Camille se taisait. Louis a dit :
— Je l’ai connu plus facétieux…
C’est vrai, s’est souvenu Camille, c’est Louis qui l’a rencontré la première fois lors de l’enquête sur la mort du fils Trarieux.
Lundi dix-sept heures. Les locaux de la Brigade criminelle.
Louis (costume Brioni, chemise Ralph Lauren, chaussures Forzieri) est à son bureau. Armand est à côté de lui, ses chaussettes tirebouchonnent sur ses chaussures.
Camille est assis sur une chaise assez loin, au fond du bureau, les pieds ballants, il est penché sur un bloc comme si l’affaire ne le concernait pas. Pour l’instant, il esquisse, de mémoire, le portrait ombrageux de Guadalupe Victoria qu’il a vu sur une pièce mexicaine.
— Le corps nous sera rendu quand ?
— Bientôt, dit Louis. Très bientôt.
— Ça fait déjà quatre jours…
— Oui, je sais, c’est toujours très long.
Objectivement, dans cet exercice, Louis atteint la perfection. Il a dû apprendre très tôt cette expression inimitable de commisération, un héritage de famille, héritage de caste. Ce matin, Camille le peindrait en saint Marc présentant le doge de Venise.
Louis attrape son carnet, son dossier. L’air de vouloir en finir rapidement avec des formalités pénibles.
— Donc, Thomas Vasseur, né le 16 décembre 1969.
— C’est dans le dossier, je crois.
Pas agressif mais cassant. Agacé.
— Oh oui, oui ! assure Louis avec une sincérité débordante. On doit juste vérifier que tout est en ordre. Pour boucler le dossier, rien d’autre. Votre sœur, à notre connaissance, a tué six personnes, cinq hommes et une femme. Sa mort nous empêche de reconstituer les événements. Il faut bien dire quelque chose aux familles, vous comprenez. Sans compter le juge.
Tiens, pense Camille, le juge, précisément. Il mourait d’envie de communiquer, celui-là, il n’a pas tardé à obtenir l’aval de sa hiérarchie, tout le monde mourait d’envie de communiquer. Ça n’est pas glorieux, une meurtrière en série qui se donne la mort, c’est moins valorisant qu’une arrestation, mais côté sécurité publique, tranquillité des citoyens, paix civile et tout le bordel, c’est toujours bon à prendre. La meurtrière est morte. C’est comme l’annonce de la mort du loup au Moyen Âge, on sait bien que ça ne change pas la face du monde mais ça soulage et ça donne le sentiment qu’une justice supérieure nous protège. La justice supérieure s’est donc vautrée. Vidard s’est rendu, comme à son corps défendant, devant les journalistes. À l’écouter, la meurtrière était tellement acculée par la police qu’elle n’avait pas d’autre possibilité que se rendre ou mourir. Camille et Louis ont vu ça sur le téléviseur du bistro. Louis était résigné, Camille rigolait en dedans. Depuis cet instant de gloire, le juge s’est calmé. Il a péroré devant les micros mais, à présent, la tâche d’en finir revient quand même aux flics.
Donc, il est question d’informer les familles des victimes. Thomas Vasseur comprend, il fait oui de la tête mais il reste irrité.
Louis s’absorbe un instant dans son dossier puis relève la tête, remonte sa mèche de la main gauche :
— Donc, né le 16 décembre 1969 ?
— Oui.
— Et vous êtes directeur des ventes dans une entreprise de location de jeux ?
— C’est ça, jeux de casinos, brasseries, boîtes de nuit, on loue des machines. Partout en France.
— Vous êtes marié, vous avez trois enfants.
— Voilà, vous savez tout.
Louis prend scrupuleusement note. Puis il relève la tête :
— Et vous aviez donc… sept ans de plus qu’Alex.
Cette fois, Thomas Vasseur fait simplement signe qu’il est d’accord.
— Alex n’a pas connu son père, dit Louis.
— Non. Mon père est mort assez jeune. Ma mère a eu Alex bien plus tard mais elle n’a pas voulu refaire sa vie avec cet homme-là. Il a disparu.
— Somme toute, comme père, elle n’a eu que vous.
— Je me suis occupé d’elle, oui. Pas mal. Elle en avait besoin.
Louis laisse filer. Le silence dure. Vasseur reprend :
— Alex était déjà, je veux dire, Alex était très instable.
— Oui, dit Louis. Instable, c’est ce que nous a dit votre maman.
Il fronce légèrement les sourcils.
— Nous n’avons retrouvé aucun épisode psychiatrique, il ne semble pas qu’elle ait été hospitalisée ou mise en observation.
— Alex n’était pas folle ! Elle était instable !
— Le manque de père…
— Le caractère, surtout. Très jeune, elle n’arrivait pas à se faire des amies, elle était renfermée, solitaire, ne parlait pas beaucoup. Et puis, pas de suite dans les idées.
Louis fait signe qu’il comprend. Et comme rien ne vient, il propose :
— Besoin d’être encadrée…
Difficile de savoir si c’est une question, une affirmation, un commentaire. Thomas Vasseur choisit d’entendre une question.
— Absolument, répond-il.
— Votre mère n’y suffisait pas.
— Ça ne remplace pas un père.
— Alex en parlait, de son père ? Je veux dire, elle posait des questions ? Elle demandait à le voir ?
— Non. Elle avait ce qu’il lui fallait à la maison.
— Vous et votre mère.
— Ma mère et moi.
— L’amour et l’autorité.
— Si vous voulez.
Le divisionnaire Le Guen s’occupe du juge Vidard. Il fait écran entre Camille et lui, il a tout ce qu’il faut pour ça, la stature, l’inertie, la patience. On peut penser ce qu’on veut de ce juge, il est peut-être désagréable mais Camille est vraiment encombrant. Depuis plusieurs jours, depuis le suicide de la fille, on entend des bruits. Verhœven n’est plus ce qu’il était, il est impossible dans le travail, plus à sa place dans les enquêtes d’envergure. Tout le monde se passe le mot, l’histoire de cette fille qui dézingue six personnes en deux ans, sans compter la manière, forcément, ça attire l’attention de tous et c’est vrai que Camille donne l’impression d’avoir toujours eu un train de retard. Jusqu’à la fin.
Le Guen relit les conclusions, le dernier rapport de Camille. Ils se sont vus, une heure avant. Il a demandé :
— Tu es sûr de ton coup, Camille ?
— Absolument.
Le Guen hoche la tête.
— Si tu le dis…
— Si tu préfères, je peux…
— Non non non non, le coupe Le Guen, je m’en occupe ! Je vais voir le juge moi-même, je lui explique, je te tiens au courant.
Camille lève les mains en signe de reddition.
— Quand même, Camille, qu’est-ce que tu as avec les juges ? Toujours en conflit, tout de suite, tout le temps ! On dirait que c’est plus fort que toi.
— C’est aux juges qu’il faut poser la question !
Derrière la question du divisionnaire, il y a tout de même un sous-entendu embarrassant : est-ce sa taille qui conduit ainsi Camille à s’opposer à l’autorité ?
— Et Pascal Trarieux, donc, vous l’avez connu au collège.
Thomas Vasseur, impatient, souffle en l’air, comme pour éteindre une bougie au plafond. Il montre qu’il prend sur lui et lâche un « oui » ferme, dense, le genre de oui qui, normalement, décourage de poser une autre question.
Cette fois, Louis ne se retranche pas derrière le dossier. Il a un avantage, c’est lui qui l’a interrogé, un mois plus tôt.
— À l’époque vous m’avez dit, je cite : « Si Pascal nous a cassé les couilles avec sa copine, sa Nathalie…! Remarquez, pour une fois qu’il en avait une ! »
— Et…?
— Et nous savons aujourd’hui que cette Nathalie était en fait votre sœur Alex.
— Vous le savez aujourd’hui, mais moi, à l’époque, je ne pouvais pas me douter…
Comme Louis ne dit rien, Vasseur se pense contraint de développer un peu :
— Vous savez, Pascal, c’était un garçon pas compliqué. Des filles, il n’en a jamais eu beaucoup. J’ai même pensé qu’il se vantait. Il en parlait tout le temps, de sa Nathalie, mais il ne la présentait à personne. Ça nous faisait plutôt marrer, en fait. Moi, en tout cas, je n’ai pas pris ça tellement au sérieux.
— C’est pourtant vous qui lui avez présenté Alex, à votre ami Pascal.
— Non. Et d’abord, ça n’était pas mon ami !
— Ah bon, c’était quoi ?
— Écoutez, je vais être franc. Pascal était une vraie buse, ce type avait un QI d’oursin. Alors, c’était un copain de collège, copain d’enfance si vous voulez mieux, je le croisais ici et là mais c’est tout. Ça n’était pas « un ami ».
Là-dessus, il rigole, assez fort, pour souligner le ridicule de cette hypothèse.
— Vous le croisiez simplement ici et là…
— De temps en temps, je le rencontrais au café quand je m’arrêtais pour dire bonjour. Je connais encore pas mal de monde là-bas. Je suis né à Clichy, il est né à Clichy, on a été à l’école ensemble.
— À Clichy.
— Voilà. On était comme qui dirait des copains de Clichy. Ça vous va ?
— Très bien ! Très très bien.
Louis replonge dans son dossier, affairé, soucieux.
— Pascal et Alex étaient aussi des « copains de Clichy » ?
— Non, eux n’étaient pas des « copains de Clichy » ! Oh et puis vous commencez à m’emmerder avec vos histoires de Clichy ! Si vous…
— On se calme.
C’est Camille qui a dit ça. Il n’a pas élevé la voix. Comme un gamin qu’on a installé avec des dessins au fond du bureau pour l’occuper, on avait fini par l’oublier.
— On vous pose des questions, dit-il, vous donnez des réponses.
Thomas s’est retourné vers lui mais Camille ne lève pas la tête, il continue de dessiner. Il ajoute seulement :
— C’est comme ça que ça se passe, ici.
Il lève enfin les yeux, éloigne son dessin à bout de bras pour le juger en le penchant légèrement et il ajoute, le regard juste au-dessus de la feuille, pointant Thomas :
— Et si vous recommencez, je vous colle un outrage à personne dépositaire de l’autorité publique.
Camille pose enfin son dessin sur la table et, juste avant de se pencher de nouveau dessus, il ajoute :
— Je ne sais pas si je suis clair.
Louis laisse passer une seconde.
Vasseur a été cueilli à froid. Il regarde tour à tour Camille et Louis, la bouche légèrement entrouverte. L’atmosphère rappelle les fins de journée d’été, quand l’orage s’annonce brutalement, que personne ne l’a vu arriver et que, tout à coup, on se rend compte qu’on est sorti sans précaution, que le ciel est déjà noir et qu’on est encore loin de la maison. On dirait que Vasseur va remonter le col de sa veste.
— Et donc ? demande Louis.
— Donc, quoi ? répond Vasseur, désorienté.
— Alex et Pascal Trarieux étaient-ils, eux aussi, des « copains de Clichy » ?
Quand il parle, Louis fait toutes les liaisons. Même dans les situations les plus tendues. Là, il a clairement prononcé : « eux z’aussi ». Tout à son dessin, Camille dodeline de la tête, admiratif, ce type est vraiment incroyable.
— Non, Alex n’a pas vécu à Clichy, dit Vasseur. On a déménagé, elle avait, je ne sais pas moi, quatre, cinq ans.
— Alors comment a-t-elle rencontré Pascal Trarieux ?
— Je ne sais pas.
Silence.
— Donc, votre sœur rencontre votre « copain » Pascal Trarieux par le plus grand des hasards…
— Faut croire.
— Et elle se fait appeler Nathalie. Et elle le tue à Champigny-sur-Marne à coups de manche de pioche. Et ça n’a aucun rapport avec vous.
— Qu’est-ce que vous voulez exactement ? C’est Alex qui l’a tué, pas moi !
Il s’énerve, sa voix monte dans les aigus puis il s’arrête aussi soudainement qu’il a commencé. Très froid, il articule lentement :
— Pourquoi vous m’interrogez, d’abord ? Vous avez quelque chose contre moi ?
— Non ! s’empresse Louis. Mais vous allez comprendre. Après la disparition de Pascal, son père, Jean-Pierre Trarieux, se lance à la recherche de votre sœur. On sait qu’il la retrouve, qu’il l’enlève pas très loin de chez elle, qu’il la séquestre, qu’il la torture, qu’il veut sans doute la tuer. Elle parvient miraculeusement à s’échapper, on connaît la suite. Or, ce qui nous intéresse, c’est justement ça. Il est déjà étonnant qu’elle sorte avec son fils sous un nom d’emprunt. Qu’a-t-elle donc à cacher ? Mais largement aussi surprenant, c’est de savoir comment Jean-Pierre Trarieux parvient à la retrouver ?
— Je ne sais pas.
— Eh bien, nous, nous avons une hypothèse.
Une phrase comme celle-là, Camille en ferait tout un effet. Ça pèserait comme une menace, une accusation, ça serait saturé de sous-texte. Avec Louis, ça apparaît simplement comme une information. Ils ont opté pour une stratégie. C’est l’avantage avec Louis, son côté soldat anglais, ce qui est décidé, il le fait. Rien ne peut le distraire, ni l’arrêter.
— Vous avez une hypothèse, répète Vasseur. On peut savoir ?
— M. Trarieux a rendu visite à toutes les relations de son fils qu’il a pu retrouver. Il leur montrait une photo de mauvaise qualité où l’on voit Pascal accompagné de Nathalie. Enfin, d’Alex. Mais de tous ceux qu’il a interrogés, il n’y a que vous qui pouviez y reconnaître votre sœur. Et nous pensons que c’est exactement ce qui s’est passé. Et que vous lui avez donné son adresse.
Pas de réaction.
— Or, poursuit Louis, vu l’état d’excitation de M. Trarieux et son attitude ouvertement violente, ça revenait à une autorisation de passage à tabac. Au minimum.
L’information fait tranquillement le tour de la pièce.
— Pourquoi j’aurais fait ça ? demande Vasseur, sincèrement intrigué.
— Justement, nous aimerions le savoir, monsieur Vasseur. Son fils, Pascal, avait, dites-vous, un QI d’oursin. Le père n’était guère plus évolué et il n’était pas nécessaire de l’observer bien longtemps pour comprendre ses intentions. Je dis que c’est comme si vous aviez condamné votre sœur à se faire tabasser. Mais, en fait, il était facile de voir qu’il pouvait même la tuer. C’est ce que vous vouliez, monsieur Vasseur ? Qu’il tue votre sœur ? Qu’il tue Alex ?
— Vous avez des preuves ?
— Haaaa !
Là, c’est Camille de nouveau. Son cri a commencé comme une exclamation de joie et finit par un rire admiratif :
— Ha ha ha, ça, j’adore !
Vasseur se retourne.
— Quand un témoin demande si on a des preuves, reprend Camille, c’est qu’il ne conteste plus les conclusions. Il cherche simplement à se mettre à l’abri.
— Bon.
Thomas Vasseur vient de prendre une décision. Il le fait calmement, en posant les deux mains bien à plat sur le bureau, devant lui. Il les y laisse et les regarde fixement en disant :
— Est-ce que vous pouvez me dire ce que je fais ici, s’il vous plaît ?
