Paris, 3 Juin 1778.
Nous soupâmes hier, Eugénie et moi, chez ta divinité, mon cher Valcour… Que faisais-tu?… Est-ce jalousie?… Est-ce bouderie?… Est-ce crainte?… Ton absence fut pour nous une énigme, qu'Aline ne put ou ne voulut pas nous expliquer, et dont nous eûmes bien de la peine à comprendre le mot. J'allais demander de tes nouvelles, quand deux grands yeux bleus respirant à la fois l'amour et la décence, vinrent se fixer sur les miens, et m'avertir de feindre… Je me tus; peu après je m'approchai; je voulus demander raison du mystère. Un soupir et un signe de tête furent les seules réponses que j'obtins. Eugénie ne fut pas plus heureuse; nous ne pressâmes plus; mais madame de Blamont soupira, et je l'entendis: c'est une mère délicieuse que cette femme, mon ami; je doute qu'il soit possible d'avoir plus d'esprit, une âme plus sensible, autant de grâces, dans les manières, autant d'aménité dans les moeurs. Il est bien rare qu'avec autant de connaissances, on soit en même-tems si aimable. J'ai presque toujours remarqué que les femmes instruites ont dans le monde une certaine rudesse, une sorte d'apprêt qui fait acheter cher le plaisir de leur société. Il semble qu'elles ne veuillent avoir de l'esprit que dans leur cabinet, ou que n'en trouvant jamais assez dans ceux qui les entourent, elles ne daignent pas s'abaisser, jusqu'à montrer celui qu'elles possèdent.
Mais combien est différente de ce portrait l'adorable mère de ton Aline! En vérité, je ne m'étonnerais pas qu'une telle femme, quoi-qu'âgée de trente-six ans, fît encore de grandes passions.
Pour M. de Blamont, pour cet indigne époux d'une trop digne femme, il fut tranchant, systématique, et bourru comme s'il eût siégé sur les fleurs de lys; il se déchaîna contre la tolérance, fit l'apologie de la torture, nous parla avec une sorte de jouissance d'un malheureux que ses confrères et lui faisaient rouer le lendemain; nous assura que l'homme était méchant par nature, qu'il n'était rien qu'on ne dût faire pour l'enchaîner; que la crainte était le plus puissant ressort des monarchies, et qu'un tribunal chargé de recevoir des délations, était un chef-d'oeuvre de politique. Ensuite il nous entretint d'une terre qu'il venait d'acheter, de la sublimité de ses droits, et sur-tout du projet qu'il a d'y rassembler une ménagerie, dont je te réponds bien qu'il sera la plus méchante bête.
Il arriva, quelques minutes avant de servir, une autre espèce d'individu court et quarré, l'échine ornée d'un juste-au-corps de drap olive, sur lequel régnait, du haut en bas, une broderie large de huit pouces, dont le dessin me parut être celui que Clovis avait sur son manteau royal. Ce petit homme possédait un fort grand pied affublé sur de hauts talons, au moyen desquels s'appuyaient deux jambes énormes. En cherchant à rencontrer sa taille, on ne trouvait qu'un ventre; désirait-on une idée de sa tête? on n'apercevait qu'une perruque et une cravate, du milieu desquelles s'échappait, de tems à autre, un fausset discordant qui laissait à soupçonner si le gosier dont il émanait, était effectivement celui d'un humain, ou d'une vieille perruche. Ce ridicule mortel absolument conforme à l'esquisse que j'en trace, se fit annoncer M. d'Olbourg. Un bouton de rose qu'Aline, au même instant, jetait à Eugénie, vint troubler malheureusement les loix de l'équilibre que s'était imposées le personnage, pour en déduire sa révérence d'entrée. Il heurta le bouton de rose, et définitivement nous arriva par la tête. Ce choc inattendu, cet ébranlement subit des masses, avait un peu dérangé les attraits factices; la cravate vola d'un côté, la perruque de l'autre, et le malheureux ainsi répandu et dégarni, excita dans ma folle Eugénie une attaque de rire à tel point spasmodique, qu'on fut obligé de l'emporter dans un cabinet voisin où je crus qu'elle s'évanouirait… Aline se contint; le Président se fâcha; M. de Blamont se mordait les lèvres pour ne pas éclater, et se confondait en marques d'intérêt… Deux laquais ramasserent le petit homme qui, semblable à une tortue retournée, ne pouvait plus reprendre l'élasticité nécessaire à se rétablir sur son plat. On le remboîta dans sa perruque; la cravate fut artistement renouée; Eugénie reparut, et l'annonce du souper vint heureusement tout remettre en ordre, en obligeant chacun à ne plus s'occuper que d'une même idée.
Les politesses marquées du Président au petit homme, l'assurance ultérieure que je reçus, qu'il avait cent mille écus de rente, ce que j'aurais parié sur sa figure; la contrainte d'Aline, l'air souffrant de madame de Blamont, les efforts qu'elle faisait pour dissiper sa chere fille, pour empêcher qu'on ne s'aperçût de la gêne dans laquelle elle était; tout me convainquit que ce malheureux traitant était ton rival, et rival d'autant plus à craindre, qu'il me parut que le Président en était engoué.
O mon ami, quel assemblage!… Unir à un mortel si prodigieusement ridicule, une jeune fille de dix-neuf ans, faite comme les Grâces, fraîche comme Hébé, et plus belle que Flore! A la stupidité même oser sacrifier l'esprit le plus tendre et le plus agréable; adapter à un volume épais de matiere l'âme la plus déliée* et la plus sensible; joindre à l'inactivité la plus lourde, un être pêtri de talens, quel attentat, Valcour!… Oh non, non… ou la Providence est insensible, ou elle ne le permettra jamais… Eugénie devint sombre si-tôt qu'elle soupçonna le forfait. Folle, étourdie, un peu méchante même, mais prête à donner son sang à l'amitié, elle passa rapidement de la joie à la plus extrême colère, dès que je lui eus fait part de mes soupçons… Elle regarda son amie, et des larmes coulèrent sur ces joues de roses que venait d'épanouir la gaîté. Elle engagea sa mère à se retirer de bonne heure; elle n'y pouvait tenir, et si ce forfait était réel, il n'y avait rien, disait-elle en frappant des pieds, qu'elle ne fit pour l'empêcher. Mais Aline s'obstinait au silence… madame de Blamont ne faisait que soupirer quand je l'interrogeais; et nous nous retirâmes.
Voilà, mon cher Valcour, l'état dans lequel j'ai laissé les choses; tu dois à ma sincère amitié de m'instruire de tout ce que tu peux savoir de plus; attends tout de la mienne, de celle d'Eugénie, et sois convaincu que le bonheur qui s'aprête pour nous, ne peut réellement être parfait, tant que nous supposerons des obstacles à celui d'Aline et au tien.
6 Juin.
De quelles expressions me servir? Comment adoucirai-je le coup qu'il faut que je vous porte? Mes sens se troublent, ma raison m'abandonne, je n'existe plus que par le sentiment de ma douleur… Pourquoi vous ai-je vu? pourquoi ces traits charmans ont-ils pénétré dans mon âme? Pourquoi m'avez-vous entraînée dans l'abîme avec vous? Hélas! que nos instans de bonheur ont été courts! Qui sait, grand Dieu! qui sait quelles sont les bornes de ceux qui doivent les suivre? Mon ami, il faut ne nous plus voir… Le voilà dit, ce mot cruel; j'ai pu le tracer sans mourir!… Imitez mon courage. Mon père a parlé en maître, il veut être obéi. Un parti se présente, ce parti lui convient, cela suffit; ce n'est pas mon aveu qu'il demande, c'est son intérêt qu'il consulte, et le sacrifice entier de tous mes sentimens doit être fait à ses caprices. N'accusez point ma mère, il n'y a rien qu'elle n'ait dit, rien qu'elle n'ait fait, rien qu'elle n'imagine encore… Vous savez comme elle aime sa fille, et vous n'ignorez pas non plus les sentimens de tendresse qu'elle éprouve pour vous… Nos larmes se sont mêlées… Le barbare les a vues, et n'en a point été attendri… O mon ami! je crois que l'habitude de juger les autres, rend nécessairement dur et cruel. «C'est un parti convenable, madame, a-t-il dit en fureur à ma mère: je ne souffrirai point que ma fille le manque. d'Olbourg est mon ami depuis vingt-cinq ans, et il a cent mille écus de rente; toutes vos petites considérations peuvent-elles balancer un argument de cette force? Epouse-t-on par amour aujourd'hui?… C'est par intérêt, ces seules lois doivent assortir les noeuds de l'hymen; hé, qu'importe de s'aimer, pourvu qu'on soit riche! L'amour donne-t-il de la considération dans le monde? Non, en vérité, madame, c'est la fortune, et l'on ne vit point sans considération. D'ailleurs, qu'a donc mon ami d'Olbourg pour inspirer de l'éloignement à votre fille? (Oh, Valcour, je voudrais que vous le vissiez!) Est-ce parce que ce n'est pas un de ces freluquets du jour, qui, faisant croire à une jeune personne qu'ils en sont épris uniquement parce qu'ils la savent riche, épousent la dot et laissent la fille? ou peut-être ce sont les talens et l'esprit qui vous séduisent. Quoi! parce qu'un homme aura fait quelques comédies, quelques épigrammes, qu'il aura lu Homère et Virgile, il possédera, de ce moment, tout ce qu'il faut pour faire le bonheur de votre fille!»
Vous voyez, mon ami, sur qui tombait ce dernier sarcasme; mais le cruel craignant que nous ne l'eussions pas encore entendu: «Je vous prie répliqua-t-il, en colère, madame, d'écrire sur-le-champ à M. de Valcour que ses visites m'honorent infiniment, sans doute, mais qu'il m'obligera pourtant de les supprimer; je ne veux pas donner ma fille à un homme qui n'a rien.-Sa naissance, reprit ma mère, vaut mieux que la mienne.-Je le sais bien, madame; voilà toujours l'orgueil des filles de condition; avec elles la naissance fait tout. Voulez-vous que ma fille éprouve avec son Valcour ce qui m'est arrivé avec vous? Epouser du parchemin?… A quoi me sert, je vous prie, celui que vous m'avez donné?… J'aimerais mieux vingt-cinq mille francs par an, que toutes ces généalogies, qui comme les vers phosphoriques, ne brillent que par l'obscurité, ne sont illustres que parce qu'on n'en voit pas l'origine, et dont on peut dire tout ce qu'on veut, parce que le bout manque. Valcour est d'une bonne maison, je le sais, il a de plus un puissant mérite à vos yeux, il est passionné pour les belles-lettres; mais moi, que cette considération touche fort peu… je veux de l'argent, et il n'a pas le sou. Voilà sa sentence, apprenez-la lui, je vous le conseille». A ces mots, il a disparu, et nous a laissées, ma mère et moi, dans les larmes. Cependant mon ami, car il faut que je répande un peu de baume sur les blessures que je viens de faire, l'espoir n'est pas encore banni de mon coeur, et cette mère respectable, que j'idolâtre, et qui vous aime, me charge positivement de vous dire qu'elle ne veut pas que vous vous désespériez… Elle est presque sûre d'obtenir du tems, et dans des circonstances commes celles où nous sommes, le tems fait beaucoup. Rendez-vous donc aux ordres de mon père; ne venez plus, mais écrivez-nous. Une affaire de la plus grande importance enchaînera le Président à Paris tout l'été, et je crois que ma mère obtiendra d'aller passer cette saison seule avec moi dans sa petite terre de Vert-feuille, près d'Orléans; unique bien qu'elle ait apporté à mon père, qui comme vous voyez, le lui reproche assez cruellement [1]. Son but est d'obtenir du Président de ne rien précipiter; elle se chargera, dit-elle, de me disposer à tout, et de vaincre mes répugnances, pourvu qu'on ne presse rien, et qu'on nous laisse passer quelques mois toutes deux solitairement à Vert-feuille… Mon ami, si elle l'obtient, je vous avoue que je regarderai cela comme une demi-victoire; le tems est tout dans d'aussi terribles crises, c'est tout avoir que d'en obtenir.
Adieu, ne vous alarmez pas, aimez moi, pensez à moi, écrivez-moi… que je remplisse tous vos momens comme vous occupez tout mon coeur… O mon ami! il faudrait bien peu de choses, vous le voyez, pour nous séparer à jamais; mais ce qui me console au moins dans mon malheur, c'est la certitude où je suis qu'aucune force divine ou humaine, ne parviendrait à m'empêcher de vous aimer.
7 Juin.
Oui, je l'ai lu ce mot cruel… J'ai reçu le coup qui doit briser ma vie, et toutes les facultés qui la composent ne se sont point anéanties! O mon Aline! quel art avez-vous donc mis à me le porter? vous me donnez la mort, et vous voulez que je vive!… vous détruisez l'espoir et vous le ranimez!…non je ne mourrai point… Je ne sais quelle voix se fait entendre au fond de mon coeur… Je ne sais quel organe secret semble m'avertir de vivre et que tous les instans de la félicité ne sont pas encore éteints pour moi… non je ne sais quel il est, ce mouvement, mais je lui cède… ne plus vous voir, Aline!… ne plus m'enivrer, dans ces jeux que j'adore, du sentiment délicieux de mon amour!… est-ce bien vous qui me l'ordonnez?… ah! qu'ai-je donc fait pour mériter un tel sort?… moi renoncer au charme de vous posséder un jour! mais non… vous ne me le dites pas. Mon malheur accroît mon inquiétude; il nourrit encore les chimères que vos paroles consolantes cherchent à rendre moins affreuses; il ne faut que du tems dites-vous; du tems, Aline!… oh ciel! songez-vous quel il est, celui que l'on passe, loin de ce qu'on aime?… où l'on ne peut plus entendre sa voix, où l'on ne jouit plus de ses regards; n'est-ce pas ordonner à un homme d'exister en se séparant de son âme?… J'étais prévenu de ce coup fatal, Déterville m'y avait préparé… mais j'ignorais que les choses fussent si avancées, et sur-tout que votre père exigerait que je ne vous visse plus… Et qui donc a pu l'instruire de nos secrets? Ah! peut-on se cacher quand on aime? S'il a dérobé nos regards, il aura surpris notre amour… que ferai-je, hélas! pendant cette terrible absence… que voulez-vous que je devienne? au moins si j'avais pu vous voir encore une fois… une seule fois avant cette funeste séparation!… si j'avais pu vous dire combien je vous aime… il me semble que je ne vous l'ai jamais dit… oh non, je ne vous l'ai jamais dit, comme je l'éprouve… et comment aurai-je réussi? quel mot aurait pu rendre ce feu divin qui me dévore? Tantôt anéanti par la force même de ce sentiment qui m'absorbe… tantôt brûlé par vos regards… mon âme éprouvait, sans pouvoir peindre; toutes les expressions me paraissaient trop faibles… et maintenant je me désole, d'avoir tant perdu d'occasions ou de les avoir si mal employées. Comme je vais les déplorer ces momens si courts et si doux! Aline, Aline, croyez-vous donc que je puisse vivre sans les retrouver? Et cependant vous pleurerez… votre âme sera noyée dans la douleur, et je n'en pourrai partager les angoisses!… Qu'il ne se fasse pas au moins, ce cruel hymen… Je regarde ce que vous dites comme un serment qu'il ne se consommera jamais… le barbare, il vous sacrifie… et à quoi?… à son ambition, à son intérêt… et il ose encore trouver des sophismes pour appuyer ses affreux systèmes!… L'amour, dit-il, ne fait pas le bonheur dans les noeuds de l'hymen, et que sont-ils donc ces noeuds, quand l'amour ne les forme pas? Un pacte mercenaire et vil, un trafic honteux de fortunes et de noms, qui n'enchaînant que les personnes, laissent les coeurs à tout le désordre du désespoir et du dépit. Que deviennent alors ces biens qu'on a recherchés? Les ménage-t-on pour des enfans qui ne sont plus que le fruit du hasard ou de l'intérêt? On les dissipe, on les perd plus promptement encore qu'ils ne se sont acquis, et le besoin que chacun des deux a de secouer la chaîne qui le presse, ouvre l'abîme épouvantable qui les engloutit en un jour. Où se trouve donc alors et le profit et le bonheur de ces mariages de convenance, puisque ces mêmes fortunes, qui en ont formé les noeuds, s'anéantissent ou pour les relâcher ou pour les dissoudre?
Mais se flatter de rappeler votre père à des opinions raisonnables, c'est entreprendre de faire remonter un fleuve à sa source. Indépendamment des préjugés de son état, préjugés cruellement odieux sans doute, il a encore ceux (passez-moi le terme) d'une tête étroite et d'un coeur froid, et l'erreur est trop chère à ces sortes de gens pour espérer de les en faire revenir.
Que madame de Blamont est respectable dans tout ceci… et combien je l'adore! quelle conduite, quelle sagesse! quel amour pour vous! adorez-la cette mère tendre, vous n'êtes formée que de son sang… Il est impossible, il est moralement impossible qu'une seule goutte de celui de cet homme cruel puisse couler dans vos veines… Tendre et divine amie de mon coeur, que j'aime à m'imaginer quelques-fois que vous n'avez reçu l'existence dans le sein de cette mère adorable que par le souffle de la divinité; la mythologie des Grecs n'admettait-elle pas ces sortes d'existences? Ne les avons-nous pas reçues dans nos opinions religieuses? Mais il eût fallu un miracle… Et pour qui, grand Dieu! pour qui la nature en fera-t-elle, si ce n'est pas pour mon Aline… N'en est-elle pas un elle-même?… Laissez-la moi, cette opinion, ma divine amie, elle me console… Elle ajoute, ce me semble, encore au culte que je vous dois… Oui, Aline… oui, vous êtes fille d'un dieu, ou plutôt vous êtes un dieu vous-même, et c'est par vos regards que la nature entière reçoit l'existence; vous purifiez tout ce qui vous touche, vous vivifiez tout ce qui vous entoure; la vertu n'est douce qu'auprès de vous, on ne la connoît qu'où vous êtes; soutenue par l'empire de la beauté, c'est sous vos traits qu'elle captive, c'est par vous qu'elle séduit: et je ne me sens jamais si honnête que lorsque je vous approche ou que je vous quitte. Qui ranimera maintenant dans mon coeur ces sentimens qui naissaient près de vous… qui me fortifiaient dans le reste de ma vie?… Mon âme va se flétrir séparée de la vôtre, elle va devenir comme ces fleurs qui se desséchent à mesure que s'éloignent d'elles les rayons de l'astre qui les fit éclore… O ma chère Aline! il n'est plus un instant de félicité pour moi sur la terre… Mais je vous écrirai du moins… Vous me le permettez?… Je le pourrai… Hélas! c'est une consolation sans doute, mais qu'elle est loin de celle que je désire… qu'elle est loin de celle qu'il me faut… Et quand sera-t-il ce voyage? quoi, je ne vous verrai pas avant qu'il s'entreprenne, et pour la première fois de ma vie, depuis trois ans que je vous connais, je passerais une saison entière éloigné de vous?… Ordre barbare!… père cruel! adoucissez-le, Aline, ce terrible et funeste arrêt… Que je puisse vous voir encore un seul jour… une seule heure, hélas! je ne veux que cela pour vivre un an; je recueillerai dans cette heure précieuse, tout ce que mon âme aura besoin de sentimens pour la faire exister des siècles. Mère adorable, souffrez que je vous implore, c'est à vos pieds que cette grâce est demandée… Rappelez cette indulgence si active et si tendre, qui vous caractérise sans cesse; cette bonté, cette humanité qui vous rend si sensible au sort amer de l'infortune. Hélas! vous n'aurez jamais secouru de malheureux dont les maux fussent plus cuisans. Que la nature m'accable de tous ceux qu'elle voudra; mais qu'elle me laisse les yeux d'Aline et son coeur… J'attends votre réponse; je l'attends comme les criminels attendent le coup de la mort. Ah! si je la crains, c'est que je la devine… Mais une heure, Aline,… une seule heure… ou vous ne m'avez jamais aimé… Au moins éloignez cet homme… qu'il n'aille pas avec vous, à la campagne… Je ne vous dis pas de refuser ses noeuds qu'on vous offre avec lui… Non, Aline, je ne vous le dis point; il est de certains cas où la recommandation même est un outrage, et je crois que c'est dans celui-ci. Oui, j'ose être sûr de vous, parce que je vous aime, parce que vous m'avez dit que je ne vous étais pas indifférent, et que vous ne voudriez pas arracher le coeur de votre ami.
9 Juin.
Je vous sais gré de votre résignation, mon ami, quoiqu'elle ne soit pas très-entière; n'importe, n'abusez pas de ce que je vais vous dire, mais ma reconnaissance eût été moindre si vous eussiez obéi de meilleur coeur. Que vos peines s'adoucissent, ô mon cher Valcour, par la certitude que je les partage. Je ne sais ce que ma mère a dit à son mari, mais M. d'Olbourg n'a point reparu depuis le soir où il soupa ici, et j'ai cru lire moins de sévérité dans les yeux de mon père; n'allez pas croire qu'il résulte de-là que ses premiers projets se soient anéantis, je vous aime trop sincèrement pour laisser germer dans votre coeur une espérance qu'il ne faudrait que trop tôt perdre. Mais les choses ne seront pas, au moins, aussi prochaines que je le craignais, et dans une circonstance comme celle où nous sommes, je vous le répète, c'est tout obtenir que d'avoir des délais.
Notre voyage à Vert-feuille est décidé: mon père trouve bon que nous allions, ma mère et moi, y passer la belle saison, ses affaires l'obligeant à rester tout l'été à Paris: il nous laissera seules et tranquilles; mais je ne vous cache pas, mon ami, qu'une des clauses de cette permission est que vous n'y paraîtrez pas. Jugez, d'après cette sévérité, s'il serait possible de vous accorder l'heure que vous sollicitez avec tant d'instance?
A l'envie que ma mère avait de savoir du Président par quelle raison vous lui étiez devenu, dans l'instant, si suspect, il a répondu:
«Qu'il ne s'était jamais imaginé, quand on vous présenta chez lui, que vous osassiez porter vos vues sur sa fille; qu'au seul titre de connaissance et d'ami de société, il n'avait pas mieux demandé que de vous accueillir; mais que s'étant enfin aperçu de nos sentimens mutuels, cette fatale homme très-riche, et son ami depuis longtems».
Ma mère, très-contente de l'amener peu-à-peu à une explication, sans combattre absolument son projet, lui a demandé les motifs de son éloignement pour vous. Le peu de fortune est devenu tout de suite son argument indestructible, et ne pouvant, disait-il, vous refuser des qualités (comme si son orgueil eût été désolé d'un aveu qu'il lui était impossible de ne pas faire), il s'est rejeté d'abord sur vos défauts, et celui qu'il vous reproche, avec le plus d'amertume, est le manque d'ambition, la nonchalance étonnante dont vous êtes pour votre fortune et le tort affreux que vous avez eu, selon lui, de quitter si jeune le service. A cela, ma mère a voulu opposer vos talens, votre amour pour les lettres, qui absorbant tout autre goût, vous a, pour ainsi dire, isolé, afin d'étudier plus à l'aise. Ici, le Président, ennemi capital de tout ce qui s'appelle beaux-arts, s'est enflammé de nouveau… «Et que font ces misères là au bonheur de la vie? Madame, a-t-il répliqué avec humeur, avez-vous vu depuis que vous existez, les arts, ou même les sciences faire la fortune d'un seul homme?… Pour moi, je ne l'ai pas vu: ce n'est plus, comme autrefois, avec une hypothèse, un syllogisme, un sonnet ou un madrigal, qu'on se produit dans le monde, et qu'on parvient à tout; les Horaces ne trouvent plus de Mécènes, et les Descartes ne rencontrent plus de Christines. C'est de l'argent, Madame, c'est de l'argent qu'il faut. Telle est la seule clef des places et des honneurs, et votre cher Valcour n'en a point. Jeune, de l'esprit, une sorte de mérite… Remarquez, mon ami, la petite joie vaine avec laquelle il a bien voulu vous accorder une sorte de mérite… Avec cet avantage, a-t-il continué, que ne s'avançait-il? Le temple de la Fortune est ouvert à tout le monde; il ne s'agit que de ne pas se laisser repousser par la foule qui vous coudoie, et qui veut y arriver avant vous… A trente ans, avec de la figure, le nom qu'il porte, et les alliances qu'il peut réclamer, il serait aujourd'hui maréchal-de-camp, s'il l'eût voulu.»
Oh! mon ami, je vous en demande pardon; mais ces reproches ne sont-ils pas mérités? N'imaginez pas que mon coeur vous les fasse. Que ne suis-je maîtresse de ma main! Que ne puis-je vous prouver à l'instant combien ces préjugés sont vils à mes yeux; mais, mon ami, cent fois vous me l'avez dit vous-même, la considération est nécessaire dans le monde, et si ce public est assez injuste pour ne vouloir l'accorder qu'aux honneurs, l'homme sage qui conçoit l'impossibilité de vivre sans elle, doit donc tout faire pour acquérir ce qui la mérite.
Ne seroit-il pas entré un peu de dégoût, un peu de misanthropie dans cette insouciance qui vous est reprochée? Je veux que vous m'éclaircissiez tout cela, mais non pas en vous justifiant; songez que vous parlez à la meilleure amie de votre coeur.
12 Juin.
Oui, mon Aline, j'ai tort, et vous me le faites sentir; la confiance est la plus douce preuve de l'amour, et j'ai l'air de vous l'avoir refusée, en ne vous racontant pas les malheurs de ma vie; mais ce silence de ma part, depuis le temps que je vous connais, a sa source dans deux principes que vous ne blâmerez pas: la crainte de vous ennuyer par des récits qui n'intéressent que moi, et la vanité qui souffre à les faire. On voudrait s'élever sans cesse aux yeux de ce qu'on aime, et l'on se tait quand ce qu'on peut dire de soi, n'a rien qui doive nous flatter. Si le sort m'eût lié avec toute autre, peut-être eusse-je eu moins d'orgueil; mais vous sûtes m'en inspirer tant, dès que je crus vous avoir rendu sensible, que vous me fîtes, dès ce moment, rougir de moi-même et de mon audace à placer dans vos fers un esclave aussi peut fait pour vous. Je me sentais si loin de ce qu'il fallait être pour vous mériter, et j'aimai mieux vous laisser croire que j'en étais digne, que de vous montrer votre erreur.-Maintenant vous exigez des aveux que je voulais taire; ne vous en prenez qu'à vous, s'il s'y rencontre des motifs de me moins estimer, et que ma franchise ou mon obéissance me fasse retrouver dans votre coeur ce que la vérité m'y fera perdre. Toutes mes fautes précèdent l'instant où je vous ai vue pour la première fois. Hélas! c'est mon unique excuse; je n'ai plus connu que l'amour et la vertu depuis cette heureuse époque, et comment eusse-je osé depuis souiller par des écarts le coeur où régnait votre image?
HISTOIRE DE VALCOUR.
Je vous parlerai peu de ma naissance; vous la connaissez: je ne vous entretiendrai que des erreurs où m'a conduit l'illusion d'une vaine origine dont nous nous enorgueillissons presque toujours avec d'autant moins de motifs, que ce bienfait n'est dû qu'au hasard.
Allié, par ma mère, à tout ce que le royaume avait de plus grand; tenant, par mon père, à tout ce que la province de Languedoc pouvait avoir de plus distingué; né à Paris dans le sein du luxe et de l'abondance, je crus, dès que je pus raisonner, que la nature et la fortune se réunissaient pour me combler de leurs dons; je le crus, parce qu'on avait la sottise de me le dire, et ce préjugé ridicule me rendit hautain, despote et colère; il semblait que tout dût me céder, que l'univers entier dût flatter mes caprices, et qu'il n'appartenoit qu'à moi seul et d'en former et de les satisfaire; je ne vous rapporterai qu'un seul trait de mon enfance, pour vous convaincre des dangereux principes qu'on laissait germer en moi avec tant d'ineptie.
Né et élevé dans le palais du prince illustre auquel ma mère avait l'honneur d'appartenir, et qui se trouvait à-peu-près de mon âge, on s'empressait de me réunir à lui, afin qu'en étant connu dès mon enfance, je pus retrouver son appui dans tous les instans de ma vie; mais ma vanité du moment, qui n'entendait encore rien à ce calcul, s'offensant un jour dans nos jeux enfantins de ce qu'il voulait me disputer quelque chose, et plus encore de ce qu'à de très-grands titres, sans doute, il s'y croyait autorisé par son rang, je me vengeai de ses résistances par des coups très-multipliés, sans qu'aucune considération m'arrêtât, et sans qu'autre chose que la force et la violence pussent parvenir à me séparer de mon adversaire.
Ce fut à peu près vers ce tems que mon père fut employé dans les négociations; ma mère l'y suivit, et je fus envoyé chez une grand'-mère en Languedoc, dont la tendresse trop aveugle nourrit en moi tous les défauts que je viens d'avouer. Je revins faire mes études à Paris, sous la conduite d'un homme ferme et de beaucoup d'esprit, bien propre sans doute à former ma jeunesse, mais que, pour mon malheur, je ne gardai pas assez long-temps. La guerre se déclara: empressé de me faire servir, on n'acheva point mon éducation, et je partis pour le régiment où j'étais employé, dans l'âge où, naturellement encore, on ne devrait entrer qu'à l'académie.
Puisse-t-on réfléchir sur le vice dominant de nos principes modernes, puisse-t-on voir que l'objet essentiel n'est pas d'avoir de très-jeunes militaires, mais d'en avoir de bons; et qu'en suivant le préjugé actuel, il est parfaitement impossible que cette classe de citoyens si utile puisse jamais être parfaite, tant qu'il ne s'agira que d'y entrer jeune, sans savoir si l'on a ce qu'il faut pour y être admis, et sans comprendre qu'il est impossible de posséder les vertus nécessaires dès qu'on ne donnera pas aux jeunes aspirans la possibilité de les acquérir par une éducation longue et parfaite.
Les campagnes s'ouvrirent, et j'ose assurer que je les fis bien. Cette impétuosité naturelle de mon caractère, cette âme de feu que j'avais reçue de la nature, ne prêtait qu'un plus grand degré de force et d'activité à cette vertu féroce que l'on appelle courage, et qu'on regarde bien à tort, sans doute, comme la seule qui fut nécessaire à notre état.
Notre régiment écrase dans l'avant-dernière campagne de cette guerre, fut envoyé dans une garnison en Normandie; c'est-là que commence la première partie de mes malheurs.
Je venais d'atteindre ma vingt-deuxième année; perpétuellement entraîné jusqu'alors par les travaux de Mars, je n'avais ni connu mon coeur, ni soupçonné qu'il pût être sensible; Adélaïde de Sainval, fille d'un ancien officier retiré dans la ville où nous séjournions, sut bientôt me convaincre, que tous les feux de l'amour devaient embrâser aisément une âme telle que la mienne; et que s'ils n'y avaient pas éclaté jusqu'alors, c'est qu'aucun objet n'avait su fixer mes regards. Je ne vous peindrai point Adélaïde; ce n'etoit qu'un seul genre de beauté qui devait éveiller l'amour en moi, c'était toujours sous les mêmes traits qu'il devait pénétrer mon âme, et ce qui m'enivra dans elle était l'ébauche des beautés et des vertus que j'idolâtre en vous. Je l'aimais, parce que je devais nécessairement adorer tout ce qui avoit des rapports avec vous; mais cette raison qui légitime ma défaite, va faire le crime de mon inconstance.
L'usage est assez dans les garnisons de se choisir chacun une maîtresse, et de ne la regarder malheureusement que comme une espèce de divinité qu'on déifie par désoeuvrement, qu'on cultive par air, et qui se quitte dès que les drapeaux se déploient. Je crus d'abord de bonne foi que ce ne pourrait jamais être ainsi que j'aimerais Adélaïde; la manière dont je l'en assurai, la persuada; elle exigea des sermens, je lui en fis; elle voulut des écrits, j'en signai, et je ne croyais pas la tromper. A l'abri des reproches de son coeur, se croyant peut-être même innocente, parce qu'elle couvrait sa faiblesse de tout ce qui lui semblait fait pour la légitimer, Adélaïde céda, et j'osai la rendre coupable, ne voulant que la trouver sensible.
Six mois se passèrent dans cette illusion, sans que nos plaisirs eussent altéré notre amour; dans l'ivresse de nos transports, un moment même nous voulûmes fuir; incertains de la liberté de former nos chaînes, nous voulûmes aller les serrer ensemble au bout de l'univers… la raison triompha; je déterminai Adélaïde, et dès ce moment fatal il était clair, que je l'aimais moins.
Adélaïde avait un frère capitaine d'infanterie que nous espérions mettre dans nos intérêts… on l'attendait, il ne vint point. Le régiment partit; nous nous fîmes nos adieux, des flots de larmes coulèrent; Adélaïde me rappela mes sermens, je les renouvelai dans ses bras… et nous nous séparâmes.
Mon père m'appela cet hiver à Paris, j'y volai: il s'agissait d'un mariage; sa santé chancelait; il désirait me voir établi avant de fermer les yeux; ce projet, les plaisirs, que vous dirai-je enfin! cette force irrésistible de la main du sort qui nous porte toujours malgré nous où ses loix veulent que nous soyons; tout effaça peu-à-peu Adélaïde de mon coeur. Je parlai pourtant de cet arrangement à ma famille; l'honneur m'y engageait, je le fis, mais les refus de mon père légitimèrent bientôt mon inconstance; mon coeur ne me fournit aucune objection; et je cédai, sans combattre, en étouffant tous mes remords. Adélaïde ne fut pas long-temps à l'apprendre… Il est difficile d'exprimer son chagrin; sa sensibilité, sa grandeur, son innocence, son amour, tous ces sentimens qui venaient de faire mes délices, arrivaient à moi en traits de flamme, sans qu'aucun parvînt à mon coeur.
Deux ans se passèrent ainsi filés pour moi par les mains des plaisirs; et marqués pour Adélaïde par le repentir et le désespoir.
Elle m'écrivit un jour, qu'elle me demandait pour unique faveur de lui assurer une place aux carmélites; de lui mander aussi-tôt que j'aurais réussi; qu'elle s'échapperait de la maison de son père, et viendrait s'ensevelir toute vivante dans ce cercueil qu'elle me priait de lui préparer.
Parfaitement calme alors, j'osai répondre quelques plaisanteries à cet affreux projet de la douleur, et rompant enfin toutes mesures, j'exhortai Adélaïde à oublier dans le sein de l'hymen les délires de l'amour.
Adélaïde ne m'écrivit plus. Mais j'appris trois mois après qu'elle était mariée; et dégagé par-là de tous mes liens, je ne songeai plus qu'à l'imiter.
Un événement terrible pour moi vint déranger tous mes projets; il sembloit que le ciel voulût déjà venger Adélaïde des malheurs où je l'avais plongée. Mon père mourut, ma mère le suivit de près, et je me vis à vingt-cinq ans seul abandonné dans le monde à tous les malheurs, à tous les accidens qui suivent ordinairement un jeune homme de mon caractère; que de faux amis perdent, que l'expérience n'éclaire pas encore, et qui, pour comble d'aveuglement, ose trop souvent prendre pour un bonheur l'événement qui le rend maître de lui, sans réfléchir, hélas! que les mêmes freins qui le captivaient, servaient aussi à le soutenir, et qu'il n'est plus, dès qu'ils se brisent, que comme ces plantes légères, dégagées par la chute du peuplier antique qui protégeait leurs jeunes élans, et qui bientôt expirent elles-mêmes faute de soutiens. Non-seulement je perdais des parens chers et précieux; non-seulement je n'avais plus d'appui sur la terre, mais tout s'éclipsait, tout s'anéantissait avec eux; cette vaine gloire qui m'avait séduit ne devint plus qu'une ombre qui s'évanouit avec les rayons qui la modifiaient. Les adulateurs fuirent, les places se donnèrent, les protections se perdirent, la vérité déchira le voile qu'étendait la main de l'erreur sur le miroir de la vie, et je m'y vis enfin tel que j'étais.
Je ne sentis pas pourtant tout-à-coup mes pertes, il fallait l'affreuse catastrophe qui m'attendait pour m'en convaincre. Aline, Aline, permettez que mes larmes coulent encore sur les cendres de ces parens chéris; puissent mes regrets éternels les venger de cette voix funeste et involontaire, qui osa crier au fond de mon âme, que regrettes-tu, tu es libre? Oh, juste ciel! qui put l'inspirer cette voix barbare, quel est donc le sentiment cruel et faux qui l'a fait naître? Où trouve-t-on des amis dans le monde qui puissent nous tenir lieu d'un père et d'une mère? quels gens prendront à nous un intérêt plus réel et plus vif? Qui nous excusera? qui nous conseillera? qui tiendra le fil, dans ce dédale obscur où nous entraînent les passions? Quelques flatteurs nous égareront; de faux amis nous tromperont. Nous ne trouverons sous nos pas que des pièges, et nulle main secourable ne nous empêchera d'y tomber.
Il était essentiel d'aller mettre un peu d'ordre dans les biens de mon père, très-loin de son séjour, très-diminués par les dépenses où l'avaient entraîné les années qu'il avait passées dans les négociations; mon intérêt m'obligeait, avant de songer à aucun établissement, à me rendre fort vite en Languedoc, pour prendre au moins quelque connaissance de ce qui pouvait me revenir. J'obtiens un congé, et j'y vole.
La magnificence de la ville de Lyon, qui se trouvait sur mon passage, m'engagea pour l'admirer à y séjourner quelques semaines: le hasard qui m'y fit rencontrer d'anciennes connaissances, acheva d'assurer et d'égayer ce projet, et nous y partagions ensemble les plaisirs qu'offre cette fière rivale de Paris, lorsqu'un soir, en sortant du spectacle, un de mes amis me nommant très-haut par mon nom, me proposa d'aller souper chez l'intendant, et se perdit dans la foule avant que j'eusse le temps de lui répondre.
A ce nom de Valcour, un officier vêtu de blanc, et qui paraissait sortir du même endroit que nous, m'aborde le chapeau sur les yeux, et me demande avec beaucoup de trouble s'il a bien entendu, et si c'est bien Valcour que l'on me nomme. Peu disposé à répondre honnêtement à une question faite avec tant de brusquerie et de hauteur, je lui demande fièrement à mon tour, quel est le besoin qu'il a d'éclaircir un tel fait? Quel besoin, Monsieur?-Le plus grand?-Mais encore?-Celui de réparer l'outrage fait à une famille honnête par un homme de ce nom; celui de laver dans le sang de cet homme, ou dans le mien, la vertu d'une soeur chérie… Répondez, ou je vous regarde comme un malhonnête homme.-Je vous connais, et je vous entends; vous êtes le frère d'Adélaïde.-Oui, je le suis, et depuis l'instant fatal qui nous l'a ravie.-Qu'entends-je? elle n'est plus!-Non, cruel tes indignes procédés lui ont plongé le poignard dans le coeur, et depuis ce moment, je te cherche pour arracher le tien, ou mourir sous tes coups: viens, suis-moi; je me reproche tous les instans où ma vengeance est retardée.
Nous gagnâmes promptement les derrières de la comédie; nous traversâmes le Rhône, et nous enfonçant dans les promenades qui sont sur l'autre rive en face de la ville, nous nous disposions à nous battre, lorsque ne pouvant tenir à l'intérêt puissant que m'inspirait encore cette malheureuse maîtresse, Sainval, dis-je avec la plus grande émotion, je vous satisfais; si le sort est juste, peut-être le serez-vous bientôt davantage: car je suis le coupable, et c'est à moi de périr: mais ne me refusez pas de m'apprendre, avant que nous ne nous séparions pour jamais, la fatale histoire de cette fille respectable… que j'ai trompée, je l'avoue; mais qui ne peut cesser de m'être chère.-Ingrat, me répondit Sainval, elle est morte en t'adorant; elle est morte en suppliant le ciel de ne jamais punir ton crime. Elle avait avoué à mon père la faute où tu sus l'entraîner: il venait de la contraindre à l'ensevelir dans les bras d'un époux… Obsédée par toute une famille, l'infortunée venait d'obéir… Elle n'a pu résister à la violence du sacrifice. Chaque jour, chaque instant l'entraînait à la mort, et elle en a reçu le coup dans mes bras. Depuis cette époque fatale, je n'ai cessé de te chercher par-tout. J'ai suivi tes pas dans cette ville, incertain de t'y rencontrer. Je t'y trouve, presse-toi de me convaincre que tu ne joins pas au moins la lâcheté à la plus barbare séduction.
Nous nous battîmes; le combat fut court: Sainval avait plus de courage que d'adresse, et plus de raison que de bonheur. Il cède sous les premiers coups que je lui porte, et j'ai la douleur de le renverser mort à mes pieds. A peine m'en suis-je convaincu que je m'élance en larmes sur le corps sanglant de ce malheureux jeune homme, dont les traits, dont la voix venaient de me rappeler si douloureusement sa malheureuse soeur. Dieu barbare! est-ce ainsi qu'éclaté ta justice? n'étais-je pas le seul coupable?… n'était-ce pas à moi de succomber… et me relevant en délire: «Vil assassin, me dis-je à moi-même, va combler ton affreuse victoire; ce n'est pas assez que ton lâche abandon l'ait précipitée dans le cercueil; il faut encore que tu arraches la vie à son malheureux frère. Triomphe affreux! remords déchirans! Va, cours, dans le transport qui t'agite, va joindre à toutes tes victimes le chef infortuné de cette honnête famille… Il respire… Cet unique enfant pouvait seul le consoler de la perte d'une fille qu'il idolâtrait, ta cruauté vient de le lui ravir; achève, va lui percer le flanc». Et je me précipitais encore sur ce cadavre sanglant, et je cherchais à le ranimer, à lui rendre le souffle de la vie aux dépens même de celle que j'aurais voulu lui sacrifier.
Il n'était plus temps… je me lève égaré; je porte mes pas au hasard; on avait entendu le bruit du combat. On me vit fuir; on me poursuit, on m'atteint, on m'arrête, et l'on me mène en diligence chez le commandant de la ville. Mon désordre, mes habits ensanglantés, le rapport certain d'un homme mort, une lettre trouvée sur M. de Sainval, par laquelle son père lui ordonnait de me chercher jusqu'aux extrémités du monde; tout disposa M. de – qui commandait pour-lors à Lyon, à des précautions et à de la sévérité. Quelque grave que soit votre affaire, Monsieur, me dit néanmoins avec honnêteté ce militaire, je vais agir avec vous comme je le ferais avec mon propre fils. Vous aurez pour séjour une maison royale, et j'irai demain vous y recommander moi-même: je vais tout assoupir avec le plus grand soin. Si d'ici à trois mois rien n'éclate, votre liberté vous sera rendue; mais il faut dans le cas contraire, que je vous aie absolument sous la main, afin que, si le tribunal ou la famille du mort venait à poursuivre, je puisse au moins prouver que j'ai fait mon devoir. Cependant, soyez tranquille; je vais employer tant de soins pour tout anéantir, que vous serez, j'espère, bientôt maître de vos actions. Il sortit à ces mots pour donner des ordres; et l'on me conduisit au château de Pierre-en-Cise, dans lequel il avait désiré que fût ma destination particulière, pour être plus à même de disposer secrètement de moi, et d'une manière qui pût m'être agréable.
Je ne vous rendrai point ce qui se passa dans mon âme, en arrivant dans ce lieu fatal: quelques politesses que je reçus de l'officier qui y commandait, toute l'horreur de position se présenta d'abord à mes yeux… Les premiers effets de mon désespoir firent frémir ceux qui m'entouraient: il n'y eut sorte de moyens que je ne cherchasse pour m'arracher la vie. Qu'il est heureux de rencontrer, dans de semblables circonstances un homme d'esprit, et qui connaisse le coeur humain! On ne peut exprimer ce que fit pour me calmer le respectable mortel entre les mains duquel mon heureux sort m'avait fait tomber… Tantôt il s'adressait à ma raison, tantôt il intéressait mon coeur, et tirant toujours du sien les argumens qu'il employait, il sut me rendre à moi-même et à la vie que je perdais infailliblement sans son secours.
O vous, vils mercenaires, qui, dans des places semblables, ne regardez ceux qu'on vous confie, que comme des animaux dont le sang doit vous engraisser… qui les tourmenteriez, qui les feriez expirer si l'on vous dédommageait amplement de leur perte; en jetant vos regards sur le vertueux ami dont je parle, apprenez que ce même poste où vous ne trouvez à exercer que des vices, peut vous offrir la jouissance de mille vertus; mais il faut une âme et de l'esprit pour le sentir, au lieu que la nature en courroux, qui ne vous a créés que pour le malheur des autres, ne mit en vous que de l'avarice et de la stupidité.
Un mois se passa, sans qu'on parlât de cette affaire; mes gens étaient toujours dans l'hôtel où j'étais descendu, et s'y tenaient, par mes ordres, renfermés sous le plus grand mystère. Enfin, le commandant de la ville parut… «Rien ne transpire, me dit-il; j'ai fait inhumer M. de Sainval le plus secrètement que j'ai pu: c'est par un avis détourné que j'ai fait part de sa mort à son père sans lui expliquer la cause qui l'a fait descendre au tombeau… J'ai serré les papiers trouvés sur lui; ils ne paroîtront pas, que je n'y sois contraint… Voilà tous les services que j'ai pu vous rendre… je les continuerai… Sortez cette nuit sans éclat, et de cette prison et de la ville… Vos gens, votre chaise et un passe-port vous attendent à la première poste qui est sur la route de Genève… Rendez-vous à cette poste à pied et sans bruit; passez de-là en Suisse ou en Savoie, et si vous m'en croyez, restez-y caché jusqu'à ce que vos amis vous aient mandé de Paris, quelle tournure a pris votre affaire. Il ne me reste plus que ma bourse à vous offrir: usez-en comme de la vôtre…» Oh! Monsieur, répondis-je en me jetant dans les bras de ce chef respectable, et refusant cette dernière offre, par où ai-je pu mériter tant de bontés?… Quel motif vous engage ainsi à servir l'infortune?… «Mon coeur, me répondit M. de -, il fut toujours l'asyle des malheureux, et toujours l'ami de ceux qui vous ressemblent.»
Vous jugez de ma reconnaissance, Aline, je ne vous la peindrais que faiblement; j'embrasse les deux fideles amis que mon heureuse étoile vient de me faire rencontrer; je gagne, au plus vite, le rendez-vous qui m'est indiqué; j'y trouve mes gens; je m'élance en larmes dans ma voiture; je laisse à mon valet-de-chambre le soin de tout; je lui nomme Genève, nous volons, et je m'anéantis dans mes pensées.
Vous imaginez, sans doute, aisément combien cette malheureuse affaire, quelque bonne tournure qu'elle prit, nuisait cependant à ma fortune; il me devenait impossible d'aller prendre connaissance de mon bien, impossible de me rendre à l'expiration de mon congé, plus impossible encore de publier les motifs de ma fuite, de peur de faire éclater ce qui m'y contraignait. Les gens d'affaires allaient dévaster mon bien; le ministre allait nommer à mon emploi: ces deux cruelles infortunes étaient pourtant les moins terribles que je dusse craindre; car si je reparaissais, malgré tout cela, quel sort affreux pouvait m'attendre?
Mon premier soin, en arrivant à Genève, fut d'écrire à Déterville, le seul ami réel que je possédasse. Sa réponse quadrait on ne saurait mieux avec les conseils de M. de -. Rien ne transpirait, disait-il; mais on était dans un instant de rigueur sur les duels, et dussé-je tout perdre, il valait mille fois mieux pour moi m'exposer à ce sort, que de risquer une prison peut-être perpétuelle, en reparaissant avant qu'il ne fût bien sûr qu'il n'y eût aucun danger.
Cet avis me paraissait trop sage pour ne pas être suivi; et je priai Déterville de m'écrire régulièrement tous les mois à Genève, d'où je ne me proposai point de sortir, n'ayant pas assez de fonds pour voyager. Je renvoyai une partie de mes gens, après leur avoir fait promettre le secret, et j'attendis en paix ce qu'il plairait au ciel de décider pour moi. Ce fut pendant ce cruel désoeuvrement que le goût de la littérature et des arts vint remplacer dans mon âme cette frivolité, cette fougue impétueuse qui m'entraînait auparavant, dans des plaisirs, et bien moins doux, et bien plus dangereux. Rousseau vivait je fus le voir, il avait connu ma famille, il me reçut avec cette aménité, cette honnêteté franche, compagnes inséparables du génie et des talens supérieurs; il loua, il encouragea le projet qu'il me vit former de renoncer à tout pour me livrer totalement à l'étude des lettres et de la philosophie, il y guida mes jeunes ans, et m'apprit à séparer la véritable vertu des systèmes odieux sous lesquels on l'étouffe… «Mon ami, me disait-il un jour, dès que les rayons de la vertu éclairèrent les hommes, trop éblouis de leur éclat, ils opposèrent à ses flots lumineux les préjugés de la superstition, il ne lui resta plus de sanctuaire que le fond du coeur de l'honnête homme. Déteste le vice, sois juste, aime tes semblables, éclaire-les, tu la sentiras doucement reposer dans ton âme, et te consoler chaque jour de l'orgueil du riche et de la stupidité du despote.»
Ce fut dans la conversation de ce philosophe profond, de cet ami véritable de la nature et des hommes, que je puisai cette passion dominante qui m'a depuis toujours entraîné vers la littérature et les arts, et qui me les fait aujourd'hui préférer à tous les autres plaisirs de la vie, excepté celui d'adorer mon Aline. Eh! qui pourrait renoncer à ce plaisir dès qu'il le connaît; celui qui peut fixer ses regards sur elle sans frissonner du trouble de l'amour, ne mérite plus la qualité d'homme; il la déshonore et l'avilit dès qu'il n'est plus sensible à de tels charmes.
Les lettres de Déterville étaient cependant toujours à-peu-près les mêmes; rien ne transpirait, mais mon absence étonnait tout le monde, et beaucoup de gens se permettaient d'en raisonner d'une manière aussi fausse que pleine de calomnie; mon ami savait que le trouble s'était mis dans mes biens, il était presque sûr que ma compagnie allait être donnée, et malgré tout cela il m'exhortait vivement à ne pas sortir de mon asyle. Enfin ce dernier malheur arriva, j'écrivis pour le prévenir, je prétextai un voyage indispensable chez l'étranger, une succession essentielle à recueillir, toutes mes ressources furent vaines, et le ministre nomma à mon emploi.
Voilà, ma chère Aline, voilà les cruelles raisons qui motivent le reproche peu mérité que me fait votre père, reproche d'autant plus injuste, qu'il ignore les raisons qui me contraignent à le recevoir. Entre-t-il dans ce malheur quelque chose qui puisse me faire perdre votre estime, ou qui puisse m'aliéner la sienne? J'ose en douter.
Deux ans d'exil volontaire s'étant écoulés, je crus pouvoir me rapprocher de mes biens, je partis pour le Languedoc; mais que trouvai-je, hélas! Des maisons démolies; des droits usurpés; des terres incultes; des fermes sans régisseurs, et par-tout du désordre, de la misère et du délabrement. Deux mille écus de rente, furent tout ce qu'il me fut possible de recueillir des quatre fonds qui valaient jadis plus de cinquante mille livres annuels. Il fallut bien se contenter, et hasarder de reparaître enfin. Je l'ai fait sans aucun risque, et il devient chaque jour plus que probable; que je ne serai jamais poursuivi pour ce duel. Mais cette catastrophe affreuse n'en sera pas moins toute ma vie gravée en traits de sang dans mon coeur. Mon emploi n'en est pas moins donné, mes biens n'en sont pas moins dévastés… tous mes amis n'en sont pas moins perdus… Malheureux que je suis! est-ce donc après tant de revers que j'ose prétendre à la divinité que j'adore?… Aline, oubliez-moi… abandonnez-moi… méprisez-moi… ne voyez plus dans votre amant, qu'un téméraire indigne des voeux qu'il ose former. Mais si vous me tendez une main secourable, si vous accordez quelque retour au sentiment dont je brûle pour vous, ne jugez pas mon coeur sur les travers de ma jeunesse; et ne redoutez pas l'inconstance où vous avez allumé les feux de l'amour. Il est aussi impossible de cesser de vous aimer, qu'il l'est de se défendre de vous; mon âme uniquement modifiée par les impressions de vos traits ne peut plus se soustraire à leur empire, et l'on m'arracherait plutôt mille fois la vie qu'on ne détruirait mon amour. J'attends mon arrêt et mon pardon. Aline, Aline, j'attends tout de votre pitié.
Ce 15 Juin.
O mon ami! combien vos aveux me touchent! Que votre constance m'est chère!… Moi, vous abandonner… vous délaisser, cruel!… Ah! plus vous avez été malheureux, plus mon âme se livre au plaisir de vous aimer! C'est moi, mon ami, c'est moi que le ciel choisit pour adoucir vos maux; c'est par ma main qu'ils seront tous calmés… Ah! Valcour! combien vous me devenez cher depuis que je connais votre infortune… Ce n'est pas que vous n'ayez quelques torts… mais vous les sentez trop vivement, pour que je doive vous les reprocher. Vous avez été faible… vous avez été inconstant, peut-être même séducteur; mais vous avez été courageux et noble, tous ces revers vous ont plongé dans un abyme dont ma tendresse et les soins de ma mère veulent absolument vous retirer… Non, je ne suis pas jalouse d'Adélaïde, je la plains de toute mon âme, elle intéresse bien vivement mon coeur. Mais je ne crains plus qu'elle règne dans le vôtre, et je suis assez glorieuse, pour être sûre de l'occuper tout entier.
Votre lettre a fait pleurer ma mère… Elle vous embrasse… elle est bien aise de savoir ce qui vous regarde… Et sans vous compromettre en rien, elle aura du moins, dit-elle, des armes pour vous défendre; soyez bien sûr qu'elle en usera.
Je ne vous écris qu'un mot. Nous partons, écrivez-nous dès les premiers jours du mois prochain.
Vous ferez vos lettres de manière à ce qu'elles puissent se lire haut. Sans vous interdire pourtant la liberté d'y insérer de tems-en-tems un petit billet pour moi, et dans lequel vous ne m'entretiendrez que du sentiment qui nous flatte; ma mère qui connaî*t vos vues, et qui les approuve, me remettra ces billets fidèlement. Si vous avez quelque chose de plus secret à me dire, vous l'adresserez à Julie, cette fille qui me sert depuis son enfance, vous aime, dit-elle, comme si vous deviez devenir son maître un jour. Cela serait-il possible, mon ami? Je ne sais, mais j'ai des pressentimens qui quelquefois me consolent par leur illusion délicieuse, des chagrins de la réalité.
Nous emmenons Folichon [2]. Comment ne l'aimerai-je pas, quand c'est vous qui l'avez élevé? Ce charmant animal vous chérit à tel point, que chaque fois qu'on vous annonce, il semble que l'espoir et la joie animent alors ses traits; et quand son erreur est dissipée, il se rendort sur mes genoux avec un gros soupir, qui me le fait baiser mille fois.
Paris, 17 Juin.
Si quelque chose peut adoucir les tourmens d'une âme honnête et sensible comme la tienne, mon cher Valcour, c'est la satisfaction de ceux qui te sont chers; j'ose à ce titre t'apprendre mon mariage avec Eugénie. Toutes les difficultés qui nous séparaient sont vaincues, et dans vingt-quatre heures je serai le plus heureux des époux, je n'ose pas dire des hommes, ta félicité manque à la mienne; et je ne pourrai jamais me croire véritablement heureux, tant que le meilleur de mes amis sera dans l'infortune. Mais j'attends beaucoup pour toi des délais qu'obtient madame de Blamont; elle t'aime; sa fille t'adore; espère tout du coeur de ces deux charmantes femmes; tu sais qu'Eugénie, sa mère et moi, nous sommes du voyage de Vert-feuille; juge si nous nous en occuperons, et si nous ne chercherons pas tous les moyens possibles d'avancer ton bonheur. Sois bien certain, mon cher Valcour, qu'il ne sera question que de cela. Mais je t'exhorte au courage et à la patience. Oter de la tête d'un robin une idée dont il est coëffé, est une entreprise qui n'est point facile. Je voudrais, moi, qu'on étudiât un peu ce d'Olbourg; ou je n'ai jamais su juger un homme, ou ce grossier mortel doit renfermer un bel et bon vice, qui, mis dans tout son jour, refroidirait peut-être un peu l'enthousiasme de notre cher Président. Je sais bien que voilà encore une de ces ruses de guerre, qui ne s'arrangera pas avec ta maudite délicatesse; mais mon ami, on se sert de tout dans le cas où tu es; pesons même, si tu veux, ce procédé dans la balance de ta justice. A supposer que d'Olbourg ait quelque défaut capital qui dût faire le malheur de sa femme, ton devoir ne serait-il pas de le prévenir?
Adieu; les embarras de la veille d'une noce m'empêchent de t'entretenir plus long-tems; O mon ami! Quand pourrai-je aller partager avec toi tous les soins de la tienne? Si tu me crois bon à quelque chose pour la circulation de ton commerce, dispose de moi; Eugénie me charge de t'offrir de même ses services; mais j'imagine que toutes vos précautions sont prises; quand on s'aime aussi vivement que vous le faites l'un et l'autre, rien n'échappe dans la recherche de tout ce qui peut être nécessaire au soulagement de ses peines.
Paris, 19 Juin.
J'apprends ton mariage avec la même joie que s'il s'agissait du mien, et je te félicite d'autant plus sincérement de cette union, qu'il est difficile de trouver une femme dont le charmant caractère quadre mieux avec le tien. Ce sont de ces rapports heureux, d'où naît sans doute toute la félicité de la vie. Hélas! j'ai bien rencontré de même tous ceux qui peuvent faire le bonheur de la mienne;… mais que de difficultés, mon ami! Ah! je ne me flatte jamais de les vaincre; et puis… te le dirai-je? t'avouerai-je encore une délicatesse que tu vas traiter d'enfantillage? La brillante fortune d'Aline… le pitoyable état de celle de ton ami; tout cela, mon cher, me fait craindre que l'on n'imagine que mes sentimens ne sont fondés que sur l'envie de conclure, ce qu'on appelle dans le monde une bonne affaire; si jamais on allait le penser, si cette affreuse idée venait dans de certains instans de calme s'offrir à l'esprit de mon Aline!… O mon cher Déterville! je la fuirais pour ne la jamais revoir… Ah! comme je désirerais à présent ce que j'ai toujours méprisé!… que je voudrais posséder des honneurs, des trésors, et tout ce qui pourrait me rendre plus digne de celle que j'adore!
A supposer même que les difficultés s'aplanissent, et que je parvienne à ce que j'appelle l'unique bonheur de ma vie, le regret de ne lui avoir pas apporté un bien digne d'elle, n'altérera-t-il pas ma félicité? L'illusion des plaisirs évanouie, ne redouterai-je pas qu'elle-même ne conçoive un jour ces regrets? O mon ami! cache-lui mes craintes, elle ne me pardonnerait pas de les avoir conçues.
Non, je n'approuve point tes recherches secrettes sur d'Olbourg, il y a une sorte de trahison, qui ne s'arrange pas avec la franchise de mon âme; je ne veux devoir qu'à moi seul la préférence d'Aline, il serait, ce me semble, humiliant pour moi, de ne triompher que par les vices de mon rival. S'il en a qui puissent faire le malheur d'Aline, sa mère saura les découvrir aussitôt, pour prévenir leur union. Tout sera à sa place alors; elle aura fait ce qu'elle doit, et je n'aurai pas fait ce que je ne dois pas.
Je n'userai point de tes offres pour ce voyage-ci, nos arrangemens sont pris, ma reconnaissance n'en est pas moins la même… Ah! que j'envie ta félicité, mon ami; tu la verras tous les jours… à tout instant tes yeux pourront se fixer sur les siens; tu respireras le même air qu'elle; tu jouiras de ces mêlanges de traits… mêlanges charmans qui viennent se peindre à toutes les heures sur sa délicieuse figure… Car remarque-la bien: un sentiment… un propos… une influence dans l'air… un repas… chacune de ces choses modifie différemment ses traits. Elle n'est jamais jolie à une certaine heure comme elle la devient à l'autre; je n'ai vu de mes jours une physionomie si piquante et si différemment expressive. Je conviens qu'il faut être amant pour étudier, pour saisir toutes ces nuances. Mais mon ami, le coeur y gagne, il n'est pas une seule de ces variations qui ne légitime mille raisons de l'aimer davantage.
Adieu… je te trouble… je dérobe des instans à ta félicité… jouis… jouis, heureux ami… je ne veux point flétrir les roses de l'hymen, par les larmes amères de l'amour malheureux; je ne m'occupe plus que de ton bonheur… Ah! crois qu'il est bien vivement partagé par l'ami le plus sincère que tu possèdes au monde.
Paris, ce 1 Juillet.
Il me paraît, mon cher d'Olbourg, que jusqu'ici tes succès ne sont pas brillans, et comment diable hasarderai-je de te mener à la campagne, après avoir si mal réussi à la ville? Toutes réflexions faites, on te déteste… Qu'importe. Il est, comme tu sais depuis bien long-tems, dans nos principes, de s'embarrasser fort peu du coeur d'une femme, pourvu qu'on ait sa personne et son argent. Si tu ne t'y prends pas mieux que cela, cependant, je crains que nous ne soyons réduits à emporter la citadelle d'assaut. Je t'aiderai à la battre en brèche, et pendant que tu formeras tes attaques, je te ménagerai des auxiliaires. Il arrive souvent que quand on a l'intention de se rendre maître d'une ville, on est obligé de s'emparer des hauteurs… on s'établit dans tout ce qui commande, et de-là on tombe sur la place sans redouter les résistances.
Ou bien on négocie… on tourne… on TERGIVERSE.
D'espoir ou de bonheur tour-à-tour on la BERCE.
E t si-tôt qu'on la tient, de sa crédulité
On la punit alors avec rigidité.
Ton imbécile franchise t'empêche de rien entendre à tout cela; ce n'est pas que tu ne sois roué dans les formes, mais tu l'es avec trop de bonne foi. Tant qu'une porte ne s'ouvre point à deux battans, tu n'imagines pas qu'il puisse y avoir de moyens de forcer les barricades; je te l'ai dit cent fois, mon ami, ce n'est, que dans notre métier qu'on apprend l'art de feindre et de tromper les hommes. Jette les yeux sur la multitude de détours que nous savons mettre en usage quand il s'agit, par exemple, de faire périr un innocent. Sur la quantité de faussetés, de mensonges, de subornations, de pièges, de manoeuvres insidieuses que nous employons habilement en pareilles circonstances, et tu verras que tout cela nous forme au métier des ruses, et à la science d'amener les événemens au but que nous nous proposons. Je rirais bien de toi, s'il te fallait entreprendre seul cette grande aventure, et réussir seul. Tu irais-là avec une candeur… une vérité… pas une malheureuse petite énigme, pas une seule tournure [3], pas un simulacre de feinte! et comme on te débouterait bientôt de tes ridicules prétentions!… ce n'est plus que par la fourberie, mon cher d'Olbourg, que l'on s'avance aujourd'hui dans le monde; et puisque le plus heureux de tous, est celui qui trompe le mieux, ce n'est donc que dans l'art de bien tromper, que l'on doit tâcher de se rendre habile… Au fait: ce sont les femmes qui sont cause de cela; à force de vouloir être fines, elles ont réussi à nous rendre faux. Les folles créatures! que j'aime à les voir se débattre avec moi! c'est l'agneau sous la dent du lion… Je leur rends dix points sur seize, et suis toujours sûr de les gagner de quatre… enfin la campagne s'ouvre… les Amazones s'arment… les Sauvages vont les attaquer… Nous verrons qui la victoire couronnera; mais que rien de tout ceci n'aille au moins troubler nos amusemens; il faut savoir conduire plus d'une intrigue de front, et le projet des plaisirs qu'on ne goûte pas encore, ne doit se former qu'au sein de ceux dont on jouit… Je t'attends ce soir chez nos déesses. Il y avait en vérité des siècles que nous n'avions fait un si sage arrangement que celui-là.
Vert-feuille, 15 Juillet.
Nous sommes établis, Valcour, et notre vie est décidée; elle est libre et charmante; il n'y manque que vous, mon ami, pour la rendre délicieuse; cette privation déjà sentie par la société, l'est bien plus vivement par mon coeur.
Laissez-moi vous dire comment nous vivons, je sais que ces détails vous plaisent, vous m'y suivez, j'en suis plus présente à votre imagination, et réellement l'absence en devient par-là moins cruelle.
Le château de Vert-feuille, dans lequel il faut d'abord que votre esprit se transporte, n'est pas très-magnifique, mais commode et d'une excessive propreté; il est situé à cinq lieues d'Orléans, sur les bords de la Loire.
La forêt voisine qui l'ombrage, nous procure des promenades charmantes; les prairies vertes et fraîches qui l'environnent, toujours peuplées de troupeaux gras et bondissans, sont par-tout ornées de villages et de maisons de campagne; les jardins agréablement coupés par des canaux limpides, par des bosquets odoriférants, qu'égayent une multitude étonnante de rossignols; l'immense quantité de fleurs qui s'y succèdent neuf mois de l'année; l'abondance du gibier et des fruits; l'air pur et serein qu'on y respire… tout cela, mon ami, contribue, quoique l'objet soit de peu de conséquence, à en faire un séjour digne d'orner l'Élysée, et est mille fois préférable à toutes les belles terres de monsieur de Blamont, uniformes par-tout, et n'offrant jamais que l'ennui à côté de la régularité.
On se lève ici tous les jours à neuf heures, et tant qu'il fait beau, le rendez-vous du déjeuner est sous un bosquet de lilas, où tout se trouve prêt dès qu'on arrive. Là, l'on prend ce qu'on veut, et ma mère a soin d'y faire trouver à peu-près tout ce qu'elle sait devoir plaire à chacun. Cette première occupation nous conduit à dix heures; alors on se sépare pour aller passer les momens de la grande chaleur, dans quelques cabinets frais, avec des livres: on ne se réunit plus qu'à trois heures. C'est l'instant de servir, on fait un excellent dîner, et d'autant plus ample, que c'est le seul repas où l'on se mette à table.
A cinq heures on en sort, c'est l'heure des grandes promenades, les cannes et les coëffes se prennent, et Dieu sait où l'on va se perdre! A moins que le tems ne menace, il est d'institution d'aller à pied et toujours extrêmement loin, sans autre dessein que de marcher beaucoup; nous appelons cela des aventures. Déterville est le seul homme qui nous accompagne, et en vérité à la manière dont nous nous égarons, je ne doute pas qu'incessamment les aventures que nous prétendons chercher, ne nous arrivent.
Madame de Senneval qu'on prendrait bien plutôt pour la soeur aînée d'Eugénie, que pour sa mère, appelle cela des imprudences, et madame de Blamont, ma chère et délicieuse maman, plus folle qu'aucune de nous, assure gravement que ce qui peut nous arriver de pis, est de rencontrer quelques chevaliers de la table ronde, cherchant des lauriers dans les Gaules, Gauvain, le sénéchal Queux, ou le brave Lancelot du Lac; ces honnêtes gens, protecteurs-nés du sexe, n'ont jamais fait de mal aux femmes, et que par conséquent nous sommes en sûreté.
On revient dès que le jour baisse; on se jette sur des canapés, rendus, comme vous l'imaginez bien, et l'on sert des fruits, des glaces, des sirops ou quelques vins d'Espagne et des biscuits; le léger repas pris, chacun sur son fauteuil, on commence ce qui s'appelle la soirée. Déterville ou ma mère, nos deux meilleurs lecteurs, s'emparent de quelques ouvrages nouveaux, et la lecture se fait jusqu'à minuit, heure où chacun se sépare pour aller prendre les forces nécessaires à recommencer le lendemain; cette vie ainsi coupée, a l'art de nous faire passer les jours avec tant de rapidité, qu'excepté moi, mon ami, qui trouve toujours trop longs les instans où je dois exister sans vous, chacun en vérité croit n'être ici que d'hier.
On part pour les aventures. Je vous quitte; que diriez-vous, mon ami, si quelque géant… Ferragus, par exemple, le fléau du brave chevalier Valentin; si, dis-je, cet incivil personnage allait vous enlever votre Aline?… Vous armeriez-vous de pied-en-cap pour combattre le déloyal?… oui, mais si Aline était déjà la femme du géant.
O mon ami, je suis moins triste ce soir, je ne sais pourquoi; mais ma mère est si aimable!… sa tendresse pour moi est si vive!… elle me console si bien!… elle laisse naître avec tant de bonté dans mon coeur, l'espoir heureux d'être un jour à tout ce que j'aime, qu'elle adoucit un peu le chagrin d'en être séparé.
Elle me disait hier: Si votre père vous déshéritait, il ne pourrait pas vous enlever au moins cette petite terre; elle est bien sûrement à vous, sans que jamais rien puisse vous en priver; voilà pourquoi je l'arrange, pourquoi je la soigne et je l'embellis; je veux qu'elle vous oblige à penser à moi quand je ne serai plus… et moi que cette idée trouble et désespère, moi qui ne peux l'admettre sans frémir… je me précipite dans ses bras, et je lui dis: maman, ne me parlez donc point ainsi, vous allez me faire mourir… et nos larmes coulent dans le sein l'une de l'autre, et nous nous jurons de nous aimer et de ne mourir qu'ensemble… Eh bien, ne voilà-t-il pas ma gaîté qui me quitte, j'avais bien affaire aussi d'aller vous détailler ces circonstances… Adieu, aimez-moi et écrivez-nous.
Paris, 20 Juillet.
Je vous écris à la hâte, dans l'affreuse inquiétude où je suis; prolonger mon billet serait en retarder l'envoi, et je brûle d'impatience de le savoir en vos mains. La peinture de la vie que vous menez est délicieuse, votre bonheur s'y peint, cette idée me console; mais ces grandes courses m'effraient, elles seules sont l'objet de ma lettre; je pense comme madame de Senneval; elles sont folles, et je vous supplie d'y mettre des bornes, ou si vous y tenez, si elles vous amusent, ayez au moins plus d'un homme avec vous… faites-vous suivre; quelque fond que je fasse sur la vaillance de mon cher Déterville, vous m'avouerez qu'il lui deviendrait impossible de vous défendre seul, contre une troupe armée… Aline, nous avons des ennemis puissans, je me fie peu à ce qu'ils disent, leur fausseté m'effraie plus que leurs promesses ne me rassurent; point d'imprudence, je le demande à genoux à madame de Blamont, que je supplie d'accepter ici l'hommage sincère de mon respectueux attachement.
Vert-feuille, 25 Juillet.
Oui, c'est moi qui reçois cette lettre pressée, et c'est moi qui ris de toute mon âme de la ridicule frayeur qu'elle nous peint. Rassurez-vous, nos courses n'ont aucun danger; quelque viol, quelqu'enlèvement, c'est en vérité tout ce que j'y vois de pis, et dans ces fatales extrêmités, n'avons-nous pas le brave Déterville, qui, quoique seul, romprait plutôt douze lances, soyez-en bien sûr, que de laisser enlever sa femme, ou les deux amies de son ami; à l'égard des gens qui promettent, j'ai plus de confiance que vous en leur parole; ils m'ont juré du repos cet été, et j'y crois. La confiance bien ou mal placée, calme le sang; ne troublez pas le plaisir qu'elle me donne.
Il vient de nous arriver ici un homme de votre connaissance qui s'intéresse toujours bien vivement à vous. C'est le comte de Beaulé; son grade dans la province, ses terres voisines de la mienne, son ancienne amitié pour moi; toutes ces raisons l'ont engagé à venir me donner quelques jours; je ne vois jamais ce brave et honnête militaire, sous lequel vous avez fait vos premières armes, sans une sorte d'émotion respectueuse; je ne trouve que lui en France qui nous peigne encore les franches vertus de l'antique chevalerie; son costume, son air, la manière dont il s'exprime, tout annonce en lui le religieux sectateur de ces loix si prodigieusement oubliées de nos jours… de ces loix précieuses, remplacées par de l'impertinence et des vices;… mais quelle est cette petite tête qui s'approche de la mienne?… Vites-vous jamais un procédé pareil?… Parce qu'on m'a vu prendre mon écritoire, ne voilà-t-il pas tout de suite un visage pardessus mon épaule… et puis de grands éclats de rire, parce que je surprends cette tête et que je gronde.-Mais, maman, c'est que c'est moi que cette correspondance regarde, vous l'avez dit.-Eh bien, mademoiselle, j'ai changé d'avis, vous me laisserez bien peut-être jouir une fois de vos plaisirs.-Oh maman… Et puis on ne rit plus, c'est un singulier être pourtant qu'une petite fille dont le coeur est pris.-Tenez, mademoiselle, changeons de rôle, votre père veut que j'écrive à monsieur d'Olbourg, chargez-vous-en.-A monsieur d'Olbourg, maman?-A lui-même.-Et qu'y a-t-il de commun entre cet homme et moi?-Comment! n'est-ce pas lui qui doit devenir mon gendre?-Oh! vous aimez trop votre Aline, pour la sacrifier ainsi.-Et bien, oui, mais votre père?-Vous le vaincrez.-Je n'en réponds pas.-Je mourrai donc?-Allons, venez que je vous embrasse encore une fois avant cette mort, à l'anglaise, et laissez-moi finir ma lettre.-On est venu couvrir de larmes le papier sur lequel j'écrivais. Vous le voyez; il faut que je change de page, et la friponne rit et pleure à-la-fois, en me baisant… enfin, elle s'asseoit et je puis écrire.
Nous avons ici le tableau de la félicité. Eugénie, que nous ne devrions plus nommer que madame Déterville, aime passionnément son mari, et elle en est adorée. C'est dans l'asyle du repos et de l'innocence, c'est à la campagne, mon cher Valcour, où le bonheur de s'aimer se goûte mieux selon moi, et où l'on se plaît mieux à en contempler le spectacle… Mais à Paris, dans ce gouffre de perversité, où les mauvaises moeurs forment le bon air, ou l'indécence est une grâce, la fausseté de la finesse et la calomnie de l'esprit. On ne connaît rien de ce que dicte la nature, toujours à côté, ou au-delà de ses mouvemens; on y trouve plus court de persifler que de sentir, parce qu'il ne faut pour l'un qu'un peu de jargon, et que pour l'autre il faudrait un coeur, dont les sensations énervées par la licence et corrompues par la débauche ne retrouvent plus leur énergie. On y chansonnerait un époux qui au bout d'un mois serait encore amoureux de sa femme… Oh que je hais ce ton! Oh que je vous haïrais, je crois, vous même, si vous n'étiez pas encore amoureux de la vôtre au bout de vingt ans. Adieu, tenez-nous parole, soyez sage, et tout ira bien.
Vertfeuille ce 6 Août.
Le comte vient de nous quitter, nous allons reprendre notre ancienne vie, il était devenu nécessaire de l'interrompre. Monsieur Debaulé se promène peu, et malgré ses intances pour ne pas nous déranger, nous avons dû lui tenir compagnie; que ce début ne vous alarme point. Encore une fois les courses n'ont rien de dangereux, croyez que nous ne les ferions pas, s'il y avoit la moindre chose à craindre.
Ma mère entretint l'autre jour son ancien ami de nos projets communs, il les approuve, de cet air ouvert et franc, qui fait voir que le oui qu'on répond part du coeur, et n'est pas le mot de convenance; mais il craint bien qu'on ne réussisse pas à vaincre le président; il a souri en disant que d'Olbourg et lui étaient intimément liés, et souri d'une façon qui me fait craindre que ce ne soit le vice qui étaye cette indigne association. Quelques frêles que dussent être ces sociétés, peut-être sont-elles plus difficiles à rompre que celles que la vertu soutient, et j'en redoute étonnamment les effets; ils lient, prétend-on, leurs maîtresses entre elles, comme ils le sont eux-mêmes, et ce quadrille pervers est indissoluble, on me l'a dit à l'insçu de ma mère; garde-moi le secret; ce d'Olbourg… une maîtresse… