Une ballade allemande dit que les morts vont vite, mais les vivants aussi. Moi-même, à quinze ans de distance, je me souviens mal de ce qu’ont été ces épisodes embrouillés de la lutte antibolchevique en Livonie et en Courlande, tout ce coin de guerre civile avec ses poussées subites et ses complications sournoises, pareilles à celles d’un feu mal éteint ou d’une maladie de peau. Chaque région d’ailleurs a sa guerre bien à soi : c’est un produit local, comme le seigle et les pommes de terre. Les dix mois les plus pleins de ma vie se sont passés à commander dans ce district perdu dont les noms russes, lettons ou germaniques n’éveillaient rien dans l’esprit des lecteurs de journaux en Europe ou ailleurs. Des bois de bouleaux, des lacs, des champs de betteraves, des petites villes sordides, des villages pouilleux où nos hommes trouvaient de temps à autre l’aubaine d’un cochon à saigner, de vieilles demeures seigneuriales pillées au-dedans, éraflées au-dehors par la marque des balles qui avaient abattu le propriétaire et sa famille, des usuriers juifs écartelés entre l’envie de faire fortune et la peur des coups de baïonnette ; des armées qui s’effilochaient en bandes d’aventuriers, contenant chacune plus d’officiers que de soldats, avec leur personnel ordinaire d’illuminés et de maniaques, de joueurs et de gens convenables, de bons garçons, d’abrutis et d’alcooliques. En fait de cruauté, les bourreaux rouges, Lettons très spécialisés, avaient mis au point un art-de-faire-souffrir qui faisait honneur aux grandes traditions mongoles. Le supplice de la main chinoise était particulièrement réservé aux officiers à cause de leurs gants blancs légendaires, qui d’ailleurs n’étaient plus qu’un souvenir dans l’état de misère et d’humiliation acceptée où nous vivions tous. Disons seulement, pour donner une idée des raffinements de la fureur humaine, que le patient se voyait souffleté avec la peau de sa propre main écorchée vive. Je pourrais mentionner d’autres détails plus affreux encore, mais les récits de cet ordre oscillent entre le sadisme et la badauderie. Les pires exemples de férocité ne servent jamais qu’à durcir chez l’auditeur quelques fibres de plus, et comme le cœur humain a déjà à peu près la mollesse d’une pierre, je ne crois pas nécessaire de travailler dans ce sens. Nos hommes n’étaient certes pas en reste d’inventions, mais en ce qui me concerne, je me contentais le plus souvent de la mort sans phrases. La cruauté est un luxe d’oisifs, comme les drogues et les chemises de soie. En fait d’amour aussi, je suis partisan de la perfection simple.
De plus, et quels que soient les dangers auxquels il a choisi de faire face, un aventurier (c’est ce que je suis devenu) éprouve souvent une espèce d’incapacité à s’engager à fond dans la haine. Je généralise peut-être ce cas tout personnel d’impuissance : de tous les hommes que je connais, je suis le moins fait pour chercher des excitants idéologiques aux sentiments de rancune ou d’amour que peuvent m’inspirer mes semblables ; et je n’ai consenti à courir de risques que pour des causes auxquelles je n’ai pas cru. J’avais pour les Bolcheviks une hostilité de caste, qui allait de soi à une époque où les cartes n’avaient pas été brouillées aussi souvent qu’aujourd’hui, ni par des trucs aussi habiles. Mais le malheur des Russes blancs n’éveillait en moi que la sollicitude la plus maigre, et le sort de l’Europe ne m’a jamais empêché de dormir. Pris dans l’engrenage balte, je me contentais d’y jouer le plus souvent le rôle de la roue de métal, et le moins possible celui du doigt écrasé. Que restait-il d’autre à un garçon dont le père s’était fait tuer devant Verdun, en ne lui laissant pour tout héritage qu’une croix de fer, un titre bon tout au plus à se faire épouser d’une Américaine, des dettes, et une mère à demi folle dont la vie se passait à lire les Évangiles bouddhiques et les poèmes de Rabindranath Tagore ? Conrad était au moins dans cette existence sans cesse déviée un point fixe, un nœud, un cœur. Il était Balte avec du sang russe ; j’étais Prussien avec du sang balte et français ; nous chevauchions deux nationalités voisines. J’avais reconnu en lui cette faculté, à la fois cultivée et comprimée chez moi, de ne tenir à rien, et tout ensemble de goûter et de mépriser tout. Mais trêve aux explications psychologiques de ce qui n’est qu’entente spontanée des esprits, des caractères, des corps, y compris ce morceau de chair inexpliqué qu’il faut bien appeler le cœur, et qui battait chez nous avec un synchronisme admirable, bien qu’un peu plus faiblement dans sa poitrine que dans la mienne. Son père, qui avait des sympathies allemandes, avait crevé du typhus dans un camp de concentration des environs de Dresde, où quelques milliers de prisonniers russes pourrissaient dans la mélancolie et la vermine. Le mien, fier de notre nom et de nos origines françaises, s’était fait ouvrir le crâne dans une tranchée de l’Argonne par un soldat noir au service de la France. Tant de malentendus devaient dans l’avenir me dégoûter à jamais de toute conviction autre que personnelle. En 1915, heureusement, la guerre et même le deuil ne se présentaient pour nous que sous leur aspect de grandes vacances. Nous échappions aux devoirs, aux examens, à tout le tintouin de l’adolescence. Kratovicé était situé sur la frontière, dans une espèce de cul-de-sac où les sympathies et les relations de famille oblitéraient parfois les passeports, à cette époque où se relâchaient déjà les disciplines de guerre. À cause de son veuvage prussien, ma mère, bien que balte et cousine des comtes de Reval, n’eût pas été réadmise par les autorités russes, mais on ferma longtemps les yeux sur la présence d’un enfant de seize ans. Ma jeunesse me servait de laissez-passer pour vivre avec Conrad au fond de cette propriété perdue où l’on m’avait confié aux bons soins de sa tante, vieille fille à peu près idiote qui représentait le côté russe de la famille, et à ceux du jardinier Michel, qui avait des instincts d’excellent chien de garde. Je me souviens de bains dans l’eau douce des lacs, ou dans l’eau saumâtre des estuaires à l’aurore, de nos empreintes de pieds identiques sur le sable, et bientôt détruites par la succion profonde de la mer ; de siestes dans le foin où nous discutions des problèmes du temps en mâchonnant indifféremment du tabac ou des brins d’herbe, sûrs de faire beaucoup mieux que nos aînés, et ne nous doutant pas que nous n’étions réservés que pour des catastrophes et des folies différentes. Je revois des parties de patinage, des après-midi d’hiver passés à ce curieux jeu de l’Ange, où l’on se jette dans la neige en agitant les bras, de façon à laisser sur le sol des traces d’ailes ; et de bonnes nuits de lourd sommeil dans la chambre d’honneur des fermes lettones, sous le meilleur édredon de duvet des paysannes qu’avaient tout à la fois attendries et effrayées, par ces temps de restrictions alimentaires, nos appétits de seize ans.
Les filles mêmes ne manquaient pas à cet Eden septentrional isolé en pleine guerre : Conrad se serait volontiers accroché à leurs jupons bariolés, si je n’avais traité ces engouements par le mépris ; et il était de ces gens scrupuleux et délicats que le mépris atteint au cœur, et qui doutent de leurs prédilections les plus chères, dès qu’ils les voient tourner en ridicule par une maîtresse ou un ami. Au moral, la différence entre Conrad et moi était absolue et subtile, comme celle du marbre et de l’albâtre. La mollesse de Conrad n’était pas qu’une question d’âge : il avait une de ces natures qui prennent et gardent tous les plis avec la souplesse caressante d’un beau velours. On l’imaginait très bien, à trente ans, petit hobereau abruti, courant les filles ou les garçons de ferme ; ou jeune officier de la Garde, élégant, timide et bon cavalier ; ou fonctionnaire docile sous le régime russe ; ou encore, l’après-guerre aidant, poète à la remorque de T. S. Eliot ou de Jean Cocteau dans les bars de Berlin. Les différences entre nous n’étaient d’ailleurs qu’au moral : au physique, nous étions pareils, élancés, durs, souples, avec le même ton de hâle et la même nuance d’yeux. Les cheveux de Conrad étaient d’un blond plus pâle, mais c’est sans importance. Dans les campagnes, les gens nous prenaient pour deux frères, ce qui arrangeait tout en présence de ceux qui n’ont pas le sens des amitiés ardentes ; quand nous protestions, mus par une passion de la vérité littérale, on consentait tout au plus à desserrer d’un cran cette parenté si vraisemblable, et on nous étiquetait cousins germains. S’il m’arrive de perdre une nuit qui aurait pu être consacrée au sommeil, au plaisir, ou tout simplement à la solitude, à causer sur la terrasse d’un café avec des intellectuels atteints de désespoir, je les étonne toujours en leur affirmant que j’ai connu le bonheur, le vrai, l’authentique, la pièce d’or inaltérable qu’on peut échanger contre une poignée de gros sous ou contre une liasse de marks d’après-guerre, mais qui n’en demeure pas moins semblable à elle-même, et qu’aucune dévaluation n’atteint. Le souvenir d’un tel état de choses guérit de la philosophie allemande ; il aide à simplifier la vie, et aussi son contraire. Et si ce bonheur émanait de Conrad, ou seulement de ma jeunesse, c’est ce qui importe peu, puisque ma jeunesse et Conrad sont morts ensemble. La dureté des temps et le tic affreux qui démontait le visage de la tante Prascovie n’empêchaient donc pas que Kratovicé ne fût une espèce de grand paradis calme, sans interdiction et sans serpent. Quant à la jeune fille, elle était mal coiffée, négligeable, se gorgeait de livres que lui prêtait un petit étudiant juif de Riga, et méprisait les garçons.
L’époque vint pourtant où je dus me faufiler à travers la frontière pour aller faire en Allemagne ma préparation militaire, sous peine de manquer à ce qu’il y avait tout de même de plus propre en moi. Je fis mon entraînement sous l’œil de sergents affaiblis par la faim et les maux de ventre, qui ne songeaient qu’à collectionner des cartes de pain, entouré de camarades dont quelques-uns étaient agréables, et qui préludaient déjà au grand chahut d’après-guerre. Deux mois de plus, et j’eusse été remplir une brèche ouverte dans nos rangs par l’artillerie alliée, et je serais peut-être à l’heure qu’il est paisiblement amalgamé à la terre française, aux vins de France, aux mûres que vont cueillir les enfants français. Mais j’arrivais juste à temps pour assister à la défaite totale de nos armées, et à la victoire ratée de ceux d’en face. Les beaux temps de l’armistice, de la révolution et de l’inflation commençaient. J’étais ruiné, bien entendu, et je partageais avec soixante millions d’hommes un manque complet d’avenir. C’était le bon âge pour mordre à l’hameçon sentimental d’une doctrine de droite ou de gauche, mais je n’ai jamais pu gober cette vermine de mots. Je vous ai dit que seuls les déterminants humains agissent sur moi, dans la plus entière absence de prétextes : mes décisions ont toujours été tel visage, tel corps. La chaudière russe en voie d’éclatement répandait sur l’Europe une fumée d’idées qui passaient pour neuves ; Kratovicé abritait un état-major de l’armée rouge ; les communications entre l’Allemagne et les pays baltes devenaient précaires, et Conrad d’ailleurs appartenait au type qui n’écrit pas. Je me croyais adulte : c’était ma seule illusion de jeune homme, et en tout cas, comparé aux adolescents et à la vieille folle de Kratovicé, il va de soi que je représentais l’expérience et l’âge mûr. Je m’éveillais à un sens tout familial des responsabilités, au point d’étendre même ce souci de protection à la jeune fille et à la tante.
En dépit de ses préférences pacifistes, ma mère approuva mon engagement dans le corps de volontaires du général baron von Wirtz qui participait à la lutte antibolchevique en Estonie et en Courlande. La pauvre femme avait dans ce pays des propriétés menacées par les contrecoups de la révolution bolchevique, et leurs revenus de plus en plus incertains étaient sa seule garantie contre le sort de repasseuse ou de femme de chambre d’hôtel. Ceci dit, il n’en est pas moins vrai que le communisme à l’Est et l’inflation en Allemagne venaient à point pour lui permettre de dissimuler à ses amies que nous étions ruinés bien avant que le Kaiser, la Russie, ou la France entraînassent l’Europe dans la guerre. Mieux valait passer pour la victime d’une catastrophe que pour la veuve d’un homme qui s’était laissé gruger à Paris chez les filles, et à Monte-Carlo chez les croupiers.
J’avais des amis en Courlande ; je connaissais le pays, je parlais la langue, et même quelques dialectes locaux. Malgré tous mes efforts pour atteindre au plus vite Kratovicé, je mis cependant trois mois à franchir les quelque cent kilomètres qui le séparaient de Riga. Trois mois d’été humide et ouaté de brouillard, bourdonnant des offres de marchands juifs venus de New York pour acheter dans de bonnes conditions leurs bijoux aux émigrés russes. Trois mois de discipline encore stricte, de potins d’état-major, d’opérations militaires sans suite, de fumée de tabac, et d’inquiétude sourde ou lancinante comme une rage de dents. Au début de la dixième semaine, pâle et ravi comme Oreste dès le premier vers d’une tragédie de Racine, je vis reparaître un Conrad bien pris dans un uniforme qui avait dû coûter l’un des derniers diamants de la tante, et marqué à la lèvre d’une petite cicatrice qui lui donnait l’air de mâchonner distraitement des violettes. Il avait gardé une innocence d’enfant, une douceur de jeune fille, et cette bravoure de somnambule qu’il mettait autrefois à grimper sur le dos d’un taureau ou d’une vague ; et ses soirées se passaient à commettre de mauvais vers dans le goût de Rilke. Du premier coup d’œil, je reconnus que sa vie s’était arrêtée en mon absence ; il me fut plus dur d’avoir à admettre, en dépit des apparences, qu’il en allait de même pour moi. Loin de Conrad, j’avais vécu comme on voyage. Tout en lui m’inspirait une confiance absolue dont il ne m’a jamais été possible par la suite de créditer quelqu’un d’autre. À son côté, l’esprit et le corps ne pouvaient être qu’en repos, rassurés par tant de simplicité et de franchise, et libres par là même de vaquer au reste avec le maximum d’efficacité. C’était l’idéal compagnon de guerre, comme ç’avait été l’idéal compagnon d’enfance. L’amitié est avant tout certitude, c’est ce qui la distingue de l’amour. Elle est aussi respect, et acceptation totale d’un autre être. Que mon ami m’ait remboursé jusqu’au dernier sou les sommes d’estime et de confiance que j’avais inscrites sous son nom, c’est ce qu’il m’a prouvé par sa mort. Les dons variés de Conrad lui eussent permis mieux qu’à moi de se tirer d’affaire dans des paysages moins désolés que la révolution ou la guerre ; ses vers auraient plu ; sa beauté aussi ; il aurait pu triompher à Paris chez des femmes qui protègent les arts, ou s’égarer à Berlin dans les milieux qui y participent. Dans cet imbroglio balte, où toutes les chances étaient du côté sinistre, je ne m’étais somme toute engagé que pour lui ; il fut bientôt clair qu’il ne s’y attardait que pour moi. J’appris par lui que Kratovicé avait subi une occupation rouge de courte durée, et singulièrement inoffensive, grâce peut-être à la présence du petit Juif Grigori Loew, maintenant travesti en lieutenant de l’armée bolchevique, et qui jadis, commis dans une librairie de Riga, conseillait obséquieusement Sophie dans ses lectures. Depuis lors, le château repris par nos troupes restait situé en pleine zone des combats, exposé aux surprises et aux attaques à la mitrailleuse. Pendant la dernière alerte, les femmes s’étaient réfugiées à la cave d’où Sonia – on avait le mauvais goût de l’appeler ainsi – avait insisté pour sortir, avec le courage de la folie, afin d’aller promener son chien.
La présence de nos troupes au château m’inquiétait presque autant que le voisinage des Rouges, et devait fatalement drainer les dernières ressources de mon ami. Je commençais à connaître les dessous de la guerre civile dans une armée en dissolution : les malins se constitueraient évidemment des quartiers d’hiver dans des localités qui offraient l’appât d’une provision de vins et de filles à peu près intacte. Ce n’était ni la guerre, ni la révolution, mais ses sauveurs qui ruinaient le pays. De ceci, je me souciais peu, mais Kratovicé m’importait. Je fis valoir que mes connaissances de la topographie et des ressources du district pouvaient être mises à profit. Après des tergiversations sans fin, on finit par s’apercevoir de ce qui crevait les yeux, et je dus à la complicité des uns, à l’intelligence des autres, l’ordre d’aller réorganiser les brigades de volontaires dans la section Sud-Est du pays. Piteux mandat, dont nous prîmes possession, Conrad et moi, dans un état plus piteux encore, crottés jusqu’aux os, et méconnaissables au point de faire donner de la voix aux chiens de Kratovicé, où nous n’arrivâmes qu’à la fin de la plus épaisse des nuits noires. Pour prouver sans doute mes connaissances en topographie, nous avions pataugé jusqu’à l’aube dans les marécages, à deux pas des avant-postes rouges. Nos frères d’armes se levaient de table – ils y étaient encore – et nous firent généreusement endosser deux robes de chambre qui avaient appartenu à Conrad dans des temps meilleurs, et que nous retrouvions agrémentées de taches et de trous brûlés par la braise des cigares. Tant d’émotions avaient aggravé le tic de la tante Prascovie : ses grimaces auraient mis en désordre une armée ennemie. Quant à Sophie, elle avait perdu la bouffissure de l’adolescence ; elle était belle ; la mode des cheveux courts lui seyait. Sa figure maussade était marquée d’un pli amer au coin des lèvres ; elle ne lisait plus, mais ses soirées se passaient à tisonner rageusement le feu du salon, avec les soupirs d’ennui d’une héroïne ibsénienne dégoûtée de tout.
Mais j’anticipe, et mieux vaudrait décrire exactement cette minute du retour, cette porte ouverte par Michel affublé d’une livrée par-dessus son pantalon de soldat, cette lanterne d’écurie soulevée à bout de bras dans ce vestibule où l’on n’allumait plus les lustres. Les parois de marbre blanc avaient toujours cet aspect glacial qui faisait penser à une décoration murale Louis XV taillée à même la neige dans un logis esquimau. Comment oublier l’expression de douceur attendrie et de dégoût profond sur le visage de Conrad à son retour dans cette maison juste assez intacte pour que chaque petite détérioration lui fît l’effet d’un outrage, depuis la grande étoile irrégulière d’un coup de feu sur le miroir de l’escalier d’honneur jusqu’aux marques de doigts à la poignée des portes ? Les deux femmes vivaient à peu près claquemurées dans un boudoir au premier étage ; le bruit clair de la voix de Conrad les décida à s’aventurer sur le seuil ; je vis apparaître au haut des marches une tête ébouriffée et blonde. Sophie se coula le long de la rampe d’une seule glissade, suivie du chien qui lui jappait aux talons. Elle se jeta au cou de son frère, puis au mien, avec des rires et des bonds de joie :
— C’est toi ? C’est vous ?
— Présent, dit Conrad. Mais non, c’est le prince de Trébizonde !
Et il s’empara de sa sœur pour lui faire faire un tour de valse dans le vestibule. Lâchée presque aussitôt par son danseur, qui se précipitait les mains tendues vers un camarade, elle s’arrêta devant moi, rouge comme à la fin d’un bal :
— Éric ! Comme vous avez changé !
— N’est-ce pas ? fis-je. Mé-con-nais-sa-ble.
— Non, dit-elle en secouant la tête.
— À la santé du frère prodigue ! s’écriait le petit Franz von Aland debout sur le seuil de la salle à manger, tenant en main un verre d’eau-de-vie avec lequel il se mit à poursuivre la jeune fille. Voyons, Sophie, rien qu’une larme !
— Vous vous payez ma tête, vous ? dit l’adolescente avec une grimace moqueuse, et, fonçant brusquement sous le bras tendu du jeune officier, elle disparut dans l’entrebâillement de la porte vitrée qui menait à l’office, et cria :
— Je vais vous faire donner à manger !
Pendant ce temps, la tante Prascovie, accoudée à la rampe du premier étage, et se barbouillant doucement la figure de larmes, remerciait tous les saints orthodoxes d’avoir exaucé pour nous ses prières, et roucoulait comme une vieille tourterelle malade. Sa chambre, puant la cire et la mort, regorgeait d’icônes noircies par la fumée des cierges, et il y en avait une, très ancienne, dont les paupières d’argent avaient contenu deux émeraudes. Pendant la brève occupation bolchevique, un soldat avait fait sauter les pierres précieuses, et la tante Prascovie priait maintenant devant cette protectrice aveugle. Au bout d’un instant, Michel remontait du sous-sol avec un plat de poisson fumé. Conrad appela vainement sa sœur, et Franz von Aland nous assura en haussant les épaules qu’elle ne reparaîtrait pas de la soirée. Nous dînâmes sans elle.
Je la revis dès le lendemain chez son frère ; chaque fois, elle trouva moyen de s’éclipser avec une souplesse de jeune chatte redevenue sauvage. Pourtant, dans le premier émoi du retour, elle m’avait embrassé à pleines lèvres, et je ne pouvais m’empêcher de songer avec une certaine mélancolie que c’était là mon premier baiser de jeune fille, et que mon père ne m’avait pas donné de sœur. Dans la mesure du possible, il est bien entendu que j’adoptai Sophie. La vie de château suivait son cours dans les intervalles de la guerre, réduite pour tout personnel à une vieille bonne et au jardinier Michel, encombrée par la présence de quelques officiers russes évadés de Kronstadt, comme par les invités d’une ennuyeuse partie de chasse qui n’en finirait pas. Deux ou trois fois, réveillés par des coups de feu lointains, nous avons trompé la longueur de ces nuits interminables en jouant tous trois aux cartes avec un mort, et sur ce mort hypothétique du bridge, nous pouvions presque toujours mettre un nom, un prénom, celui d’un de nos hommes fraîchement tué par une balle ennemie. La maussaderie de Sophie fondait par places, sans rien lui ôter de sa grâce hagarde et farouche, comme ces pays qui gardent une âpreté hivernale même au retour du printemps. L’éclairage prudent et concentré d’une lampe transformait en rayonnement la pâleur de son visage et de ses mains. Sophie avait tout juste mon âge, ce qui aurait dû m’avertir, mais en dépit de la plénitude de son corps, j’étais surtout frappé par son aspect d’adolescence blessée. Il était évident que seules deux années de guerre n’avaient pas suffi pour modifier chaque trait de cette figure dans le sens de l’entêtement et du tragique. Et certes, à l’âge des bals blancs, elle avait dû subir les dangers de coups de feu, l’horreur des récits de viols et de supplices, la faim parfois, l’angoisse toujours, l’assassinat de ses cousins de Riga collés au mur de leur maison par une escouade rouge, et l’effort qu’elle avait fourni pour s’accoutumer à des spectacles si différents de ses rêves de jeune fille avait pu suffire à lui élargir douloureusement les yeux. Mais, ou je me trompe fort, ou Sophie n’était pas tendre : elle n’était qu’infiniment généreuse de cœur ; on confond souvent les symptômes de ces deux maladies voisines. Je sentais qu’il s’était passé pour elle quelque chose de plus essentiel que le bouleversement de son pays et du monde, et je commençais enfin à comprendre ce qu’avaient dû être ces mois de promiscuité avec des hommes mis hors d’eux-mêmes par l’alcool et la surexcitation continuelle du danger. Des brutes, qui deux ans plus tôt n’auraient été pour elle que des valseurs, lui avaient trop vite enseigné la réalité cachée sous les propos d’amour. Que de coups frappés la nuit à la porte de sa chambre de jeune fille, que de bras serrant la taille, et dont il avait fallu se dégager violemment, au risque de froisser la pauvre robe déjà élimée, et les jeunes seins... J’avais devant moi une enfant outragée par le soupçon même du désir ; et toute la part de moi-même par laquelle je me différencie le plus des banals coureurs d’aventures, pour qui toutes les aubaines féminines sont bonnes, ne pouvait qu’approuver trop pleinement le désespoir de Sonia. Enfin, un matin, dans le parc où Michel dépiquait des pommes de terre, j’appris le secret connu de tous, que nos camarades pourtant ont eu l’élégance de taire jusqu’au bout, de sorte que Conrad ne l’a jamais su. Sophie avait été violée par un sergent lithuanien, blessé depuis, et évacué sur l’arrière. L’homme était ivre, et il était venu le lendemain s’agenouiller dans la grande salle devant trente personnes et pleurnicher en demandant pardon ; et cette scène avait dû être pour l’enfant plus écœurante encore que le mauvais quart d’heure de la veille. Pendant des semaines, l’adolescente avait vécu avec ce souvenir, et la phobie d’une grossesse possible. Si grande qu’ait pu être par la suite mon intimité avec Sophie, je n’ai jamais eu le courage de faire allusion à ce malheur : c’était entre nous un sujet toujours écarté et toujours présent.
Et cependant, chose étrange, ce récit me rapprocha d’elle. Parfaitement innocente ou parfaitement gardée, Sophie ne m’eût inspiré que les sentiments de vague ennui et de gêne secrète que m’avaient fait éprouver à Berlin les filles des amies de ma mère ; soufflée, son expérience avoisinait la mienne, et l’épisode du sergent équilibrait bizarrement pour moi le souvenir unique et odieux d’une maison de femmes à Bruxelles. Puis, distraite par de pires souffrances, elle parut oublier tout à fait cet incident sur lequel ma pensée revenait sans cesse, et une diversion si profonde est peut-être ma seule excuse pour les tourments que je lui ai causés. Ma présence et celle de son frère lui rendaient peu à peu son rang de maîtresse de maison à Kratovicé, qu’elle avait perdu au point de n’être plus chez elle qu’une prisonnière épouvantée. Elle consentit à présider aux repas avec une espèce de crânerie attendrissante ; les officiers lui baisaient la main. Pour un court moment, ses yeux reprirent leur candide éclat qui n’était que le rayonnement d’une âme royale. Ensuite, ces yeux qui disaient tout se troublèrent de nouveau, et je ne les ai plus vus briller avec une limpidité admirable qu’une seule fois, dans des circonstances dont le souvenir ne m’est que trop présent.
Pourquoi les femmes s’éprennent-elles justement des hommes qui ne leur sont pas destinés, ne leur laissant ainsi que le choix de se dénaturer ou de les haïr ? Le lendemain de mon retour à Kratovicé, les profondes rougeurs de Sophie, ses disparitions soudaines, ce regard de biais qui convenait si mal à sa droiture, me firent croire au trouble tout naturel d’une jeune fille naïvement attirée par un nouveau venu. Plus tard, averti de sa mésaventure, j’appris à interpréter moins incorrectement ces symptômes d’humiliation mortelle qui se produisaient aussi en présence de son frère. Mais j’ai continué ensuite à me contenter trop longtemps de cette seconde explication, qui avait été juste, et tout Kratovicé parlait avec attendrissement ou avec gaieté de la passion de Sophie pour moi, que j’en restais encore au mythe de la jeune fille épouvantée. Je mis des semaines à m’apercevoir que ces joues tantôt plus pâles, tantôt plus roses, ce visage et ces mains à la fois tremblants et maîtrisés, et ces silences, et ce flux de paroles précipitées, signifiaient autre chose que la honte, et même davantage que le désir. Je ne suis pas fat : c’est assez facile à un homme qui méprise les femmes, et qui, comme pour se confirmer dans l’opinion qu’il a d’elles, a choisi de ne fréquenter que les pires. Tout me prédisposait à me méprendre sur Sophie, et d’autant plus que sa voix douce et rude, ses cheveux tondus, ses petites blouses, ses gros souliers toujours encroûtés de boue faisaient d’elle à mes yeux le frère de son frère. J’y fus trompé, puis je reconnus mon erreur, jusqu’au jour enfin où je découvris dans cette même erreur la seule part de vérité substantielle à quoi j’ai mordu de ma vie. En attendant, et brochant sur le tout, j’avais pour Sophie la camaraderie facile qu’un homme a pour les garçons quand il ne les aime pas. Cette position si fausse était d’autant plus dangereuse que Sophie, née la même semaine que moi, vouée aux mêmes astres, était loin d’être ma cadette, mais mon aînée en malheur. À partir d’un certain moment, ce fut elle qui mena le jeu ; et elle joua d’autant plus serré qu’elle misait sa vie. De plus, mon attention était forcément divisée ; la sienne entière. Il y avait pour moi Conrad, et la guerre, et quelques ambitions débarquées depuis. Il n’y eut bientôt plus pour elle que moi seul, comme si toute l’humanité autour de nous s’était muée en accessoires de tragédie. Elle aidait la servante dans les travaux de la cuisine et de la basse-cour, pour que je mangeasse à ma faim, et quand elle prit des amants, ce fut pour m’exaspérer. J’étais fatalement destiné à perdre, même si ce n’était pas dans le sens de sa joie, et je n’eus pas trop de toute mon inertie pour résister au poids d’un être qui s’abandonnait tout entier sur sa pente.
Contrairement à la plupart des hommes un peu réfléchis, je n’ai pas plus l’habitude du mépris de soi que de l’amour-propre ; je sens trop que chaque acte est complet, nécessaire et inévitable, bien qu’imprévu à la minute qui précède, et dépassé à la minute qui suit. Pris dans une série de décisions toutes définitives, pas plus qu’un animal, je n’avais eu le temps d’être un problème à mes propres yeux. Mais si l’adolescence est une époque d’inadaptation à l’ordre naturel des choses, j’étais certes resté plus adolescent, plus inadapté que je ne le croyais, car la découverte de ce simple amour de Sophie provoqua en moi une stupeur qui allait jusqu’au scandale. Dans les circonstances où je me trouvais, être surpris, c’est être en danger, et être en danger, c’est bondir. J’aurais dû haïr Sophie ; elle ne s’est jamais doutée du mérite qu’il y avait de ma part à n’en rien faire. Mais tout amoureux dédaigné garde le bénéfice d’un chantage assez bas sur notre orgueil : la complaisance qu’on a pour soi et l’émerveillement de se voir enfin jugé comme on espérait toujours l’être conspirent à ce résultat, et l’on se résigne à jouer le rôle de Dieu. Je dois dire aussi que l’infatuation de Sophie était moins insensée qu’il ne semble : après tant de malheurs, elle retrouvait enfin un homme de son milieu et de son enfance, et tous les romans qu’elle avait lus entre douze et dix-huit ans lui enseignaient que l’amitié pour le frère s’achève en amour pour la sœur. Ce calcul obscur de l’instinct était juste, puisqu’on ne pouvait lui reprocher de ne pas tenir compte d’une singularité imprévisible. Passablement né, assez beau, suffisamment jeune pour autoriser toutes les espérances, j’étais fait pour rassembler les aspirations d’une petite fille séquestrée jusqu’ici entre quelques brutes négligeables et le plus séduisant des frères, mais que la nature semblait n’avoir douée d’aucunes velléités pour l’inceste. Et pour que l’inceste même ne fît pas défaut, la magie des souvenirs me transformait en frère aîné. Impossible de ne pas jouer quand on a toutes les cartes en main : je ne pouvais que passer un tour, et c’est jouer encore. Bien vite, il s’établit entre Sophie et moi une intimité de victime à bourreau. La cruauté n’était pas de moi ; les circonstances s’en chargeaient ; il n’est pas certain que je n’y prisse pas plaisir. L’aveuglement des frères vaut celui des maris, car Conrad ne se doutait de rien. C’était une de ces natures pétries de songes qui, par le plus heureux des instincts, négligent tout le côté irritant et faussé de la réalité, et retombent de tout leur poids sur l’évidence des nuits, sur la simplicité des jours. Sûr d’un cœur fraternel dont il n’avait pas à explorer les recoins, il dormait, lisait, risquait sa vie, assumait la permanence télégraphique, et griffonnait des vers qui continuaient à n’être que le fade reflet d’une âme charmante. Pendant des semaines, Sophie passa par toutes les affres des amoureuses qui se croient incomprises, et s’exaspèrent de l’être ; puis, irritée par ce qu’elle prenait pour ma bêtise, elle se lassa d’une situation qui ne plaît qu’aux imaginations romanesques, et, romanesque elle ne l’était pas plus qu’un couteau. J’eus des aveux qui se croyaient complets, et qui étaient sublimes de sous-entendus.
— Comme on est bien ici ! disait-elle en s’installant avec moi dans une des cahutes du parc, pendant l’un des courts moments de tête-à-tête que nous parvenions à nous procurer, à l’aide de ruses qui n’appartiennent d’ordinaire qu’aux amants ; et elle éparpillait d’un coup sec autour d’elle les cendres de sa courte pipe de paysanne.
— Oui, on est bien, répétai-je, grisé par cette tendresse toute récente comme par l’introduction d’un nouveau thème musical dans ma vie, et j’effleurai gauchement ces bras fermes posés devant moi sur la table du jardin, un peu à la façon dont j’aurais flatté un beau chien ou un cheval qu’on m’aurait donné.
— Vous avez confiance ?
— Le jour n’est pas plus pur que le fond de votre cœur, chère amie.
— Éric, – et elle appuyait lourdement son menton sur ses mains croisées, – j’aime mieux vous dire tout de suite que je suis devenue amoureuse de vous... Quand vous voudrez, vous comprenez ? Et même si ce n’est pas sérieux...
— Avec vous, c’est toujours sérieux, Sophie.
— Non, dit-elle, vous ne me croyez pas.
Et, rejetant en arrière sa tête boudeuse avec un mouvement de défi qui était plus doux que toutes les caresses :
— Il ne faut pourtant pas vous figurer que je sois si bonne pour tout le monde.
Nous étions tous les deux trop jeunes pour être tout à fait simples, mais il y avait chez Sophie une droiture déconcertante qui multipliait les chances d’erreur. Une table de sapin qui sentait la résine me séparait de cet être qui s’offrait sans détour, et je continuais à tracer à l’encre sur une carte d’état-major élimée un pointillé de moins en moins sûr. Comme pour éviter jusqu’au soupçon de se chercher en moi des complices, Sophie avait choisi sa plus vieille robe, son visage sans fard, deux escabeaux de bois, et le voisinage de Michel qui fendait des bûches dans la cour. À cet instant où elle croyait atteindre au comble de l’impudeur, cette ingénuité eût ravi toutes les mères. Une telle candeur passait d’ailleurs en habileté la pire des ruses : si j’eusse aimé Sophie, c’eût été pour ce coup droit assené par un être en qui je me plaisais à reconnaître le contraire d’une femme. Je battis en retraite à l’aide des premiers prétextes venus, trouvant pour la première fois une saveur ignoble à la vérité. Entendons-nous : ce que la vérité avait d’ignoble, c’est précisément qu’elle m’obligeait de mentir à Sonia. À partir de ce moment, la sagesse eût été d’éviter la jeune fille, mais outre que la fuite n’était pas très facile dans notre vie d’assiégés, je fus bientôt incapable de me passer de cet alcool dont j’entendais bien ne pas me griser. J’admets qu’une telle complaisance envers soi-même mérite des coups de pied, mais l’amour de Sophie m’avait inspiré mes premiers doutes sur la légitimité de mes vues sur la vie ; son don complet de soi me raffermissait au contraire dans ma dignité ou ma vanité d’homme. Le comique de la chose était que c’est justement mes qualités de froideur et de refus qui m’avaient fait aimer : elle m’eût repoussé avec horreur, si elle avait aperçu dans mes yeux, à nos premières rencontres, cette lueur que maintenant elle mourait de n’y pas voir. Par un retour sur soi-même toujours facile aux natures probes, elle se crut perdue par l’audace de son propre aveu : c’était ne pas se douter que l’orgueil a sa reconnaissance comme la chair. Sautant à l’autre extrême, elle prit désormais le parti de la contrainte, comme une femme d’autrefois serrant héroïquement les lacets de son corset. Je n’eus plus devant moi qu’un visage aux muscles tendus, qui se crispait pour ne pas trembler. Elle atteignait d’emblée à la beauté des acrobates, des martyres. L’enfant s’était haussée d’un tour de reins jusqu’à la plate-forme étroite de l’amour sans espoir, sans réserves et sans questions : il était certain qu’elle ne s’y maintiendrait pas longtemps. Rien ne m’émeut comme le courage : un si total sacrifice méritait de ma part la confiance la plus entière. Elle n’a jamais cru que je la lui eusse accordée, ne se doutant pas jusqu’où allait ma méfiance à l’égard d’autres êtres. En dépit des apparences, je ne regrette pas de m’être livré à Sophie autant qu’il était en moi de le faire : j’avais reconnu du premier coup d’œil en elle une nature inaltérable, avec laquelle on pouvait conclure un pacte précisément aussi périlleux et aussi sûr qu’avec un élément : on peut se fier au feu, à condition de savoir que sa loi est de mourir ou de brûler.
J’espère que notre vie côte à côte a laissé en Sophie quelques souvenirs aussi beaux que les miens : peu importe, d’ailleurs, puisqu’elle n’a pas assez vécu pour thésauriser son passé. La neige fit son apparition dès la Saint-Michel ; le dégel survint, suivi de nouvelles chutes de neige. La nuit, tous feux éteints, le château ressemblait à un navire abandonné pris dans une banquise. Conrad travaillait seul dans la tour ; je concentrais mon attention sur les dépêches qui jonchaient ma table ; Sophie entrait dans ma chambre en tâtonnant avec des précautions d’aveugle. Elle s’asseyait sur le lit, balançait ses jambes aux chevilles emmitouflées dans d’épaisses chaussettes de laine. Bien qu’elle dût se reprocher comme un crime de manquer aux conditions de notre accord, Sophie n’était pas plus capable de n’être pas femme que les roses le sont de n’être pas des roses. Tout en elle criait un désir auquel l’âme était encore mille fois plus intéressée que la chair. Les heures se traînaient ; la conversation languissait ou tournait aux injures ; Sophie inventait des prétextes pour ne pas quitter ma chambre ; seule avec moi, elle cherchait sans le vouloir ces occasions qui sont le viol des femmes. Si irrité que j’en fusse, j’aimais cette espèce d’escrime épuisante où mon visage portait une grille, et où le sien était nu. La chambre froide et suffocante, salie par l’odeur d’un poêle avare, se transformait en salle de gymnastique où un jeune homme et une jeune fille perpétuellement sur leurs gardes se surexcitaient à lutter jusqu’à l’aube. Les premières lueurs du jour nous ramenaient Conrad, fatigué et content comme un enfant qui sort de l’école. Des camarades prêts à partir avec moi aux avant-postes passaient la tête par la porte entrouverte, demandaient à boire avec nous la première eau-de-vie de la journée. Conrad s’asseyait près de Sophie pour lui enseigner à siffler, au milieu des rires fous, quelques mesures d’une chanson anglaise, et il attribuait à l’alcool le simple fait que ses mains tremblaient.
Je me suis souvent dit que Sophie avait peut-être accueilli mon premier refus avec un soulagement secret, et qu’il y avait dans son offre une bonne part de sacrifice. Elle était encore assez près de son unique mauvais souvenir pour apporter à l’amour physique plus d’audace, mais aussi plus de craintes que les autres femmes. De plus, ma Sophie était timide : c’est ce qui expliquait ses accès de courage. Elle était trop jeune pour se douter que l’existence n’est pas faite d’élans subits et de constance obstinée, mais de compromissions et d’oublis. À ce point de vue, elle serait toujours restée trop jeune, même si elle était morte à soixante ans. Mais Sophie dépassa bientôt la période où le don de soi demeure un acte de volonté passionné, pour arriver à l’état où il est aussi naturel de se donner que de respirer pour vivre. Je fus dorénavant la réponse qu’elle se faisait à soi-même, et ses malheurs précédents lui parurent suffisamment expliqués par mon absence. Elle avait souffert parce que l’amour ne s’était pas encore levé sur le paysage de sa vie, et ce manque de lumière ajoutait à la rudesse des mauvais chemins où le hasard des temps l’avait fait marcher. Maintenant qu’elle aimait, elle enlevait une à une ses dernières hésitations, avec la simplicité d’un voyageur transi qui ôte au soleil ses vêtements trempés, et se tenait devant moi nue comme aucune femme ne l’a jamais été. Et peut-être, ayant affreusement épuisé d’un seul coup toutes ses terreurs et ses résistances contre l’homme, ne pouvait-elle plus offrir désormais à son premier amour que cette douceur ravissante d’un fruit qui se propose également à la bouche et au couteau. Une telle passion consent à tout, et se contente de peu : il me suffisait d’entrer dans une chambre où elle se trouvait, pour que le visage de Sophie prît immédiatement cette expression reposée qu’on a dans un lit. Quand je la touchais, j’avais l’impression que tout le sang au-dedans de ses veines se changeait en miel. Le meilleur miel fermente à la longue : je ne me doutais pas que j’allais payer au centuple pour chacune de mes fautes, et que la résignation avec laquelle Sophie les avait acceptées me serait comptée à part. L’amour avait mis Sophie entre mes mains comme un gant d’un tissu à la fois souple et fort ; quand je la quittais, il m’arrivait des demi-heures plus tard de la retrouver à la même place, comme un objet abandonné. J’eus pour elle des insolences et des douceurs alternées, qui toutes tendirent au même but, qui était de la faire aimer et souffrir davantage, et la vanité me compromit envers elle comme le désir l’eût fait. Plus tard, lorsqu’elle commença à compter pour moi, je supprimai les douceurs. J’étais sûr que Sophie n’avouerait à personne ses souffrances, mais je m’étonne qu’elle n’ait pas pris Conrad comme confident de nos rares joies. Il devait déjà y avoir entre nous une complicité tacite, puisque nous nous accordions à traiter Conrad en enfant.
On parle toujours comme si les tragédies se passaient dans le vide : elles sont pourtant conditionnées par leur décor. Notre part de bonheur ou de malheur à Kratovicé avait pour cadre ces corridors aux fenêtres bouchées où l’on butait sans cesse, ce salon d’où les Bolcheviks n’avaient emporté qu’une panoplie d’armes chinoises, et où un portrait de femme troué d’un coup de baïonnette nous regardait du haut d’un trumeau, comme amusé par cette aventure ; le temps y jouait son rôle par l’offensive impatiemment attendue et par la chance perpétuelle de mourir. Les avantages que les autres femmes obtiennent de leur table de toilette, des conciliabules avec le coiffeur et la couturière, de tous les jeux de miroirs d’une vie malgré tout différente de celle de l’homme, et souvent merveilleusement protégée, Sophie les devait aux promiscuités gênantes d’une maison changée en caserne, à ses dessous de laine rose qu’elle était bien forcée de repriser devant nous sous la lampe, à nos chemises qu’elle lavait à l’aide d’un savon fabriqué sur place, et qui lui crevassait les mains. Ces frottements continuels d’une existence sur le qui-vive nous laissaient à la fois écorchés et durcis. Je me souviens du soir où Sophie se chargea d’égorger et de plumer pour nous quelques poulets étiques : je n’ai jamais vu sur un visage aussi résolu pareille absence de cruauté. Je soufflai un à un les quelques duvets pris dans sa chevelure ; une fade odeur de sang montait de ses mains. Elle rentrait de ces besognes accablée par le poids de ses bottes de neige, jetait n’importe où sa pelisse humide, refusait de manger, ou s’attaquait goulûment à d’affreuses crêpes qu’elle s’obstinait à nous préparer avec de la farine gâtée. À ce régime, elle maigrissait.
Son zèle s’étendait à nous tous, mais un sourire suffisait à m’apprendre qu’elle ne servait pourtant que moi seul. Elle devait être bonne, car elle ratait sans cesse des occasions de me faire souffrir. Aux prises avec un échec que les femmes ne pardonnent pas, elle fit ce que font les cœurs bien placés réduits au désespoir : elle chercha pour s’en souffleter les pires explications de soi-même ; elle se jugea comme la tante Prascovie l’eût fait, si la tante Prascovie avait été capable de le faire. Elle se crut indigne : une telle innocence eût mérité qu’on se mît à genoux. Pas un instant d’ailleurs, elle ne songea à révoquer ce don de soi-même, pour elle aussi définitif que si je l’avais accepté. C’était un trait de cette nature altière : elle ne reprenait pas l’aumône refusée par un pauvre. Qu’elle me méprisât, j’en suis sûr, et je l’espère pour elle, mais tout le mépris du monde n’empêchait pas que, dans un élan d’amour, elle ne m’eût baisé les mains. J’épiais avec avidité un mouvement de colère, un reproche mérité, n’importe quel acte qui eût été pour elle l’équivalent d’un sacrilège, mais elle se tint sans cesse au niveau de ce que je demandais à son absurde amour. De sa part, un manque de goût du cœur m’eût à la fois rassuré et déçu. Elle m’accompagnait dans mes reconnaissances à travers le parc : ce devaient être pour elle des promenades de damnés. J’aimais la pluie froide sur nos nuques, ses cheveux plaqués comme les miens, la toux qu’elle étouffait dans le creux de sa paume, ses doigts tourmentant un roseau le long de l’étang lisse et désert où flottait ce jour-là un cadavre ennemi. Brusquement, elle s’adossait à un arbre, et, pendant un quart d’heure, je la laissais me parler d’amour. Un soir, trempés jusqu’aux os, nous dûmes nous réfugier dans les ruines du pavillon de chasse ; nous enlevâmes nos vêtements, coude à coude dans l’étroite chambre encore munie d’un toit : je mettais une espèce de bravade à traiter cette adversaire en ami. Enveloppée d’une couverture de cheval, elle fit sécher devant le feu qu’elle venait d’allumer mon uniforme et sa robe de laine. Au retour, nous dûmes plusieurs fois nous planquer pour éviter les balles ; je la prenais par la taille, comme un amant, pour la coucher de force à côté de moi dans un fossé, par un mouvement qui prouvait tout de même que je ne souhaitais pas qu’elle meure. Au milieu de tant de tourments, je m’irritais de voir sans cesse monter dans ses yeux une espérance admirable : il y avait en elle cette certitude de leur dû que les femmes gardent jusqu’au martyre. Un si pathétique manque de désespoir donne raison à la théorie catholique, qui place les âmes à peu près innocentes au Purgatoire, sans les précipiter en Enfer. De nous deux, c’est elle qu’on eût plainte ; elle avait la meilleure part.
Cette effroyable solitude d’un être qui aime, elle l’aggravait en pensant autrement que nous tous. Sophie cachait à peine ses sympathies pour les Rouges : pour un cœur comme le sien, l’élégance suprême était évidemment de donner raison à l’ennemi. Habituée à penser contre soi, elle mettait peut-être la même générosité à justifier l’adversaire qu’à m’absoudre. Ces tendances de Sophie dataient de l’époque de l’adolescence ; Conrad les eût partagées, s’il n’avait toujours adopté d’emblée mes vues sur la vie. Ce mois d’octobre fut l’un des plus désastreux de la guerre civile : à peu près complètement abandonnés par von Wirtz, qui se cantonnait strictement à l’intérieur des provinces baltes, nous tenions dans le bureau du régisseur de Kratovicé des conciliabules de naufragés. Sophie assistait à ces séances, le dos appuyé au chambranle de la porte ; elle luttait sans doute pour maintenir une sorte d’équilibre entre des convictions qui étaient après tout son seul bien personnel, et la camaraderie dont elle ne se sentait pas dégagée envers nous. Elle a dû souhaiter plus d’une fois qu’une bombe vienne mettre fin à nos palabres d’état-major, et son vœu a été souvent bien près de s’accomplir. Elle était d’ailleurs si peu tendre qu’elle vit des prisonniers rouges fusillés sous ses fenêtres sans un seul mot de protestation. Je sentais que chacune des résolutions passées en sa présence provoquait chez elle une explosion intérieure de haine ; dans les détails d’ordre pratique, au contraire, elle donnait son avis avec un bon sens de paysanne. Seul à seule, nous discutions des suites de cette guerre et de l’avenir du marxisme avec une violence où il entrait de part et d’autre un besoin d’alibi ; elle ne me cachait pas ses préférences ; c’était la seule chose que la passion n’eût pas entamée en elle. Curieux de voir jusqu’où irait chez Sophie une bassesse qui était sublime, parce qu’elle était amoureuse, j’ai essayé plus d’une fois de mettre la jeune fille en contradiction avec ses principes, ou plutôt avec les idées que lui avait inculquées Loew. J’y parvenais moins aisément qu’on aurait pu le croire ; elle éclatait en protestations indignées. Il y avait en elle un étrange besoin de haïr tout ce qui était moi, sauf moi-même. Mais sa confiance en moi n’en demeurait pas moins entière et la poussait dans cet ordre aussi à me faire des aveux compromettants qu’elle n’eût faits à personne. Un jour, je réussis à l’obliger à porter sur le dos une charge de munitions jusqu’en première ligne ; elle accepta avec avidité cette chance de mourir. Par contre, elle n’a jamais voulu faire le coup de feu à nos côtés. C’est dommage : à seize ans, elle avait fait preuve d’une justesse de tir merveilleuse dans les battues.
Elle se chercha des rivales. Dans ces enquêtes qui m’exaspéraient, il y avait peut-être moins de jalousie que de curiosité. Comme un malade qui se sent perdu, elle ne demandait plus de remèdes, qu’elle cherchait encore des explications. Elle exigea des noms, que j’eus l’imprudence de ne pas inventer. Elle m’assurait un jour qu’elle eût renoncé sans peine au profit d’une femme aimée ; c’était mal se connaître : si cette femme avait existé, Sophie l’eût déclarée indigne de moi, et eût essayé de me la faire quitter. L’hypothèse romanesque d’une maîtresse laissée en Allemagne n’eût pas suffi contre cette intimité des jours, ce voisinage des nuits ; d’autre part, dans notre vie ramassée sur elle-même, les soupçons ne pouvaient se porter que sur deux ou trois créatures dont les complaisances n’eussent rien expliqué, et ne pouvaient satisfaire personne. J’eus des scènes absurdes à propos d’une paysanne rousse qui se chargeait de nous cuire le pain. Ce fut un de ces soirs-là que j’eus la brutalité de dire à Sophie que si j’avais eu besoin d’une femme, c’était elle la dernière que j’aurais été chercher, et c’était vrai, mais pour d’autres raisons certes que le manque de beauté. Elle fut assez de son sexe pour ne songer qu’à celle-là ; je la vis chanceler comme une fille d’auberge assommée par un coup de poing d’ivrogne. Elle sortit en courant, monta l’escalier en se retenant à la rampe ; je l’entendais sangloter et buter le long des marches.
Elle dut passer la nuit penchée sur le miroir encadré de blanc de sa chambre de jeune fille, à se demander si vraiment son visage, son corps, ne pouvaient plaire qu’à des sergents pris de boisson, et si ses yeux, sa bouche, ses cheveux desservaient l’amour qu’elle portait au cœur. La glace lui renvoya des yeux d’enfant et d’ange, un large visage un peu informe qui était la terre même au printemps, un pays, des campagnes douces traversées de ruisseaux de larmes ; des joues couleur de soleil et de neige ; une bouche dont le rose bouleversant faisait presque trembler ; et des cheveux blonds comme ce bon pain dont nous n’avions plus. Elle eut horreur de toutes ces choses qui la trahissaient, n’étaient d’aucun secours devant l’homme aimé, et, se comparant désespérément aux photographies de Pearl White et de l’Impératrice de Russie suspendues à son mur, elle pleura jusqu’à l’aube sans parvenir à ruiner ses paupières de vingt ans. Le lendemain, je m’aperçus que pour la première fois elle avait omis de porter pour dormir ces bigoudis qui la faisaient ressembler, pendant les nuits d’alerte, à une Méduse coiffée de serpents. Acceptant une fois pour toutes la laideur, elle consentait héroïquement à paraître devant moi avec des cheveux plats. Je fis l’éloge de cette coiffure lisse ; comme je l’avais prévu, elle reprit courage ; mais un reste d’inquiétude sur son prétendu manque de charme ne servit qu’à lui donner une assurance nouvelle, comme si, ne craignant plus d’exercer sur moi le chantage de la beauté, elle se sentait d’autant plus le droit d’être considérée en amie.
J’étais allé à Riga discuter les conditions de la prochaine offensive, emmenant avec moi deux camarades dans la Ford épileptique des films comiques américains. Les opérations devaient prendre pour base Kratovicé, et Conrad était resté sur place pour pousser les préparatifs avec ce mélange d’activité et de nonchalance que je n’ai vu qu’à lui, et qui rassurait nos hommes. Dans l’hypothèse où tous les Si de l’avenir se seraient accomplis, c’eût été l’aide de camp admirable du Bonaparte que je ne me suis pas mêlé d’être, un de ces disciples idéals sans lesquels le maître ne s’explique pas. Pendant deux heures de dérapage le long de routes glacées, nous nous exposâmes à toutes les variétés de mort subite que risque un automobiliste passant ses vacances de Noël en Suisse. J’étais exaspéré par la tournure que prenaient, et la guerre, et mes affaires intimes. La participation à la défense antibolchevique en Courlande ne signifiait pas seulement danger de mort ; il faut bien dire que la comptabilité, les malades, le télégraphe, et la présence épaisse ou sournoise de nos camarades empoisonnaient peu à peu mes relations avec mon ami. La tendresse humaine a besoin de solitude autour d’elle, et d’un minimum de calme dans l’insécurité. On fait mal l’amour, ou l’amitié, dans une chambrée entre deux corvées de fumier. Contre toute attente, ce fumier, c’est ce qu’était devenue pour moi la vie à Kratovicé. Sophie seule tenait bon dans cette atmosphère d’un ennui sinistre et véritablement mortel, et il est assez naturel que le malheur résiste mieux aux emmerdements que son contraire. Mais c’était justement pour fuir Sophie que je m’étais désigné pour Riga. La ville était plus lugubre que jamais par ce temps de novembre. Je ne me souviens que de l’irritation provoquée chez nous par les atermoiements de von Wirtz, et du champagne atroce que nous bûmes dans une boîte de nuit russe, aux côtés d’une authentique Juive de Moscou, et de deux Hongroises qui se faisaient passer pour Françaises, et dont l’accent parisien m’aurait fait crier. Depuis des mois, j’étais sorti de la mode : j’avais du mal à me faire aux ridicules chapeaux enfoncés des femmes.
Vers quatre heures du matin, je me retrouvai dans une chambre du seul hôtel passable de Riga en compagnie d’une des Hongroises, l’esprit juste assez lucide pour me dire que j’aurais quand même préféré la Juive. Mettons qu’il y ait eu dans tant de conformité aux usages quatre-vingt-dix-huit pour cent du désir de ne pas me singulariser vis-à-vis de nos camarades, et le reste de défi adressé à moi-même : ce n’est pas toujours dans le sens de la vertu qu’on se contraint le plus. Les intentions d’un homme forment un écheveau si embrouillé qu’il m’est impossible, à la distance où je suis de tout cela, de décider si j’espérais ainsi me rapprocher de Sophie par des voies détournées, ou l’insulter en assimilant un désir que je savais le plus pur du monde à une demi-heure passée sur un lit en désordre dans les bras de la première venue. Un peu de mon dégoût devait forcément rejaillir sur elle, et je commençais peut-être à avoir besoin d’être fortifié dans le mépris. Je ne me dissimule pas qu’une crainte assez basse de m’engager à fond contribuait à ma prudence à l’égard de la jeune fille ; j’ai toujours eu horreur de me commettre, et quelle est la femme amoureuse avec laquelle on ne se commet pas ? Cette chanteuse des petits cafés de Budapest au moins ne prétendait pas s’empêtrer dans mon avenir. Il faut pourtant dire qu’elle s’accrocha à moi, pendant ces quatre jours à Riga, avec une ténacité de poulpe auquel ses longs doigts gantés de blanc faisaient penser. Il a toujours dans ces cœurs ouverts à tout venant une place vide sous un abat-jour rose, où elles s’efforcent désespérément d’installer n’importe qui. Je quittai Riga plein d’une sorte de soulagement maussade à me dire que je n’avais rien de commun avec ces gens, cette guerre, ce pays, non plus qu’avec les quelques rares plaisirs inventés par l’homme pour se distraire de la vie. Pensant pour la première fois au lendemain, je fis des projets d’émigration au Canada avec Conrad, et d’existence dans une ferme, au bord des grands lacs, sans tenir compte que je sacrifiais ainsi pas mal de goûts de mon ami.
Conrad et sa sœur m’attendaient sur les marches du perron, sous la marquise dont les canonnades de l’été précédent n’avaient pas laissé une seule vitre intacte, de sorte que ces cloisons de fer vides ressemblaient à une énorme feuille morte et décortiquée dont il ne restait que les nervures. La pluie coulait au travers, et Sophie s’était noué sur la tête un mouchoir comme une paysanne. Tous deux s’étaient fatigués à me remplacer pendant mon absence : Conrad était d’une pâleur de nacre ; et mes inquiétudes au sujet de sa santé, que je savais fragile, me firent ce soir-là oublier tout le reste. Sophie avait fait monter pour nous une des dernières bouteilles de vin français dissimulées au fond du cellier. Mes camarades, déboutonnant leurs capotes, prirent place à table en échangeant des plaisanteries sur ce qui avait été pour eux les bonnes heures de Riga ; Conrad levait les sourcils avec une expression de surprise amusée et polie ; il avait fait avec moi l’expérience de ces sombres soirées en réaction contre soi-même, et une Hongroise de plus ou de moins ne l’étonnait pas. Sophie se mordit les lèvres en s’apercevant qu’elle avait répandu un peu de bourgogne en s’efforçant de remplir mon verre. Elle sortit pour aller chercher une éponge, et mit à faire disparaître cette tache autant de soin que si ç’avait été la trace d’un crime. J’avais rapporté des livres de Riga : ce soir-là, sous l’abat-jour improvisé à l’aide d’une serviette, je regardai Conrad s’endormir d’un sommeil d’enfant dans le lit voisin, en dépit des bruits de pas de la tante Prascovie qui allait et venait nuit et jour à l’étage supérieur en marmonnant les prières auxquelles elle attribuait notre relative préservation. Du frère et de la sœur, c’était Conrad qui répondait paradoxalement le plus à l’idée qu’on se fait d’une jeune fille ayant des princes pour ancêtres. La nuque hâlée de Sophie, ses mains gercées serrant une éponge m’avaient rappelé subitement le jeune valet de ferme Karl chargé d’étriller les poneys de notre enfance. Après le visage graissé, poudré, tapoté de ma Hongroise, elle était à la fois mal soignée et incomparable.
L’équipée de Riga meurtrit Sophie sans la surprendre ; pour la première fois, je me conduisais selon son attente. Mon intimité avec elle n’en fut pas diminuée ; elle augmenta au contraire ; ces relations mal définies sont d’ailleurs presque indestructibles. Nous étions l’un envers l’autre d’une franchise désordonnée. Il faut se souvenir que la mode de l’époque plaçait au-dessus de tout la sincérité totale. Au lieu de parler d’amour, nous parlions sur l’amour, trompant à l’aide de mots une inquiétude qu’un autre eût résolu par des actes, et à laquelle les circonstances ne nous permettaient pas d’échapper par la fuite. Sophie mentionnait sans la moindre réticence son unique expérience amoureuse, sans avouer pourtant qu’elle avait été involontaire. De mon côté, je ne dissimulais rien, excepté l’essentiel. Cette petite fille aux sourcils froncés suivait avec une attention presque grotesque mes histoires de putains. Je crois qu’elle n’a commencé à prendre des amants que pour atteindre vis-à-vis de moi à ce degré de séduction qu’elle supposait aux filles perdues. Il y a si peu de distance entre l’innocence totale et le complet abaissement qu’elle descendit d’emblée jusqu’à ce niveau de bassesse sensuelle où elle s’essayait à tomber pour plaire, et je vis se faire sous mes yeux une transformation plus étonnante et presque aussi conventionnelle que sur aucune scène. Ce ne furent d’abord que des détails pathétiques à force de naïveté : elle trouva moyen de se procurer du fard, et découvrit les bas de soie. Ces yeux barbouillés de rimmel dont ils n’avaient pas besoin pour paraître cernés, ces pommettes allumées et saillantes ne me dégoûtaient pas plus de ce visage que ne l’eussent fait les cicatrices de mes propres coups. Je trouvais que cette bouche jadis divinement pâle ne mentait pas tant que cela en s’efforçant d’avoir l’air de saigner. Des garçons, et Franz von Aland entre autres, essayaient de capturer ce grand papillon dévoré sous leurs yeux par une flamme inexplicable. Moi-même, séduit davantage depuis que d’autres l’étaient, et attribuant faussement mes hésitations à des scrupules, j’en arrivais à regretter que Sophie fût précisément la sœur du seul être envers lequel je me sentais lié par une espèce de pacte. Je ne l’aurais pourtant pas regardée deux fois, si elle n’avait pas eu pour moi les seuls yeux qui importaient.
L’instinct des femmes est si court qu’il est facile de jouer à leur égard le rôle d’astrologue : ce garçon manqué suivit la grand-route poussiéreuse des héroïnes de tragédie ; elle s’étourdit pour oublier. Les causeries, les sourires, les danses sauvages au son d’un grinçant gramophone, les promenades hasardeuses dans la zone des coups de feu reprirent avec des garçons qui surent mieux en profiter que moi. Franz von Aland fut le premier à bénéficier de cette phase aussi inévitable chez les femmes amoureuses et insatisfaites que la période agitée chez les paralytiques généraux. Il s’était pris pour Sophie d’un amour à peu près aussi servile que celui que la jeune fille éprouvait pour moi. Il accepta avec délices d’être un pis-aller : c’est à peine si ses ambitions s’étaient élevées jusque-là. Seul avec moi, Franz avait toujours l’air de se préparer à m’offrir les plates excuses d’un excursionniste qui s’est aventuré sur un chemin privé. Sophie devait se venger de lui, de moi et d’elle-même en lui racontant intarissablement notre amour : la soumission effarée de Franz n’était pas faite pour me réconcilier avec l’idée du bonheur par les femmes. Je pense encore avec une espèce de pitié à cet air de chien qui mange du sucre que lui donnaient malgré tout les moindres complaisances d’une Sophie dédaigneuse, exaspérée, et facile. Ce bon garçon malchanceux qui avait réussi à accumuler dans sa courte vie toutes les guignes, depuis le collège d’où il s’était fait renvoyer pour un vol qu’il n’avait pas commis, jusqu’à l’assassinat de ses parents par les Bolcheviks en 1917, et jusqu’à une grave opération d’appendicite, se fit faire prisonnier quelques semaines plus tard, et son cadavre de supplicié fut retrouvé avec autour du cou la plaie noirâtre produite par la longue mèche flexible d’un rat de cave consumé. Sophie apprit la nouvelle de ma bouche, avec toutes les atténuations possibles, et je ne fus pas fâché de voir que cette image atroce ne faisait que s’ajouter chez elle à tant d’autres sans se nuancer de douleur.
Il y eut de nouveaux épisodes charnels issus du même besoin de faire taire un moment cet insupportable monologue d’amour qui se poursuivait au fond d’elle-même, et honteusement interrompus après quelques étreintes maladroites par la même incapacité d’oublier. Le plus odieux de ces vagues passants fut pour moi un certain officier russe échappé des prisons bolcheviques qui séjourna huit jours parmi nous avant de partir pour la Suède chargé d’une mystérieuse et illusoire mission auprès d’un des Grands-Ducs. J’avais cueilli dès le premier soir sur les lèvres de cet ivrogne d’incroyables histoires de femmes aux détails amoureusement circonstanciés qui ne m’aidèrent que trop à me figurer ce qui se passait entre Sophie et lui sur le divan de cuir de la maison du jardinier. J’aurais été désormais incapable de tolérer le voisinage de la jeune fille, si j’avais lu, fût-ce une seule fois, sur son visage, quelque chose qui ressemblât à du bonheur. Mais elle m’avouait tout ; ses mains me touchaient encore avec des petits gestes découragés qui étaient moins des caresses que des tâtonnements d’aveugle, et j’avais chaque matin devant moi une femme au désespoir, parce que l’homme qu’elle aimait n’était pas celui avec lequel elle venait de coucher.
Un soir, un mois environ après mon retour de Riga, je travaillais dans la tour avec Conrad, qui s’appliquait de son mieux à fumer une longue pipe allemande. Je venais de rentrer du village où nos hommes s’efforçaient à l’aide de rondins de consolider tant bien que mal nos tranchées de boue ; c’était une de ces nuits d’épais brouillard, les plus rassurantes de toutes, où les hostilités s’interrompaient de part et d’autre, par suite de l’évanouissement de l’ennemi. Ma vareuse trempée fumait sur le poêle que Conrad alimentait d’affreuses petites bûchettes humides, sacrifiées une à une avec le soupir de regret d’un poète qui voit flamber ses arbres, lorsque le sergent Chopin entra pour me remettre un message. Dès l’embrasure de la porte, sa figure rouge et inquiète me fit signe par-dessus la tête inclinée de Conrad. Je le suivis sur le palier ; ce Chopin, dans le civil employé de banque à Varsovie, était le fils d’un intendant polonais du comte de Reval ; il avait une femme, deux enfants, du bon sens, et une adoration tendre pour Conrad et sa sœur qui le traitaient en frère de lait. Dès le début de la Révolution, il avait rejoint Kratovicé, où il tenait depuis lors l’emploi de l’honnête homme. Il me chuchota qu’en traversant les sous-sols il avait trouvé Sophie complètement ivre attablée devant la grande table des cuisines, toujours désertes à cette heure, et que malgré ses instances sans doute maladroites il n’avait pas réussi à convaincre la jeune fille de remonter chez elle.
— Enfin, Monsieur, me dit-il (il m’appelait Monsieur), pensez à la honte qu’elle en aurait demain, si quelqu’un l’apercevait dans cet état...
L’excellent garçon croyait encore à la pudeur de Sophie, et le plus curieux est qu’il ne se trompait pas. Je descendis l’escalier à vis, en m’efforçant de ne pas faire crier sur les marches mes bottes mal graissées. Par cette nuit de trêve, personne ne veillait à Kratovicé ; un bruit confus de ronflements s’élevait de la grande salle du premier étage, où trente garçons à bout de forces dormaient comme un seul homme. Sophie était assise dans la cuisine devant la grande table de bois blanc ; elle se balançait mollement sur les pieds inégaux d’une chaise dont le dossier faisait avec le sol un angle inquiétant, étalant sous mes yeux des jambes gainées de soie caramel, qui étaient moins d’une jeune déesse que d’un jeune dieu. Une bouteille avec un reste d’alcool oscillait au bout de son bras gauche. Elle était incroyablement ivre, et montrait à la lueur du poêle un visage maculé de taches rouges. Je lui posai la main sur l’épaule : pour la première fois, elle n’eut pas à mon contact son frémissement horrible et délicieux d’oiseau blessé ; l’euphorie du cognac l’immunisait contre l’amour. Elle tourna vers moi un visage au regard vacant, et me dit d’une voix aussi brouillée que ses yeux :
— Allez dire bonsoir à Texas, Éric. Il est couché dans l’office.
J’allumai un briquet pour me diriger dans ce réduit où l’on trébuchait sur des tas croulants de pommes de terre germées. Le ridicule petit chien était étendu sous la bâche d’une vieille voiture d’enfant ; je devais apprendre par la suite que Texas avait été tué par l’éclatement d’une grenade enfouie dans le parc, et qu’il s’était efforcé de déterrer du bout de son museau noir, comme s’il s’agissait d’une truffe. Réduit en bouillie, il ressemblait à un roquet écrasé par un tram dans une avenue de grande ville. Je soulevai avec précaution le révoltant paquet, pris une bêche, et sortis dans la cour pour creuser un trou. La surface du sol avait été dégelée par les pluies ; j’enterrai Texas dans cette boue où il prenait de son vivant un si évident plaisir à se vautrer. Quand je rentrai dans la cuisine, Sophie venait d’épuiser la dernière goutte de cognac ; elle lança la bouteille dans les braises, où les parois de verre éclatèrent avec un bruit sourd, se leva maladroitement, et dit d’une voix molle en prenant appui sur mon épaule :
— Pauvre Texas... C’est dommage tout de même. Il n’y avait que lui qui m’aimait...
Sa bouche soufflait une odeur d’alcool. Dès l’escalier, les jambes lui manquèrent, et je la soutins sous les bras le long des marches où elle laissa une traînée de vomissements ; j’avais l’impression de reconduire dans sa cabine une passagère atteinte de nausées. Elle s’écroula sur un fauteuil dans sa petite chambre en désordre, pendant que je m’appliquais à découvrir le lit. Ses mains, ses jambes étaient glacées. J’entassai sur elle des couvertures et un manteau. Soulevée sur le coude, elle continuait à vomir sans s’en apercevoir, la bouche ouverte, comme la statue d’une fontaine. Enfin, elle s’allongea au creux du lit, inerte, plate, moite comme un cadavre ; ses cheveux collés à ses joues faisaient sur son visage des balafres blondes. Son pouls glissait sous mes doigts, à la fois follement agité et presque insensible. Elle devait avoir gardé au fond de soi cette lucidité qui est celle de l’ivresse, de la peur et du vertige, car elle me raconta avoir éprouvé durant toute cette nuit les sensations d’un voyage en traîneau ou en toboggan de montagnes russes, les soubresauts, le froid, les sifflements du vent et des artères, l’impression de filer immobile et à toute allure vers un gouffre dont on n’a même plus peur. Je connais ce sentiment de vitesse mortelle que donne l’alcool à un cœur qui flanche. Elle a toujours cru que cette veillée de Bon Samaritain au chevet de son lit malpropre m’avait laissé un des souvenirs les plus répugnants de ma vie. Je n’aurais pu lui dire que cette pâleur, ces taches, ce danger, et cet abandon plus complet que dans l’amour étaient rassurants et beaux ; et que ce corps pesamment étalé me rappelait celui de mes camarades soignés dans le même état, et Conrad lui-même... J’ai oublié de mentionner qu’en la dépouillant de ses vêtements j’avais remarqué à la hauteur du sein gauche la longue cicatrice d’un coup de couteau qui n’avait guère fait plus qu’entamer profondément la chair. Elle me fit par la suite l’aveu d’une maladroite tentative de suicide. Était-ce de mon temps, ou de celui du satyre lithuanien ? C’est ce que je n’ai jamais pu savoir. Autant que possible, je ne mens pas.
Le sergent Chopin ne s’était pas trompé : Sophie montra à la suite de cet incident une confusion de pensionnaire qui a abusé du champagne à un repas de noces. Je bénéficiai pendant quelques jours d’une amie mélancoliquement raisonnable, dont chaque regard semblait dire merci ou demander pardon. Nous avions des cas de typhus dans les baraquements ; elle s’obstina à les soigner ; ni moi ni Conrad n’y pouvions rien ; je finis par laisser faire cette folle décidée, semblait-il, à mourir sous mes yeux. Moins d’une semaine plus tard, elle s’alita ; on la crut atteinte. Elle ne souffrait que d’épuisement, de découragement, des fatigues d’un amour qui sans cesse changeait de forme, comme une maladie nerveuse qui présente chaque jour de nouveaux symptômes, et tout à la fois de manque de bonheur et d’excès. Ce fut à mon tour d’entrer chaque matin dans sa chambre aux petites heures de l’aube. Tout Kratovicé nous croyait amants, ce qui la flattait, je suppose, et qui d’ailleurs m’arrangeait aussi. Je m’enquérais de sa santé avec une sollicitude de médecin de famille ; assis sur son lit, j’étais ridiculement fraternel. Si ma douceur avait été calculée pour meurtrir Sophie davantage, la réussite n’aurait pas été plus entière. Les genoux relevés sous la couverture, le menton dans les mains, elle fixait sur moi d’énormes yeux étonnés pleins de larmes intarissables. Ces égards, cette tendresse, ces caresses de la main effleurant ses cheveux, l’époque était passée où Sophie en eût joui avec bonne conscience. Le souvenir des coucheries des mois précédents lui donnait cette envie de fuir n’importe où hors de soi-même, familière aux malheureux qui ne se supportent plus. Elle essayait de se lever de son lit comme un malade qui va mourir. Je la recouchais ; je la bordais dans ces draps froissés où je savais qu’elle se roulerait désespérément après mon départ. Si je haussais les épaules en déclarant qu’aucun de ces jeux physiques ne tirait à conséquence, j’infligeais à son amour-propre la blessure la plus acérée, sous prétexte de calmer ses remords. Et à ce quelque chose de plus profond, de plus essentiel encore que l’amour-propre, qu’est l’obscure estime qu’un corps a pour soi-même. À la lumière de cette indulgence nouvelle, mes duretés, mes refus, mes dédains eux-mêmes prirent pour elle l’aspect d’une épreuve dont elle n’avait pas bien saisi l’importance, d’un examen qu’elle n’avait pas réussi à passer. Comme un nageur épuisé, elle se vit couler à deux brasses du rivage, au moment où peut-être j’aurais commencé à l’aimer. L’eussé-je prise, qu’elle eût maintenant pleuré d’horreur en se souvenant qu’elle n’avait pas eu le courage de m’attendre. Elle souffrit tous les tourments des femmes adultères punies par la douceur, et ce désespoir s’aggravait encore des rares instants lucides où Sophie se rappelait qu’après tout elle n’avait pas à me garder son corps. Et pourtant, la colère, la répugnance, l’attendrissement, l’ironie, un vague regret de ma part, et de la sienne une haine naissante, tous les contraires enfin nous collaient l’un à l’autre comme deux amants ou deux danseurs. Ce lien si désiré existait véritablement entre nous, et le pire supplice de ma Sophie a dû être de le sentir à la fois si étouffant et si impalpable.
Une nuit (puisqu’enfin presque tous mes souvenirs de Sophie sont nocturnes, excepté le dernier, qui a la couleur blafarde de l’aube), une nuit donc de bombardement aérien, je m’aperçus qu’un carré de lumière se découpait sur le balcon de Sophie. Ce genre d’attaque avait été rare jusque-là dans notre guerre d’oiseaux de marécages ; c’était la première fois à Kratovicé que la mort nous tombait du ciel. Il était inadmissible que Sophie voulût appeler le danger, non seulement sur elle-même, mais sur les siens, et sur nous tous. Elle habitait au second étage de l’aile droite ; la porte était fermée, mais non verrouillée. Sophie était assise devant la table, dans le cercle de lumière d’une grosse lampe à pétrole suspendue au plafond. La porte-fenêtre ouverte encadrait le paysage clair d’une nuit glacée. Mes efforts pour fermer les volets gonflés par les récentes pluies d’automne me rappelèrent les fenêtres barricadées à la hâte, les soirs d’orage, dans les hôtels de stations de montagne au temps de ma petite enfance. Sophie me regardait faire avec une moue triste. Elle me dit enfin :
— Éric, ça vous embête que je meure ?
Je détestais ces inflexions enrouées et tendres qu’elle avait adoptées depuis qu’elle se conduisait en fille. Le fracas d’une bombe m’évita de répondre. C’était à l’est, du côté de l’étang, ce qui me fit espérer que l’orage s’éloignait. J’appris le lendemain que l’obus était tombé sur la berge, et des roseaux fauchés flottèrent sur l’eau pendant quelques jours, mêlés aux ventres blancs des poissons morts, et aux débris d’un canot brisé.
— Oui, reprit-elle lentement, du ton de quelqu’un qui cherche à se rendre compte, j’ai peur, et c’est étonnant quand j’y pense. Parce que ça ne devrait rien me faire, n’est-ce pas ?
— À votre aise, Sophie, répondis-je avec aigreur, mais cette malheureuse vieille femme habite une chambre à deux pas de la vôtre. Et Conrad...
— Oh, Conrad, dit-elle avec un accent d’infinie fatigue, et elle se mit debout en s’appuyant des deux mains à la table, comme une infirme qui hésite à quitter son fauteuil.
Sa voix impliquait tant d’indifférence au sort de son frère que je me demandais si elle avait commencé à le haïr. Mais elle était tout simplement arrivée à cet état d’abrutissement où plus rien ne compte, et elle avait cessé de s’inquiéter du salut des siens, en même temps que d’admirer Lénine.
— Souvent, dit-elle en se rapprochant de moi, je pense que c’est mal de ne pas avoir peur. Mais si j’étais heureuse, continua-t-elle, et elle avait retrouvé cette voix à la fois rude et douce qui m’émouvait toujours comme les notes basses d’un violoncelle, il me semble que ça ne me ferait plus rien, la mort. Cinq minutes de bonheur, ce serait comme un signe que m’aurait envoyé Dieu. Est-ce que vous êtes heureux, Éric ?
— Oui, je suis heureux, fis-je à contrecœur, en m’apercevant soudain que je ne disais là qu’un mensonge.
— Ah, c’est que vous n’en avez pas l’air, reprit-elle sur un ton de taquinerie où perçait l’écolière d’autrefois. Et c’est parce que vous êtes heureux que ça ne vous embête pas de mourir ?
Elle avait l’air d’une petite bonne mal réveillée à minuit par un coup de sonnette, avec son châle noir ravaudé par-dessus sa chemise de flanelle de pensionnaire. Je ne saurai jamais pourquoi je fis ce geste ridicule et indécent de rouvrir les volets. Les coupes d’arbres déplorées par Conrad avaient mis à nu le paysage ; on voyait jusqu’à la rivière où, comme toutes les nuits, des coups de feu intermittents et inutiles se répondaient. L’avion ennemi tournait encore dans le ciel verdâtre, et le silence était plein de ce bourdonnement horrible de moteur, comme si tout l’espace n’était qu’une chambre où virait maladroitement une guêpe géante. J’entraînai Sophie sur le balcon comme un amant par un clair de lune ; nous regardions en bas le gros pinceau lumineux de la lampe osciller sur la neige. Il ne devait pas faire grand vent, car le reflet bougeait à peine. Le bras passé autour de la taille de Sophie, j’avais l’impression d’ausculter son cœur ; ce cœur surmené hésitait, puis repartait, à un rythme qui était celui même du courage, et ma seule pensée, autant que je peux m’en souvenir, était que si nous mourions cette nuit-là, c’est tout de même près d’elle que j’avais choisi de périr. Soudain, un fracas énorme éclata tout près de nous ; Sophie se boucha les oreilles comme si ce tapage était plus affreux que la mort. L’obus était tombé cette fois à moins d’un jet de pierre, sur le toit en tôle ondulée de l’écurie : cette nuit-là, deux de nos chevaux payèrent pour nous. Dans l’incroyable silence qui suivit, on entendit encore le bruit d’un mur de briques qui n’en finissait pas de s’écrouler par saccades, et le hennissement horrible d’un cheval qui meurt. Derrière nous, la vitre avait volé en éclats ; en rentrant dans la chambre, nous marchions sur du verre brisé. J’éteignis la lampe, comme on la rallume après avoir fait l’amour.
Elle me suivit dans le corridor. Là, une inoffensive veilleuse continuait de brûler au pied d’une des images pieuses de la tante Prascovie. Sophie respirait rapidement ; son visage était radieusement pâle, ce qui me prouva qu’elle m’avait compris. J’ai vécu avec Sophie des moments plus tragiques encore, mais aucun plus solennel, ni plus proche d’un échange de serments. Son heure dans ma vie, ç’a été celle-là. Elle leva ses mains marquées par la rouille de la balustrade où nous étions une minute plus tôt appuyés ensemble, et se jeta sur ma poitrine comme si elle venait à l’instant d’être blessée.
Ce geste qu’elle avait mis près de dix semaines à accomplir, le plus étonnant, c’est que je l’acceptai. Maintenant qu’elle est morte, et que j’ai cessé de croire aux miracles, je me sais gré d’avoir au moins une fois baisé cette bouche et ces rudes cheveux. Cette femme, pareille à un grand pays conquis où je ne suis pas entré, je me souviens en tout cas de l’exact degré de tiédeur qu’avait ce jour-là sa salive et de l’odeur de sa peau vivante. Et si jamais j’avais pu aimer Sophie en toute simplicité des sens et du cœur c’est bien à cette minute, où nous avions tous les deux une innocence de ressuscités. Elle palpitait contre moi, et aucune rencontre féminine de prostitution ou de hasard ne m’avait préparé à cette violente, à cette affreuse douceur. Ce corps à la fois défait et raidi par la joie pesait dans mes bras d’un poids aussi mystérieux que la terre l’eût fait, si quelques heures plus tôt j’étais entré dans la mort. Je ne sais à quel moment le délice tourna à l’horreur, déclenchant en moi le souvenir de cette étoile de mer que maman, jadis, avait mis de force dans ma main, sur la plage de Scheveningue, provoquant ainsi chez moi une crise de convulsions pour le plus grand affolement des baigneurs. Je m’arrachai à Sophie avec une sauvagerie qui dut paraître cruelle à ce corps que le bonheur rendait sans défense. Elle rouvrit les paupières (elle les avait fermées) et vit sur mon visage quelque chose de plus insupportable sans doute que la haine ou l’épouvante, car elle recula, se couvrit la figure de son coude levé, comme une enfant souffletée, et ce fut la dernière fois que je la vis pleurer sous mes yeux. J’ai encore eu avec Sophie deux entrevues sans témoin, avant que tout ne fût accompli. Mais à partir de ce soir-là, tout se passa comme si l’un de nous deux était déjà mort, moi, en ce qui la concernait, ou elle, dans cette part de soi-même qui m’avait fait confiance à force de m’aimer.
Ce qui ressemble encore le plus aux phases monotones d’un amour, ce sont les rabâchages infatigables et sublimes des quatuors de Beethoven. Pendant ces sombres semaines de l’avent (et la tante Prascovie, multipliant ses jours de jeûne, ne nous laissait rien oublier du calendrier de l’Église), la vie continua chez nous avec son pourcentage habituel de misères, d’irritations et de catastrophes. Je vis ou j’appris la mort de quelques-uns de mes rares amis ; Conrad fut légèrement blessé ; du village, pris et repris par trois fois, il ne restait que quelques pans de murs fondant sous la neige. Quant à Sophie, elle était calme, résolue, serviable, et butée. Ce fut vers cette époque que Volkmar prit ses quartiers d’hiver au château, avec les déchets d’un régiment que nous envoyait von Wirtz. Depuis la mort de Franz von Aland, notre petit corps expéditionnaire allemand s’était effrité de jour en jour, remplacé par un mélange d’éléments baltes et russes blancs. Je connaissais ce Volkmar pour l’avoir détesté à quinze ans chez le professeur de mathématiques où l’on nous envoyait trois fois par semaine durant les mois d’hiver passés à Riga. Il me ressemblait comme une caricature ressemble au modèle : il était correct, aride, ambitieux et intéressé. Il appartenait à ce type d’hommes à la fois stupides et nés pour réussir, qui ne tiennent compte des faits nouveaux que dans la mesure où ils en profitent, et basent leurs calculs sur les constantes de la vie. Sans la guerre, Sophie n’aurait pas été pour lui ; il se jeta sur cette occasion. Je savais déjà qu’une femme isolée en pleine caserne acquiert sur les hommes un prestige qui tient de l’opérette et de la tragédie. On nous avait crus amants, ce qui était littéralement faux ; quinze jours ne se passèrent pas sans qu’on les étiquetât fiancés. J’avais supporté sans souffrir les rencontres d’une Sophie à demi somnambule avec des garçons qui ne faisaient, et encore, que lui procurer des moments d’oubli. La liaison avec Volkmar m’inquiéta, parce qu’elle me la tint cachée. Elle ne dissimulait rien ; elle m’enlevait simplement mon droit de regard sur sa vie. Et certes, j’étais moins coupable envers elle que je ne l’avais été au début de notre entente, mais on est toujours puni à contre-saison. Sophie était pourtant assez généreuse pour garder envers moi des égards affectueux, et d’autant plus peut-être qu’elle commençait à me juger. Je me trompais donc sur la fin de cet amour comme je m’étais trompé sur son commencement. Par instants, je crois encore qu’elle m’aima jusqu’à son dernier souffle. Mais je me défie d’une opinion où mon orgueil est à ce point engagé. Il avait chez Sophie un fond de santé assez solide pour permettre toutes les convalescences amoureuses : il m’arrive parfois de me l’imaginer mariée à Volkmar, maîtresse de maison entourée d’enfants, serrant dans une gaine de caoutchouc rose sa taille épaissie de femme de quarante ans. Ce qui infirme cette vue, c’est que ma Sophie est morte exactement dans l’atmosphère et sous l’éclairage qui appartenaient à notre amour. En ce sens, et comme on disait en ce temps-là, j’ai donc l’impression d’avoir gagné la guerre. Pour m’exprimer de façon moins odieuse, disons simplement que j’avais vu plus juste dans mes déductions que Volkmar dans ses calculs, et qu’il existait bien entre Sophie et moi une affinité d’espèce. Mais pendant cette semaine de Noël, Volkmar eut tous les atouts.
Il m’arrivait encore de frapper la nuit à la porte de Sophie pour m’humilier en m’assurant qu’elle n’était pas seule ; jadis, c’est-à-dire un mois plus tôt, dans les mêmes circonstances, le rire faux et provocant de Sophie m’aurait rassuré presque autant que l’eussent fait ses larmes. Mais on ouvrait la porte ; la correction glacée de cette scène contrastait avec l’ancien désordre de lingerie éparpillée et de flacons de liqueurs ; et Volkmar m’offrait d’un geste sec son étui à cigarettes. Ce que je supporte le moins, c’est d’être épargné ; je tournais les talons en imaginant les chuchotements et les fades baisers qui reprendraient après mon départ. Ils parlaient de moi, d’ailleurs, et j’avais raison de n’en pas douter. Il existait entre Volkmar et moi-même une haine si cordiale que je me demande par moments s’il n’avait pas jeté les yeux sur Sophie seulement parce que tout Kratovicé nous mettait ensemble. Mais il faut bien que j’aie tenu à cette femme plus passionnément que je ne le croyais, puisque j’ai tant de mal à admettre que cet imbécile l’ait aimée.
Je n’ai jamais vu de soirée de Noël plus gaie qu’à Kratovicé pendant cet hiver de guerre. Irrité par les préparatifs ridicules de Conrad et de Sophie, je m’étais éclipsé sous prétexte d’un rapport à faire. Vers minuit, la curiosité, la faim, le bruit des rires, et le son un peu éraillé d’un de mes disques préférés m’amenèrent au salon où les danseurs tournaient à la lueur d’un feu de bois et de deux douzaines de lampes dépareillées. Une fois de plus, j’avais l’impression de ne pas participer à la gaieté des autres, et de mon propre gré, mais l’amertume n’en est pas moindre. Un souper de jambon cru, de pommes et de whisky avait été préparé sur l’une des consoles lourdement dorée ; Sophie elle-même avait boulangé le pain. L’énorme carrure du médecin Paul Rugen me cachait la moitié de la chambre ; une assiette sur les genoux, ce géant expédiait rapidement sa part de victuailles, pressé comme toujours de regagner son hôpital installé dans les anciennes remises du prince Pierre ; j’aurais pardonné à Sophie, si ç’avait été à celui-là, et non à Volkmar qu’elle eût fait signe. Chopin, qui avait pour les jeux de société une prédilection solitaire, s’évertuait à construire un édifice de bouts d’allumettes dans le goulot égueulé d’une bouteille. Conrad s’était tailladé le doigt avec sa maladresse habituelle en essayant de débiter le jambon en tranches minces ; un mouchoir enroulé autour de l’index, il mettait à profit la silhouette de son bandage pour varier sur le mur les ombres qu’il dessinait des deux mains. Il était pâle, et boitait encore à la suite de sa blessure récente. De temps à autre, il s’arrêtait de gesticuler pour alimenter le gramophone.
La Paloma avait fait place à je ne sais quelles nouveautés nasillardes ; Sophie changeait de partenaire à chaque danse. Danser était encore ce qu’elle faisait de mieux : elle tourbillonnait comme une flamme, ondulait comme une fleur, glissait comme un cygne. Elle avait mis sa robe de tulle bleu à la mode de 1914, la seule toilette de bal qu’elle ait possédée de sa vie, et encore à ma connaissance ne l’a-t-elle portée que deux fois. Cette robe à la fois démodée et neuve suffisait à changer en héroïne de roman notre camarade de la veille. Une multitude de jeunes filles en tulle bleu aperçues dans les glaces étant les seules invitées de la fête, le reste des garçons se trouvaient réduits à former entre eux des couples. Le matin même, en dépit de sa jambe malade, Conrad s’était obstiné à grimper au haut d’un chêne pour s’emparer d’une touffe de gui ; cette imprudence de gamin avait provoqué la première des deux seules disputes que j’aie jamais eues avec mon ami. L’idée de cette touffe de gui venait de Volkmar ; suspendue au sombre lustre que nul d’entre nous n’avait vu allumé depuis les Noëls de notre enfance, elle servait de prétexte aux garçons pour embrasser leur danseuse. Chacun de ces jeunes gens colla tour à tour ses lèvres à celles d’une Sophie hautaine, amusée, condescendante, bonne enfant, ou tendre. Quand j’entrai au salon, le tour de Volkmar était venu ; elle échangea avec lui un baiser que j’étais payé pour savoir très différent de celui de l’amour, mais qui signifiait indubitablement la gaieté, la confiance, l’accord. Le « Tiens donc, Éric, on n’attendait plus que toi ! » de Conrad obligea Sophie à tourner la tête. Je me tenais dans l’embrasure d’une porte, loin de toutes lumières, du côté du salon de musique. Sophie était myope ; elle me reconnut pourtant, car elle ferma à demi les yeux. Elle appuya les mains sur ces épaulettes détestées que les Rouges clouaient parfois dans la chair des officiers blancs prisonniers, et la seconde accolade donnée à Volkmar fut un baiser de défi. Son partenaire penchait au-dessus d’elle un visage à la fois attendri et allumé ; si cette expression est celle de l’amour, les femmes sont folles de ne pas nous fuir, et ma méfiance envers elles n’est pas sans raison. Les épaules nues dans sa toilette bleue, rejetant en arrière ses courts cheveux qu’elle avait brûlés en essayant de les friser au fer, Sophie présentait à cette brute les lèvres les plus invitantes et les plus fausses que jamais actrice de cinéma ait offertes en louchant vers l’appareil de prise de vues. C’en était trop. Je la saisis par le bras, et je la giflai. La secousse ou la surprise furent si grandes qu’elle recula, fit un tour sur elle-même, buta du pied contre une chaise, et tomba. Et un saignement de nez vint ajouter son ridicule à toute cette scène.
La stupeur de Volkmar fut telle qu’il prit un temps avant de se jeter sur moi. Rugen s’interposa, et je crois bien qu’il m’assit de force dans un fauteuil Voltaire. Un numéro de boxe faillit pourtant terminer la fête ; en plein tumulte Volkmar s’enrouait à réclamer des excuses ; on nous crut ivres, ce qui arrangea l’affaire. Nous partions le lendemain pour une mission dangereuse, et l’on ne se bat pas avec un camarade, par un soir de Noël, et pour une femme dont on ne veut pas. On me fit serrer la main de Volkmar, et le fait est que je ne pestais que contre moi-même. Quant à Sophie, elle avait disparu dans un grand bruit de tulle froissé. En l’arrachant à son danseur, j’avais rompu le fermoir du mince fil de perles qu’elle portait au cou, et qui lui avait été donné le jour de sa confirmation par sa grand-mère Galitzine. L’inutile jouet traînait à terre. Je me baissai, et l’empochai machinalement. Je n’ai jamais eu l’occasion de le rendre à Sophie. J’ai souvent pensé à le vendre, dans une de mes périodes de débine, mais les perles avaient jauni et pas un bijoutier n’en aurait voulu. Je l’ai encore, ou plutôt je l’avais encore, au fond d’une petite valise qui m’a été volée cette année en Espagne. Il y a ainsi des objets qu’on garde, on ne sait pas pourquoi.
Cette nuit-là, mes allées et venues de la fenêtre à l’armoire égalèrent en régularité celles de la tante Prascovie. J’étais pieds nus, et mes pas sur le plancher ne pouvaient réveiller derrière son rideau Conrad endormi. À dix reprises, cherchant dans l’obscurité mes chaussures, ma veste, je décidai d’aller rejoindre Sophie dans sa chambre, où cette fois j’étais sûr de la trouver seule. Mû par le ridicule besoin de netteté d’un cerveau à peine adulte, j’en étais encore à me demander si j’aimais cette femme. Et certes, il manquait jusqu’ici à cette passion la preuve dont les moins grossiers d’entre nous se servent pour authentifier l’amour, et Dieu sait que j’avais en cela gardé rancune à Sophie de mes propres hésitations. Mais c’était le malheur de cette fille abandonnée à tous qu’on ne pouvait penser à s’engager envers elle que pour toute la vie. À une époque où tout fout le camp, je me disais que cette femme au moins serait solide comme la terre, sur laquelle on peut bâtir ou se coucher. Il eût été beau de recommencer le monde avec elle dans une solitude de naufragés. Je savais n’avoir jusque-là vécu que sur mes limites ; ma position se ferait intenable ; Conrad vieillirait, moi aussi, et la guerre ne servirait pas toujours d’excuse à tout. Au pied de l’armoire à glace, des refus qui n’étaient pas tous ignobles reprenaient le pas sur des acquiescements qui n’étaient pas tous désintéressés. Je me demandais avec un prétendu sang-froid ce que je comptais faire de cette femme, et certes je n’étais pas préparé à considérer Conrad en beau-frère. On ne laisse pas tomber, pour en séduire, un peu malgré soi, la sœur, un ami divinement jeune et vieux de vingt ans. Puis, comme si mon va-et-vient dans la chambre m’avait ramené à l’autre extrémité du pendule, je redevenais pour un temps ce personnage qui se moquait pas mal de mes complications personnelles, et qui ressemblait sans doute trait pour trait à tous ceux de ma race qui s’étaient avant moi cherché des fiancées. Ce garçon plus simple que moi-même palpitait comme le premier venu au souvenir d’une gorge blanche. Un peu avant l’heure où le soleil se fût levé, si le soleil se levait par ces jours gris, j’entendis le doux bruit de fantôme que font des vêtements féminins tremblant au vent d’un corridor, le grattement pareil à celui d’un animal familier qui demande à se faire ouvrir par son maître, et cette respiration haletante d’une femme qui a couru jusqu’au bout de son destin. Sophie parlait à voix basse, la bouche collée à la paroi de chêne, et les quatre ou cinq langues qui lui étaient familières, y compris le français et le russe, lui servaient à varier ces mots maladroits qui sont par tous pays les plus galvaudés et les plus purs.
— Eric, mon seul ami, je vous supplie de me pardonner.
— Sophie, chère, je m’apprête à partir... Trouvez-vous ce matin dans la cuisine à l’heure du départ. Il faut que je vous parle... Excusez-moi.
— Éric, c’est moi qui demande pardon...
Celui qui prétend se souvenir mot pour mot d’une conversation m’a toujours paru un menteur ou un mythomane. Il ne me reste jamais que des bribes, un texte plein de trous, comme un document mangé des vers. Mes propres paroles, même à l’instant où je les prononce, je ne les entends pas. Quant à celles de l’autre, elles m’échappent, et je ne me souviens que du mouvement d’une bouche à portée de mes lèvres. Tout le reste n’est que reconstitution arbitraire et faussée, et ceci vaut également pour les autres propos dont j’essaie ici de me souvenir. Si je me rappelle à peu près sans faute les pauvres platitudes échangées entre nous cette nuit-là, c’est sans doute parce que ce furent les dernières douceurs que Sophie m’ait dites de sa vie. Je dus renoncer à faire tourner sans bruit la clef dans la serrure. On croit hésiter, ou s’être résolu, mais c’est aux petites raisons pour lesquelles en fin de compte on se décide que se marquent les pesées secrètes. Ma lâcheté ou mon courage n’allaient pas jusqu’à mettre Conrad en face d’une explication. Conrad avait eu la naïveté de ne voir dans mon geste de la veille qu’une protestation contre les familiarités prises avec sa sœur par le premier venu : j’ignore encore si je me serais jamais résigné à lui avouer que pendant quatre mois je lui avais chaque jour menti par omission. Mon ami se retournait dans son sommeil, avec les gémissements involontaires que lui arrachait le frottement de sa jambe malade contre le drap ; je revins m’étendre sur mon lit, les mains sous la nuque, et tâchai de ne plus penser qu’à l’expédition du lendemain. Si j’avais possédé Sophie cette nuit-là, je crois que j’eusse avidement joui de cette femme que je venais de marquer aux yeux de tous, comme une chose qui n’était qu’à moi seul. Sophie enfin heureuse eût sans doute été à peu près invulnérable aux attaques qui devaient bientôt nous séparer à jamais : c’est donc de moi que serait venue fatalement l’initiative de la rupture. Après quelques semaines de désappointement ou de délire, mon vice à la fois désespérant et indispensable m’aurait reconquis ; et ce vice, quoi qu’on puisse en penser, c’est bien moins l’amour des garçons que la solitude. Les femmes n’y peuvent vivre, et toutes la saccagent, ne serait-ce qu’en s’efforçant d’y créer un jardin. L’être qui tout de même me constitue dans ce que j’ai de plus inexorablement personnel aurait repris le dessus, et j’aurais bon gré mal gré abandonné Sophie, comme un chef d’État abandonne une province trop éloignée de la métropole. L’heure de Volkmar aurait infailliblement sonné de nouveau pour elle, ou à son défaut l’heure du trottoir. Il y a des choses plus propres qu’une telle succession de déchirements et de mensonges qui rappellent l’idylle du commis voyageur avec la bonne, et je trouve aujourd’hui que le malheur n’a pas mal arrangé les choses. Il n’en est pas moins vrai que j’ai probablement perdu une des chances de ma vie. Mais il y a aussi des chances dont malgré nous notre instinct ne veut pas.
Vers sept heures du matin, je descendis dans la cuisine, où Volkmar déjà prêt m’attendait. Sophie avait réchauffé du café, préparé des provisions qui n’étaient que les restes du buffet de la veille ; elle était parfaite dans ces soins de femme de soldat. Elle nous dit adieu dans la cour, à peu près à l’endroit où j’avais enterré Texas par un soir de novembre. Pas un instant, nous ne fûmes seuls. Prêt à me lier dès mon retour, je n’étais pourtant pas fâché de mettre entre ma déclaration et moi un délai qui aurait peut-être la largeur de la mort. Tous trois, nous paraissions avoir oublié les incidents de la veille : cette cicatrisation au moins apparente était un trait de notre vie sans cesse cautérisée par la guerre. Volkmar et moi, nous baisâmes la main qui nous était tendue, et qui continua de loin à nous faire des signes que chacun de nous prenait pour soi seul. Nos hommes nous attendaient près des baraquements, accroupis autour d’un feu de braises. Il neigeait, ce qui allait empirer les fatigues de la route, mais nous garantirait peut-être des surprises. Les ponts avaient sauté ; mais la rivière gelée était sûre. Notre but était d’atteindre Munau où Broussaroff se trouvait bloqué dans une situation plus exposée que la nôtre, et de protéger en cas de nécessité son repliement sur nos lignes.
Les communications téléphoniques étaient coupées depuis quelques jours entre Munau et nous, sans que nous sachions s’il fallait l’attribuer à la tempête ou à l’ennemi. En réalité, le village était tombé entre les mains des Rouges la veille de Noël ; le reste durement éprouvé des troupes de Broussaroff était cantonné à Gourna. Broussaroff lui-même était gravement blessé ; il mourut une semaine plus tard. Dans l’absence d’autres chefs, la responsabilité de la retraite m’incomba. Je tentai une contre-attaque sur Munau, dans l’espoir de rentrer en possession des prisonniers et du matériel de guerre, ce qui ne réussit qu’à nous affaiblir davantage. Broussaroff, dans ses moments de lucidité, s’obstinait à ne pas quitter Gourna, dont il s’exagérait l’importance stratégique ; j’ai d’ailleurs toujours considéré comme un incapable ce soi-disant héros de l’offensive de 1914 contre notre Prusse Orientale. Il devenait indispensable que l’un de nous allât chercher Rugen à Kratovicé, et se chargeât ensuite de porter à von Wirtz un rapport exact sur la situation, ou plutôt deux rapports, celui de Broussaroff et le mien. Si j’ai choisi Volkmar pour cette mission, c’est que lui seul possédait la souplesse nécessaire pour traiter avec le Commandant en chef, comme aussi pour décider Rugen à nous rejoindre ; car je n’ai pas dit qu’une des particularités de Paul était de nourrir pour les officiers de la Russie impériale une aversion surprenante même dans nos rangs, pourtant presque aussi irréductiblement hostiles aux émigrés qu’aux Bolcheviks eux-mêmes. De plus, et par une curieuse déformation professionnelle, le dévouement que Paul témoignait aux blessés ne dépassait pas les murs de son ambulance ; Broussaroff mourant à Gourna l’intéressait moins que le premier venu de ses opérés de la veille.
Entendons-nous : je ne tiens pas à être accusé de plus de perfidie que je n’en suis capable. Je n’essayais pas de me débarrasser d’un rival (le mot fait sourire) en le chargeant d’une mission dangereuse. Partir n’était pas plus périlleux que rester, et je ne crois pas que Volkmar m’eût tenu rancune de l’exposer à un surcroît de risque. Il s’y attendait peut-être ; le cas échéant, il en eût usé de même avec moi. L’autre solution eût été de rentrer moi-même à Kratovicé, et de laisser à Volkmar la haute main à Gourna, où Broussaroff délirant ne comptait plus. Sur le moment, Volkmar m’en a voulu de lui avoir attribué le moindre rôle ; de la façon dont les choses ont tourné, il a dû m’être reconnaissant par la suite d’avoir pris sur moi la pire responsabilité. Il n’est pas vrai non plus que je l’eusse renvoyé à Kratovicé pour lui offrir une dernière chance de me supplanter définitivement auprès de Sophie : ce sont là de ces finesses dont on ne se soupçonne qu’après coup. Je n’avais pas envers Volkmar la méfiance qui eût peut-être été normale entre nous : contre toute attente, il s’était montré assez bon bougre pendant ces quelques jours passés côte à côte. En cela, comme en bien d’autres choses, le flair me manquait. Les vertus de camaraderie de Volkmar n’étaient pas à proprement parler un revêtement hypocrite, mais une espèce de grâce d’état militaire, endossée et quittée avec l’uniforme. Il faut dire aussi qu’il avait pour moi une vieille haine animale, et pas seulement intéressée. J’étais à ses yeux un objet de scandale, et probablement aussi répugnant qu’une araignée. Il a pu croire qu’il était de son devoir de mettre Sophie en garde contre moi ; je dois encore lui savoir gré de ne pas avoir joué cette carte plus tôt. Je me doutais bien que je courais un danger en le remettant face à face avec Sophie, à supposer que celle-ci m’importât beaucoup, mais le moment n’était pas aux considérations de ce genre, et de toute façon mon orgueil m’eût empêché de m’y arrêter. Quant à me desservir auprès de von Wirtz, je suis persuadé qu’il ne l’a pas fait. Ce Volkmar était honnête homme jusqu’à un certain point, comme tout le monde.
Rugen arriva quelques jours plus tard, flanqué de camions blindés et d’une voiture d’ambulance. L’arrêt à Gourna ne pouvant se prolonger, je pris sur moi d’emmener de force Broussaroff, qui mourut en route, comme il était à prévoir, et devait se montrer aussi encombrant mort qu’il l’avait été vivant. Nous fûmes attaqués en amont de la rivière, et ce ne fut qu’une poignée d’hommes que je parvins à ramener à Kratovicé. Mes erreurs au cours de cette retraite en miniature m’ont servi quelques mois plus tard durant les opérations sur la frontière de Pologne, et chacun de ces morts de Gourna m’a fait économiser par la suite une douzaine de vies. Peu importe : les vaincus ont toujours tort, et je méritais tous les blâmes qui se déversèrent sur moi, sauf celui de n’avoir pas obéi aux ordres d’un malade dont le cerveau se désagrégeait déjà. La mort de Paul surtout me bouleversa : je n’avais pas d’autre ami. Je me rends compte que cette affirmation paraît s’inscrire en faux contre tout ce que j’ai dit jusqu’ici : pour peu qu’on y pense, il est pourtant assez facile d’accorder ces contradictions. Je passai la première nuit qui suivit mon retour dans les baraquements, sur une de ces paillasses grouillantes de poux qui ajoutaient à nos risques le typhus exanthématique, et je crois bien que j’y dormis aussi lourdement qu’un mort. Je n’avais pas changé de résolution en ce qui concernait Sophie, et du reste, le temps de penser à elle me manquait, mais je ne tenais peut-être pas à remettre immédiatement le pied dans la trappe où j’acceptais d’être pris. Tout me semblait cette nuit-là ignoble, inutile, abrutissant, et gris.
Le lendemain, par une sale matinée de neige fondue et de vent d’ouest, je franchis la courte distance entre les baraquements et le château. Pour monter au bureau de Conrad, je pris l’escalier d’honneur, encombré de paille et de caisses défoncées, au lieu de celui de service, que j’employais presque toujours. Je n’étais pas lavé, pas rasé, et en état d’infériorité absolue en cas de scène de reproches ou d’amour. Il faisait sombre dans l’escalier, éclairé seulement par une petite fente dans un volet bouché. Entre le premier et le second étage, je me trouvai subitement nez à nez avec Sophie qui descendait les marches. Elle avait sa pelisse, ses bottes de neige, et un petit châle de laine jeté sur la tête, à peu près comme le mouchoir de soie dont les femmes s’affublent cette année aux bains de mer. Elle tenait à la main un paquet enveloppé dans un torchon noué aux quatre coins, mais je l’avais vue souvent en porter de semblables dans ses visites à l’ambulance ou à la femme du jardinier. Rien de tout cela n’était nouveau, et la seule chose qui eût pu m’avertir était donc son regard. Mais elle évita mes yeux.
— Eh bien, Sophie, vous sortez par un temps pareil ? plaisantai-je en essayant de lui prendre le poignet.
— Oui, dit-elle, je pars.
Sa voix m’apprit que c’était sérieux, et qu’en effet elle partait.
— Où allez-vous ?
— Ça ne vous regarde pas, dit-elle en dégageant son poignet d’un geste sec, et sa gorge eut ce léger renflement qui rappelle le cou d’une colombe, et qui indique qu’on vient de ravaler un sanglot.
— Et peut-on savoir pourquoi vous partez, ma chère ?
— J’en ai assez, répéta-t-elle avec un mouvement convulsif des lèvres qui rappela un instant le tic de la tante Prascovie. J’en ai assez.
Et passant du bras gauche au bras droit son ridicule paquet qui lui donnait l’air d’une servante renvoyée, elle fonça comme pour s’échapper, et ne réussit qu’à descendre une marche, ce qui nous rapprocha malgré elle. Alors, s’adossant au mur, de façon à laisser entre nous le plus grand espace possible, elle leva pour la première fois sur moi des yeux pleins d’horreur.
— Ah, fit-elle, vous me dégoûtez tous...
Je suis sûr que les mots qu’elle lâcha ensuite au hasard ne venaient pas d’elle, et il n’est pas difficile de deviner à qui elle les empruntait. On aurait dit une fontaine crachant de la boue. Son visage avait pris une expression de grossièreté paysanne : j’ai vu chez des filles du peuple de ces explosions d’obscénité indignée. Il importait peu que ces accusations fussent justifiées ou non ; et tout ce qui se dit dans cet ordre est toujours faux, car les vérités sensuelles échappent au langage, et ne sont faites que pour les balbutiements de bouche à bouche. La situation s’éclaircissait : c’était bien une adversaire que j’avais en face de moi, et d’avoir toujours subodoré la haine dans l’abnégation de Sophie me rassurait au moins sur ma clairvoyance. Il se peut qu’une confidence totale de ma part l’eût empêchée de passer ainsi à l’ennemi, mais ce sont là des considérations aussi vaines que celles qui établissent la victoire possible de Napoléon à Waterloo.
— Et c’est de Volkmar, je suppose, que vous tenez ces infamies ?
— Oh, celui-là, dit-elle d’un air qui ne me laissa aucun doute sur les sentiments qu’elle éprouvait pour lui. Elle devait en ce moment nous confondre dans le même mépris, et avec nous le reste des hommes.
— Savez-vous ce qui m’étonne ? C’est que ces charmantes idées ne vous soient pas venues depuis longtemps, fis-je du ton le plus léger possible, essayant toutefois de l’entraîner dans un de ces débats où elle se serait perdue deux mois plus tôt.
— Si, répondit-elle distraitement. Si, mais c’est sans importance.
Elle ne mentait pas : rien pour les femmes n’a d’importance qu’elles-mêmes, et tout autre choix n’est pour elles qu’une folie chronique ou qu’une aberration passagère. J’allais lui demander âprement ce qui alors importait pour elle, quand je vis son visage, ses yeux, se décomposer et frémir au cours d’un nouvel accès de désespoir comme sous l’élancement profond d’une névralgie.
— Tout de même, je n’aurais pas cru que vous auriez mêlé Conrad à tout cela.
Elle détourna faiblement la tête, et ses joues pâles prirent feu comme si la honte d’une telle accusation était trop grande pour ne pas retomber aussi sur elle. Je compris alors que l’indifférence envers les siens qui m’avait longtemps scandalisé chez Sophie n’était qu’un symptôme trompeur, une ruse de l’instinct pour les tenir en dehors de la misère et du dégoût où elle se croyait tombée ; et que sa tendresse pour son frère avait continué à sourdre à travers sa passion pour moi, invisible comme une source dans l’eau salée de la mer. Bien plus, elle avait investi Conrad de tous les privilèges, de toutes les vertus auxquels elle renonçait, comme si ce fragile garçon avait été son innocence. L’idée qu’elle prenait contre moi sa défense m’atteignit au point le plus sensible de ma mauvaise conscience. Toutes les réponses eussent été bonnes, sauf celle sur quoi je trébuchai par irritation, par timidité, par hâte de blesser en retour. Il y a au fond de chacun de nous un goujat insolent et obtus, et ce fut lui qui riposta :
— Les filles de trottoir n’ont pas à se charger de la police des mœurs, chère amie.
Elle me regarda avec surprise, comme si tout de même elle ne s’attendait pas à cela, et je m’aperçus trop tard qu’elle eût accepté avec joie une dénégation, et qu’un aveu n’eût sans doute provoqué en elle qu’un flot de larmes. Penchée en avant, les sourcils froncés, elle chercha une réponse à cette petite phrase qui nous séparait plus qu’un mensonge ou qu’un vice, ne trouva dans sa bouche qu’un peu de salive, et me cracha au visage. Appuyé à la rampe, je la regardai stupidement descendre l’escalier d’un pas à la fois alourdi et rapide. Arrivée en bas, elle accrocha par mégarde sa pelisse au clou rouillé d’une caisse d’emballage, et tira, déchirant tout un pan du vêtement de loutre. Un instant plus tard, j’entendis se refermer la porte du vestibule.
Je m’essuyai le visage de ma manche avant d’entrer chez Conrad. Le bruit de mitrailleuse et de machine à coudre du télégraphe crépitait de l’autre côté des battants entrebâillés. Conrad travaillait le dos à la fenêtre, accoudé à une énorme table de chêne sculpté, au milieu de ce bureau où un grand-père maniaque avait entassé une grotesque collection de souvenirs de chasse. Une série cocasse et sinistre de petits animaux empaillés s’alignait sur des étagères, et je me souviendrai toujours d’un certain écureuil accoutré d’une veste et d’un bonnet tyrolien sur son pelage mangé aux vers. J’ai passé quelques-uns des moments les plus critiques de ma vie dans cette chambre qui sentait le camphre et la naphtaline. Conrad releva à peine, en me voyant entrer, sa figure pâle, creusée par le surmenage et par l’inquiétude. Je remarquai que la mèche de cheveux blonds qui s’obstinait à lui tomber sur le front se faisait moins épaisse, moins brillante qu’autrefois ; il serait un peu chauve à trente ans. Conrad était tout de même assez russe pour être un des fanatiques de Broussaroff ; il me donnait tort, et peut-être d’autant plus qu’il s’était usé d’angoisses à mon sujet. Il m’interrompit dès les premiers mots :
— Volkmar ne croyait pas Broussaroff mortellement blessé.
— Volkmar n’est pas médecin, dis-je, et le choc de ce nom fit déborder en moi toute la rancune que je ne me sentais pas contre le personnage dix minutes plus tôt. Paul a jugé tout de suite que Broussaroff n’en avait plus pour quarante-huit heures...
— Et comme Paul n’est plus là, il ne reste plus qu’à te croire sur parole.
— Dis tout de suite que tu aurais préféré ne pas me voir revenir.
— Ah, vous me dégoûtez tous ! dit-il en se prenant la tête entre ses mains étroites, et je fus frappé par l’identité de ce cri avec celui de la fugitive. Le frère et la sœur étaient également purs, intolérants et irréductibles.
Mon ami ne me pardonna jamais la perte de ce vieillard imprudent et mal informé, mais il soutint jusqu’au bout en public cette conduite qu’à part soi il jugeait inexcusable. Debout devant la fenêtre, j’écoutais parler Conrad sans l’interrompre ; bien plus, je l’entendais à peine. Une petite figure se détachant sur le fond de neige, de boue et de ciel gris, occupait mon attention, et ma seule crainte était que Conrad se levât en boitillant, et vînt à son tour jeter un coup d’œil du côté de la vitre. La fenêtre donnait sur la cour, et, par-delà l’ancienne boulangerie, on apercevait un tournant de la route qui menait au village de Mârba, sur l’autre berge du lac. Sophie marchait péniblement, arrachant du sol avec effort ses lourdes bottes qui laissaient derrière elle des empreintes énormes ; elle courbait la nuque, aveuglée sans doute par le vent, et son baluchon la faisait ressembler de loin à une colporteuse. Je retins mon souffle jusqu’au moment où sa tête enveloppée d’un châle eut plongé derrière le petit mur en ruine qui bordait la route. Le blâme que la voix de Conrad continuait à déverser sur moi, je l’acceptais en échange des reproches justifiés qu’il eût été en droit de me faire, s’il avait su que je laissais Sophie s’éloigner seule et sans espoir de retour dans une direction inconnue. Je suis sûr qu’elle n’avait à ce moment que juste assez de courage pour marcher droit devant soi sans tourner la tête en arrière ; Conrad et moi l’eussions facilement rejointe et ramenée de force, et c’est précisément ce que je ne voulais pas. Par rancune d’abord, et parce que, après ce qui s’était passé d’elle à moi, je ne pouvais plus supporter de voir de nouveau s’établir et durer entre nous cette même situation tendue et monotone. Par curiosité aussi, et ne serait-ce que pour laisser aux événements la chance de se développer d’eux-mêmes. Une chose au moins était claire : elle n’allait certes pas se jeter dans les bras de Volkmar. Contrairement aussi à l’idée qui un moment m’avait traversé l’esprit, ce chemin de halage abandonné ne la conduisait pas aux avant-postes rouges. Je connaissais trop Sophie pour ne pas savoir qu’on ne la reverrait jamais vivante à Kratovicé, mais je gardais en dépit de tout la certitude qu’un jour ou l’autre nous nous retrouverions face à face. Même si j’avais su dans quelles circonstances, je crois que je n’aurais rien fait pour me mettre en travers de sa route. Sophie n’était pas une enfant, et je respecte assez les êtres, à ma manière, pour ne pas les empêcher de prendre leurs responsabilités.
Si étrange que cela puisse paraître, près de trente heures passèrent avant que la disparition de Sophie fût remarquée. Comme il fallait s’y attendre, ce fut Chopin qui donna l’alerte. Il avait rencontré Sophie la veille, vers midi, à l’endroit où le chemin de Mârba quitte la berge et s’enfonce dans le petit bois de sapins. Sophie avait réclamé de lui une cigarette, et, se trouvant à court, il avait partagé avec elle la dernière d’un paquet. Ils s’étaient assis côte à côte sur le vieux banc qui demeurait là, témoin branlant d’une époque où tout l’étang se trouvait compris dans les limites du parc, et Sophie avait demandé des nouvelles de la femme de Chopin, qui venait d’accoucher dans une clinique de Varsovie. En le quittant, elle lui avait recommandé de garder le silence sur cette rencontre.
— Surtout, pas de bavardages, as-tu compris ? Vois-tu, mon vieux, c’est Éric qui m’envoie.
Chopin était habitué à lui voir porter pour moi des messages dangereux, et à ne me désapprouver qu’en silence. Le lendemain pourtant, il me demanda si j’avais chargé la jeune fille d’une mission du côté de Mârba. Je dus me contenter de hausser les épaules ; Conrad inquiet insista ; il ne me resta qu’à mentir et à déclarer que je n’avais pas revu Sophie depuis mon retour. Il eût été plus prudent d’admettre que je l’avais croisée sur une marche d’escalier, mais on ment presque toujours pour soi-même, et pour s’efforcer de refouler un souvenir.
Le jour suivant, des réfugiés russes nouveaux venus à Kratovicé firent allusion à une jeune paysanne en pelisse de fourrure qu’ils avaient rencontrée le long de la route, sous l’auvent d’une hutte où ils s’étaient reposés pendant une rafale de neige. Ils avaient échangé avec elle des saluts et des plaisanteries gênées par leur ignorance du dialecte, et elle leur avait offert de son pain. Aux questions que l’un d’entre eux lui avait alors posées en allemand, elle avait répondu en secouant la tête, comme si elle ne connaissait que le patois local. Chopin décida Conrad à organiser dans les environs des recherches, qui n’aboutirent pas. Toutes les fermes de ce côté étaient abandonnées, et les empreintes solitaires qu’on rencontra sur la neige auraient aussi bien pu appartenir à un rôdeur ou à un soldat. Le lendemain, le mauvais temps découragea Chopin lui-même de continuer ses explorations, et une nouvelle attaque des Rouges nous força à nous occuper d’autre chose que du départ de Sophie.
Conrad ne m’avait pas donné sa sœur à garder, et ce n’était pas moi, après tout, qui avais volontairement poussé Sophie sur les routes. Pourtant, durant ces longues nuits, l’image de la jeune fille pataugeant dans la boue glacée hanta mon insomnie aussi obstinément que s’il s’agissait d’un fantôme. Et de fait, Sophie morte n’est jamais revenue me poursuivre comme le faisait à cette époque Sophie disparue. À force de réfléchir aux circonstances de son départ, je tombai sur une piste, que je gardai pour moi. Je me doutais depuis longtemps que la reprise de Kratovicé sur les Rouges n’avait pas complètement interrompu les relations entre Sophie et l’ancien commis de librairie Grigori Loew. Or, le chemin de Mârba menait aussi à Lilienkron, où la mère Loew exerçait la double et lucrative profession de sage-femme et de couturière. Son mari, Jacob Loew, avait pratiqué le métier presque aussi officiel et plus lucratif encore de l’usure, longtemps à l’insu de son fils, je veux bien le croire, et ensuite pour le plus grand dégoût de celui-ci. Au cours de représailles pratiquées par les troupes antibolcheviques, le père Loew avait été abattu sur le seuil de la friperie, et occupait maintenant dans la petite communauté juive de Lilienkron le poste intéressant de martyr. Quant à la femme, bien que suspecte à tous les points de vue, puisque son fils exerçait un commandement dans l’armée bolchevique, elle avait réussi jusqu’à ce jour à se maintenir dans le pays, et tant d’habileté ou de bassesse ne me prédisposait pas en sa faveur. Après tout, la suspension de porcelaine et le salon en reps écarlate de la famille Loew avaient été pour Sophie la seule expérience personnelle hors de Kratovicé, et du moment qu’elle nous quittait, elle ne pouvait guère que se retourner vers eux. Je n’ignorais pas qu’elle avait consulté la mère Loew à l’époque où elle s’était crue menacée d’une maladie ou d’une grossesse, à la suite de ce viol qui avait été son premier malheur. Pour une fille comme elle, avoir donné sa confiance une fois déjà à cette matrone israélite était une raison pour se confier à nouveau, et toujours. D’ailleurs, et je devais être assez perspicace pour m’en apercevoir au premier coup d’œil, en dépit de mes préjugés les plus chers, le visage de cette vieille créature noyée dans la graisse était empreint d’une lourde bonté. Dans la vie de caserne que nous avions fait mener à Sophie, il restait toujours entre elles deux la franc-maçonnerie des femmes.
Sous prétexte de contributions de guerre, je partis pour Lilienkron, emmenant avec moi quelques hommes dans un vieux camion blindé. Le grinçant véhicule s’arrêta sur le seuil de la maison à demi rurale, à demi citadine, où la mère Loew s’occupait à faire sécher sa lessive au soleil de février, et profitait pour l’étendre du jardin à l’abandon de ses voisins évacués. Par-dessus sa robe noire et son tablier de toile blanche, je reconnus la courte pelisse déchirée de Sophie, dans laquelle la taille épaisse de la vieille femme apparaissait ridiculement boudinée. La perquisition ne fit que révéler le nombre attendu de bassins d’émail, de machines à coudre, d’antiseptiques et de numéros éraillés de journaux de modes de Berlin vieux de cinq ou six ans. Tandis que mes soldats chambardaient les armoires pleines de défroques que des paysannes à court d’argent avaient laissées en gage à l’accoucheuse, la mère Loew me fit asseoir sur le canapé rouge de la salle à manger. Tout en refusant de m’expliquer comment elle était entrée en possession de la pelisse de Sophie, elle insistait pour que je prisse au moins un verre de thé, avec un mélange d’obséquiosité dégoûtante et d’hospitalité biblique. Un tel raffinement de politesse finit par me sembler suspect, et j’arrivai dans la cuisine juste à temps pour empêcher une dizaine de messages du cher Grigori de se consumer à la flamme qui léchait le samovar. La mère Loew avait gardé par superstition maternelle ces papiers compromettants, mais dont le dernier datait d’au moins quinze jours, et qui, par conséquent, ne pouvaient rien m’apprendre de ce qui m’importait. Convaincue d’intelligence avec les Rouges, la vieille Juive n’en prenait pas moins le chemin du poteau d’exécution, même si ces bouts de papier à demi noircis ne contenaient que de futiles témoignages d’affection filiale, et encore pouvait-il s’agir d’un code. Les preuves étaient plus que suffisantes pour justifier un tel arrêt aux propres yeux de l’intéressée. Quand nous reprîmes place sur le meuble tendu de reps rouge, la vieille femme se résigna donc à transiger entre le silence et l’aveu. Elle confessa que Sophie exténuée s’était reposée chez elle le jeudi soir ; elle était repartie en pleine nuit. Quant aux buts de cette visite, je n’obtins d’abord pas le moindre éclaircissement.
— Elle voulait me voir, voilà tout, dit d’un ton énigmatique la vieille Juive, en clignant nerveusement ses yeux demeurés beaux malgré leurs paupières bouffies.
— Elle était enceinte ?
Ce n’était pas qu’une brutalité gratuite. Un homme à court de certitudes va loin dans le champ des hypothèses. Si l’une des dernières aventures de Sophie avait eu des suites, la jeune fille m’eût fui sans doute exactement comme elle l’avait fait, et la dispute sur l’escalier aurait pu servir à camoufler les secrètes raisons de ce départ.
— Voyons, monsieur l’officier. Une personne comme la jeune comtesse, ça n’est tout de même pas une de ces paysannes.
Elle finit par avouer que Sophie s’était rendue à Lilienkron dans l’intention d’emprunter des vêtements d’homme ayant appartenu à Grigori.
— Elle les a essayés à cette place où vous êtes, monsieur l’officier. Je ne pouvais tout de même pas lui refuser ça. Mais les vêtements n’allaient pas : elle était trop grande.
Je me souvins en effet que Sophie, âgée de seize ans, dépassait déjà le chétif commis de librairie de toute la tête. Il était comique de l’imaginer s’efforçant d’enfiler les pantalons et la veste de Grigori.
La mère Loew lui avait offert des vêtements de paysanne, mais Sophie avait tenu à son idée, et on avait fini par lui dénicher de sortables habits d’homme. On lui avait aussi fourni un guide.
— Qui est-ce ?
— Il n’est pas de retour, se contenta de répondre la vieille Juive, dont les bajoues se mirent à trembler.
— Et c’est parce qu’il n’est pas de retour que vous êtes cette semaine sans lettre de votre fils. Où sont-ils ?
— Si je le savais, monsieur, je crois que je ne vous le dirais pas, fit-elle avec une certaine noblesse. Mais à supposer que je l’aie su il y a quelques jours, vous pensez bien que mes renseignements seraient périmés à l’heure qu’il est.
C’était le bon sens même, et cette grosse femme qui montrait malgré soi tous les signes de la terreur physique ne manquait pas d’un secret courage. Ses mains croisées sur son ventre tremblaient convulsivement, mais les baïonnettes eussent été aussi impuissantes avec elle qu’avec la mère des Macchabées. J’étais déjà résolu à laisser la vie sauve à cette créature qui n’avait fait après tout qu’entrer dans la partie obscure que Sophie et moi jouions l’un contre l’autre. Ceci n’arrangea rien, car la vieille Juive se fit assommer par des soldats quelques semaines plus tard, mais en ce qui me concernait, j’aurais aussi bien pu écraser une chenille que cette malheureuse. J’aurais montré moins d’indulgence si c’eût été Grigori ou Volkmar que j’avais tenu en face de moi.
— Et mademoiselle de Reval vous avait sans doute confié depuis longtemps son projet ?
— Non. Il en avait été question l’automne dernier, fit-elle avec ce timide coup d’œil qui cherche à se rendre compte si l’interlocuteur est renseigné. Elle ne m’en avait pas reparlé depuis.
— Bien, fis-je en me levant, et j’introduisis du même coup le paquet charbonneux des lettres de Grigori dans une de mes poches.
J’avais hâte de quitter cette chambre où la pelisse de Sophie, jetée sur un coin de sofa, m’attristait comme la présence d’un chien sans maître. Je resterai persuadé jusqu’à ma mort que la vieille Juive l’avait exigée en payement de ses bons offices.
— Vous savez à quels risques vous vous êtes exposée en aidant Mademoiselle de Reval à se faire conduire chez l’ennemi ?
— Mon fils m’a dit de me mettre au service de la jeune comtesse, me répondit la sage-femme qui semblait se soucier fort peu de la phraséologie des temps nouveaux. Si elle est parvenue à le rejoindre, ajouta-t-elle comme malgré soi, et sa voix ne put retenir un caquètement d’orgueil, je pense que mon Grigori et elle se seront mariés. Cela facilite aussi les choses.
Dans le camion qui me ramenait à Kratovicé, je me mis à rire tout haut de ma sollicitude à l’égard de la jeune Madame Loew. Toutes les probabilités étaient certes pour que le corps de Sophie se trouvât en ce moment étendu dans un fossé ou derrière un buisson, les genoux repliés, les cheveux souillés de terre, pareil au cadavre d’une perdrix ou d’une faisane endommagée par un braconnier. Des deux possibilités, il est naturel que j’eusse préféré celle-là.
Je ne cachai rien à Conrad des renseignements obtenus à Lilienkron. J’avais sans doute besoin d’en savourer l’amertume avec quelqu’un. Il était clair que Sophie avait obéi à l’impulsion qui pousse une fille séduite ou une femme abandonnée, même sans goût pour les solutions extrêmes, à entrer au couvent ou au bordel. Loew seul me gâtait un peu ce départ considéré de la sorte, mais j’avais déjà assez d’expérience à cette époque pour savoir qu’on ne choisit pas les comparses de sa vie. J’avais été le seul obstacle chez Sophie au développement du germe révolutionnaire ; du moment qu’elle arrachait de soi cet amour, elle ne pouvait plus que s’engager à fond sur une route jalonnée par les lectures de l’adolescence, par la camaraderie excitante du petit Grigori, et par ce dégoût que les âmes sans illusions réservent au milieu où elles ont grandi. Mais Conrad avait cette tare nerveuse de ne pouvoir jamais accepter les faits tels qu’ils sont, sans prolongements douteux d’interprétations ou d’hypothèses. J’étais atteint du même vice, mais du moins mes suppositions ne tournaient pas comme chez lui au mythe ou au roman vécu. Plus Conrad réfléchissait à ce départ secret, sans une lettre, sans un baiser d’adieu, plus il soupçonnait à la disparition de Sophie des motifs louches qu’il valait mieux laisser dans l’ombre. Ce long hiver à Kratovicé avait fait du frère et de la sœur ces complets étrangers que seuls deux membres d’une même famille peuvent réussir à devenir aussi parfaitement l’un pour l’autre. Dès mon retour de Lilienkron, Sophie ne fut plus pour Conrad qu’une espionne dont la présence parmi nous expliquait nos mécomptes, et même mon récent désastre à Gourna.
J’étais aussi sûr de l’intégrité de Sophie que de son courage, et ces accusations imbéciles ouvrirent une faille dans notre amitié. J’ai toujours trouvé quelque bassesse chez ceux qui croient si facilement à l’indignité des autres. Mon estime pour Conrad en resta diminuée, jusqu’au jour où je compris que faire de Sophie une Mata-Hari de film ou de roman populaire était peut-être pour mon ami une manière naïve d’honorer sa sœur, de prêter à ce visage aux larges yeux fous cette beauté saisissante que son aveuglement de frère ne lui avait pas permis jusqu’ici de reconnaître en eux. Pis encore : la stupeur indignée de Chopin fut telle qu’il accepta sans discuter les explications romanesques et policières de Conrad. Chopin avait adoré Sophie ; la déception était trop forte pour qu’il pût faire autre chose que cracher sur cette idole passée à l’ennemi. De nous trois, j’étais certes le moins pur de cœur, et c’est moi seul pourtant qui faisais confiance à Sophie, moi seul qui essayais déjà de prononcer sur elle ce verdict d’acquittement que Sophie a pu en toute justice se rendre à elle-même au moment de sa mort. C’est que les cœurs purs s’accommodent d’une bonne dose de préjugés, dont l’absence compense peut-être chez les cyniques celle des scrupules. Il est vrai aussi que j’étais le seul qui gagnât plus qu’il ne perdît à cet événement, et que je ne pouvais pas m’empêcher, comme si souvent dans ma vie, de faire à ce maffieux des clins d’œil complices. On prétend que le destin excelle comme personne à serrer les nœuds autour du cou du condamné ; à ma connaissance, il s’entend surtout à rompre les fils. À la longue, et qu’on le veuille ou non, il nous tire d’affaire en nous débarrassant de tout.
À partir de ce jour, Sophie fut aussi définitivement enterrée pour nous que si j’avais ramené de Lilienkron son cadavre troué d’une balle. Le vide produit par son départ fut hors de proportion avec la place qu’elle avait semblé occuper parmi nous. Il avait suffi de la disparition de Sophie pour faire régner dans cette maison sans femmes (car la tante Prascovie était tout au plus un fantôme), un calme qui était celui du couvent d’hommes et de la tombe. Notre groupe de plus en plus réduit rentrait dans la grande tradition de l’austérité et du courage viril ; Kratovicé redevenait ce qu’il avait été aux temps qu’on croyait révolus, un poste de l’Ordre Teutonique, une citadelle avancée de Chevaliers Porte-Glaives. Quand je pense malgré tout à Kratovicé comme à une certaine notion du bonheur, je me souviens de cette période tout autant que de mon enfance. L’Europe nous trahissait ; le gouvernement de Lloyd George favorisait les Soviets ; von Wirtz rejoignait l’Allemagne, abandonnant définitivement l’imbroglio russo-balte ; les négociations de Dorpat avaient depuis longtemps enlevé toute légalité, et presque tout sens, à notre noyau de résistance obstiné et inutile ; de l’autre côté du continent russe, Wrangel remplaçant Denikine allait bientôt signer la lamentable déclaration de Sébastopol, à peu près comme un homme paraphe son arrêt de mort, et les deux offensives victorieuses des mois de mai et d’août sur le front de Pologne n’étaient pas encore venues susciter des espérances vite anéanties par l’armistice de septembre et l’écrasement consécutif de la Crimée... Mais ce résumé que je vous sers est fait après coup, comme l’Histoire, et n’empêche pas que j’ai vécu durant ces quelques semaines aussi libre d’inquiétudes que si je devais mourir le lendemain, ou vivre toujours. Le danger fait sortir le pire de l’âme humaine, et le meilleur aussi. Comme il y a généralement plus de pire que de meilleur, l’atmosphère de la guerre est, tout compte fait, la plus dégoûtante qui soit. Mais ceci ne me rendra pas injuste envers les rares moments de grandeur qu’elle a pu comporter. Si l’atmosphère de Kratovicé était mortelle aux microbes de la bassesse, c’est sans doute que j’ai eu le privilège d’y vivre à côté d’êtres essentiellement purs. Les natures comme celle de Conrad sont fragiles, et ne se sentent jamais mieux qu’à l’intérieur d’une armure. Livrées au monde, aux femmes, aux affaires, aux succès faciles, leur dissolution sournoise m’a toujours fait penser au répugnant flétrissement des iris, ces sombres fleurs en forme de fer de lance dont la gluante agonie contraste avec le dessèchement héroïque des roses. J’ai connu à peu près tous les sentiments bas, chacun au moins une fois dans ma vie, et je ne puis pas dire que je sois réfractaire à la peur. En fait de crainte, Conrad était absolument vierge. Il y a ainsi de ces êtres, et ce sont souvent les plus frêles de tous, qui vivent à l’aise dans la mort comme dans leur élément natal. On parle souvent de cette espèce d’investiture des tuberculeux destinés à mourir jeunes ; mais j’ai vu quelquefois chez des garçons destinés à la mort violente cette légèreté qui est à la fois leur vertu et leur privilège de dieux.
Le trente avril, par un jour de brume blonde et de lumière tendre, nous abandonnâmes mélancoliquement Kratovicé devenu indéfendable, avec son triste parc transformé depuis en terrains de jeux pour ouvriers soviétiques, et sa forêt ravagée où rôdaient encore jusqu’aux premières années de la guerre les seuls troupeaux d’aurochs survivant à la préhistoire. La tante Prascovie s’était refusée à partir, et nous l’avions abandonnée aux soins d’une vieille servante. J’ai appris par la suite qu’elle avait survécu à tous nos malheurs. La route était coupée derrière nous, mais j’avais l’espoir d’opérer ma jonction avec les forces antibolcheviques au sud-ouest du pays, et je parvins en effet à joindre cinq semaines plus tard l’armée polonaise encore en pleine offensive. Je comptais, pour m’aider à effectuer cette trouée désespérée, sur la révolte des paysans du district épuisés par la famine ; je ne me trompais pas ; mais ces malheureux ne furent pas en mesure de nous ravitailler, et la faim et le typhus emportèrent leur quote-part avant notre arrivée à Vitna. J’ai dit tout à l’heure que le Kratovicé des débuts de la guerre, c’était Conrad, ce n’était pas ma jeunesse ; il se peut aussi que ce mélange de dénuement et de grandeur, de marches forcées et de chevelures de saules trempant dans les champs inondés par les rivières en crue, de fusillades et de soudains silences, de tiraillements d’estomac et d’étoiles tremblant dans la nuit pâle comme jamais depuis je ne les ai vues trembler, c’était pour moi Conrad, et non la guerre, et l’aventure en marge d’une cause perdue. Quand je pense à ces derniers jours de la vie de mon ami, j’évoque automatiquement un tableau peu connu de Rembrandt que le hasard d’un matin d’ennui et de tempête de neige me fit découvrir quelques années plus tard à la Galerie Frick, de New York, où il me fit l’effet d’un fantôme portant un numéro d’ordre et figurant au catalogue. Ce jeune homme dressé sur un cheval pâle, ce visage à la fois sensible et farouche, ce paysage de désolation où la bête alertée semble flairer le malheur, et la Mort et la Folie infiniment plus présentes que dans la vieille gravure allemande, car pour les sentir toutes proches on n’a même pas besoin de leur symbole... J’ai été médiocre en Mandchourie, et je me flatte de n’avoir joué en Espagne que le rôle le plus insignifiant possible. Mes qualités de chef n’ont donné pleinement qu’au cours de cette retraite, et vis-à-vis d’une poignée d’hommes auxquels me liait mon seul pacte humain. Comparé à ces Slaves qui s’engloutissaient tout vivants dans le malheur, je représentais l’esprit de géométrie, la carte d’état-major, l’ordre. Au village de Novogrodno, nous fûmes attaqués par un détachement de cavaliers cosaques. Conrad, Chopin, une cinquantaine d’hommes et moi, nous nous trouvions retranchés dans le cimetière, séparés du gros de nos troupes cantonnées dans le hameau par un large vallonnement à peu près pareil à la paume d’une main. Sur le soir, les derniers chevaux ennemis disparurent dans les champs de seigle, mais Conrad blessé au ventre agonisait.
Je craignais que le courage ne lui manquât subitement pour ce mauvais quart d’heure plus long que toute sa vie, ce même courage qui naît souvent tout à coup chez ceux qui ont tremblé jusque-là. Mais, lorsqu’il me fut enfin possible de m’occuper de lui, il avait déjà franchi cette ligne de démarcation idéale au-delà de laquelle on n’a plus peur de mourir. Chopin avait fourré dans la plaie un de ces paquets de pansements que nous économisions avec tant de soin ; pour les blessures moins graves, nous utilisions de la mousse séchée. Il commençait à faire nuit : Conrad réclamait de la lumière d’une voix faible, obstinée, enfantine, comme si l’obscurité était ce qu’il y avait de pire dans la mort. J’allumai une des lanternes de fer qu’on suspend dans ce pays-là sur les tombes. Cette veilleuse visible de très loin dans la nuit claire pouvait nous attirer des coups de feu, mais je m’en foutais, comme bien vous pensez. Il souffrait au point que j’ai plus d’une fois pensé à l’achever ; si je ne l’ai pas fait, ce fut par lâcheté. En quelques heures, je le vis changer d’âge, et presque changer de siècle : il ressembla successivement à un officier blessé des campagnes de Charles XII, à un chevalier du Moyen Âge étendu sur une tombe, enfin à n’importe quel mourant sans caractéristique de caste ou d’époque, à un jeune paysan, à un batelier de ces provinces du Nord dont sa famille était sortie. Il mourut à l’aube, méconnaissable, à peu près inconscient, gorgé de rhum par Chopin et par moi tour à tour : nous nous relayions pour soutenir à la hauteur de ses lèvres le verre plein jusqu’au bord, et pour écarter de sa figure un essaim acharné de moustiques.
Le jour se levait ; il fallait partir ; mais je me raccrochais sauvagement à l’idée d’une espèce de funérailles ; je ne pouvais pas le faire enfouir comme un chien dans un coin saccagé de ce cimetière. Laissant Chopin près de lui, je traversai l’alignement des tombes, trébuchant dans le demi-jour incertain sur d’autres blessés. J’allai frapper à la porte de la cure, située à l’extrémité du jardin. Le prêtre avait passé la nuit dans la cave, craignant à chaque instant une reprise de la fusillade ; il était stupéfait de terreur ; je crois bien que je le sortis de là à coups de crosse. Un peu rassuré, il consentit à me suivre, son livre à la main ; mais sitôt réintégré dans sa fonction, qui était la prière, l’indubitable grâce d’état se produisit, et la brève absoute fut donnée avec autant de solennité que dans un chœur de cathédrale. J’avais le curieux sentiment d’avoir mené Conrad à bon port : tué à l’ennemi, béni par un prêtre, il rentrait dans une catégorie de destin qu’eussent approuvée ses ancêtres ; il échappait aux lendemains. Les regrets personnels n’ont rien à voir avec ce jugement auquel j’ai souscrit à nouveau pendant chaque jour de ces dernières vingt années, et l’avenir ne me fera probablement pas changer d’avis sur la chance que représente cette mort.