Voix puissante, la phrase s’achève comme un ordre. Camille s’est levé, plus de dessin, plus de ruse, plus de preuve, il s’avance et se plante devant Thomas Vasseur.
— Alex, vous avez commencé à la violer à quel âge ?
Thomas lève la tête.
— Ha, c’est ça ?
Il sourit.
— Vous ne pouviez pas le dire plus tôt ?
Alex, enfant, tient son journal de manière très épisodique. Quelques lignes ici et là puis plus rien pendant longtemps. Elle n’écrit même pas toujours sur le même cahier. On trouve un peu de tout, dans les affaires jetées dans le conteneur, un cahier de brouillon dont elle n’a couvert que les six premières pages, un carnet à couverture rigide qui montre un cheval au galop dans un soleil couchant.
Écriture enfantine.
Camille lit seulement ceci : « Thomas vient dans ma chambre. Presque tous les soirs. Maman le sait. »
Thomas s’est levé.
— Bien. Maintenant, messieurs, si vous permettez…
Il fait quelques pas.
— Je ne pense pas que ça va se passer comme ça, dit Camille.
Thomas se retourne :
— Ah bon ? Et ça va se passer comment, d’après vous ?
— D’après moi, vous allez vous rasseoir et répondre à nos questions.
— À quel sujet ?
— Vos relations sexuelles avec votre sœur.
Vasseur regarde tour à tour Louis et Camille et, faussement alarmé :
— Pourquoi, elle a porté plainte ?
Maintenant, il est franchement rigolard.
— Vous êtes vraiment des marrants, vous. Je ne vais pas vous faire des confidences, vous n’aurez pas ce plaisir.
Il croise les bras et penche la tête sur le côté comme un artiste qui cherche l’inspiration. Il prend un ton câlin :
— Pour dire la vérité, j’aimais beaucoup Alex. Vraiment beaucoup. Énormément. C’était une petite fille charmante, vous n’imaginez pas. Un peu maigrelette, visage ingrat mais tellement délicieuse. Et douce. Instable, certes. Elle avait besoin de beaucoup d’autorité, vous comprenez. Et de beaucoup d’amour. Souvent, les petites filles.
Il se tourne vers Louis et ouvre les mains, paumes en l’air, souriant :
— Comme vous l’avez dit, j’ai été un peu son papa !
Après quoi, il croise les bras de nouveau, satisfait :
— Alors, messieurs, Alex a déposé plainte pour viol ? Je peux en avoir une copie ?
D’après les calculs de Camille, les recoupements qu’il a faits, quand Thomas « vient dans sa chambre », Alex doit avoir un peu moins de onze ans. Lui, dix-sept. Pour arriver à ce résultat, il a fallu faire pas mal d’hypothèses et de déductions. Demi-frère. Protecteur. Ce qu’il y a comme violence dans cette histoire, se dit Camille. Et on me reproche d’être brutal…
Il revient à Alex. On a quelques photos de cette époque mais elles ne sont pas datées, on doit se référer aux éléments du décor (les voitures, les vêtements) pour les situer. Et au physique d’Alex. D’une image à l’autre, elle grandit.
Camille a pensé et repensé à l’histoire familiale. La mère, Carole Prévost, aide-soignante, épouse François Vasseur, ouvrier imprimeur, en 1969. Elle a vingt ans. Naissance de Thomas la même année. Mort de l’imprimeur en 1974. Le gamin a cinq ans et sans doute aucun souvenir de son père. Naissance d’Alex en 1976.
Du père inconnu :
« Il ne valait pas le coup », a dit Mme Vasseur d’un ton définitif, sans se rendre compte de l’énormité de ce qu’elle disait.
Pas trop le sens de l’humour. En même temps, être la mère d’une fille six fois meurtrière, ça n’incite pas à la plaisanterie. Camille n’a pas voulu lui montrer les quelques photos trouvées dans les affaires d’Alex, il les a retirées de la table. Au contraire, il lui en a demandé d’autres. Il en a obtenu tout un lot. Avec Louis, ils les ont classées, ils ont noté les lieux, les années, les personnages que Mme Vasseur leur a indiqués. Thomas, lui, n’a fourni aucune photo, il dit qu’il n’en a pas.
Sur celles d’Alex enfant, on voit une petite fille d’une maigreur insensée, au visage creux. Les os des pommettes font saillie dans le visage et les yeux sont sombres, la bouche, mince, reste pincée. Elle pose sans envie. C’est à la plage, on voit des ballons, des parasols, le soleil est de face. Le Lavandou, a dit Mme Vasseur. Les deux enfants. Alex, dix ans, Thomas, dix-sept. Il la domine de la tête et des épaules. Elle porte un maillot de bain deux pièces, elle pourrait se passer du haut, c’est une coquetterie. On ferait le tour de ses poignets avec deux doigts. Les jambes sont si maigres qu’on ne voit que les genoux. Les pieds ne sont pas parallèles, ils rentrent un peu en dedans. Maladive, souffreteuse, ça ne serait rien encore mais ses traits sont disgracieux. Rien que ses épaules, il faut voir. C’est franchement bouleversant quand on sait.
C’est à cette époque à peu près que Thomas commence à venir dans sa chambre. Un peu avant ou un peu après, ça ne change rien. Parce que les photos de la période suivante ne sont pas plus encourageantes. Voici Alex, disons treize ans. Photo de groupe, photo de famille. Alex à droite, sa mère au centre, Thomas à gauche. La terrasse d’un pavillon de banlieue. Un anniversaire. « Chez mon défunt frère », a dit Mme Vasseur, en disant cela, elle s’est signée rapidement. Un simple geste ouvre parfois des perspectives inouïes. Dans la famille Prévost, on croit, ou on a cru, en tout cas on se signe. Selon Camille, ça ne présage rien de bon pour la petite. Alex a un peu grandi, pas beaucoup mais elle pousse tout en hauteur, toujours aussi maigre, dégingandée, on sent la fille maladroite, mal à l’aise dans son corps. Elle déclenche inévitablement chez vous un désir de protection. Sur cette photo, elle est un peu derrière les autres. Au dos, bien plus tard, écriture adulte, Alex a écrit : « La reine mère ». Elle ne fait pas très royale, Mme Vasseur, plutôt femme de ménage endimanchée, elle tourne la tête et sourit à son fils.
— Robert Praderie.
Armand a pris le relais. Il note les réponses avec un stylo à bille neuf, sur un carnet neuf. Jour de fête à la Criminelle.
— Connais pas. C’est une des victimes d’Alex, non ?
— Oui, dit Armand. Il était chauffeur routier. Son corps a été retrouvé sur une aire de l’autoroute de l’Est, dans son camion. Alex lui a planté un tournevis dans l’œil, un autre dans la gorge et lui a déversé un demi-litre d’acide sulfurique dans le larynx.
Thomas réfléchit.
— Elle avait peut-être une dent contre lui…
Armand ne sourit pas. C’est sa force, on dirait qu’il ne comprend pas ce qu’on lui dit ou que ça l’indiffère, en fait, il est concentré.
— Oui, sans doute, dit-il. Alex était un peu colérique, à ce qu’il semble.
— Les filles…
Sous-entendu, vous savez comment elles sont. Vasseur est du genre à dire quelque chose de salace et à chercher du regard la complicité des autres. On trouve ça chez les vieux beaux, chez les impuissants, chez les pervers, en fait, on le voit souvent chez les hommes.
— Et donc, Robert Praderie, reprend Armand, ça ne vous dit rien de particulier ?
— Rien du tout. Ça devrait ?
Armand ne répond pas, fouille dans son dossier.
— Et Gattegno, Bernard ?
— Vous allez les passer en revue un par un ?
— Ça n’en fait que six, ça ira vite.
— Quel rapport j’ai avec tout ça, moi ?
— Eh bien, le rapport avec vous, c’est que Bernard Gattegno, lui, vous le connaissiez.
— M’étonnerait !
— Mais si, rappelez-vous ! Gattegno, garagiste à Étampes. Vous lui avez acheté une moto en… (il vérifie dans son dossier)… en 1988.
Vasseur réfléchit et concède :
— Peut-être. Ça remonte à loin. En 1988, j’avais dix-neuf ans, vous parlez si je me souviens de ça…
— Pourtant…
Armand feuillette une à une les pages volantes de son dossier.
— Voila. Nous avons un témoignage d’un ami de M. Gattegno qui se souvient très bien de vous. Vous étiez de grands amateurs de moto, à l’époque, vous avez fait des sorties, des virées…
— Quand ?
— Années 88, 89…
— Et vous vous souvenez de tous les gens que vous avez connus en 1988, vous ?
— Non, mais ce n’est pas à moi que la question est posée, c’est à vous.
Thomas Vasseur prend un air fatigué.
— Bon, admettons. Des virées en moto. Il y a vingt ans. Et alors ?
— Et alors, c’est un peu comme une chaîne. Vous ne connaissiez pas M. Praderie mais vous connaissiez M. Gattegno, qui, lui, connaissait M. Praderie…
— Montrez-moi deux personnes qui n’ont absolument aucun rapport entre elles.
Armand pressent une finesse qui lui échappe. Il se tourne vers Louis.
— Oui, répond Louis, nous connaissons cette théorie, elle est très séduisante. Mais je crains qu’elle nous éloigne un peu de notre sujet.
Mlle Toubiana a soixante-six ans. Bon pied bon œil. Elle souligne « Mademoiselle », elle le revendique. Elle a reçu Camille avant-hier. Elle sortait de la piscine municipale, ils ont discuté dans la salle d’un café, juste en face, dans ses cheveux mouillés on distinguait pas mal de fils blancs. Le genre de femme qui se plaît à vieillir parce que ça met en valeur sa tonicité. Avec le temps, difficile de ne pas confondre un peu les élèves. Elle rit. Quand elle croise des parents qui lui parlent de leurs enfants, elle fait semblant de s’intéresser. Non seulement elle ne s’en souvient pas mais, de plus, elle s’en fout. Je devrais avoir honte. Mais Alex, elle s’en souvient mieux que d’autres, oui, elle la reconnaît sur les photos, cette maigreur. Une enfant très attachante, toujours fourrée près de mon bureau, elle venait souvent me voir à la récréation, oui, on s’entendait bien toutes les deux. Pourtant Alex parlait peu. Quand même, elle avait des copines, elle était joueuse mais ce qui frappait, c’était sa manière de devenir très sérieuse « d’un coup, comme ça, sérieuse comme un pape », l’instant d’après elle parlait de nouveau, « c’était comme une absence soudaine, on aurait dit qu’elle tombait dans un trou, c’était étrange ». Quand elle était en difficulté, elle bégayait un peu. Mlle Toubiana dit qu’elle « boulait les mots ».
— Je ne m’en suis pas rendu compte tout de suite. C’est rare. Pour ces choses-là, généralement, j’ai l’œil.
— C’est peut-être arrivé en cours d’année.
Mademoiselle le pense aussi, elle secoue la tête. Camille lui dit qu’elle va attraper froid comme ça, avec les cheveux mouillés. Elle dit que de toute manière, tous les automnes, elle tombe malade, « c’est un vaccin, ça m’assure une bonne santé tout le reste de l’année ».
— Qu’est-ce qui a pu se passer selon vous en cours d’année ?
Elle ne sait pas, elle hoche la tête, les yeux fixés sur une énigme, elle n’a pas de mot, pas d’idée, elle ne sait pas, ne pense à rien, la petite fille, jusqu’alors proche d’elle, s’est éloignée.
— Vous avez parlé de son bégaiement à sa mère ? Conseillé un orthophoniste ?
— J’ai pensé que ça passerait.
Camille observe avec intensité cette femme vieillissante. Du caractère. Pas le genre à n’avoir aucune idée sur une question pareille. Il sent quelque chose de faux, sans savoir quoi. Alors le frère, Thomas. Il venait la chercher, oui, très régulièrement. C’est aussi ce qu’a dit Mme Vasseur : « Son frère s’est toujours beaucoup occupé d’Alex. » Un grand garçon, « un beau garçon », ça, elle s’en souvient bien, Mademoiselle, Camille ne sourit pas. Thomas était au lycée technique.
— Elle était heureuse qu’il vienne la chercher comme ça ?
— Non, forcément, vous parlez, une petite fille a toujours envie d’être grande, elle veut venir seule, rentrer seule, ou avec ses copines. Son frère, c’était un adulte, vous comprenez…
Camille se lance :
— Alex était violée par son frère, à l’époque où elle était dans votre classe.
Il laisse retomber les mots. Ce n’est pas une déflagration. Mademoiselle regarde ailleurs, vers le comptoir, vers la terrasse, vers la rue, comme si elle attendait quelqu’un.
— Alex a essayé de vous parler ?
Mademoiselle balaye la question d’un revers de main agacé.
— Un peu, oui, mais si on devait écouter tout ce que disent les enfants ! Et puis, ce sont des affaires de famille, ça ne me regardait pas.
— Donc Trarieux, Gattegno, Praderie…
Armand semble satisfait.
— Bien…
Il retourne des papiers.
— Ah, Stefan Maciak. Vous ne le connaissez pas non plus…
Thomas ne dit rien. Il attend visiblement de voir comment les choses vont tourner.
— Un cafetier de Reims…, dit Armand.
— Jamais mis les pieds à Reims.
— Avant, il avait un café à Épinay-sur-Orge. D’après les registres de Distrifair, votre employeur, il était sur votre tournée de 1987 à 1990, il avait deux flippers de chez vous en dépôt.
— Possible.
— Certain, monsieur Vasseur, absolument certain.
Thomas Vasseur change de stratégie. Il regarde sa montre, paraît faire un rapide calcul, puis il se cale dans son fauteuil, croise ses mains sur sa ceinture, prêt à patienter pendant des heures s’il le faut.
— Si vous me disiez où vous voulez en venir, je pourrais peut-être vous aider.
1989. Sur la photo, une maison en Normandie, entre Étretat et Saint-Valery, tout en brique et pierre avec des toits en ardoises, de la pelouse verte devant, une balancelle, des arbres fruitiers, la famille réunie, la famille Leroy. Il paraît que le père disait : « Leroy, en un seul mot », comme si le doute était permis. Il avait des goûts grandiloquents. Enrichi dans le matériel de bricolage, il avait acheté la propriété à une famille écartelée dans un héritage contentieux, depuis il se croyait châtelain. Il faisait des barbecues, lançait à son personnel des invitations qui ressemblaient à des convocations. Il avait des vues sur la mairie, rêvait de politique pour la carte de visite.
Sa fille, Reinette. Oui, c’est très con comme prénom, cet homme était vraiment capable de tout.
Reinette parle d’ailleurs de son père avec sévérité. C’est elle qui raconte cette histoire à Camille qui n’a d’ailleurs rien demandé.
