Partie II

26

Alex, abrutie de fatigue. Pas même le temps de réaliser ce qui s’est réellement passé.

En utilisant les ultimes forces qui lui restaient, elle a imprimé à la cage un tel ballant, une telle amplitude, que les rats, effrayés, tétanisés, s’accrochaient par les griffes. Alex hurlait en continu. Au bout de sa corde, la caisse roulait d’un bord à l’autre dans le courant d’air glacé qui tourbillonnait dans la salle, comme la nacelle d’un jeu de foire à l’instant d’un accident tragique.

Le coup de chance d’Alex, ce qui va lui sauver la vie, c’est que la corde cède à un moment où un angle de la cage pointe vers le bas. Les yeux rivés sur la corde qui s’effiloche, Alex voit les derniers fils casser un à un, le chanvre semble se tordre de douleur et, d’un coup, la caisse part en vol plané. Avec le poids, sa trajectoire est fulgurante, quelques fractions de seconde, à peine le temps, pour Alex, de bander tous ses muscles pour résister à l’atterrissage. Le choc est très violent, le coin renforcé semble vouloir se planter dans le sol en béton, la caisse hésite un court instant avant de basculer puis enfin elle retombe lourdement, avec un assourdissant soupir de soulagement. Alex est écrasée contre le couvercle, à la première seconde les rats se sont éparpillés. Deux planches se sont brisées mais aucune n’a totalement cédé.

Alex, assommée par le choc, peine à remonter à la surface, à reprendre ses esprits, mais l’information fondamentale parvient à son cerveau, ça a marché. La caisse est tombée. S’est fracassée. Une planche, sur le côté, s’est cassée en deux, peut-être de quoi passer. Alex est en hypothermie, à se demander où elle trouve l’énergie. Pourtant, à force de pousser avec ses jambes, de tirer avec ses bras en hurlant, soudain la caisse abandonne la lutte. Au-dessus d’elle, la planche cède. C’est comme si le ciel s’ouvrait tout entier, telle la mer Rouge dans la Bible.

Cette victoire la rend comme folle. Elle est tellement submergée par l’émotion, par le soulagement, la réussite de cette stratégie insensée, qu’au lieu de se lever, de partir, elle reste dans la cage, effondrée, à sangloter. Impossible de s’arrêter.

Le cerveau lui envoie alors un nouveau signal, partir. Vite. Les rats ne vont pas rappliquer tout de suite mais Trarieux ? Il n’est pas venu depuis longtemps, s’il réapparaissait maintenant ?

Alors, sortir, s’habiller, partir d’ici, fuir, fuir.

Elle commence à se déplier. Elle espérait une délivrance, c’est un supplice. Tout son corps est rigide, impossible de se lever, d’allonger une jambe, de pousser sur les bras, de retrouver une position normale. Une boule rigide de muscles tétanisés. Elle n’a plus aucune force.

Se mettre à genoux lui demande une minute, deux minutes. Insurmontable tellement c’est douloureux, elle en pleure d’impuissance, elle force en criant, elle tape rageusement du poing sur la caisse. L’épuisement la terrasse, elle retombe, roulée en boule, glacée, épuisée. Paralysée.

Ce qu’il lui faut de courage et de volonté pure pour reprendre son effort, cet effort ahurissant de déploiement en insultant le ciel, redresser le bassin, tourner le cou… Un combat, Alex condamnée contre Alex vivante. Peu à peu, le corps s’éveille. Douloureusement mais il s’éveille. Alex, transie, parvient enfin à s’accroupir, passe, centimètre par centimètre, une jambe par-dessus la caisse, puis l’autre et retombe pesamment de l’autre côté. Le choc est dur mais elle pose avec délices sa joue sur le béton froid et humide, recommence à sangloter.

Quelques minutes plus tard, elle rampe à quatre pattes et attrape un chiffon, se couvre les épaules, s’avance vers les bouteilles d’eau, en saisit une et la boit presque entièrement. Elle reprend son souffle, s’allonge enfin sur le dos. Des jours et des jours (combien exactement ?) qu’elle attend cet instant, des jours qu’elle s’est résignée à ne plus jamais le faire. Rester ainsi jusqu’à la fin du monde, à ressentir la circulation qui reprend, le sang qui brûle, les articulations qui se réaniment, les muscles qui s’éveillent. Tout est douloureux. C’est ce que doivent éprouver les alpinistes gelés quand on les retrouve encore en vie.

Le cerveau, en tache de fond, relance alors l’information : et s’il arrivait ? Partir, vite.

Alex vérifie, tous ses vêtements sont là. Toutes ses affaires, son sac, ses papiers, son argent, et même la perruque qu’elle portait ce soir-là qu’il a jetée en tas avec le reste. Il n’a rien pris. Il ne veut que sa vie, enfin, que sa mort. Alex tâtonne, saisit les vêtements, ses mains tremblent de faiblesse. Elle ne cesse de regarder de tous côtés, inquiète. Avant toute chose, pour le cas où il surviendrait, trouver de quoi se défendre, elle fouille fébrilement dans le matériel de bricolage entreposé, tombe sur un pied-de-biche. Ça sert à ouvrir les caisses. À quel moment comptait-il s’en servir ? Quand elle serait morte ? Pour aller l’enterrer ? Alex le pose à côté d’elle. Elle ne se rend même pas compte du dérisoire de la situation, Trarieux arriverait, elle est tellement faible qu’elle serait incapable de soulever l’outil.

À l’instant de s’habiller, elle prend soudain conscience de sa propre odeur, épouvantable, de pisse, de merde, de vomi et une haleine de chacal. Elle ouvre une bouteille puis une autre, se frictionne vigoureusement mais ses gestes sont lents, se lave comme elle peut, s’essuie, ses membres retrouvent lentement leur usage, elle se réchauffe en se frottant avec une couverture abandonnée là et des chiffons sales. Bien sûr, pas de miroir, impossible de voir à quoi elle ressemble. Elle doit avoir ça dans son sac mais une nouvelle fois son cerveau bat le rappel. Dernier avertissement, va-t’en, bordel, fous le camp d’ici. Immédiatement.

Les vêtements lui donnent tout de suite une sensation de chaleur, ses pieds sont gonflés, ses chaussures lui font mal. Elle tient à peine debout, doit s’y prendre à deux fois, elle ramasse son sac, renonce à porter le pied-de-biche, part en titubant, avec l’impression que certains mouvements ne seront plus jamais possibles comme déplier entièrement les jambes, tourner complètement la tête, se redresser tout à fait. Elle avance, à demi courbée comme une vieille.

Trarieux a laissé des traces de pas qu’elle n’a qu’à suivre d’une pièce à l’autre. Elle cherche des yeux où peut se trouver l’issue qu’il utilise. Lorsqu’elle a tenté de s’échapper, le premier jour, qu’il l’a rattrapée devant le mur en brique, voilà ce qu’elle a manqué, là-bas, à l’angle du mur, cette trappe en métal, dans le sol. Une torsade de fil de fer sert de poignée. Alex tente de la soulever. Affolement. Elle tire de toutes ses forces, ça ne bouge pas d’un pouce. Les larmes remontent aussitôt, un gémissement sourd lui sort du ventre, elle essaye de nouveau, rien à faire. Alex regarde autour d’elle, cherche. Elle sait déjà qu’il n’y a pas d’autre issue, voilà pourquoi il ne s’est pas précipité pour la rattraper l’autre soir. Il savait que, même si elle parvenait jusqu’à cette trappe, elle ne pourrait jamais la soulever. La colère monte alors, une colère violente, meurtrière, une colère noire. Alex hurle et se met à courir. Elle court maladroitement, comme une handicapée. Elle fait marche arrière, de loin les rats qui se sont risqués à revenir la voient fondre sur eux et se volatilisent. Alex ramasse le pied-de-biche, trois planches cassées et elle parvient à les porter, parce qu’elle ne se pose pas la question de savoir si elle en a la force, son esprit est ailleurs. Elle veut sortir et rien, absolument rien ne pourra l’en empêcher. Même morte, elle sortira d’ici. Elle glisse l’extrémité du pied-de-biche dans l’interstice de la trappe et pèse de tout son poids. Lorsque la trappe consent un espace de quelques centimètres, du pied, elle pousse une planche à plat dessous, soulève de nouveau, passe une autre planche, elle court chercher d’autres morceaux de bois, revient et, d’effort en effort, elle parvient à coincer le pied-de-biche à la verticale sous la trappe. L’espace libéré doit être de quarante centimètres, à peine de quoi passer le corps tout en risquant que cet équilibre instable cède brutalement et que la trappe s’abatte sur elle et l’écrase.

Alex s’arrête, écoute, la tête penchée. Cette fois, aucun avertissement n’arrive, aucun conseil. Au moindre glissement, au moindre tremblement, si son corps touche le pied-de-biche et l’ébranle, la trappe s’effondre. Il lui faut un peu moins d’un trentième de seconde pour jeter son sac sous la trappe, elle l’entend faire un bruit feutré en tombant, ça ne semble pas profond. En se disant cela, Alex est déjà allongée et, millimètre par millimètre, elle se glisse sous la trappe. Il fait froid mais elle est en nage lorsque le bout de son pied, loin derrière elle, sent un appui, c’est une marche, elle achève de se couler dans le trou, se retient des doigts au bord quand, en tournant la tête, elle fait le faux mouvement qui était à redouter, le pied-de-biche glisse avec un cri strident, la trappe s’écroule brutalement avec un bruit d’enfer, juste le temps de retirer ses doigts, un réflexe qui se mesure en nanosecondes. Alex en reste pétrifiée. Elle est debout sur une marche, dans le noir presque complet. Elle est entière. Lorsque ses yeux parviennent à accommoder, elle ramasse son sac quelques marches plus bas, elle reste en apnée, elle va partir, elle va réussir, elle n’y croit pas… Quelques marches encore, puis une porte en fer bloquée avec un parpaing qu’elle met un temps infini à repousser parce qu’elle n’a plus de forces. Puis c’est un couloir qui sent la pisse, un second escalier si obscur qu’elle le parcourt en se tenant des deux mains à la paroi comme une aveugle, guidée par la lueur. C’est dans cet escalier qu’elle s’est cogné la tête quand il l’a apportée ici, et qu’elle s’est évanouie. Et tout au bout, trois barreaux qu’Alex monte l’un après l’autre, ensuite, encore un bout de tunnel, une sorte de gaine technique jusqu’à une petite plaque en tôle enchâssée verticalement dans le mur. La lumière de l’extérieur perce à peine et Alex doit passer ses doigts tout autour pour comprendre de quelle manière elle tient. Elle est juste poussée dans son logement. Alex tente de la tirer vers elle, elle n’est pas très lourde. Elle la libère avec précaution et la pose à côté d’elle.

Dehors.

L’air frais de la nuit lui parvient aussitôt, ça sent la douceur, la fraîche humidité du soir, une odeur de canal. La vie qui revient, peu de lumière. Cette plaque est dissimulée dans un renfoncement du mur, au ras du sol. Alex sort et se retourne immédiatement pour voir si elle peut la remettre, mais elle renonce, il n’est plus nécessaire de prendre de précautions. À condition de partir vite, tout de suite. Aussi vite que lui permettent ses membres rigides et douloureux. Elle quitte le renfoncement.

Un quai désert à une trentaine de mètres. Là-bas, des petits immeubles résidentiels dont presque toutes les fenêtres sont illuminées. Les bruits feutrés d’un boulevard qui doit passer derrière, pas très loin.

Alex commence à marcher.

La voici sur le boulevard. Avec la fatigue, elle ne pourra pas marcher bien longtemps, d’autant que, saisie d’un éblouissement, elle est obligée de se tenir à un réverbère pour ne pas tomber.

Il semble bien tard pour espérer un transport quelconque.

Si. Là-bas, une station de taxis.

Déserte et, de toute manière, beaucoup trop risqué, lui soufflent les quelques neurones encore en activité. Pour se faire repérer, il n’y a pas mieux.

Sauf que ces neurones sont incapables de lui souffler une meilleure solution.

27

Quand il y a, comme ce matin, beaucoup de fers au feu et qu’il est difficile de classer les priorités, Camille prétend que « le plus urgent est de ne rien faire ». C’est une variante de sa méthode consistant à aborder les affaires avec le recul maximum. À l’époque où il intervenait à l’École de police, il évoquait cette méthode de survol sous le nom de « technique aérienne ». Venant d’un homme d’un mètre quarante-cinq, l’appellation aurait pu faire rire mais personne ne s’y est jamais risqué.

Il est six heures du matin, Camille est réveillé et douché, il a déjeuné, sa serviette est près de la porte et il est debout, Doudouche sur un bras. D’une main, il lui gratte le dos, tous deux regardent par la fenêtre.

Son regard accroche l’enveloppe à l’en-tête du commissaire-priseur qu’il s’est enfin décidé à ouvrir la nuit dernière. Cette vente aux enchères est le dernier acte de la succession de son père. Sa mort n’a pas été vraiment douloureuse, non, Camille a été bouleversé, remué, puis il a eu de la peine, du chagrin, mais la mort de son père n’a pas été un cataclysme. Elle a fait des ravages circonscrits. Avec son père, tout était toujours terriblement prévisible, sa mort n’a pas vraiment fait exception. Si Camille n’est pas parvenu jusqu’à hier à ouvrir cette enveloppe, c’est que son contenu signe le dernier acte d’un pan entier de sa vie. Il aura bientôt cinquante ans. Autour de lui, tout le monde est mort, sa mère puis sa femme, maintenant son père ; il n’aura pas d’enfants. Jamais il n’avait imaginé qu’il serait le dernier vivant de sa propre vie. Voilà ce qui le trouble, la mort de son père solde une histoire qui pourtant n’est pas terminée. Camille est toujours là, passablement lessivé mais debout. Sauf que sa vie n’appartient plus qu’à lui, il en est le seul détenteur et le seul bénéficiaire. Quand on est devenu le personnage principal de sa propre vie, ça n’est plus très intéressant. Ce qui le fait souffrir, Camille, ce n’est pas seulement ce complexe idiot de survivant, c’est de se sentir assujetti à une telle banalité.

L’appartement de son père a été vendu. Il ne reste plus qu’une quinzaine de toiles de Maud que M. Verhœven avait conservées.

Sans parler de l’atelier. Camille est incapable d’y aller, c’est le carrefour de toutes les peines, sa mère, Irène… Non, il en est incapable, jamais il ne pourra seulement monter les quatre marches, pousser la porte, entrer, non, jamais.

Pour les toiles, il a rassemblé son courage. Il a contacté un ami de sa mère, ils avaient fait les Beaux-Arts ensemble ; il a accepté de faire l’inventaire des œuvres. La vente aux enchères aura lieu le 7 octobre, tout est bouclé. En ouvrant l’enveloppe, Camille a eu sous les yeux la liste des toiles proposées, le lieu, l’heure, le programme de la soirée entièrement consacrée à l’œuvre de Maud, avec des témoignages et des discours de circonstance.

Au début, de ne pas conserver une seule de ces toiles, il s’en est fait tout un roman, il a inventé des théories. La plus impressionnante raconte que disperser toute l’œuvre de sa mère, c’est lui rendre hommage. « Moi-même, pour voir une de ses toiles, je devrai aller au musée », expliquait-il alors avec une satisfaction mêlée de gravité. Bien sûr, c’est une connerie. La vérité, c’est qu’il a adoré sa mère au-delà de toute mesure et que, depuis qu’il est seul, a explosé en lui l’ambivalence de cet amour mêlé d’admiration et de rancune, d’amertume et de ressentiment. Cet amour empreint d’hostilité est aussi vieux que lui mais, pour vivre en paix aujourd’hui, il a besoin de se détacher de tout ça. La peinture était la cause indépassable de sa mère, elle lui a sacrifié sa vie et avec sa vie, elle a sacrifié aussi celle de Camille. Pas tout entière, non, mais la partie qu’elle a sacrifiée est devenue le destin de son fils. Comme si elle avait pensé faire un enfant sans imaginer que ce serait une personne. Camille ne se déchargera d’aucun fardeau, il veut seulement se débarrasser d’un poids.

Dix-huit toiles, couvrant principalement les dix dernières années de Maud Verhœven, vont être vendues. Toutes relèvent de l’abstraction pure. Devant certaines, Camille éprouve la même sensation que devant les toiles de Rothko, on dirait que la couleur vibre, qu’elle palpite, il faut avoir ressenti ça pour savoir ce que c’est que de la peinture vivante. Deux toiles ont été préemptées, elles iront dans des musées, deux toiles de l’extrême fin, qui hurlent la douleur, peintes dans la phase terminale du cancer de Maud et qui sont l’apogée de son art. Ce que Camille aurait peut-être conservé est un autoportrait qu’elle a fait vers trente ans. Il montre un visage enfantin et préoccupé, presque grave. Le sujet regarde au-delà de vous, il y a quelque chose d’absent dans cette pose ; c’est un mélange très élaboré de féminité adulte et de naïveté enfantine, comme on en trouve sur le visage de ces femmes autrefois juvéniles et avides de tendresse, aujourd’hui rongées par l’alcool. Irène aimait beaucoup cette toile. Elle l’avait un jour photographiée pour Camille, le cliché, format 10 × 13, est toujours sur son bureau, avec le pot en pâte de verre pour les crayons qu’Irène, toujours elle, lui avait offert, la seule chose de réellement intime que Camille a conservée dans son environnement professionnel. Armand a toujours regardé cette photo d’un œil d’amoureux, c’est la seule toile de Maud Verhœven qu’il comprend parce qu’elle est suffisamment figurative. Camille s’était promis de lui donner un jour cette reproduction, il ne l’a jamais fait. Même ce tableau, il l’a joint à la vente. Quand l’œuvre de sa mère sera enfin dispersée, peut-être aura-t-il la paix, peut-être pourra-t-il enfin vendre le dernier maillon de cette chaîne qui ne le relie plus à rien, l’atelier de Montfort.


Le sommeil est venu avec d’autres images, bien plus urgentes et plus actuelles, celles de cette jeune femme enfermée et qui s’est libérée. Ce sont toujours des images de mort mais de mort à venir. Parce qu’il ne saurait pas dire d’où ça lui vient, il a eu l’intime certitude, devant le spectacle de cette caisse éventrée, de ces rats morts, des traces de cette fuite, que tout cela masque autre chose, que derrière il y a encore de la mort.

En bas, la rue est déjà active. Pour quelqu’un qui comme lui dort peu, c’est égal mais jamais Irène n’aurait pu vivre ici. En revanche, c’est le grand spectacle de Doudouche, elle peut rester des heures à observer à travers la vitre le mouvement des péniches qui manœuvrent à l’écluse. Quand le temps le permet, elle a le droit de s’installer sur l’appui de la fenêtre.

Camille ne partira que lorsqu’il aura fait le clair dans son esprit. Et pour le moment, les questions abondent.

L’entrepôt de Pantin. Comment Trarieux l’a-t-il trouvé ? Est-ce important ou non ? Désaffecté depuis des années, l’immense hangar n’a jamais été squatté, les SDF ne s’en sont pas emparés. Son insalubrité a sans doute découragé les initiatives mais, surtout, la seule entrée possible, par une plaque assez étroite située presque au niveau du sol, contraint à emprunter un chemin long qui rend difficile le transport de matériel nécessaire pour s’installer. C’est peut-être pour cette raison que Trarieux a construit une cage aussi petite, la limite de la longueur des planches qu’il pouvait y faire passer. On imagine aussi ce qu’a pu être le transport de la fille. Il a fallu qu’il se montre sacrément motivé. Il était prêt à épuiser cette fille aussi longtemps qu’il le faudrait, pour lui faire avouer où elle avait mis son fils.

Nathalie Granger. On sait que ce n’est pas son nom mais on continue de l’appeler ainsi, faute de mieux. Camille préfère dire « la fille » mais il n’y arrive pas toujours. Entre un nom faux et pas de nom du tout, que choisir ?

Le juge a accepté de lancer l’affaire. Pourtant, jusqu’à preuve du contraire, celle qui a certainement dessoudé le fils Trarieux à coups de manche de pioche et lui a quasiment détaché la tête à l’acide sulfurique n’est recherchée que comme témoin. Sa colocataire de Champigny l’a formellement reconnue sur le portrait-robot mais le Parquet a besoin de preuves matérielles.

Dans l’entrepôt de Pantin, on a prélevé du sang, des cheveux et toutes sortes de matières organiques qui confirmeront vite qu’il s’agit bien de la fille dont on a retrouvé des traces dans le fourgon de Trarieux. Au moins, ce point-là sera acquis. Et ça n’est pas grand-chose, se dit Camille.

Seule solution pour conserver cette piste chaude, rouvrir le dossier des deux meurtres à l’acide sulfurique concentré trouvés dans les archives récentes, voir s’il est possible de les rattacher au même assassin. Malgré le scepticisme du divisionnaire, la conviction de Camille est absolue, c’est le même meurtrier et c’est une meurtrière. Les dossiers doivent remonter ce matin, il les trouvera en arrivant.

Camille médite un instant sur ce couple. Nathalie Granger et Pascal Trarieux. Drame passionnel ? Si c’est le cas, il l’imaginerait plutôt dans l’autre sens, Pascal Trarieux, pris d’une furieuse crise de jalousie ou ne supportant pas d’être quitté, assassinant Nathalie, coup de tête, folie soudaine, mais l’inverse… Accident ? Difficile à croire quand on considère la manière dont les choses se sont déroulées. La pensée de Camille ne parvient pas réellement à se concentrer sur ces hypothèses, quelque chose d’autre lui trotte dans la tête, tandis que Doudouche commence à se faire les griffes sur la manche de sa veste. C’est la manière dont la fille a quitté l’entrepôt. Que s’est-il passé exactement ?

Les analyses diront de quelle manière elle est parvenue à détacher la caisse suspendue mais ensuite, une fois dehors, comment s’y est-elle prise ?

Camille tente d’imaginer la scène. Et dans son film, il manque une séquence.

On le sait, la fille a récupéré ses vêtements. On a relevé la trace de ses chaussures jusqu’au boyau menant vers la sortie. Ce sont certainement ceux qu’elle portait lorsque Trarieux l’a enlevée, on voit mal pourquoi son geôlier lui en aurait apporté de neufs. Or il a battu cette fille, elle s’est défendue, il l’a propulsée dans son fourgon, attachée. Dans quel état sont-ils, ces vêtements ? Chiffonnés, déchirés, sales. En tout cas, pas frais…, diagnostique Camille. Dans la rue, une fille habillée comme ça, ça doit se remarquer, non ?

Camille imagine mal que Trarieux ait pris grand soin des affaires de la fille mais soit, se dit Camille. Abandonnons la piste des vêtements pour considérer la fille elle-même.

On connaît son état de saleté. Une semaine, nue comme un ver, dans une caisse à deux mètres du sol. Sur les photos, elle est plus qu’éprouvée, quasiment morte, on a trouvé des croquettes pour animaux, pour rats et souris d’appartement, c’est avec ça que Trarieux l’a nourrie. Elle a fait ses besoins sous elle pendant une semaine.

— Elle est épuisée, dit Camille à haute voix. Et sale comme un peigne.

Doudouche lève la tête, comme si, mieux que lui, elle se rendait compte que son maître parle encore tout seul.

Traces d’eau par terre, sur des chiffons, ses empreintes sur plusieurs bouteilles d’eau minérale, avant de sortir de l’entrepôt, elle a fait une toilette sommaire.

— Quand même… Quand on s’est fait dessus pendant une semaine, quelle toilette on fait avec trois litres d’eau froide et deux chiffons sales ?

On en revient à la question centrale, comment a-t-elle fait pour rentrer chez elle sans se faire repérer ?


— Qui te dit que personne ne l’a vue ? demande Armand.

Sept heures quarante-cinq. La Brigade. Même quand on n’a pas la tête à ça, c’est dingue de voir Armand et Louis côte à côte. Louis, costume gris acier Kiton, cravate Steffano Ricci, chaussures Weston, Armand, entièrement équipé au déstockage du Secours populaire. Bordel, se dit Camille en le détaillant, on dirait que pour économiser un peu plus, il achète une taille en dessous !

Il reprend une gorgée de café. C’est vrai, qui dit que personne ne l’a vue ?

— On va creuser, dit Camille.

La fille a été discrète, elle est sortie de l’entrepôt et elle a disparu dans la nature. Évaporée. Difficile à admettre.

— Elle a peut-être fait du stop ? propose Louis.

Lui-même ne croit pas à sa proposition. Une fille de vingt-cinq, trente ans qui fait du stop à quoi, une heure, deux heures du matin ? Et si une voiture ne la prend pas tout de suite, elle reste là, au bord du trottoir, le pouce en l’air ? Pire, elle marche le long du trottoir en faisant signe aux voitures, comme une pute ?

— Le bus…

Possible. Encore que la nuit, il ne doit pas y en avoir beaucoup sur cette ligne, il faut qu’elle ait eu de la chance. Sinon la voilà plantée à un arrêt de bus pendant une demi-heure, trois quarts d’heure, épuisée, en loques peut-être. Peu probable. Est-ce qu’elle tenait seulement debout toute seule ?

Louis note de vérifier les horaires, d’interroger les chauffeurs.

— Le taxi…?

Louis ajoute cette piste aux vérifications mais, là encore… Avait-elle de l’argent pour payer ? Et une allure assez présentable pour donner confiance à un chauffeur de taxi ? Quelqu’un l’a peut-être vue, dans la rue, marcher sur le trottoir.

On peut juste parier qu’elle est partie dans la direction de Paris. On va faire le voisinage. Que ce soit bus ou taxi, on devrait être fixé dans quelques heures.

À midi Louis et Armand se mettent en route. Camille les regarde partir, quel tandem.

Il passe derrière son bureau et jette un coup d’œil sur les deux dossiers qui l’attendent, Bernard Gattegno, Stefan Maciak.

28

Alex s’est avancée vers son immeuble de sa démarche pesante, empruntée et méfiante. Est-ce que Trarieux l’attend ? S’est-il aperçu de sa fuite ? Mais non, personne dans le hall. La boîte aux lettres ne déborde pas. Personne dans l’escalier. Personne sur le palier, c’est comme dans un rêve.

Elle a ouvert la porte de l’appartement, l’a refermée.

Vraiment, comme dans un rêve.

Chez elle, à l’abri. Il y a deux heures encore, menacée de se faire dévorer par les rats. Elle a failli s’effondrer, s’est tenue aux murs.

Tout de suite, manger.

Mais avant, se regarder.

Bon dieu, quinze ans de plus, facilement. Laide, sale. Vieille. Des cernes, des rides, des marques et une peau jaunie, des yeux de démente.

Du réfrigérateur, elle a vidé tout ce qui restait, yaourts, fromage, pain de mie, bananes, elle s’est empiffrée comme une naufragée pendant que le bain coulait. Et forcément, elle n’a eu que le temps de se précipiter aux toilettes pour vomir.

Elle a repris sa respiration, bu un demi-litre de lait.

Puis il a fallu nettoyer à l’alcool ses plaies aux bras, aux jambes, aux mains, aux genoux, au visage et, à la sortie du bain, où elle a résisté au sommeil, les enduire d’antiseptique, de pommade au camphre. Elle tombe de fatigue. Son visage est terriblement marqué, si les hématomes du jour de l’enlèvement se résorbent, les plaies aux bras et aux jambes sont assez vilaines, deux d’entre elles sont salement infectées. Elle va surveiller, elle a tout ce qu’il faut. Quand elle travaille, le dernier jour de chaque mission, au moment de partir, elle se sert toujours un peu dans les armoires à pharmacie. C’est même impressionnant tout ce qu’elle a pu glaner, pénicilline, barbituriques, anxiolytiques, diurétiques, antibiotiques, bêtabloquants…


Enfin, elle s’est allongée. A sombré tout de suite.

Treize heures consécutives.

L’atterrissage est une sortie de coma.

Plus d’une demi-heure pour comprendre où elle se trouve, recomposer d’où elle vient, les larmes remontent, elle se blottit dans le lit comme un bébé et se rendort en sanglotant.

Second réveil cinq heures plus tard, il est dix-huit heures. On est jeudi.

Alex, saoule de sommeil, se déplie, tout lui fait mal, elle prend tout son temps pour émerger sans violence puis elle exécute, très lentement, quelques exercices d’assouplissement, des pans entiers de son corps restent bloqués mais, effet progressif de la détente musculaire, l’ensemble remarche. Sortie du lit chancelante. Elle fait deux mètres, un étourdissement la balaye des pieds à la tête et elle doit se retenir à une étagère. Elle meurt de faim. Elle se regarde, il faut soigner ses plaies mais c’est une réaction d’autoprotection que lui souffle son cerveau. Avant tout, te mettre à l’abri.

Elle s’est échappée, Trarieux va tenter de la rattraper, de la poursuivre. Il sait où elle habite puisqu’il l’a enlevée sur le chemin de son appartement. À cette heure-ci, il doit savoir. Un œil à la fenêtre, la rue semble calme. Aussi calme que le soir où il l’a enlevée.

Elle tend le bras, saisit l’ordinateur portable et le pose à côté d’elle, sur le canapé, ouvre une session, tape « Trarieux », elle ne connaît pas son prénom, seulement celui du fils, Pascal. C’est le père qu’elle cherche. Parce que son con de fils, ce débile, elle se rappelle très bien ce qu’elle en a fait. Et où elle l’a laissé.

Troisième résultat, le moteur de recherche mentionne un « Jean-Pierre Trarieux » sur le site de Paris.news.fr. Un clic. C’est bien celui-là.

Boulevard périphérique :
une bavure policière ?

La nuit dernière, un homme d’une cinquantaine d’années, Jean-Pierre Trarieux, poursuivi par plusieurs véhicules de police, a brusquement arrêté son fourgon sur le pont qui enjambe le boulevard périphérique au niveau de la porte de la Villette, l’a quitté et s’est précipité sur le parapet par-dessus lequel il s’est jeté. Immédiatement percuté par un camion semi-remorque, il a été tué sur le coup.

Selon la police judiciaire, l’homme était soupçonné d’un enlèvement qui aurait eu lieu quelques jours plus tôt rue Falguière à Paris et tenu secret, déclare-t-on de source policière, « pour des raisons de sécurité ». Reste que l’identité de la personne enlevée n’est toujours pas connue et que le lieu présumé de son incarcération, « identifié » par la police, s’est révélé… parfaitement vide. En l’absence de charges précises, la mort de ce suspect — son « suicide » selon la police — reste évidemment mystérieuse et fortement sujette à caution. Le juge Vidard, en charge de l’instruction, a promis de faire toute la lumière sur cette affaire confiée, pour la Brigade criminelle, au commandant Verhœven.

L’esprit d’Alex fonctionne aussi vite qu’il le peut. Devant un miracle, on est toujours un peu réticent.

Voilà donc pourquoi elle ne l’a plus revu. Mort écrasé sur le boulevard périphérique, il ne risquait plus de venir la regarder. Ni d’apporter à manger aux rats. Ce fumier a préféré se tuer plutôt que de voir la police venir la libérer.

Qu’il grille en enfer, avec son connard de fils.

L’autre fait essentiel, la police ne sait pas qui elle est. On ne sait rien d’elle. Du moins, on ne savait rien d’elle en début de semaine.

Elle tape son nom sur le moteur de recherche, Alex Prévost, trouve des homonymes, rien sur elle, rien du tout.

C’est un soulagement d’un poids incalculable.

Elle regarde dans son portable si elle a des appels. Huit… Et plus de batterie. Elle se lève pour courir chercher le chargeur mais ça va trop vite pour le corps, il n’est pas encore prêt pour de telles accélérations, ça la rassoit sur le canapé comme sous l’effet d’une pesanteur massive. Éblouissement, lumières clignotantes devant les yeux, impression de tourner sur place à toute vitesse, le cœur se soulève, Alex serre les lèvres. Quelques secondes encore, le malaise se dissipe, elle se lève prudemment, prend le chargeur, le branche avec précaution et revient s’asseoir. Huit appels, Alex vérifie, elle respire mieux. Tous sont professionnels, des agences, certaines ont appelé deux fois. Il y a du travail. Alex n’écoute pas les messages, elle verra ça plus tard.


— Ah, c’est toi ? Je me demandais quand tu finirais par me donner des nouvelles.

Cette voix… Sa mère et ses éternels reproches. L’entendre lui fait chaque fois le même effet, une boule dans la gorge. Alex s’explique, sa mère pose toujours beaucoup de questions, c’est une femme sceptique quand il s’agit de sa fille.

— Un remplacement ? Orléans, c’est de là que tu m’appelles ?

Alex entend toujours du doute dans ses intonations, elle dit : oui, mais je n’ai pas trop de temps. La réponse fuse :

— Alors ça n’était pas la peine de me téléphoner.

Sa mère appelle rarement et quand c’est Alex qui le fait, c’est toujours comme ça. Sa mère ne vit pas, elle règne. Trouver quelque chose. Une conversation avec sa mère, c’est comme passer un examen, il faudrait préparer, réviser, se concentrer.

Alex ne réfléchit pas.

— Et je vais être absente quelque temps, partir en province, pour un remplacement. Je veux dire, un autre…

— Ah oui ? Où ?

— C’est un remplacement, répète Alex.

— Oui, tu me l’as déjà dit, un remplacement, en province ! Et elle n’a pas de nom ta province ?

— C’est pour une agence, on ne sait pas encore la destination, c’est… compliqué, on le saura au dernier moment.

— Ah, fait sa mère.

Pas disposée à y croire, à cette histoire. Instant de flottement. Puis :

— Tu vas remplacer, on ne sait pas où, quelqu’un mais on ne sait pas qui, c’est ça ?

Ce dialogue n’a rien d’exceptionnel, il est même parfaitement habituel mais cette fois, Alex est très faible, beaucoup, beaucoup moins cuirassée que d’habitude.

— Non, c’est p-pas ça…

De toute façon, avec sa mère, fatigue ou pas fatigue, elle bégaie toujours à un moment ou à un autre.

— C’est quoi alors ?

— Écoute, je n’ai plus beaucoup de b-batterie…

— Ah… Et la durée non plus, je suppose, on ne la connaît pas. Tu travailles, tu remplaces quelqu’un. Et un jour, on te dit que c’est fini, que tu peux rentrer chez toi, c’est ça ?

Il faudrait trouver quelque chose « de bien senti », c’est une expression de sa mère. Alex ne trouve pas. Ou plutôt si, elle trouve mais toujours après, trop tard, quand elle a raccroché, dans l’escalier, dans le métro. Elle se taperait dessus quand elle trouve. Elle se répète la phrase ratée, elle rejoue la scène revue et corrigée pendant des jours parfois, c’est aussi vain que nocif mais c’est plus fort qu’elle. Elle l’enjolive, au fil du temps ça devient une histoire totalement nouvelle, un combat dont Alex remporte chaque round et puis, dès qu’elle appelle de nouveau sa mère, elle est K-O dès le premier mot.

Sa mère attend, silencieuse, incrédule. Alex cède enfin :

— Il faut vraiment que je te laisse…

— D’accord. Ah si, Alex !

— Oui ?

— Je vais bien moi aussi, c’est très gentil de t’en inquiéter.

Elle raccroche.

Alex, le cœur lourd.

Elle s’ébroue, ne plus penser à sa mère. Se concentrer sur ce qu’il y a à faire. Trarieux, affaire classée. La police, hors du coup. Sa mère, terminé. Maintenant, un SMS à son frère.

« Je pars pour (elle réfléchit un court instant, cherche parmi les destinations possibles) Toulouse : un remplacement. Préviens la reine mère, pas le temps de l’appeler — Alex. »

Il mettra largement une semaine avant de transmettre l’information. S’il le fait.

Alex respire, ferme les yeux. Elle y arrive. Pas à pas, elle fait tout ce qu’il faut faire malgré la fatigue.

Elle refait ses pansements pendant que son estomac hurle à la faim. Elle va se regarder dans le miroir en pied de la salle de bains. Dix ans de plus, oui, facile.

Alors, une douche qu’elle termine presque froide, elle en tremble, dieu que c’est bon d’être vivante, une friction des pieds à la tête, la vie remonte, dieu que c’est bon quand ça fait mal de cette manière-là, un pull à même la peau, ça gratte, avant elle détestait, aujourd’hui c’est ça qu’elle veut, que ça gratte, ressentir son corps vivant, jusque sur sa peau. Un pantalon en lin, flottant, large, informe, une laideur mais de la souplesse, quelque chose de vague et de caressant, sa carte bancaire, la clé de l’appartement, au passage, bonjour madame Guénaude, oui revenue, en voyage c’est ça, très bien. Le temps ? Formidable, dans le Sud, forcément, oui. L’air épuisé ? Oui, mission difficile, pas beaucoup dormi ces derniers jours, oh rien, un torticolis, rien de grave, ah ça ? Elle montre son front, une chute idiote. L’autre : eh bien alors, on ne tient plus sur ses jambes ? Rire, oui bonne soirée à vous aussi. Et la rue, cette lumière bleutée de début de soirée, belle à pleurer. Alex est secouée d’une sorte de fou rire intérieur, la vie est magnifique, voici l’épicier arabe, très beau cet homme qu’elle n’a jamais regardé, il est très beau, elle s’écouterait, elle lui caresserait la joue en le fixant jusqu’au fond des yeux, elle rit de se sentir si pleine de vie. Tout ce qu’il faut pour tenir un siège, toutes ces choses dont elle se méfie et qui sont, à cet instant, comme des récompenses, des chips, des crèmes au chocolat, du fromage de chèvre, du saint-émilion, et même une bouteille de Bailey’s. Retour à l’appartement. Le moindre effort l’épuise et pourrait la faire pleurer. Soudain un étourdissement. Elle se concentre, guette, parvient à le faire reculer, elle prend l’ascenseur avec toutes ses courses si lourdes. Tellement envie de vivre. Pourquoi la vie n’est-elle pas toujours comme à cet instant ?


Alex, nue dans sa vieille robe de chambre informe, passe devant le miroir en pied. Cinq ans de plus, bon, allez, six. Elle va remonter très vite, elle le sait, elle le sent. Retirez les plaies et les bosses, les cernes et les rides, les épreuves et le chagrin, qu’est-ce qui reste, Alex superbe. Elle ouvre le peignoir bien grand, se regarde nue, ces seins, ce ventre… Et forcément, elle se met à pleurer, debout, face à sa vie.

Elle en rit de pleurer parce qu’elle ne sait plus si elle est heureuse d’être toujours vivante ou malheureuse d’être encore Alex.

Elle sait s’y prendre, devant cette adversité qui vient des profondeurs. Elle renifle, se mouche, resserre le peignoir autour d’elle, se sert un grand verre de saint-émilion et un plateau infâme, une folie de nourriture, chocolat, pâté de lapin en bocal, biscuits sucrés.

Elle mange, mange, mange. Puis s’abandonne contre le dossier du canapé. Elle se penche pour se servir un grand verre de Bailey’s. Un dernier effort pour aller chercher des glaçons. L’épuisement est tout proche mais le bien-être reste là, comme un bruit de fond.

Un regard au réveil. Totalement décalée, il est vingt-deux heures.

29

L’huile de vidange, l’encre, l’essence, difficile de répertorier tous les effluves qui convergent ici, sans compter le parfum vanillé de Mme Gattegno. La cinquantaine. Quand elle a vu entrer les policiers dans le garage, elle est aussitôt sortie de son bureau vitré et l’apprenti qui venait au-devant d’eux a disparu soudainement comme un chiot surpris par l’irruption de son maître.

— C’est au sujet de votre mari.

— Quel mari ?

Ça donne le ton, ce genre de réponse.

Camille pousse le menton en avant comme si son col de chemise le serrait et il se gratte le cou, perplexe, les yeux au ciel. Se demande comment on va s’en sortir parce que la patronne croise les bras sur sa robe imprimée, prête à faire barrage de son corps s’il le faut. On se demande bien ce qu’elle a à défendre.

— Bernard Gattegno.

Prise au dépourvu, ça se voit tout de suite, les bras se relâchent un peu, sa bouche s’ouvre sur un « O ». Elle ne s’y attendait pas et ne pensait pas à ce mari-là. Il faut dire, elle s’est remariée, l’an dernier, avec un fainéant de première, plus jeune, le meilleur ouvrier du garage, elle s’appelle Mme Joris aujourd’hui. Effet désastreux. Le mariage l’a aussitôt soulagé, le nouveau mari. Il peut passer son temps au bistro en toute impunité. Elle tourne la tête de droite et de gauche, quel gâchis.

— C’était pour le garage, vous comprenez. Toute seule…, explique-t-elle.

Camille comprend. Un grand garage, trois, quatre ouvriers, deux apprentis, sept ou huit voitures, capot ouvert, des moteurs tournent au ralenti, sur le pont élévateur une limousine décapotable rose et blanche, le genre Elvis Presley, c’est curieux de trouver ça à Étampes. L’un des ouvriers, un grand, moitié jeune, large d’épaules, qui s’essuie les mains dans un chiffon sale, s’approche et demande s’il peut aider, mâchoire menaçante. Il interroge la patronne du regard. Si le Joris succombe à une cirrhose, pas de doute, la relève est assurée. Ses biceps hurlent qu’il n’est pas du genre à se laisser impressionner par la police. Camille hoche la tête.

— Et pour les enfants aussi…, dit Mme Joris.

Elle en revient à son remariage, c’est peut-être ça qu’elle veut défendre depuis le début de l’entretien, cette idée de s’être remariée aussi vite et aussi mal.

Camille s’éloigne, laisse Louis manœuvrer. Il regarde, sur sa droite, trois voitures d’occasion qui portent leur prix de vente en lettres peintes en blanc sur le pare-brise. Il s’approche du bureau, tout en vitres, construit pour surveiller les ouvriers pendant qu’on fait la comptabilité. Ça marche toujours, ce genre de truc, l’un qui interroge, l’autre qui se promène, qui furète. Ça ne rate pas cette fois non plus.

— Vous cherchez quoi ?

Curieusement, il a une voix très aigüe, une articulation presque savante mais hargneuse, qui défend un territoire même si ce n’est pas le sien. Du moins, pas encore. Camille se retourne, son regard est à peu près au niveau du sternum de l’ouvrier musclé. Trois têtes de plus, facile. Du coup, il dispose d’une vue privilégiée sur ses avant-bras. Le garagiste continue de s’essuyer les mains machinalement dans son chiffon, comme un barman. Camille lève les yeux.

— Fleury-Mérogis ?

Le chiffon s’arrête. Camille pointe l’index sur l’avant-bras tatoué.

— Ce modèle-là, c’est les années 90, non ? T’as fait combien ?

— J’ai fait ma peine, dit le garagiste.

Camille fait signe qu’il comprend.

— Ça tombe bien que tu aies appris la patience.

Il désigne de la tête, derrière lui, la patronne qui continue de parler à Louis.

— … parce que tu as raté le tour précédent, et maintenant, ça risque d’être long.

Louis vient d’exhiber le portrait de Nathalie Granger. Camille s’approche. Mme Joris écarquille les yeux, elle est soufflée de reconnaître la maîtresse de son ex-mari. Léa. « C’est un prénom de pute, vous trouvez pas ? » Camille reste perplexe sur la question, Louis hoche prudemment la tête. Léa comment, personne ne le sait. Léa, c’est tout. Elle ne l’a vue que deux fois mais elle s’en souvient parfaitement, « comme si c’était hier ». « Plus grosse. » Sur le dessin, elle fait toute gentille mais c’était une peste « avec de gros nichons ». Pour Camille, « gros nichons » est un concept assez relatif, surtout quand il remarque la poitrine extraordinairement plate de Mme Joris. Elle fait une fixation sur les nichons de la fille, comme si, à eux seuls, ils expliquaient le naufrage de son couple.

On recompose l’histoire qui est d’un vide inquiétant. Où Gattegno a-t-il rencontré Nathalie Granger ? Personne ne le sait. Pas même les ouvriers que Louis interroge, ceux qui étaient là il y a deux ans. « Une belle fille », dit l’un, il l’a croisée un jour qu’elle attendait le patron dans sa voiture, au coin de la rue. Ne l’a vue qu’une seule fois, pas possible de dire si c’est elle sur le portrait-robot. La voiture, par contre, le type se souvient de la marque, de la couleur, de l’année (il est garagiste), mais avec ça, on ne pourra pas faire grand-chose. « Des yeux noisette », dit l’autre, un homme près de la retraite qui ne regarde plus le derrière des filles, à qui les gros nichons ne font plus beaucoup d’effet, alors il regarde les yeux. Mais pour le portrait-robot, il ne jurerait pas. Ça sert à quoi d’être observateur quand on n’a pas de mémoire ? se demande Camille.

Non, pour la rencontre, personne ne sait. L’histoire est fulgurante, en revanche, tout le monde est d’accord. Totalement asphyxié, le patron, « du jour au lendemain », n’était plus lui-même.

— Elle devait en connaître un bout, dit un autre qui trouve marrant de se montrer salace vis-à-vis de son ancien patron.

Gattegno commence à s’absenter du garage. Mme Joris confesse qu’elle les a suivis une fois, ça la rendait folle à cause des enfants, ils l’ont semée, le mari n’est pas rentré ce soir-là, seulement le lendemain, penaud, « la Léa » est venue le rechercher. « À la maison ! » hurle-t-elle. Deux ans après, elle s’étrangle encore. Le garagiste l’a vue par la fenêtre de la cuisine. D’un côté sa femme, les enfants étaient absents (« Ça tombait mal, ça l’aurait peut-être arrêté »), de l’autre, à la porte du jardin « cette salope » (Nathalie Granger, dite Léa, a décidément une réputation bien établie), bref, le mari balance, pas longtemps, il attrape son portefeuille, son blouson et le voilà parti, on l’a retrouvé mort dans une chambre du Formule1 dans la nuit du lundi, ce sont les femmes de ménage qui ont fait la découverte. Dans ces hôtels, il n’y a pas d’accueil, pas d’hôtesse, le personnel est invisible, on entre avec une carte de crédit, c’est celle du mari qui a servi. Aucune trace de la fille. À la morgue, on ne lui a pas laissé voir le bas du visage de son mari, il ne devait pas être bien beau à regarder. L’autopsie a été formelle, aucune trace de coups, rien, le type s’allonge sur le lit, tout habillé, « avec ses chaussures », et il avale un demi-litre d’acide, « de celui qu’on se sert pour les batteries ».

À la Brigade, tandis que Louis rédige le rapport (il tape vite, avec tous ses doigts, très appliqué, régulier, on dirait qu’il fait des gammes), Camille vérifie le rapport d’autopsie qui ne dit rien sur la concentration de l’acide utilisé. Suicide sauvage, barbare, le type devait vraiment être au bout du rouleau. La fille l’a planté là. Aucune trace non plus des quatre mille euros que le garagiste a sortis dans la nuit en utilisant ses trois cartes de crédit, « même celle du garage ! »

Pas de doute, Gattegno, Trarieux, même rencontre fatale avec Nathalie-Léa, chaque fois le vol, dérisoire. On fouille dans la vie de Trarieux, on fouille dans la vie de Gattegno, on cherche un point commun.

30

Le corps commence à revenir à lui, éprouvé mais entier. Les infections sont arrêtées, presque toutes les plaies refermées, les hématomes disparaissent.

Elle est allée voir Mme Guénaude, elle a expliqué : une obligation familiale soudaine, elle avait choisi le maquillage qui dit : « Je suis jeune mais j’ai le sens du devoir. »

— Je ne sais pas… Faut voir…

C’est un peu soudain pour Mme Guénaude, mais Mme Guénaude est très près de ses sous. Ancienne commerçante. Et comme Alex lui a proposé de payer deux mois de loyer rubis sur l’ongle, Mme Guénaude a dit qu’elle comprenait, elle a même juré :

— Si je trouve un locataire plus tôt, évidemment, je vous rembourse…

Vieille salope, a pensé Alex en souriant avec reconnaissance.

— C’est gentil, a-t-elle dit, mais elle n’a pas fait ses yeux de biche, elle est censée partir pour des raisons graves.

Elle a payé en espèces, laissé une fausse adresse. Au pire, Mme Guénaude va lui écrire, elle ne se mettra pas en quatre quand la lettre et le chèque reviendront, ce sera tout bénéfice.

— Pour l’état des lieux.

— Ne vous en faites pas pour ça, assure la propriétaire qui profite de la bonne affaire, je suis certaine que tout est en ordre.

Elle laissera les clés dans la boîte aux lettres.

Pour la voiture, pas de problème, elle paie par prélèvements mensuels le parking de la rue des Morillons, pas besoin de s’en occuper. C’est une Clio de six ans qu’elle a achetée d’occasion.

Elle a remonté les cartons vides de la cave, douze, démonté les meubles qui lui appartiennent, la table en pin, les trois éléments de bibliothèque, le lit. Elle ne sait pas pourquoi elle s’encombre encore de tout ça, sauf pour le lit, elle tient à son lit, ça, c’est quasiment sacré. Quand tout est à plat, elle regarde l’ensemble, dubitative, finalement, une vie, ça ne prend pas tant de volume qu’on croit. En tout cas, la sienne. Deux mètres cubes. Le déménageur a dit trois. Alex a dit d’accord, elle connaît les déménageurs. Une petite camionnette, même pas la peine de déplacer deux gars, un seul suffira. Elle a dit d’accord aussi pour le prix du garde-meubles et pour le petit supplément de tarif pour intervenir dès le lendemain. Alex, quand elle veut partir, c’est tout de suite. Sa mère dit souvent : « Avec toi, c’est toujours tout de suite, alors forcément, ça n’est jamais bien fait. » Parfois, quand elle est vraiment en forme, sa mère ajoute : « Ton frère, au moins… » mais il y a de moins en moins de sujets sur lesquels il gagne à la comparaison. Quoique ça ne fait rien, pour sa mère, il en reste toujours suffisamment, c’est un principe chez elle.

Malgré les douleurs et la fatigue, en quelques heures elle a fini de tout emballer, de tout démonter. Elle en a profité pour faire un peu de nettoyage par le vide, surtout des bouquins. Hormis quelques classiques, elle jette régulièrement. En quittant la porte de Clignancourt, elle a jeté tout Blixen, tout Forster, en partant de la rue du Commerce, ç’a été le tour de Zweig et Pirandello. Quand elle a quitté Champigny, elle a balancé tout Duras. Elle a des engouements, comme ça, quand elle aime, elle lit tout (sa mère dit qu’elle n’a pas de mesure), et après, ça pèse des tonnes dans les déménagements…

Ensuite, le reste du temps, elle vit dans les cartons, dort sur le matelas à même le sol. Il y a les deux petits cartons marqués « Personnel ». Dedans, ce qui est vraiment à elle. Ce sont des choses assez bêtes et même franchement futiles, des cahiers d’école, de collège, des relevés de notes, des lettres, des cartes postales, un bout de journal intime qu’elle a tenu par intermittence à douze ou treize ans, jamais bien longtemps, et des petits mots d’anciennes copines, des babioles finalement qu’elle aurait pu jeter, d’ailleurs c’est ce qu’elle va faire un de ces jours. Elle sait à quel point ces choses sont puériles. Il y a aussi des bijoux fantaisie, des vieux stylos plume asséchés, des barrettes qu’elle aimait bien, des photos de vacances ou de famille avec sa mère, son frère, de quand elle était petite. Bon, il faudrait bazarder tout ça, ça ne sert à rien, c’est même dangereux de conserver ça, des tickets de cinéma, des pages arrachées à des romans… Un jour, elle jettera tout. Pour le moment, les deux petits cartons « Personnel » trônent au milieu de ce déménagement sommaire.

Quand tout a été terminé, Alex est allée au cinéma, dîner chez Chartier, acheter de l’acide pour batterie. Pour sa préparation, elle a son masque, ses lunettes de protection, elle branche son ventilateur et la hotte aspirante, porte de la cuisine fermée, fenêtre grande ouverte pour pousser les vapeurs à l’extérieur. Pour concentrer le produit à 80 % il faut le chauffer lentement jusqu’au dégagement de la fumée acide. Elle a fait six demi-litres. Elle les conditionne dans des flacons en plastique imputrescible achetés dans une droguerie vers la République. Elle en conserve deux, les autres, elle les range proprement dans un sac à compartiments.

La nuit, des contractions dans les jambes la saisissent, la réveillent en sursaut, ce sont peut-être les cauchemars, elle en fait beaucoup, des scènes avec des rats qui la dévorent vivante, Trarieux qui lui enfonce des tiges d’acier dans la tête avec sa visseuse électrique. Le visage du fils Trarieux la hante aussi, forcément. Elle revoit sa tête d’imbécile, des rats sortent de sa bouche. Parfois ce sont des scènes de la réalité, Pascal Trarieux est assis dans sa chaise dans le jardin de Champigny quand elle arrive derrière lui, la pelle haut levée au-dessus de sa tête, et son corsage la gêne parce qu’il est trop étroit aux manches, à cette époque, elle pèse douze kilos de plus qu’aujourd’hui, ça lui fait de ces nichons… Le crétin, ça le rendait fou. Elle le laissait trifouiller un peu dans son corsage, pas longtemps, et, quand il était bien excité, que ses mains commençaient à la palper avec ardeur, elle tapait un coup sec, comme une institutrice. Finalement, à une autre échelle, c’est un peu l’équivalent du coup de pelle qu’elle lui a appliqué de toutes ses forces sur l’arrière du crâne. Dans son rêve, le coup de pelle est extraordinairement sonore et, comme dans la réalité, elle ressent la vibration dans ses bras jusqu’aux épaules. Pascal Trarieux, à demi assommé, se retourne vers elle avec difficulté, il tangue et lui adresse un regard d’étonnement, d’incompréhension, un regard étrangement serein, dans lequel le doute serait incapable d’entrer. Alors Alex fait entrer le doute à coups de pelle, elle compte sept, huit, le buste de Trarieux s’est affaissé sur la table de jardin, ce qui facilite la tâche. Après, le rêve saute toute la séquence des liens, il en vient tout de suite au hurlement de Pascal quand il reçoit la première dose d’acide dans la bouche. Il hurle tellement fort qu’il va affoler le voisinage, ce con, elle est contrainte de se relever et de lui asséner un nouveau coup de pelle sur le visage, la pelle bien à plat. Qu’est-ce que c’est sonore ces instruments-là !

Ainsi, il y a les rêves, les cauchemars, les courbatures, les crampes, les contractions douloureuses mais, dans l’ensemble, le corps revient à lui. Alex en est certaine, ça ne s’effacera jamais tout à fait, on ne vit pas une semaine dans une cage trop petite avec une colonie de rats excités sans conserver une dette vis-à-vis de l’existence. Elle fait beaucoup d’exercices, des étirements, des mouvements appris autrefois au stretching, elle recommence à courir aussi. Elle part tôt le matin et fait plusieurs fois le tour du square Georges-Brassens à petites foulées mais elle doit s’arrêter souvent parce que la fatigue la prend vite.


Enfin, le déménageur arrive et emporte le tout. Un grand type un peu hâbleur, qui essaye de flirter avec elle, on aura tout vu.

Alex va réserver sa place de train pour Toulouse, met sa valise à la consigne, et en sortant de la gare Montparnasse, regarde sa montre : 20 h 30. Elle peut retourner au Mont-Tonnerre, peut-être qu’il est là, avec ses amis qui font du chahut et qui racontent des histoires idiotes… Elle a compris qu’ils dînent en célibataires chaque semaine. Peut-être pas toujours dans le même restaurant.

Eh bien si, dans le même, parce qu’il est là, avec ses amis, ils sont plus nombreux encore que les fois précédentes, ça devient un petit club, ils sont sept aujourd’hui. Alex a l’impression que le patron du restaurant les sert la bouche pincée, pas certain que l’élargissement du club soit très à son goût, tellement de bruit, les autres clients tournent la tête. La jolie cliente rousse… Le personnel est toujours aux petits soins pour elle. Alex a été installée dans un endroit d’où il est moins facile de le voir que la dernière fois, elle doit se pencher un peu et, manque de chance, il la voit faire, leurs regards se croisent, c’est évident qu’elle cherchait à le regarder, bon, c’est ainsi, se dit-elle en souriant. Elle boit du riesling glacé, mange des coquilles Saint-Jacques, des petits légumes frais al dente, de la crème brûlée, elle boit un café très fort, puis un second, le dernier est offert par le patron qui s’excuse pour le bruit des convives. Il propose même de la chartreuse, il pense que c’est un alcool de fille. Alex dit non merci mais du Bailey’s frappé, je veux bien, le patron sourit, cette fille est absolument charmante. Elle prend son temps pour partir, oublie son livre sur la table, revient sur ses pas, le type n’est plus avec ses amis, il est debout, en train d’enfiler sa veste, ses copains font des plaisanteries lourdingues sur ce départ précipité, il est derrière elle quand elle quitte le restaurant, elle sent son regard sur ses fesses, Alex a un très beau cul et sensible comme une parabolique. Elle a fait à peine dix mètres, il est à ses côtés, il dit « Bonsoir », elle lui trouve un visage… enfin, ce visage fait naître en elle beaucoup de sensations.

Félix. Il ne dit pas son nom de famille, il ne porte pas d’alliance, elle l’a vu tout de suite, mais une trace autour du doigt, il vient peut-être de la retirer à l’instant.

— Et vous, c’est comment votre petit nom ?

— Julia, dit Alex.

— C’est joli.

Il aurait dit ça de toute manière. Ça l’amuse, Alex.

Il désigne du pouce, derrière lui, le restaurant :

— On est un peu bruyants…

— Un peu, dit Alex en souriant.

— On est entre garçons, alors forcément…

Alex ne répond pas. S’il persiste, il s’enfonce et il le sent.

Il a d’abord proposé un verre dans un bar qu’il connaît. Elle a dit non merci. Ils font quelques pas côte à côte, Alex ne marche pas vite, elle le regarde mieux. Il porte des vêtements de grande surface. Il sort de table mais ce n’est pas la seule raison pour laquelle les boutons de sa chemise sont aussi tendus, il n’y a personne pour lui dire qu’il faudrait acheter une taille au-dessus. Ou commencer un régime et reprendre le sport.

— Non, dit-il, je vous assure, c’est l’affaire de vingt minutes…

Il a dit que chez lui, ça n’est pas loin du tout pour prendre un dernier verre. Alex dit qu’elle n’a pas trop envie, qu’elle est fatiguée. Ils sont devant sa voiture, une Audi avec du désordre à l’intérieur.

— Vous faites quoi dans la vie ? demande-t-elle.

— Technicien de maintenance.

Alex traduit : réparateur.

— Scanners, imprimantes, disques durs…, précise-t-il comme si ça rehaussait son standing.

Puis il ajoute :

— Je dirige une équipe de…

Et il se rend compte comme c’est bête de se faire valoir, comme c’est vain. Pire, contreproductif.

Il esquisse un geste de balayage, difficile de savoir s’il balaye la fin de sa phrase comme si elle n’avait aucune importance ou le début comme s’il le regrettait.

Il a ouvert la portière, une bouffée de cigarette froide.

— Vous fumez ?

Le chaud et le froid, c’est sa technique, à Alex. Elle le fait très bien.

— Un peu, dit le type, embarrassé.

Il doit mesurer un mètre quatre-vingts, il est assez large d’épaules, châtain clair et des yeux très sombres, presque noirs. Quand elle l’a vu marcher à côté d’elle, elle a trouvé qu’il avait des jambes courtes. Il n’est pas très bien proportionné.

— Je ne fume qu’avec les gens qui fument, dit-il, gentleman.

Elle est certaine qu’à cet instant, il donnerait n’importe quoi pour une cigarette. Il la trouve vraiment jolie, il le lui dit, « je vous assure… », mais il ne la regarde pas vraiment parce qu’il la désire furieusement. C’est foncièrement sexuel, animal, ça l’aveugle complètement. Il ne saurait même pas dire comment elle est habillée. Il donne l’impression que si Alex ne couche pas avec lui, tout de suite, il rentre à la maison et tue toute sa famille au fusil de chasse.

— Vous êtes marié ?

— Non… Divorcé. Enfin, séparé…

Rien qu’à son ton Alex traduit, je ne m’en sors pas et en plus je suis en train de me faire étriller.

— Et vous ?

— Célibataire.

C’est l’avantage de la vérité, ça sonne comme la vérité. Il baisse les yeux, ça n’est pas de la gêne, de la pudeur, il regarde ses seins. Alex peut mettre ce qu’elle veut, tout le monde le voit immédiatement qu’elle a de jolis seins, voluptueux.

Elle sourit et en partant, elle lâche :

— Une autre fois, peut-être…

Il se précipite dans la brèche, quand quand quand ? Il fouille ses poches. Un taxi passe. Alex lève le bras. Le taxi s’arrête. Alex ouvre la portière. Quand elle se retourne pour lui dire au revoir, il lui tend une carte de visite. Elle est un peu froissée, ça fait négligé. Elle la prend quand même et pour bien montrer qu’elle n’y attache aucune importance, elle la fourre distraitement dans sa poche. Elle le voit par la lunette arrière, debout au milieu de la rue, qui regarde le taxi s’éloigner.

31

Le gendarme a demandé si sa présence était nécessaire.

— Je préfère…, a dit Camille. Si vous avez le temps, bien sûr.

Habituellement, la collaboration entre police et gendarmerie est plutôt rugueuse mais Camille aime bien les gendarmes. Il se sent quelque chose de commun avec eux. Ce sont des opiniâtres, des pugnaces, du genre à ne jamais lâcher une piste, même froide. Le gendarme apprécie la proposition de Camille, c’est un maréchal des logis-chef. Camille l’appelle « chef » parce qu’il connaît les usages, le gendarme se sent respecté, il a raison. Il a quarante ans et porte une fine moustache comme au siècle dernier, genre mousquetaire, il y a tout un côté suranné chez lui, une sorte d’élégance aussi, un peu raide, empruntée mais, on s’en rend vite compte, l’homme est vraiment affûté. Il se fait une haute idée de sa mission. Il faut voir ses chaussures, des miroirs.

Il fait un temps gris, maritime.

Faignoy-lès-Reims, huit cents habitants, deux rues principales, une place avec un monument aux morts démesuré, l’endroit est triste comme un dimanche au paradis. On va au bistro, c’est pour ça qu’on est venu. Le chef Langlois gare la voiture de la gendarmerie juste à l’entrée.

En entrant, l’atmosphère de soupe, de bouchon, de détergent vous prend tout de suite à la gorge. Camille se demande s’il ne devient pas ultrasensible aux odeurs. Déjà, au garage, Mme Joris, avec son parfum vanillé…

Stefan Maciak est mort en novembre 2005. Le nouveau patron est arrivé ici juste après.

— J’ai repris en janvier, en fait.

Ce qu’il en sait, c’est ce qu’on lui a raconté, comme à tout le monde. Ça l’a même fait hésiter pour la reprise de l’établissement, parce que le fait divers a fait pas mal de bruit ici. On voit bien des vols, des braquages, ce genre de choses, même des meurtres (le patron tente de prendre le chef Langlois à témoin, sans succès), mais des histoires comme celle-ci… En fait, Camille n’est pas venu pour entendre ça, il n’est même pas venu pour écouter, mais pour voir les lieux, pour ressentir cette histoire, préciser son idée. Il a lu le dossier, le chef Langlois n’a fait que lui confirmer ce qu’il savait déjà. À cette époque, Maciak a cinquante-sept ans, il est d’origine polonaise, célibataire. C’est un homme assez gros, aussi alcoolique qu’on peut l’être quand on gère des cafés pendant trente ans sans aucune discipline de vie. Sur sa vie justement, pas grand-chose en dehors de son établissement. Côté sexuel, il fréquentait chez Germaine Malignier et sa fille, ici on dit les « quatre fesses ». Pour le reste, un type tranquille, sympa.

— Les comptes étaient corrects.

Pour le nouveau propriétaire, qui en ferme les yeux avec sérieux, c’est un blanc-seing pour l’éternité.

Et donc un soir de novembre… [C’est le chef Langlois qui raconte. Camille et lui sont sortis du café après avoir refusé poliment une tournée, ils marchent en direction du monument aux morts, un piédestal au sommet duquel un poilu penché en avant, face à la bourrasque, s’apprête à embrocher avec sa baïonnette un Boche invisible. Un 28 novembre. Maciak ferme son établissement comme d’habitude, vers vingt-deux heures, tire le rideau de fer et commence à faire son frichti dans l’arrière-cuisine du café, il va sans doute dîner devant le téléviseur allumé dès sept heures du matin. Mais ce soir-là, il ne dîne pas, pas le temps, on pense qu’il est allé ouvrir la porte de derrière, il revient dans la salle, accompagné. Personne ne sait exactement ce qui s’est passé, la seule certitude c’est qu’un peu plus tard il reçoit un coup de marteau à l’arrière du crâne. Il est estourbi, mal en point mais pas mort, l’autopsie est formelle. Il est ensuite attaché avec les torchons du bar, ce qui exclut la préméditation. Le voilà allongé sur le carreau dans la salle du café, on tâche sans doute de lui faire dire où se trouvent ses économies, il résiste. On va certainement jusqu’au garage qui communique avec l’arrière-cuisine pour attraper l’acide sulfurique qui sert à recharger la batterie de la camionnette, on revient lui en vider un demi-litre dans la gorge, ce qui clôt rapidement la conversation. On rafle la caisse de la fin de journée, cent trente-sept euros, on dévaste l’étage, on éventre un matelas, on vide les commodes et on ramasse les deux mille euros d’économies cachées dans les toilettes, avant de repartir, ni vu ni connu, en emportant le bidon d’acide, sans doute à cause des empreintes.

Camille machinalement lit le nom des morts de la Grande Guerre, trouve trois Malignier, le nom de famille qu’on a évoqué tout à l’heure. Gaston, Eugène, Raymond. Machinalement, Camille cherche le lien de parenté avec les quatre fesses.

— Il y a une femme dans l’histoire ?

— On sait qu’il y en a une, on ne sait pas si elle est liée à l’histoire.

Camille, petit frémissement dans l’échine.

— Bon, selon vous, ça se passe comment ? Maciak ferme à vingt-deux heures…

— Vingt et une heures quarante-cinq, rectifie le chef Langlois.

Ça ne change pas grand-chose. Le chef Langlois fait une petite moue, pour lui, ça change quelque chose.

— Vous voyez, commandant, dit-il, ce genre de commerçant aurait plutôt tendance à fermer un peu en retard sur son autorisation. Fermer quinze minutes plus tôt, ça n’est pas tellement fréquent.

Un « rendez-vous galant », ce sont les mots du chef Langlois, c’est son hypothèse. Une femme a été vue dans le café en fin de journée par des habitués. Comme ils étaient tous là depuis le milieu de l’après-midi, ils devaient flirter avec les trois ou quatre grammes d’alcool dans le sang, alors les uns l’ont vue jeune, les autres âgée, les uns petite, les autres grosse, certains disent qu’elle était accompagnée, d’autres non, on parle d’un accent étranger mais, parmi ceux qui croient l’avoir discerné, aucun n’est capable de préciser de quel accent il s’agit, en fait, personne ne sait rien sauf qu’elle a discuté un long moment au bar avec Maciak qui semblait tout excité, qu’il pouvait être dans les vingt et une heures et que trois quarts d’heure plus tard, il fermait en expliquant aux habitués qu’il avait un coup de fatigue. La suite, on la connaît. Aucune trace d’une femme jeune ou vieille, petite ou grosse dans les hôtels des proches environs. On a fait un appel à témoins, ça n’a servi à rien.

— Il aurait fallu étendre le périmètre de recherche, dit le chef qui évite l’éternelle litanie sur le manque de moyens.

Pour le moment, on peut affirmer qu’il y a eu une femme dans les parages, au-delà…

Le chef Langlois a toujours un peu l’air au garde-à-vous. Raide, empesé.

— Quelque chose vous chagrine, hein, chef ? demande Camille, les yeux toujours sur la liste de défunts de la grande guerre.

— Eh bien…

Camille se tourne vers le chef Langlois et enchaîne, sans attendre la réponse :

— Moi, ce qui me surprend, c’est qu’on veuille faire avouer un type en lui versant de l’acide dans la gorge. On voudrait le faire taire, je pourrais comprendre, mais pour le faire parler…

Ça le libère, le chef Langlois. Le garde-à-vous semble s’assouplir, comme s’il oubliait un instant de le maintenir, il va même jusqu’à se permettre un petit clappement de bouche assez peu réglementaire. Camille hésite à le rappeler à l’ordre mais dans son plan de carrière, le chef Langlois n’a certainement pas choisi l’option humour.

— J’y ai pensé aussi, dit-il enfin. C’est étrange… À voir comme ça, on dirait un crime de rôdeur. Le fait que Maciak ouvre sa porte de derrière ne prouve pas qu’il connaissait la personne, ça prouve tout au plus que la personne a été assez convaincante pour qu’il lui ouvre, ça n’a pas dû être bien difficile. Donc un rôdeur. Le café est vide, personne ne l’a vu entrer, il attrape le marteau — Maciak avait une petite boîte à outils d’entretien sous le comptoir —, il assomme Maciak, l’attache, c’est ce qui est dans le rapport.

— Mais comme vous ne croyez pas vraiment à cette histoire d’acide pour lui faire avouer où sont ses économies, vous préférez une autre version…

Ils quittent le monument aux morts, reviennent vers la voiture, le vent s’est un peu levé et avec le vent, le froid de fin de saison, Camille assure son chapeau et resserre les pans de son imperméable.

— Disons que j’en trouve une plus logique. Je ne sais pas pourquoi on lui verse de l’acide dans la bouche et sur la gorge mais, à mon sens, ça n’a rien à voir avec le vol. En règle générale, les voleurs, quand ils sont aussi des assassins, font au plus simple, ils tuent, ensuite ils fouillent et après ils partent. Les acharnés torturent de façon classique, ça peut faire très mal mais ce sont des procédés connus. Tandis que là…

— Alors, pour l’acide, vous pensez à quoi ?

Petite moue. Il se décide enfin.

— Une sorte de rituel, je pense. Enfin, je veux dire…

Camille voit très bien ce qu’il veut dire.

— Quel genre de rituel ?

— Sexuel…, risque Langlois.

Plutôt fin, le chef.

Assis côte à côte, les deux hommes regardent, à travers le pare-brise de la voiture, la pluie ruisseler sur le poilu du monument aux morts. Camille explique la succession à laquelle on est parvenu : Bernard Gattegno le 13 mars 2005, Maciak le 28 novembre suivant, Pascal Trarieux le 14 juillet 2006.

Le chef Langlois hoche la tête.

— Le rapport, c’est que ce sont tous des hommes.

C’est aussi l’avis de Camille. Le rituel est sexuel. Cette fille, si c’est elle, hait les hommes. Elle séduit ceux qu’elle rencontre, peut-être même les choisit-elle et, à la première occasion, elle les trucide. Quant à comprendre pourquoi l’acide sulfurique, on saura ça quand on l’aura arrêtée.

— Ça fait un crime par semestre, conclut le chef Langlois. Sacré tableau de chasse, quand même.

Camille est d’accord. Le chef ne se contente pas d’émettre des hypothèses plus que plausibles, il pose aussi les bonnes questions. Mais non, à la connaissance de Camille, pas de rapport entre eux, Gattegno garagiste à Étampes, Maciak cafetier à Reims, Trarieux chômeur en banlieue nord. Sauf qu’ils sont morts à peu près de la même manière et certainement de la même main.

— On ne sait pas qui est cette fille, propose Camille, tandis que le chef Langlois fait démarrer la voiture pour le ramener à la gare, mais ce dont on est certains, c’est que, quand on est un homme, il vaut mieux ne pas croiser sa route.

32

Alex est d’abord descendue dans le premier hôtel qu’elle a trouvé. En face de la gare. Elle n’a pas fermé l’œil de la nuit. De toute manière, s’il n’y avait pas eu le raffut des trains, il y a toujours les rats pour hanter ses rêves et ça, quel que soit l’hôtel… La dernière fois, le gros rat noir et roux faisait bien un mètre de haut, il avait pointé ses moustaches et son museau luisant devant le visage d’Alex, et ses yeux noirs et brillants la transperçaient de part en part, on voyait ses dents affilées pointer sous ses babines.

Le lendemain, elle a trouvé ce qu’elle voulait dans les pages professionnelles. Hôtel du Pré Hardy. Par chance, il y avait des chambres libres pas trop chères. C’est bien, propre même si c’est un peu loin de tout. La ville lui plaît, il y a une belle lumière, elle a fait des promenades agréables, un peu comme en vacances.

En arrivant à l’hôtel, pour un peu, elle serait repartie aussitôt.

À cause de la patronne de l’hôtel, Mme Zanetti, « mais ici, tout le monde m’appelle Jacqueline ». Déjà, Alex, ça ne lui a pas trop plu de copiner de but en blanc, et vous, c’est comment ? Alors bien obligée : Laura.

— Laura…? a répété la patronne, médusée. C’est le nom de ma nièce !

Alex ne voyait pas du tout ce qu’il y avait de curieux là-dedans. Tout le monde doit avoir un prénom, les patronnes d’hôtel, les nièces, les infirmières, tout le monde, mais pour Mme Zanetti, ça semblait particulièrement surprenant. C’est ce qu’Alex n’a pas aimé chez elle, d’emblée, sa manière épouvantablement commerçante de s’inventer des liens avec tout le monde. C’est une femme « relationnelle » et, comme elle vieillit, elle renforce son talent communicatif d’un zeste d’élan protecteur. Alex trouve aussi agaçante cette façon de vouloir être la copine de la moitié de la terre et la mère de l’autre moitié.

Physiquement, c’est une femme qui a été belle, qui a voulu le rester et c’est ce qui a tout gâché. Le résultat des opérations esthétiques vieillit parfois mal. Ici, difficile de savoir ce qui ne va pas, on a l’impression que tout s’est déplacé et que le visage, tout en essayant de ressembler encore à un visage, échappe maintenant à toute exigence de proportion. C’est une sorte de masque hypertendu avec des yeux de serpent noyés dans les creux, des centaines de ridules qui convergent vers des lèvres d’un volume stupéfiant, le front est tellement tiré que les sourcils semblent arqués en force et les bajoues ont reculé loin vers l’arrière de la tête et pendouillent sur les côtés, comme des rouflaquettes. Sa coiffure, teinte en noir de jais, est d’un volume époustouflant. Vraiment, quand elle est apparue derrière son comptoir, Alex a réprimé un mouvement de recul, rien d’autre à dire, cette femme a une tête de sorcière. Avec cette monstruosité pour vous accueillir quand vous rentrez, ça encourage aux décisions rapides. Mentalement, Alex a décidé d’en finir vite avec Toulouse et de rentrer. Sauf que le premier soir, la patronne l’a invitée dans sa partie privative, pour boire un verre.

— Vous ne voulez pas causer un peu avec moi ?

Le whisky est excellent, son petit salon personnel est agréable, décoré années cinquante, avec un gros téléphone noir en bakélite et un électrophone Teppaz ouvert sur un microsillon des Platters. Somme toute, elle est assez gentille, elle raconte des histoires assez drôles sur ses anciens clients. Et puis, ce visage, finalement, on s’y fait. On l’oublie. Comme elle a dû l’oublier, elle aussi. C’est propre au handicap, à un certain moment, il n’y a plus que les autres pour s’en apercevoir.

On a ouvert ensuite une bouteille de bordeaux, « je ne sais pas ce qui me reste mais si ça vous tente de dîner ». Alex a dit oui, par facilité. La soirée s’étire agréablement, Alex est passée au feu roulant des questions et ment raisonnablement. L’avantage de ces conversations de rencontre, c’est qu’on n’est pas tenu à la vérité, ce qu’on dit n’a aucune importance pour personne. Quand elle s’est levée du canapé pour aller se coucher, il était plus d’une heure du matin. On s’embrasse comme du bon pain, on se dit qu’on a passé une soirée merveilleuse, ce qui est à la fois vrai et faux. En tout cas, l’heure a tourné sans qu’Alex s’en aperçoive. Elle se couche bien plus tard qu’elle l’a prévu, la fatigue la terrasse, elle a rendez-vous avec ses cauchemars.

Le lendemain, elle fait les librairies et, en fin de journée, elle s’offre une sieste inattendue d’une profondeur presque douloureuse.

L’hôtel « comporte vingt-quatre chambres, il a été rénové entièrement il y a quatre ans », dixit Jacqueline Zanetti « appelez-moi Jacqueline, si, si, j’insiste ». Alex a une chambre au second étage, elle croise peu de monde, elle entend seulement les bruits des uns et des autres, la rénovation n’est pas allée jusqu’à l’insonorisation. Le soir, au moment où Alex tente de se glisser discrètement dehors, Jacqueline surgit derrière le comptoir de la réception. Impossible de refuser un verre, impossible. Jacqueline est plus en forme que jamais, elle se veut étincelante, rires, sourires, mimiques, va-et-vient, côté amuse-gueules, elle a carrément doublé la mise et vers vingt-deux heures, au troisième whisky, elle dévoile ses batteries : « Et si on allait danser…? » La proposition est faite avec une gourmandise censée entraîner l’adhésion immédiate et ravie, sauf qu’Alex, la danse… En plus, ces endroits la laissent perplexe. « Mais, jure Jacqueline qui surjoue l’offusquée, pas du tout ! On y va uniquement pour danser, je vous assure ! » Affirmative. Comme si elle croyait vraiment à ce qu’elle dit.

Alex est devenue infirmière sur les instances de sa mère mais au fond, elle est infirmière dans l’âme. Elle aime faire le bien. Ce qui la fait céder, c’est que Jacqueline s’est vraiment donné un mal de chien pour mettre en scène sa proposition. Elle a apporté des brochettes, elle raconte l’établissement où on peut aller danser deux fois par semaine « vous verrez, c’est crevant », elle a toujours été folle de ça. Bon, elle avoue en minaudant, d’accord, c’est aussi pour les rencontres.

Alex sirote son bordeaux, elle ne s’est même pas rendu compte qu’on était passé à table et enfin il est vingt-deux heures trente, alors, on y va ?

33

Pour autant qu’on le sache, la route de Pascal Trarieux ne croise jamais celle de Stefan Maciak qui ne croise pas celle de Gattegno. Camille lit ses fiches à voix haute :

— « Gattegno, né à Saint-Fiacre, fait le lycée technique à Pithiviers où il entre en apprentissage. Après quoi, six ans plus tard, il ouvre son propre atelier à Étampes et reprend ensuite (il a alors vingt-huit ans) le garage de son ancien maître d’apprentissage, toujours à Étampes. »

Le bureau de la Brigade.

Le juge est passé pour ce qu’il appelle « le débriefing ». Il prononce le mot avec un accent anglais très souligné à mi-chemin de l’affectation et du ridicule. Aujourd’hui, il s’est vissé une cravate bleu ciel, le comble de l’extravagance vestimentaire dont il est capable. Les mains posées à plat devant lui comme des étoiles de mer, il reste impassible. Il veut faire de l’effet.

— Ce type n’a pas parcouru plus de trente bornes entre sa naissance et sa mort, poursuit Camille. Marié, trois enfants, et d’un coup, à quarante-sept ans, le démon de midi. Ça le rend dingue et après, ça le rend mort. Aucun rapport avec Trarieux.

Le juge ne dit rien, Le Guen ne dit rien, chacun garde ses cartouches, avec Camille Verhœven, on ne sait jamais exactement comment ça va tourner.

— Stefan Maciak, né en 1949. Famille polonaise, famille modeste, famille laborieuse, un exemple pour la France intégratrice.

Tout le monde sait déjà tout ça, faire le point d’une enquête pour une seule personne est assez pénible, on le sent à la voix de Camille qui s’impatiente. Dans ces cas-là, Le Guen ferme les yeux, comme s’il voulait lui communiquer de la sérénité par transmission de pensée. Louis aussi fait ça pour calmer son chef. Camille n’est pas un excité mais, de temps à autre, il a l’impatience un peu spontanée.

— Notre Maciak pousse l’assimilation jusqu’à devenir alcoolique. Il boit comme un Polonais donc c’est un bon Français. Du genre qui veut garder la nationalité française. Du coup, il fait dans le bistro. Il est plongeur, puis serveur, puis demi-chef de rang, nous avons sous les yeux un merveilleux exemple de montée sociale par la descente de gosier. Dans un pays laborieux comme le nôtre, l’effort est toujours récompensé. Maciak gère son premier café à trente-deux ans, à Épinay-sur-Orge. Il y reste huit ans et enfin, apogée de l’ascension sociale, il achète, avec un petit crédit de complément, le bistro des environs de Reims où il va trouver la mort dans les conditions que nous connaissons. Il n’a jamais été marié. Ceci explique peut-être le coup de foudre qui le terrasse lorsqu’une touriste de passage s’intéresse un jour à lui. Il y laisse 4 143,87 euros (les commerçants aiment les comptes précis), et la vie par la même occasion. Sa carrière a été laborieuse, mais sa passion a été fulgurante.

Silence. On ne sait pas si c’est dû à l’agacement (le juge), la consternation (Le Guen), la patience (Louis), la jubilation (Armand) mais tout le monde se tait.

— Selon vous, les victimes n’ont pas de point commun, notre meurtrière tue des gens au hasard, dit enfin le juge. Vous pensez qu’elle ne prémédite pas.

— Elle prémédite ou pas, je n’en sais rien. Je constate seulement que les victimes ne se connaissent pas et que ce n’est pas de ce côté-là qu’il faut chercher.

— Pourquoi alors notre meurtrière change-t-elle d’identité, si ce n’est pas « pour » tuer ?

— Ce n’est pas « pour » tuer mais « parce » qu’elle a tué.

Il suffit que le juge émette une hypothèse pour que Camille enclenche la marche arrière. Il s’explique :

— Elle ne change pas d’identité à proprement parler, elle se fait appeler autrement, ce n’est pas la même chose. On lui demande comment elle s’appelle, elle dit « Nathalie », elle dit « Léa » et personne ne va lui demander sa carte d’identité. Elle se fait appeler autrement parce qu’elle a tué des hommes, trois à notre connaissance, en réalité on ne sait pas combien. Elle brouille les pistes comme elle peut.

— Elle y arrive assez bien, je trouve, lâche le juge.

— Je reconnais…, dit Camille.

Il dit ça distraitement parce que son regard est ailleurs. Tous les yeux se sont tournés vers la fenêtre. Le temps a tourné. Fin septembre. Il n’est que neuf heures du matin mais la lumière est tombée d’un coup. L’averse qui cingle les vitres du palais de justice vient de redoubler et frappe les carreaux avec une violence rageuse ; elle a commencé ses ravages il y a plus de deux heures et on voit mal ce qui va l’arrêter. Camille regarde ce désastre avec inquiétude. Si les nuages n’ont pas encore l’aspect farouche du Déluge de Géricault, il y a tout de même plus qu’une menace dans l’air. Il faut se méfier, pense Camille, dans nos petites vies, la fin du monde n’aura pas grande allure, ça pourrait bien commencer comme ça, bêtement.

— Le mobile ? demande le juge. L’argent, c’est peu probable…

— Nous sommes d’accord. Elle n’emporte que des sommes assez dérisoires, si elle faisait ça pour l’argent, elle calculerait mieux son coup, elle choisirait des proies plus riches. L’argent du père Trarieux, c’est six cent vingt-trois euros, Maciak, c’est la caisse de la journée. Avec Gattegno, elle vide ce qu’il a sur ses cartes bleues.

— Petit bénéfice au passage ?

— Possible. Je penche plutôt pour la fausse piste. Elle veut égarer un peu les recherches en simulant le vol crapuleux.

— Alors quoi ? la folie ?

— Peut-être. En tout cas, c’est sexuel.

Le grand mot. À partir de là, on peut tout dire, on le voit tout de suite. Le juge a son idée sur la question. Camille ne parierait pas grand-chose sur son expérience sexuelle mais il a fait les écoles et ça ne lui fait pas peur, de théoriser la question.

— Elle… (si c’est elle)…

Depuis le début, il raffole de cet effet, le juge. Il doit d’ailleurs en faire un leitmotiv dans toutes les affaires, le rappel à la règle, la présomption d’innocence, la nécessité de s’appuyer sur des faits tangibles, il se vautre avec ravissement dans ce côté donneur de leçons. Quand il émet un sous-entendu comme celui-ci, qui rappelle que rien n’est prouvé, il ménage toujours une petite seconde de silence pour que tout le monde saisisse bien la portée du sous-texte. Le Guen opine. Tout à l’heure, il dira : « Et encore ! Nous, on l’a adulte. Tu imagines ce type en terminale, ce qu’il devait être chiant ? »

— Elle verse de l’acide dans la gorge de ses victimes, poursuit enfin le juge. Si c’était sexuel comme vous dites, il me semble qu’elle l’utiliserait autrement, non ?

C’est une allusion, c’est de l’indirect. On théorise, ça met à distance du réel. Alors, ça ne rate pas :

— Vous pouvez préciser ? demande Camille.

— Eh bien…

C’est une seconde d’hésitation de trop, Camille saute dessus :

— Oui…?

— Eh bien, l’acide, elle le verserait plutôt…

— Sur la queue ? le coupe Camille.

— Euh…

— Ou sur les couilles, peut-être ? Ou les deux ?

— Il me semble, en effet.

Le Guen lève les yeux au plafond. Quand il entend le juge reprendre la parole, il pense « second round » et ça le fatigue d’avance.

— Vous pensez toujours, commandant Verhœven, que cette femme a été violée, c’est bien ça ?

— Oui, violée. Je pense qu’elle tue parce qu’elle a été violée. Elle se venge des hommes.

— Et si elle verse de l’acide sulfurique dans la gorge de ses victimes…

— Je penche pour de mauvais souvenirs de fellation. Ça arrive, vous savez…

— Tout à fait, dit le juge. C’est même plus fréquent qu’on le pense. Mais heureusement, toutes les femmes choquées par cette pratique ne deviennent pas des meurtrières en série. Ou du moins, pas de cette manière-là…

Étonnamment, le juge sourit, Camille est un peu dérouté. Ce sont des sourires à contretemps, c’est assez difficile à interpréter.

— En tout cas, quelles que soient ses raisons, reprend-il, c’est ce qu’elle fait. Oui, je sais, si c’est elle…

Disant cela, Camille tourne l’index en l’air très vite : on connaît la rengaine.

Le juge continue de sourire, approuve et se lève.

— En tout cas, que ce soit ça ou non, quelque chose lui est resté en travers de la gorge, à cette fille.

Tout le monde est surpris. Surtout Camille.

34

Alex a tenté une ultime manœuvre de résistance, je ne suis pas habillée, je ne peux pas sortir comme ça, je n’ai rien apporté, vous êtes parfaite et soudain, elles sont face à face, dans le salon, Jacqueline la regarde fixement, plonge son regard dans ses yeux verts et hoche la tête avec une admiration mêlée de regrets, comme si elle regardait une partie de sa propre vie, l’air de dire, ce que c’est bien d’être belle, d’être jeune, et elle dit, vous êtes parfaite, elle le pense vraiment et Alex n’a plus rien à dire, on prend un taxi, à peine le temps de réaliser, on y est. La salle de bal est très grande. En soi, Alex trouve déjà ça tragique, c’est comme le cirque, le zoo, le genre d’endroit qui vous déclenche des tristesses immédiates et inexplicables mais en plus, pour remplir un endroit pareil, il faudrait être huit cents, ils sont cent cinquante. Un orchestre, accordéon, piano électrique, les musiciens ont cinquante ans, le chef d’orchestre porte une moumoute châtaine qui glisse avec la transpiration, on se demande si elle ne va pas finir par tomber dans son dos. Des chaises, une centaine, tout autour. Au centre, le parquet brille comme un sou neuf, une trentaine de couples passent et repassent, déguisés en boléro, en invités de mariage, en Espagnols de pacotille, en charleston. On dirait le carrefour des esseulés. Jacqueline ne le voit pas comme ça, elle est chez elle, elle adore et ça se voit. Elle connaît du monde, elle présente Alex : « Laura », clin d’œil vers elle, puis « ma nièce ». Ce sont des gens de quarante, cinquante ans. Ici, les trentenaires ont l’air d’orphelines quand ce sont des filles, vaguement louches quand ce sont des hommes. Et une dizaine de femmes toniques, de l’âge de Jacqueline, pomponnées, coiffées, maquillées, au bras de maris gentils et patients au pli de pantalon impeccable, des femmes bruyantes et blagueuses, le genre dont on dit qu’elles sont « toujours partantes ». On accueille Alex avec des embrassades comme si la rencontre était attendue de longue date avec impatience, mais très vite, on l’oublie parce que avant tout, on danse.

En fait, tout ça n’est qu’un immense prétexte parce qu’il y a Mario, c’est pour lui que Jacqueline est venue. Elle aurait dû le dire à Alex, ç’aurait été plus simple. Un type de trente ans, physique d’ouvrier maçon, un peu gauche mais incontestablement viril. Donc d’un côté Mario, le maçon, de l’autre, Michel, plutôt le style ancien dirigeant de PME, cravaté jusqu’en haut, le genre qui tire avec le bout des doigts sur les poignets de sa chemise et qui porte des boutons de manchettes à ses initiales. Un costume vert d’eau, très clair, avec un mince galon noir tout le long de la jambe, comme pas mal d’autres, on se demande où il pourrait exhiber un truc pareil en dehors d’ici. Il en pince pour Jacqueline et ça se voit sauf que, face à Mario, il porte lourd sa cinquantaine. Jacqueline s’en fout comme de l’an quarante de Michel. Alex observe ce ballet transparent. Ici, quelques rudiments d’éthologie suffisent pour interpréter toutes les relations.

Il y a un bar sur le côté de la salle, qui tient plutôt de la buvette, où on s’agglutine quand la danse fait moins recette, c’est là qu’on échange des plaisanteries. C’est là aussi que les hommes se rapprochent des femmes. À certains moments, ça fait toute une foule dans l’angle de la salle, les couples qui dansent encore semblent encore plus seuls, comme des figurines sur un gâteau de mariage. Le chef d’orchestre accélère un peu la cadence pour en finir plus vite et tenter sa chance sur un autre morceau.

Il est deux heures passées quand la salle commence à se vider, des hommes enlacent fiévreusement quelques femmes au centre de la piste parce qu’il leur reste très peu de temps pour conclure.

Mario disparaît, Michel propose de raccompagner les filles, Jacqueline dit non, on prend un taxi mais avant, on s’embrasse, on a passé une soirée formidable, on promet tout et n’importe quoi.

Dans le taxi, Alex se risque à évoquer Michel à une Jacqueline un peu pompette qui répond par une confidence qui n’a rien d’un secret : « Je n’ai toujours aimé que les hommes plus jeunes. » Disant cela, elle fait une petite moue comme si elle disait qu’elle ne sait pas résister au chocolat. Les deux s’achètent, pense Alex parce que tôt ou tard, Jacqueline l’aura son Mario, mais il lui coûtera cher, d’une manière ou d’une autre.

— Vous vous êtes ennuyée, hein ?

Jacqueline a pris la main d’Alex dans la sienne et la serre fort. Curieusement, elle a les mains froides, ce sont des mains longues, parcheminées, avec des ongles interminables. Dans cette caresse, elle met toute l’affection que l’heure et son état d’ébriété lui permettent.

— Non, assure Alex avec conviction, c’était amusant.

Mais elle décide de partir dès le lendemain. De bonne heure. Elle n’a pas de réservation, tant pis, elle trouvera bien un train.

On arrive. Jacqueline tangue sur ses talons hauts. Allons, il est tard. On s’embrasse dans l’entrée, on ne fait pas de bruit pour ne réveiller personne, à demain ? Alex dit oui à tout, elle monte à sa chambre, prend sa valise, redescend et la pose près de l’accueil, ne conserve que son sac à main, passe derrière le comptoir et pousse la porte du petit salon.


Jacqueline a retiré ses chaussures, elle vient de se servir un immense verre de whisky. Maintenant qu’elle est seule, rendue à elle-même, on lui donnerait cent ans de plus.

Quand elle voit Alex entrer, elle sourit, vous avez oublié quelque chose. Elle n’a pas le temps d’articuler la phrase, Alex a attrapé le combiné du téléphone et lui en assène un immense coup, à la volée, sur la tempe droite, Jacqueline se retourne sous le choc et s’écroule. Son verre valse à travers la pièce. Le temps de relever la tête, Alex lui abat, à deux mains cette fois, de toutes ses forces, le corps du gros téléphone en bakélite sur le sommet du crâne, c’est son truc de tuer les gens comme ça, en tapant sur la tête, et puis, c’est ce qui va le plus vite quand on n’a pas d’arme. Cette fois, trois, quatre, cinq coups massifs, en levant les bras le plus haut possible, et l’affaire est réglée. La tête de la vieille est déjà passablement cabossée, mais elle n’est pas morte, c’est le second avantage de la tête, ça estourbit mais ça laisse quand même profiter du dessert. Encore deux grands coups sur le visage et Alex se rend compte que Jacqueline porte un dentier. Il est aux trois quarts sorti de la bouche, tout de traviole, un modèle en résine, la plupart des dents de devant cassées, reste pas grand-chose. Le visage pisse le sang par le nez, Alex s’écarte avec précaution. Le fil du téléphone sert à lier les poignets et les chevilles, après quoi, même si la vieille remue encore un peu, pas de souci.

Alex se protège toujours bien le nez et le visage, elle procède de loin, à bout de bras, en tenant une large poignée de cheveux, et elle a d’autant plus raison que sur la résine des dents, l’acide sulfurique concentré provoque une effervescence d’une rare intensité.

Sous l’effet de la fusion de la langue, de la gorge, du cou, l’hôtelière pousse un cri rauque et sourd, très animal, son ventre se soulève, comme une baudruche gonflée à l’hélium. Ce cri, ce n’est peut-être qu’un réflexe, difficile de savoir. Alex espère quand même que c’est de la douleur.

Elle ouvre la fenêtre qui donne sur la cour et entrouvre la porte pour faire un courant d’air puis, quand l’atmosphère redevient respirable, elle referme la porte, laisse la fenêtre ouverte, cherche du Bailey’s, n’en trouve pas, elle essaye la vodka, pas si mal, et s’installe dans le canapé. Un œil sur le corps de la vieille femme. Morte, on la dirait complètement désarticulée, et ce n’est rien à côté du visage, de ce qu’il en reste, les chairs fondues à l’acide ont provoqué des hémorragies de botox, ça fait une bouillie infâme.

Pouah.

Alex est fourbue.

Elle attrape une revue et entame les mots fléchés.

35

On piétine. Le juge, la météo, l’enquête, rien ne va. Même Le Guen s’énerve. Et cette fille, dont on ne sait toujours rien. Camille a terminé ses rapports, il traîne un peu. Il n’a jamais très envie de rentrer à la maison. S’il n’y avait pas Doudouche pour l’attendre…

Ils travaillent dix heures par jour, ils ont enregistré des dizaines de dépositions, relu des dizaines de rapports et de PV, recoupé des informations, demandé des précisions, vérifié des détails, des horaires, interrogé des gens. Et rien. C’est à se demander.


Louis passe d’abord la tête puis s’avance. En voyant les feuilles éparses sur le bureau, il fait un signe au commandant : je peux ? Camille fait : oui. Louis retourne les feuilles, ce sont des portraits de la fille. Le portrait-robot établi par l’Identité est suffisamment ressemblant pour permettre aux témoins de la reconnaître mais c’est un portrait sans vie, tandis qu’ici, de mémoire, Camille l’a recomposé, transfiguré. Cette fille n’a pas de nom mais sur ces dessins, elle a une âme. Camille l’a dessinée dix, vingt, trente fois peut-être, comme s’il la connaissait intimement, la voici à table, sans doute au restaurant, les mains croisées sous son menton, comme si elle écoutait quelqu’un raconter une anecdote, elle a des yeux clairs et rieurs. Ici elle pleure, elle vient de relever la tête, c’est assez poignant, on dirait qu’il lui manque les mots et que ses lèvres tremblent. Là, dans la rue, elle marche et cambre les reins en se retournant, elle vient d’être happée par une vitrine dans lequel son visage étonné se reflète. Sous le crayon de Camille, cette fille est incroyablement vivante.

Louis a envie de dire à quel point il trouve ça bien mais il ne le dit pas parce qu’il se souvient que Camille dessinait Irène ainsi, tout le temps, sur son bureau, il y avait toujours de nouveaux croquis, il les griffonnait en parlant au téléphone, c’était comme une production involontaire de sa pensée.

Donc Louis ne dit rien. Ils échangent quelques mots. Non, Louis va rester encore un peu, pas longtemps, il a des choses à finir. Camille comprend, se lève, enfile son manteau, prend son chapeau et sort.

Au passage, il croise Armand. Rarement au bureau à cette heure-ci, s’étonne Camille. Armand a coincé deux cigarettes au-dessus de chaque oreille, le sommet d’un stylo quatre couleurs dépasse de la poche de sa veste élimée. C’est le signe qu’il y a un nouveau quelque part dans un étage. Une circonstance dans laquelle le flair d’Armand n’a jamais été pris en défaut. Un nouveau ne peut pas faire ses deux premiers pas dans le bâtiment sans tomber sur le vieux flic le plus sympa de la terre, prêt à le cornaquer dans le dédale des couloirs, des sympathies, des rumeurs, le type avec le cœur sur la main et qui comprend vachement bien les jeunes. Camille adore. Ça ressemble au numéro de music-hall où le spectateur malencontreusement monté sur scène se fait délester de sa montre et de son portefeuille sans s’en apercevoir. Au fil de la conversation, le nouveau se fait dépouiller de ses cigarettes, stylo, carnet, plan de Paris, tickets de métro, chèques-restaurants, carte de parking, menue monnaie, journal du jour, revue de mots croisés, Armand prend tout ce qui vient, le premier jour. Parce que ensuite, c’est trop tard.

Camille et Armand quittent la Brigade ensemble. Le matin, Camille serre la main de Louis mais jamais le soir. Avec Armand, ils se serrent la main le soir mais sans un mot.

Au fond, tout le monde le sait mais personne ne le dit, Camille est un homme recru d’habitudes, il les impose à tout son entourage, il en a toujours de nouvelles.

En fait, plus que des habitudes, ce sont des rituels. Des manières de se reconnaître. Avec lui, la vie est une perpétuelle célébration, sauf que personne ne sait ce qu’on célèbre. Et un langage. Même chausser ses lunettes, chez Camille, ne veut pas seulement dire : je chausse mes lunettes mais, selon les cas, j’ai besoin de réfléchir, foutez-moi la paix, je me sens vieux, ou vivement dans dix ans. Pour Camille, chausser ses lunettes est un peu l’équivalent de la remontée de la mèche chez Louis, un système de signes. Peut-être que Camille est ainsi parce qu’il est très petit. Besoin de s’ancrer dans le monde.

Armand serre la main de Camille et court au métro. Camille reste là. Un peu désœuvré. Doudouche a beau être gentille et faire tout ce qu’elle peut, rentrer le soir, quand ça n’est que ça…

Camille a lu quelque part, c’est au moment où on ne croit plus à rien que le signe arrive qui peut vous sauver.

Ça se passe justement là, à cet instant précis.

L’averse qui s’était un instant arrêtée vient de reprendre de plus belle. Camille retient son chapeau sur sa tête parce que le vent tourbillonne et s’avance vers la station de taxis, totalement déserte. Deux hommes avant lui, sous des parapluies noirs, agacés. Ils regardent au loin, penchés sur la chaussée, comme des passagers qui guettent avec impatience un train en retard. Camille consulte sa montre. Le métro. Demi-tour, quelques pas, demi-tour de nouveau. Il s’arrête et observe le petit manège autour de la station de taxis. Une voiture passe très lentement au large de la voie réservée, c’est même tellement lent que ça ressemble à une approche, à une invitation discrète, feutrée, la vitre est baissée… Et d’un coup, Camille est certain qu’il a trouvé. Ne lui demandez pas pourquoi. Peut-être simplement parce qu’il a épuisé toutes les autres solutions. Le bus, ça n’était pas possible à cause de l’heure, le métro, trop risqué, avec des caméras partout et, passé une certaine heure, quand c’est un peu désert, toujours quelqu’un pour vous dévisager de la tête aux pieds. Le taxi non plus. Pour être observée de près, il n’y a pas mieux.

Donc.

Donc, voilà comment c’est arrivé. Il ne prend pas le temps d’y réfléchir davantage, il plaque son chapeau sur sa tête, double le client qui s’avançait, grommelle un mot d’excuse et pointe la tête à travers la vitre baissée.

— Pour le quai de Valmy ? demande-t-il.

— Quinze euros ? risque le conducteur.

Pays de l’Est, mais lequel, Camille, lui, les accents… Il ouvre la portière arrière. La voiture démarre. Le chauffeur relève la vitre. Il porte un gilet en laine, du genre tricoté à la maison, avec une fermeture Éclair. Ça fait au moins dix ans que Camille n’a pas vu un truc pareil. Depuis qu’il a jeté le sien. Quelques minutes s’écoulent, Camille en ferme les yeux, soulagement.

— Non finalement, dit-il, ramenez-moi plutôt quai des Orfèvres.

Le chauffeur lève les yeux vers le rétroviseur.

Plein cadre : la carte de police du commandant Camille Verhœven.


Louis est sur le départ, en train d’enfiler son manteau Alexander McQueen, quand Camille rentre avec sa proie. Surpris, Louis.

— Tu as une seconde ? demande Camille mais il n’attend pas la réponse, installe le chauffeur dans une salle d’interrogatoire et se perche sur une chaise, en face de lui.

Ça ne va pas durer très longtemps. C’est d’ailleurs ce que Camille explique au type :

— Entre gens de bonne compagnie, on finit toujours par s’entendre, non ?

Le concept « gens de bonne compagnie », pour un Lituanien de cinquante ans, c’est un peu complexe. Alors Camille se réfugie dans des valeurs plus sûres, des explications plus rudimentaires et donc bien plus efficaces :

— Nous (la police, je veux dire), on va tous s’y mettre. Je peux mobiliser de quoi boucler les gares du Nord et de l’Est, Montparnasse, Saint-Lazare, et même les Invalides pour les départs vers l’aéroport de Roissy. On peut rafler les deux tiers des taxis sauvages de Paris en moins d’une heure et empêcher les autres de bosser pendant deux mois. Ceux qu’on ramasse, on les ramène ici, on trie les sans-papiers, les faux papiers, les vieux papiers, on leur colle une amende correspondant au prix de leur bagnole, mais les bagnoles, on les saisit. Ah bah oui, on ne peut pas faire autrement, c’est la loi, tu comprends. Et ensuite, on met la moitié d’entre vous dans des avions pour Belgrade, Tallinn, Vilnius (on s’occupe des réservations, pas d’inquiétude !), et ceux qui restent, on les fout en taule pour deux ans. Qu’est-ce que tu dis de ça, mon bonhomme ?

Il ne maîtrise pas bien le français, le taxi lituanien, mais il a compris l’essentiel. Plus qu’inquiet, il regarde son passeport posé sur la table, que Camille lisse avec application du tranchant de la main, comme s’il voulait le nettoyer.

— Je vais aussi garder ça, si tu veux bien. En souvenir de notre rencontre. Et je vais te rendre ça.

Il lui tend son téléphone portable. Le visage du commandant Verhœven change brusquement, on ne rigole plus. Il plaque violemment le téléphone sur la table en fer.

— Et maintenant, tu me fous un bordel noir dans la communauté. Je veux une fille, vingt-cinq-trente ans, pas mal mais crevée. Sale. L’un d’entre vous l’a chargée le mardi 11 entre l’église et la porte de Pantin. Je veux savoir où il l’a emmenée. Je te donne vingt-quatre heures.

36

Alex voit bien que l’épreuve dans la cage l’a considérablement secouée, qu’elle vit dans le sillage de l’événement. La peur de mourir de cette manière, avec ces rats… d’y penser, elle en a des frissons, et du coup, elle n’arrive pas à retrouver ses marques. À restaurer son équilibre, à se tenir droite. Son corps reste courbatu, des contractions musculaires fulgurantes la réveillent la nuit, c’est comme l’empreinte d’une douleur qui refuserait de s’effacer. Dans le train, en pleine nuit, elle a poussé un cri. On dit que, pour nous permettre de survivre, le cerveau chasse les mauvais souvenirs afin de ne conserver que les bons, c’est possible mais ça doit prendre du temps parce que Alex, dès qu’elle ferme les yeux trop longtemps, revit sa frayeur jusque dans ses entrailles, ces putains de rats…

Elle sort de la gare, il est près de midi. Dans le train, elle a fini par s’endormir et se retrouver sur le trottoir en plein Paris, c’est comme sortir d’un rêve mal organisé. Passablement ensuquée.

Elle tire sa valise à roulettes sous un ciel uniformément gris. Rue Monge, un hôtel, une chambre libre sur la cour avec une lointaine odeur de tabac froid. Tout de suite déshabillée, tout de suite sous la douche, très chaude puis tiède puis fraîche, après quoi l’inévitable peignoir blanc en tissu éponge qui transforme les hôtels sans gloire en palaces du pauvre. Les cheveux mouillés, ankylosée, affamée, la voici tout entière devant la glace. La seule chose qu’elle aime vraiment chez elle, c’est sa poitrine. En se séchant les cheveux, elle la regarde. Ses seins ont poussé très tard, elle ne les espérait plus, ils sont venus d’un coup, à quoi, treize ans, plus même, quatorze ans. Avant, « plate comme une limande », c’est ce qu’elle entendait toujours à l’école, au collège. Depuis des années, ses copines avaient déjà des décolletés, mettaient des pulls moulants, certaines avaient des pointes de seins qu’on aurait dites en titane, elle, rien. On disait aussi « planche à pain », elle n’a jamais su ce que c’était qu’une planche à pain, personne ne savait, sauf que ça servait à dénoncer sa poitrine plate aux yeux du monde entier.

Et le reste est arrivé encore plus tard, elle allait au lycée. À quinze ans, d’un coup, tout s’est mis en place, parfaitement, les seins, le sourire, les fesses, les yeux, la silhouette tout entière. La démarche. Avant Alex était franchement moche, avec ce qu’on appelle pudiquement un physique ingrat, un corps qui ne se décidait pas à exister, une sorte d’entre-deux, du genre qui n’évoque rien, sans grâce, sans personnalité, on voyait juste que c’était une fille, rien d’autre, sa mère disait même « ma pauvre fille », elle paraissait navrée mais en fait elle trouvait, dans l’ingratitude de ce physique, la confirmation de tout ce qu’elle pensait d’Alex. Ni fait ni à faire. Lorsque Alex s’est maquillée pour la première fois, sa mère a éclaté de rire, pas un mot, rien, juste ça, Alex a couru à la salle de bains, s’est essuyé le visage, s’est regardée dans le miroir, elle avait honte. Lorsqu’elle est redescendue, sa mère n’a pas dit un mot. Juste un sourire en coin, très discret, ça valait tous les qualificatifs. Et puis quand Alex a commencé à changer réellement, sa mère a fait mine de ne rien remarquer.

Aujourd’hui, tout ça est loin derrière elle.

Elle enfile un slip, un soutien-gorge et fouille dans sa valise, impossible de se souvenir de ce qu’elle en a fait. Pas perdue, non, certainement pas, elle est certaine de la retrouver, elle retourne sa valise entièrement, étale tout sur le lit, fouille les poches de côté, tâche de se remémorer, elle se revoit sur le trottoir, bon, elle portait quoi ce soir-là, ça remonte d’un coup, elle plonge la main dans ses vêtements à la recherche d’une poche.

— Et voilà !

C’est une victoire incontestable.

— Tu es une femme libre.

La carte de visite est passablement froissée, écornée, elle l’était déjà lorsqu’il la lui a remise, avec un grand pli en travers. Le temps de composer le numéro. Elle dit, les yeux rivés sur la carte :

— Oui, bonjour, Félix Manière ?

— Oui, c’est qui ?

— Bonjour, c’est…

Le trou. Quel prénom elle a donné ?

— C’est Julia ? Allô, c’est Julia ?

Il a presque crié. Alex respire, sourit.

— Oui, c’est Julia.

Sa voix semble un peu lointaine.

— Vous êtes sur la route ? demande-t-elle. Je vous dérange ?

— Non, oui, enfin, non…

Il est vraiment content de l’entendre. Il en perd un peu les pédales.

— Alors, c’est oui ou c’est non ? demande Alex en riant.

Il est battu, sur ce coup-là mais beau joueur.

— Pour vous, c’est toujours « oui ».

Elle laisse filer quelques longues secondes, le temps d’apprécier la répartie, de savourer ce que ça veut dire, qu’il lui dise ça.

— Vous êtes gentil.

— Vous êtes où ? Chez vous ?

Alex s’assoit sur le lit et balance ses jambes devant elle.

— Oui et vous ?

— Au boulot…

Le petit silence qui suit est, entre eux, une sorte de valse-hésitation, chacun attend que l’autre se manifeste. Alex est très sûre d’elle. Ça ne rate pas.

— Ça me fait plaisir que vous m’appeliez, Julia, dit enfin Félix. Très plaisir.

Tu parles. Et comment que ça lui fait plaisir. Alex le revoit encore plus clairement maintenant qu’elle entend sa voix, ce physique d’homme un peu découragé par l’effort et qui commence à s’alourdir, cette silhouette aux jambes un peu courtes et ce visage… ça la remue d’y repenser, son visage qui lui fait tellement d’effet, ses yeux vaguement tristes, un peu ailleurs.

— Et vous faites quoi, à votre travail ?

Disant cela, Alex s’allonge sur son lit, face à la fenêtre ouverte.

— Je fais les chiffres de la semaine parce que je pars demain et si je surveille pas tout, une semaine après, vous voyez…

Il s’arrête net. Alex continue de sourire. C’est drôle, elle n’a qu’à lever un cil ou se taire, pour l’arrêter ou le mettre en route. Si elle était en face de lui, il lui suffirait de sourire d’une certaine façon, de le regarder en tournant légèrement la tête pour qu’il interrompe sa phrase ou qu’il l’achève autrement. C’est d’ailleurs exactement ce qu’elle vient de faire. Elle s’est tue et il s’est arrêté tout seul, il a senti que ce n’était pas la bonne réponse.

— Bon, et puis peu importe, dit-il. Et vous, vous faites quoi ?

La première fois, en sortant du restaurant, elle lui a fait l’effet qu’elle sait provoquer chez les hommes. Elle connaît la recette. La façon de marcher un peu dolente, la manière de laisser filer légèrement les épaules, le regard avec la tête un peu penchée et les yeux écarquillés, presque naïfs, les lèvres fondant à l’œil nu… Ce soir-là, sur le trottoir, elle revoit Félix, hagard à l’idée de la posséder. Son avidité sexuelle transpirait par tous ses pores. Alors, ça n’est pas difficile :

— Je suis allongée, dit Alex. Sur mon lit.

Elle n’en a pas fait trop, pas de voix grave et suave, pas de folklore inutile, juste ce qu’il faut pour créer le doute, l’embarras. Pour le ton, c’est de l’information pure, pour le contenu, c’est un gouffre. Silence. Elle croit entendre l’avalanche neuronale qui s’est déclenchée dans l’esprit de Félix, incapable de trouver un mot. Alors il rit bêtement et comme elle ne réagit pas, qu’elle met au contraire, dans son silence, toute la tension dont elle est capable, le rire de Félix s’étrangle et s’éteint :

— Sur votre lit…

Félix est sorti de lui-même. À la seconde même il est devenu son téléphone portable, il vient de fusionner avec les ondes qui se propagent à travers la ville, de lui vers elle, il est l’air qu’elle respire et qui fait gonfler lentement son ventre ferme couronné par ce slip blanc si petit, qu’il devine si petit, il est ce slip lui-même, il est le tissu de ce slip, il est l’atmosphère de la chambre, les microparticules de poussière qui l’entourent et la baignent, il ne peut plus rien dire, il en est incapable. Alex sourit doucement. Il l’entend.

— Pourquoi vous souriez ?

— Parce que vous me faites rire, Félix.

L’a-t-elle déjà appelé par son prénom ?

— Ah…

Il ne sait pas très bien comment le prendre.

— Vous faites quoi ce soir ? enchaîne Alex.

Il essaye par deux fois d’avaler sa salive.

— Rien…

— Vous m’invitez à dîner ?

— Ce soir ?

— Bon, dit Alex d’une voix ferme, je tombe mal, je suis désolée…

Et son sourire s’élargit en entendant le brutal torrent d’excuses, de justifications, de promesses, d’explications, de précisions, de raisons, de motifs pendant lequel elle jette un œil sur sa montre, il est dix-neuf heures trente, qu’elle interrompt d’un mot :

— Vingt heures ?

— Oui, vingt heures !

— Où cela ?

Alex ferme les yeux. Elle croise les jambes sur son lit, c’est vraiment trop facile. Félix a besoin de plus d’une minute pour proposer un restaurant. Elle se penche vers la table de nuit, note l’adresse.

— C’est très bien, assure-t-il. Enfin, c’est bien… Vous verrez vous-même. Et si vous n’aimez pas, on peut aller ailleurs.

— Si c’est bien, pourquoi nous irions ailleurs ?

— C’est… question de goût…

— Justement, Félix, ça m’intéresse de voir ce qui est à votre goût.

Alex raccroche et s’étire comme une chatte.

37

Le juge a exigé le ban et l’arrière-ban. Toute l’équipe, Le Guen en tête, Camille, Louis, Armand. Cette enquête piétine lamentablement.

Enfin, piétine… Pas tant que ça justement. Parce que voilà enfin du neuf. Du vrai, du grand, du radicalement nouveau et pour en faire bien profiter tout le monde, le juge a demandé à Le Guen de ratisser large. Il vient à peine d’entrer dans le bureau de la Brigade d’un pas austère que Le Guen tente déjà de calmer Camille par des regards appuyés. Camille, lui, sent la tension monter en lui à partir du ventre. Ses doigts, dans son dos, se frottent les uns aux autres comme s’ils s’apprêtaient pour une opération de haute précision. Il regarde le juge entrer. À la manière dont il se conduit depuis le début de l’enquête, on devine que pour lui, la preuve de l’intelligence, c’est d’avoir le dernier mot. Et aujourd’hui, il n’a pas l’intention de laisser sa part aux chiens.

Côté vestimentaire, nickel, le juge. Costume sobre, gris, cravate sobre, grise, l’élégance efficace qui incarne la Justice réfléchie. À voir le costume, tchékhovien, Camille devine que Vidard va la jouer théâtral. Il n’a aucun mérite. Le rôle du juge est déjà écrit, la pièce pourrait s’intituler : « Chronique d’une nouvelle annoncée » parce que toute l’équipe sait déjà à quoi s’en tenir. Elle pourrait se résumer à : « Vous êtes vraiment des branquignols » parce que la théorie mise en avant par Camille vient d’en prendre au sacré coup sur la cafetière.

Deux heures plus tôt, l’annonce est tombée. L’assassinat d’une certaine Jacqueline Zanetti, hôtelière à Toulouse. Frappée violemment à la tête, avec un acharnement évident, puis ligotée et achevée à l’acide sulfurique concentré.

Camille a aussitôt appelé Delavigne. Ils se sont connus au début de leur carrière, deux décennies plus tôt, il est commissaire à la Criminelle de Toulouse. En quatre heures, ils se sont appelés sept ou huit fois, Delavigne est un type carré, serviable, solidaire et sacrément embêté pour son pote Verhœven. Toute la matinée Camille, de son bureau, a assisté aux premières constatations et aux interrogatoires à peu près comme s’il y était.


— Il n’y a pas de doute, dit le juge, il s’agit sans conteste de la même meurtrière. D’un meurtre à l’autre, la manière est à peu près invariable. Le rapport fait remonter la mort de Mme Zanetti à samedi, aux toutes premières heures du matin.


— Son hôtel est connu chez nous, a dit Delavigne, une maison very quiet.

Ah oui, il est comme ça, Delavigne, il émaille volontiers sa conversation d’anglicismes. C’est son genre. Camille, ça l’énerve pas mal.

— La fille est arrivée mardi à Toulouse, on a retrouvé sa trace dans un hôtel près de la gare où elle est descendue sous le nom d’Astrid Berma. Elle change d’hôtel le lendemain. Mercredi, elle descend chez Zanetti, à l’hôtel du Pré Hardy, sous le nom de Laura Bloch, jeudi in the night, elle lui donne plusieurs coups de téléphone. En pleine gueule. Après quoi, elle l’achève à l’acide sulfurique, et vide la caisse de l’hôtel, environ deux mille euros, avant de disparaître.

— Pas avare en identités, en tout cas…

— Non, pour ça, rien à dire.

— On ne sait pas si elle est en voiture, en train, en avion. On va faire la gare SNCF, la gare routière, les agences de location, les taxis mais il va nous falloir du temps.


— On trouve ses empreintes partout, souligne le juge, dans sa chambre, dans le salon de Mme Zanetti, visiblement, ça ne la dérange pas qu’on les trouve. Elle n’est pas fichée, elle le sait, aucune raison de s’embarrasser. C’est à la limite de la provocation.

Le fait qu’il y ait, dans la pièce, un juge d’instruction et un commissaire divisionnaire n’empêche pas les flics d’obéir à la règle de Camille : aux réunions de synthèse, on reste debout. Adossé à la porte, Camille se tait. Il attend la suite.


— Ensuite ? demande Delavigne. Eh bien, jeudi soir, elle a accompagné Zanetti au bal du Central, c’est un truc assez picturesque

— Dans quel sens ?

— Un bal de vieux, d’esseulés. Des célibataires, des amateurs de la danse. En tenue complète avec les costards blancs, cravates rubans et les robes à froufrous… Moi, je trouve ça plutôt funny mais toi, je pense que ça te ferait déprimer.

— Je vois.

— Non, je ne pense pas que tu voies vraiment…

— À ce point ?

— Tu n’imagines même pas. On devrait placer le Central dans le circuit des touristes japonais comme pinnacle of achievement !

— Albert !

— Quoi ?

— Tu peux me le jouer lifté avec tes anglicismes, je trouve ça vraiment chiant.

OK, boy.

— C’est beaucoup mieux… Le meurtre est lié à cette sortie ?

A priori non. Aucun témoignage ne va dans ce sens. La soirée a été « animée », « sympa », quelqu’un a même dit « formidable », bref une soirée chiante, mais en tout cas sans problème, sans dispute, sauf les inévitables histoires de drague, de couples auxquelles la fille n’a pas participé. Très en retrait, paraît-il. On aurait dit qu’elle était là pour faire plaisir à Zanetti.

— Elles se connaissaient ?

— Zanetti l’a présentée comme sa nièce. Il a fallu moins d’une heure pour vérifier qu’elle n’a ni frère ni sœur. Dans cette famille, il n’y a pas plus de nièce que de communiante dans un boxon.

— Pour les communiantes, tu n’en sais rien…

— Ah si, monsieur ! À Toulouse, côté communiantes, nos proxénètes sont inébranlables !


— Mais, dit le juge, je sais que vous avez déjà tous les éléments par vos collègues de Toulouse. Non, l’intéressant n’est pas là.

Allez, vas-y, pense Camille.

— L’intéressant, c’est qu’elle n’avait tué jusqu’ici que des hommes, plus âgés qu’elle et que ce meurtre d’une femme de plus de cinquante ans met à mal votre hypothèse. Je fais ici référence à la théorie du commandant Verhœven de meurtres sexuels.

— C’était aussi la vôtre, monsieur le juge.

C’est Le Guen. Lui aussi en a un peu marre.

— Absolument ! dit le juge.

Il sourit, presque content.

— Nous avons tous fait la même erreur.

— Ça n’est pas une erreur, dit Camille.

Tout le monde le regarde.


— Bref, dit Delavigne, elles vont ensemble au bal, on regorge de témoignages, les amis et relations de la victime. On décrit la fille comme gentille, smiley (sorry), tous reconnaissent le portrait-robot que tu m’as envoyé. Jolie, mince, les yeux verts, châtain-roux. Deux femmes sont certaines qu’il s’agit d’une perruque.

— Je pense qu’elles ont raison.

— Soirée au bal du Central, puis retour à l’hôtel, vers trois heures du matin. Le meurtre doit avoir eu lieu peu de temps après parce que (grosse louche, hein, il faut attendre l’autopsie pour être certain) le légiste fait remonter le décès aux environs de trois heures et demie.

— Dispute ?

— Possible, mais alors, ça devait être un sacré différend. Pour se terminer à l’acide sulfurique…

— Personne n’a rien entendu ?

No one. Sorry… En même temps, qu’est-ce que tu veux, à cette heure-là, tout le monde roupille. Et puis, quelques coups de téléphone dans la gueule, ça fait pas tant de bruit que ça non plus.

— Elle vivait seule, cette Zanetti ?

— D’après ce qu’on sait, ça dépendait des périodes. Ces derniers temps, oui, elle était seule.


— Peu importe l’hypothèse, commandant. Vous pouvez vous accrocher à la théorie que vous voulez, ça ne nous fait pas avancer d’un pouce et ça ne change malheureusement rien au résultat. Nous avons sur les bras une meurtrière totalement imprévisible, qui se déplace vite et souvent, qui tue indifféremment des hommes et des femmes et qui est absolument libre de ses mouvements et même pas inquiète puisqu’elle n’est pas fichée. Alors ma question est simple, monsieur le divisionnaire, comment comptez-vous vous y prendre ?

38

— Bon, si vous dites que c’est une demi-heure… Mais vous me ramenez ?

Il jurerait n’importe quoi, Félix. Il a pourtant l’impression que ça ne s’est pas si bien passé que ça avec Julia, qu’elle n’a pas trouvé sa conversation bien passionnante. Déjà la première fois, à la sortie du restaurant, il a senti qu’il n’était pas à la hauteur, tout à l’heure, au téléphone, il n’a pas l’impression d’avoir fait un très bon match non plus. À sa décharge, qu’elle le rappelle, ça l’a rendu dingue, il n’y croyait pas. Et maintenant cette soirée. Et d’abord ce restaurant, quelle idée il a eue. Pris au dépourvu, qu’est-ce que vous voulez dire… Cette fille vous appelle, allongée sur son lit, elle vous dit, ce soir, d’accord, ce soir, où ? Alors forcément, vous êtes désorienté, vous dites ce qui vous vient immédiatement à l’esprit et après…

Au début, elle a pris du plaisir à l’exciter. D’abord, cette robe qu’elle avait choisie. Elle sait l’effet que ça fait. Ça n’a pas raté, quand il l’a vue, on aurait dit que sa mâchoire inférieure allait tomber sur le trottoir. Ensuite, Alex a dit « Bonsoir Félix… » en posant sa main sur son épaule et elle a effleuré sa joue avec ses lèvres, très vite, comme une familiarité. Il a fondu sur pied, le Félix, ça l’a retourné, cette manière de faire parce que ça pouvait aussi bien vouloir dire, « d’accord pour cette nuit », que « soyons bons camarades », comme si on travaillait ensemble. Alex fait très bien ce genre de choses.

Elle l’a laissé raconter sa vie professionnelle, les scanners, les imprimantes, l’entreprise, les chances de promotion à venir, les collègues qui ne lui arrivent pas à la cheville et le dernier chiffre du mois, Alex s’est même fendue d’un « Oh » admiratif, Félix s’est rengorgé, il avait l’impression de bien remonter la pente sur ce coup-là.

Non, Alex, ce qui l’a amusée chez cet homme, c’est son visage bien sûr qui lui procure des sensations fortes, déroutantes mais c’est surtout de voir la violence de son désir. C’est pour ça qu’elle est là. Ça lui sort par tous les pores de la peau qu’il la veut dans son lit. Sa virilité est prête à exploser à la moindre étincelle. Quand elle lui sourit, il est tellement tendu, qu’on dirait qu’il va soulever la table. C’était déjà comme ça la première fois. Éjaculateur précoce ? Alex se demande.

Alors voilà, ils sont en voiture, Alex a relevé sa robe un peu plus haut qu’il ne faudrait et c’est plus fort que lui, ils sont en route depuis dix minutes, il pose déjà sa main sur sa cuisse, très haut. Alex ne dit rien, elle ferme les yeux, avec un sourire intérieur. Quand elle les rouvre, elle le voit bien, ça l’a rendu dingue, s’il pouvait la baiser là, tout de suite, sur le boulevard périphérique. Tiens, justement, le périphérique, on passe la porte de la Villette, c’est ici que Trarieux s’est fait écrabouiller par un semi-remorque, Alex est aux anges, Félix remonte sa main, elle l’arrête. Le geste, calme, chaleureux, a plus l’air d’une promesse que d’un interdit. Elle retient son poignet d’une manière… S’il continue de bander comme ça, ce type ne va pas arriver entier, il va exploser en vol. Ils ne disent rien, l’atmosphère dans la voiture est palpable, chaude, ce silence est suspendu comme une fusée éclairante au-dessus d’un détonateur. Félix conduit vite, Alex n’est pas inquiète. Et après la voie rapide, une immense cité, une barre d’immeubles, d’un triste. Il gare sa voiture à la volée, se tourne vers elle mais déjà elle est dehors, lissant sa robe du plat de la main. Il marche vers l’immeuble avec sa bosse à la braguette qu’elle fait mine de ne pas remarquer. Elle lève les yeux, la barre doit faire au moins vingt étages.

— Douze, dit-il.

C’est passablement déglingué, les murs sont sales, couverts d’inscriptions obscènes. Quelques boîtes aux lettres sont éventrées. Il a honte, on dirait qu’il pense seulement maintenant que, tout de même, il aurait pu l’emmener à l’hôtel. Mais le mot « hôtel », tout de suite, à la sortie du restaurant, ça voulait vraiment dire : « je veux vous baiser », il n’a pas osé. Et du coup, il a honte. Elle lui sourit pour lui montrer que ça n’a aucune importance et c’est vrai, pour Alex, ça n’a aucune importance. Pour le rassurer, elle pose à nouveau sa main sur son épaule et, tandis qu’il cherche sa clé, elle pose un baiser très court, très chaud au bas de sa joue, à la limite du cou, ça fait des frissons à cet endroit-là. Il s’arrête net, se reprend, ouvre la porte, allume la lumière, il dit « Entre, je reviens. »

Appartement de célibataire. De divorcé. Il s’est précipité dans la chambre. Alex retire sa veste, la pose sur le canapé et revient pour le regarder. Le lit n’est pas fait, rien n’est fait d’ailleurs, il déblaye avec de grands gestes. Quand il l’aperçoit sur le seuil, il sourit maladroitement, s’excuse, tâche de faire vite, il est vraiment pressé de ranger, d’en finir, Alex le voit se dépêtrer comme il peut. Une chambre sans génie, une chambre d’homme sans femme. Un ancien ordinateur, des vêtements épars, un attaché-case passé de mode, un vieux trophée de foot sur une étagère, dans un cadre la reproduction industrielle d’une aquarelle comme on en trouve dans les chambres d’hôtel, des cendriers débordants, il est à genoux sur le lit, retape le drap en se penchant loin devant, Alex s’est approchée, elle est juste derrière lui, elle lève le trophée de foot à deux mains au-dessus de sa tête, le lui abat sur l’arrière du crâne, dès le premier coup, le coin du socle en marbre s’enfonce d’au moins trois centimètres. Ça fait un bruit sourd et comme une vibration dans l’air. La violence du choc déséquilibre Alex, elle fait un pas sur le côté, revient vers le lit, cherche un meilleur angle, lève à nouveau les bras au-dessus de sa tête et abat le trophée de toutes ses forces, en visant bien. L’arête du socle défonce l’os occipital, Félix est vautré sur le ventre, saisi de brusques convulsions… Pour ce qui le concerne, c’est cuit. Autant s’économiser.

Peut-être même qu’il est déjà mort et que c’est le système neurovégétatif qui continue de l’agiter.

Elle s’approche, se baisse avec curiosité, le soulève par l’épaule, eh bien non, il semble seulement inconscient. Il geint, mais il respire. Il bat même des paupières, c’est réflexe. Il a le crâne tellement défoncé que cliniquement, il est déjà à moitié mort. Disons, aux deux tiers.

Donc pas tout à fait mort.

Et tant mieux d’ailleurs.

En tout cas, avec ce qu’il a pris sur le carafon, il ne représente pas un grand danger.

Elle le retourne sur le dos, il est lourd, sans résistance. Il y a des cravates, des ceintures, tout ce qu’il faut pour lui attacher les poignets, les chevilles, l’affaire de quelques minutes.

Alex va jusqu’à la cuisine, elle attrape son sac au passage, revient dans la chambre, elle sort son flacon, s’installe à califourchon sur sa poitrine, lui casse quelques dents en lui forçant les mâchoires avec le pied de lampe, tord en deux une fourchette et la lui enfonce dans la bouche pour la maintenir ouverte, elle s’écarte, lui enfonce le goulot au fond de la gorge et lui déverse tranquillement un demi-litre d’acide sulfurique concentré dans le larynx.

Le Félix, forcément, ça le réveille.

Pas pour longtemps.


Elle aurait juré que ces immeubles étaient du genre bruyant. En fait, la nuit, c’est tranquille, la ville tout autour est même assez belle, comme ça, vue du douzième étage. Elle cherche des repères mais il est difficile de s’y retrouver dans ce paysage nocturne. Elle n’avait pas vu non plus que l’autoroute passe tout près, ce doit être la voie rapide qu’ils ont empruntée, si ça se trouve Paris est de l’autre côté. Alex et le sens de l’orientation…

L’appartement, le ménage sont passablement négligés mais Félix prend soin de son ordinateur portable, une belle sacoche bien rangée, avec des compartiments pour les dossiers, les stylos, le câble d’alimentation. Alex relève l’écran, démarre une session, se connecte à l’Internet, jette un œil amusé sur l’historique : sites pornographiques, jeux en ligne, elle se retourne vers la chambre : « Quel coquin, ce Félix… », puis elle tape son nom. Rien, la police ne connaît toujours pas son identité. Elle sourit. Elle s’apprête à refermer le portable, se reprend, tape : police — avis de recherche — meurtres, passe les premiers résultats et trouve enfin. On cherche une femme, plusieurs meurtres, on appelle à témoin, Alex est réputée « dangereuse ». À en juger par l’état de Félix, dans la pièce d’à côté, le qualificatif n’est pas usurpé. Et honnêtement, son portrait-robot est plutôt réussi. Ils ont dû se servir des photos prise par Trarieux pour réaliser ça. Pas de doute, ils s’y prennent bien. Avec ce type de regard, absent, ça fait toujours des visages un peu morts. Changez la coiffure et la couleur des yeux, vous avez quelqu’un d’autre. Et c’est exactement ce qu’elle va faire. Alex referme le portable d’un geste sec.

Avant de partir, elle va jeter un œil dans la chambre. Le trophée de foot traîne sur le lit. Le coin est ensanglanté avec pas mal de cheveux collés. Ça représente un footballeur saisi pendant un tir qu’on devine gagnant. Le gagnant, sur le plumard, a l’air beaucoup moins victorieux. L’acide a fait fondre toute sa gorge qui n’est plus qu’un amas de chairs dissoutes blanches et roses. On dirait qu’en tirant un peu fort, on pourrait détacher la tête d’un seul coup. Il a gardé les yeux ouverts, écarquillés mais on sent bien qu’une ombre est passée dessus, un voile terne a éteint le regard, comme les yeux de verre des ours en peluche, Alex en a eu un comme ça.

Sans le retourner, Alex fouille par-dessous, dans sa veste pour prendre ses clés. La voici dans l’escalier, puis sur le parking.

Elle déclenche l’ouverture au dernier instant, quand elle est prête à monter dans la voiture.

En cinq secondes elle démarre. Elle ouvre la vitre en grand, l’odeur de tabac froid, c’est pénible. Alex pense que Félix vient de s’arrêter de fumer, c’est une bonne nouvelle pour lui.

Un peu avant d’arriver à la porte de Paris, elle fait un petit détour et arrête la voiture un instant le long du canal, face à l’entrepôt des Fonderies Générales. L’immense bâtiment, plongé dans la nuit, ressemble à un animal préhistorique. Alex en a froid dans le dos, rien que de repenser à ce qu’elle a vécu là-dedans. Elle ouvre la portière, fait quelques pas, balance l’ordinateur portable de Félix dans le canal et remonte en voiture.

À cette heure-là, il faut moins de vingt minutes pour arriver au parking de la Cité de la Musique.

Elle range la voiture au second sous-sol, jette les clés dans un égout avant de descendre dans le métro.

39

Trente-six heures pour loger le taxi sauvage qui a chargé la fille à Pantin.

Le délai est dépassé de douze heures mais le résultat est là.

Derrière, trois véhicules banalisés. On roule vers la rue Falguière. Pas très loin de l’endroit où elle a été enlevée, finalement. Ça inquiète Camille. Le soir de l’enlèvement, ils ont passé la majeure partie de la nuit à interroger les riverains, sans le moindre résultat.

— Ce soir-là, on a raté quelque chose ? demande-t-il à Louis.

— Pas forcément.

Quand même…


Cette fois, ils sont dans un taxi slovaque. Un type long, au visage en lame de couteau avec des yeux fiévreux. Trente ans peut-être, calvitie précoce, centrée sur l’arrière, comme les moines. Sur le portrait-robot, il a reconnu la fille. Sauf les yeux, il a dit. Normal, ici on a dit des yeux verts, avant on a dit des yeux bleus, la fille utilise certainement des lentilles de couleur. Mais c’est elle.

Le taxi conduit au-delà de toute prudence. Louis s’apprête à intervenir, Camille le devance. D’un coup de reins, il se propulse vers le siège avant, ses pieds touchent enfin le sol, dans cette voiture, une sorte de 4 × 4, il pourrait quasiment tenir debout, ça l’énerve encore plus. Alors il pose sa main sur l’épaule du conducteur :

— Tu peux y aller, mon pote, personne t’arrêtera pour excès de vitesse.

Soupe au lait, le Slovaque. Il accélère brutalement, Camille se retrouve allongé dans le fond du siège arrière, les quatre fers en l’air, pas le genre de chose qu’il faut faire, le chauffeur le comprend tout de suite, il ralentit, torrent d’excuses, il donnerait sa paie, sa voiture et sa femme pour que le commandant oublie l’incident. Camille voit rouge, Louis pose sa main sur son bras et tourne la tête, est-ce qu’on a vraiment le temps pour ce genre de conneries ; son regard ne prononce pas des mots pareils ; il dit plutôt quelque chose comme : Nous manquons un peu de temps pour nous livrer à une colère, même passagère, vous ne pensez pas ?

Rue Falguière, rue Labrouste.

En chemin, le chauffeur a raconté. Le tarif était fixé à vingt-cinq euros. Quand il l’a abordée, près de la station de taxis déserte de l’église de Pantin, la fille n’a pas discuté, elle a ouvert la portière et s’est effondrée sur la banquette. Elle était épuisée, elle sentait mauvais, la transpiration, la saleté, allez savoir. Ils ont roulé en silence, elle dodelinait de la tête comme si elle résistait au sommeil, ça ne lui disait rien qui vaille, au Slovaque. Shootée ? Arrivé dans ce quartier, il s’est retourné vers elle, mais la fille ne le regardait pas, elle fixait la rue à travers le pare-brise, elle s’est retournée, à son tour, comme si elle cherchait quelque chose ou qu’elle était soudain désorientée, et elle a dit :

— On va attendre un peu… Garez-vous.

Et elle a désigné un endroit quelque part sur sa droite. Ça n’était pas convenu comme ça. Le chauffeur est monté sur ses grands chevaux. À la manière dont il raconte la scène, on sent l’atmosphère, la fille au fond, derrière, qui ne dit rien, le chauffeur hors de lui, il a l’habitude des coups fourrés, pas le genre à se laisser emmerder, par une fille en plus. Mais elle dit seulement, sans le regarder :

— Me fais pas chier, on attend ou je m’en vais.

Inutile de dire qu’elle ne paiera pas. Elle aurait pu dire « on attend ou j’appelle les flics », mais non, tous deux savent à quoi s’en tenir, ils sont tous les deux en situation irrégulière. Égalité des forces, le taxi redémarre, elle lui montre l’endroit, il se gare.

— J’attends quelqu’un, ça ne sera pas long, ajoute-t-elle.

Le chauffeur n’aime pas ça, rester sans but, avec cette fille qui sent mauvais. On ne sait pas ce qu’on attend. Elle a voulu qu’il se place face à la rue, elle fixe un endroit (il montre devant lui, on ne sait pas quoi regarder, on sait que c’est devant, c’est tout). La venue de quelqu’un, le coup du rendez-vous, il n’y croit pas une seconde. Ne semble pas dangereuse. Inquiète plutôt. Camille écoute le chauffeur raconter l’attente. Il devine qu’avec l’inactivité, il a sans doute commencé à se raconter des histoires sur cette fille, des histoires de jalousie, d’amour raté, qu’elle devait guetter un homme, ou une femme, une rivale, ou bien une histoire de famille, c’est plus fréquent qu’on le croit. Un œil dans le rétroviseur. Pas laide, cette fille, si elle était propre. Et éreintée à ce point-là, on se demande d’où elle sort.

On reste un long moment à guetter. Elle est sur le qui-vive. Rien ne se passe. Camille comprend qu’elle guette pour savoir si Trarieux s’est rendu compte de sa fuite, s’il l’attend près de chez elle.

Au bout d’un moment, elle a sorti trois billets de dix euros et elle est sortie sans explication. Le chauffeur l’a vue partir dans cette direction mais il n’a pas regardé où elle allait, il ne voulait pas rester à cet endroit, en pleine nuit, il a détalé. Camille descend. Le soir de l’enlèvement, on a ratissé jusque-là, que s’est-il passé ?

On sort des voitures. Camille désigne les immeubles devant lui.

— Elle habite un immeuble dont l’entrée est visible d’ici. Louis, tu me demandes deux équipes supplémentaires, tout de suite. Les autres…

Camille distribue les rôles. Tout le monde, déjà pressé. Camille s’appuie sur la portière du taxi, pensif.

— Je peux y aller ? demande le chauffeur à voix basse, comme s’il craignait d’être entendu.

— Hein ? Non, toi, je te garde.

Camille le regarde, avec sa tête longue comme un jour sans pain. Il lui sourit.

— T’es monté en grade. Tu es chauffeur personnel d’un commandant de police. Tu es au pays de l’ascenseur social, tu savais pas ?

40

— Très gentille ! a dit l’épicier arabe.

Armand s’est chargé de l’épicier arabe. Avec les commerçants, il est toujours volontaire, surtout avec les épiciers, une aubaine qui ne se produit pas tous les jours. Quand il interroge, il fait un peu peur avec sa dégaine de SDF, il marche entre les rayons, se montre impressionnant avec des sous-entendus inquiétants et mine de rien, ça lui permet de piller le magasin, il attrape ici un paquet de chewing-gums, là une canette de Coca, puis une seconde, il pose ses questions à la cantonade, le commerçant le voit remplir ses poches en picorant des plaquettes de chocolat, des sachets de bonbons, des biscuits, des barres chocolatées, il aime le sucre, Armand. Sur la fille, il n’apprend pas grand-chose, il insiste tout de même. S’appelait comment ? Payait en espèces, jamais de carte, jamais de chèques ? Elle venait souvent ? Habillée comment ? Et l’autre soir, elle a acheté quoi exactement ? Et quand il a les poches archipleines, il dit merci pour votre collaboration et va vider son chargement dans le coffre de la voiture où il a toujours des sacs plastique usagés pour des occasions de ce genre.


Et Mme Guénaude, c’est Camille qui l’a trouvée. La soixantaine, lourde, avec un serre-tête. Ronde et sanguine comme une bouchère, avec des yeux fuyants. Et très embêtée. Vraiment très très très embêtée, elle se tortille comme une écolière à qui on viendrait de proposer la botte, le genre qui agace les commandants de police. Le genre aussi à appeler la police facilement, à se draper dans sa dignité de propriétaire. Alors, non, ça n’était pas seulement une voisine, comment dire, elle la connaissait oui et non, on a du mal à comprendre ses réponses qui n’en sont pas, énervant.

Il faut quatre minutes pour que Camille la foute quasiment à poil, la mère Guénaude. Gabrielle. Elle empeste le mensonge, la mauvaise foi et l’hypocrisie. La malveillance. Boulangers-pâtissiers, avec son mari. Le 1er janvier 2002, Dieu est descendu sur terre, Il s’est incarné sous la forme du passage à l’euro. Et quand Il se déplace en personne, Dieu n’est pas le genre de type à lésiner sur les miracles. Après la multiplication des pains, multiplication du pognon. Par sept. Du jour au lendemain. Dieu est un génial simplificateur.

Devenue veuve, la mère Guénaude loue au noir tout ce qu’elle possède, elle assure que c’est pour rendre service, « ça ne serait que de moi… ». Absente le jour où les flics ont pris quasiment le quartier d’assaut. J’étais chez ma fille à Juvisy. N’empêche. Quand elle a appris, à son retour, que la fille qu’on cherchait ressemblait furieusement à son ancienne locataire, pas d’appel à la police, je ne pouvais pas savoir que c’était elle, si j’avais pu deviner, vous pensez bien.

— Je vais vous foutre en taule, dit Camille.

Elle arrive à pâlir, c’est dire si la menace lui fait de l’effet. Pour la rassurer, Camille ajoute :

— En taule, avec vos économies, vous pourrez vous offrir tous les suppléments de la cantine.

La fille, ici, c’était Emma. Pourquoi pas. Après Nathalie, Léa, Laura, Camille est prêt à tout. Mme Guénaude doit s’asseoir pour regarder le portrait-robot. Elle ne s’assoit pas, elle s’effondre. Oui, c’est elle, c’est bien elle, ah, que d’émotions, elle se tient la poitrine, Camille se demande si elle ne va pas aller rejoindre son mari au paradis des malfaisants. Elle n’est restée que trois mois, Emma, ne recevait jamais personne, elle s’absentait des fois, justement la semaine passée, elle a dû partir rapidement, elle revenait d’un déplacement en province, avec un torticolis, elle avait fait une mauvaise chute, elle a dit dans le Sud, elle a payé ses deux mois, une affaire de famille, a-t-elle expliqué, très ennuyée de partir si vite. Elle débite tout ce qu’elle sait, la boulangère, elle ne sait plus quoi faire pour satisfaire le commandant Verhœven. Si elle osait, elle proposerait de l’argent. En regardant le petit flic au regard froid, elle sent confusément que ça n’est pas pertinent. Camille recompose l’histoire malgré le désordre des informations. Elle désigne le tiroir du buffet, un papier bleu, l’adresse qu’elle a donnée. Camille ne se précipite pas, il n’a aucune illusion à ce sujet, il ouvre tout de même le tiroir en tirant son portable.

— C’est son écriture ?

— Non, c’est la mienne.

— Je me disais aussi…

Il dicte l’adresse et reste en ligne. Devant lui, au-dessus du buffet, encadré, un tableau au canevas exhibe un cerf dans un sous-bois vert pomme.

— Il a vraiment l’air con, votre cerf…

— C’est ma fille qui l’a fait, risque la Guénaude.

— Vous êtes vraiment des nuisibles.

La mère Guénaude gratte le fond de sa mémoire. Emma travaillait dans la banque, laquelle, on ne sait pas, une banque étrangère, bah voyons. Camille interroge mais il connaît déjà toutes les réponses, la mère Guénaude palpait un loyer démesuré pour ne pas poser de questions, c’est le contrat implicite quand on loue au noir.

L’adresse est fausse, Camille raccroche.

Louis arrive avec deux techniciens de l’Identité. Les jambes coupées, la propriétaire ne peut pas les accompagner quand ils montent à l’étage. Elle n’a pas encore trouvé à relouer. On sait déjà ce qu’on va trouver dans l’appartement d’Emma : les empreintes de Léa, l’ADN de Laura, les traces de Nathalie.

Camille lâche :

— J’ai oublié, vous rendrez aussi des comptes pour complicité de meurtres. Meurtres au pluriel…

Bien qu’assise, Gabrielle Guénaude cherche tout de même un appui en saisissant le bord de la table. Elle est en sueur, presqu’en transe.

— Si ! hurle-t-elle soudain. Le déménageur, je le connais !

Camille revient aussitôt sur ses pas.

Des cartons, des meubles démontés, elle n’avait pas grand-chose, vous savez, commente-t-elle, pincée. Camille comprend que pour la Guénaude, quelqu’un qui ne possède rien n’est rien ou pas grand-chose. On est aussitôt en communication avec le déménageur, la secrétaire ne se montre pas très empressée, au téléphone, non, vraiment, elle ne peut pas donner de renseignements, on ne sait pas à qui on a affaire.

— OK, dit Camille, je vais venir prendre les renseignements moi-même ! Mais je vous préviens, si je me déplace, je ferme votre boutique pour l’année, je vous balance un contrôle fiscal qui remontera à votre entrée en maternelle et vous, vous personnellement, je vous fous en taule pour obstruction à la justice et si vous avez des mômes, ils vont direct à la DDASS !

Ça a beau être bidon au-delà du raisonnable, ça fait de l’effet, la secrétaire s’excite, donne l’adresse du garde-meubles où la fille a fait entreposer toutes ses affaires, son nom : Emma Szekely.

Camille se fait épeler.

— S, Z, au début, c’est ça ? Vous interdisez tout accès à ce box, vous m’entendez ? Personne ! Je suis clair ?

C’est à dix minutes d’ici. Camille raccroche et hurle de nouveau :

— Une équipe ! Tout de suite !

Il se rue dans l’escalier.

41

Alex, par précaution, est descendue dans le parking par les escaliers. Sa Clio démarre au quart de tour. L’habitacle est frais. Elle se regarde un instant dans le rétroviseur avant de démarrer. Quand même bien fatiguée, elle passe l’index sous chaque œil, se fait un sourire qui tourne à la grimace. Elle se tire la langue et démarre.

Mais ça n’est pas tout à fait terminé. Alex passe son badge. En haut de la rampe d’accès, la barrière rouge et blanc s’ouvre, elle pile. Un flic en uniforme est devant elle et lève un bras bien haut, en pointant l’autre vers elle, index tendu, les jambes écartées, il la somme de s’arrêter et se retourne aussitôt, les bras cette fois à l’horizontale pour souligner l’interdiction, on voit passer un cortège de voitures banalisées toutes sirènes hurlantes.

Dans la seconde, à l’arrière, une tête chauve dépasse à peine, à la hauteur de la vitre latérale. C’est comme un cortège présidentiel. Après quoi, le flic lui fait signe de passer. Elle tourne tout de suite à droite.

Elle a démarré un peu sèchement, dans le coffre les deux petits cartons marqués « Personnel » se bousculent mais Alex est tranquille, les bouteilles d’acide sont toujours soigneusement calées. Aucun risque.

42

Presque vingt-deux heures. Le fiasco. Camille a retrouvé son calme mais de haute lutte. Il ne faut surtout pas qu’il repense au visage hilare du concierge du garde-meubles, un crétin au teint blafard avec des verres épais et sales, de vraies lunettes en peau de saucisson.

Côté communication : la fille, quelle fille, la voiture, quelle voiture, les cartons, quels cartons. On a ouvert le box dans lequel sont entreposées ses affaires, tout le monde reçoit un coup au cœur. Tout est là, dix cartons scotchés, les affaires de la fille, ses affaires personnelles. On se rue dessus, Camille voudrait tout ouvrir maintenant. Mais il y a la procédure, l’inventaire, c’est accéléré par un appel au juge, on emporte tout, les cartons, les meubles démontés, finalement, ça ne fait pas lourd, on a quand même bon espoir de trouver des choses personnelles, en clair, son identité. L’affaire vit un tournant essentiel.

Le mince espoir du côté des bandes de vidéosurveillance qui couvrent chaque étage ne fait pas long feu. La question de la durée de leur conservation n’est pas en cause, les caméras sont factices.

— C’est décoratif, si vous voulez mieux, dit le concierge en se marrant.


Il faut la soirée pour établir l’inventaire et pour que les techniciens fassent les relevés indispensables. On a laissé de côté les meubles, du tout-venant, vendu partout, des éléments de bibliothèque, une table de cuisine carrée, un lit avec sommier, matelas, les techniciens se sont jetés dessus avec leurs tiges en coton et leurs pinces à épiler. Après quoi, on détaille le contenu des cartons. Vêtements de sport, vêtements de plage, vêtements d’été, vêtements d’hiver.

— Tout ça est vendu en grande surface dans tous les pays du monde, dit Louis.

Des livres, presque deux cartons. Des poches, exclusivement. Céline, Proust, Gide, Dostoïevski, Rimbaud. Camille lit les titres, Voyage au bout de la nuit, Un amour de Swann, Les Faux-Monnayeurs, mais Louis reste songeur.

— Quoi ? demande Camille.

Louis ne répond pas tout de suite. Les Liaisons dangereuses, Le Lys dans la vallée, Le Rouge et le Noir, Gatsby, L’Étranger.

— On dirait l’étagère d’une lycéenne.

En effet, le choix semble appliqué, exemplaire. Tous les livres ont été lus et souvent relus, certains tombent littéralement en charpie, des passages entiers sont soulignés, jusqu’à la dernière page parfois. On trouve des points d’exclamation, d’interrogation, des croix grandes, petites, le plus souvent au stylo bleu, parfois l’encre a presque entièrement passé.

— Elle lit ce qu’il faut lire, elle veut bien faire, elle est appliquée, renchérit Camille. Immature ?

— Je ne sais pas. Régressive peut-être.

Camille, lui, les finasseries de Louis, il s’y perd un peu mais il saisit le message essentiel. La fille n’est pas entière. Ou pas finie.

— Elle parle un peu d’italien, un peu d’anglais. Elle a commencé des classiques étrangers mais ne les a pas terminés.

Camille a noté ça aussi. Les Fiancés, L’Amant sans domicile fixe, Le Nom de la rose ainsi que Alice, Dorian Gray, Portrait de femme ou Emma sont en langue originale.

— La fille dont il est question dans le meurtre de Maciak, on a parlé d’un accent étranger, non ?

Des documentations touristiques confirment.

— Elle n’est pas bête, elle fait des études, elle parle deux langues, certainement pas couramment mais ça veut dire des séjours linguistiques… Tu la vois avec Pascal Trarieux, toi ?

— Ou séduisant Stefan Maciak ? complète Louis.

— Ou assassinant Jacqueline Zanetti ?

Louis prend des notes rapides. Grâce aux imprimés, il pourra peut-être recomposer l’itinéraire de la fille ou du moins une partie, il y a des dates de parution sur certains catalogues d’agences de voyages, on doit pouvoir procéder à des recoupements, mais dans tout ça, pas un nom. Pas un document officiel. Pas une trace identifiante. Quelle vie a une fille qui possède si peu de choses ?

À la fin de la soirée, la conclusion tombe avec le poids d’une certitude.

— Elle a fait le tri. Rien de personnel. Pour le cas où la police tomberait dessus. Rien ne peut nous aider.

Les deux hommes se sont relevés, Camille a enfilé sa veste, Louis hésite encore, il resterait bien là encore un peu, à fouiller, à chercher.

— T’échine pas mon grand…, lâche Camille. Elle a déjà une jolie carrière derrière elle et à voir la manière dont elle s’organise, elle a aussi pas mal d’avenir.


C’est aussi l’avis de Le Guen.

Samedi en début de soirée. Quai de Valmy.

Il a passé un coup de fil à Camille, on s’est installé à la terrasse de La Marine. C’est peut-être l’effet du canal, qui fait penser aux poissons, on a opté pour deux verres de blanc sec. Le Guen s’est assis prudemment. Il en a connu, des chaises incapables de le soutenir. Celle-ci tient le choc.

Quand leur conversation se tient hors du bureau, c’est souvent ce schéma, ils parlent de tout, de rien et pour le boulot, c’est dans les dernières secondes, deux ou trois phrases.

Évidemment, ce qui traîne dans la tête de Camille, aujourd’hui, c’est la vente aux enchères. Demain matin.

— Tu ne conserves rien ? s’étonne Le Guen.

— Non, je solde, dit Camille. Je vais tout donner.

— J’avais compris que tu les vendais.

— Les tableaux, je les vends. C’est l’argent que je vais donner. Tout.

Impossible pour Camille de savoir depuis quand il a pris cette décision, c’est sorti comme ça et il sent que c’est une décision mûre. Le Guen retient un commentaire. Mais, quand même, c’est plus fort que lui.

— À qui ?

Ça, en revanche, Camille n’y a pas pensé. Il veut donner cet argent mais il ne sait pas à qui.

43

— Ça s’accélère ou j’ai la berlue ? a demandé Le Guen.

— Non, c’est le rythme normal, répond Camille. Faut s’y habituer, c’est tout.

Il dit ça d’un ton léger mais vraiment cette histoire tourne mal. On a trouvé le corps d’un nommé Félix Manière, tué à son domicile. Un camarade de travail a donné l’alerte en ne le voyant pas arriver pour cette « réunion cruciale » qu’il avait lui-même convoquée. On l’a retrouvé tout ce qu’il y a de plus mort, la tête quasiment détachée du tronc, le cou fondu à l’acide sulfurique, l’affaire a filé directement dans les mains du commandant Verhœven, lui-même convoqué par le juge en fin de journée. L’affaire est grave.

Le circuit est rapide. Le portable du mort donne l’historique de ses appels. Le dernier, reçu le soir de sa mort, provenait d’un hôtel de la rue Monge. Vérification faite, c’est celui où la fille est descendue à son retour de Toulouse. Elle lui a donné rendez-vous pour dîner le soir même. C’est ce que le futur mort a dit à l’un de ses collègues en quittant le bureau précipitamment.

À la coiffure près, aux yeux près, la réceptionniste de l’hôtel de la rue Monge a reconnu le portrait-robot, elle est formelle. La fille a disparu le lendemain matin. Faux nom. Paiement en espèces.

— Le loustic, là, le Félix, c’est qui ? demande Le Guen.

Sans attendre la réponse, il feuillette le rapport de Camille.

— Quarante-quatre ans…

— Oui, confirme Camille. Technicien dans une boîte d’informatique. Séparé. Divorce en cours. Alcoolique, certainement.

Le Guen se tait, il parcourt le document à toute vitesse, en poussant des « hmmm » qui ressemblent parfois à des gémissements. On gémirait à moins.

— C’est quoi, cette histoire d’ordinateur portable ?

— Il a disparu. Mais je te rassure, ça n’est certainement pas pour le lui prendre qu’on l’a assassiné à coups de statuette et qu’on lui a balancé un demi-litre d’acide dans l’entonnoir.

— C’est la fille ?

— Sans doute. Peut-être qu’elle a échangé des mails avec lui. Ou qu’elle s’est servie de l’ordinateur et qu’elle n’a pas voulu qu’on voie ce qu’elle a fait avec…

— Bon et alors ? Alors ?

Le Guen s’énerve, ce n’est pas son genre. La presse nationale, qui n’avait pas encore frémi à l’annonce de la mort de Jacqueline Zanetti (l’assassinat d’une hôtelière à Toulouse fait quand même un peu province), vient enfin de s’émouvoir. Le décor de la Seine-Saint-Denis manque un peu d’éclat mais la finition à l’acide, ça plaît. C’est un fait divers, mais la manière a quelque chose de nouveau, d’exotique presque. Pour l’instant, deux morts. Presque une série, pas tout à fait. Moyennant quoi, on en parle mais sans allégresse. Une troisième victime et on jubilera réellement. L’affaire sera propulsée à la une du JT, Le Guen propulsé au dernier étage du ministère de l’Intérieur, le juge Vidard au dernier étage du ministère de la Justice et les engueulades commenceront à pleuvoir comme à Gravelotte. On n’ose pas penser à la fuite qui livrerait à la presse les précédents crimes de Reims et d’Étampes… On verrait bientôt une carte de France (la même à peu près que celle que Camille a déjà dans son bureau parsemée de petites épingles de couleur) avec une biographie bouleversante des victimes et la promesse d’un road movie meurtrier « à la française ». Joie. Liesse.

Pour le moment, Le Guen n’est encore sujet qu’à de « fortes tensions descendantes », ça n’est pas le pire mais c’est déjà difficile à supporter. Or, pour ça, Le Guen est un bon chef, les ennuis avec la hiérarchie, il les garde pour lui. Tout ce qui transparaît, c’est seulement le trop-plein, sauf qu’aujourd’hui Camille le voit déborder de partout.

— On t’emmerde là-haut ?

Le Guen est comme foudroyé par la question.

— Mais, Camille, qu’est-ce que tu imagines ?

C’est le problème des couples, les scènes sont un peu répétitives.

— On a une fille enlevée et enfermée dans une cage avec des rats, dont le ravisseur se suicide en bloquant le périphérique la moitié d’une nuit…

Celle-ci par exemple, Le Guen et Camille l’ont jouée au moins cinquante fois au cours de leur carrière commune.

— … la fille qu’il a enlevée se libère avant qu’on la retrouve, on apprend qu’elle a déjà trucidé trois types à l’acide sulfurique…

Camille trouve que ça fait un peu théâtre de boulevard, il va pour le dire mais Le Guen a déjà enchaîné :

— … le temps de prendre le dossier, elle envoie une Toulousaine au paradis des hôteliers, revient à Paris…

Alors Camille attend la fin, prévisible et écrite :

— … et dégomme un célibataire qui se proposait sans doute de la baiser tranquillement et tu me demandes…

— … si on m’emmerde là-haut ? termine Camille à sa place.

Il est déjà debout Camille, il est déjà à la porte, il l’ouvre, lassé.

— Où tu vas ? hurle Le Guen.

— Quitte à me faire engueuler par quelqu’un, je préfère le juge Vidard.

— Tu n’as vraiment aucun goût.

44

Alex a laissé passer deux camions puis un troisième. D’où elle est garée, elle distingue parfaitement les manœuvres des semi-remorques qui se succèdent devant le quai de chargement. Depuis deux heures, les caristes y enfournent des palettes hautes comme des maisons.

La nuit précédente, elle est allée voir. Il a fallu faire le mur, pas facile, elle a dû monter sur le toit de sa voiture, si elle s’était fait surprendre, fin de l’histoire. Mais non, elle a pu rester quelques minutes en haut du mur. Chaque véhicule porte un écriteau avec un numéro d’ordre peint au pochoir à l’avant droit et sa destination. Ils vont tous vers l’Allemagne, Cologne, Francfort, Hanovre, Brême, Dortmund. Elle, c’est celui qui va à Munich dont elle a besoin. Elle a noté son numéro d’immatriculation, son numéro d’ordre, de toute manière, de face, il est reconnaissable. À la limite du toit, un autocollant BOBBY balaye toute la largeur du pare-brise. Elle a quitté le mur quand elle a entendu arriver le chien de garde qui a fini par renifler sa présence.

Il y a une trentaine de minutes, elle a repéré le chauffeur, monté dans sa cabine pour y poser ses affaires, prendre des papiers. Un type grand et sec, une salopette bleue, la cinquantaine, avec des cheveux très courts et une grosse moustache comme un balai-brosse. Peu importe le physique, ce qui compte, c’est qu’il la prenne. Elle a dormi dans sa voiture jusqu’à ce que l’entreprise ouvre, vers quatre heures du matin. L’agitation a réellement commencé une demi-heure plus tard et depuis ça n’arrête plus. Alex est tendue parce qu’elle ne peut pas rater son coup sans quoi, adieu toute stratégie, elle en serait réduite à quoi, à attendre la police dans sa chambre d’hôtel ?

Enfin, un peu avant six heures du matin, le type s’approche de son camion dont le moteur tourne déjà au ralenti depuis un quart d’heure, vérifie des papiers, Alex voit qu’il échange des plaisanteries avec un cariste et deux autres chauffeurs et, enfin, il monte dans sa cabine, c’est le moment qu’elle choisit pour quitter sa voiture, faire le tour, ouvrir le coffre, prendre son sac à dos, s’assurer, à l’abri du coffre ouvert, qu’un autre camion ne vient pas s’intercaler et, quand elle en est certaine, elle se met à courir vers la sortie des véhicules.


— Je ne fais jamais de stop sur la route. Trop dangereux.

Bobby acquiesce. Pour une fille, ce ne serait pas prudent. Il apprécie sa débrouillardise, attendre prudemment à la porte d’une entreprise spécialisée plutôt que de lever le pouce sur le bord de la route.

— Et vu le nombre de camions, vous êtes certaine d’en trouver au moins un !

Émerveillé, il n’en finit pas de découvrir les innombrables vertus de la technique d’Alex. Pas Alex. Pour lui, c’est Chloé.

— Moi, c’est Robert, a-t-il dit en tendant la main à travers le siège. Mais tout le monde dit « Bobby », complète-t-il en désignant l’autocollant.

Quand même, le stop, il est étonné.

— On trouve des billets d’avion à pas cher. Sur le Net, il paraît qu’on en trouve à quarante euros. Bon, c’est toujours à des horaires pas possibles mais quand on a le temps !

— Je préfère garder mon argent pour vivre sur place. Et puis, si on voyage, c’est pour faire des rencontres, non ?


Le type est simple et chaleureux, il n’a pas hésité à la prendre, dès qu’il l’a vue en bas de sa cabine. Alex guettait, non pas sa réponse, mais la tonalité de sa réponse. Ce qu’elle redoutait, c’est le regard concupiscent. Pas envie de se battre pendant des heures contre un don juan de station-service. Bobby a accroché une figurine de la Vierge à son rétroviseur et un petit appareil sur son tableau de bord, un écran qui affiche des photos avec des effets de fondu, de store qui s’ouvre et qui se ferme, de page qu’on tourne. Ça passe en boucle, c’est épuisant à regarder. Il l’a acheté à Munich. Trente euros. Bobby donne souvent le prix des choses, pas tant pour se faire admirer que pour se montrer précis, scrupuleux dans ses explications. Et il en donne, des explications. On passe quasiment une demi-heure à commenter le diaporama, sa famille, sa maison, le chien, il y a surtout beaucoup de photos de ses enfants, trois.

— Deux garçons, une fille. Guillaume, Romain, Marion. Neuf, sept et quatre ans.

Toujours la précision. Il sait se tenir quand même, il ne charge pas la conversation d’anecdotes familiales.

— Les affaires des autres, au fond, on s’en fout, hein ?

— Non, ça m’intéresse…, proteste Alex.

— Vous êtes bien élevée.

La journée se poursuit plutôt bien, le camion est incroyablement confortable.

— Si vous voulez piquer un petit roupillon, pas de problème.

Du pouce, il a désigné derrière lui la couchette.

— Moi je suis obligé de tracer, mais vous…

Alex a accepté, elle a dormi plus d’une heure.

— On est où ? a-t-elle demandé en se recoiffant et en regagnant son siège.

— Ah vous voilà ? Eh ben, vous aviez du retard de sommeil. Sainte-Menehould !

Alex fait mine d’être admirative… que de chemin parcouru. Son sommeil a été agité. Pas seulement l’angoisse habituelle, il y avait aussi de la détresse. Ce voyage vers la frontière, c’est tout de même un tournant douloureux. Le début de la fuite. Le début de la fin.


Quand la conversation retombe, on écoute la radio, les nouvelles, les chansons. Alex guette les arrêts, les repos obligatoires, les moments où Bobby va vouloir boire un café. Il a un Thermos, des victuailles, tout ce qu’il faut pour la route mais on a besoin de s’arrêter, c’est abrutissant ce boulot, vous pouvez pas savoir. Lorsqu’un arrêt se profile, Alex est aux aguets. Si c’est une aire de repos, elle fait semblant de dormir, trop peu de gens et donc trop de risques de se faire repérer. Si c’est une station-service, moins de risques, elle descend faire quelques pas, elle offre du café à Bobby, ils sont devenus bons copains. Justement, en buvant un café il a abordé le pourquoi du voyage, un peu plus tôt :

— Vous êtes étudiante ?

Il n’y croit pas lui-même qu’elle puisse être étudiante. Elle fait jeune mais enfin, la trentaine quand même et puis, fatiguée comme elle est, ça ne doit pas arranger. Elle choisit de rire.

— Non, je suis infirmière, je vais tâcher de travailler là-bas.

— Pourquoi l’Allemagne, si c’est pas indiscret ?

— Parce que je ne parle pas l’allemand, répond Alex avec toute la conviction dont elle est capable.

Robert rigole, pas sûr de comprendre.

— Vous auriez pu aller en Chine, alors. Sauf si vous parlez le chinois. Vous parlez le chinois ?

— Non. En fait, mon ami est de Munich.

— Ah…

Il fait l’homme qui a tout compris. Sa grosse moustache va et vient tandis que sa tête dodeline d’un côté à l’autre.

— Et il fait quoi, votre ami ?

— Informatique.

— Il est allemand ?

Alex fait signe que oui, elle ne sait pas où on va comme ça, elle n’a que deux longueurs d’avance sur la conversation, elle n’aime pas ça.

— Et votre femme à vous, elle travaille ?

Bobby jette son gobelet dans la poubelle. La question sur sa femme, ça ne l’a pas froissé, ça l’a peiné. On est de nouveau en route, il remonte dans le diaporama sur la photo de sa femme, une femme très quelconque d’environ quarante ans avec des cheveux plats. L’air malade.

— Sclérose en plaques, dit Bobby. Avec les enfants, vous imaginez ? Maintenant, on est dans les mains de la Providence.

Disant cela, il désigne la statuette de la Vierge qui se balance doucement sous le rétroviseur.

— Vous pensez qu’elle va faire quelque chose pour vous ?

Alex ne voulait pas dire ça. Il se tourne vers elle, il n’y a aucun ressentiment dans son attitude, c’est l’expression d’une évidence :

— La récompense de la rédemption, c’est le pardon. Vous ne pensez pas ?

Alex n’a pas bien compris, la religion, elle… Elle ne s’est pas rendu compte tout de suite, de l’autre côté du tableau de bord, Bobby a fixé un autocollant : « Il revient. Êtes-vous prêt ? »

— Vous ne croyez pas en Dieu, dit Bobby en riant, ça se voit tout de suite.

Il n’y a pas de reproche dans ce constat.

— Moi, si j’avais pas ça…, dit-il.

— Pourtant, dit Alex, le Bon Dieu, il vous a bien arrangé. Vous n’êtes pas rancunier.

Bobby fait un geste, oui, je sais, on m’a déjà servi ça.

— Dieu nous éprouve.

— Ça, dit Alex, on peut pas dire le contraire…

Du coup, la conversation s’éteint d’elle-même, on regarde la route.

Un peu plus tard, Bobby dit qu’il doit se reposer. Une station-service grande comme une ville.

— C’est ici que j’ai mes habitudes, dit-il en souriant. C’est l’affaire d’une heure.

On est à vingt kilomètres de la sortie vers Metz.

Bobby est d’abord descendu un long moment pour se détendre, respirer, il ne fume pas. Alex le voit faire des allers et venues sur le parking, il fait des mouvements avec les bras, elle pense que c’est un peu parce qu’elle le regarde. En fait-il autant quand il est tout seul ? Puis il regagne le camion.

— Si vous permettez, dit-il en grimpant dans sa couchette. Vous inquiétez pas, j’ai mon réveil, là.

Il désigne son front.

— Je vais en profiter pour faire quelques pas, dit Alex. Et pour téléphoner.

Il croit amusant d’ajouter : « Embrassez-le pour moi ! » en tirant le rideau de la couchette.


Alex sur le parking, entre les innombrables camions. Besoin de marcher.

Plus le temps passe, plus elle a le cœur lourd. L’effet de la nuit, se dit-elle, en sachant très bien qu’il n’en est rien. C’est l’effet du voyage.

Sa présence sur cette autoroute n’a qu’un sens, souligner à quel point la partie est en passe de se terminer.

Elle fait semblant mais elle a quand même peur de la vraie fin. C’est demain, c’est tout à l’heure.

Alex se met à pleurer, doucement, les bras croisés sur sa poitrine, debout entre les énormes camions rangés côte à côte comme de gros insectes endormis. La vie nous rattrape toujours, rien à faire, on ne s’échappe pas, jamais.

Elle se répète ces mots, renifle, se mouche, tente de respirer à fond pour chasser ce poids dans sa poitrine, pour faire redémarrer ce cœur pesant, fatigué mais c’est vraiment difficile. Quitter tout ça, voilà ce qu’elle se répète pour se donner du courage. Après, elle n’y pensera plus, tout sera nettoyé. C’est pour ça qu’elle est ici, sur cette autoroute, parce qu’elle est en train de quitter tout ça. Sa poitrine s’allège un peu à cette idée. Elle marche, l’air frais la ranime, la calme, la vivifie. Encore quelques longues aspirations et les choses vont mieux.

Un avion passe, on le devine par ses lumières clignotantes en triangle.

Elle reste même un long moment à le regarder, il traverse le ciel à une lenteur démesurée, pourtant il file et finit par disparaître.

Les avions, souvent, ça pousse à la réflexion.


La station-service enjambe l’autoroute par un large pont aux extrémités duquel sont groupés des snacks, des Maisons de la presse, des supérettes, des boutiques de toutes sortes. De l’autre côté du pont, c’est le sens inverse, le retour sur Paris. Alex remonte dans la cabine et ferme la portière avec précaution pour ne pas réveiller Bobby. Son retour a interrompu son sommeil mais quelques secondes plus tard, elle perçoit de nouveau sa respiration lourde dont chaque vague s’achève par un petit chuintement.

Elle rapproche son sac à dos, enfile son blouson, vérifie qu’elle n’oublie rien, qu’elle n’a pas fait tomber quelque chose de ses poches, non, tout est en ordre, tout va bien.

Elle se met à genoux sur le siège et tire doucement le rideau.

— Bobby…, appelle-t-elle en chuchotant.

Elle ne veut pas le réveiller en sursaut. Mais il a le sommeil lourd. Elle se retourne, ouvre la boîte à gants, rien, la referme. Fouille sous son siège, rien. Sous le siège conducteur, une trousse plastifiée, elle la tire à elle.

— Bobby ? dit-elle alors, de nouveau penchée.

Cette fois, elle obtient plus de succès.

— Quoi ?

Il n’est pas franchement réveillé. Il a posé la question de façon réflexe, son esprit n’est pas encore remonté à la surface. Tant pis. Alex tient le tournevis comme un poignard et, d’un seul geste, le lui plante dans l’œil droit. Très précis, le geste. Naturellement, une infirmière… Et comme elle y a mis beaucoup de force, le tournevis a fait un chemin incroyable à l’intérieur de la tête, on dirait qu’il s’enfonce jusque dans le cerveau. Évidemment, il n’en est rien mais il s’enfonce tout de même assez profondément pour ralentir la réaction de Bobby qui tente de se soulever, ses pieds se mettent à battre dans tous les sens. Il hurle. Alex lui plonge alors le second tournevis dans la gorge. Très précis mais, là encore, elle a peu de mérite, elle a eu largement le temps de viser. Juste en dessous de la pomme d’Adam. Le hurlement devient une sorte de borborygme assez brouillon. Alex penche d’ailleurs un peu la tête en fronçant les sourcils, je ne comprends rien à ce qu’il dit, ce type-là. Elle évite toutefois les mouvements désordonnés des bras de Bobby, c’est qu’il assommerait un bœuf d’un seul coup de patte, l’animal. Il commence à s’asphyxier sérieusement. Malgré le désordre de la situation, Alex suit son idée. Elle retire en force le tournevis de l’œil droit, se protège et le plante dans le cou, sur le côté, ça pisse le sang aussitôt. Elle prend ensuite le temps de se retourner vers son sac à dos. De toute manière, avec un tournevis en travers de la gorge, le Bobby, où voulez-vous qu’il aille ? Il est à moitié moribond quand elle revient auprès de lui. Même pas la peine de l’attacher, il respire mais c’est tout juste, ses muscles semblent tétanisés, il râle déjà. Le plus dur, c’est de lui ouvrir la bouche, ça, c’est difficile, si vous n’y allez pas à coups de marteau, vous y passez la journée. Donc, le marteau. Il y a tout ce qu’il faut dans cette trousse, c’est épatant, ces trucs-là. Alex casse les dents du haut et du bas, juste ce qu’il faut pour enfoncer le goulot de la bouteille d’acide sulfurique dans la bouche de Bobby. Difficile de comprendre ce que ressent le type, il est dans un tel état, comment savoir ce que ça lui fait, l’acide se déverse dans la bouche, dans la gorge, personne ne saura rien de ce qu’il a réellement ressenti et, d’ailleurs, peu importe. Comme dit l’autre, c’est l’intention qui compte.

Le temps de prendre toutes ses affaires, Alex est prête à partir. Un dernier regard sur Bobby, parti remercier le Seigneur de toutes Ses bontés. Sacré chantier. Un type allongé de tout son long avec un tournevis enfoncé dans l’œil jusqu’à la garde, on dirait un cyclope tombé à terre. Le sectionnement de la jugulaire l’a vidé de la moitié de son sang en quelques minutes, il est déjà blanc comme un linge, du moins pour le haut de la tête parce que le bas, c’est de la bouillie, il n’y a pas d’autre mot. Toute la couchette est imbibée d’un sang rouge carmin. Quand ça va coaguler, ça va faire un sacré spectacle.

Impossible de tuer un homme de cette manière sans se salir. La jugulaire, ça arrose pas mal. Alex fouille son sac à dos, change de tee-shirt. Avec le reste de sa bouteille d’eau minérale elle se lave rapidement les mains, les avant-bras, les essuie sur l’ancien tee-shirt qu’elle abandonne sous le siège. Après quoi, sac sur le dos, Alex traverse le pont et gagne la station-service de l’autre côté de l’autoroute dont les voies se dirigent vers Paris.

Elle choisit une voiture rapide parce qu’elle ne veut pas traîner. Immatriculée dans les Hauts-de-Seine. Elle ne connaît pas les marques mais elle se doute que celle-ci est rapide. La conductrice est une femme jeune, trente ans, élégante, mince, brune qui sent très fort l’argent, c’en est même incommodant. Elle dit oui, tout de suite, tout sourires. Comme sur des roulettes. Alex jette son sac sur la banquette arrière et s’assoit. La jeune femme est déjà au volant.

— En route ?

Alex sourit et tend la main :

— Moi, c’est Alex.

45

Le temps de récupérer sa voiture, Alex se rend à Roissy-Charles-de-Gaulle. Elle observe un long moment le panneau des départs, l’Amérique du Sud est trop chère pour son budget, l’Amérique tout court est un pays de flics, reste quoi, l’Europe et en Europe, pour elle, reste quoi : la Suisse. De toutes les destinations, c’est la meilleure. Plateforme internationale, lieu de passage et d’anonymat d’où on peut s’organiser tranquillement. On y blanchit les criminels de guerre et l’argent de la drogue, un pays très accueillant pour les assassins. Alex achète un billet pour Zurich, départ le lendemain, huit heures quarante, et profite de son passage dans l’aéroport pour descendre aux boutiques et s’acheter une belle valise. Au fond, elle n’a jamais osé s’offrir des choses vraiment luxueuses. C’est la première fois, il n’y aura jamais de meilleure occasion. Elle renonce à une valise et préfère un joli sac de voyage en cuir végétal naturel avec un beau monogramme en relief. Une fortune. Elle est ravie. Elle attrape aussi une bouteille de Bowmore à la boutique duty free. Elle paie tous ses achats avec sa carte bancaire. Mentalement, elle fait ses comptes et se rassure, c’est limite mais ça passe.

Après quoi, elle opte pour Villepinte, des zones industrielles à n’en plus finir, truffées de parkings industriels où sont posés des tas d’hôtels industriels. Hormis quelques déserts, il n’y a pas d’endroit plus anonyme sur terre, plus esseulé aussi. Hôtel Volubilis. Une chaîne impersonnelle qui annonce : « Confort et intimité ». Le confort, c’est cent places de parking, l’intimité, c’est cent chambres identiques qu’on paie à l’avance, la confiance ne fait pas partie du contrat. Alex donne un nouveau coup de carte bancaire. Combien de temps pour Roissy, demande-t-elle, le réceptionniste donne la réponse habituelle, vingt-cinq minutes. Alex compte large et commande le taxi pour le lendemain à huit heures.

Ça se voit qu’elle est épuisée, dans le miroir de l’ascenseur, à peine si elle se reconnaît.

Troisième étage. La moquette, elle aussi, commence à s’épuiser. La chambre échappe à toute description. Le nombre de voyageurs qui sont passés ici est incalculable, le nombre de soirées solitaires, le nombre de nuits agitées ou lourdes. Combien de couples illégitimes sont entrés ici, tout fièvre et flamme, ont roulé sur le lit et sont ressortis avec le sentiment d’avoir gâché leur vie. Alex à son tour lâche son sac près de la porte et regarde ce décor écœurant en se demandant par quel bout le prendre.

Il est pile vingt heures, pas besoin de regarder sa montre, il suffit d’entendre l’amorce du journal télévisé qui vient de la chambre de droite. La douche sera pour plus tard, elle ôte sa perruque blonde, prend dans sa valise son nécessaire de toilette, retire ses lentilles outremer qu’elle jette dans la cuvette des W-C. Elle se change ensuite, un jean sans forme et un pull à même la peau. Elle vide toutes ses affaires sur le lit, enfile son sac à dos vide et quitte la chambre, emprunte le couloir puis l’escalier. Elle attend quelques secondes en haut des dernières marches que le réceptionniste s’éloigne de son comptoir pour se faufiler vers le parking et gagner sa voiture. Elle trouve qu’il fait un froid de loup subitement. La nuit est déjà noire. Elle a la chair de poule. Au-dessus du parking, on entend des avions dont le ronflement arrive amorti par les lourds nuages qui courent dans le ciel comme des fous.

Elle a acheté un rouleau de sacs-poubelle. Elle ouvre le coffre de sa voiture. Des larmes montent qu’elle ne veut pas voir. Elle ouvre les deux petits cartons marqués PERSONNEL et, s’interdisant de réfléchir, elle empoigne tout ce qui s’y trouve, sans regarder, des sanglots se pressent qu’elle ne veut pas entendre, elle fourre tout ce qui lui tombe sous la main dans les sacs-poubelle, les cahiers de collège, les lettres, les morceaux de journal intime, les pièces de monnaie mexicaines, de temps en temps elle s’essuie les yeux du revers de sa manche, renifle mais elle ne veut pas s’arrêter, elle ne peut plus, c’est impossible, il faut aller au bout, quitter tout ça, les bijoux fantaisie, les photos, tout abandonner, sans compter, sans se souvenir, les pages de romans, tout jeter, tout, la petite tête de nègre en bois noir, la mèche de cheveux blonds serrée dans un élastique rouge, le porte-clés, c’est un cœur avec « Daniel » imprimé dessus, son premier grand amour à l’école primaire, l’inscription est presque effacée, enfin, voilà, Alex ferme le troisième sac avec la ligature blanche mais tout ça est un peu trop pour elle, trop fort, trop violent, alors elle se tourne, s’assoit pesamment, s’effondre quasiment sur le coffre ouvert de la voiture et prend sa tête dans ses mains. Ce qu’elle voudrait maintenant, c’est hurler. Hurler. Si elle pouvait. Si elle en avait encore la force. Une voiture avance au pas dans l’allée du parking, Alex se relève précipitamment, fait mine de fouiller dans le coffre, la voiture passe, se gare plus loin, plus près de la réception, c’est toujours mieux quand on a moins à marcher.

Les trois sacs-poubelle sont au sol. Alex ferme son coffre à clé, ramasse les sacs et quitte le parking à grandes enjambées résolues. La grille coulissante censée en fermer l’accès n’a pas dû être manipulée depuis des années, elle rouille sous l’épaisse peinture autrefois blanche. La rue dans la zone industrielle, peu de passage, quelques voitures égarées à la recherche d’un hôtel sosie, puis un scooter, pas de piétons, pourquoi voulez-vous marcher dans ce désert si vous n’êtes pas quelqu’un comme Alex. Où peut-on aller d’ailleurs à partir de l’une de ces rues qui conduisent à une autre, aussi parfaitement identique ? Les conteneurs d’ordures sont alignés sur les trottoirs, en face de la grille de chaque entreprise, il y en a des dizaines. Alex marche plusieurs minutes puis d’un coup, elle se décide. Celui-là. Elle ouvre le conteneur, jette les sacs à l’intérieur, se défait de son sac à dos qui part les rejoindre, elle rabat violemment le couvercle et revient vers l’hôtel. Ci-gît la vie d’Alex, fille malheureuse, meurtrière souvent, organisée, faible, séductrice, perdue, inconnue des services de police, Alex qui est cette nuit une grande fille, Alex qui sèche ses larmes, qui respire profondément au rythme de sa marche décidée, qui regagne son hôtel, passe cette fois sans précaution devant le réceptionniste absorbé par le téléviseur, Alex qui remonte à sa chambre, se déshabille et vient fondre entièrement sous une douche chaude, puis très chaude, la bouche grande ouverte sous le jet.

46

C’est parfois mystérieux, les décisions. Celle-ci par exemple, Camille serait incapable de l’expliquer.

Au début de la soirée, il a pensé à l’affaire, au nombre de crimes que cette fille va encore accomplir avant qu’on la mette hors d’état de nuire. Mais il a surtout longuement pensé à la fille elle-même, à son visage qu’il a mille fois dessiné, à tout ce qu’elle a ranimé dans sa vie. Ce soir, il sait où est son erreur. Cette fille n’a rien à voir avec Irène, il a simplement confondu la personne et la situation. Son enlèvement, bien sûr, l’a reliée immédiatement à Irène et Camille ensuite n’a cessé de les associer parce qu’il retrouvait, tellement proches de la réalité, des émotions et des terreurs similaires qui faisaient naître en lui une culpabilité assez ressemblante. C’est tout ce qu’on craint quand on préconise qu’un flic ne doit pas enquêter sur une affaire affectivement trop proche. Mais Camille voit bien qu’en réalité, il n’est pas tombé dans un piège, il l’a provoqué. Son ami Le Guen n’a fait que lui proposer de se confronter enfin à la réalité. Camille aurait pu passer la main, il ne l’a pas fait. Ce qui lui arrive, il l’a voulu. Il en avait besoin.

Camille enfile ses chaussures, met sa veste, prend ses clés de voiture et, une heure plus tard, il aborde au ralenti les rues endormies qui conduisent en bordure de la forêt de Clamart.

Une rue à droite, une autre à gauche puis la ligne droite qui s’enfonce entre les grands arbres. La dernière fois qu’il est venu ici, il avait posé son arme de service entre ses cuisses.

À une cinquantaine de mètres apparaît le bâtiment. La lumière des phares se reflète sur les vitres sales. Ce sont des petites vitres verticales, serrées les unes contre les autres, comme sur les toits en pente de certaines usines. Camille arrête la voiture, le moteur, laisse les phares allumés.

Ce jour-là, il a un doute. Et s’il s’était trompé ?

Il éteint les phares et sort de la voiture. La nuit ici est plus fraîche qu’à Paris, c’est peut-être lui qui a froid. Il laisse sa portière ouverte et marche vers le pavillon. Il devait être à peu près ici quand l’hélicoptère a soudainement percé la cime des arbres. Camille en a été presque renversé, du bruit, du souffle, il s’est mis à courir. Il ne se souvient plus s’il avait encore son arme à la main. Sans doute, oui, c’est loin, difficile de se souvenir des détails.

L’atelier est un bâtiment sans étage, le pavillon de gardien d’une propriété aujourd’hui disparue et, de loin, il ressemble un peu à une isba, avec une véranda à claire-voie sur laquelle on attend un rocking-chair. Le chemin que Camille suit est le même exactement qu’il a emprunté des centaines de fois, enfant, adolescent, lorsqu’il venait rejoindre sa mère, la voir travailler, travailler auprès d’elle. Enfant, il n’était pas attiré par la forêt, il y faisait tout juste quelques pas, il disait qu’il préférait rester à l’intérieur. C’était un garçon solitaire. Nécessité fait vertu, parce que c’était difficile de trouver des camarades de jeux, à cause de sa taille. Il ne voulait pas être un objet perpétuel de plaisanteries. Il préférait ne jouer avec personne. En réalité, il avait peur de la forêt. Aujourd’hui encore, ces grands arbres… Il a cinquante ans, Camille, ou pas loin. Alors le coup du Roi des Aulnes, il a passé l’âge. Mais il est haut comme à treize ans et, du plus fort qu’il y résiste, cette nuit, cette forêt, ce pavillon esseulé, ça lui fait de l’effet. Il faut dire, c’est là que travaillait sa mère et c’est là aussi qu’Irène est morte.

47

Dans la chambre. Alex a croisé les bras sur sa poitrine. Appeler son frère. Quand il va reconnaître sa voix, il va dire : « Ah, c’est toi ? Qu’est-ce que tu veux encore ? », il sera déjà en colère, dès la première seconde mais tant pis. Elle décroche le téléphone de la chambre, regarde ce qu’il faut faire sur l’autocollant, le 0, pour avoir l’extérieur. Elle a repéré un endroit où elle peut lui donner rendez-vous, tout à côté de la zone industrielle, elle a noté l’adresse sur un papier. Elle la cherche, la trouve, prend sa respiration et compose le numéro. Le répondeur. Surprenant, il n’éteint jamais son portable, même la nuit, il dit que le boulot, c’est sacré. Il passe peut-être sous un tunnel ou il l’a laissé sur le guéridon de l’entrée, allez savoir, au fond, ça n’est pas plus mal, elle laisse un message : « C’est Alex. J’ai besoin de te voir. C’est urgent. 137, boulevard Jouvenel à Aulnay, 23 h 30. Attends-moi si je suis en retard. »

Elle va pour raccrocher, se reprend et ajoute : « Mais ne me fais pas attendre. »


Maintenant, elle est rattrapée par l’atmosphère de la chambre. Allongée sur le lit, elle reste un long moment à rêver, le temps passe lentement, les pensées s’enchaînent toutes seules, mues par leur propre mouvement, elle entend les échos du téléviseur d’à côté, les gens ne se rendent pas compte combien ils écoutent fort, combien ils peuvent gêner. Elle pourrait le faire taire, si elle voulait. Elle sortirait de sa chambre, sonnerait à la porte voisine, l’homme ouvrirait, surpris, ce serait un homme ordinaire comme elle en a tué combien déjà, cinq ? Six ? Davantage ? Elle sourirait comme elle sait le faire, gentiment, elle dirait, je suis votre voisine de chambre en faisant de la tête un petit signe, je suis seule, je peux entrer ? L’homme, abasourdi, s’écarterait, elle dirait aussitôt, vous voulez me voir toute nue ? du même ton que pour dire, vous voulez bien tirer les rideaux ? La bouche de l’homme s’ouvrirait de stupéfaction, il aurait un peu de ventre, forcément, passé trente ans, ils sont tous comme ça, tous ceux qu’elle a tués avaient un peu de ventre, même Pascal Trarieux, la bière, lui, que le diable le torture en Son Infinie Cruauté. Elle écarterait aussitôt les deux pans de son peignoir et demanderait : vous me trouvez comment ? Ce serait vraiment le rêve de pouvoir faire ça, une fois, juste une fois. D’écarter son peignoir, et nue de demander comment me trouvez-vous en étant certaine de la réponse, certaine qu’on va ouvrir les bras et qu’elle pourra s’y blottir. Dans la réalité, elle dirait : d’abord, vous ne voulez pas éteindre le téléviseur ? L’homme se précipiterait en balbutiant des excuses, tu parles, il farfouillerait maladroitement pour trouver le bouton, tellement excité, cette survenue si miraculeuse. Bon, il est de dos, penché en avant, elle n’a plus qu’à saisir la lampe de chevet en aluminium et à lui en asséner un coup, à deux mains, juste derrière l’oreille droite, rien de plus facile, une fois qu’il est groggy, c’est un jeu d’enfant, elle sait où frapper pour estourbir pendant quelques secondes et avoir le temps nécessaire pour aligner les coups suivants, là-dessus, les draps pour faire les liens, un demi-litre d’acide concentré dans le cornet et l’affaire est pliée, le téléviseur ne fait plus aucun bruit, le client n’est pas près de remonter le son, on peut enfin passer une soirée tranquille.


Voilà le genre de rêve éveillé que fait Alex, allongée sur son lit, les mains derrière la tête. Elle s’abandonne à elle-même. Des souvenirs de sa vie remontent. Vraiment, ils sont sans regret. Tous ses morts, d’une certaine manière, il les lui fallait, elle en avait besoin. Besoin de les faire souffrir, de les faire mourir, oui c’est sans regret vraiment. Il aurait même pu y en avoir plus, bien plus. L’histoire s’est écrite ainsi.

Voici venue l’heure de goûter un peu d’alcool. Elle pense à se servir une rasade de Bowmore dans le verre à dents en plastique mais elle se ravise et boit directement au goulot. Alex regrette, elle aurait dû acheter des cigarettes aussi. Puisque c’est fête. Il y a près de quinze ans qu’elle n’a pas fumé. Elle ne sait pas pourquoi elle en aurait acheté ce soir parce qu’au fond elle n’a jamais aimé ça. Elle voulait faire comme tout le monde, elle poursuivait le rêve de toutes les jeunes filles, être comme les autres. Elle est assez sensible au whisky, il lui en faut peu pour tanguer. Elle chantonne des airs dont elle ignore les paroles, et tout en fredonnant, elle reprend toutes ses affaires, plie ses vêtements un à un, avec application, et entreprend de faire soigneusement son sac de voyage. Elle aime que les choses soient nettes, son appartement, fallait voir, tous ses appartements du reste, toujours impeccables. Dans la salle de bains, sur la petite étagère branlante en plastique crème tachée de brûlures de cigarette, elle range ses produits de toilette, dentifrice, brosse à dents. De sa trousse de toilette, elle extrait son tube de molécules du bonheur. Un cheveu est pris sous le couvercle, elle ouvre le tube, saisit le cheveu, lève la main bien haut et le fait tomber comme une feuille morte, elle adorerait qu’il y en ait une poignée, pour faire comme une pluie, comme une neige, chez une amie autrefois, elles jouaient souvent à ça, sur la pelouse, à s’arroser en pluie avec le tuyau d’arrosage. C’est le whisky. Parce que tout en faisant ainsi son petit ménage, elle a continué de siroter à même la bouteille mais aussi gentiment qu’elle s’y soit prise, ça tourne vite.

Le rangement est terminé, Alex titube légèrement. Elle n’a rien mangé depuis longtemps, un petit peu trop d’alcool et c’est tout de suite la descente en piqué. Pas pensé. Ça la fait rire, un rire nerveux, tendu, un rire inquiet, elle est toujours ainsi, l’inquiétude est sa seconde nature, avec la cruauté. Petite, elle ne se serait jamais crue capable de tant de cruauté, se dit-elle en rangeant son beau sac de voyage dans l’armoire murale, elle réfléchit à cela. Elle a été une enfant tout ce qu’il y a de plus gentil, les gens disaient même toujours : Alex est très mignonne, vraiment adorable. Il faut dire qu’elle était assez laide, petite, et que les gens se ruaient volontiers sur son caractère pour trouver un compliment à faire.

Ainsi, la soirée passe. Les heures.

Et Alex a siroté, siroté, et finalement beaucoup pleuré aussi. Elle ne pensait pas qu’elle avait encore une telle réserve de larmes.

Parce que cette nuit est une grande solitude.

48

Comme un coup de pistolet dans la nuit. Le craquement de la marche en bois qui casse dès qu’il pose le pied dessus. Camille manque de tomber, se rattrape, reste quand même debout, le pied droit prisonnier de la planche cassée. Il s’est fait mal. Il peine à se dégager, obligé de s’asseoir. Et du coup, le voici dos à l’atelier, face à sa voiture tous phares allumés, c’est ainsi qu’il a vu arriver les secours. Il n’était plus lui-même, on l’a ramassé hagard à peu près là où il se trouve, assis, comme aujourd’hui. Ou peut-être était-il plutôt là, debout près de la rambarde.

Camille se lève, s’avance prudemment sur les planches de la véranda qui grincent et menacent de s’effondrer à leur tour. Il ne parvient pas à se souvenir où il était exactement.

À quoi ça sert, d’essayer de se souvenir ? À gagner du temps.

Alors Camille retourne vers la porte. Elle a été clouée à la va-vite mais ça ne sert plus à rien parce que les deux fenêtres du pignon ont été cassées, il ne reste pas un carreau. Il enjambe la fenêtre, retombe de l’autre côté, la vieille tomette rouge branle toujours sous les pieds, ses yeux commencent à accommoder.

Son cœur bat vite et fort, ses jambes peinent à le porter. Il s’avance de quelques pas.

Les murs, passés à la chaux, sont couverts d’inscriptions. Le lieu a été visité, squatté, on a posé un matelas, aujourd’hui éventré, deux assiettes, par terre portent des bougies brûlées jusqu’au bout et çà et là, des bouteilles vides, des canettes. Le vent s’engouffre dans la pièce. Un pan du toit est effondré, à l’angle de l’atelier, on a la vue sur la forêt.

Tout ça est terriblement triste parce qu’il ne reste plus rien à quoi accrocher son chagrin. Le chagrin lui-même est différent. Quelque chose lui revient, violemment, d’un coup, sans prévenir.

Le corps d’Irène, le bébé.

Camille tombe à genoux et fond en larmes.

49

Dans la chambre, Alex tourne lentement sur elle-même, nue, silencieuse, les yeux fermés, elle tient son tee-shirt à bout de bras comme un ruban de danse ou de gymnastique et elle laisse les images remonter, elle les revoit un à un, ses morts, dans un ordre étrange, aléatoire. Tandis que le tee-shirt, son étendard, effleure au passage les murs de la chambre en de grands tourbillons, revient à sa mémoire le visage bouffi de ce cafetier de Reims dont elle a oublié le nom, ses yeux exorbités, d’autres souvenirs remontent, Alex danse, tourne, tourne et son étendard devient son arme, voici maintenant le rictus épouvanté du chauffeur routier. Bobby. Elle se souvient de son nom à celui-là. Son tee-shirt roulé en boule autour de son poing s’abat sur la porte de la chambre et glisse lentement, comme pour planter un tournevis dans un œil imaginaire puis elle appuie, frotte pour faire entrer l’outil plus loin encore, la poignée de la porte semble hurler sous la pression, fait résistance, Alex tourne vigoureusement le poignet, l’arme s’enfonce et disparaît, Alex est heureuse, elle tourne et vole, danse et rit, et ainsi, un long moment, de son arme roulée en boule autour de son poing, Alex tue et retue, vit et revit. Puis la danse enfin s’épuise, comme la danseuse. Tous ces hommes l’ont-ils vraiment désirée ? Assise sur son lit, la bouteille de whisky serrée entre les genoux, Alex imagine le désir des hommes, tiens Félix, elle revoit ses yeux fiévreux. Lui, du désir, il en était plein. S’il était en face d’elle, elle le regarderait bien au fond des yeux, les lèvres légèrement entrouvertes, elle ferait comme ça, avec son tee-shirt dans les mains, elle caresserait lentement, savamment, la bouteille de whisky coincée entre ses genoux comme un phallus géant, il exploserait, le Félix, d’ailleurs c’est ce qu’il a fait, explosé en plein vol, l’ogive a volé de l’autre côté du lit. Détachée du corps de la fusée.

Alex jette dans les airs son tee-shirt qu’elle imagine sanguinolent et qui atterrit mollement, comme un oiseau de mer, sur le fauteuil défoncé, près de l’entrée.

Plus tard, la nuit est complètement tombée, le voisin a éteint son téléviseur et dort sans se rendre compte du miracle que c’est que de rester vivant à côté d’Alex.

Debout devant le lavabo, le plus loin possible pour se voir tout entière dans le miroir, nue, grave et un peu solennelle, Alex se regarde, sans rien faire, rien que ça, pour se voir.

Alors, c’est ça, Alex. Ça n’est que ça.

Il est impossible de ne pas pleurer quand vous êtes exactement en face de vous-même.

En elle, la fêlure craque, elle sent que ça s’effondre, qu’elle est rattrapée.

Cette image d’elle dans le miroir, c’est tellement fort.

Elle se retourne alors brusquement, dos au miroir, se met à genoux et, sans hésiter, se cogne violemment l’arrière de la tête contre la faïence du lavabo, une fois, deux, trois, quatre, cinq fois, très fort, chaque fois plus puissante que la précédente, au même endroit du crâne. Les chocs font un bruit infernal, comme un gong, parce que Alex y met toute son énergie. Au dernier coup, elle est assommée, désorientée, totalement en larmes. Il y a des choses fêlées, cassées dans ce crâne mais ça n’est pas d’aujourd’hui. Cassées depuis longtemps. Elle se lève en titubant, s’avance jusqu’au lit, s’effondre. Sa tête lui fait un mal incroyable, les douleurs arrivent en vagues serrées, elle en ferme les yeux, se demande si ça saigne en dessous, sur l’oreiller. De la main gauche elle attrape, avec toute la précision dont elle est encore capable, le tube de barbituriques, le pose sur son ventre, fait glisser avec précaution (quelle torture dans la tête !) le contenu complet dans sa main, avale tout d’un seul coup. Elle s’accoude maladroitement, se tourne vers la table de nuit, vacille, attrape la bouteille de whisky, la serre fort, le plus fort qu’elle le peut, et boit, au goulot, boit, boit, aussi longtemps que sa respiration le lui permet, elle vide plus de la moitié de la bouteille en quelques secondes, la lâche enfin, l’entend qui roule sur la moquette.

Alex s’effondre comme une masse sur le lit.

Elle contient à grand-peine les nausées qui l’assaillent.

Elle fond en larmes mais elle ne s’en rend pas compte.

Son corps est ici mais son esprit est déjà ailleurs.

Il roule sur lui-même. Tout s’enroule autour de sa vie, ce qu’il en reste se replie sur soi.

Son cerveau est soudain saisi de panique, c’est purement neuronal.

Ce qui va se passer maintenant ne concerne plus que son enveloppe ; instants comptés, instants sans retour, la conscience d’Alex est déjà ailleurs.

S’il y a un ailleurs.

50

L’établissement est sens dessus dessous. Accès bloqués, parking ceinturé, gyrophares, voitures, uniformes. Pour les clients, on dirait une série TV, sauf qu’il ne fait pas nuit. Dans les séries, ces choses-là, souvent, c’est la nuit. Il est sept heures du matin, le moment du coup de feu, les départs, l’agitation est à son comble. Depuis une heure le patron se désole pour la clientèle, se confond en excuses, distribue des assurances de toutes sortes, on se demande bien ce qu’il peut promettre.

Le patron de l’hôtel est à l’entrée lorsque Camille et Louis arrivent. Dès qu’il comprend la situation, Louis précède son chef, il a l’habitude, il préfère parler au patron de l’hôtel le premier, dans ce genre de circonstances, si on laisse faire Camille, c’est la guerre civile dans la demi-heure.

Alors, Louis, le geste bienveillant et compréhensif, éloigne le patron et le passage est libre. Camille suit un agent du commissariat local, c’est lui qui est arrivé le premier.

— J’ai tout de suite reconnu la fille de l’avis de recherche.

Il s’attend à des félicitations mais rien, ce petit flic est tout sauf aimable, il marche vite et on dirait qu’il est tout rassemblé à l’intérieur de lui-même, comme enfermé. Il refuse l’ascenseur, on monte à pied dans l’escalier en béton que personne n’emprunte et qui résonne comme une cathédrale.

L’agent ajoute tout de même :

— Tant que vous n’étiez pas là, on n’a laissé entrer personne.

Les choses se passent curieusement. Comme on a interdit l’accès à la chambre en attendant les techniciens de l’Identité, que Louis est resté au rez-de-chaussée pour contenir le patron, Camille entre seul dans cette pièce, comme quelqu’un de la famille, comme s’il venait au chevet d’un proche et que, par pudeur, on respectait son intimité en le laissant seul quelques secondes auprès de la dépouille.

Dans les lieux sans grandeur, la mort est toujours assez triviale. La jeune femme n’a pas échappé à cela. Elle s’est enroulée dans le drap, les convulsions ensuite l’y ont entortillée, on dirait le corps d’une Égyptienne promis à la momification. Sa main pend en dehors du lit, languide, terriblement humaine et féminine. Son visage, lui, est marqué. Le regard figé se perd vers le plafond. À la commissure des lèvres, des traces des vomissures dont on devine que l’essentiel est retenu par les lèvres. Il y a beaucoup de douleur dans tout cela.

Comme devant tous les morts, on sent dans la pièce la présence d’un mystère. Camille reste à l’entrée de la chambre. Il a pourtant l’habitude des cadavres, il en a vu beaucoup, vous parlez, vingt-cinq ans de carrière, un jour il faudrait compter, l’équivalent d’un village. Il y a ceux qui lui font quelque chose et ceux qui ne lui font rien. L’inconscient fait le tri. Or celui-là lui fait du mal. Le fait souffrir. Il ne sait pas pourquoi.

Il a d’abord pensé que décidément, il arrivait toujours trop tard. C’est à cause de ça qu’Irène est morte, il n’a pas eu le bon réflexe, il s’est entêté, il est arrivé trop tard, elle était morte. Mais non, maintenant qu’il est là, il sait que ce n’est pas ça, que l’histoire ne se répète pas bêtement, que n’importe quelle morte ne peut pas prendre la place d’Irène. Et d’abord parce que Irène était innocente et qu’ici, c’est loin d’être le cas.

Pourtant, il reste inquiet. Incapable d’expliquer.

Il sent, il sait qu’il y a quelque chose qu’il n’a pas compris. Depuis le début, peut-être même. Or cette fille a certainement emporté ses secrets avec elle. Camille aimerait pouvoir s’approcher, la regarder de plus près, se pencher sur elle, comprendre.

Il a couru après elle vivante, il la voit morte et il ne sait toujours rien d’elle. Quel âge a-t-elle ? D’où vient-elle ?

Au fait, comment s’appelle-t-elle réellement ?

Près de lui, sur la chaise, le sac à main. Il sort de sa poche des gants de caoutchouc et les enfile. Il prend le sac, l’ouvre, un sac à main de fille, tout ce qu’il peut y avoir là-dedans, c’est incroyable, il trouve la carte d’identité, l’ouvre.

Trente ans. Les morts ne ressemblent jamais aux vivants qu’ils ont été. Il regarde la photo officielle puis la jeune femme morte, sur le lit. Aucun de ces deux visages ne ressemble aux innombrables portraits qu’il a faits d’elle au cours des dernières semaines en se fiant au portrait-robot. Du coup, le visage de cette femme reste insaisissable. Lequel est le bon ? Celui, daté, de la photo d’identité ? Elle a peut-être vingt ans, la coiffure est démodée, elle ne sourit pas et regarde en face de soi sans intention. Ou le portrait-robot de la tueuse en série, froid, fixe, lourd de menaces et dupliqué à des milliers d’exemplaires ? Ou le vrai est-il celui, inhabité, de la jeune morte allongée là, dont le corps, comme détaché d’elle, est habité par des douleurs incommunicables ?

Camille la trouve étrangement ressemblante à La Victime de Fernand Pelez ; l’effet sidérant que fait la mort quand elle s’abat.

Fasciné par ce visage, Camille en a oublié qu’il ne sait comment l’appeler. Il se repenche sur la carte d’identité.

Alex Prévost.

Camille se répète ce nom.

Alex.

Donc plus de Laura, de Nathalie, de Léa, ni d’Emma.

C’est Alex.

Enfin, c’est… C’était.

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