Cette lettre, mon amie, sera très longue. Je n’aime pas beaucoup écrire. J’ai lu souvent que les paroles trahissent la pensée, mais il me semble que les paroles écrites la trahissent encore davantage. Vous savez ce qui reste d’un texte après deux traductions successives. Et puis, je ne sais pas m’y prendre. Écrire est un choix perpétuel entre mille expressions, dont aucune ne me satisfait, dont aucune surtout ne me satisfait sans les autres. Je devrais pourtant savoir que la musique seule permet les enchaînements d’accords. Une lettre, même la plus longue, force à simplifier ce qui n’aurait pas dû l’être : on est toujours si peu clair dès qu’on essaie d’être complet ! Je voudrais faire ici un effort, non seulement de sincérité, mais aussi d’exactitude ; ces pages contiendront bien des ratures ; elles en contiennent déjà. Ce que je vous demande (la seule chose que je puisse vous demander encore) c’est de ne passer aucune de ces lignes qui m’auront tant coûté. S’il est difficile de vivre, il est bien plus malaisé d’expliquer sa vie.
J’aurais peut-être mieux fait de ne pas m’en aller sans rien dire, comme si j’avais honte, ou comme si vous aviez compris. J’aurais mieux fait de m’expliquer à voix basse, très lentement, dans l’intimité d’une chambre, à cette heure sans lumière où l’on se voit si peu qu’on ose presque avouer tout. Mais je vous connais, mon amie. Vous êtes très bonne. Il y a dans un récit de ce genre quelque chose de pitoyable qui peut mener à s’attendrir ; parce que vous m’auriez plaint, vous croiriez m’avoir compris. Je vous connais. Vous voudriez m’épargner ce qu’a d’humiliant une explication si longue ; vous m’interrompriez trop tôt ; j’aurais la faiblesse, à chaque phrase, d’espérer être interrompu. Vous avez aussi une autre qualité (un défaut peut-être) dont je parlerai tout à l’heure et dont je ne veux plus abuser. Je suis trop coupable envers vous pour ne pas m’obliger à mettre une distance entre moi-même et votre pitié.
Il ne s’agit pas de mon art. Vous ne lisez pas les journaux, mais des amis communs ont dû vous apprendre que j’avais ce qui s’appelle du succès, ce qui revient à dire que beaucoup de gens me louent sans m’avoir entendu, et quelques-uns sans me comprendre. Il ne s’agit pas de cela. Il s’agit de quelque chose, non pas vraiment de plus intime (que puis-je avoir de plus intime que mon œuvre ?), mais qui me semble plus intime parce que je l’ai tenu caché. Surtout, de plus misérable. Mais, vous le voyez, j’hésite ; chaque mot que je trace m’éloigne un peu plus de ce que je voulais d’abord exprimer ; cela prouve uniquement que le courage me manque. La simplicité aussi me manque. Elle m’a toujours manqué. Mais la vie non plus n’est pas simple, et ce n’est pas ma faute. La seule chose qui me décide à poursuivre, c’est la certitude que vous n’êtes pas heureuse. Nous avons tant menti, et tant souffert du mensonge, qu’il n’y a vraiment pas grand risque à essayer si la sincérité guérit.
Ma jeunesse, mon adolescence plutôt, a été absolument pure, ou ce qu’on convient d’appeler telle. Je sais qu’une affirmation semblable prête toujours à sourire, parce qu’elle prouve généralement un manque de clairvoyance ou un manque de franchise. Mais je ne crois pas me tromper, et je suis sûr de ne pas mentir. J’en suis sûr, Monique. J’étais vers la seizième année ce que vous désirez sans doute que Daniel soit à cet âge, et laissez-moi vous dire que vous avez tort de désirer pareille chose. Je suis persuadé qu’il est mauvais de s’exposer si jeune à devoir reléguer toute la perfection dont on fût capable parmi les souvenirs de son plus ancien passé. L’enfant que j’étais, l’enfant de Woroïno n’est plus, et toute notre existence a pour condition l’infidélité à nous-mêmes. Il est dangereux que les premiers de nos fantômes soient justement les meilleurs, les plus chers, les plus regrettés. Mon enfance est aussi loin de moi que l’attente anxieuse des veilles de fête ou que la torpeur des après-midi trop longues, pendant lesquelles on reste sans rien faire en souhaitant que quelque chose arrive. Comment puis-je espérer retrouver cette paix, qu’alors je ne savais pas même nommer ? Je l’ai séparée de moi, en me rendant compte qu’elle n’était pas tout moi-même. Il faut l’avouer tout de suite, je suis à peine sûr de regretter toujours cette ignorance, que nous appelons la paix.
Combien difficile de ne pas être injuste envers soi-même ! Je vous disais tout à l’heure que mon adolescence avait été sans troubles ; je le crois ; je me suis souvent penché sur ce passé un peu puéril et si triste ; j’ai tâché de me rappeler mes pensées, mes sensations, plus intimes que des pensées, et jusqu’aux rêves. Je les ai analysés pour voir si je n’y découvrais pas quelque signification inquiétante, qui alors m’avait échappé, et si je n’avais pas pris l’ignorance de l’esprit pour l’innocence du cœur. Vous connaissez les étangs de Woroïno ; vous dites qu’ils ressemblent à de grands morceaux de ciel gris tombés sur la terre, et qui s’efforceraient de remonter en brouillard. Enfant, j’en avais peur. Je comprenais déjà que tout a son secret, et les étangs comme le reste, que la paix, comme le silence, n’est jamais qu’une surface, et que le pire des mensonges est le mensonge du calme. Toute mon enfance, quand je m’en souviens, m’apparaît comme un grand calme au bord d’une grande inquiétude, qui devait être toute la vie. Je songe à des circonstances, trop petites pour que je vous les rapporte, que je ne remarquai pas alors, mais où je distingue maintenant les premiers frémissements avertisseurs (frémissements de la chair et frémissements du cœur), comme ce souffle de Dieu dont parle l’Écriture. Il y a certains moments de notre existence où nous sommes, de façon inexplicable et presque terrifiante, ce que nous deviendrons plus tard. Il me semble, mon amie, avoir si peu changé ! L’odeur de la pluie m’arrivant par une fenêtre ouverte, un bois de trembles sous la brume, une musique de Cimarose, que les vieilles dames me faisaient jouer parce que, j’imagine, cela leur rappelait leur jeunesse, moins encore, une qualité particulière du silence, que je ne trouve qu’à Woroïno, suffisent à rendre non avenus tant de pensées, d’événements et de peines, qui me séparent de cette enfance. Je pourrais presque admettre que l’intervalle n’a duré qu’un peu moins d’une heure, qu’il ne s’agit que d’une de ces périodes de demi-sommeil, où je tombais souvent à cette époque, pendant lesquelles la vie et moi n’avions pas le temps de nous modifier beaucoup. Je n’ai qu’à fermer les yeux ; tout se comporte exactement comme alors ; je retrouve, comme s’il ne m’avait pas quitté, ce jeune garçon timide, très doux, qui ne se croyait pas à plaindre, et qui me ressemble tant que je le soupçonne, injustement peut-être, d’avoir pu me ressembler en tout.
Je me contredis, je le vois bien. Sans doute en est-il de cela comme des pressentiments, qu’on se figure avoir eus parce qu’on aurait dû les avoir. Le plus cruel résultat de ce que je suis bien forcé d’appeler nos fautes (ne fût-ce que pour me conformer à l’usage) est de contaminer jusqu’au souvenir du temps où nous ne les avions pas commises. C’est là, justement, ce qui m’inquiète. Car enfin, si je me trompe, je ne puis savoir dans quel sens, et je ne déciderai jamais si mon innocence d’alors était moins grande que je ne l’assurais tout à l’heure, ou si je suis maintenant moins coupable que je ne m’oblige à le penser. Mais je m’aperçois que je n’ai rien expliqué.
Je n’ai pas besoin de vous dire que nous étions très pauvres. Il y a quelque chose de pathétique dans la gêne des vieilles familles, où l’on semble ne continuer à vivre que par fidélité. Vous me demanderez envers qui : envers la maison, je suppose, envers les ancêtres aussi, et simplement envers ce que l’on fut. La pauvreté, mon Dieu, n’a pas beaucoup d’importance pour un enfant ; elle n’en avait pas non plus pour ma mère et mes sœurs, car tout le monde nous connaissait, et personne ne nous croyait plus riches que nous ne l’étions. C’était l’avantage de ces milieux très fermés d’autrefois, qu’on y considérait moins ce que vous étiez que ce que vous aviez été. Le passé, pour peu qu’on y songe, est chose infiniment plus stable que le présent, aussi paraissait-il d’une conséquence bien plus grande. On ne nous prêtait pas plus d’attention qu’il ne fallait ; ce que l’on estimait en nous, c’était un certain feld-maréchal qui vécut à une époque fort lointaine, dont personne, à un siècle près, ne se rappelait la date. Je me rends compte aussi que la fortune de mon grand-père, et les distinctions obtenues par mon bisaïeul, restaient à nos yeux des faits beaucoup plus considérables, même beaucoup plus réels que notre propre existence. Ces vieilles façons de voir vous font probablement sourire ; je reconnais que d’autres, tout à fait opposées, ne seraient pas plus déraisonnables, mais enfin celles-ci nous aidaient à vivre. Comme rien ne pouvait empêcher que nous ne fussions les descendants de ces personnages devenus presque légendaires, rien ne pouvait empêcher non plus qu’on ne continuât de les honorer en nous ; c’était bien la seule part du patrimoine qui fût vraiment inaliénable. On ne nous reprochait pas d’avoir moins d’argent et de crédit qu’ils n’en avaient possédé ; cela était trop naturel ; il y aurait eu, à vouloir égaler ces gens célèbres, je ne sais quoi d’inconvenant comme une ambition déplacée.
Ainsi, la voiture qui nous menait à l’église eût semblé démodée ailleurs qu’à Woroïno, mais là, je pense qu’une voiture nouvelle eût choqué davantage, et si les robes de notre mère duraient un peu trop longtemps, on ne le remarquait pas non plus. Nous, les Géra, n’étions pour ainsi dire que la fin d’un lignage, dans ce très vieux pays de la Bohême du Nord. On aurait pu croire que nous n’existions pas, que des personnages invisibles, mais beaucoup plus imposants que nous-mêmes, continuaient à emplir de leurs images les miroirs de notre maison. Je voudrais éviter jusqu’au soupçon de rechercher un effet, surtout à la fin d’une phrase, mais on pourrait dire, en un certain sens, que ce sont les vivants, dans les vieilles familles, qui semblent les ombres des morts.
Il faut me pardonner de m’attarder si longtemps à ce Woroïno d’autrefois, car je l’ai beaucoup aimé. C’est une faiblesse, je n’en doute pas, et l’on ne devrait rien aimer, du moins rien aimer particulièrement. Ce n’était pas que nous y fussions très heureux ; du moins, la joie n’y habitait guère. Je ne crois pas me rappeler d’y avoir entendu un rire, même un rire de jeune fille, qui ne fût pas étouffé. On ne rit pas beaucoup, dans les vieilles familles. On finit même par s’habituer à n’y parler qu’à voix basse, comme si l’on craignait d’y réveiller des souvenirs, qu’il est vraiment préférable de laisser dormir en paix. On n’y était pas malheureux non plus, et je dois dire aussi que je n’y ai jamais vu pleurer. Seulement, on y était un peu triste. Cela tenait au caractère encore plus qu’aux circonstances, et tout le monde admettait, autour de moi, que l’on pût être heureux sans jamais cesser d’être triste.
C’était alors la même construction blanche, tout en colonnades et en fenêtres, de ce goût français qui prévalut au siècle de Catherine. Mais il faut vous rappeler que cette vieille maison était beaucoup plus délabrée qu’aujourd’hui, puisqu’elle n’a été réparée que grâce à vous, à l’époque de notre mariage. Il ne vous est pas difficile de l’imaginer alors : souvenez-vous de l’état où elle se trouvait quand vous y vîntes pour la première fois. Sûrement, on ne l’avait pas élevée pour y vivre une vie monotone ; je suppose qu’elle avait été bâtie pour y donner des fêtes (au temps où l’on donnait des fêtes) par la fantaisie d’un aïeul qui voulait montrer du faste. Toutes les maisons du dix-huitième siècle sont ainsi : il semble qu’elles soient construites pour la réception des hôtes, et nous n’y sommes jamais que des visiteurs mal à l’aise. Nous avions beau faire : celle-ci était toujours trop grande pour nous et il y faisait toujours froid. Il me semblait aussi qu’elle n’était pas solide, et certes, la blancheur de pareilles maisons, si désolée sous la neige, fait penser à de la fragilité. On comprend bien qu’elles ont été conçues pour des pays beaucoup plus tièdes, et par des gens qui prennent plus facilement la vie. Mais je sais maintenant que cette construction d’apparence légère, qu’on dirait prévue pour l’espace d’un été, durera infiniment plus longtemps que nous, et peut-être que notre famille. Il se peut qu’elle aille un jour à des étrangers ; cela lui serait indifférent, car les maisons vivent d’une vie particulière, à laquelle notre vie importe peu, et que nous ne comprenons pas.
J’y revois des visages sérieux, un peu tirés, des visages pensifs de femmes dans des salons trop clairs. L’aïeul dont je vous parlais tout à l’heure avait voulu que les pièces fussent spacieuses afin que la musique y sonnât mieux. Il aimait la musique. De lui, on ne parlait pas souvent ; il semblait qu’on préférât n’en rien dire ; on savait qu’il avait dilapidé un grand avoir ; peut-être lui en voulait-on, ou bien y avait-il autre chose. On passait encore deux générations sous silence, et probablement rien de remarquable ne valait qu’on s’y intéressât. Mon grand-père venait ensuite ; il s’était ruiné au temps des réformes agraires ; il était libéral ; il avait des idées qui pouvaient être très bonnes, mais qui naturellement l’avaient appauvri, et la gestion de mon père fut aussi déplorable. Il mourut jeune, mon père. Je m’en souviens très peu ; je me rappelle qu’il était sévère, pour nous autres enfants, comme sont parfois sévères les gens qui se reprochent de n’avoir pas su l’être envers eux-mêmes. Bien entendu, ce n’est là qu’une supposition, et je ne sais rien de mon père.
J’ai remarqué quelque chose, Monique : on dit que les vieilles maisons contiennent toujours des fantômes ; je n’en ai jamais vu, et pourtant j’étais un enfant craintif. Peut-être je comprenais déjà que les fantômes sont invisibles, parce que nous les portons en nous-mêmes. Mais ce qui rend les vieilles maisons inquiétantes, ce n’est pas qu’il y ait des fantômes, c’est qu’il pourrait y en avoir.
Je crois que ces années d’enfance ont déterminé ma vie. J’ai d’autres souvenirs plus proches, plus divers, peut-être beaucoup plus nets, mais il semble que ces impressions nouvelles, ayant été moins monotones, n’aient pas eu le temps de pénétrer assez profondément en moi. Nous sommes tous distraits, parce que nous avons nos rêves ; seul, le perpétuel recommencement des mêmes choses finit par nous imprégner d’elles. Mon enfance fut silencieuse et solitaire ; elle m’a rendu timide, et par conséquent taciturne. Quand je pense que je vous connais depuis près de trois ans et que j’ose vous parler pour la première fois ! Encore n’est-ce que par lettre, et parce qu’il le faut bien. Il est terrible que le silence puisse être une faute ; c’est la plus grave de mes fautes, mais enfin, je l’ai commise. Avant de la commettre envers vous, je l’ai commise envers moi-même. Lorsque le silence s’est établi dans une maison, l’en faire sortir est difficile ; plus une chose est importante, plus il semble qu’on veuille la taire. On dirait qu’il s’agit d’une matière congelée, de plus en plus dure et massive : la vie continue sous elle ; seulement, on ne l’entend pas. Woroïno était plein d’un silence qui paraissait toujours plus grand, et tout silence n’est fait que de paroles qu’on n’a pas dites. C’est pour cela peut-être que je devins un musicien. Il fallait quelqu’un pour exprimer ce silence, lui faire rendre tout ce qu’il contenait de tristesse, pour ainsi dire le faire chanter. Il fallait qu’il ne se servît pas des mots, toujours trop précis pour n’être pas cruels, mais simplement de la musique, car la musique n’est pas indiscrète, et, lorsqu’elle se lamente, elle ne dit pas pourquoi. Il fallait une musique d’une espèce particulière, lente, pleine de longues réticences et cependant véridique, adhérant au silence et finissant par s’y laisser glisser. Cette musique, ç’a été la mienne. Vous voyez bien que je ne suis qu’un exécutant, je me borne à traduire. Mais on ne traduit que son trouble : c’est toujours de soi-même qu’on parle.
Il y avait, dans le couloir qui menait à ma chambre, une gravure moderne que ne regardait personne. Elle n’était donc qu’à moi seul. Je ne sais qui l’avait apportée là ; je l’ai revue depuis chez tant de gens qui se disent artistes que cela m’en a dégoûté, mais alors je la considérais souvent. On y voyait des personnages qui écoutaient un musicien, et j’étais presque terrifié par le visage de ces êtres, à qui la musique semblait révéler quelque chose. Je pouvais avoir treize ans ; ni la musique, ni la vie, je vous assure, n’avaient rien eu à me révéler encore. Du moins je le croyais. Mais l’art fait parler aux passions un si beau langage, qu’il faut plus d’expérience que je n’en possédais alors pour comprendre ce qu’elles veulent dire. J’ai relu les petites compositions, auxquelles je m’essayais en ce temps-là ; elles sont raisonnables, beaucoup plus enfantines que ne l’étaient mes pensées. Mais c’est toujours ainsi : nos œuvres représentent une période de notre existence que nous avons déjà franchie, à l’époque où nous les écrivons.
La musique me mettait alors dans un état d’engourdissement très agréable, un peu singulier. Il semblait que tout s’immobilisât, sauf le battement des artères ; que la vie s’en fût allée hors de mon corps, et qu’il fût bon d’être si fatigué. C’était un plaisir ; c’était aussi presque une souffrance. J’ai trouvé toute ma vie le plaisir et la souffrance deux sensations très voisines ; je pense qu’il en va de même pour chaque nature un peu réfléchie. Je me souviens aussi d’une sensibilité particulière aux contacts, je parle des plus innocents, le toucher d’une étoffe très douce, le chatouillement d’une fourrure qui semble une toison vivante, ou l’épiderme d’un fruit. Il n’y a là rien de blâmable ; ces sensations m’étaient trop ordinaires pour m’étonner beaucoup ; l’on ne s’intéresse guère à ce qui paraît simple. Je prêtais aux personnages de ma gravure des émotions plus profondes, puisqu’ils n’étaient pas des enfants. Je les supposais participants d’un drame ; je croyais nécessaire qu’un drame se fût passé. Nous sommes tous pareils nous avons peur d’un drame ; quelquefois, nous sommes assez romanesques pour souhaiter qu’il arrive, et nous ne nous apercevons pas qu’il est déjà commencé,
Il y avait aussi un tableau où l’on voyait un homme au clavecin, qui s’arrêtait de jouer pour écouter sa vie. C’était une très vieille copie d’une peinture italienne ; l’original en est célèbre, mais je n’en connais pas le nom. Vous savez que je suis très ignorant. Je n’aime pas beaucoup les peintures italiennes ; pourtant, j’ai aimé celle-là. Mais je ne suis pas ici pour vous parler d’une peinture.
Elle ne valait peut-être rien. On l’a vendue, lorsque l’argent s’est fait plus rare, avec quelques vieux meubles et ces anciennes boîtes à musique d’émail, qui ne savaient qu’un seul air et manquaient toujours la même note. Il y en avait plusieurs qui contenaient des marionnettes. On les remontait ; elles faisaient quelques tours à droite, et puis quelques tours à gauche. Et puis elles s’arrêtaient. C’était très touchant. Mais je ne suis pas ici pour vous parler de marionnettes.