Ensuite, et sauf en ce qui concerne le détail purement stratégique, il y a un trou dans ma mémoire. Je crois qu’il y a dans chaque vie des périodes où un homme existe réellement, et d’autres où il n’est qu’un agglomérat de responsabilités, de fatigues, et, pour les têtes faibles, de vanité. La nuit, ne pouvant fermer l’œil, couché sur des sacs dans une grange, je lisais un volume dépareillé des Mémoires de Retz pris à la bibliothèque de Kratovicé, et si le manque complet d’illusions et d’espérances est ce qui caractérise les morts, ce lit ne différait pas essentiellement de celui où Conrad commençait à se défaire. Mais je sais bien qu’il restera toujours entre morts et vivants un écart mystérieux dont nous ignorons la nature, et que les plus avertis d’entre nous sont à peu près aussi renseignés sur la mort qu’une vieille fille sur l’amour. Si le fait de mourir est une espèce de montée en grade, je ne conteste pas à Conrad cette mystérieuse supériorité de rang. Quant à Sophie, elle m’était complètement sortie de la tête. Comme une femme quittée en pleine rue perd son individualité à mesure qu’elle s’éloigne, et n’est plus de loin qu’une passante comme les autres, les émotions qu’elle m’avait procurées s’enfonçaient à distance dans l’insignifiante banalité de l’amour ; il ne m’en restait qu’un de ces souvenirs décolorés qui font hausser les épaules quand on les retrouve au fond de sa mémoire, comme une photographie trop floue ou prise à contre-jour au cours d’une promenade oubliée. Depuis, l’image a été renforcée par un bain dans un acide. J’étais exténué ; un peu plus tard, le mois qui suivit mon retour en Allemagne se passa à dormir. Toute la fin de cette histoire s’écoule pour moi dans une atmosphère qui n’est pas celle du rêve, ni du cauchemar, mais du lourd sommeil. Je dormais debout, comme un cheval fatigué. Je ne cherche pas le moins du monde à plaider irresponsable ; le mal que j’avais pu faire à Sophie était fait depuis longtemps, et la volonté la plus délibérée n’aurait pu y ajouter grand-chose. Il est certain que je n’ai été dans tout ce dernier acte qu’un figurant somnambule. Vous me direz qu’il y avait aussi dans les mélodrames romantiques de ces rôles muets et voyants de bourreaux. Mais j’ai l’impression très nette que Sophie à partir d’un certain moment avait pris en main les commandes de sa destinée, et je sais que je ne me trompe pas, puisque j’ai eu quelquefois la bassesse d’en souffrir. À défaut d’autres possessions, nous pouvons aussi bien lui laisser l’initiative de sa mort.
Le destin boucla sa boucle au petit village de Kovo, au confluent de deux cours d’eau aux noms imprononçables, peu de jours avant l’arrivée des troupes polonaises. La rivière était sortie de son lit à la fin des grandes crues de printemps, transformant le district en un îlot détrempé et boueux où nous étions du moins à peu près protégés contre toute attaque venant du nord. Presque toutes les troupes ennemies établies dans ces parages avaient été rappelées à l’ouest pour faire face à l’offensive polonaise. Comparés à ce pays, les environs de Kratovicé étaient une région prospère. Nous occupâmes à peu près sans difficulté le village aux trois quarts vidé par la famine et les exécutions récentes, ainsi que les bâtiments de la petite gare inutilisée depuis la fin de la Grande Guerre, où des wagons de bois pourrissaient sur des rails rouillés. Les restes d’un régiment bolchevique durement éprouvé sur le front de Pologne se trouvaient cantonnés dans les anciens ateliers de la filature établie à Kovo avant la guerre par un industriel suisse. À peu près démunis de munitions et de vivres, ils en étaient pourtant encore assez riches pour que leurs réserves nous aidassent par la suite à tenir jusqu’à l’arrivée de la division polonaise qui nous sauva. La filature Warner était située en plein terrain inondé : je vois encore cette ligne de hangars très bas sur le ciel fumeux, léchés déjà par les eaux grises de la rivière dont la crue tournait au désastre depuis les derniers orages. Plusieurs de nos hommes se noyèrent, dans cette boue où l’on enfonçait jusqu’à mi-ventre, comme des chasseurs de canards sauvages dans un marécage. La tenace résistance des Rouges ne céda qu’à une nouvelle hausse des eaux, emportant une partie des bâtiments minés par cinq ans d’intempéries et d’abandon. Nos hommes s’acharnèrent comme si ces quelques hangars pris d’assaut les aidaient à régler un vieux compte avec l’ennemi.
Grigori Loew fut l’un des premiers cadavres que je rencontrai dans le corridor de la fabrique Warner. Il avait gardé dans la mort son air d’étudiant timide et de commis obséquieux, ce qui ne l’empêchait pas d’avoir sa dignité à lui, qui ne manque guère à aucun mort. J’étais destiné à retrouver tôt ou tard mes deux seuls ennemis personnels en possession de situations infiniment plus stables que la mienne, et qui anéantissaient à peu près toute idée de vengeance. J’ai revu Volkmar au cours de mon voyage en Amérique du Sud ; il représentait son pays à Caracas ; il avait devant lui une brillante carrière, et, comme pour rendre toute velléité de vengeance plus dérisoire que jamais, il avait oublié. Grigori Loew était encore plus hors d’atteinte. Je le fis fouiller sans trouver dans ses poches un seul papier qui me renseignât sur le sort de Sophie. Par contre, il avait sur lui un exemplaire du Livre d’Heures de Rilke, que Conrad aussi avait aimé. Ce Grigori avait été probablement le seul homme dans ce pays et à cette époque avec qui j’aurais pu causer agréablement pendant un quart d’heure. Il faut reconnaître que cette manie juive de s’élever au-dessus de la friperie paternelle avait produit chez Grigori Loew ces beaux fruits psychologiques que sont le dévouement à une cause, le goût de la poésie lyrique, l’amitié envers une jeune fille ardente, et finalement, le privilège un peu galvaudé d’une belle mort.
Une poignée de soldats tenaient encore dans le grenier à foin situé au haut d’une grange. La longue galerie sur pilotis vacillant sous la poussée de l’eau s’effondra enfin avec quelques hommes accrochés à une grosse poutre. Mis en demeure de choisir entre la noyade et l’exécution, les survivants durent se rendre sans illusions sur le sort qui les attendait. De part et d’autre, on ne faisait plus de prisonniers, et comment traîner des prisonniers avec soi dans cette dévastation ? Un à un, six ou sept hommes exténués descendirent d’un pas ivre la raide échelle qui menait du grenier à foin au hangar, encombré de ballots de lin moisi, et qui avait jadis servi de magasin. Le premier, un jeune géant blond blessé à la hanche chancela, manqua un échelon, et s’abattit sur le sol, où il fut assommé par quelqu’un. Soudain, je reconnus tout en haut des marches une chevelure emmêlée et éclatante, identique à celle que j’avais vue disparaître sous la terre trois semaines plus tôt. Le vieux jardinier Michel, qui m’avait vaguement suivi en guise d’ordonnance, leva sa tête abrutie par tant d’événements et de fatigues, et s’écria stupidement :
— Mademoiselle...
C’était bien Sophie, et elle me fit de loin le signe de tête indifférent et distrait d’une femme qui reconnaît quelqu’un mais ne tient pas à être abordée. Vêtue, chaussée comme les autres, on eût dit un très jeune soldat. Elle traversa d’un long pas souple le petit groupe hésitant massé dans la poussière et le demi-jour, s’approcha du jeune géant blond étendu au pied de l’échelle, jeta sur lui le même regard dur et tendre qu’elle avait accordé au chien Texas un soir de novembre, et s’agenouilla pour lui fermer les yeux. Quand elle se releva, son visage avait repris son expression vacante, monotone et tranquille comme celle des champs labourés sous un ciel d’automne. On obligea les prisonniers à aider au transport des réserves de munitions et de vivres jusqu’à la station de Kovo. Sophie marchait la dernière, les mains pendantes ; elle avait l’air désinvolte d’un garçon qui vient de se faire exempter d’une corvée, et elle sifflait Tipperary.
Chopin et moi, nous emboîtions le pas à quelque distance, et nos deux figures consternées devaient ressembler à celles de parents dans un enterrement. Nous nous taisions, et, chacun de nous à ce moment désirant sauver la jeune fille, soupçonnait l’autre de s’opposer à son projet. Chez Chopin du moins, cette crise d’indulgence passa vite, car quelques heures plus tard, il était aussi résolu à l’extrême rigueur que Conrad l’eût été à sa place. Pour gagner du temps, je me mis en devoir d’interroger les prisonniers. On les enferma dans un fourgon à bestiaux oublié sur la voie, et on me les amena un à un dans le bureau du chef de gare. Le premier interrogé, un paysan petit-russien, ne comprit pas un mot aux questions que je lui posai pour la forme, hébété qu’il était à force de fatigue, de courage résigné, et d’indifférence à tout. Il avait trente ans de plus que moi, et je ne me suis jamais senti plus jeune qu’en présence de ce fermier qui aurait pu être mon père. Écœuré, je le renvoyai. Sophie fit ensuite son apparition entre deux soldats qui auraient aussi bien pu être des huissiers chargés de l’annoncer au cours d’une soirée dans le monde. L’espace d’un instant, je lus sur son visage cette peur particulière qui n’est autre que la crainte de manquer de courage. Elle s’approcha de la table de bois blanc à laquelle je m’accoudais, et dit très vite :
— N’attendez pas de moi des renseignements, Éric. Je ne dirai rien, et je ne sais rien.
— Ce n’est pas pour des renseignements que je vous ai fait venir, dis-je en lui montrant une chaise.
Elle hésita puis s’assit.
— Alors, pourquoi ?
— Pour des éclaircissements. Vous savez que Grigori Loew est mort ?
Elle inclina solennellement la tête, sans chagrin. Elle avait eu cet air-là, à Kratovicé, à l’annonce de la mort de ceux de nos camarades qui lui étaient à la fois indifférents et chers.
— J’ai vu sa mère à Lilienkron le mois dernier. Elle m’a prétendu que vous aviez épousé Grigori.
— Moi ? Quelle idée ! dit-elle en français, et il suffit du son de cette phrase pour me ramener au Kratovicé d’autrefois.
— Pourtant, vous couchiez ensemble ?
— Quelle idée ! répéta-t-elle. C’est comme pour Volkmar : vous vous êtes figuré que nous étions fiancés. Vous savez bien que je vous disais tout, fit-elle avec sa tranquille simplicité d’enfant. Et elle ajouta d’un ton sentencieux :
— Grigori était quelqu’un de très bien.
— Je commence à le croire, dis-je. Mais ce blessé dont vous vous êtes occupée tout à l’heure ?
— Oui, fit-elle. Nous sommes tout de même restés plus amis que je ne pensais, Éric, puisque vous avez deviné.
Elle joignit pensivement les mains, et son regard reprit cette expression fixe et vague, dépassant l’interlocuteur, qui est le propre des myopes, mais aussi des êtres absorbés dans une idée ou dans un souvenir.
— Il était très bon. Je ne sais pas comment j’aurais fait sans lui, dit-elle du ton d’une leçon littéralement sue par cœur.
— Ça a été difficile pour vous là-bas ?
— Non. J’étais bien.
Je me souvins que j’avais été bien aussi, pendant ce printemps sinistre. La sérénité qui émanait d’elle était celle qu’on ne peut jamais ôter complètement à un être qui a connu le bonheur sous ses formes les plus élémentaires et les plus sûres. L’avait-elle trouvée près de cet homme, ou cette tranquillité provenait-elle de l’approche de la mort et de l’habitude du danger ? Quoiqu’il en soit, elle ne m’aimait plus en ce moment elle ne se préoccupait plus de l’effet à produire sur moi.
— Et maintenant ? dis-je en lui désignant une boîte de cigarettes ouverte sur la table.
Elle refusa d’un geste de la main.
— Maintenant ? dit-elle d’un ton surpris.
— Vous avez de la famille en Pologne ?
— Ah, fit-elle, vous avez l’intention de me ramener en Pologne. Est-ce aussi l’idée de Conrad ?
— Conrad est mort, dis-je le plus simplement que je pus.
— Je regrette, Éric, dit-elle doucement, comme si cette perte ne concernait que moi.
— Vous tenez tant que ça à mourir ?
Les réponses sincères ne sont jamais nettes, ni rapides. Elle réfléchissait, fronçant les sourcils, ce qui lui donnait le front ridé qu’elle aurait dans vingt ans. J’assistais à cette mystérieuse pesée que Lazare fit sans doute trop tard, et après sa résurrection, et où la peur sert de contrepoids à la fatigue, le désespoir au courage, et le sentiment d’en avoir assez fait à l’envie de manger encore quelques repas, de dormir encore quelques nuits, et de voir encore se lever le matin. Ajoutez à cela deux ou trois douzaines de souvenirs heureux ou malheureux, qui, selon les natures, aident à nous retenir, ou nous précipitent dans la mort.
Elle dit enfin, et sa réponse était sûrement la plus pertinente possible :
— Qu’est-ce que vous allez faire des autres ?
Je ne répondis pas, et ne pas répondre était tout dire. Elle se leva, de l’air de quelqu’un qui n’a pas conclu une affaire, mais que cette affaire n’engage pas personnellement.
— En ce qui vous concerne, dis-je en me levant à mon tour, vous savez que je ferai l’impossible. Je ne promets rien de plus.
— Je ne vous en demande pas tant, fit-elle.
Et, se détournant à demi, elle écrivit du doigt sur la vitre embuée quelque chose qu’elle effaça aussitôt.
— Vous ne voulez rien me devoir ?
— Ce n’est même pas cela, dit-elle d’un ton qui se désintéressait de l’entretien.
J’avais fait quelques pas vers elle, fasciné malgré tout par cette créature revêtue pour moi du double prestige d’être à la fois une mourante et un soldat. Si j’avais pu m’abandonner à ma pente, je crois que j’aurais balbutié des mots de tendresse sans suite, qu’elle se fût certes donné le plaisir de rejeter avec mépris. Mais où trouver des mots qui ne fussent pas depuis longtemps faussés au point d’être devenus inutilisables ? Je reconnais d’ailleurs que tout ceci n’est vrai que parce qu’il y avait en nous quelque chose d’irrémédiablement buté qui nous interdisait de faire confiance aux mots. Un véritable amour pouvait encore nous sauver, elle du présent, et moi de l’avenir. Mais ce véritable amour ne s’était rencontré pour Sophie que chez un jeune paysan russe qu’on venait d’assommer dans une grange.
Je posai maladroitement les mains sur sa poitrine, comme pour m’assurer que son cœur battait encore. Je dus me contenter de répéter une fois de plus :
— Je ferai mon possible.
— N’essayez plus, Éric, dit-elle en se dégageant, sans que je sache s’il s’agissait de ce geste d’amant ou de ma promesse. Cela ne vous va pas.
Et, s’approchant de la table, elle agita une sonnette oubliée sur le bureau du chef de gare. Un soldat parut. Quand elle fut sortie, je m’aperçus qu’elle avait fauché ma boîte de cigarettes.
Personne sans doute ne dormit ce soir-là, et Chopin moins que les autres. Nous étions censés partager le maigre divan du chef de gare ; toute la nuit, je le vis aller et venir dans la chambre, promenant après lui sur le mur son ombre d’homme gras écroulé à force de malheur. Deux ou trois fois, il s’arrêta devant moi, posa la main sur ma manche, et hocha la tête, puis reprit d’un pas lourd son va-et-vient résigné. Il savait comme moi que nous nous serions déshonorés pour rien si nous avions proposé à nos camarades d’épargner cette seule femme, et une femme dont personne n’ignorait qu’elle avait passé à l’ennemi. Chopin soupira. Je me tournai du côté du mur pour ne pas le voir ; j’aurais eu du mal à me retenir de l’engueuler ; pourtant, c’était lui surtout que je plaignais. Quant à Sophie, je ne pouvais penser à elle sans éprouver au creux de l’estomac une espèce de nausée de haine qui me faisait dire tant mieux à sa mort. La réaction venait, et je me cognais la tête à l’inévitable comme un prisonnier au mur de sa cellule. L’horreur pour moi n’était pas tant la mort de Sophie que son obstination à mourir. Je sentais qu’un homme meilleur que moi eût trouvé un expédient admirable, mais je ne me suis jamais fait d’illusions sur mon manque de génie du cœur. La disparition de la sœur de Conrad liquiderait au moins ma jeunesse passée, couperait les derniers ponts entre ce pays et moi. Enfin, je me rappelais les autres morts auxquelles j’avais assisté comme si l’exécution de Sophie eût été justifiée par celles-là. Puis, songeant au peu de prix de la denrée humaine, je me disais que c’était faire beaucoup de bruit autour d’un cadavre de femme sur lequel je me serais à peine attendri, si je l’avais trouvé déjà froid dans le corridor de la fabrique Warner.
Le lendemain matin, Chopin me devança sur le terre-plein situé entre la gare et la grange communale. Les prisonniers groupés sur une voie de garage avaient l’air un peu plus morts que la veille. Ceux de nos hommes qui s’étaient relayés pour les garder, épuisés par cette corvée supplémentaire, semblaient presque également à bout de forces. C’est moi qui avais proposé qu’on attendît jusqu’au jour ; l’effort auquel je m’étais cru obligé pour sauver Sophie n’avait eu d’autre résultat que de leur faire passer à tous une mauvaise nuit de plus. Sophie était assise sur une pile de bois ; ses mains pensives pendaient entre ses genoux écartés ; et les talons de ses épais souliers avaient machinalement creusé des marques sur le sol. Elle fumait sans arrêt ses cigarettes filoutées ; c’était son seul signe d’angoisse, et l’air frais du matin donnait à ses joues de belles couleurs saines. Ses yeux distraits ne parurent pas s’apercevoir de ma présence. Le contraire m’eût sans doute fait crier. Elle ressemblait tout de même trop à son frère pour que je n’eusse pas l’impression de le voir mourir deux fois.
C’était toujours Michel qui se chargeait dans ces occasions du rôle de bourreau, comme s’il ne faisait que continuer ainsi les fonctions de boucher qu’il avait exercées pour nous à Kratovicé, quand il y avait par hasard du bétail à abattre. Chopin avait donné l’ordre que Sophie fût exécutée la dernière ; j’ignore encore aujourd’hui si c’était par excès de rigueur, ou pour donner à l’un de nous une chance de la défendre. Michel commença par le Petit-Russien que j’avais interrogé la veille. Sophie jeta un rapide et oblique coup d’œil sur ce qui se passait à sa gauche, puis détourna la tête comme une femme s’efforçant de ne pas voir un geste obscène qui se commet à son côté. Quatre ou cinq fois on entendit ce bruit de détonation et de boîte éclatée dont il me semblait n’avoir pas mesuré jusque-là toute l’horreur. Soudain, Sophie adressa à Michel le signe discret et péremptoire d’une maîtresse de maison qui donne un dernier ordre au domestique en présence de ses invités. Michel s’avança, courbant le dos, avec la même soumission ahurie qu’il allait mettre à l’abattre, et Sophie murmura quelques mots que je ne pus deviner au mouvement de ses lèvres.
— Bien, mademoiselle.
L’ancien jardinier s’approcha de moi et me dit à l’oreille du ton bourru et déprécatoire d’un vieux serviteur intimidé, qui n’ignore pas qu’il se fera renvoyer pour avoir transmis un message pareil :
— Elle ordonne... Mademoiselle demande... Elle veut que ce soit vous...
Il me tendit un revolver ; je pris le mien, et j’avançai automatiquement d’un pas. Durant ce trajet si court, j’eus le temps de me répéter dix fois que Sophie avait peut-être un dernier appel à m’adresser, et que cet ordre n’était qu’un prétexte pour le faire à voix basse. Mais elle ne remua pas les lèvres : d’un geste distrait, elle avait commencé à déboutonner le haut de sa veste, comme si j’allais appuyer le revolver à même le cœur. Je dois dire que mes rares pensées allaient à ce corps vivant et chaud que l’intimité de notre vie commune m’avait rendu à peu près aussi familier que celui d’un ami ; et je me sentis étreint d’une sorte de regret absurde pour les enfants que cette femme aurait pu mettre au monde, et qui auraient hérité de son courage et de ses yeux. Mais ce n’est pas à nous qu’il appartient de peupler les stades ni les tranchées de l’avenir. Un pas de plus me mit si près de Sophie que j’aurais pu l’embrasser sur la nuque ou poser la main sur son épaule agitée de petites secousses presque imperceptibles, mais déjà je ne voyais plus d’elle que le contour d’un profil perdu. Elle respirait un peu trop vite, et je m’accrochais à l’idée que j’avais désiré achever Conrad, et que c’était la même chose. Je tirai en détournant la tête, à peu près comme un enfant effrayé qui fait détoner un pétard pendant la nuit de Noël. Le premier coup ne fit qu’emporter une partie du visage, ce qui m’empêchera toujours de savoir quelle expression Sophie eût adoptée dans la mort. Au second coup, tout fut accompli. J’ai pensé d’abord qu’en me demandant de remplir cet office, elle avait cru me donner une dernière preuve d’amour, et la plus définitive de toutes. J’ai compris depuis qu’elle n’avait voulu que se venger, et me léguer des remords. Elle avait calculé juste : j’en ai quelquefois. On est toujours pris au piège avec ces femmes.