Elle figure sur la photo avec Alex, les deux jeunes filles s’enlacent en riant. La photo a été prise par le père au cours d’un week-end ensoleillé. Il fait chaud. Derrière elles, un tourniquet asperge le jardin avec de grands jets qui tracent des éventails dans la lumière. Le cadrage est idiot. Pas doué pour la photo, Leroy. Lui, en dehors du commerce…
On est près de l’avenue Montaigne. Dans les bureaux de RL Productions. Aujourd’hui, elle se fait appeler « Reine » plutôt que « Reinette », sans se rendre compte que ça la rapproche encore davantage de son père. Elle produit des séries TV. Quand son père est mort, avec l’argent de la maison de Normandie, elle a fondé sa société de production. Elle reçoit Camille dans un grand salon qui sert aussi aux réunions, on voit passer des jeunes gens préoccupés par des affaires dont on devine toute l’importance qu’ils y attachent.
Rien qu’à voir la profondeur des fauteuils, Camille n’a pas voulu s’asseoir. Il est resté debout. Il a simplement montré la photo. Au dos, Alex a écrit : « Ma Reinette adorée, la reine de mon cœur. » Écriture de gamine, avec des pleins et des déliés, à l’encre violette. Il a vérifié, il a ouvert le stylo plume asséché, il y a encore la cartouche vide d’encre violette, un stylo à trois sous, violet lui aussi, ça devait être la mode ou une tentative de singularité comme on en trouve pas mal dans les affaires d’Alex.
Elles sont en quatrième. Reinette est en retard d’un an mais avec le jeu des dates de naissance elles sont dans la même classe alors que Reinette a deux ans de plus, presque quinze. Sur la photo, on dirait une Ukrainienne avec ses tresses fines et serrées, ramenées tout autour de la tête. Aujourd’hui, en se regardant, elle soupire :
— Qu’est-ce qu’on avait l’air tarte…
Grandes amies, Reinette et Alex. Comme on l’est à treize ans.
— On ne se quittait pas. On était ensemble toute la journée, le soir on s’appelait des heures entières. Nos parents nous retiraient le téléphone.
Camille pose des questions. Reinette a du répondant. Pas le genre à se laisser intimider.
— Oui, Thomas ?
Camille est vraiment au bout du rouleau avec cette histoire. Plus ça avance et plus… Il fatigue.
— Il a commencé à violer sa sœur en 1986, dit-il.
Elle allume une cigarette.
— Vous la connaissiez à cette époque, elle vous en a parlé ?
— Oui.
C’est une réponse ferme. Genre, je vois où vous voulez en venir, on ne va pas y passer des heures.
— Oui… et quoi ? demande Camille.
— Oui et rien. Vous vouliez quoi, que je porte plainte à sa place ? À quinze ans ?
Camille se tait. Il aurait bien des choses à dire s’il n’était pas aussi épuisé mais il a besoin de renseignements.
— Que vous disait-elle ?
— Qu’il lui faisait mal. Chaque fois, il lui faisait mal.
— Vous étiez intimes… comment ?
Elle sourit.
— Vous voulez savoir si on couchait ensemble ? À treize ans ?
— Alex avait treize ans. Vous, quinze.
— C’est vrai. Alors, oui. J’ai fait son éducation, comme on dit.
— Votre relation a duré combien de temps ?
— Je ne sais plus, pas longtemps. Vous savez, Alex n’était pas vraiment… motivée, vous voyez ?
— Non, je ne vois pas.
— Elle faisait ça… pour se distraire.
— Une distraction ?
— Je veux dire… Ça ne l’intéressait pas vraiment, une relation.
— Mais vous avez su la convaincre.
Ça ne lui plaît pas trop, cette sentence, à Reine Leroy.
— Alex faisait ce qu’elle voulait ! Elle était libre !
— À treize ans ? Avec le frère qu’elle avait ?
— Volontiers, reprend Louis. Je pense en effet que vous pouvez nous aider, monsieur Vasseur.
Il semble toutefois assez préoccupé.
— Mais d’abord, juste un point de détail. Vous ne vous souvenez pas de M. Maciak, cafetier à Épinay-sur-Orge. Pourtant, d’après les registres de Distrifair, en quatre ans, vous avez fait pas moins de sept visites chez lui.
— J’en visitais, des clients…
Reine Leroy écrase sa cigarette.
— Je ne sais pas ce qui s’est exactement passé. Un jour, Alex a disparu, plusieurs jours. Et quand elle est revenue, c’était fini. Elle ne m’a même plus adressé la parole. Ensuite, mes parents ont déménagé, nous sommes partis, je ne l’ai plus jamais revue.
— C’était quand ?
— Je ne pourrais pas vous dire, c’est loin, tout ça. Une fin d’année. 1989, par là… Je ne saurais pas dire.
Au fond du bureau, Camille continue d’écouter. Et il dessine. De mémoire, toujours. Le visage d’Alex, treize ans à peu près, sur la pelouse de la maison de Normandie, elle pose avec sa copine, elles se tiennent par la taille, un gobelet en plastique à la main. Camille essaye de retrouver le sourire qu’il y a sur cette photo. Le regard, surtout. C’est ce qui lui manque le plus. Dans la chambre de l’hôtel, elle avait les yeux éteints. Le regard, ça lui manque.
— Ah, dit Louis. Jacqueline Zanetti maintenant. Elle, vous la connaissez mieux ?
Pas de réponse. La nasse se referme. Louis ressemble à l’idée qu’on se ferait d’un notaire de province, scrupuleux, attentionné, méticuleux, ordonné. Chiant.
— Dites-moi, monsieur Vasseur, vous travaillez pour Distrifair depuis combien de temps ?
— J’ai commencé en 1987, vous le savez très bien. Je vous préviens, si vous avez été voir mon employeur…
— Oui ? interrompt Camille du fond du bureau.
Vasseur se retourne, furieux.
— Si on a été le voir, dites-vous, répète Camille. J’ai l’impression qu’il y a une nuance de menace dans votre phrase. Allez-y, poursuivez, ça m’intéresse beaucoup.
Vasseur n’a pas le temps de répondre.
— Vous êtes entré à quel âge chez Distrifair ? demande Louis.
— Dix-huit ans.
Camille intervient de nouveau :
— Dites-moi…
Vasseur ne cesse de se tourner vers Louis et Armand, de se retourner vers Camille, alors, il se soulève, pose rageusement sa chaise de biais pour pouvoir les affronter ensemble sans se déhancher.
— Oui ?
— Ça se passait bien avec Alex, à cette époque ? demande Camille.
Thomas sourit :
— Mes rapports avec Alex se sont toujours bien passés, commissaire.
— Commandant, corrige Camille.
— Commandant, commissaire, capitaine, je m’en fous, moi.
— Et vous partez en formation, reprend Louis, la formation organisée par votre entreprise, nous sommes en 1988, et…
— Bon, ça va, OK, Zanetti, je la connais. Je l’ai baisée une fois, on va pas en faire un plat !
— Vous êtes en formation à Toulouse trois fois une semaine…
Thomas fait une moue, je n’en sais rien, si vous pensez que je me souviens de ça…
— Si si, l’encourage Louis, je vous assure, on a vérifié, trois fois une semaine : du 17 au…
— Bon, OK, trois fois, OK !
— On reste calme…
C’est Camille, à nouveau.
— Votre truc, ça fait un peu vieux sketch, dit Thomas. Le golden boy qui dépouille le dossier, le clodo qui interroge et le nain qui fait ses coloriages au fond de la classe…
Le sang de Camille ne fait qu’un tour. Il se propulse hors de sa chaise, se précipite. Louis s’est levé, il a posé sa main sur la poitrine de son chef et fermé les yeux comme un type qui prend sur soi, c’est souvent sa manière de faire avec Camille, il mime le comportement à adopter en espérant que le commandant va se synchroniser mais, cette fois, ça ne sert à rien.
— Et toi, gros con, ton sketch : « Oui, je la baisais à dix ans et c’était vachement bon », tu penses que ça va te conduire où ?
— Mais… je n’ai jamais dit ça !
Offensé, Thomas.
— Vous me prêtez des propos, vraiment…
Il est très calme mais semble très contrarié.
— Je n’ai jamais dit des horreurs pareilles. Non, ce que j’ai dit…
Même assis, il est plus grand que Camille, ça fait drôle. Il prend son temps. Il appuie sur les mots.
— Ce que j’ai dit, c’est que j’aimais beaucoup ma petite sœur. Énormément. Il n’y a rien de mal à ça, j’espère. Ça n’est pas puni par la loi, au moins ?
Air offusqué. Il ajoute, stupéfait :
— L’amour fraternel tombe sous le coup de la loi ?
Horreur et putréfaction. C’est ce qu’il a l’air de dire. Mais son sourire évoque tout autre chose.
Anniversaire. Cette fois, on a une date certaine. Au dos, Mme Vasseur a écrit : « Thomas 16 décembre 1989 ». Ses vingt ans. La photo est prise devant la maison.
— Une SEAT Malaga, a dit fièrement Mme Vasseur. D’occasion, hein, sinon je n’aurais pas eu les moyens.
Thomas est accoudé à la portière grande ouverte, pour qu’on voie les sièges en simili, sans doute. Alex est à côté de lui. Pour la photo, il a passé son bras autour des épaules de sa sœur, protecteur. Quand on sait, on voit les choses différemment. Comme la photo est assez petite, Camille a dû regarder le visage d’Alex à la loupe. La nuit, il ne dormait pas, il l’a dessiné de mémoire, il a eu du mal à le retrouver. Elle ne sourit pas sur cette photo. C’est en hiver, elle est vêtue d’un manteau épais mais on sent qu’elle est encore très maigre, elle a treize ans.
— Et ça se passait comment entre Thomas et sa sœur ? a demandé Camille.
— Oh, très bien, a dit Mme Prévost. Il s’est toujours beaucoup occupé de sa sœur.
« Thomas vient dans ma chambre. Presque tous les soirs. Maman le sait. »
Thomas regarde sa montre avec agacement.
— Vous avez trois enfants…, dit Camille.
Thomas sent le vent tourner. Réticent.
— Oui, trois.
— Il y a des filles dans le paquet ? Deux, je crois, non ?
Il se penche sur le dossier ouvert devant Louis.
— C’est ça. Camille, tiens, comme moi ! Et Élodie… Ça leur fait quel âge maintenant, à ces petites puces ?
Thomas serre les dents, se tait. Louis décide de meubler le silence, il pense qu’une diversion s’impose :
— Donc Mme Zanett…, commence-t-il, il n’a pas le temps d’achever.
— Neuf et onze ans ! interrompt Camille.
Il a posé l’index sur une page du dossier, victorieux. Son sourire se referme brutalement. Il se penche vers Thomas.
— Et vos filles, monsieur Vasseur, vous les aimez comment ? Je vous rassure, l’amour paternel n’est pas puni par la loi.
Thomas serre les dents, on voit ses maxillaires se contracter.
— Sont-elles instables ? Ont-elles besoin d’autorité ? Quoique, parfois, besoin d’autorité, chez les petites filles, c’est souvent un besoin d’amour. Tous les papas savent ça…
Vasseur fixe Camille un long moment puis la pression semble retomber d’un seul coup, il sourit au plafond et pousse un profond soupir.
— Vous êtes vraiment lourd, commandant… Pour un homme de votre taille, c’est même surprenant. Penser que je vais céder à vos provocations. Que je vais vous mettre mon poing dans la gueule et vous donner l’occasion de…
Il élargit le cercle :
— Vous n’êtes pas seulement mauvais, messieurs, vous êtes médiocres.
Là-dessus, il se lève.
— Vous faites un pas hors de ce bureau…, dit Camille.
À cet instant, plus personne ne sait où on en est. Le ton a monté, tout le monde est debout, même Louis, c’est bloqué.
Louis cherche l’issue.
— Mme Zanetti, à l’époque où vous descendiez dans son hôtel, avait Félix Manière comme petit ami. M. Manière était plus jeune. Ils avaient une bonne douzaine d’années de différence. Vous-même, vous aviez quoi, dix-neuf, vingt ans.
— On ne va pas tourner autour du pot. La Zanetti, c’était une vieille salope ! Tout ce qu’elle faisait dans la vie, la seule chose qui l’intéressait, c’était s’envoyer des jeunes. Elle a dû éponger la moitié de sa clientèle, moi, elle m’a sauté dessus à peine la porte ouverte.
— Et donc, conclut Louis, Mme Zanetti connaissait M. Félix Manière. C’est toujours un peu le même système, Gattegno, que vous connaissiez, connaissait Praderie que vous ne connaissiez pas et Mme Zanetti, que vous connaissiez, connaissait M. Manière que vous ne connaissiez pas.
Louis se tourne alors vers Camille, inquiet :
— Je ne suis pas certain d’être très clair.
— Non, pas très clair, confirme Camille, soucieux lui aussi.
— Je m’en doutais, je vais clarifier.
Il se tourne vers Vasseur.
— Vous connaissiez directement ou indirectement toutes les personnes que votre sœur a assassinées. Et comme ça ? ajoute-t-il en se tournant vers son chef.
Pas emballé, Camille :
— Écoute, Louis, je ne veux pas être désobligeant mais ta formulation n’est pas parfaitement limpide.
— Vous trouvez ?
— Oui, je trouve.
Vasseur tourne la tête de droite à gauche, quelle bande de cons…
— Tu permets ?
Louis fait un geste de grand seigneur. Camille :
— En fait, monsieur Vasseur, votre sœur, Alex…
— Oui ?
— Combien de fois vous l’avez vendue ?
Silence.
— Je veux dire : Gattegno, Praderie, Manière… on n’est pas certains de les avoir tous, vous comprenez. Donc on a besoin de votre aide, parce que vous, en tant qu’organisateur, vous savez, forcément, combien vous en avez invité à venir se servir de la petite Alex.
Vasseur est outré.
— Vous traitez ma sœur de putain ? Vous n’avez vraiment aucun respect pour les morts !
Un sourire se dessine ensuite sur son visage :
— Dites-moi, messieurs, vous comptez vous y prendre comment pour prouver ça ? Vous allez faire témoigner Alex ?
Il laisse les flics apprécier son humour.
— Vous allez appeler les clients à la barre ? Ça ne va pas être facile. Sont pas très frais, à ce que j’ai compris, les soi-disant clients, hein ?
Cahier ou carnet, Alex ne note jamais les dates. Les textes sont vagues, elle a peur des mots, même seule, devant son petit carnet, elle n’ose pas. C’est à se demander si elle les connaît, les mots. Elle écrit :
Jeudi, Thomas est venu avec son copain Pascal. Ils ont été à l’école ensemble. Il a l’air vraiment bête. Thomas m’a fait mettre debout, devant lui, il m’a fait ses yeux. Son copain rigolait. Après, dans la chambre, il rigolait encore, il rigole tout le temps, Thomas a dit tu vas être bien sage avec mon ami. Après c’était dans la chambre, son ami, je le voyais rigoler au-dessus de moi, même quand j’avais mal comme si il pouvait pas s’arrêter de rigoler. Je ne voulais pas pleurer devant lui.
Camille l’imagine bien, le crétin, en train de besogner la petite fille, en rigolant. On devait pouvoir lui faire croire n’importe quoi, qu’elle aimait ça, peut-être même. Somme toute, avant tout, et bien plus que sur Pascal Trarieux, ça en dit long sur Vasseur.