Je l’avoue, Monique, il y a dans ces pages trop de complaisance pour moi-même. Mais j’ai si peu de souvenirs qui ne soient pas amers, qu’il faut me pardonner de m’attarder à ceux qui sont simplement tristes. Vous ne m’en voudrez pas de rapporter longuement les pensées d’un enfant, que je suis seul à connaître. Vous aimez les enfants. Je l’avoue peut-être, sans le savoir, ai-je espéré de la sorte vous disposer à l’indulgence, au début d’un récit qui vous en demandera beaucoup. Je cherche à gagner du temps : c’est naturel. Il y a cependant quelque chose de ridicule à envelopper de phrases un aveu qui devrait être simple : j’en sourirais, si seulement j’en pouvais sourire. Il est humiliant de penser que tant d’aspirations confuses, d’émotions et de troubles (sans compter les souffrances), ont une raison physiologique. Cette idée m’a fait honte, avant qu’elle ne m’ait calmé. La vie aussi n’est qu’un secret physiologique. Je ne vois pas pourquoi le plaisir serait méprisable de n’être qu’une sensation, puisqu’on ne méprise pas la douleur, et que la douleur en est une. On respecte la douleur, parce qu’elle n’est pas volontaire, mais c’est une question de savoir si le plaisir l’est toujours, et si nous ne le subissons pas. En fût-il autrement, que ce plaisir librement choisi ne me paraîtrait pas pour cela plus coupable. Mais ce n’est guère le lieu de soulever toutes ces questions.
Je sens que je deviens très obscur. Assurément, il suffirait pour m’expliquer de quelques termes précis, qui ne sont même pas indécents parce qu’ils sont scientifiques. Mais je ne les emploierai pas. Ne croyez pas que je les craigne : on ne doit plus craindre les mots lorsqu’on a consenti aux choses. Tout simplement, je ne puis pas. Je ne puis pas, non seulement par délicatesse et parce que je m’adresse à vous, je ne puis pas devant moi-même. Je sais qu’il y a des noms pour toutes les maladies, et que ce dont je vous parle passe pour être une maladie. Moi même, je l’ai cru longtemps. Mais je ne suis pas un médecin ; je ne suis même plus sûr d’être un malade. La vie, Monique, est beaucoup plus complexe que toutes les définitions possibles ; toute image simplifiée risque toujours d’être grossière. Ne croyez pas non plus que j’approuve les poètes d’éviter les termes exacts, parce qu’ils ne connaissent que leurs rêves ; il y a beaucoup de vrai dans les rêves des poètes, mais ils ne sont pas toute la vie. La vie est quelque chose de plus que la poésie ; elle est quelque chose de plus que la physiologie, et même que la morale, à laquelle j’ai cru si longtemps. Elle est tout cela et bien davantage encore : elle est la vie. Elle est notre seul bien et notre seule malédiction. Nous vivons, Monique ; chacun de nous a sa vie particulière, unique, déterminée par tout le passé, sur lequel nous ne pouvons rien, et déterminant à son tour, si peu que ce soit, tout l’avenir. Sa vie. Sa vie qui n’est qu’à lui-même, qui ne sera pas deux fois, et qu’il n’est pas toujours sûr de comprendre tout à fait. Et ce que je dis là de la vie tout entière, je pourrais le dire de chaque moment d’une vie. Les autres voient notre présence, nos gestes, la façon dont les mots se forment sur nos lèvres ; seuls, nous voyons notre vie. Cela est étrange : nous la voyons, nous nous étonnons qu’elle soit ainsi, et nous ne pouvons la changer. Même lorsque nous la jugeons, nous lui appartenons encore ; notre approbation ou notre blâme en fait partie ; c’est toujours elle qui se reflète elle-même. Car il n’y a rien d’autre ; le monde, pour chacun de nous, n’existe que dans la mesure où il confine à notre vie. Et les éléments qui la composent ne sont pas séparables : je sais trop bien que les instincts dont nous sommes fiers et ceux que nous n’avouons pas ont au fond la même origine. Nous ne pourrions supprimer l’un d’eux sans modifier tous les autres. Les mots servent à tant de gens, Monique, qu’ils ne conviennent plus à personne ; comment un terme scientifique pourrait-il expliquer une vie ? Il n’explique même pas un fait ; il le désigne. Il le désigne de façon toujours semblable, et pourtant il n’y a pas deux faits identiques dans les vies différentes, ni peut-être dans une même vie. Les faits sont après tout bien simples ; il est facile d’en rendre compte : il se peut que vous les soupçonniez déjà. Mais quand vous sauriez tout, il resterait encore à m’expliquer moi-même.
Cette lettre est une explication. Je ne voudrais pas qu’elle devienne une apologie. Je n’ai pas la folie de souhaiter qu’on m’approuve ; je ne demande même pas d’être admis : c’est une exigence trop haute. Je ne désire qu’être compris. Je vois bien que c’est la même chose, et que c’est désirer beaucoup. Mais vous m’avez tant donné dans les petites choses que j’ai presque le droit d’attendre de vous de la compréhension dans les grandes.
Il ne faut pas que vous m’imaginiez plus solitaire que je n’étais. J’avais parfois des compagnons, je veux dire aussi jeunes que moi. C’était généralement à l’époque des grandes fêtes, où il venait beaucoup de monde. Il arrivait aussi des enfants, que souvent je ne connaissais pas. Ou bien, c’était pour les anniversaires, lorsque nous nous rendions chez des parents très éloignés, qui semblaient vraiment n’exister qu’un jour par an, puisqu’on ne pensait à eux que ce jour-là. Presque tous ces enfants étaient timides comme moi-même : ainsi, nous ne nous amusions pas. Il s’en trouvait d’effrontés, si turbulents qu’on souhaitait qu’ils s’en allassent ; et d’autres, qui ne l’étaient pas moins, mais qui vous tourmentaient sans même qu’on protestât, parce qu’ils étaient beaux ou que leur voix sonnait bien. Je vous ai dit que j’étais un enfant très sensible à la beauté. Je pressentais déjà que la beauté, et les plaisirs qu’elle nous procure, valent tous les sacrifices et même toutes les humiliations. J’étais naturellement humble. Je crois bien que je me laissais tyranniser avec délices. Il m’était très doux d’être moins beau que mes amis ; j’étais heureux de les voir ; je n’imaginais rien d’autre. J’étais heureux de les aimer ; je ne pensais même pas à souhaiter qu’ils m’aimassent. L’amour (pardonnez-moi, mon amie) est un sentiment que je n’ai pas ressenti par la suite ; il faut trop de vertus pour en être capable ; je m’étonne que mon enfance ait pu croire en une passion si vaine, presque toujours menteuse et nullement nécessaire, même à la volupté. Mais l’amour, chez les enfants, est une partie de la candeur : ils se figurent qu’ils aiment parce qu’ils ne s’aperçoivent pas qu’ils désirent. Ces amitiés n’étaient pas fréquentes ; les occasions n’y prêtaient guère ; c’est pour cela peut-être qu’elles demeurèrent très innocentes. Mes amis repartaient, ou bien c’était nous qui retournions à la maison ; la vie solitaire se reformait autour de moi. J’avais l’idée d’écrire des lettres, mais j’étais si peu capable d’y éviter les fautes que je ne les envoyais pas. D’ailleurs, je ne trouvais rien à dire. La jalousie est un sentiment blâmable, mais il faut pardonner aux enfants de s’y laisser aller, puisque tant de gens raisonnables en sont victimes. J’en ai beaucoup souffert, d’autant plus que je ne l’avouais pas. Je sentais bien que l’amitié ne devrait pas rendre jaloux ; je commençais déjà à redouter d’être coupable. Mais ce que je vous raconte est sûrement bien puéril : tous les enfants ont connu des passions semblables, et l’on aurait tort, n’est-ce pas, d’y voir un danger très grave ?
J’ai été élevé par les femmes. J’étais le dernier fils d’une famille très nombreuse ; j’étais d’une nature maladive ; ma mère et mes sœurs n’étaient pas très heureuses ; voilà bien des raisons pour que je fusse aimé. Il y a tant de bonté dans la tendresse des femmes que j’ai cru longtemps pouvoir remercier Dieu. Notre vie, si austère, était froide en surface ; nous avions peur de mon père ; plus tard, de mes frères aînés ; rien ne rapproche les êtres comme d’avoir peur ensemble. Ni ma mère ni mes sœurs n’étaient très expansives ; il en était de leur présence comme de ces lampes basses, très douces, qui éclairent à peine, mais dont le rayonnement égal empêche qu’il ne fasse trop noir et qu’on ne soit vraiment seul. On ne se figure pas ce qu’a de rassurant, pour un enfant inquiet tel que j’étais alors, l’affection paisible des femmes. Leur silence, leurs paroles sans importance qui ne signifient que leur calme, leurs gestes familiers qui semblent apprivoiser les choses, leurs visages effacés, mais tranquilles, qui pourtant ressemblaient au mien, m’ont appris la vénération. Ma mère est morte assez tôt : vous ne l’avez pas connue ; la vie et la mort m’ont également pris mes sœurs ; mais la plupart étaient alors si jeunes qu’elles pouvaient sembler belles. Toutes, je pense, avaient déjà leur amour qu’elles portaient au fond d’elles-mêmes, comme plus tard, mariées, elles ont porté leur enfant ou la maladie dont elles devaient mourir. Rien n’est aussi touchant que ces rêves de jeunes filles, où tant d’instincts qui dorment s’expriment obscurément ; c’est une beauté pathétique, car ils se dépensent en pure perte, et la vie ordinaire n’en aura pas l’emploi. Beaucoup de ces amours, je dois le dire, étaient encore très vagues ; elles avaient pour objets des jeunes gens du voisinage, et ceux-ci ne le savaient pas. Mes sœurs étaient très réservées ; elles se faisaient rarement de confidences les unes aux autres ; il leur arrivait parfois d’ignorer ce qu’elles ressentaient. Naturellement, j’étais beaucoup trop jeune pour qu’elles se confiassent à moi ; mais je les devinais ; je m’associais à leurs peines. Lorsque celui qu’elles aimaient entrait à l’improviste, le cœur me battait, peut-être plus qu’à elles. Il est dangereux, j’en suis sûr, pour un adolescent très sensible, d’apprendre à voir l’amour à travers des rêves de jeunes filles, même lorsqu’elles semblent pures, et qu’il s’imagine l’être aussi.
Je suis pour la seconde fois sur le bord d’un aveu ; il vaut mieux le faire tout de suite et le faire tout simplement. Mes sœurs, je le sais bien, avaient aussi des compagnes, qui vivaient familièrement avec nous, et dont je finissais par me croire presque le frère. Pourtant, rien ne semblait empêcher que j’aimasse l’une de ces jeunes filles et peut-être, vous-même, vous trouvez singulier que je ne l’aie pas fait. Justement, c’était impossible. Une intimité si familiale, si tranquille, écartait jusqu’aux curiosités, jusqu’aux inquiétudes du désir, à supposer que j’en eusse été capable près d’elles. Je ne crois pas le mot de vénération, que j’employais tout à l’heure, excessif quand il s’agit d’une femme très bonne ; je le crois de moins en moins. Je soupçonnais déjà (je m’exagérais même) ce qu’ont de brutal les gestes physiques de l’amour ; il m’eût répugné d’unir ces images de vie domestique, raisonnable, parfaitement austère et pure, à d’autres, plus passionnées. On ne s’éprend pas de ce que l’on respecte, ni peut-être de ce que l’on aime ; on ne s’éprend pas surtout de ce à quoi l’on ressemble ; et ce dont je différais le plus, ce n’était pas des femmes. Votre mérite, mon amie, n’est pas seulement de pouvoir tout comprendre, mais de pouvoir tout comprendre avant qu’on n’ait tout dit. Monique, me comprenez-vous ?
Je ne sais pas quand je compris moi-même. Certains détails, que je ne puis vraiment donner, me prouvent qu’il faudrait remonter très loin, jusqu’aux premiers souvenirs d’un être, et que les rêves sont parfois les avant-coureurs du désir. Mais un instinct n’est pas encore une tentation ; il la rend seulement possible. J’ai paru tout à l’heure expliquer mes penchants par des influences extérieures ; elles ont certainement contribué à les fixer ; mais je vois bien qu’on doit toujours en revenir à des raisons beaucoup plus intimes, beaucoup plus obscures, que nous comprenons mal parce qu’elles se cachent en nous-mêmes. Il ne suffit pas d’avoir de tels instincts pour en éclaircir la cause, et personne, après tout, ne peut l’expliquer tout à fait ; ainsi, je n’insisterai pas. Je voulais seulement montrer que ceux-ci, justement parce qu’ils m’étaient naturels, pouvaient longtemps se développer à mon insu. Les gens qui parlent par ouï-dire se trompent presque toujours, parce qu’ils voient du dehors, et qu’ils voient grossièrement. Ils ne se figurent pas que des actes qu’ils jugent répréhensibles puissent être à la fois faciles et spontanés, comme le sont pourtant la plupart des actes humains. Ils accusent l’exemple, la contagion morale et reculent seulement la difficulté d’expliquer. Ils ne savent pas que la nature est plus diverse qu’on ne suppose ; ils ne veulent pas le savoir, car il leur est plus facile de s’indigner que de penser. Ils font l’éloge de la pureté ; ils ne savent pas combien la pureté peut contenir de trouble ; ils ignorent surtout la candeur de la faute. Entre la quatorzième et la seizième année, j’avais moins de jeunes amis que naguère, parce que j’étais plus sauvage. Pourtant (je m’en aperçois aujourd’hui), je faillis une ou deux fois être heureux en toute innocence. Je n’expliquerai pas quelles circonstances m’en empêchèrent : cela est trop délicat, et j’ai trop à dire pour m’attarder aux circonstances.
Les livres auraient pu m’instruire. J’ai beaucoup entendu incriminer leur influence ; il serait aisé de m’en prétendre victime ; cela me rendrait peut-être intéressant. Mais les livres n’ont eu aucun effet sur moi. Je n’ai jamais aimé les livres. Chaque fois qu’on les ouvre, on s’attend à quelque révélation surprenante, mais chaque fois qu’on les ferme, on se sent plus découragé. D’ailleurs, il faudrait tout lire, et la vie n’y suffirait pas. Mais les livres ne contiennent pas la vie ; ils n’en contiennent que la cendre ; c’est là, je suppose, ce qu’on nomme l’expérience humaine. Il avait chez nous bon nombre d’anciens volumes, dans une chambre où n’entrait personne. C’étaient pour la plupart des recueils de piété, imprimés en Allemagne, pleins de ce doux mysticisme morave qui plut à mes aïeules. J’aimais ces sortes de livres. Les amours qu’ils dépeignent ont toutes les pâmoisons et tout l’emportement des autres, mais ils n’ont pas de remords : ils peuvent s’abandonner sans crainte. Il y avait aussi quelques ouvrages bien différents, écrits d’ordinaire en français, au cours du dix-huitième siècle, et qu’on ne met pas entre les mains des enfants. Mais ils ne me plaisaient pas. La volupté, je le soupçonnais déjà, est un sujet fort grave : on doit traiter sérieusement de ce qui risque de faire souffrir. Je me souviens de certaines pages, qui eussent dû flatter mes instincts, ou pour mieux dire les éveiller, mais que je tournais avec indifférence, parce que les images qu’elles m’offraient étaient beaucoup trop précises. Les choses dans la vie ne sont jamais précises ; et c’est mentir que de les dépeindre nues, puisque nous ne les voyons jamais que dans un brouillard de désir. Il n’est pas vrai que les livres nous tentent ; et les événements ne le font pas non plus, puisqu’ils ne nous tentent qu’à notre heure, et lorsque vient le temps où tout nous eût tenté. Il n’est pas vrai que quelques précisions brutales puissent renseigner sur l’amour ; il n’est pas vrai qu’il soit facile de reconnaître, dans la simple description d’un geste, l’émotion que plus tard il produira sur nous.
La souffrance est une. On parle de la souffrance, comme l’on parle du plaisir, mais on en parle quand ils ne nous possèdent pas, quand ils ne nous possèdent plus. Chaque fois qu’ils entrent en nous, ils nous causent la surprise d’une sensation nouvelle, et nous devons reconnaître que nous les avions oubliés. Ils sont nouveaux, car nous le sommes : nous leur apportons chaque fois une âme et un corps un peu modifiés par la vie. Et pourtant la souffrance est une. Nous ne connaîtrons d’elle, comme nous ne connaîtrons du plaisir, que quelques formes toujours les mêmes, et nous en sommes les prisonniers. Il faut expliquer cela : notre âme, je suppose, n’a qu’un clavier restreint, et la vie a beau faire, elle n’en obtient jamais que deux ou trois pauvres notes. Je me rappelle l’atroce fadeur de certains soirs, où l’on s’appuie aux choses comme pour s’y abandonner, mes excès de musique, mon besoin maladif de perfection morale, qui n’était peut-être qu’une transposition du désir. Je me rappelle certaines larmes, versées lorsque, vraiment, il n’y avait pas de quoi pleurer ; je reconnais que toutes mes expériences de la douleur tenaient déjà dans la première. J’ai pu souffrir davantage, je n’ai pas souffert autrement ; et d’ailleurs, chaque fois qu’on souffre, on croit souffrir davantage. Mais la douleur ne nous apprend rien sur sa cause. Si j’avais cru quelque chose, j’aurais cru être épris d’une femme. Seulement, je n’imaginais pas laquelle.
Je fus mis au collège de Presbourg. Ma santé n’était pas très bonne ; des troubles nerveux s’étaient manifestés ; tout cela avait retardé mon départ. Mais l’instruction reçue à la maison ne paraissait plus suffisante, et l’on pensait que mon goût pour la musique contrariait mes études. C’est vrai qu’elles n’étaient pas brillantes. Elles ne furent pas meilleures au collège ; j’étais un élève très médiocre. Mon séjour dans cette académie fut d’ailleurs extrêmement bref ; je passai à Presbourg un peu moins de deux ans. Bientôt, je vous dirai pourquoi. Mais n’allez pas vous imaginer des aventures étonnantes : il ne se passa rien, ou du moins rien ne m’arriva.
J’avais seize ans. J’avais toujours vécu replié sur moi-même ; les longs mois de Presbourg m’ont enseigné la vie, je veux dire celle des autres. Ce fut donc une époque pénible. Lorsque je me tourne vers elle, je revois un grand mur grisâtre, le morne alignement des lits, le réveil matinal dans la froideur du petit jour, où la chair se sent misérable, l’existence régulière, insipide et décourageante, comme une nourriture qu’on prend à contrecœur. La plupart de mes condisciples appartenaient au milieu dont je sortais moi-même, et j’en connaissais quelques-uns. Mais la vie en commun développe la brutalité. J’étais choqué par celle de leurs jeux, de leurs habitudes, de leur langage. Rien n’est plus cynique que les causeries des adolescents, même et surtout lorsqu’ils sont chastes. Beaucoup de mes condisciples vivaient dans une sorte d’obsession de la femme, peut-être moins blâmable que je n’imaginais, mais qui s’exprimait bassement. De pitoyables créatures aperçues au cours des sorties préoccupaient les plus âgés de mes compagnons, mais elles me causaient une répugnance extraordinaire. J’étais habitué à envelopper les femmes de tous les préjugés du respect ; je les haïssais dès qu’elles n’en étaient plus dignes. Mon éducation sévère l’expliquait en partie, mais il y avait, je le crains, autre chose dans cette répulsion qu’une simple preuve d’innocence. J’avais l’illusion de la pureté. Je souris de penser que c’est souvent ainsi : nous nous croyons purs tant que nous méprisons ce que nous ne désirons pas.
Je n’ai pas incriminé les livres : j’accuse encore moins les exemples. Je ne crois, mon amie, qu’aux tentations intérieures. Je ne nie point que des exemples me bouleversèrent, mais non comme vous l’imaginez. Je fus terrifié. Je ne dis pas que je fus indigné, c’est un sentiment trop simple. Je crus être indigné. J’étais un jeune garçon scrupuleux, plein de ce qu’on appelle les meilleurs sentiments ; j’attachais une importance presque maladive à la pureté physique, probablement parce que, sans le savoir, j’attachais aussi beaucoup d’importance à la chair ; l’indignation me parut donc naturelle ; et d’ailleurs il me fallait un nom pour désigner ce que j’éprouvais. Je sais maintenant que c’était la peur. Toujours j’avais eu peur, une peur indéterminée, incessante, peur de quelque chose qui devait être monstrueux et me paralyser d’avance. Dès lors, l’objet de cette peur fut précis. C’était comme si je venais de découvrir une maladie contagieuse qui s’étendait autour de moi ; et, bien que je m’affirmasse le contraire, je sentais qu’elle pouvait m’atteindre. Je savais confusément qu’il existait de pareilles choses ; sans doute, je ne me les figurais pas ainsi ; ou (puisqu’il faut tout dire) l’instinct, à l’époque de mes lectures, était moins éveillé. Je m’imaginais ces choses à la façon de faits un peu vagues, qui s’étaient passés autrefois, ou qui se passaient ailleurs, mais qui n’avaient pour moi aucune réalité. Maintenant, je les voyais partout. Le soir, dans mon lit, je suffoquais en y pensant ; je croyais sincèrement que je suffoquais de dégoût. J’ignorais que le dégoût est une des formes de l’obsession, et que, si l’on désire quelque chose, il est plus facile d’y penser avec horreur que de n’y pas penser. J’y pensais continuellement. La plupart de ceux que je soupçonnais n’étaient peut-être pas coupables, mais je finissais par suspecter tout le monde. J’avais l’habitude de l’examen de conscience ; j’aurais dû me suspecter moi-même. Naturellement, je n’en fis rien. Il m’était impossible de me croire, sans aucune preuve matérielle, au niveau de mon propre dégoût ; et je pense encore que je différais des autres.
Un moraliste n’y verrait aucune différence. Pourtant, il me semble que je n’étais pas comme les autres, et même que je valais un peu mieux. D’abord, parce que j’avais des scrupules, et que ceux dont je vous parle n’en avaient certainement pas. Ensuite parce que j’aimais la beauté, que je l’aimais exclusivement, et qu’elle eût limité mon choix, ce qui n’était pas leur cas. Enfin, parce que j’étais plus difficile, ou si l’on veut, plus raffiné. Ce furent même ces raffinements qui me trompèrent. Je pris pour une vertu ce qui n’est qu’une délicatesse, et la scène dont le hasard me fit témoin m’eût certes beaucoup moins choqué si les acteurs en avaient été plus beaux.
À mesure que l’existence en commun me devenait plus pénible, je souffrais davantage d’être sentimentalement seul. Du moins, j’attribuais à ma souffrance une cause sentimentale. Des choses toutes simples m’irritèrent ; je me crus soupçonné, comme si j’étais déjà coupable ; une pensée qui ne me quittait plus m’empoisonna tous les contacts. Je tombai malade. Il vaut mieux dire que je devins plus malade, car je l’étais toujours un peu.
Ce ne fut pas une maladie bien grave. Ce fut ma maladie, celle que je devais connaître à plusieurs reprises et que j’avais déjà connue ; car chacun de nous a sa maladie particulière comme son hygiène et sa santé, et qu’il est difficile de déterminer tout à fait. Ce fut une maladie assez longue ; elle dura plusieurs semaines ; comme il arrive toujours, elle me rendit un peu de calme. Les images qui m’avaient obsédé durant la fièvre s’en allaient avec elle ; il ne m’en restait plus qu’une honte confuse, pareille à ce mauvais goût que laisse derrière lui l’accès, et le souvenir se brouilla dans ma mémoire obscurcie. Alors, comme une idée fixe ne disparaît un moment que si une autre la remplace, je vis lentement grandir ma seconde obsession. La mort me tenta. Il m’a toujours semblé bien facile de mourir. Ma façon de concevoir la mort ne différait guère de mes imaginations sur l’amour : j’y voyais une défaillance, une défaite qui serait douce. De ce jour, durant toute mon existence, ces deux hantises ne cessèrent d’alterner en moi ; l’une me guérissait de l’autre et aucun raisonnement ne me guérissait des deux. J’étais couché dans mon lit d’infirmerie ; je regardais, à travers la vitre, le mur gris de la cour voisine, et des voix rauques d’enfants montaient. Je me disais que la vie serait éternellement ce mur gris, ces voix rauques, et ce malaise d’un trouble caché. Je me disais que rien n’en valait la peine, et qu’il serait aisé de ne plus vouloir vivre. Et lentement, comme une sorte de réponse que je me faisais à moi-même, une musique montait en moi. C’était d’abord une musique funèbre, mais elle cessait bientôt de pouvoir être appelée ainsi, car la mort n’a plus de sens où la vie n’atteint pas, et cette musique planait beaucoup au-dessus d’elles. C’était une musique paisible, paisible parce qu’elle était puissante. Elle emplissait l’infirmerie, elle me roulait sous elle comme dans le bercement d’une lente houle régulière, voluptueuse, à laquelle je ne résistais pas, et pendant un instant je me sentais calmé. Je n’étais plus un jeune garçon maladif effrayé par soi-même : je me croyais devenu ce que j’étais vraiment, car tous nous serions transformés si nous avions le courage d’être ce que nous sommes. À moi, qui suis trop timide pour rechercher des applaudissements, ou même pour les supporter, il me semblait facile d’être un grand musicien, de révéler aux gens cette musique nouvelle, qui battait en moi à la façon d’un cœur. La toux d’un autre malade, dans un coin opposé de la chambre, l’interrompait tout à coup, et je m’apercevais que mes artères battaient trop vite, tout simplement.
Je guéris. Je connus les émotions de la convalescence et ses larmes à fleur de paupière. Ma sensibilité, affinée par la souffrance, répugnait davantage à tous les froissements du collège. Je souffrais du manque de solitude et du manque de musique. Toute ma vie, la musique et la solitude ont joué pour moi le rôle de calmants. Les combats intérieurs, qui s’étaient livrés en moi sans que je m’en aperçusse, et la maladie, qui les avait suivis, avaient épuisé mes forces. J’étais si faible que je devins très pieux. J’avais la spiritualité facile que donne toute grande faiblesse ; elle me permettait de mépriser plus sincèrement ce dont je vous parlais tout à l’heure, et à quoi il m’arrivait de penser encore. Je ne pouvais plus vivre dans un milieu souillé pour moi. J’écrivis à ma mère des lettres absurdes, exagérées et cependant vraies, où je la suppliais de me retirer du collège. Je lui disais que j’y étais malheureux, que je voulais devenir un grand musicien, que je ne lui coûterais plus d’argent, que j’arriverais vite à me suffire à moi-même Et pourtant, le collège m’était devenu moins odieux qu’autrefois. Plusieurs de mes condisciples, qui d’abord m’avaient brutalisé, se montraient maintenant un peu meilleurs pour moi ; j’étais si facile à contenter que j’en éprouvais une grande reconnaissance ; je pensais que je m’étais trompé et qu’ils n’étaient pas méchants. Je me souviendrai toujours qu’un jeune garçon, auquel je n’avais presque jamais parlé, s’étant aperçu que j’étais fort pauvre et que ma famille ne m’envoyait presque rien, voulut absolument partager avec moi je ne sais quelles douceurs. J’étais devenu d’une sensibilité ridicule qui m’humiliait moi-même ; j’avais un tel besoin d’affection que cela me fit fondre en larmes, et je me rappelle que j’eus honte de mes larmes comme d’une sorte de péché. De ce jour, nous fûmes amis. En d’autres circonstances, ce commencement d’amitié m’eût fait souhaiter de remettre mon départ : il me confirma au contraire dans mon désir de m’en aller, et cela le plus tôt possible. J’écrivis à ma mère des lettres encore plus pressantes. Je la priai de me reprendre sans retard.
Ma mère fut très bonne. Elle s’est toujours montrée bonne. Elle vint me chercher elle-même. Il faut dire aussi que ma pension coûtait cher : c’était, chaque semestre, un souci pour les miens. Si mes études avaient été meilleures, je ne crois pas qu’on m’eût retiré du collège, mais je n’y faisais rien, mes frères jugeaient que c’était de l’argent perdu. Il me semble qu’ils n’avaient pas complètement tort. L’aîné venait de se marier ; ç’avait été un surcroît de dépenses. Quand je rentrai à Woroïno, je vis qu’on m’avait relégué dans une aile éloignée, mais naturellement, je ne me plaignis pas. Ma mère insista pour que j’essayasse de manger ; elle voulut me servir elle-même ; elle me souriait de ce faible sourire qui paraissait toujours s’excuser de ne pouvoir faire davantage ; sa figure et ses mains me semblèrent usées comme sa robe, et je remarquai que ses doigts, dont j’admirais tant la finesse, commençaient d’être gâtés par le travail comme ceux d’une très pauvre femme. Je sentis bien que je l’avais un peu déçue, qu’elle avait espéré pour moi autre chose que l’avenir d’un musicien, probablement d’un musicien médiocre. Et cependant, elle était contente de me revoir. Je ne lui racontai pas mes tristesses du collège ; elles me paraissaient maintenant tout à fait imaginaires, comparées aux peines et aux efforts que la simple existence représentait pour ma famille ; c’était d’ailleurs un récit difficile. Il n’était pas jusqu’à mes frères pour qui je ne ressentisse une sorte de respect ; ils administraient ce qu’on nommait encore le domaine ; c’était plus que je ne faisais, que je ne ferais jamais ; je commençais vaguement à comprendre que cela avait son importance.
Vous pensez que mon retour fut triste ; au contraire, j’étais heureux. Je me sentais sauvé. Vous devinez probablement que c’était de moi-même que je me sentais sauvé. C’était un sentiment ridicule, d’autant plus que je l’ai éprouvé plusieurs fois par la suite, ce qui montre qu’il n’était jamais définitif. Mes années de collège n’avaient été qu’un interlude : je n’y songeais vraiment plus. Je ne m’étais pas encore détrompé de ma prétendue perfection ; j’étais satisfait de vivre selon l’idéal de moralité passive, un peu morne, que j’entendais prôner autour de moi ; je croyais que ce genre d’existence pouvait durer toujours. Je m’étais mis sérieusement au travail ; j’étais parvenu à remplir mes journées d’une musique si continue que les moments de silence me paraissaient de simples pauses. La musique ne facilite pas les pensées ; elle facilite seulement les rêves, et les rêves les plus vagues. Je semblais craindre tout ce qui pouvait me distraire de ceux-ci, ou peut-être les préciser. Je n’avais renoué aucune de mes amitiés d’enfance : lorsque les miens s’en allaient en visite, je priais qu’on me laissât. C’était une réaction contre la vie en commun imposée au collège ; c’était aussi une précaution, mais je la prenais sans me l’avouer à moi-même. Il passait dans notre région nombre de vagabonds tziganes ; quelques-uns sont de bons musiciens, et vous savez que cette race est quelquefois très belle. Jadis, lorsque j’étais beaucoup plus jeune, j’allais causer avec leurs enfants à travers les grilles du jardin, et, ne sachant que dire, je leur donnais des fleurs. Je ne sais pas si les fleurs les réjouissaient beaucoup. Mais, depuis mon retour, j’étais devenu raisonnable, et je ne sortais qu’au grand jour, lorsque la campagne était claire.
Je n’avais pas d’arrière-pensées ; je pensais le moins possible. Je me rappelle, avec un peu d’ironie, que je me félicitais d’être tout entier à l’étude. J’étais comme un fiévreux qui ne trouve pas son engourdissement désagréable, mais qui craint de bouger, parce que le moindre geste pourrait lui donner des frissons. C’était ce que j’appelais du calme. J’ai appris par la suite qu’il faut craindre ce calme, où l’on s’endort lorsqu’on est près des événements. On se croit tranquille, peut-être parce que quelque chose, à notre insu, s’est déjà décidé en nous.
Et ce fut alors que cela eut lieu, un matin pareil aux autres, où rien, ni mon esprit, ni mon corps, ne m’avertissaient plus nettement qu’à l’ordinaire. Je ne dis pas que les circonstances me surprirent elles s’étaient déjà présentées sans que je les accueillisse, mais les circonstances sont ainsi. Elles sont timides et infatigables ; elles vont et viennent devant notre porte, toujours semblables à elles-mêmes, et il dépend de nous que nous tendions la main pour arrêter ces passantes. C’était un matin comme tous les matins possibles, ni plus lumineux, ni plus voilé. Je marchais en pleine campagne, dans un chemin bordé par des arbres ; tout était silencieux comme si tout s’écoutait vivre ; mes pensées, je vous l’affirme, n’étaient pas moins innocentes que cette journée qui commençait. Du moins, je ne puis me souvenir de pensées qui ne fussent pas innocentes, car, lorsqu’elles cessèrent de l’être, je ne les contrôlais déjà plus. En ce moment, où je parais m’éloigner de la nature, il me faut la louer d’être partout présente, sous la forme de nécessité. Le fruit ne tombe qu’à son heure, lorsque son poids l’entraînait depuis longtemps vers la terre : il n’y a pas d’autre fatalité que ce mûrissement intime. Je n’ose vous dire cela que d’une façon très vague ; j’allais, je n’avais pas de but ; ce ne fut pas ma faute si, ce matin-là, je rencontrai la beauté...
Je rentrai. Je ne veux pas dramatiser les choses : vous vous apercevriez vite que je dépasse la vérité. Ce que j’éprouvais n’était pas de la honte, c’était encore moins du remords, c’était plutôt de la stupeur. Je n’avais pas imaginé tant de simplicité dans ce qui m’épouvantait d’avance : la facilité de la faute déconcertait le repentir. Cette simplicité, que le plaisir m’enseignait, je l’ai retrouvée plus tard dans la grande pauvreté, dans la douleur, dans la maladie, dans la mort, je veux dire dans la mort des autres, et j’espère bien un jour la retrouver dans ma mort. Ce sont nos imaginations qui s’efforcent d’habiller les choses, mais les choses sont divinement nues. Je rentrai. La tête me tournait un peu ; je n’ai jamais pu me rappeler comment je passai la journée ; le frémissement de mes nerfs fut lent à mourir en moi. Je me souviens seulement de mon retour dans ma chambre, le soir, et de larmes absurdes, nullement pénibles, qui n’étaient qu’une détente. J’avais confondu toute ma vie le désir et la crainte ; je ne ressentais plus ni l’un ni l’autre. Je ne dis pas que j’étais heureux : je n’avais pas assez l’habitude du bonheur ; j’étais seulement stupéfait d’être si peu bouleversé.
Tout bonheur est une innocence. Il faut, même si je vous scandalise, répéter ce mot qui paraît toujours misérable, car rien ne prouve mieux notre misère que l’importance du bonheur. Pendant quelques semaines, je vécus les yeux fermés. Je n’avais pas abandonné la musique ; je sentais au contraire une grande facilité à me mouvoir en elle ; vous connaissez cette légèreté que l’on éprouve au fond des rêves. Il semblait que les minutes matinales me libérassent de mon corps pour le reste du jour. Mes impressions d’alors, si diverses qu’elles fussent, sont une dans ma mémoire : l’on eût dit que ma sensibilité, n’étant plus bornée à moi seul, se fût dilatée dans les choses. L’émotion du matin se prolongeait dans les phrases musicales du soir ; telle nuance des saisons, telle odeur, telle ancienne mélodie dont je m’épris alors sont demeurées pour moi d’éternelles tentatrices, parce qu’elles me parlent d’un autre. Puis, un matin, il ne vint plus. Ma fièvre tomba ce fut comme un réveil. Je ne puis comparer cela qu’à l’étonnement produit par le silence, quand la musique a cessé.
Je dus réfléchir. Naturellement, je ne pouvais me juger que d’après les idées admises autour de moi : j’aurais trouvé plus abominable encore de ne pas avoir horreur de ma faute que de l’avoir commise ; je me condamnais donc sévèrement. Ce qui m’effrayait surtout, c’était d’avoir pu vivre ainsi, être heureux pendant plusieurs semaines, avant d’être frappé par l’idée du péché. Je cherchais à me rappeler les circonstances de cet acte ; je n’y parvenais pas ; elles me bouleversaient beaucoup plus qu’au moment où je le vivais, car en de tels moments je ne me regardais pas vivre. Je m’imaginais avoir cédé à une folie passagère ; je ne voyais pas que mes examens de conscience m’eussent rapidement mené à une folie bien pire : j’étais trop scrupuleux pour ne pas m’efforcer d’être le plus malheureux possible.
J’avais, dans ma chambre, un de ces petits miroirs d’autrefois, qui sont toujours un peu troubles, comme si des haleines en avaient terni la glace. Puisque quelque chose de si grave avait eu lieu en moi, il me semblait naïvement que je devais être changé, mais le miroir ne me renvoyait que mon image ordinaire, un visage indécis, effrayé et pensif. J’y passais la main, moins pour en effacer la trace d’un contact que pour m’assurer que c’était bien moi-même. Ce qui rend peut-être la volupté si terrible, c’est qu’elle nous enseigne que nous avons un corps. Auparavant, il ne nous servait qu’à vivre. Maintenant, nous sentons que ce corps a son existence particulière, ses rêves, sa volonté, et que, jusqu’à notre mort, il nous faudra tenir compte de lui, céder, transiger ou lutter. Nous sentons (nous croyons sentir) que notre âme n’est que son meilleur rêve. Il m’est arrivé, seul, devant un miroir qui dédoublait mon angoisse, de me demander ce que j’avais de commun avec mon corps, avec ses plaisirs ou ses maux, comme si je ne lui appartenais pas. Mais je lui appartiens, mon amie. Ce corps, qui paraît si fragile, est cependant plus durable que mes résolutions vertueuses, peut-être même que mon âme, car l’âme souvent meurt avant lui. Cette phrase, Monique, vous choque sans doute plus que ma confession tout entière : vous croyez en l’âme immortelle. Pardonnez-moi d’être moins sûr que vous, ou d’avoir moins d’orgueil ; l’âme ne me paraît souvent qu’une simple respiration du corps.
Je croyais en Dieu. J’en avais une conception très humaine, c’est-à-dire très inhumaine, et je me jugeais abominable devant lui. La vie, qui seule nous apprend la vie, nous explique par surcroît les livres : certains passages de la Bible, que j’avais lus négligemment, prirent pour moi une intensité nouvelle ; ils m’épouvantèrent. Parfois, je me disais que cela avait eu lieu, que rien n’empêcherait que cela ait eu lieu, et qu’il fallait m’y résigner. Il en était de cette pensée comme de celle de la damna-lion : elle me calmait. Il y a un apaisement au fond de toute grande impuissance. Je me promis seulement que cela n’arriverait plus ; je le jurai à Dieu, comme si Dieu acceptait les serments. Ma faute, pour témoin, n’avait eu qu’un complice et celui-ci n’était plus là. C’est l’opinion d’autrui qui confère à nos actes une sorte de réalité ; les miens, n’étant sus de personne, n’en avaient guère plus que les gestes accomplis en rêve. J’aurais pu, tant mon esprit fatigué se réfugiait dans le mensonge, finir par affirmer que rien n’avait eu lieu : il n’est pas plus absurde de nier le passé que d’engager l’avenir.
Ce que j’avais éprouvé n’était rien moins qu’un amour ; ce n’était pas même une passion. Si ignorant que je fusse, je m’en rendais bien compte. C’était un entraînement que je pouvais croire extérieur. Je rejetais la responsabilité tout entière sur celui qui l’avait seulement partagée ; je me persuadais que ma séparation d’avec lui avait été volontaire, qu’elle était méritoire. Je savais bien que ce n’était pas vrai, mais enfin, ç’aurait pu l’être : notre mémoire est notre dupe aussi. À force de nous répéter ce que nous aurions dû faire, nous finissons par trouver impossible que nous ne l’ayons pas fait. Le vice consistait pour moi dans l’habitude du péché ; je ne savais pas qu’il est plus difficile de ne céder qu’une fois, que de ne céder jamais ; expliquant ma faute comme un effet des circonstances, où je me promettais de ne plus m’exposer, je la séparais en quelque sorte de moi-même pour n’y plus voir qu’un accident. Mon amie, il faut tout vous dire : depuis que je m’étais juré de ne plus la commettre, je regrettais un peu moins de l’avoir une fois goûtée.