— C’est pas tout ça, dit Thomas Vasseur en se tapant sur les cuisses, mais il se fait tard. On a fait le tour, messieurs ?
— Encore un point ou deux, s’il vous plaît.
Thomas consulte ostensiblement sa montre, il hésite longuement et accède à la requête de Louis.
— Bon, d’accord mais alors vite fait, on va s’inquiéter à la maison.
Il croise les bras, je vous écoute.
— Je vous propose de faire le point sur nos hypothèses, dit Louis.
— Parfait, moi aussi j’aime que les choses soient nettes. Essentiel, la clarté. Surtout avec les hypothèses.
Il semble vraiment content.
— Lorsque vous couchez avec votre sœur, Alex a dix ans, vous dix-sept.
Vasseur, préoccupé, cherche le regard de Camille puis celui de Louis.
— Nous sommes bien d’accord, messieurs, que nous faisons simplement le point de vos conjectures !
— Tout à fait, monsieur Vasseur ! dit aussitôt Louis. Il s’agit ici de nos hypothèses et je vous demande seulement de nous dire si elles renferment des contradictions internes… des impossibilités… ce genre de choses.
On pourrait croire que Louis en fait des tonnes mais pas du tout, c’est quasiment son style ordinaire.
— Parfait, dit Vasseur. Donc, vos hypothèses…
— La première est que vous avez abusé sexuellement de votre sœur alors qu’elle n’avait qu’une dizaine d’années. L’article 222 du code pénal punit cette pratique de vingt ans de réclusion criminelle.
Thomas Vasseur, l’index en l’air, professoral :
— S’il y a plainte, si les faits sont démontrés, si…
— Bien sûr, le coupe Louis sans sourire, c’est une supposition.
Vasseur est satisfait, le genre de type qui tient à ce que les choses soient faites dans les règles.
— Notre seconde hypothèse est qu’après avoir abusé d’elle, vous l’avez prêtée, et même sans doute louée, à d’autres. Le proxénétisme aggravé est prévu à l’article 225 du même code pénal et il est passible d’une peine de dix ans de réclusion.
— Attendez, attendez ! Vous dites « prêtée ». Monsieur, tout à l’heure (il désigne Camille, à l’autre bout du bureau), a dit « vendue »…
— Je vous propose « louée », dit Louis.
— Vendu ! Je plaisante ! OK, allons-y pour « louée ».
— Louée donc à d’autres. M. Trarieux d’abord, un camarade de collège, puis M. Gattegno, que vous avez connu comme garagiste, M. Maciak, un client (dans les deux sens du terme puisqu’il louait aussi vos machines de jeu pour son café). M. Gattegno a sans doute recommandé chaudement vos excellents services à son ami, M. Praderie. Quant à Mme Zanetti, que vous avez intimement connue comme hôtelière, elle n’a pas hésité à offrir ces mêmes excellents services à son jeune ami, M. Félix Manière, une façon sans doute de lui être agréable. Peut-être même de se l’attacher.
— Ce n’est plus une hypothèse, c’est un faisceau !
— Toujours rien à voir avec la réalité ?
— À ma connaissance, rien du tout. Mais vous ne manquez pas de logique. Et même, d’imagination. Alex elle-même vous féliciterait certainement.
— De quoi ?
— Du mal que vous vous donnez pour une morte…
Il regarde les deux policiers alternativement :
— … à qui aujourd’hui les choses sont bien égales.
— Ce serait égal aussi à votre mère ? À votre femme ? À vos enfants ?
— Ah non !
Il regarde alternativement Louis et Camille, droit dans les yeux.
— Là, messieurs, une accusation comme celle-ci, proférée sans aucune preuve, sans aucun témoignage, ce serait de la calomnie pure et simple. Ça tombe sous le coup de la loi, vous savez ?
Thomas me dit qu’il me plaira parce qu’il a un nom de chat. C’est sa maman qui lui offre le voyage. Mais il n’a pas du tout une tête de chat. Pendant tout le temps, il me regarde, fixement, il ne dit rien. Seulement, il sourit d’une drôle de façon, on dirait qu’il veut me manger la tête. Après, longtemps, je revoyais encore sa tête et ses yeux.
On ne trouve plus mention de Félix dans ce carnet mais ensuite, on trouve ça dans le cahier. C’est très bref :
Le chat est revenu. Il m’a encore regardée très longtemps, en souriant comme la première fois. Et après, il m’a dit de me mettre autrement et il m’a fait très mal. Thomas et lui, ils n’étaient pas contents que je pleure aussi fort.
Alex a douze ans. Félix vingt-six.
Le malaise persiste un long moment.
— Dans ce faisceau d’hypothèses, reprend enfin Louis, il ne nous reste, je crois, qu’une chose à tirer au clair.
— Finissons-en.
— Comment Alex a-t-elle retrouvé toutes ces personnes ? Parce que tout de même, ces faits remontent à près de vingt ans.
— Vous voulez dire, cette hypothèse ?
— C’est cela, oui, excusez-moi. Nous faisons l’hypothèse que ces faits remontent à près de vingt ans. Alex a beaucoup changé, nous savons qu’elle utilise d’autres noms, qu’elle prend son temps, elle a une stratégie. Elle a très bien organisé ses rencontres avec chacun d’eux. Elle a joué, auprès de chacun, un rôle très crédible. Une fille plutôt grosse et négligée pour Pascal Trarieux, une femme plutôt classique pour Félix Manière… Mais, question : comment Alex a-t-elle retrouvé tous ces gens ?
Thomas se tourne vers Camille, puis vers Louis, de nouveau vers Camille, comme un type qui ne sait plus où donner de la tête.
— Ne me dites pas…
Horrifié :
— Ne me dites pas que vous n’avez pas d’hypothèse ?
Camille s’est retourné. Il faut vraiment payer de sa personne, dans ce métier.
— Eh bien si, dit Louis d’un ton modeste, nous avons une hypothèse.
— Aaahhhh… Dites-moi tout.
— De la même façon que nous supposons que vous avez donné à M. Trarieux l’identité et l’adresse de votre sœur, nous supposons que vous avez aussi aidé votre sœur à retrouver toutes ces personnes.
— Mais avant qu’Alex ne zigouille tous ces gens… En supposant que je les connaisse (il agite l’index : attention…), comment j’aurais su où ils étaient, vingt ans plus tard ?
— D’abord, certains n’ont pas bougé depuis vingt ans. Ensuite, je pense qu’il vous a suffi de lui donner les noms, les anciennes adresses et qu’ensuite Alex a conduit ses propres enquêtes.
Thomas fait un petit geste d’applaudissement admiratif mais il s’interrompt brusquement :
— Et pourquoi j’aurais fait ça ?
Mme Prévost exprime clairement qu’elle ne craint pas l’adversité. Elle vient du peuple, n’a jamais roulé sur l’or, elle a élevé seule ses deux enfants, n’a de merci à dire à personne, etc., toutes ces maximes transpirent dans sa manière de se tenir bien droite sur sa chaise. Décidée à ne pas s’en laisser conter.
Lundi seize heures.
Son fils est convoqué à dix-sept heures.
Camille a coordonné les convocations pour qu’ils ne se croisent pas, ne se parlent pas.
La première fois, le jour de la reconnaissance à la morgue, elle a été invitée. Cette fois, elle est convoquée, c’est autre chose mais ça ne change rien, cette femme a construit sa vie comme une citadelle, elle se veut imprenable. Ce qu’elle protège est à l’intérieur. Et il y a rude à faire. Sa fille, elle n’est pas allée la reconnaître à la morgue, elle a fait comprendre à Camille que c’était trop pour elle. À la voir aujourd’hui, campée en face de lui, Camille doute un peu qu’elle puisse avoir de ces faiblesses. Reste que malgré ses airs pincés, le regard sans concession, le silence de résistance, toutes ces manières de femme intraitable, ces locaux de la police l’impressionnent, ce flic minuscule aussi, assis à côté d’elle les pieds à vingt centimètres du sol, qui la regarde fixement et qui demande :
— Que savez-vous exactement des relations entre Thomas et Alex ?
Mine surprise, qu’est-ce qu’il y a donc à savoir « exactement » sur les relations entre un frère et une sœur. Cela dit, elle cligne des yeux un peu vite. Camille laisse passer du temps mais c’est un jeu à somme nulle. Il sait et elle sait qu’il sait. C’est pénible. Et Camille n’a plus la patience.
— Votre fils, il a commencé à violer Alex à quel âge exactement ?
Elle pousse les hauts cris. Tu parles.
— Madame Prévost, dit Camille en souriant, ne me prenez pas pour un con. Je vais même vous conseiller de m’aider très activement parce que sinon, votre fils, je vais le foutre en taule pour le restant de ses jours.
La menace sur son fils fait de l’effet. À elle, on peut faire ce qu’on veut mais qu’on ne touche pas à son fils. Elle campe tout de même sur ses positions.
— Thomas aimait beaucoup sa sœur, il n’aurait jamais touché un seul de ses cheveux.
— Je ne parle pas de ses cheveux.
Imperméable à l’humour de Camille, Mme Prévost. Elle fait non de la tête, difficile de savoir si ça veut dire qu’elle ne sait pas ou qu’elle ne veut pas dire.
— Si vous avez été au courant et que vous avez laissé faire, vous êtes complice de viol aggravé.
— Thomas n’a jamais touché sa sœur !
— Qu’est-ce que vous en savez ?
— Je connais mon fils.
On va tourner en rond. Insoluble. Pas de plainte, pas de témoin, pas de crime, pas de victime, pas de bourreau.
Camille soupire et fait « oui » de la tête.
« Thomas vient dans ma chambre. Presque tous les soirs. Maman le sait. »
— Votre fille, vous la connaissiez bien aussi ?
— Autant qu’une mère peut connaître sa fille.
— Ça promet.
— Quoi ?
— Non, rien.
Camille sort un mince dossier.
— Le rapport d’autopsie. Puisque vous connaissez bien votre fille, vous savez ce qu’il y a dedans, je suppose.
Camille chausse ses lunettes. Signification : je suis épuisé mais j’y vais.
— C’est assez technique, je vais traduire.
Mme Prévost ne bouge pas d’un cil, depuis le début, raide. Rigide jusque dans les os, tous les muscles tendus, l’organisme tout entier est entré en résistance.
— Elle était dans un sale état votre fille, hein ?
Elle fixe la cloison d’en face. On la dirait en apnée.
— Le médecin légiste, poursuit-il en feuilletant le rapport, signale que l’appareil génital de votre fille a été brûlé à l’acide. Je dirais, sulfurique. Pour faire court, ce qu’on appelle aussi du vitriol… Les brûlures étaient très profondes. Elles ont entièrement détruit le clitoris — c’est d’abord une forme d’excision, semble-t-il —, l’acide a fondu les grandes et les petites lèvres et il a atteint le vagin, assez loin… On a dû verser de l’acide à l’intérieur en quantité suffisante pour tout foutre en l’air. Les muqueuses ont été en grande partie dissoutes, les chairs ont littéralement fondu, transformant l’appareil génital en une sorte de magma.
Camille lève les yeux vers elle, la fixe :
— C’est le mot qu’emploie le médecin légiste. « Magma de chairs ». Tout ça remonterait à loin, Alex devait être très jeune. Ça vous dit quelque chose ?
Mme Prévost regarde Camille, elle est très pâle, elle fait non de la tête, un automate.
— Votre fille ne vous en a jamais parlé ?
— Jamais !
Le mot a sonné, d’un coup, comme sous la bourrasque soudaine, le claquement du drapeau familial.
— Je vois. Votre fille n’a pas voulu vous embêter avec ses petites histoires. Ça a dû lui arriver un beau jour, quelqu’un lui a versé un demi-litre d’acide sulfurique dans le vagin, puis elle est rentrée à la maison comme si de rien n’était. Un modèle de discrétion.
— Je ne sais pas.
Rien n’a changé, ni le visage ni la pose, mais la voix est grave.
— Le légiste signale une chose très curieuse, reprend Camille. Toute cette zone génitale a été atteinte profondément, terminaisons nerveuses laminées, déformations irréversibles des voies naturelles, tissus abîmés, dissous, privant définitivement votre fille de tout rapport sexuel normal. Je ne parle même pas des autres espérances qu’elle aurait pu avoir. Oui, donc, une chose très curieuse…
Camille s’arrête, il lâche le rapport, retire ses lunettes et les pose devant lui, croise les mains et fixe la mère d’Alex.
— C’est que les voies urinaires ont été, en quelque sorte, « réaménagées ». Parce qu’il y avait là un risque mortel. Si elles avaient fondu, c’était la mort assurée en quelques heures. Notre expert évoque une technique rudimentaire, presque sauvage, une canule enfoncée assez loin par le méat pour préserver le canal urinaire.
Silence.
— Selon lui, le résultat tient littéralement du miracle. Et de la boucherie. Dans le rapport, il ne le dit pas comme ça, mais c’est l’esprit.
Mme Prévost avale sa salive mais la gorge est sèche, on pense qu’elle va s’étrangler, tousser mais non, rien.
— Alors lui, vous comprenez, c’est un médecin. Moi, je suis un policier. Lui, il constate. Moi, je tente d’expliquer. Et mon hypothèse, c’est qu’on a fait ça à Alex dans l’urgence. Pour éviter de passer par l’hôpital. Parce qu’il aurait fallu donner des explications, donner le nom de l’auteur de l’acte (je le mets au masculin, ne m’en veuillez pas), parce que l’étendue des lésions montrait que l’acte ne pouvait pas être accidentel, qu’il était intentionnel. Alex n’a pas voulu faire des histoires, la brave petite, pas son genre, vous la connaissiez, discrète comme elle était…
Mme Prévost avale enfin sa salive.
— Dites-moi, madame Prévost… Depuis combien de temps êtes-vous aide-soignante ?
Thomas Vasseur baisse la tête, concentré. Il a écouté les conclusions du rapport d’autopsie dans le plus parfait silence. Il regarde maintenant Louis qui lui en a fait lecture et commentaires. Et comme rien ne se passe :
— Votre réaction ? demande Louis.
Vasseur écarte les mains.
— C’est très triste.
— Vous étiez au courant.
— Alex, dit Vasseur en souriant, n’avait aucun secret pour son grand frère.
— Vous allez donc pouvoir nous éclairer sur ce qui lui est arrivé, n’est-ce pas ?
— Malheureusement, non. Alex m’en a parlé, c’est tout, vous comprenez, ce sont des choses intimes… Elle a été très évasive.
— Et vous ne pouvez donc rien nous en dire ?
— Hélas…
— Aucune information…
— Aucune.
— Aucune précision…
— Pas davantage.
— Aucune hypothèse…
Thomas Vasseur soupire.
— Disons, je suppose que… quelqu’un s’est peut-être un peu énervé. Une grosse colère.
— Quelqu’un… Vous ne savez pas qui ?
Vasseur sourit.
— Aucune idée.
— Donc « quelqu’un », en colère, dites-vous. À quel sujet ?
— Je l’ignore. C’est seulement ce que j’ai cru comprendre.
C’est un peu comme si, jusqu’à présent, il avait prudemment testé la température de l’eau et que, finalement, il la trouvait à son goût. Les flics ne sont pas agressifs, ils n’ont rien contre lui, aucune preuve, voilà ce que disent son visage, son allure.
De toute manière, la provocation, c’est dans son tempérament.
— Vous savez… Alex pouvait être très pénible parfois.
— Comment ça ?
— Eh bien, elle avait son petit caractère. Le genre qui la ramène facilement, vous voyez ?
Et comme personne ne rebondit, Vasseur n’est pas certain d’avoir été compris.
— Je veux dire, avec ce genre de fille, forcément, on finit toujours par se mettre plus ou moins en colère. C’était peut-être le manque de père mais, en fait, elle avait des côtés… assez rebelles. Au fond, je crois qu’elle n’aimait pas l’autorité. Alors de temps à autre, comme ça, ça lui prenait, elle vous disait « non » et, à partir de là, on ne pouvait plus rien tirer d’elle.
On a un peu le sentiment que Vasseur revit une scène plus qu’il ne l’évoque. Sa voix a monté d’un ton :
— Elle était de ce genre-là, Alex. D’un seul coup, sans qu’on comprenne pourquoi, elle était debout sur le frein. Je vous jure, elle pouvait être vraiment crispante.
— C’est ce qui est arrivé ? demande Louis d’une voix faible, presque inaudible.
— Je n’en sais rien, dit Vasseur avec application. Je n’étais pas là.
Il sourit aux policiers.
— Je dis seulement qu’Alex était bien le genre de fille à qui ce genre de truc finit par arriver. Elle fait sa tête de mule, elle s’entête… On finit par perdre patience, vous comprenez…
Armand, qui n’a pas prononcé un mot depuis une heure, est statufié.
Louis est blanc comme un cierge, il perd un peu son sang-froid. Chez lui, ça prend des formes extrêmement civilisées.
— Mais… nous ne parlons pas d’une vulgaire fessée, monsieur Vasseur ! Nous parlons… d’actes de torture, de barbarie, sur une enfant de moins de quinze ans, qui a été prostituée à des hommes adultes !
Il a dit cela en appuyant chaque mot, chaque syllabe. Camille sait à quel point il est bouleversé. Mais Vasseur, de nouveau, parfaitement maître de lui-même, lui a fait boire la tasse et il est bien décidé à lui appuyer sur la tête :
— Si votre hypothèse de prostitution était juste, je dirais que ce sont les risques du métier…
Louis, cette fois, est perdu. Il cherche Camille du regard. Camille, lui, sourit. Il est en quelque sorte passé de l’autre côté. Il hoche la tête comme s’il comprenait, comme s’il partageait la conclusion de Vasseur.
— Et votre mère était au courant ? demande-t-il.
— De quoi ? Oh non ! Alex n’a pas voulu l’embêter avec ces petites histoires de fille. Et puis, notre mère a eu son lot de soucis… Non, notre mère n’a jamais rien su.
— C’est dommage, reprend Camille, elle aurait pu être de bon conseil. En tant qu’aide-soignante, je veux dire. Elle aurait pu prendre des mesures immédiates, par exemple.
Vasseur se contente de hocher la tête, l’air faussement navré.
— Que voulez-vous, commente-t-il, fataliste. On ne va pas refaire l’histoire.
— Et lorsque vous avez appris ce qui était arrivé à Alex, vous n’avez pas voulu porter plainte ?
Vasseur regarde Camille avec surprise :
— Mais… contre qui ?
Camille entend : « Pour quoi ? »
Il est dix-neuf heures. La lumière est tombée de manière si insidieuse que personne ne s’est rendu compte qu’on discute depuis un moment dans une demi-pénombre qui donne à cet interrogatoire un caractère irréel.
Thomas Vasseur est fatigué. Il se lève lourdement, comme après une nuit passée à jouer aux cartes, met ses mains sur ses reins, se cambre et pousse un douloureux soupir de soulagement, lève des jambes ankylosées. Les flics restent assis. Armand baisse la tête sur son dossier pour se donner contenance. Louis balaye avec précaution son bureau du revers de la main. Camille, lui, s’est levé à son tour, il est allé jusqu’à la porte puis demi-tour et d’un air las :
— Votre demi-sœur, Alex, vous faisait chanter. On va repartir de ça, si vous voulez bien.
— Non, désolé, dit Vasseur en bâillant.
Son visage exprime le regret, il aimerait faire plaisir, on le voit bien, rendre service mais ça n’est pas possible. Il déroule ses manches de chemise.
— Il faut vraiment que je rentre maintenant.
— Vous n’avez qu’à téléphoner…
Le geste de la main, comme s’il refusait une dernière tournée.
— Vraiment…
— Il y a deux solutions, monsieur Vasseur. Vous vous asseyez et vous répondez à nos dernières questions, c’est l’affaire d’une heure ou deux…
Vasseur pose les mains à plat sur la table :
— Ou bien…?
Là, il regarde par en dessous, en contre-plongée, comme dans les films quand le héros s’apprête à dégainer, mais ici, ça tombe complètement à plat.
— Ou bien je vous place en garde à vue, ce qui m’autorise à vous garder au minimum vingt-quatre heures. On peut même pousser à quarante-huit heures, le juge adore les victimes, il ne verra pas d’inconvénient à ce qu’on vous garde un peu plus longtemps.
Vasseur écarquille les yeux.
— Mais… en garde à vue… pour quel motif ?
— N’importe quoi. Viol aggravé, torture, proxénétisme, meurtre, actes de barbarie, je m’en fous, ce que vous voulez. Si vous avez une préférence…
— Mais vous n’avez aucune preuve ! De rien !
Il explose, il a été patient, très patient, mais maintenant c’est terminé, les flics abusent de leur position.
— Vous me faites chier. Moi, maintenant, je me barre.
À partir de là, les choses s’accélèrent brutalement.
Thomas Vasseur s’est levé, comme un ressort, il a dit quelque chose que personne n’a compris, il a ramassé sa veste et avant même que quiconque puisse esquisser un geste, il était à la porte et l’avait ouverte, un pied dehors. Les deux agents en uniforme en poste dans le couloir se sont immédiatement interposés, Vasseur s’est arrêté, retourné.
Camille a dit :
— Il me semble que le mieux, en effet, c’est de vous placer en garde à vue. On va dire pour meurtre. Ça vous convient ?
— Vous n’avez rien contre moi. Vous avez simplement décidé de m’emmerder, hein, c’est ça ?
Il ferme les yeux, prend de nouveau sur lui, revient dans le bureau, d’un pas traînant. De guerre lasse.
— Vous avez le droit de passer un coup de téléphone à l’un de vos proches, dit Camille. Et de voir un médecin.
— Non, moi, c’est un avocat que je veux voir.
Le juge est informé par Le Guen du placement en garde à vue et c’est Armand qui se charge des formalités. C’est toujours un peu la course contre la montre, la garde à vue est limitée à vingt-quatre heures.
Vasseur ne s’oppose à rien, qu’on en finisse, il va falloir qu’il s’explique avec sa femme, il mettra tout ça sur le compte de ces connards, il va retirer ses lacets, sa ceinture, accepter le relevé d’empreintes, le prélèvement ADN, tout ce qu’on veut, ce qui lui importe, c’est que ça aille vite, il ne dit rien dans l’attente de la venue de l’avocat, il va répondre aux questions administratives mais pour le reste, il ne dira rien, il attend.
Et il appelle sa femme. Le boulot. Rien de grave mais je ne peux pas rentrer tout de suite. T’inquiète pas. Je suis retenu. Dans le contexte, le mot lui semble malheureux, il tâche de se rattraper mais il n’a rien préparé, pas habitué à se justifier. Du coup, faute d’arguments, il adopte une voix autoritaire, du genre qui dit clairement : maintenant ne m’emmerde pas avec tes questions. Il y a des blancs, à l’autre extrémité, de l’incompréhension. Je ne peux pas, je te dis ! Eh bien, tu n’as qu’à y aller toute seule ! Il a crié, ç’a été plus fort que lui. Camille se demande s’il la frappe, sa femme. Je suis là demain. Il ne dit pas quand. Allez, il faut que j’y aille. Oui, moi aussi. Oui, je te rappelle.
Il est vingt heures quinze, l’avocat arrive à vingt-trois heures. C’est un jeune homme au pas rapide et décidé, que personne n’a encore jamais vu mais qui connaît son affaire. Il dispose de trente minutes pour informer son client, lui expliquer la manière de se conduire, lui conseiller la prudence, la prudence avant tout, et lui souhaiter bonne chance, parce que en trente minutes, sans droit d’accès au dossier, c’est à peu près tout ce qu’on peut faire.
Camille a décidé de rentrer, de se doucher, se changer. Le taxi le dépose en bas de chez lui en quelques minutes. Il prend l’ascenseur, il faut vraiment qu’il soit fatigué pour renoncer à l’escalier.
Le paquet l’attend devant sa porte, enveloppé dans un papier kraft, fermé par une ficelle. Camille comprend tout de suite, il le saisit et rentre. Doudouche n’a droit qu’à une caresse distraite.
Ça lui fait drôle, c’est l’autoportrait de Maud Verhœven.
Dix-huit mille euros.
C’est Louis, évidemment, absent dimanche matin, arrivé à quatorze heures. Pour lui, un tableau à dix-huit mille euros, ça n’est pas grand-chose. Ça met tout de même Camille mal à l’aise. Dans une situation pareille, vous ne savez pas ce que vous devez à l’autre, ce qu’il attend implicitement, ce qu’il faut faire. Accepter, refuser, dire quelque chose et quoi. Le don suppose toujours un remboursement, quelle que soit sa forme. Qu’attend Louis avec cette offrande ? Tandis qu’il se déshabille et passe sous la douche, Camille reprend, sans le vouloir, sa réflexion sur le produit de la vente. Cette donation à des œuvres humanitaires est un geste terrible, un geste qui dit à sa mère : de toi, je ne veux plus rien.
Il est un peu âgé pour en être encore là mais on n’en finit jamais avec les parents, ça dure autant que vous, voyez Alex. Il se sèche, se raffermit dans sa résolution.
Ce sera calme, ce n’est pas un désaveu que de se séparer de cet argent.
Juste une manière de solder.
Est-ce que je vais vraiment le faire, tout donner ?
L’autoportrait, en revanche, il va le garder, il le regarde en finissant de s’habiller, il l’a posé sur le canapé, face à lui, il est content de l’avoir. C’est un très beau tableau. Il n’est pas fâché avec sa mère, voilà ce que prouve son désir de le conserver. Pour la première fois, lui à qui on a répété toute sa jeunesse qu’il tenait de son père, se trouve dans ce tableau une ressemblance avec Maud. Ça lui fait du bien. Il est en train de nettoyer sa vie. Il ne sait pas où ça mène.
Juste avant de repartir, Camille pense à Doudouche et lui ouvre une boîte.
Lorsque Camille revient à la Brigade, il croise l’avocat qui vient de terminer, c’est Armand qui a sonné la cloche de la fin de l’entretien. On retrouve Thomas Vasseur dans le bureau, Armand en a profité pour aérer, il fait même froid maintenant.
Louis arrive à son tour, Camille lui adresse un petit signe de connivence, Louis l’interroge du regard, Camille fait signe, on parlera ensemble plus tard.
Thomas Vasseur est assez raide, on a l’impression que sa barbe a poussé en accéléré, comme dans une publicité pour engrais, mais il garde une once de sourire quelque part sur son visage. Vous voulez m’user mais vous n’avez rien et vous n’aurez rien. La guerre d’usure, j’y suis prêt, vous me prenez vraiment pour un con. L’avocat lui a conseillé d’attendre et de voir venir, c’est la bonne technique, de peser ses réponses, de ne pas se précipiter. C’est une course contre la montre à l’envers, l’idée c’est de durer, un jour entier. Sans doute pas deux. L’avocat dit que, pour prolonger la garde à vue, il faudra qu’ils apportent du nouveau au juge et ils n’auront rien, rien. Camille lit tout ça dans sa manière d’ouvrir la bouche, de la refermer, de bomber la poitrine, de faire des exercices respiratoires.
On dit que les premières minutes d’une rencontre renferment en miniature ce que sera toute la relation, Camille se souvient qu’il a pris Vasseur en aversion à l’instant même où il l’a vu. Une grande partie de la manière dont il a décidé de conduire cette affaire tient à ça. Le juge Vidard le sait.
Camille et le juge ne sont pas si dissemblables, au fond. C’est déprimant de constater des choses comme ça.
Le Guen a confirmé que le juge Vidard approuvait la stratégie de Camille. On aura tout vu. En ce moment, Camille est bousculé par toutes sortes d’émotions. Le juge, à son tour, se joint au concert. En se plaçant ainsi résolument de son côté, il oblige Camille à rectifier ses représentations. Agaçant de recevoir des leçons comme ça.
Armand annonce le jour et l’heure, comme le récitant dans les tragédies grecques, le nom et le grade des personnes présentes.
C’est Camille qui commence :
— Et avant tout, vous arrêtez de me faire chier avec vos « hypothèses ».
Changement de style. Camille, à la manœuvre, rassemble ses pensées, regarde sa montre.
— Donc, Alex vous faisait chanter.
Il a dit ça d’une voix tendue, qu’on dirait préoccupée par autre chose.
— Expliquez-moi ça, répond Vasseur.
Un Thomas Vasseur appliqué, prêt à en découdre.
Camille se tourne vers Armand, pris au dépourvu, Armand qui se précipite, fouille son dossier, ça prend encore un temps fou, on a l’impression de voir voler les notes collées, les feuilles éparses, c’est vraiment à se demander si la république a placé sa confiance dans les hommes qu’il fallait. Mais il trouve. Armand trouve toujours.
— Emprunt à votre employeur, Distrifair, vingt mille euros, le 15 février 2005. Vous êtes trop endetté par votre pavillon pour avoir pu emprunter à votre banque, alors vous vous êtes tourné vers votre patron. Vous remboursez chaque mois, en fonction de vos résultats.
— Je ne vois pas le rapport avec le chantage, vraiment !
— On a retrouvé, reprend Camille, dans la chambre d’Alex, une somme de douze mille euros. Des liasses très propres, directement sorties de la banque avec les petites bandes plastifiées.
Vasseur fait une moue dubitative.
— Et alors ?
Camille désigne Armand, geste de M. Loyal : Armand dans ses œuvres :
— Votre banque nous a confirmé l’encaissement d’un chèque de vingt mille euros de votre employeur le 15 février 2005, et la sortie de la même somme en espèces, le 18.
Camille applaudit en silence, en fermant les yeux. Les rouvre :
— Alors, pour quelle raison aviez-vous besoin de vingt mille euros, monsieur Vasseur ?
Flottement. On a beau s’y attendre, le pire prend des formes sans cesse renouvelées. C’est la conclusion qui se lit dans le regard de Vasseur. Ils sont allés chez son employeur. La garde à vue a commencé depuis moins de cinq heures, il en reste dix-neuf à tenir. Vasseur a fait toute sa carrière dans la vente, pour la résistance aux chocs, pas de meilleure formation. Il encaisse.
— Dette de jeu.
— Vous avez joué contre votre sœur et vous avez perdu, c’est ça ?
— Non, pas avec Alex, avec… quelqu’un d’autre.
— Qui ?
Vasseur respire mal.
— On va gagner un peu de temps, dit Camille. Ces vingt mille euros étaient bien destinés à Alex. Il lui en restait un peu moins de douze mille qu’on a retrouvés dans sa chambre. Plusieurs bandes plastifiées portent vos empreintes.
Ils sont allés jusque-là. Jusqu’où, exactement, sont-ils remontés ? Que savent-ils ? Que veulent-ils ?
Camille lit ces questions dans les rides du front de Vasseur, dans ses pupilles, dans ses mains. Rien de professionnel là-dedans, jamais il ne le dira, à personne, mais Camille hait Vasseur. Il le hait. Il veut le tuer. Il va le tuer. Il a pensé ça quelques semaines plus tôt à propos du juge Vidard. Tu n’es pas ici par hasard, peut-il se dire, tu es un meurtrier en puissance.
— OK, choisit Vasseur, j’ai prêté de l’argent à ma sœur. C’est interdit ?
Camille se détend, comme s’il venait de mettre une croix à la craie sur le mur. Il sourit mais ce n’est pas un bon sourire.
— Vous savez bien que ça n’est pas interdit, alors pourquoi mentir ?
— Ça ne vous regarde pas.
La phrase à ne pas prononcer.
— Dans la situation où vous vous trouvez, qu’est-ce qui ne regarde pas la police, monsieur Vasseur ?
Le Guen appelle. Camille sort du bureau. Le divisionnaire veut savoir où on en est. Difficile à dire, Camille opte pour le plus rassurant :
— Pas mal, ça suit son chemin…
Le Guen ne rebondit pas.
— De ton côté…? demande Camille.
— Le délai, ça va être juste, mais on va y arriver.
— Alors, on se concentre.
— Votre sœur n’était…
— Demi-sœur ! corrige Vasseur.
— Demi-sœur, ça change quelque chose ?
— Oui, ça n’est pas pareil, vous devriez faire preuve d’un peu de rigueur.
Camille regarde Louis puis Armand, l’air de dire, vous avez vu ? Il se défend pas mal, hein ?
— Alors disons, Alex. En fait, nous ne sommes pas du tout certains qu’Alex avait l’intention de se suicider.
— C’est pourtant ce qu’elle a fait.
— Certes. Mais vous qui la connaissiez mieux que personne, vous allez peut-être nous expliquer. Si elle voulait mourir, pourquoi avait-elle préparé sa fuite à l’étranger ?
Vasseur lève les sourcils. Ne comprend pas très bien la question.
Camille, cette fois, se contente d’un petit geste vers Louis.
— Votre sœur… pardon, Alex a acheté, à son nom, la veille de sa mort, un billet pour Zurich, départ le lendemain, le 5 octobre à huit heures quarante. Elle a même profité de son passage à l’aéroport pour acheter un sac de voyage que l’on a retrouvé, parfaitement rangé, prêt pour le départ, dans sa chambre.
— Vous me l’apprenez… Elle a sans doute changé d’avis. Je vous l’ai dit, elle était vraiment instable.
— Elle a choisi un hôtel proche de l’aéroport, elle a même commandé un taxi pour le lendemain matin, alors qu’elle avait sa voiture sur place. Sans doute pas envie de s’encombrer, de chercher une place de parking, de manquer son vol. Elle voulait partir facilement. Elle s’est également débarrassée d’un tas de choses lui appartenant, elle ne voulait rien laisser derrière elle, y compris des bouteilles contenant de l’acide. Nos techniciens l’ont d’ailleurs analysé, c’est le même produit qu’utilisé lors de ses crimes, de l’acide sulfurique concentré aux environs de 80 %. Elle partait, elle quittait la France, elle s’enfuyait.
— Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? Je ne peux pas répondre pour elle. D’ailleurs, personne ne peut plus répondre pour elle !
Vasseur se tourne alors vers Armand, vers Louis, en quête d’assentiment, mais le cœur n’y est pas.
— Alors si vous ne pouvez pas répondre pour Alex, propose Camille, vous allez au moins pouvoir répondre pour vous.
— Si je peux…
— Bien sûr que vous pouvez. Que faisiez-vous le 4 octobre, le soir de la mort d’Alex, disons, entre vingt heures et minuit ?
Thomas hésite, Camille s’engouffre :
— Nous allons vous aider… Armand ?
Curieusement, peut-être pour souligner l’aspect dramatique de la situation, Armand se lève, comme à l’école quand la maîtresse vous appelait pour la récitation. Il lit ses notes avec application.
— Vous avez reçu un appel téléphonique à vingt heures trente-quatre, vous étiez à votre domicile. Votre femme nous a déclaré : « Thomas a reçu un message de son travail, une urgence. » Il paraît qu’un appel, aussi tard, dans le cadre de votre travail, ça n’arrive pratiquement jamais… « Il était très contrarié », nous a-t-elle précisé. Selon votre épouse, vous êtes sorti vers vingt-deux heures, vous n’êtes rentré qu’après minuit, elle ne peut pas être plus précise, elle dormait et n’a pas fait très attention à l’heure. Mais pas avant minuit, c’est certain, c’est l’heure à laquelle elle s’est couchée.
Thomas Vasseur a des tas d’éléments à intégrer. Sa femme interrogée. Il y a pensé tout à l’heure. Quoi d’autre ?
— Or, continue Armand, tout cela, nous savons que ce n’est pas vrai du tout.
— Pourquoi dis-tu ça, Armand ? demande Camille.
— Parce qu’à vingt heures trente-quatre, c’est un appel d’Alex que M. Vasseur a reçu. L’appel a été enregistré parce qu’elle a composé ce numéro depuis sa chambre d’hôtel. Nous vérifierons auprès de l’opérateur de M. Vasseur mais l’employeur, de son côté, est formel, aucune urgence ce soir-là. Il a même ajouté : « Dans notre boulot, on voit mal ce que ça serait une urgence de nuit. On n’est pas le SAMU. »
— Très fin comme réflexion, dit Camille.
Il se tourne vers Vasseur, mais n’a pas le temps de profiter de son avantage. Vasseur le coupe :
— Alex m’a laissé un message, elle voulait me voir, elle m’a donné rendez-vous. À vingt-trois heures trente.
— Ah, ça vous revient !
— À Aulnay-sous-Bois.
— Aulnay, Aulnay, attendez… mais, c’est tout prêt de Villepinte, tout prêt de l’endroit où elle est morte. Alors, il est vingt heures trente, votre petite sœur adorée vous appelle et vous faites quoi ?
— J’y vais.
— C’était habituel entre vous, ce genre de rendez-vous ?
— Pas vraiment.
— Que voulait-elle ?
— Elle m’a demandé de venir, elle m’a donné une adresse, une heure, c’est tout.
Thomas continue de peser toutes ses réponses mais, dans le feu de l’action, on sent qu’il veut se libérer, les phrases sortent vite, il doit sans cesse se maîtriser pour s’en tenir à la stratégie qu’il s’est fixée.
— Et que voulait-elle, selon vous ?
— Je n’en sais rien.
— Bah bah bah bah, vous n’en savez rien…!
— En tout cas, elle ne m’a rien dit.
— Récapitulons. L’an dernier, elle vous extorque vingt mille euros. À notre avis, pour obtenir ça, elle menace de foutre le bordel dans votre petite famille, de raconter que vous l’avez violée à dix ans, que vous l’avez prostituée…
— Vous n’avez aucune preuve !
Thomas Vasseur s’est levé, il a hurlé. Camille sourit. Vasseur perd son sang-froid, c’est du bénéfice net.
— Asseyez-vous, dit-il, très calmement. Je dis « à notre avis », c’est une hypothèse, je sais que vous adorez ça.
Il laisse passer quelques secondes.
— D’ailleurs, puisqu’on parle de preuve, Alex en a une de belle et bonne, de preuve, que sa jeunesse ne s’est pas très bien passée, il lui suffit d’aller voir votre femme. Entre filles, on peut se raconter ces choses-là, on peut même se les montrer. Si Alex avait exhibé quelques secondes son intimité à votre femme, on peut parier qu’il y aurait eu de l’émotion dans la famille Vasseur, non ? Alors, pour conclure, « à notre avis », comme elle avait programmé son départ pour le lendemain et qu’elle n’avait quasiment plus d’argent sur son compte et à peine douze mille euros en espèces… elle vous a appelé pour vous redemander de l’argent.
— Son message ne parlait absolument pas de ça. D’ailleurs, en pleine nuit, où j’aurais trouvé de l’argent, moi ?
— Nous pensons qu’Alex vous prévenait que vous alliez devoir en trouver prochainement, le temps pour elle de s’organiser à l’étranger. Et que vous alliez devoir vous aussi vous organiser parce qu’elle avait certainement de gros besoins… Une cavale coûte très cher. Mais nous reparlerons de cela, j’en suis certain. Pour le moment, vous partez de chez vous en pleine nuit… et que faites-vous ?
— Je vais à l’adresse qu’elle m’a laissée.
— Quelle adresse ?
— Boulevard Jouvenel. Au 137.
— Et qu’est-ce qu’il y a, boulevard Jouvenel, au 137 ?
— Rien, justement.
— Comment ça, rien ?
— Bah non, rien.
Louis n’a même pas eu besoin que Camille se tourne vers lui, il est déjà à son clavier, tape l’adresse sur un site de plans et d’itinéraires, attend quelque secondes et fait enfin signe à Camille qui s’approche.
— Bah non, vous avez raison, il n’y a rien… Le 135, des bureaux, le 139, un pressing, et au milieu, le 137, une boutique à vendre. Fermée. Vous pensez qu’elle voulait acheter une boutique ?
Louis manœuvre la souris pour examiner les environs, l’autre côté de la rue. À son visage, on voit qu’il va rentrer bredouille.
— Évidemment non, dit Vasseur. Mais je ne sais pas ce qu’elle voulait parce qu’elle n’est pas venue.
— Vous n’avez pas essayé de la joindre ?
— Sa ligne était résiliée.
— C’est vrai, nous l’avons vérifié. Alex avait fermé sa ligne trois jours plus tôt. En prévision de son départ, sans doute. Et vous êtes resté combien de temps devant la boutique à vendre ?
— Jusqu’à minuit.
— Vous êtes patient, c’est bien. Quand on aime, on a toutes les patiences, c’est bien connu. Quelqu’un vous a vu ?
— Je ne pense pas.
— C’est embêtant.
— C’est surtout embêtant pour vous parce que c’est vous qui avez quelque chose à prouver, pas moi.
— Ça n’est embêtant ni pour vous ni pour moi, c’est embêtant tout court, ça fait des zones d’ombre, ça crée du doute, ça fait un peu « histoire inventée ». Mais peu importe. Je suppose que l’incident est clos et que donc, vous êtes rentré chez vous.
Thomas ne répond pas. Un scanner montrerait certainement la vitesse à laquelle ses neurones tentent de trouver la bonne configuration.
— Alors ? insiste Camille. Vous êtes rentré chez vous ?
Le cerveau de Vasseur a beau mobiliser toutes ses ressources, il ne trouve pas de solution satisfaisante.
— Non, je suis allé à l’hôtel.
Il s’est jeté à l’eau.
— Tiens donc, dit Camille, estomaqué. Mais vous saviez dans quel hôtel elle se trouvait ?
— Non, Alex m’avait appelé, j’ai simplement recomposé le numéro.
— Astucieux ! Et donc…?
— Ça ne répondait pas. Je suis tombé sur un message enregistré.
— Oh, quel dommage ! Et donc, vous êtes rentré chez vous.
Les deux hémisphères cérébraux, cette fois, entrent quasiment en collision. Thomas en ferme les yeux. Quelque chose le prévient que cette dynamique n’est pas la bonne mais il ne voit pas comment faire.
— Non, dit-il enfin, je suis allé à l’hôtel. C’était fermé. Il n’y avait pas de réceptionniste.
— Louis ? demande Camille.
— La réception est ouverte jusqu’à vingt-deux heures trente. Après, il faut un code pour entrer. On le donne aux clients quand ils arrivent.
— Et donc, reprend Camille pour Vasseur, vous êtes rentré chez vous.
— Oui.
Camille se retourne vers ses adjoints.
— Eh bien, quelle aventure ! Armand… Tu me sembles avoir un doute.
Cette fois, Armand ne se lève pas :
— Le témoignage de M. Leboulanger et de Mme Farida.
— T’es sûr ?
Armand plonge précipitamment dans ses notes.
— Non, tu as raison. Farida, c’est son prénom. Mme Farida Sartaoui.
— Excusez mon collègue, monsieur Vasseur, il a toujours eu un problème avec les noms étrangers. Et donc, ces gens-là…?
— Des clients de l’hôtel, poursuit Armand. Qui sont rentrés vers minuit et quart.
— Bon, ça va, ça va ! explose Vasseur. C’est bon !
Le Guen décroche à la première sonnerie.
— On plie pour cette nuit.
— Tu as quoi ? demande Le Guen.
— Tu es où ? demande Camille.
Le Guen hésite. Ça veut dire : chez une femme. Ça veut dire Le Guen amoureux — sans quoi il ne couche pas, ce n’est pas son genre —, ça veut dire…
— Jean, je t’ai prévenu la dernière fois, je ne veux plus être ton témoin, tu le sais ! En aucun cas.
— Je sais, Camille, pas d’inquiétude. Je me tiens à la rampe.
— Je te fais confiance ?
— Absolument.
— Là, tu me fais vraiment peur.
— Toi, de ton côté ?
Camille consulte l’heure.
— On a prêté de l’argent à la sœur, on a été appelé par la sœur, on est entré dans l’hôtel de la sœur.
— Bien. Ça va tenir ?
— Ça va aller. Maintenant, c’est une question de patience. J’espère que le juge…
— Sur ce coup-là, il est parfait.
— Bien. Alors, pour le moment, le mieux, c’est de dormir.
Et c’est la nuit.
Il est trois heures du matin. Ç’a été plus fort que lui et pour une fois, il a réussi. Cinq coups, pas un de plus. Les voisins aiment bien Camille, mais tout de même, sortir un marteau et taper dans les murs à trois heures du matin… Le premier coup surprend, le deuxième réveille, le troisième interroge, le quatrième scandalise, le cinquième décide à taper du poing sur le mur… mais pas de sixième, tout se tait, Camille peut accrocher l’autoportrait de Maud au mur de son salon, le clou tient bon. Camille aussi.
Il a voulu attraper Louis à la sortie de la Brigade mais Louis était déjà parti, s’est défilé. Il le verra demain. Que lui dira-t-il ? Camille fait confiance à son intuition, à la situation, il va garder le tableau, il va remercier Louis, beau geste, et le rembourser. Ou peut-être pas. Cette histoire de deux cent quatre-vingt mille euros lui tourne dans la tête.
Depuis qu’il vit seul, il dort toujours les rideaux ouverts, il aime bien que le jour le réveille. Doudouche est venue contre lui. Pas moyen de trouver le sommeil. Il passe le reste de la nuit dans le canapé, face au tableau.
L’interrogatoire de Vasseur est une épreuve, bien sûr, mais ce n’est pas la seule chose.
Ce qui est né en lui, l’autre nuit, dans l’atelier de Montfort, ce qui l’a assailli dans la chambre d’hôtel face au cadavre d’Alex Prévost est maintenant devant lui.
Cette affaire lui a permis d’exorciser la mort d’Irène, de solder ses comptes avec sa mère.
L’image d’Alex, petite fille au visage ingrat, l’envahit à pleurer.
Son écriture maladroite dans son journal, ces objets dérisoires, cette histoire, tout cela lui brise le cœur.
Il a le sentiment qu’au fond, il est comme les autres.
Pour lui aussi, Alex a été un instrument.
Il s’est servi d’elle.
Au cours des dix-sept heures suivantes, Vasseur est extrait trois fois de cellule, reconduit dans le bureau de la Brigade. Armand le reçoit deux fois, puis Louis. On vérifie des détails. Armand lui soumet les dates exactes de ses séjours à Toulouse.
— Vingt ans plus tard, quelle importance ? explose Vasseur.
Armand répond du regard, vous savez, moi, je fais ce qu’on me dit de faire.
Vasseur signe tout ce qu’on veut, reconnaît tout ce qu’on veut.
— Vous n’avez rien contre moi, rien du tout.
— Dans ce cas, répond Louis lorsque c’est lui qui mène l’interrogatoire, vous n’avez rien à craindre, monsieur Vasseur.
Le temps s’étire, les heures passent, Vasseur sent que c’est de bon augure. On l’a extrait une dernière fois pour lui soumettre les dates auxquelles il a rencontré Stefan Maciak, dans le cadre de ses tournées.
— Rien à foutre, a décrété Vasseur en signant.
Il regarde l’horloge murale. Personne n’a rien à lui reprocher.
Il ne s’est pas rasé. La toilette, du vite fait.
On vient de le faire monter, une nouvelle fois. C’est au tour de Camille de parler. Tout de suite, dès l’entrée, regard à l’horloge murale. Il est vingt heures. La journée a été longue.
Vasseur est victorieux et s’apprête au triomphe.
— Alors, capitaine ? demande-t-il tout sourires. On va devoir se quitter bientôt, c’est sans regret ?
— Pourquoi bientôt ?
Il ne faudrait pas prendre Vasseur pour un être primaire, il a une sensibilité de pervers, aiguisée, il a des antennes. Et il sent le vent, tout de suite. La preuve, il ne dit rien, il blêmit, croise les jambes nerveusement. Il attend. Camille le regarde un long moment sans un mot. Ça ressemble à ces épreuves où le perdant est celui qui ne tient plus. Le téléphone sonne. Armand se lève, s’avance, décroche, dit allô, écoute, dit merci, raccroche, Camille, qui n’a toujours pas quitté Vasseur du regard, dit simplement :
— Le juge vient d’accepter notre demande de prolonger la garde à vue de vingt-quatre heures, monsieur Vasseur.
— Je veux le voir, le juge !
— Hélas, monsieur Vasseur, trois fois hélas ! Le juge Vidard est désolé de ne pouvoir vous recevoir mais sa charge de travail ne le permet pas. Nous allons devoir cohabiter encore un peu, c’est sans regret ?
Vasseur tourne la tête dans tous les sens, il se veut démonstratif. Il étouffe un rire, c’est pour eux qu’il est navré.
— Et après, vous ferez quoi ? demande-t-il. Je ne sais pas ce que vous avez dit au juge pour obtenir cette prolongation, quel mensonge vous avez employé, mais que ce soit maintenant ou dans vingt-quatre heures, vous allez devoir me relâcher. Vous êtes…
Il cherche le mot.
— Pathétiques.
On le reconduit. On ne l’interroge quasiment plus. On pourrait tenter de l’user, Camille pense que c’est mieux de cette manière. Service minimum. Ce sera le plus efficace. Ne rien faire, ou presque, c’est pourtant bien difficile. Chacun se concentre sur ce qu’il peut. On imagine l’issue, on imagine Vasseur enfilant sa veste, resserrant sa cravate, on pense au sourire qu’il adressera à l’équipe, aux mots qu’il trouvera et dont il doit déjà rêver.
Armand a déniché deux nouveaux stagiaires, l’un au deuxième, l’autre au quatrième. Il va faire le plein de cigarettes, de stylos, ça lui prend pas mal de temps. Ça l’occupe.
En milieu de matinée a commencé un étrange chassé-croisé. Camille essaye de prendre Louis à part, pour cette histoire de tableau, mais les choses ne se passent pas comme prévu. Louis est appelé plusieurs fois à l’extérieur, Camille sent la gêne monter entre eux. Tandis qu’il tape ses rapports, l’œil la moitié du temps rivé à la pendule, il comprend que l’initiative de Louis complique bigrement leur relation. Camille va dire merci, mais quoi ? Il va le rembourser, et après ? Dans le geste de Louis, il discerne un peu de paternalisme. Plus le temps passe, plus il a l’impression que Louis lui donne une leçon, avec cette histoire de tableau.
Vers quinze heures, ils se trouvent enfin seuls dans le bureau. Camille ne réfléchit pas, il dit merci, c’est le premier mot qui vient.
— Merci, Louis.
Il faut ajouter quelque chose, on ne peut pas se contenter de ça.
— Ça…
Mais il s’arrête. À l’attitude interrogative de Louis, il comprend l’ampleur de son erreur. Cette histoire de tableau, Louis n’y est pour rien.
— Merci, pour quoi ?
Camille improvise :
— Pour tout, Louis. Pour ton aide… dans tout ça.
Louis fait « oui », étonné, ça n’est pas dans leurs habitudes de se dire des choses comme ça.
Camille espérait dire quelque chose de juste, il vient de le faire, surpris lui-même de cet aveu auquel il ne s’attendait pas.
— C’est un peu mon retour, cette affaire. Et je ne suis pas un type très facile à vivre, alors…
La présence de Louis, ce garçon mystérieux qu’il connaît si bien et dont il ne sait rien, l’émeut soudain, plus peut-être que la réapparition du tableau.
On a remonté Vasseur une nouvelle fois, pour contrôler des détails.
Camille monte chez Le Guen, il frappe brièvement, il entre. Le divisionnaire s’attend à une mauvaise nouvelle, ça se lit sur son visage, Camille lève tout de suite les mains bien haut pour le rassurer. On parle de l’affaire. Chacun a fait le nécessaire. On attend. Camille évoque la vente des œuvres de sa mère.
— Combien ? demande Le Guen éberlué.
Camille répète le chiffre, qu’il trouve de plus en plus abstrait. Le Guen fait une moue admirative.
Camille ne parle pas de l’autoportrait. Il a eu le temps de réfléchir, il sait. Il va appeler l’ami de sa mère qui a organisé la vente. Il a dû tirer son petit profit dans cette affaire, il a remercié Camille avec le tableau. C’est terre à terre. Camille est soulagé.
Il appelle, laisse un message et retourne dans son bureau.
Les heures passent.
Camille a décidé. Ce sera à dix-neuf heures.
Le moment est maintenant venu. Il est dix-neuf heures.
Vasseur entre dans le bureau. S’assoit, le regard délibérément braqué sur l’horloge murale.
Il est très fatigué, il n’a quasiment pas dormi au cours de ces quarante-huit heures et maintenant ça se voit cruellement.
— Voyez-vous, a dit Camille, nous avons des incertitudes concernant la mort de votre sœur. Demi-sœur, pardon.
Vasseur ne réagit pas. Il cherche ce que ça veut dire. Ça patine un peu, forcément, la fatigue. Il fait le tour de la question et de toutes celles qui se posent logiquement à la suite de la première. Il se tranquillise. Dans la mort d’Alex, il n’a rien à se reprocher. Toute sa physionomie répond à sa place. Il respire, se détend, croise les bras, pas un mot, juste un regard à l’horloge et puis finalement, si, il passe du coq à l’âne et demande :
— La garde à vue se termine bien à vingt heures, non ?
— Je vois que la mort d’Alex ne vous trouble pas.
Vasseur lève les yeux au plafond, comme s’il cherchait l’inspiration, ou qu’à table, on lui avait demandé de choisir entre deux desserts. Vraiment embêté, il plisse les lèvres.
— Elle me peine, si, dit-il enfin. Beaucoup même. Vous savez ce que c’est, la famille, ce sont des liens très forts. Mais que voulez-vous… C’est le problème des dépressifs.
— Ce n’est pas de sa mort, dont je vous parle, c’est de la manière dont elle est morte.
Il comprend, il approuve.
— Les barbituriques, oui, c’est terrible. Elle disait qu’elle avait des problèmes de sommeil, que sans eux, elle ne pouvait pas fermer l’œil.
Il entend l’expression au moment où il la prononce, même épuisé, on sent qu’il résiste pour ne pas dire une gaudriole sur cette histoire d’« yeux fermés ». Il opte finalement pour un ton exagérément soucieux :
— Ces histoires de médicaments, ça devrait être mieux encadré, vous ne trouvez pas ? Remarquez, elle était infirmière, elle pouvait se procurer tout ce qu’elle voulait.
Vasseur devient pensif, d’un coup.
— Je ne sais pas quel genre de mort, ça provoque, les barbituriques, ça doit être assez… convulsif, non ?
— Si le sujet n’est pas ventilé à temps, dit Camille, il entre dans un coma profond, perd les réflexes de protection des voies aériennes. Il vomit dans ses poumons, il étouffe et il meurt.
Vasseur fait une moue de dégoût. Pouah. Selon lui, ça manque de dignité.
Camille fait signe qu’il comprend. À le voir, si ce n’était ses doigts qui tremblent légèrement, on croirait même qu’il partage l’opinion de Thomas Vasseur. Il renverse la tête sur son dossier, prend sa respiration.
— Nous allons revenir sur votre entrée dans l’hôtel, si vous le voulez bien. Nous sommes la nuit de sa mort, il est minuit passé, c’est bien ça ?
— Vous avez des témoins, vous n’avez qu’à leur demander.
— C’est ce que nous avons fait.
— Et alors ?
— Minuit vingt.
— Allons-y pour minuit vingt, je ne suis pas contrariant.
Vasseur se cale dans le fond de son fauteuil. Ses regards répétitifs à l’horloge sont des messages clairs.
— Donc, reprend Camille, vous entrez derrière eux, ça leur a semblé naturel. Le hasard… Un autre client qui rentre à la même heure. Les témoins disent que vous attendez l’ascenseur. Après, ils ne savent pas. Leur chambre est au rez-de-chaussée, ils vous perdent de vue. Donc, vous prenez l’ascenseur.
— Non.
— Ah bon ? Pourtant…
— Bah non, où vouliez-vous que j’aille ?
— C’est bien la question que nous nous posons, monsieur Vasseur. Où allez-vous à ce moment-là ?
Vasseur fronce les sourcils.
— Écoutez, Alex m’appelle, me demande de venir, elle ne me dit pas pourquoi et, en plus, elle ne vient pas ! Je vais à son hôtel mais sans réceptionniste, que voulez-vous que je fasse ? Que je frappe à toutes les portes des deux cents chambres en disant, excusez-moi, je cherche ma sœur ?
— Votre demi-sœur !
Vasseur serre les maxillaires, respire, fait comme s’il n’avait pas entendu.
— Bon, j’attends dans ma voiture depuis une plombe, l’hôtel d’où elle m’appelle est à deux cents mètres, n’importe qui aurait fait comme moi. J’y suis allé parce que j’ai cru que je pourrais trouver une liste à la réception, son nom quelque part, un tableau d’affichage, j’en sais rien, moi ! Mais quand je suis arrivé, rien à la réception. Tout était bouclé. J’ai bien vu que je ne pouvais rien faire, alors je suis rentré chez moi. Voilà.
— Vous n’avez pas réfléchi, en somme.
— Voilà, je n’ai pas réfléchi. Pas suffisamment.
Camille est embarrassé, il hoche la tête de droite à gauche.
— Bah, ça change quoi ? demande Vasseur, outré.
Il se tourne vers Louis et vers Armand, les prend à témoin.
— Hein, ça change quoi ?
Les flics ne bougent pas, le fixent calmement.
Son regard monte alors vers la pendule. L’heure tourne. Il se calme. Il sourit.
— On est d’accord, dit-il, sûr de lui. Ça ne change rien. Sauf que…
— Oui ?
— Sauf que si je l’avais trouvée, tout ça ne serait pas arrivé.
— C’est-à-dire ?
Il croise le bout des doigts, comme un homme soucieux de faire le bien.
— Je pense que je l’aurais sauvée.
— Mais hélas, c’est arrivé. Et elle est morte.
Vasseur écarte les mains, fatalité. Sourire.
Camille se concentre :
— Monsieur Vasseur, annonce-t-il lentement, pour tout vous dire, nos experts ont des doutes sur le suicide d’Alex.
— Des doutes…?
— Oui.
Camille laisse l’information se frayer un chemin.
— Nous pensons plutôt que votre sœur a été tuée et que ce meurtre a été déguisé en suicide. Assez maladroitement d’ailleurs, si vous voulez mon avis.
— C’est quoi, cette connerie ?
Toute sa personne exprime la surprise.
— Tout d’abord, dit Camille, Alex n’a pas vraiment l’attitude de quelqu’un qui va se suicider.
— L’attitude…, répète Vasseur, les sourcils froncés.
On dirait qu’il ne connaît pas le mot.
— Son billet pour Zurich, la préparation de ses bagages, la commande d’un taxi, tout ça ne serait rien encore, mais nous avons d’autres raisons de douter. Par exemple, sa tête a été frappée contre le lavabo de la salle de bains. À plusieurs reprises. À l’autopsie, son crâne montre des lésions qui attestent de la brutalité des coups. Selon nous, il y avait quelqu’un d’autre avec elle. Qui l’a frappée… très violemment.
— Mais… qui ça ?
— Eh bien, monsieur Vasseur, pour être franc, nous pensons que c’est vous.
— Quoi ?
Vasseur est debout. Il a hurlé.
— Je vous conseille de vous rasseoir.
Il lui faut pas mal de temps mais Vasseur se rassoit. Sur l’extrémité de sa chaise. Prêt à redémarrer.
— Il s’agit de votre sœur, monsieur Vasseur, et je comprends à quel point tout cela est douloureux pour vous. Mais si je ne craignais pas de froisser votre sensibilité en me montrant un peu technique, je dirais que les gens qui se suicident font un choix de méthode. Ils se jettent par la fenêtre ou ils s’ouvrent les veines. Parfois ils se mutilent, parfois ils avalent des médicaments. Mais ils font rarement les deux.
— Qu’est-ce que j’ai à voir là-dedans, moi ?
Il n’est plus question d’Alex, ça s’entend dans l’urgence de sa voix. Son attitude balance de l’incrédulité à l’indignation.
— Comment ça ? demande Camille.
— Bah oui, en quoi ça me concerne ?
Camille regarde Louis, Armand, l’air impuissant de celui qui désespère d’être compris puis il se tourne de nouveau vers Vasseur.
— Mais, ça vous concerne, à cause des empreintes.
— Les empreintes, quelles empreintes ! Hein, qu…
Il est coupé par la sonnerie du téléphone mais ça ne l’arrête pas. Pendant que Camille décroche et répond, il se tourne vers Armand et Louis :
— Hein ? Quelles empreintes ?
En réponse, Louis fait la moue de quelqu’un qui ne comprend pas non plus, qui s’interroge. Armand, lui, est ailleurs. Il désosse trois mégots sur une feuille de papier blanc pour recomposer une cigarette, absorbé, il ne le regarde même pas.
Vasseur se retourne alors vers Camille qui, toujours au téléphone, le regard perdu vers la fenêtre, écoute son interlocuteur, concentré. Vasseur boit le silence de Camille, cet instant semble interminable. Camille finit par raccrocher, lève le regard vers Vasseur, on en était où déjà ?
— Quelles empreintes ? demande encore Vasseur.
— Ah oui… Les empreintes d’Alex, d’abord, dit Camille.
Vasseur a sursauté.
— Bah, quoi, les empreintes d’Alex ?
C’est vrai que les messages de Camille ne sont pas toujours faciles à comprendre.
— Dans sa chambre, dit Vasseur, ses empreintes, c’est quand même normal, non ?
Il rit, trop fort. Camille tape dans ses mains, tout à fait d’accord avec cette remarque.
— Justement, dit-il en cessant d’applaudir. Elles sont quasiment absentes !
Vasseur sent qu’un problème se pose à lui mais il ne voit pas clairement lequel.
Camille adopte un ton charitable, il vient à son secours :
— On trouve très peu d’empreintes d’Alex dans sa chambre, comprenez-vous ? À notre avis, quelqu’un a voulu effacer ses propres traces et, du coup, il a aussi effacé pas mal de celles d’Alex. Pas toutes, mais enfin… Certaines sont très significatives. Celles de la poignée de la porte, par exemple. La poignée qu’aurait utilisée la personne qui aurait rejoint Alex…
Vasseur enregistre, il ne sait plus où donner de la tête.
— Enfin, monsieur Vasseur, quelqu’un qui se suicide n’efface pas ses propres empreintes, ça n’a pas de sens !
Les images et les mots se bousculent, Vasseur avale sa salive.
— C’est pourquoi, confirme Camille, nous pensons qu’il y avait quelqu’un d’autre dans la chambre d’Alex au moment de sa mort.
Camille laisse le temps à Vasseur de digérer l’information, mais à voir son visage, il va en falloir.
Camille se fait pédagogue.
— Question empreintes, la bouteille de whisky nous pose aussi beaucoup de questions. Alex en a absorbé près d’un demi-litre. L’alcool potentialise puissamment les barbituriques, c’est la mort presque assurée. Eh bien, la bouteille a été soigneusement essuyée (on a prélevé dessus des fibres d’un tee-shirt retrouvé sur le fauteuil). Plus curieux encore, les empreintes d’Alex qui y figurent sont littéralement écrasées, comme si quelqu’un avait saisi sa main et l’avait appliquée de force sur la bouteille. Sans doute post mortem. Pour nous faire croire qu’elle l’avait tenue elle-même, toute seule. Qu’en dites-vous ?
— Mais… je n’en dis rien, qu’est-ce que vous voulez que j’en sache, moi !
— Ah si ! crie Camille d’un ton offensé. Vous devriez le savoir, monsieur Vasseur, puisque vous étiez présent !
— Pas du tout ! Je n’étais pas dans sa chambre ! Je vous l’ai expliqué, je suis rentré chez moi !
Camille ménage un très court instant de silence. Autant que le permet sa taille, il se penche vers Vasseur.
— Si vous n’étiez pas là, demande-t-il d’une voix calme, comment expliquez-vous qu’on retrouve vos empreintes dans la chambre d’Alex, monsieur Vasseur ?
Vasseur reste interdit. Camille se recule sur sa chaise.
— C’est parce qu’on trouve vos empreintes dans sa chambre au moment de sa mort, que nous pensons que vous avez tué Alex.
Chez Vasseur, un son s’arrête quelque part entre le ventre et la gorge, comme une virgule flottante.
— Ça n’est pas possible ! Je ne suis pas entré dans cette chambre. Mes empreintes, où ça, d’abord ?
— Sur le tube de barbituriques qui a servi à tuer votre sœur. Vous aurez sans doute oublié de les effacer. L’émotion peut-être.
Sa tête fait des va-et-vient, comme celle d’un coq, les mots se bousculent. Soudain, il hurle :
— Je sais ! J’ai vu ce tube ! Des cachets roses ! Je l’ai touché ! Avec Alex !
Le message est assez brouillon. Camille fronce les sourcils. Vasseur avale sa salive, il tente d’exposer les choses calmement mais la pression, la peur l’en empêchent. Il ferme les yeux, serre les poings, prend une longue inspiration, se concentre du mieux qu’il peut.
Camille l’encourage en approuvant de la tête, comme s’il voulait l’aider à s’exprimer.
— Quand j’ai vu Alex…
— Oui.
— … la dernière fois…
— C’était quand ?
— Je ne sais plus, trois semaines, un mois peut-être.
— Bien.
— Elle a sorti ce tube !
— Ah ! C’était où ?
— Dans un café, près de mon travail. Le Moderne.
— Très bien, expliquez-nous ça, monsieur Vasseur.
Il souffle. Une fenêtre vient de s’ouvrir, enfin ! Ça va aller mieux maintenant. Il va s’expliquer, c’est assez simple, ils vont devoir admettre. C’est tout bête, cette histoire de médicament. On ne peut pas bâtir une accusation sur ça. Il tente de prendre son temps mais sa gorge se serre. Il détache chaque mot :
— Il y a un mois, à peu près. Alex a demandé à me voir.
— Elle voulait de l’argent ?
— Non.
— Elle voulait quoi ?
Vasseur ne sait pas. En fait, elle ne lui a pas vraiment dit pourquoi, leur entretien a tourné court. Alex a pris un café, lui un demi. Et c’est à ce moment-là qu’elle a sorti son tube de médicament. Vasseur lui a demandé ce que c’était, oui, il reconnaît qu’il était un peu agacé.
— La voir prendre des saloperies comme ça…
— La santé de votre petite sœur, forcément, ça vous souciait…
Vasseur fait mine de ne pas entendre l’allusion, il s’applique, il veut en sortir.
— J’ai pris le tube de médicament, je l’ai pris dans ma main ! C’est pour ça qu’il y a mes empreintes dessus !
L’étonnant, c’est que les flics n’ont pas l’air convaincu. Ils attendent, suspendus à ses lèvres, comme s’il devait y avoir une suite, comme s’il n’avait pas tout dit.
— De quel médicament s’agissait-il, monsieur Vasseur ?
— Je n’ai pas regardé le nom ! J’ai ouvert le tube, j’ai vu des comprimés roses, je lui ai demandé ce que c’était, c’est tout.
Brusque relâchement chez les trois flics. D’un coup, l’affaire s’éclaire enfin d’un jour nouveau.
— D’accord, dit Camille, je comprends mieux. Ce n’est pas le même tube. Ce sont des cachets de couleur bleue qu’Alex a avalés. Rien à voir.
— Ça change quoi ?
— Que ça n’est sans doute pas le même tube.
Vasseur est de nouveau très excité. Il fait non non non, l’index en l’air, les mots se précipitent :
— Ça ne tiendra pas, votre truc, ça ne tiendra pas !
Camille se lève.
— Faisons le point, voulez-vous.
Il compte sur ses doigts.
— Vous disposez d’un mobile puissant. Alex vous faisait chanter, elle vous avait déjà extorqué vingt mille euros et s’apprêtait sans doute à vous en demander davantage pour lui permettre de tenir le coup à l’étranger. Vous disposez d’un très mauvais alibi, vous mentez à votre femme sur la nature de l’appel que vous recevez. Vous prétendez avoir attendu à un endroit où personne ne vous a vu. Puis vous reconnaissez que vous êtes allé rejoindre Alex à son hôtel, et d’ailleurs, nous avons deux témoins qui le confirment.
Camille laisse Vasseur saisir l’ampleur du problème qui se dessine.
— Ça ne fait pas des preuves !
— Ça fait déjà, un mobile, une absence d’alibi, votre présence sur place. Si on ajoute Alex frappée violemment à la tête, des empreintes effacées, et les vôtres bien présentes… Ça commence tout de même à faire beaucoup…
— Non, non, non, ça ne suffira pas !
Mais il a beau remuer l’index avec force, on sent de l’interrogation au fond de cette certitude affichée. C’est sans doute pour cela que Camille complète :
— Nous avons également trouvé votre ADN sur place, monsieur Vasseur.
L’effet de sidération est total.
— Un cheveu récupéré sur le sol, près du lit d’Alex. Vous avez tenté d’effacer vos traces mais vous n’avez pas fait le ménage assez efficacement.
Camille se lève et se plante devant lui :
— Et maintenant, monsieur Vasseur, avec votre ADN, pensez-vous que ce sera suffisant ?
Jusqu’ici, Thomas Vasseur s’est montré très réactif. Ainsi formulée, l’accusation portée par le commandant Verhœven devrait le faire sauter en l’air. Or, pas du tout. Les flics le regardent, incertains de la conduite à adopter parce que Vasseur est maintenant plongé dans une réflexion très intense, il s’est absenté de l’interrogatoire, il n’est plus là. Il a posé ses coudes sur ses genoux, les mains grandes ouvertes se rejoignent dans un mouvement spasmodique, comme s’il applaudissait du bout des doigts. Son regard balaye le sol, très rapidement. Il tape du pied nerveusement. On deviendrait presque inquiet pour sa santé mentale mais il se relève brutalement, fixe Camille, il a arrêté tout mouvement.
— Elle l’a fait exprès…
On dirait vraiment qu’il se parle à lui-même. Mais c’est bien aux flics qu’il s’adresse :
— Elle a tout organisé pour me mettre ça sur le dos… Hein, c’est ça ?
Il est redescendu sur terre. Sa voix vibre d’excitation. Normalement, les flics devraient se montrer surpris par cette hypothèse, mais pas du tout. Louis reclasse minutieusement son dossier, Armand se cure consciencieusement les ongles avec un demi-trombone. Seul Camille est encore présent dans la conversation mais, pas décidé à intervenir, il a croisé ses mains à plat sur son bureau et il attend.
— J’ai giflé Alex…, dit Vasseur.
C’est une voix sans timbre, il regarde Camille mais c’est comme s’il se parlait à lui-même.
— Au café. Quand j’ai vu ses médicaments, ça m’a mis en colère. Elle a voulu me calmer, elle a passé sa main dans mes cheveux mais sa bague s’y est prise… Quand elle l’a retirée, elle m’a fait mal. Il y avait des cheveux accrochés. Ça a été un réflexe, je l’ai giflée. Mes cheveux…
Vasseur sort de sa torpeur.
— Depuis le début, elle a tout organisé, c’est ça ?
Il cherche du secours dans les regards. Il n’en trouve aucun. Armand, Louis, Camille, tous trois le fixent simplement.
— Vous savez que c’est un coup monté, hein ? C’est une manipulation pure et simple, vous le savez ! Cette histoire de billet pour Zurich, l’achat de la valise, le taxi qu’elle commande… c’est pour vous faire croire qu’elle voulait s’enfuir. Qu’elle n’avait pas l’intention de se suicider ! Elle me donne rendez-vous là où personne ne me verra, elle se frappe la tête contre le lavabo, elle essuie ses empreintes, elle laisse le tube de médicament avec les miennes, elle dépose un de mes cheveux par terre…
— Ce sera difficile à prouver, je le crains. Pour nous, vous étiez sur place, vous deviez vous débarrasser d’Alex, vous l’avez frappée, vous l’avez forcée à ingurgiter de l’alcool puis des barbituriques, vos empreintes et votre ADN confirment notre thèse.
Camille se lève.
— J’ai une bonne nouvelle et une mauvaise. La bonne, c’est que la garde à vue est levée. La mauvaise, c’est que vous êtes en état d’arrestation pour meurtre.
Camille sourit. Vasseur, effondré sur sa chaise, relève tout de même la tête.
— C’est pas moi ! Vous savez que c’est elle, hein ? Vous le savez !
Cette fois, c’est Camille qu’il apostrophe, personnellement :
— Vous savez parfaitement que ça n’est pas moi !
Camille continue de sourire.
— Vous avez montré que vous n’êtes pas ennemi de l’humour noir, monsieur Vasseur, je vais donc me permettre une pointe d’esprit. Je dirais que cette fois, c’est Alex qui vous a baisé.
À l’autre bout du bureau, Armand, qui vient de placer sa cigarette artisanale sur son oreille, s’est enfin levé, il est allé vers la porte, deux agents en uniforme entrent. Camille conclut simplement, sincèrement embêté :
— Désolé de vous avoir retenu ainsi aussi longtemps en garde à vue, monsieur Vasseur. Deux jours, je sais c’est très long. Mais les tests et les comparatifs ADN… Le Labo est un peu débordé. Deux jours, en ce moment, c’est quasiment le minimum.
C’est la cigarette d’Armand, allez savoir pourquoi, qui a servi de déclic, c’est inexplicable. Peut-être à cause de la pauvreté qu’évoque une cigarette fabriquée à partir de mégots. Camille marque le pas, tellement cette découverte le bouleverse. À aucun moment il ne doute, ça non plus ne s’explique pas, il est certain, voilà tout.
Louis marche dans le couloir, derrière lui, Armand, les épaules éternellement voûtées, le pas traînant, avec ses chaussures éculées, toujours les mêmes, propres mais vieilles, épuisées.
Camille rentre précipitamment dans son bureau et rédige un chèque de dix-huit mille euros. Il en tremble.
Puis il ramasse ses documents, reprend le couloir à pas rapides. Il est très ému, il réfléchira plus tard aux sentiments que ça implique.
Le voici presque aussitôt devant le bureau de son collègue. Il pose le chèque devant lui.
— C’est très gentil, Armand, ça m’a fait vraiment plaisir.
Armand arrondit la bouche, il en fait tomber le cure-dent en bois qu’il suçotait, regarde le chèque.
— Ah non, Camille, dit-il, presque offensé. Un cadeau, c’est un cadeau.
Camille sourit. Il approuve. Danse d’un pied sur l’autre.
Il fouille sa sacoche, prend le cliché qui représente l’autoportrait et le lui tend. Armand le saisit.
— Oh, c’est sympa, Camille. Vraiment sympa !
Il est sincèrement content.
Le Guen reste debout, deux marches plus bas que Camille. Il fait froid de nouveau, il est tard, c’est comme une nuit d’hiver avant l’heure.
— Bien, messieurs…, dit le juge en tendant la main au divisionnaire.
Puis il descend d’une marche et tend la main à Camille.
— Commandant…
Camille lui serre la main.
— Monsieur Vasseur va parler de machination, monsieur le juge. Il dit qu’il « va exiger la vérité ».
— Oui, j’ai cru comprendre, dit le juge.
Il semble absorbé un moment par cette pensée puis il se remue :
— Bah, la vérité, la vérité… Qui peut dire ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, commandant ! Pour nous, l’essentiel, ce n’est pas la vérité, c’est la justice, non ?
Camille sourit en hochant la tête.