Je vous épargne le récit des transgressions nouvelles, qui m’ôtèrent l’illusion de n’être qu’à demi coupable. Vous me reprocheriez de m’y complaire ; vous auriez peut-être raison. Je suis maintenant si loin de l’adolescent que j’étais, de ses idées, de ses souffrances, que je me penche vers lui avec une sorte d’amour ; j’ai envie de le plaindre, et presque de le consoler. Ce sentiment, Monique, me porte à réfléchir : je me demande si ce n’est pas le souvenir de notre jeunesse qui nous trouble devant celle des autres. J’étais effrayé de la facilité avec laquelle, moi, si timide, si lent d’esprit, j’arrivais à prévoir les complicités possibles ; je me reprochais, non pas tant mes fautes que la vulgarité des circonstances, comme s’il n’avait tenu qu’à moi de les choisir moins basses. Je n’avais pas l’apaisement de me croire irresponsable : je sentais bien que mes actes étaient volontaires, mais je ne les voulais qu’en les accomplissant. On eût dit que l’instinct, pour prendre possession de moi, attendait que la conscience s’en allât ou qu’elle fermât les yeux. J’obéissais tour à tour à deux volontés contraires, qui ne se heurtaient pas, puisqu’elles se succédaient. Quelquefois, pourtant, une occasion s’offrait, que je ne saisissais pas : j’étais timide. Ainsi, mes victoires sur moi-même n’étaient qu’une autre défaite ; nos défauts sont parfois les meilleurs adversaires que nous opposions à nos vices.
Je n’avais personne à qui demander un conseil. La première conséquence de penchants interdits est de nous murer en nous-mêmes : il faut se taire, ou n’en parler qu’à des complices. J’ai beaucoup souffert, dans mes efforts pour me vaincre, de ne pouvoir attendre ni encouragement ni pitié, ni même ce peu d’estime que mérite toute bonne volonté. Je n’avais jamais eu d’intimité avec mes frères ; ma mère, qui était pieuse et triste, avait sur moi des illusions touchantes ; elle m’en aurait voulu de lui ôter l’idée très pure, très douce, et un peu fade qu’elle se faisait de son enfant. Si j’avais osé me confesser aux miens, ce qu’ils m’eussent le moins pardonné, ç’aurait été, précisément, cette confession. J’aurais mis ces gens scrupuleux dans une situation difficile, que l’ignorance leur évitait ; j’aurais été surveillé, je n’aurais pas été aidé. Notre rôle, dans la vie de famille, est fixé une fois pour toutes, par rapport à celui des autres. On est le fils, le frère, le mari, que sais-je ? Ce rôle nous est particulier comme notre nom, l’état de santé qu’on nous suppose, et les égards qu’on doit ou ne doit pas nous montrer. Le reste n’a pas d’importance ; le reste, c’est notre vie. J’étais à table, ou bien dans un salon paisible ; j’avais des instants d’agonie, où je me figurais mourir ; je m’étonnais qu’on ne le vît pas. Il semble alors que l’espace entre nous et les nôtres devienne infranchissable : on se débat dans la solitude comme au centre d’un cristal. J’en venais à penser que ces gens étaient assez sages pour comprendre, ne pas intervenir et ne pas s’étonner. Cette hypothèse, si l’on y songe, pourrait peut-être expliquer Dieu. Mais, lorsqu’il s’agit des gens ordinaires, il est inutile de leur prêter de la sagesse ; il suffit de l’aveuglement.
Si vous pensez à ma vie familiale, que je vous ai décrite, vous devez comprendre que cette ambiance était morne comme un très long novembre. Il me semblait qu’une existence moins triste serait aussi plus pure ; je pensais, d’ailleurs, avec justesse, que rien ne pousse aux extravagances de l’instinct comme la régularité d’une vie trop raisonnable. Nous passâmes l’hiver à Presbourg. La santé d’une de mes sœurs rendait nécessaire le séjour dans une ville, et la proximité des médecins. Ma mère, qui faisait de son mieux pour contribuer à mon avenir, avait insisté pour que je prisse des leçons d’harmonie ; on disait autour de moi que j’avais fait de grands progrès. Il est certain que je travaillais comme travaillent ceux qui cherchent un refuge dans une occupation. Le musicien qui m’enseignait (c’était un homme assez médiocre, mais plein de bonne volonté) conseillait à ma mère de m’envoyer finir à l’étranger mon éducation musicale. Je savais que l’existence serait là-bas difficile ; pourtant, je désirais partir. Nous tenons par tant d’attaches aux lieux où nous avons vécu qu’il nous semble en les quittant plus facile de nous quitter.
Ma santé, qui s’était beaucoup raffermie, n’était plus un obstacle, seulement ma mère me trouvait trop jeune. Elle craignait peut-être les tentations où m’exposerait une vie plus libre ; elle se figurait, je suppose, que l’existence familiale m’en avait préservé. Beaucoup de parents sont ainsi. Elle comprenait bien qu’il m’était nécessaire de gagner un peu d’argent, mais elle pensait sans doute que je pouvais attendre. Je ne devinais pas, alors, le pathétique de son refus. J’ignorais qu’elle n’avait plus longtemps à vivre.
Un soir, à Presbourg, peu de temps après la mort de ma sœur, je rentrai plus désemparé qu’à l’ordinaire. J’avais beaucoup aimé ma sœur. Je ne prétends pas que sa mort m’affligea outre mesure ; j’étais trop tourmenté pour être très ému. La souffrance nous rend égoïstes, car elle nous absorbe tout entiers c’est plus tard, sous forme de souvenir, qu’elle nous enseigne la compassion. Je rentrai un peu moins tôt que je ne me l’étais promis ; mais je n’avais pas fixé d’heure à ma mère ; elle ne m’attendait donc pas. Je la trouvai, quand je poussai la porte, assise dans l’obscurité. Ma mère, dans les derniers temps de sa vie, se plaisait à demeurer sans rien faire, aux approches de la nuit. Il semblait qu’elle voulût s’habituer à l’inaction et aux ténèbres. Son visage, je suppose, prenait alors cette expression plus calme, plus sincère aussi, que nous avons lorsque nous sommes tout à fait seuls et qu’il fait complètement noir. J’entrai. Ma mère n’aimait pas qu’on la surprît ainsi. Elle me dit, comme pour s’excuser, que la lampe venait de s’éteindre, mais j’y posai les mains : le verre n’en était même pas tiède. Elle s’aperçut bien que j’avais quelque chose : nous sommes plus clairvoyants, quand il fait noir, parce que nos yeux ne nous trompent pas. En tâtonnant, je m’assis près d’elle. J’étais dans un état d’alanguissement un peu spécial, que je connaissais trop bien ; il me semblait qu’un aveu allait couler hors de moi, involontairement, à la façon des larmes. J’allais peut-être tout raconter quand la servante entra avec une autre lampe.
Alors, je sentis que je ne pourrais plus rien dire, que je ne supporterais pas l’expression que prendrait le visage de ma mère, lorsqu’elle m’aurait compris. Ce peu de lumière m’épargna une faute irréparable, inutile. Les confidences, mon amie, sont toujours pernicieuses, quand elles n’ont pas pour but de simplifier la vie d’un autre.
J’avais été trop loin pour m’en tenir au silence ; je dus parler. Je dépeignais la tristesse de mon existence, mes chances d’avenir indéfiniment reculées, la sujétion où mes frères me retenaient dans la famille. Je pensais à une sujétion bien pire, dont j’espérais me délivrer en partant. Je mis, dans ces pauvres plaintes, toute la détresse que j’aurais mise dans un autre aveu, que je ne pouvais faire, et qui m’importait seul. Ma mère se taisait ; je compris que je l’avais persuadée. Elle se leva pour gagner la porte. Elle était faible et fatiguée ; je sentis combien il lui était pénible de ne pas me dire non. C’était peut-être comme si elle avait perdu un second enfant. Je souffrais de ne pouvoir lui donner la vraie cause de mon insistance ; elle devait me croire égoïste j’aurais voulu lui dire que je ne m’en irais pas.
Le lendemain, elle me fit appeler ; nous parlâmes de mon départ comme s’il avait toujours été convenu entre nous. Ma famille n’était pas assez riche pour me faire une pension ; je devrais travailler pour vivre. Afin de me faciliter les débuts, ma mère me donna, en grand secret, une somme prise sur son argent personnel. Ce n’était pas une somme importante, mais elle nous le parut à tous deux. Je l’ai remboursée en partie, dès que cela me fut possible, mais ma mère est morte trop vite ; je n’ai pu m’acquitter tout à fait. Ma mère croyait à mon avenir. Si jamais j’ai désiré un peu de gloire, c’est parce que je savais qu’elle en serait heureuse. Ainsi, à mesure que disparaissent ceux que nous avons aimés, diminuent les raisons de conquérir un bonheur que nous ne pouvons plus goûter ensemble.
J’allais avoir dix-neuf ans. Ma mère tenait à ce que je ne partisse qu’après mon anniversaire ; je revins donc à Woroïno. Durant les quelques semaines que j’y passai, je n’eus à me reprocher aucun acte, et presque aucun désir. J’étais naïvement occupé de préparer mon départ ; je désirais m’en aller avant le temps de Pâques, qui ramène dans le pays trop d’étrangers. Le dernier soir, je fis mes adieux à ma mère. Nous nous séparâmes simplement. Il y a quelque chose de blâmable à se montrer trop tendre, lorsqu’on s’en va, comme pour se faire regretter. Puis, les baisers voluptueux nous désapprennent les autres ; on ne sait plus, ou l’on n’ose plus. Je voulais partir le lendemain de très bonne heure, sans déranger personne. Je passai la nuit dans ma chambre, devant ma fenêtre ouverte, à imaginer mon avenir. C’était une nuit immense et claire. Le parc n’était séparé du grand chemin que par une grille ; des gens attardés passaient sur la route en silence ; j’entendais dans l’éloignement leurs pas lourds ; soudain, leur chant triste monta. Il se peut que ces pauvres gens ne pensaient, ne souffraient qu’obscurément, à la façon des choses. Mais leur chant contenait ce qu’ils pouvaient avoir d’âme. Ils chantaient seulement pour alléger leur marche ; ils ne savaient pas ce qu’ils exprimaient ainsi. Je me souviens d’une voix de femme, si limpide qu’elle aurait pu voler sans fatigue, indéfiniment, jusqu’à Dieu. Je ne croyais pas impossible que la vie tout entière devînt une ascension pareille ; je me le promis solennellement. Il n’est pas difficile de nourrir des pensées admirables lorsque les étoiles sont présentes. Il est plus difficile de les garder intactes dans la petitesse des journées ; il est plus difficile d’être devant les autres ce que nous sommes devant Dieu.
J’arrivai à Vienne. Ma mère m’avait inculqué contre l’Autriche toutes les préventions des Moraves ; je passai une première semaine si cruelle que j’aime mieux n’en rien dire. Je pris une chambre dans une maison assez pauvre. J’étais plein de bonnes intentions ; je me rappelle que je croyais pouvoir ranger méthodiquement mes désirs et mes peines, comme on range les objets dans le tiroir d’un meuble. Il y a, dans les renoncements de la vingtième année, un enivrement amer. J’avais lu, j’ignore dans quel livre, que certains troubles ne sont pas rares, à une époque déterminée de l’adolescence ; j’antidatais mes souvenirs pour me prouver qu’il s’agissait d’incidents très banals, limités à une période de la vie que j’avais dépassée. Je ne songeais même pas aux autres formes du bonheur ; il me fallait donc choisir entre mes penchants, que je jugeais criminels, et une renonciation complète qui n’est peut-être pas humaine. Je choisis. Je me condamnai, à vingt ans, à l’absolue solitude des sens et du cœur. Ainsi commencèrent plusieurs années de luttes, d’obsessions, de sévérité. Il ne m’appartient pas de dire que mes efforts furent admirables ; on pourrait dire qu’ils furent insensés. En tout cas, c’est quelque chose que de les avoir faits ; ils me permettent aujourd’hui de m’accepter plus honorablement moi-même. Justement parce que j’aurais pu trouver, dans cette ville inconnue, des occasions plus faciles, je me crus tenu de les repousser toutes ; je ne voulais pas manquer à la confiance qu’on m’avait montrée en me laissant partir. Pourtant, il est étrange de voir avec quelle rapidité nous nous habituons à nous-mêmes ; je trouvais méritoire de renoncer à ce dont, quelques mois plus tôt, je croyais avoir horreur.
Je vous ai dit que je m’étais logé dans une maison assez misérable. Mon Dieu, je ne prétendais à rien d’autre. Mais ce qui rend la pauvreté si dure, ce ne sont pas les privations, c’est la promiscuité. Notre situation, à Presbourg, m’avait évité les contacts sordides que l’on subit dans les villes. Malgré les recommandations dont m’avait muni ma famille, il me fut longtemps difficile, à mon âge, de trouver à donner des leçons. Je n’aimais pas à me mettre en avant ; je ne savais donc pas m’y prendre. Il me sembla pénible de servir d’accompagnateur dans un théâtre, où ceux qui m’entouraient crurent me mettre à l’aise, à force de familiarité. Ce ne fut pas là que je pris meilleure opinion des femmes qu’on est censé pouvoir aimer. J’étais malheureusement très sensible aux aspects extérieurs des choses ; je souffrais de la maison où j’habitais ; je souffrais des gens que j’y devais parfois rencontrer. Vous pensez bien qu’ils étaient vulgaires. Mais j’ai toujours été aidé, dans mes rapports avec les gens, par l’idée qu’ils ne sont pas très heureux. Les choses non plus ne sont pas très heureuses ; c’est ce qui fait que nous nous prenons d’amitié pour elles. Ma chambre m’avait d’abord répugné ; elle était triste, avec une sorte de fausse élégance qui serrait le cœur, parce qu’on sentait qu’on n’avait pu faire mieux. Elle n’était pas non plus très propre : on voyait que d’autres personnes y avaient passé avant moi, et cela me dégoûtait un peu. Puis je finis par m’intéresser à ce qu’avaient pu être ceux-là, et à m’imaginer leur vie. C’étaient comme des amis, avec lesquels je ne pouvais me brouiller, parce que je ne les connaissais pas. Je me disais qu’ils s’étaient assis à cette table pour faire péniblement leurs comptes de la journée, qu’ils avaient allongé dans ce lit leur sommeil ou leur insomnie. Je pensais qu’ils avaient eu leurs aspirations, leurs vertus, leurs vices, et leurs misères, comme j’avais les miennes. Je ne sais pas, mon amie, à quoi nous serviraient nos tares, si elles ne nous enseignaient la pitié.
Je m’habituai. On s’habitue facilement. Il y a une jouissance à savoir qu’on est pauvre, qu’on est seul et que personne ne songe à nous. Cela simplifie la vie. Mais c’est aussi une grande tentation. Je revenais tard, chaque nuit, par les faubourgs presque déserts à cette heure, si fatigué que je ne sentais plus la fatigue. Les gens que l’on rencontre dans les rues, pendant le jour, donnent l’impression d’aller vers un but précis, que l’on suppose raisonnable, mais, la nuit, ils paraissent marcher dans leurs rêves. Les passants me semblaient, comme moi, avoir l’aspect vague des figures qu’on voit dans les songes, et je n’étais pas sûr que toute la vie ne fût pas un cauchemar inepte, épuisant, interminable. Je n’ai pas à vous dire la fadeur de ces nuits viennoises. J’apercevais quelquefois des couples d’amants étalés sur le seuil des portes, prolongeant tout à l’aise leurs entretiens, ou leurs baisers peut-être ; l’obscurité, autour d’eux, rendait plus excusable l’illusion réciproque de l’amour ; et j’enviais ce contentement placide, que je ne désirais pas. Mon amie, nous sommes bien étranges. J’éprouvais pour la première fois un plaisir de perversité à différer des autres ; il est difficile de ne pas se croire supérieur, lorsqu’on souffre davantage, et la vue des gens heureux donne la nausée du bonheur.
J’avais peur de me retrouver dans ma chambre, de m’étendre sur le lit, où j’étais sûr de ne pouvoir dormir. Pourtant, il fallait en venir là. Même lorsque je ne rentrais qu’à l’aube, ayant contrevenu à mes promesses envers moi-même (je vous assure, Monique, cela m’arrivait rarement), il fallait bien finir par remonter chez moi, ôter de nouveau mes vêtements comme j’aurais souhaité, peut-être, pouvoir me débarrasser de mon corps, et m’allonger entre les draps, où cette fois le sommeil venait. Le plaisir est trop éphémère, la musique ne nous soulève un moment que pour nous laisser plus tristes, mais le sommeil est une compensation. Même lorsqu’il nous a quittés, il nous faut quelques secondes pour recommencer à souffrir ; et l’on a, chaque fois qu’on s’endort, la sensation de se livrer à un ami. Je sais bien que c’est un ami infidèle, comme tous les autres ; lorsque nous sommes trop malheureux il nous abandonne aussi. Mais nous savons qu’il reviendra tôt ou tard, peut-être sous un autre nom, et que nous finirons par reposer en lui. Il est parfait quand il est sans rêves ; on pourrait dire que, chaque soir, il nous réveille de la vie.
J’étais absolument seul. Je me suis tu, jusqu’à présent, sur les visages humains où s’est incarné mon désir ; je n’ai interposé, entre vous et moi, que des fantômes anonymes. Ne croyez pas qu’une pudeur m’y contraigne, ou la jalousie qu’on éprouve même à l’égard de ses souvenirs. Je ne me vante pas d’avoir aimé. J’ai trop senti combien peu durables sont les émotions les plus vives, pour vouloir, du rapprochement d’êtres périssables, engagés de toutes parts dans la mort, tirer un sentiment qui se prétende immortel. Ce qui nous émeut chez un autre ne lui est après tout que prêté par la vie. Je sens trop bien que l’âme vieillit comme la chair, n’est, chez les meilleurs, que l’épanouissement d’une saison, un miracle éphémère, comme la jeunesse elle-même. À quoi bon, mon amie, nous appuyer à ce qui passe ?
J’ai craint les liens d’habitude, faits d’attendrissements factices, de duperie sensuelle et d’accoutumance paresseuse. Je n’aurais pu, ce me semble, aimer qu’un être parfait ; je serais trop médiocre pour mériter qu’il m’accueille, même s’il m’était possible de le trouver un jour. Ce n’est pas tout, mon amie. Notre âme, notre esprit, notre corps, ont des exigences le plus souvent contradictoires ; je crois malaisé de joindre des satisfactions si diverses sans avilir les unes et sans décourager les autres. Ainsi, j’ai dissocié l’amour. Je ne veux pas flatter mes actes d’explications métaphysiques, quand ma timidité est une cause suffisante. Je me suis presque toujours borné à des complicités banales, par une obscure terreur de m’attacher et de souffrir. C’est assez d’être le prisonnier d’un instinct, sans l’être aussi d’une passion ; et je crois sincèrement n’avoir jamais aimé.
Puis des souvenirs me reviennent. Ne vous effrayez pas : je ne décrirai rien ; je ne vous dirai pas les noms ; j’ai même oublié les noms, ou ne les ai jamais sus. Je revois la courbe particulière d’une nuque, d’une bouche ou d’une paupière, certains visages aimés pour leur tristesse, le pli de lassitude qui abaissait leurs lèvres, ou même ce je ne sais quoi d’ingénu qu’a la perversité d’un être jeune, ignorant et rieur ; tout ce qui affleure d’âme à la surface d’un corps. Je pense à des inconnus qu’on ne reverra pas, qu’on ne tient pas à revoir et qui, à cause de cela même, se racontent ou se taisent avec sincérité. Je ne les aimais pas : je ne désirais pas refermer les mains sur le peu de bonheur qui m’était apporté ; je ne souhaitais d’eux ni compréhension, ni même la durée d’une tendresse : simplement, j’écoutais leur vie. La vie est le mystère de chaque être : elle est si admirable qu’on peut toujours l’aimer. La passion a besoin de cris, l’amour lui-même se complaît dans les mots, mais la sympathie peut être silencieuse. Je l’ai ressentie, non seulement à des minutes prévues de gratitude et d’apaisement, mais envers des êtres que je n’associais à l’idée d’aucune joie. Je l’ai connue en silence, puisque ceux qui l’inspirent ne la comprendraient pas ; il n’est pas nécessaire que quelqu’un la comprenne. J’ai aimé de la sorte les figures de mes rêves, de pauvres gens médiocres, et quelquefois des femmes. Mais les femmes, bien qu’elles disent le contraire, ne voient dans la tendresse qu’un acheminement vers l’amour.
J’avais, pour voisine de chambre, une personne assez jeune qui se nommait Marie. Ne vous imaginez pas que Marie fût très belle ; c’était une physionomie ordinaire, qui passait inaperçue. Marie était un peu mieux qu’une servante. Elle travaillait pourtant, et je ne crois pas que son travail aurait suffi à la faire vivre. En tout cas, lorsque j’allais chez elle, je la trouvais toujours seule. Elle s’arrangeait, je suppose, pour l’être à ces heures-là.
Marie n’était pas intelligente, ni peut-être très bonne, mais elle était serviable, comme sont les pauvres gens qui savent la nécessité de l’entraide. Il semble que la solidarité se dépense, chez eux, en petite monnaie journalière. On doit être reconnaissant des moindres bons procédés ; c’est pourquoi je parle de Marie. Elle n’avait d’autorité sur personne ; elle aimait, je pense, à en avoir sur moi ; elle me donnait des conseils sur la façon de me vêtir chaudement, ou d’allumer mon feu, et s’occupait à ma place de petits riens utiles. Je n’ose dire que Marie me rappelait mes sœurs ; pourtant, je retrouvais là ces doux gestes de femme, qu’enfant j’avais aimés. On voyait qu’elle s’efforçait d’avoir de belles manières, et c’est déjà méritoire. Marie croyait aimer la musique ; elle l’aimait véritablement : par malheur, elle avait très mauvais goût. C’était un mauvais goût presque touchant à force d’être ingénu ; les sentiments les plus conventionnels lui paraissaient les plus beaux : on eût dit que son âme, comme sa personne, se contentait de parures fausses. Marie pouvait mentir le plus sincèrement du monde. Je suppose qu’elle vivait, comme la plupart des femmes, d’une existence imaginaire où elle était meilleure et plus heureuse que dans l’autre. Par exemple, si je l’avais interrogée, elle m’aurait affirmé n’avoir jamais eu d’amants ; elle aurait pleuré si je ne l’avais pas crue. Elle avait, au fond d’elle-même, le souvenir d’une enfance vécue à la campagne, dans un milieu très honorable, et celui d’un vague fiancé. Elle avait aussi d’autres souvenirs, dont elle ne parlait pas. La mémoire des femmes ressemble à ces tables anciennes dont elles se servent pour coudre. Il y a des tiroirs secrets ; il y en a, fermés depuis longtemps et qui ne peuvent s’ouvrir ; il y a des fleurs séchées qui ne sont plus que de la poussière de roses ; des écheveaux emmêlés, quelquefois des épingles. La mémoire de Marie était très complaisante : elle devait lui servir à broder son passé.
J’allais chez elle, le soir, lorsqu’il commençait à faire froid, et que j’avais peur d’être seul. Notre conversation était certainement insipide, mais il y a je ne sais quoi d’apaisant, pour ceux qui se tourmentent sans cesse, à entendre une femme parler de choses insignifiantes. Marie était paresseuse : elle ne s’étonnait pas que je travaillasse très peu. Je n’ai rien d’un prince de légende. J’ignorais que les femmes, surtout lorsqu’elles sont pauvres, croient souvent avoir rencontré le personnage de leurs rêves, même lorsque la ressemblance est extrêmement lointaine. Ma situation, et peut-être mon nom, avaient pour Marie un prestige romanesque, que je concevais mal. Bien entendu, je lui avais toujours montré la plus grande réserve ; elle en était flattée, au commencement, comme d’une délicatesse dont elle n’avait pas l’habitude. Je ne devinais pas ses pensées, lorsqu’elle cousait en silence ; je croyais simplement qu’elle me voulait du bien ; et puis, certaines idées ne me venaient même pas.
Peu à peu, je m’aperçus que Marie se montrait beaucoup plus froide. Il y avait, dans ses moindres paroles, une sorte de déférence agressive, comme si elle s’était subitement rendu compte que je sortais d’un milieu jugé très supérieur au sien. Je sentais qu’elle était fâchée. Je ne m’étonnais pas que l’affection de Marie fût passée : tout passe. Je voyais seulement qu’elle était triste ; j’avais la naïveté de ne pas deviner pourquoi. Je croyais impossible qu’elle soupçonnât certain côté de mon existence ; je ne me rendais pas compte qu’elle s’en fût peut-être moins scandalisée que moi-même. Enfin, d’autres circonstances survinrent ; je dus me loger dans une maison plus pauvre, ma chambre étant devenue trop coûteuse pour moi. Je ne revis jamais Marie. Comme il est difficile, quelques précautions qu’on prenne, de ne pas faire souffrir...
Je continuais à lutter. Si la vertu consiste en une série d’efforts, je fus irréprochable. J’appris le danger des renoncements trop rapides ; je cessai de croire que la perfection se trouve de l’autre côté d’un serment. La sagesse, comme la vie, me parut faite de progrès continus, de recommencements, de patience. Une guérison plus lente me sembla moins précaire : je me contentai, à la façon des pauvres, de petits gains misérables. J’essayai d’espacer les crises ; j’en vins à un calcul maniaque des mois, des semaines, des jours. Sans l’avouer, pendant ces périodes d’excessive discipline, je vivais soutenu par l’attente du moment où je me permettrais de faillir. Je finissais par céder à la première tentation venue, uniquement parce que, depuis trop longtemps, je m’interdisais de le faire. Je me fixais à peu près, d’avance, l’époque de ma prochaine faiblesse ; je m’abandonnais, toujours un peu trop vite, moins par impatience de ce bonheur pitoyable que pour m’éviter l’horreur d’attendre l’accès, et de le supporter. Je vous épargne le récit des précautions que je pris contre moi-même ; elles me semblent maintenant plus avilissantes que des fautes. Je crus d’abord qu’il s’agissait d’éviter les occasions du péché ; je m’aperçus bientôt que nos actions n’ont qu’une valeur de symptômes c’est notre nature qu’il nous faudrait changer. J’avais eu peur des événements ; j’eus peur de mon corps ; je finis par reconnaître que nos instincts se communiquent à notre âme, et nous pénètrent tout entiers. Alors, je n’eus plus d’asile. Je trouvais, dans les pensées les plus innocentes, le point de départ d’une tentation ; je n’en découvrais pas une seule qui demeurât longtemps saine ; elles semblaient se gâter en moi et mon âme, quand je la connus mieux, me dégoûta comme mon corps.
Certaines époques étaient particulièrement dangereuses : la fin des semaines, le commencement des mois, peut-être parce que j’avais un peu plus d’argent et que j’avais pris l’habitude des complicités payées. (Il y a, mon amie, de ces raisons misérables.) Je craignais aussi la veille des fêtes, leur désœuvrement, leur tristesse pour ceux qui vivent seuls. Je m’enfermais ces jours-là. Je n’avais rien à faire : j’allais et venais, fatigué de voir mon image se refléter dans la glace ; je haïssais ce miroir, qui m’infligeait ma propre présence. Un crépuscule brouillé commençait d’emplir la chambre ; l’ombre se posait sur les choses comme une salissure de plus. Je ne fermais pas la fenêtre, parce que l’air me manquait ; les bruits du dehors me fatiguaient au point de m’empêcher de penser. J’étais assis, je m’efforçais de fixer mon esprit sur une idée quelconque, mais une idée mène toujours à une autre ; on ne sait pas où cela peut conduire. Il valait mieux se mouvoir, marcher. Il n’y a rien de blâmable à sortir au crépuscule ; pourtant, c’était une défaite, et qui présageait l’autre. J’aimais cette heure où bat la fièvre des villes. Je ne décrirai pas la recherche hallucinée du plaisir, les déconvenues possibles, l’amertume d’une humiliation morale bien pire qu’après la faute, lorsque aucun apaisement ne vient la compenser. Je passe sur le somnambulisme du désir, la brusque résolution qui balaie toutes les autres, l’alacrité d’une chair qui, enfin, n’obéit plus qu’à elle-même. Nous décrivons souvent le bonheur d’une âme qui se débarrasserait de son corps : il y a des moments, dans la vie, où le corps se débarrasse de l’âme.
Cher Dieu, quand mourrai-je ?... Monique, vous vous rappelez ces paroles. Elles sont au commencement d’une vieille prière allemande. Je suis fatigué de cet être médiocre, sans avenir, sans confiance en l’avenir, de cet être que je suis bien forcé d’appeler Moi, puisque je ne puis m’en séparer. Il m’obsède de ses tristesses, de ses peines ; je le vois souffrir, – et je ne suis même pas capable de le consoler. Je suis certes meilleur que lui ; je puis parler de lui comme je ferais d’un étranger ; je ne comprends pas quelles raisons m’en font le prisonnier. Et le plus terrible peut-être, c’est que les autres ne connaîtront de moi que ce personnage en lutte avec la vie. Ce n’est même pas la peine de souhaiter qu’il meure, puisque, lorsqu’il mourra, je mourrai avec lui. À Vienne, durant ces années de combats intérieurs, j’ai souvent souhaité mourir.
On ne souffre pas de ses vices, on souffre seulement de ne pouvoir s’y résigner. Je connus tous les sophismes de la passion ; je connus aussi tous les sophismes de la conscience. Les gens se figurent qu’ils réprouvent certains actes parce que la morale s’y oppose ; en réalité, ils obéissent (ils ont le bonheur d’obéir) à des répugnances instinctives. J’étais frappé, malgré moi, par l’extrême insignifiance de nos fautes les plus graves, par le peu de place qu’elles tiendraient dans notre vie, si nos remords n’en prolongeaient la durée. Notre corps oublie comme notre âme ; c’est peut-être ce qui explique, chez certains d’entre nous, les renouvellements d’innocence, Je m’efforçais d’oublier ; j’oubliais presque. Puis, cette amnésie m’épouvantait. Mes souvenirs, me paraissant toujours incomplets, me suppliciaient davantage. Je me jetais sur eux pour les revivre. Je me désespérais qu’ils pâlissent. Je n’avais qu’eux pour me dédommager du présent, de l’avenir auxquels je renonçais. Il ne me restait pas, après m’être interdit tant de choses, le courage de m’interdire mon passé.
Je vainquis. À force de rechutes misérables et de plus misérables victoires, j’arrivai à vivre une année tout entière comme j’aurais désiré avoir vécu toute ma vie. Mon amie, il ne faut pas sourire. Je ne veux pas exagérer mon mérite : avoir du mérite à s’abstenir d’une faute, c’est une façon d’être coupable. On dirige quelquefois ses actes ; on dirige moins ses pensées ; on ne dirige pas ses rêves. J’eus des rêves. Je connus le danger des eaux stagnantes. Il semble qu’agir nous absolve. Il y a quelque chose de pur, même dans un acte coupable, comparé aux pensées que nous nous en formons. Mettons, si vous voulez, de moins impur, et disons que cela tient à ce je ne sais quoi de médiocre qu’a toujours la réalité. Cette année, où je ne commis, je vous l’assure, rien de répréhensible, fut troublée de plus de hantises que toute autre, et de hantises plus basses. On eût dit que cette plaie, fermée trop vite, se fût rouverte dans l’âme et finît par l’empoisonner. Il me serait facile de faire un récit dramatique, mais ni vous ni moi ne nous intéressons aux drames, – et il est bien des choses qu’on exprime davantage en ne les disant pas. Ainsi, j’avais aimé la vie. C’était au nom de la vie, je veux dire de mon avenir, que je m’étais efforcé de me reconquérir sur moi-même. Mais on hait la vie quand on souffre. Je subis les obsessions du suicide, j’en subis d’autres, plus abominables. Je ne voyais plus, dans les plus humbles objets de la vie journalière, que l’instrument d’une destruction possible. J’avais peur des étoffes, parce qu’on peut les nouer ; des ciseaux, à cause de leurs pointes ; surtout, des objets tranchants. J’étais tenté par ces formes brutales de la délivrance : je mettais une serrure entre ma démence et moi.
Je devins dur. Je m’étais, jusqu’alors, abstenu de juger les autres ; j’aurais fini par être, si j’en avais eu le pouvoir, aussi impitoyable pour eux que je l’étais pour moi-même. Je ne pardonnais pas au prochain les plus petites transgressions ; je craignais que mon indulgence envers autrui ne m’amenât, devant ma conscience, à excuser mes propres fautes. Je redoutais l’amollissement que procurent les sensations douces ; j’en vins à haïr la nature, à cause des tendresses du printemps. J’évitais, le plus possible, la musique émouvante : mes mains, posées devant moi sur les touches, me troublaient par le souvenir des caresses. Je craignis l’imprévu des rencontres mondaines, le danger des visages humains. Je fus seul. Puis la solitude me fit peur. On n’est jamais tout à fait seul : par malheur, on est toujours avec soi-même.
La musique, cette joie des forts, est la consolation des faibles. La musique était devenue un métier que j’exerçais pour vivre. L’enseigner aux enfants est une épreuve pénible, parce que la technique les détourne de l’âme. Il faudrait, je pense, leur en faire d’abord goûter l’âme. En tout cas, l’usage s’y oppose, et ni mes élèves, ni leurs familles, ne tenaient à changer l’usage. J’aimais encore mieux les enfants que les personnes plus âgées qui me vinrent par la suite et se croyaient forcées d’exprimer quelque chose. Et puis, les enfants m’intimidaient moins. J’aurais pu, si je l’avais essayé, avoir des leçons plus nombreuses ; celles que je donnais me suffisaient pour vivre. Je travaillais déjà trop. Je n’ai pas le culte du travail, lorsque le résultat n’importe qu’à nous-mêmes. Sans doute, se fatiguer est une façon de se dompter ; mais l’épuisement du corps finit par engourdir l’âme. Reste à savoir, Monique, si une âme inquiète ne vaut pas mieux qu’une âme endormie.
Mes soirées me restaient. Je m’accordais, chaque soir, un moment de musique qui n’était qu’à moi seul. Certes, ce plaisir solitaire est un plaisir stérile, mais aucun plaisir n’est stérile lorsqu’il remet notre être d’accord avec la vie. La musique me transporte dans un monde où la douleur ne cesse pas d’exister, mais s’élargit, se tranquillise, devient tout à la fois plus calme et plus profonde, comme un torrent qui se transforme en lac. On ne peut, quand on rentre tard, se mettre à jouer de musique trop bruyante ; d’ailleurs, je ne l’ai jamais aimée. Je sentais bien, dans la maison, qu’on tolérait seulement la mienne, et sans doute le sommeil des gens fatigués vaut toutes les mélodies possibles. C’est de la sorte, mon amie, que j’appris à jouer presque toujours en sourdine, comme si j’avais peur d’éveiller quelque chose. Le silence ne compense pas seulement l’impuissance des paroles humaines, il compense aussi, pour les musiciens médiocres, la pauvreté des accords. Il m’a toujours semblé que la musique ne devrait être que du silence, et le mystère du silence, qui chercherait à s’exprimer. Voyez, par exemple, une fontaine. L’eau muette emplit les conduits, s’y amasse, en déborde, et la perle qui tombe est sonore. Il m’a toujours semblé que la musique ne devrait être que le trop-plein d’un grand silence.
Enfant, j’ai désiré la gloire. À cet âge, nous désirons la gloire comme nous désirons l’amour : nous avons besoin des autres pour nous révéler à nous-mêmes. Je ne dis pas que l’ambition soit un vice inutile ; elle peut servir à fouetter l’âme. Seulement elle l’épuise. Je ne sache pas de succès qui ne s’achète par un demi-mensonge ; je ne sache pas d’auditeurs qui ne nous forcent à omettre, ou à exagérer quelque chose. J’ai souvent pensé, avec tristesse, qu’une âme vraiment belle n’obtiendrait pas la gloire, parce qu’elle ne la désirerait pas. Cette idée, qui m’a désabusé de la gloire, m’a désabusé du génie. J’ai souvent pensé que le génie n’est qu’une éloquence particulière, un don bruyant d’exprimer. Même si j’étais Chopin, Mozart ou Pergolèse, je dirais seulement, imparfaitement peut-être, ce qu’éprouve chaque jour un musicien de village, lorsqu’il fait de son mieux en toute humilité. Je faisais de mon mieux. Mon premier concert fut quelque chose de pire qu’un insuccès, ce fut un demi-succès. Il fallut, pour me décider à le donner, toutes sortes de raisons matérielles et cette autorité que prennent sur nous les gens du monde lorsqu’ils veulent nous aider. Ma famille avait à Vienne nombre de parents assez vagues ; c’étaient pour moi presque des protecteurs, et tout à fait des étrangers. Ma pauvreté les humiliait un peu ; ils auraient désiré que je devinsse célèbre, pour n’être plus gênés quand on parlait de moi. Je les voyais rarement ; ils m’en voulaient, peut-être, parce que je ne leur donnais pas l’occasion de me refuser un secours. Et cependant, ils m’aidèrent. Ce fut, je le sais bien, de la façon la moins coûteuse, mais je ne vois pas, mon amie, de quel droit nous exigerions la bonté.
Je me rappelle mon entrée sur la scène, à mon premier concert. L’assistance était très peu nombreuse, mais c’était déjà trop pour moi. J’étouffais. Je n’aimais pas ce public pour qui l’art n’est qu’une vanité nécessaire, ces visages composés dissimulant les âmes, l’absence des âmes. Je concevais mal qu’on pût jouer devant des inconnus, à heure fixe, pour un salaire versé d’avance. Je devinais les appréciations toutes faites, qu’ils se croyaient obligés de formuler en sortant ; je haïssais leur goût pour l’emphase inutile, l’intérêt même qu’ils me portaient, parce que j’étais de leur monde, et l’éclat factice dont se paraient les femmes. Je préférais encore les auditeurs de concerts populaires, donnés le soir dans quelque salle misérable, où j’acceptais parfois de jouer gratuitement. Des gens venaient là dans l’espoir de s’instruire. Ils n’étaient pas plus intelligents que les autres, ils étaient seulement de meilleure volonté, ils avaient dû, après leur repas, s’habiller le mieux possible ; ils avaient dû consentir à avoir froid, pendant deux longues heures, dans une salle presque noire. Les gens qui vont au théâtre cherchent à s’oublier eux-mêmes ; ceux qui vont au concert cherchent plutôt à se retrouver. Entre la dispersion du jour et la dissolution du sommeil, ils se retrempent dans ce qu’ils sont. Visages fatigués des auditeurs du soir, visages qui se détendent dans leurs rêves et semblent s’y baigner. Mon visage... Et ne suis-je pas aussi très pauvre, moi qui n’ai ni amour, ni foi, ni désir avouable, moi qui n’ai que moi-même sur qui compter, et qui me suis presque toujours infidèle ?
L’hiver qui suivit fut un hiver pluvieux. Je pris froid. J’étais trop habitué à être un peu malade pour m’inquiéter quand je l’étais vraiment. J’avais, pendant l’année dont je vous parle, été repris par les troubles nerveux éprouvés dans l’enfance. Ce refroidissement, que je ne soignai pas, vint m’affaiblir davantage : je retombai malade, et cette fois très gravement.
Je compris alors le bonheur d’être seul. Si j’avais succombé, à cette époque, je n’aurais eu à regretter personne. C’était l’absolu détachement. Une lettre de mes frères vint justement m’apprendre que ma mère était morte, depuis un mois déjà. Je fus triste, surtout de ne pas l’avoir su plus tôt ; il semblait qu’on m’eût volé quelques semaines de douleur. J’étais seul. Le médecin du quartier, qu’on avait fini par appeler, cessa bientôt de venir, et mes voisins se fatiguèrent de me soigner. J’étais content ainsi. J’étais si tranquille que je n’éprouvais même pas le besoin de me résigner. Je regardais mon corps se débattre, étouffer, souffrir. Mon corps voulait vivre. Il y avait en lui une foi en la vie que j’admirais moi-même : je me repentais presque de l’avoir méprisé, découragé, cruellement puni. Quand j’allai mieux, quand je pus me soulever sur mon lit, mon esprit, encore faible, demeurait incapable de réflexions bien longues ; ce fut par l’entremise de mon corps que me parvinrent les premières joies. Je revois la beauté, presque sacrée, du pain, l’humble rayon de soleil où je réchauffai mon visage, et l’étourdissement que me causa la vie. Il vint un jour où je pus m’accouder à la fenêtre ouverte. Je n’habitais qu’une rue grise dans un faubourg de Vienne, mais il est des moments où il suffit d’un arbre, dépassant une muraille, pour nous rappeler que des forêts existent. J’eus, ce jour-là, par tout mon corps étonné de revivre, ma seconde révélation de la beauté du monde. Vous savez quelle fut la première. Comme à la première, je pleurai, non pas tant de bonheur, ni de reconnaissance ; je pleurai à l’idée que la vie fût si simple, et serait si facile si nous étions nous-mêmes assez simples pour l’accepter.
Ce que je reproche à la maladie, c’est de rendre le renoncement trop aisé. On se croit guéri du désir, mais la convalescence est une rechute, et l’on s’aperçoit, avec toujours la même stupeur, que la joie peut encore nous faire souffrir. Durant les mois qui suivirent, je crus pouvoir continuer à regarder la vie avec les yeux indifférents des malades. Je persistais à penser que, peut-être je n’en avais plus pour longtemps ; je me pardonnai mes fautes, comme Dieu, sans doute, nous pardonnera après la mort. Je ne me reprochais plus d’être ému à l’excès par la beauté humaine ; je voyais, dans ces légers tressaillements du cœur, une faiblesse de convalescent, le trouble excusable d’un corps redevenu, pour ainsi dire, nouveau devant la vie. Je repris mes leçons, mes concerts. Il le fallait, car ma maladie avait été très coûteuse. Presque personne n’avait songé à demander de mes nouvelles ; les gens chez lesquels j’enseignais ne s’aperçurent pas que j’étais encore très faible. Il ne faut pas leur en vouloir. Je n’étais pour eux qu’un jeune homme fort doux, apparemment fort raisonnable, dont les leçons n’étaient pas chères. C’était le seul point de vue dont ils m’envisageassent, et mon absence n’était pour eux qu’un contretemps. Dès que je fus capable d’une promenade un peu longue, j’allai chez la princesse Catherine.
Le prince et la princesse de Mainau passaient alors à Vienne, quelques mois chaque hiver. Je crains, mon amie, que leurs petits travers mondains nous aient empêchés d’apprécier ce qu’il y avait de rare dans ces gens d’autrefois. C’étaient les survivants d’un monde plus raisonnable que le nôtre parce qu’il était plus léger. Le prince et la princesse avaient cette affabilité facile qui suffit, dans les petites choses, à remplacer la vraie bonté. Nous étions un peu parents par les femmes ; la princesse se souvenait d’avoir été élevée, avec ma grand-mère maternelle, chez des chanoinesses allemandes. Elle aimait à rappeler cette intimité si lointaine, car elle était de ces femmes qui ne voient dans l’âge qu’une noblesse de plus. Peut-être, son unique coquetterie consistait à rajeunir son âme. La beauté de Catherine de Mainau n’était plus qu’un souvenir ; au lieu de miroirs, elle avait dans sa chambre ses portraits d’autrefois. Mais on savait qu’elle avait été belle. Elle avait, dit-on, inspiré des passions très vives ; elle en avait ressenti ; elle avait eu des peines, qu’elle n’avait pas longtemps portées. Il en était de ses chagrins, je suppose, comme de ses robes de bal, qu’elle ne mettait qu’une fois. Mais elle les gardait toutes ; elle avait, ainsi, des armoires de souvenirs. Vous disiez, mon amie, que la princesse Catherine avait une âme de dentelle.
J’allais assez rarement à ses soirées intimes, mais elle me recevait toujours bien. Elle n’avait pour moi, je le sentais, aucun attachement véritable, rien qu’une affection distraite de vieille dame indulgente. Et pourtant je l’aimais presque. J’aimais ses mains, un peu gonflées, que serrait l’anneau des bagues, ses yeux fatigués et son accent limpide. La princesse, comme ma mère, employait ce doux français fluide du siècle de Versailles, qui donne aux moindres mots la grâce attardée d’une langue morte. Je retrouvais chez elle, comme plus tard chez vous, un peu de mon parler natal. Elle faisait de son mieux pour me former au monde ; elle me prêtait les livres des poètes ; elle les choisissait tendres, superficiels et difficiles. La princesse de Mainau me croyait raisonnable ; c’était le seul défaut qu’elle ne pardonnait pas. Elle m’interrogeait, en riant, sur les jeunes femmes que je rencontrais chez elle ; elle s’étonnait que je ne m’éprisse d’aucune ; ces simples questions me mettaient au supplice. Naturellement, elle s’en apercevait : elle me trouvait timide et plus jeune que mon âge ; je lui savais gré de me juger ainsi. Il y a quelque chose de rassurant, lorsqu’on est malheureux et qu’on se croit très coupable, à être traité comme un enfant sans importance.
Elle me savait très pauvre. La pauvreté, comme la maladie, étaient des choses laides dont elle se détournait. Pour rien au monde elle n’eût consenti à monter cinq étages. Il ne faut pas, mon amie, que vous la blâmiez trop vite : elle était d’une délicatesse infinie. C’était, peut-être, pour ne pas me blesser qu’elle ne me faisait que des présents inutiles, et les plus inutiles sont les plus nécessaires. Lorsqu’elle me sut malade, elle m’envoya des fleurs. On n’a pas à rougir, devant des fleurs, d’être sordidement logé. C’était plus que je n’attendais de personne ; je ne croyais pas qu’il y eût, sur la terre, un seul être assez bon pour m’envoyer des fleurs. Elle avait, à cette époque, la passion des lilas mauves ; j’eus, grâce à elle, une convalescence embaumée. Je vous ai dit combien ma chambre était triste : peut-être, sans les lilas de la princesse Catherine, je n’aurais jamais eu le courage de guérir.
Lorsque j’allai la remercier, j’étais encore très faible. Je la trouvai, comme d’ordinaire, devant l’un de ces travaux à l’aiguille, qu’elle avait rarement la patience de finir. Mes remerciements l’étonnèrent ; elle ne se souvenait déjà plus qu’elle m’eût envoyé des fleurs. Mon amie, cela m’indigna : il semble que la beauté d’un présent diminue, quand celui qui le fait n’y attache pas d’importance. Les persiennes, chez la princesse Catherine, étaient presque toujours fermées ; elle vivait, par goût, dans un perpétuel crépuscule, et cependant l’odeur poussiéreuse des rues envahissait la chambre ; l’on se rendait bien compte que l’été commençait. Je pensais, avec une accablante fatigue, que j’aurais à subir ces quatre mois d’été. Je me représentais les leçons devenues plus rares, les vaines sorties nocturnes à la recherche d’un peu de fraîcheur, l’énervement, l’insomnie, d’autres dangers encore. J’avais peur de retomber malade, bien pis que malade ; je finis par me plaindre, à haute voix, que l’été vînt si vite. La princesse de Mainau le passait à Wand, dans un ancien domaine qui lui venait des siens. Wand n’était pour moi qu’un nom vague, comme tous ceux des endroits où nous croyons ne jamais vivre : je mis quelque temps à comprendre que la princesse m’invitait. Elle m’invitait par pitié. Elle m’invitait gaiement, s’occupant d’avance à me choisir une chambre, prenant, pour ainsi dire, possession de ma vie jusqu’au prochain automne. Alors j’eus honte d’avoir paru, en me plaignant, espérer quelque chose. J’acceptai. Je n’eus pas le courage de me punir en refusant, et vous savez, mon amie, qu’on ne résistait pas à la princesse Catherine.
J’étais allé à Wand pour n’y passer que trois semaines : j’y demeurai plusieurs mois. Ce furent de longs mois immobiles. Ils s’écoulèrent lentement, de façon machinale et vraiment insensible ; on aurait dit que j’attendais à mon insu. L’existence là-bas était cérémonieuse tout en étant très simple ; je goûtai l’apaisement de cette vie plus facile. Je ne puis dire que Wand me rappelait Woroïno : pourtant, c’était la même impression de vieillesse et de durée tranquille. La richesse paraissait installée, dans cette maison, depuis des temps très anciens, comme chez nous la pauvreté. Les princes de Mainau avaient toujours été riches ; on ne pouvait donc pas s’étonner qu’ils le fussent, et les pauvres eux-mêmes ne s’en irritaient pas. Le prince et la princesse recevaient beaucoup ; on vivait parmi les livres nouvellement arrivés de France, les partitions ouvertes et les grelots d’attelages. Dans ces milieux cultivés, et cependant frivoles, il semble que l’intelligence soit un luxe de plus. Sans doute, le prince et la princesse, pour moi, n’étaient pas des amis : ce n’étaient que des protecteurs. La princesse me nommait en riant son extraordinaire musicien ; on exigeait, le soir, que je me misse au piano. Je sentais bien qu’on ne pouvait jouer, devant ces gens du monde, que des musiques banales, superficielles comme les paroles qui venaient d’être dites, mais il y a de la beauté dans ces ariettes oubliées.
Ces mois passés à Wand me semblent une longue sieste, pendant laquelle je m’efforçais de ne jamais penser. La princesse n’avait pas voulu que j’interrompisse mes concerts ; je m’absentai pour en donner plusieurs, dans de grandes villes allemandes. Il m’arrivait, là-bas, de me trouver en face de tentations bien connues, mais ce n’était qu’un incident. Mon retour à Wand en effaçait jusqu’au souvenir : je faisais usage, une fois de plus, de mon effrayante faculté d’oubli. La vie des gens du monde se limite, en surface, à quelques idées agréables, ou tout au moins décentes. Ce n’est même pas de l’hypocrisie, on évite simplement de faire allusion à ce qu’il est choquant d’exprimer. On sait bien qu’il existe des réalités humiliantes, mais on vit comme si on ne les subissait pas. C’est comme si l’on finissait par prendre ses vêtements pour son corps. Sans doute, je n’étais pas capable d’une erreur si grossière ; il m’était arrivé de me regarder nu. Seulement, je fermais les yeux. Je n’étais pas heureux, à Wand, avant votre arrivée : je n’étais qu’assoupi. Ensuite, vous êtes venue. Je ne fus pas non plus heureux à vos côtés : j’imaginai seulement l’existence du bonheur. Ce fut comme le rêve d’un après-midi d’été.
Je savais de vous, par avance, tout ce qu’on peut savoir d’une jeune fille, c’est-à-dire peu de chose, et de très petites choses. On m’avait dit que vous étiez très belle, que vous étiez riche, et tout à fait accomplie. On ne m’avait pas dit combien vous étiez bonne ; la princesse l’ignorait, ou peut-être la bonté n’était pour elle qu’une qualité superflue : elle pensait que l’aménité suffit. Beaucoup de jeunes filles sont très belles ; il en est aussi de riches et de tout à fait accomplies, mais je n’avais aucune raison de m’intéresser à tout cela. Il ne faut pas vous étonner, mon amie, que tant de descriptions soient restées inutiles : il y a, au fond de tout être parfait, je ne sais quoi d’unique qui décourage l’éloge. La princesse désirait que je vous admirasse d’avance ; et je vous crus ainsi moins simple que vous ne l’êtes. Jusqu’alors, il ne m’avait pas été désagréable de jouer, à Wand, un rôle d’invité très modeste, mais il me semblait, devant vous, qu’on se proposât de me forcer à briller. Je sentais bien que j’en étais incapable, et les visages nouveaux m’intimidaient toujours. S’il n’avait tenu qu’à moi, je serais parti avant votre arrivée, mais cela me fut impossible. Je comprends, maintenant, dans quelle intention le prince et la princesse me retinrent : j’avais malheureusement, autour de moi, deux vieilles gens désireux de me ménager du bonheur.
Il faut, mon amie, que vous pardonniez à la princesse Catherine. Elle me connaissait assez peu pour me croire digne de vous. La princesse vous savait très pieuse ; j’étais moi-même, avant de vous connaître, d’une piété timorée, enfantine. Sans doute, j’étais catholique, vous étiez protestante, mais cela importait si peu. La princesse se figurait qu’un nom très ancien suffisait à compenser ma pauvreté, et les vôtres aussi raisonnèrent de la sorte. Catherine de Mainau plaignait, exagérément peut-être, ma vie solitaire et souvent difficile ; elle redoutait pour vous les épouseurs vulgaires ; elle se croyait tenue, en quelque sorte, de remplacer votre mère et la mienne. Et puis, elle était ma parente ; elle voulait aussi faire plaisir aux miens. La princesse de Mainau était sentimentale : elle aimait à vivre dans une atmosphère un peu fade de fiançailles allemandes ; le mariage, pour elle, était une comédie de salon, semée d’attendrissements et de sourires, où le bonheur arrive avec le cinquième acte. Le bonheur n’est pas venu, mais peut-être, Monique, en sommes-nous incapables ; et ce n’est pas la faute de la princesse Catherine.
Je crois vous avoir dit que le prince de Mainau m’avait raconté votre histoire. Je devrais plutôt dire l’histoire de vos parents, car celle des jeunes filles est tout intérieure : leur vie est un poème avant de devenir un drame. J’avais écouté cette histoire avec indifférence, comme l’un de ces interminables récits de chasses et de voyages où le prince se perdait, le soir, après les longs repas. C’était vraiment un récit de voyage, puisque le prince avait connu votre père au cours d’une expédition, déjà lointaine, dans les Antilles françaises. Le docteur Thiébaut fut un explorateur célèbre ; il s’était marié n’étant déjà plus jeune ; vous étiez née là-bas. Puis votre père, devenu veuf, avait quitté les Iles ; vous aviez vécu, dans une province de France, chez des parents du côté paternel. Vous aviez grandi dans un milieu sévère, et pourtant très aimant ; vous avez eu l’enfance d’une petite fille heureuse. Certes, mon amie, il n’est pas nécessaire que je vous raconte votre histoire : vous la savez mieux que moi. Elle s’est déroulée pour vous, jour par jour, verset par verset, à la façon d’un psaume. Il n’est même pas nécessaire que vous vous en souveniez : elle vous a fait ce que vous êtes, et vos gestes, votre voix, tout vous-même, portent témoignage de ce tranquille passé.
Vous êtes arrivée à Wand un jour de la fin du mois d’août, au crépuscule. Je ne me rappelle pas exactement les détails de cette apparition ; je ne savais pas que vous entriez, non seulement dans cette maison allemande, mais aussi dans ma vie. Je me souviens seulement qu’il faisait déjà sombre, et que les lampes, dans le vestibule, ne brûlaient pas encore. Ce n’était pas votre premier séjour à Wand, ainsi, les choses avaient pour vous une figure familière ; elles aussi vous connaissaient. Il faisait trop obscur pour que je distinguasse vos traits ; je m’aperçus seulement que vous étiez très calme. Mon amie, les femmes sont rarement calmes : elles sont placides, ou bien elles sont fébriles. Vous étiez sereine à la façon d’une lampe. Vous conversiez avec vos hôtes ; vous ne disiez que les paroles qu’il fallait dire ; vous ne faisiez que les gestes qu’il fallait faire, et cela était parfait. Je fus, ce soir-là, d’une timidité pire qu’à l’ordinaire ; j’aurais découragé jusqu’à votre bonté. Pourtant, je ne vous en voulais pas. Je ne vous admirais pas non plus : vous étiez trop lointaine. Votre arrivée me parut simplement un peu moins désagréable que je ne l’avais craint tout d’abord. Vous voyez, mon amie, que je vous dis la vérité.
Je cherche à revivre, le plus exactement possible, les semaines qui nous menèrent aux fiançailles. Monique, ce n’est pas facile. Je dois éviter les mots de bonheur ou d’amour, car enfin, je ne vous ai pas aimée. Seulement, vous m’êtes devenue chère. Je vous ai dit combien j’étais sensible à la douceur des femmes : j’éprouvais, près de vous, un sentiment nouveau de confiance et de paix. Vous aimiez, comme moi, les longues promenades à travers la campagne, qui ne mènent nulle part. Je n’avais pas besoin qu’elles menassent quelque part ; j’étais tranquille à vos côtés. Votre nature pensive s’accordait à ma nature timide ; nous nous taisions ensemble. Puis votre belle voix grave, un peu voilée, votre voix trempée de silence, m’interrogeait doucement sur mon art et moi-même ; je comprenais déjà que vous éprouviez envers moi une sorte de tendre pitié. Vous étiez bonne. Vous connaissiez la souffrance, pour l’avoir bien souvent guérie ou consolée : vous deviniez en moi un jeune malade ou un jeune pauvre. J’étais même si pauvre que je ne vous aimais pas. Seulement, je vous trouvais douce. Il m’arrivait de songer que j’eusse été heureux d’être vôtre : je veux dire votre frère. Je n’allais pas plus loin. Je n’étais pas assez présomptueux pour imaginer davantage, ou, peut-être, ma nature se taisait. Quand j’y pense, c’était déjà beaucoup qu’elle se tût.
Vous étiez très pieuse. À cette époque, vous et moi croyions encore en Dieu, j’entends, celui que tant de gens nous dépeignent comme s’ils le connaissaient. Pourtant, vous n’en parliez jamais. Vous pensiez peut-être que l’on n’en peut rien dire, ou bien, vous n’en parliez jamais, parce que vous le sentiez présent. On parle surtout de ceux qu’on aime, lorsqu’ils ne sont pas là. Vous viviez en Dieu. Vous aimiez, comme moi, ces vieux livres des mystiques, qui semblent avoir regardé la vie et la mort à travers du cristal. Nous nous prêtions des livres. Nous les lisions ensemble, mais non pas à voix haute, nous savions trop bien que les paroles rompent toujours quelque chose. C’étaient deux silences accordés. Nous nous attendions à la fin des pages ; votre doigt suivait, le long des lignes, les prières commencées, comme s’il s’agissait de me montrer une route. Un jour que j’avais plus de courage, et vous plus de douceur encore qu’à l’ordinaire, je vous avouai que j’avais peur d’être damné. Vous avez souri, gravement, pour me donner confiance. Alors, brusquement, cette idée m’apparut petite, misérable, et surtout très lointaine : je compris, ce jour-là, l’indulgence de Dieu.
Ainsi, j’ai des souvenirs d’amour. Ce n’était pas sans doute une passion véritable, mais je ne suis pas sûr qu’une passion véritable m’eût rendu meilleur, ou seulement plus heureux. Je vois trop, pourtant, ce qu’un tel sentiment contenait d’égoïsme : je m’attachais à vous. Je m’attachais c’est malheureusement le seul mot qui convienne. Les semaines s’écoulaient ; la princesse trouvait chaque jour des raisons pour vous retenir encore ; vous commenciez, je pense, à vous habituer à moi. Nous en étions venus à échanger nos souvenirs d’enfance ; j’en connus d’heureux grâce à vous ; par moi vous en connûtes de tristes ; ce fut comme si nous avions dédoublé notre passé. Chaque heure ajoutait quelque chose à cette intimité timidement fraternelle et je m’aperçus, avec effroi, qu’on avait fini par nous croire fiancés.
Je m’ouvris à la princesse Catherine. Je ne pouvais tout dire : j’appuyai sur l’extrême indigence où se débattait ma famille ; vous étiez, par malheur, beaucoup trop riche pour moi. Votre nom, célèbre depuis deux générations dans le monde de la science, valait peut-être mieux qu’une pauvre noblesse autrichienne. Enfin j’osai faire allusion à des fautes antérieures, d’une nature très grave, qui m’interdisaient votre amour, mais que naturellement je ne pus préciser. Cette demi-confession, déjà pénible, ne réussit qu’à faire sourire. Monique, on ne me crut même pas. Je me heurtai à l’entêtement des gens légers. La princesse s’était une fois pour toutes promis de nous unir : elle avait pris de moi une idée favorable, qu’elle ne modifia plus. Le monde, quelquefois trop sévère, compense sa dureté par son inattention. On ne nous soupçonne pas, tout simplement. La princesse de Mainau disait que l’expérience l’avait rendue frivole : ni elle, ni son mari, ne me prirent au sérieux. Mes scrupules leur parurent témoigner d’un amour véritable ; parce que j’étais inquiet, ils me crurent désintéressé.
La vertu a ses tentations comme le reste, bien plus dangereuses parce que nous ne nous en méfions pas. Avant de vous connaître, je rêvais du mariage. Ceux dont l’existence est irréprochable rêvent peut-être d’autre chose ; nous nous dédommageons ainsi de n’avoir qu’une nature, et de ne vivre qu’un côté du bonheur. Jamais, même aux instants de complet abandon, je n’avais cru mon état définitif, ou simplement durable. J’avais eu, dans ma famille, d’admirables exemples de tendresse féminine ; mes idées religieuses me portaient à voir, dans le mariage, le seul idéal innocent et permis. Il m’arrivait d’imaginer qu’une jeune fille très douce, très affectueuse et très grave, finirait un jour par m’apprendre à l’aimer. Je n’avais jamais connu, hors de chez moi, de semblables jeunes filles : je pensais à celles qu’on voit sourire, d’un sourire pâli, entre les pages des vieux livres, Julie von Charpentier ou Thérèse de Brunswick. C’étaient des imaginations un peu vagues, et malheureusement très pures. D’ailleurs, un rêve, mon amie, n’est pas une espérance ; on s’en contente ; on le trouve même plus doux quand on le croit impossible, parce qu’on n’a pas alors l’inquiétude de le vivre un jour.
Que fallait-il faire ? On n’ose tout dire à une jeune fille, même lorsque son âme est déjà l’âme d’une femme. Les termes m’eussent manqué ; j’eusse donné de mes actes une image affaiblie, ou peut-être excessive. Tout dire, c’était vous perdre. Si vous consentiez à m’épouser quand même, c’était jeter une ombre sur la confiance que vous aviez en moi. J’avais besoin de cette confiance pour m’obliger, en quelque sorte, à ne pas la trahir. Je me croyais le droit (le devoir plutôt) de ne pas repousser l’unique chance de salut que me donnait la vie. Je me sentais parvenu à la limite de mon courage : je comprenais que seul je ne guérirais plus. À cette époque, je voulais guérir. On se fatigue de ne vivre que des formes furtives, méprisées, du bonheur humain. J’aurais pu, d’un mot, rompre ces fiançailles silencieuses : j’eusse trouvé des excuses ; il suffisait de dire que je ne vous aimais pas. Je m’abstins, non parce que la princesse, mon unique protectrice, ne m’eût jamais pardonné ; je m’abstins parce que j’espérais en vous. Je me laissai glisser, je ne dis pas vers ce bonheur (mon amie, nous ne sommes pas heureux), mais plutôt vers ce crime. Le désir de bien faire me conduisit plus bas que les pires calculs : je volai votre avenir. Je ne vous apportai rien, pas même ce grand amour sur lequel vous comptiez ; ce que j’avais de vertus furent les complices de ce mensonge ; et mon égoïsme fut d’autant plus odieux qu’il se crut légitime.
Vous m’aimiez. Je ne suis pas assez vain pour croire que vous m’aimiez d’amour ; je me demande encore comment vous avez pu, je ne dis pas vous éprendre de moi, mais m’adopter ainsi. Chacun de nous sait peu de chose sur l’amour, tel que l’entendent les autres ; l’amour, pour vous, n’était peut-être qu’une bonté passionnée. Ou bien, je vous ai plu. Je vous ai plu justement par ces qualités qui croissent trop souvent à l’ombre de nos défauts les plus graves : la faiblesse, l’indécision, la subtilité. Surtout, vous m’avez plaint. J’avais été assez imprudent pour vous inspirer pitié ; parce que vous aviez été bonne pendant quelques semaines, vous avez trouvé naturel de l’être toute la vie : vous avez cru qu’il suffisait d’être parfaite pour être heureuse ; j’ai cru suffisant, pour être heureux, de n’être plus coupable.
Nous fûmes mariés à Wand un jour assez pluvieux d’octobre. Peut-être, Monique, eussé-je préféré que nos fiançailles fussent plus longues ; j’aime que le temps nous porte, et non qu’il nous entraîne. Je n’étais pas sans inquiétude sur cette existence qui s’ouvrait : songez que j’avais vingt-deux ans, et que vous étiez la première femme qui occupait ma vie. Mais tout, à vos côtés, était toujours très simple : je vous savais gré de m’effrayer si peu. Les hôtes du château étaient partis l’un après l’autre ; nous allions partir aussi, partir ensemble. Nous fûmes mariés dans l’église du village, et comme votre père s’en était allé pour l’une de ses expéditions lointaines il n’y avait, autour de nous, que quelques amis et mon frère. Mon frère était venu, bien que ce déplacement coutât cher ; il me remercia avec une sorte d’effusion d’avoir, disait-il, sauvé notre famille ; je compris alors qu’il faisait allusion à votre fortune, et cela me fit honte. Je ne répondis rien. Cependant, mon amie, aurais-je été plus coupable en vous sacrifiant à ma famille qu’en vous sacrifiant à moi-même ? C’était, je m’en souviens, un de ces jours mêlés de soleil et de pluie, qui changent facilement d’expression, comme un visage humain. Il semblait qu’il s’efforçât de faire beau, et que je m’efforçasse d’être heureux. Mon Dieu, j’étais heureux. J’étais heureux avec timidité.
Et maintenant, Monique, il faudrait du silence. Ici doit s’arrêter mon dialogue avec moi-même : ici commence celui de deux âmes et de deux corps unis. Unis, ou simplement joints. Pour tout dire, mon amie, il faudrait une audace que je me défends d’avoir ; il faudrait surtout être également une femme. Je voudrais seulement comparer mes souvenirs aux vôtres, vivre, en quelque sorte au ralenti, ces moments de tristesse ou de pénible joie que nous avons peut-être trop hâtivement vécus. Cela me revient à la manière de pensées presque évanouies, de confidences timides, chuchotées à voix basse, de musique très discrète qu’il faut écouter pour entendre. Mais je vais voir s’il est possible d’écrire aussi à voix basse.
Ma santé, demeurée précaire, vous inquiétait d’autant plus que je ne m’en plaignais pas. Vous aviez tenu à passer nos premiers mois ensemble dans des climats moins rudes : le jour même du mariage, nous partîmes pour Méran. Puis, l’hiver nous chassa vers des pays encore plus tièdes ; je vis pour la première fois la mer, et la mer au soleil. Mais cela n’a pas d’importance. Au contraire, j’eusse préféré d’autres régions plus tristes, plus austères, en harmonie avec l’existence que je m’efforçais de désirer vivre. Ces contrées d’insouciance et de charnel bonheur m’inspiraient à la fois de la méfiance et du trouble ; je soupçonnais toujours la joie de contenir un péché. Plus ma conduite m’avait semblé répréhensible, plus je m’étais attaché aux idées morales rigoureuses qui condamnaient mes actes. Nos théories, Monique, lorsqu’elles ne sont pas la formule de nos instincts, sont les défenses que nous opposons à ceux-ci. Je vous en voulais de me faire remarquer le cœur trop rouge d’une rose, une statue, la beauté brune d’un enfant qui passait ; j’éprouvais, pour ces choses innocentes, une sorte d’horreur ascétique. Et, pour la même raison, j’eusse préféré que vous fussiez moins belle.
Nous avions retardé, par une sorte de tacite accord, l’instant où nous serions tout à fait l’un à l’autre. J’y pensais, d’avance, avec un peu d’inquiétude, de répugnance aussi ; il me semblait que cette intimité trop grande allait gâter, avilir quelque chose. Et puis, on ne sait jamais ce que feront surgir, entre deux êtres, les sympathies ou les antipathies des corps. Ce n’étaient peut-être pas des idées très saines, mais enfin, c’étaient les miennes. Je me demandais, chaque soir, si j’oserais vous rejoindre ; mon amie, je ne l’osais pas. Puis, il le fallut bien : sans doute, vous n’eussiez plus compris. Je pense, avec un peu de tristesse, combien tout autre que moi eût apprécié davantage la beauté (la bonté) de ce don, si simple, de vous-même. Je ne voudrais rien dire qui risquât de vous choquer, encore moins de vous faire sourire, mais il me semble que ce fut un don maternel. J’ai vu plus tard votre enfant se blottir contre vous, et j’ai pensé que tout homme, sans le savoir, cherche surtout dans la femme le souvenir du temps où sa mère l’accueillait. Du moins, cela est vrai, quand il s’agit de moi. Je me souviens, avec une infinie pitié, de vos efforts un peu inquiets pour me rassurer, me consoler, m’égayer peut-être ; et je crois presque avoir été moi-même votre premier enfant.
Je n’étais pas heureux. J’éprouvais certes quelque déception de ce manque de bonheur, mais enfin, je me résignais. J’avais en quelque sorte renoncé au bonheur, ou du moins à la joie. Puis, je me disais que les premiers mois d’une union sont rarement les plus doux, que deux êtres, brusquement joints par la vie, ne peuvent si rapidement se fondre l’un dans l’autre et n’être vraiment qu’un. Il faut beaucoup de patience et de bonne volonté. Nous en avions tous deux. Je me disais, avec plus de justesse encore, que la joie ne nous est pas due, et que nous avons tort de nous plaindre. Tout se vaudrait, je suppose, si nous étions raisonnables, et le bonheur n’est peut-être qu’un malheur mieux supporté. Je me disais cela, parce que le courage consiste à donner raison aux choses, quand nous ne pouvons les changer. Pourtant, que l’insuffisance soit dans la vie, ou seulement en nous-mêmes, elle n’en est pas moins grande et nous en souffrons autant. Et vous non plus, mon amie, vous n’étiez pas heureuse.
Vous aviez vingt-quatre ans. C’était, à peu près, l’âge de mes sœurs aînées. Mais vous n’étiez pas, comme elles, effacée ou timide : il y avait en vous une vitalité admirable. Vous n’étiez pas née pour une existence de petites peines ou de petits bonheurs ; vous étiez trop puissante. Jeune fille, vous vous étiez fait de votre vie d’épouse une idée très sévère et très grave, un idéal de tendresse plus affectueux qu’aimant. Et cependant, sans le savoir vous-même, dans l’enchaînement étroit de ces devoirs ennuyeux et souvent difficiles, qui devaient selon vous composer tout l’avenir, vous glissiez autre chose. L’usage ne permet pas aux femmes la passion : il leur permet seulement l’amour ; c’est pour cela peut-être quelles aiment si totalement. Je n’ose dire que vous étiez née pour une existence de plaisir ; il y a dans ce mot quelque chose de coupable, ou du moins d’interdit ; j’aime mieux dire, mon amie, que vous étiez née pour connaître et pour donner la joie. Il faudrait tâcher de redevenir assez purs pour comprendre toute l’innocence de la joie, cette forme ensoleillée du bonheur. Vous aviez cru qu’il suffisait de l’offrir pour l’obtenir en retour ; je n’affirme pas que vous étiez déçue : il faut beaucoup de temps pour qu’un sentiment, chez une femme, se transforme en pensée : vous étiez seulement triste.
Ainsi, je ne vous aimais pas. Vous aviez renoncé à me demander ce grand amour, que sans doute aucune femme ne m’inspirera jamais, puisqu’il ne m’est pas donné de l’éprouver pour vous. Mais cela, vous l’ignoriez. Vous étiez trop raisonnable pour ne pas vous résigner à cette vie sans issue, mais vous étiez trop saine pour ne pas en souffrir. La souffrance que l’on cause est celle dont on s’aperçoit la dernière ; et puis, vous la cachiez ; dans les premiers temps, je vous crus presque heureuse. Vous vous efforciez en quelque sorte de vous éteindre pour me plaire, vous portiez des vêtements sombres, épais, dissimulant votre beauté, parce que le moindre effort de parure m’effrayait (vous le compreniez déjà) comme une offre d’amour. Sans vous aimer, je m’étais pris pour vous de l’affection la plus inquiète ; une absence d’un moment m’attristait tout un jour, et l’on n’aurait pu savoir si je souffrais d’être éloigné de vous, ou si, tout simplement, j’avais peur d’être seul. Moi-même, je ne le savais pas. Et, puis, j’avais peur d’être ensemble, d’être seuls ensemble. Je vous entourais d’une atmosphère de tendresse énervante ; je vous demandais, vingt fois de suite, si vous teniez à moi ; je savais trop bien que c’était impossible.
Nous nous forcions aux pratiques d’une dévotion exaltée, qui ne correspondait plus à nos vraies croyances : ceux auxquels tout manque s’appuient sur Dieu et c’est à ce moment que Dieu leur manque aussi. Souvent, nous nous attardions dans ces vieilles églises accueillantes et sombres qu’on visite en voyage ; nous avions même pris l’habitude d’y prier. Nous revenions le soir, serrés l’un contre l’autre, unis du moins par une ferveur commune ; nous trouvions des prétextes pour rester dans la rue à regarder la vie des autres ; la vie des autres paraît toujours facile parce qu’on ne la vit pas. Nous savions trop bien que notre chambre nous attendait quelque part, une chambre de passage, froide, nue, vainement ouverte sur la tiédeur de ces nuits italiennes, une chambre sans solitude, et pourtant sans intimité. Car nous habitions la même chambre, c’est moi qui le voulais. Nous hésitions chaque soir à allumer la lampe ; sa lumière nous gênait, et cependant, nous n’osions plus l’éteindre. Vous me trouviez pâle ; vous ne l’étiez pas moins ; j’avais peur que vous n’eussiez pris froid ; vous me reprochiez doucement de m’être fatigué à des prières trop longues : nous étions l’un pour l’autre d’une désespérante bonté. Vous aviez à cette époque des insomnies intolérables ; j’avais, moi aussi, du mal à m’endormir ; nous simulions la présence du sommeil, pour n’être pas forcés de nous plaindre l’un l’autre. Ou bien, vous pleuriez. Vous pleuriez, le plus silencieusement possible, pour que je ne m’en aperçusse pas, et je feignais alors de ne pas vous entendre. Il vaut peut-être mieux ne pas s’apercevoir des larmes, lorsqu’on ne peut les consoler.
Mon caractère changeait : je devenais fantasque, difficile, irritable, il semblait qu’une vertu me dispensât des autres. Je vous en voulais de ne pas réussir à me donner ce calme, sur lequel j’avais compté, et que je ne demandais, mon Dieu, pas mieux que d’obtenir. J’avais pris l’habitude des demi-confidences ; je vous torturais d’aveux, d’autant plus inquiétants qu’ils étaient incomplets. Nous trouvions, dans les larmes, une sorte de satisfaction misérable : notre double détresse finissait par nous unir, autant que du bonheur. Vous aussi, vous vous transformiez. Il semblait que je vous eusse ravi votre sérénité d’autrefois, sans être parvenu à me l’approprier. Vous aviez, comme moi, des impatiences et des tristesses soudaines, impossibles à comprendre ; nous n’étions plus que deux malades s’appuyant l’un sur l’autre.
J’avais complètement abandonné la musique. La musique faisait partie d’un monde où je m’étais résigné à ne plus jamais vivre. On dit que la musique est l’univers de l’âme ; cela se peut, mon amie : cela prouve simplement que l’âme et la chair ne sont pas séparables, et que l’une contient l’autre, comme le clavier contient les sons. Le silence qui succède aux accords n’a rien des silences ordinaires : c’est un silence attentif ; c’est un silence vivant. Bien des choses insoupçonnées se murmurent en nous à la faveur de ce silence, et nous ne savons jamais ce que va nous dire une musique qui finit. Un tableau, une statue, voire même un poème, nous présentent des idées précises, qui d’ordinaire ne nous mènent pas plus loin, mais la musique nous parle de possibilités sans bornes. Il est dangereux de s’exposer aux émotions dans l’art, lorsqu’on a résolu de s’en abstenir dans la vie. Ainsi, je ne jouais plus et je ne composais plus. Je ne suis pas de ceux qui demandent à l’art la compensation du plaisir ; j’aime l’une et l’autre ; et non pas l’une pour l’autre, ces deux formes un peu tristes de tout désir humain. Je ne composais plus. Mon dégoût de la vie s’étendait lentement à ces rêves de la vie idéale, car un chef-d’œuvre, Monique, c’est de la vie rêvée. Il n’était pas jusqu’à la simple joie que cause à tout artiste l’achèvement d’un ouvrage, qui ne se fût desséchée, ou pour mieux dire, qui ne se fût congelée en moi. Cela tenait peut-être à ce que vous n’étiez pas musicienne : mon renoncement, ma fidélité n’eussent pas été complets, si je m’étais engagé, chaque soir, dans un monde d’harmonie où vous n’entriez pas. Je ne travaillais plus. J’étais pauvre : jusqu’à mon mariage, j’avais peiné pour vivre. Je trouvais maintenant une sorte de volupté à dépendre de vous, même de votre fortune : cette situation un peu humiliante était une garantie contre l’ancien péché. Nous avons tous, Monique, certains préjugés bien étranges : il est seulement cruel de trahir une femme qui nous aime, mais il serait odieux de tromper celle dont l’argent nous fait vivre. Et vous, si laborieuse, n’osiez blâmer tout haut mon inaction complète : vous craigniez que je ne visse dans vos paroles un reproche à ma pauvreté.
L’hiver, puis le printemps, passa ; nos excès de tristesse nous avaient épuisés ainsi qu’une grande débauche. Nous éprouvions cette sécheresse du cœur qui suit l’abus des larmes, et mon découragement ressemblait à du calme. J’étais presque effrayé de me sentir si calme ; je croyais m’être conquis. On est si prompt, hélas, à se dégoûter de ses conquêtes ! Nous accusions de notre accablement la fatigue des voyages : nous nous fixâmes à Vienne. J’éprouvais quelque répugnance à rentrer dans cette ville, où j’avais vécu seul, mais vous teniez, par une délicatesse de cœur, à ne pas m’éloigner de mon pays natal. Je m’efforçais de croire que j’allais être, à Vienne, moins malheureux que naguère ; j’étais surtout moins libre. Je vous laissai choisir les meubles et les tentures des chambres ; je vous regardais, avec un peu d’amertume, aller et venir dans ces pièces encore nues, où nos deux existences seraient emprisonnées. La société viennoise s’était éprise de votre beauté brune, et cependant pensive : la vie mondaine, dont ni l’un ni l’autre nous n’avions l’habitude, nous permit quelque temps d’oublier combien nous étions seuls. Puis, elle nous fatigua. Nous mettions une sorte de constance à supporter l’ennui dans cette maison trop neuve, où les objets pour nous étaient sans souvenir, et où les miroirs ne nous connaissaient pas. Mon effort de vertu, et votre tentative d’amour, n’aboutissaient même pas à nous distraire l’un l’autre.
Tout, même une tare, a ses avantages pour un esprit un peu lucide ; elle procure une vue moins conventionnelle du monde. Ma vie moins solitaire, et la lecture des livres, m’apprirent quelle différence existe entre les convenances extérieures et la morale intime. Les hommes ne disent pas tout, mais lorsqu’on a, comme moi, dû prendre l’habitude de certaines réticences, on s’aperçoit très vite qu’elles sont universelles. J’avais acquis une aptitude singulière à deviner les vices ou les faiblesses cachés ; ma conscience, mise à nu, me révélait celle des autres. Sans doute, ceux auxquels je me comparais se fussent indignés d’un rapprochement semblable ; ils se croyaient normaux, peut-être parce que leurs vices étaient très ordinaires ; et cependant, pouvais-je les juger bien supérieurs à moi, dans leur recherche d’un plaisir qui n’aboutit qu’à soi-même, et qui, le plus souvent, ne souhaite pas l’enfant ? Je finissais par me dire que mon seul tort (mon seul malheur plutôt) était d’être, non certes pire que tous, mais seulement différent. Et même, bien des gens s’accommodent d’instincts pareils aux miens ; ce n’est pas si rare, ni surtout si étrange. Je m’en voulais d’avoir pris au tragique des préceptes que démentent tant d’exemples, – et la morale humaine n’est qu’un grand compromis. Mon Dieu, je ne blâme personne : chacun couve en silence ses secrets et ses rêves, sans l’avouer jamais, sans se l’avouer même, et tout s’expliquerait si l’on ne mentait pas. Ainsi, je m’étais torturé pour peu de chose peut-être. Me conformant aux règles morales les plus strictes, je me donnais maintenant le droit de les juger, et l’on eût dit que ma pensée osait être plus libre, depuis que je renonçais à toute liberté dans la vie.
Je n’ai pas encore dit combien vous désiriez un fils. Je le désirais passionnément aussi. Pourtant, lorsque je sus qu’un enfant nous viendrait, je n’en ressentis que peu de joie. Sans doute, le mariage sans l’enfant n’est qu’une débauche permise ; si l’amour de la femme est digne d’un respect que ne mérite pas l’autre, c’est uniquement peut-être parce qu’il contient l’avenir. Mais, ce n’est pas au moment où la vie semble absurde et dénuée de but, qu’on peut se réjouir de la perpétuer. Cet enfant, dont nous rêvions ensemble, allait venir au monde entre deux étrangers : il n’était ni la preuve, ni le complément du bonheur, mais une compensation. Nous espérions vaguement que tout s’arrangerait lorsqu’il serait là, et je l’avais voulu parce que vous étiez triste. Vous éprouviez même, d’abord, quelque timidité à me parler de lui ; cela, plus que toute autre chose, montre combien nos vies étaient restées distantes. Et cependant, ce petit être commençait à nous venir en aide. J’y pensais, un peu comme s’il était l’enfant d’un autre ; je goûtais la douceur de cette intimité, redevenue fraternelle, où la passion n’avait plus à entrer. Il me semblait presque que vous étiez ma sœur, ou quelque proche parente que l’on m’avait confiée et qu’il fallait soigner, rassurer et peut-être consoler d’une absence. Vous aviez fini par aimer beaucoup cette petite créature qui, du moins, vivait déjà pour vous. Mon contentement, si avouable, n’était pas non plus dépouillé d’égoïsme : n’ayant pas su vous rendre heureuse, je trouvais naturel de m’en décharger sur l’enfant.
Daniel naquit en juin, à Woroïno, dans ce triste pays de la Montagne-Blanche où je suis né moi-même. Vous aviez tenu à ce qu’il vînt au monde dans ce paysage d’autrefois : c’était, pour vous, comme si vous me donniez plus complètement mon fils. La maison, quoique restaurée et nouvellement repeinte, était restée la même : elle semblait seulement devenue bien plus grande, parce que nous étions moins nombreux. Mon frère (je n’avais plus qu’un frère) y demeurait avec sa femme ; c’étaient des gens très provinciaux, que la solitude avait rendus sauvages, et que la pauvreté avait rendus craintifs, ils vous accueillirent avec un empressement un peu gauche, et, comme le voyage vous avait fatiguée, ils vous offrirent, pour vous faire honneur, la grande chambre où ma mère était morte, et où nous étions nés. Vos mains, posées sur la blancheur des draps, ressemblaient presque aux siennes ; chaque matin, comme au temps où j’entrais chez ma mère, j’attendais que ces longs doigts fragiles se posassent sur ma tête, afin de me bénir. Mais je n’osais demander pareille chose : je me contentais de les baiser, tout simplement. Et cependant, j’aurais eu grand besoin de cette bénédiction. La chambre était un peu sombre, avec un lit de parade entre des rideaux très épais. Bien des femmes, je suppose, aux jours anciens de ma famille, s’étaient couchées là pour attendre leur enfant ou leur mort, et la mort n’est peut-être que l’enfantement d’une âme.
Les dernières semaines de votre grossesse furent pénibles : un soir, ma belle-sœur vint me dire de prier. Je ne priai pas ; je me répétais seulement que sans doute vous alliez mourir. Je craignais de ne pas éprouver un désespoir assez sincère : j’en avais, d’avance, une sorte de remords. Et puis, vous étiez résignée. Vous étiez résignée comme ceux qui ne tiennent pas beaucoup à vivre : je voyais un reproche dans cette tranquillité. Peut-être sentiez-vous que notre union n’était pas faite pour durer toute la vie, et que vous finiriez par aimer quelqu’un d’autre. Avoir peur de l’avenir, cela nous facilite la mort. Je tenais dans mes mains vos mains toujours un peu fiévreuses ; nous nous taisions tous deux sur une pensée commune, votre disparition possible ; et votre fatigue était telle que vous ne vous demandiez même pas ce que deviendrait l’enfant. Je me disais, avec révolte, que la nature est injuste envers ceux qui obéissent à ses lois les plus claires, puisque chaque naissance met en péril deux vies. Chacun fait souffrir, quand il naît, et souffre quand il meurt. Mais ce n’est rien que la vie soit atroce ; le pire est qu’elle soit vaine et qu’elle soit sans beauté. La solennité d’une naissance, comme la solennité d’une mort, se perd, pour ceux qui y assistent, en détails répugnants ou simplement vulgaires. On avait cessé de m’admettre dans votre chambre : vous vous débattiez parmi les soins et les prières des femmes, et comme les lampes restaient allumées toute la nuit, on sentait bien qu’on attendait quelqu’un. Vos cris, m’arrivant à travers les portes fermées, avaient quelque chose d’inhumain, qui me faisait horreur. Je n’avais pas songé à vous imaginer, d’avance, aux prises avec cette forme tout animale de la douleur, et je m’en voulais de cet enfant qui vous faisait crier. C’est ainsi, Monique, que tout se tient, non seulement dans une vie, mais aussi dans une âme : le souvenir de ces heures, où je vous crus perdue, contribua peut-être à me ramener du côté où penchaient toujours mes instincts.
On me fit entrer dans votre chambre pour me montrer l’enfant. Tout, maintenant, était redevenu paisible ; vous étiez heureuse, mais d’un bonheur physique, fait surtout de fatigue et de libération. Seulement, l’enfant pleurait entre les bras des femmes. Je suppose qu’il souffrait du froid, du bruit des paroles, des mains qui le maniaient, du contact des langes. La vie venait de l’arracher aux chaudes ténèbres maternelles : il avait peur, je pense, et rien, pas même la nuit, pas même la mort, ne remplacerait pour lui cet asile vraiment primordial, car la mort et la nuit ont des ténèbres froides, et que n’anime pas le battement d’un cœur. Je me sentais timide, devant cet enfant qu’il fallait embrasser. Il m’inspirait, non pas de la tendresse, ni même de l’affection, mais une grande pitié, car on ne sait jamais, devant les nouveau-nés, quelle raison de pleurer leur fournira l’avenir.
Je me disais qu’il serait vôtre, votre enfant, Monique, beaucoup plus que le mien. Il hériterait de vous, non seulement cette fortune, qui depuis si longtemps manquait à Woroïno (et la fortune, mon amie, ne donne pas le bonheur, mais le permet souvent) ; il hériterait aussi de vos beaux gestes calmes, de votre intelligence et de ce clair sourire qui nous accueille dans les tableaux français. Du moins, je le souhaite. Je m’étais, par un sentiment aveugle du devoir, rendu responsable de sa vie, qui courait quelque risque de n’être pas heureuse, puisqu’il était mon fils ; et ma seule excuse était de lui avoir donné une admirable mère. Et cependant, je me disais qu’il était un Géra, qu’il appartenait à cette famille où les gens se transmettent précieusement des pensées si anciennes qu’elles sont maintenant hors d’usage, comme les traîneaux dorés et les voitures de cour. Il descendait, comme moi, d’ancêtres de Pologne, de Podolie et de Bohême ; il aurait leurs passions, leurs découragements subits, leur goût pour les tristesses et les plaisirs bizarres, toutes leurs fatalités, auxquelles s’ajoutent les miennes. Car nous sommes d’une race bien étrange, où la folie et la mélancolie alternent de siècle en siècle, comme les yeux noirs et les yeux bleus. Daniel et moi, nous avons les yeux bleus. L’enfant dormait maintenant dans le berceau placé près du lit ; les lampes, posées sur la table, éclairaient confusément les choses, et les portraits de famille, que d’habitude on ne regarde plus à force de les voir, cessaient d’être une présence pour devenir une apparition. Ainsi, la volonté qu’exprimaient ces figures d’ancêtres s’était réalisée : notre mariage avait abouti à l’enfant. Par lui, cette vieille race se prolongerait dans l’avenir ; il importait peu, maintenant, que mon existence continuât : je n’intéressais plus les morts, et je pouvais disparaître à mon tour, mourir, ou bien recommencer à vivre.
La naissance de Daniel ne nous avait pas rapprochés : elle nous avait déçus, tout autant que l’amour. Nous n’avions pas repris notre existence commune ; j’avais cessé de me blottir contre vous, le soir, comme un enfant qui a peur des ténèbres, et l’on m’avait rendu la chambre où je dormais lorsque j’avais seize ans. Dans ce lit, où je retrouvais, avec mes rêves d’autrefois, le creux que jadis avait formé mon corps, j’avais la sensation de m’unir à moi-même. Mon amie, nous croyons à tort que la vie nous transforme : elle nous use et ce qu’elle use en nous, ce sont les choses apprises. Je n’avais pas changé ; seulement, les événements s’étaient interposés entre moi et ma propre nature ; j’étais ce que j’avais été, peut-être plus profondément qu’autrefois, car à mesure que tombent l’une après l’autre nos illusions et nos croyances, nous connaissons mieux notre être véritable. Tant d’efforts et de bonne volonté aboutissaient à me retrouver tel que j’étais jadis : une âme un peu trouble, mais que deux ans de vertu avaient désabusée. Monique, cela décourage. Il semblait aussi que ce long travail maternel, accompli en vous, ramenât votre nature à sa simplicité première : vous étiez, comme avant le mariage, un jeune être désireux du bonheur, mais seulement plus ferme, plus calme, et moins encombré d’âme. Votre beauté avait acquis une sorte de paisible abondance : c’était moi, maintenant, qui me savais malade, et m’en félicitais. Une pudeur m’empêchera toujours de vous dire combien de fois, durant ces mois d’été, j’ai désiré la mort ; et je ne veux pas savoir si, vous comparant à des femmes plus heureuses, vous m’en avez voulu de vous gâcher l’avenir. Nous nous aimions, pourtant, autant qu’on peut s’aimer sans passion l’un pour l’autre ; la belle saison (c’était la seconde depuis notre mariage) finissait, un peu hâtivement, comme font les belles saisons dans les pays du Nord ; nous achevions de goûter en silence cette fin d’un été et d’une tendresse, qui avaient porté leurs fruits et n’avaient plus qu’à mourir. Ce fut dans cette tristesse que la musique revint à moi.
Un soir, en septembre, le soir qui précéda notre retour à Vienne, je cédai à l’attirance du piano, qui jusqu’alors était resté fermé. J’étais seul dans le salon presque sombre ; c’était, je vous l’ai dit, mon dernier soir à Woroïno. Depuis de longues semaines, une inquiétude physique s’était glissée en moi, une fièvre, des insomnies, contre lesquelles je luttais et dont j’accusais l’automne. Il est des musiques fraîches où l’on se désaltère : du moins je le pensais. Je me mis à jouer. Je jouais ; je jouais d’abord avec précaution, doucement, délicatement comme si j’avais mon âme à endormir en moi. J’avais choisi les morceaux les plus calmes, de purs miroirs d’intelligence, Debussy ou Mozart, et l’on aurait pu dire, comme autrefois à Vienne, que je craignais la musique trouble. Mais mon âme, Monique, ne voulait pas dormir. Ou, peut-être, ce n’était même pas l’âme. Je jouais vaguement, laissant chaque note flotter sur du silence. C’était (je vous l’ai dit) mon dernier soir à Woroïno. Je savais que mes mains ne s’uniraient plus jamais à ces touches, que jamais plus cette chambre, grâce à moi, ne s’emplirait d’accords. J’interprétais mes souffrances physiques comme un présage funèbre : je m’étais résolu à me laisser mourir. Abandonnant mon âme au sommet des arpèges, comme un corps sur la vague quand la vague redescend, j’attendais que la musique me facilitât cette retombée prochaine vers le gouffre et l’oubli. Je jouais avec accablement. Je me disais que ma vie était à refaire et que rien ne guérit, pas même la guérison. Je me sentais trop las pour cette succession de rechutes et d’efforts, également épuisants, et cependant je jouissais déjà, dans la musique, de ma faiblesse et de mon abandon. Je n’étais plus capable, comme autrefois, d’éprouver du mépris pour la vie passionnée, dont pourtant j’avais peur. Mon âme s’était plus profondément enfoncée dans ma chair ; et ce que je regrettais, remontant, de pensées en pensées, d’accords en accords, vers mon passé le plus intime et le moins avoué, c’étaient, non pas mes fautes, mais les possibilités de joie que j’avais repoussées. Ce n’était pas d’avoir cédé trop souvent, c’était d’avoir trop longtemps et trop durement lutté.
Je jouais, désespérément. L’âme humaine est plus lente que nous : cela me fait admettre qu’elle pourrait être plus durable. Elle est toujours un peu en arrière de notre vie présente. Je commençais seulement à comprendre le sens de cette musique intérieure, de cette musique de joie et de désir sauvage, que j’avais étouffée en moi. J’avais réduit mon âme à une seule mélodie, plaintive et monotone ; j’avais fait de ma vie du silence, où ne devait monter qu’un psaume. Je n’ai pas assez de foi, mon amie, pour me borner aux psaumes ; et si je me repens, c’est de mon repentir. Les sons, Monique, se déploient dans le temps comme les formes dans l’espace, et, jusqu’à ce qu’une musique ait cessé, elle reste, en partie, plongée dans l’avenir. Il y a quelque chose d’émouvant, pour l’improvisateur, dans cette élection de la note qui va suivre. Je commençais à comprendre cette liberté de l’art et de la vie, qui n’obéissent qu’aux lois de leur développement propre. Le rythme suit la montée du trouble intérieur : cette auscultation est terrible, quand le cœur bat trop vite. Ce qui, maintenant, naissait de l’instrument où, pendant deux années, j’avais séquestré tout moi-même, ce n’était plus le chant du sacrifice, ce n’était même plus celui du désir, ni de la joie toute proche. C’était la haine ; la haine pour tout ce qui m’avait falsifié, écrasé si longtemps. Je pensais, avec une sorte de cruel plaisir, que de votre chambre vous m’entendiez jouer ; je me disais que cela suffisait comme aveu et comme explication.
Et ce fut à ce moment que mes mains m’apparurent. Mes mains reposaient sur les touches, deux mains nues, sans bague, sans anneau, – et c’était comme si j’avais sous les yeux mon âme deux fois vivante. Mes mains (j’en puis parler, puisque ce sont mes seules amies) me semblaient tout à coup extraordinairement sensitives ; même immobiles, elles paraissaient effleurer le silence comme pour l’inciter à se révéler en accords. Elles reposaient, encore un peu tremblantes du rythme, et il y avait en elles tous les gestes futurs, comme tous les sons possibles dormaient dans ce clavier. Elles avaient noué autour des corps la brève joie des étreintes ; elles avaient palpé, sur les claviers sonores, la forme des notes invisibles ; elles avaient, dans les ténèbres, enfermé d’une caresse le contour des corps endormis. Souvent, je les avais tenues levées, dans l’attitude de la prière ; souvent, je les avais unies aux vôtres, mais de tout cela, elles ne se souvenaient plus. C’étaient des mains anonymes, les mains d’un musicien. Elles étaient mon intermédiaire, par la musique, avec cet infini que nous sommes tentés d’appeler Dieu, et, par les caresses, mon moyen de contact avec la vie des autres. C’étaient des mains effacées, aussi pâles que l’ivoire auquel elles s’appuyaient, car je les avais privées de soleil, de travail et de joie. Et cependant, c’étaient des servantes bien fidèles ; elles m’avaient nourri, quand la musique était mon gagne-pain ; et je commençais à comprendre qu’il y a quelque beauté à vivre de son art, puisque cela nous libère de tout ce qui n’est pas lui. Mes mains, Monique, me libéreraient de vous. Elles pourraient de nouveau se tendre sans contrainte ; elles m’ouvraient, mes mains libératrices, la porte du départ. Peut-être, mon amie, est-il absurde de tout dire, mais ce soir-là, gauchement, à la façon dont on scelle un pacte avec soi-même, j’ai baisé mes deux mains.
Si je passe rapidement sur les jours qui suivirent, c’est que mes sensations ne concernent et n’émeuvent que moi seul. J’aime mieux garder pour moi mes souvenirs intimes, puisque je n’en puis parler, devant vous, qu’avec les précautions d’une pudeur qui ressemble à de la honte, et que je mentirais si je montrais du repentir. Rien n’égale la douceur d’une défaite qu’on sait définitive : à Vienne, durant ces derniers jours ensoleillés d’automne, j’eus l’émerveillement de retrouver mon corps. Mon corps, qui me guérit d’avoir une âme. Vous n’avez vu de moi que les craintes, les remords et les scrupules de la conscience, non pas même de la mienne, mais de celle des autres, que je prenais pour guide. Je n’ai pas su, ou pas osé vous dire quelle adoration ardente me fait éprouver la beauté et le mystère des corps, ni comment chacun d’eux, quand il s’offre, semble m’apporter un fragment de la jeunesse humaine. Mon amie, vivre est difficile. J’ai assez bâti de théories morales pour n’en pas construire d’autres, et de contradictoires : je suis trop raisonnable pour croire que le bonheur ne gît qu’au bord d’une faute, et le vice pas plus que la vertu ne peut donner la joie à ceux qui ne l’ont pas d’eux-mêmes. Seulement, j’aime encore mieux la faute (si c’en est une) qu’un déni de soi si proche de la démence. La vie m’a fait ce que je suis, prisonnier (si l’on veut) d’instincts que je n’ai pas choisis, mais auxquels je me résigne, et cet acquiescement, je l’espère, à défaut du bonheur, me procurera la sérénité. Mon amie, je vous ai toujours crue capable de tout comprendre, ce qui est bien plus rare que de tout pardonner.
Et maintenant, je vous dis adieu. Je pense, avec une infinie douceur, à votre bonté féminine, ou plutôt maternelle : je vous quitte à regret, mais j’envie votre enfant. Vous étiez le seul être devant qui je me jugeais coupable, mais écrire ma vie me confirme en moi-même ; je finis par vous plaindre sans me condamner sévèrement. Je vous ai trahie ; je n’ai pas voulu vous tromper. Vous êtes de celles qui choisissent toujours, par devoir, la voie la plus étroite et la plus difficile : je ne veux pas, en implorant votre pitié, vous donner un prétexte pour vous sacrifier davantage. N’ayant pas su vivre selon la morale ordinaire, je tâche, du moins, d’être d’accord avec la mienne : c’est au moment où l’on rejette tous les principes qu’il convient de se munir de scrupules. J’avais pris envers vous d’imprudents engagements que devait protester la vie : je vous demande pardon, le plus humblement possible, non pas de vous quitter, mais d’être resté si longtemps.
Lausanne,
31 août 1927 — 17 septembre 1928.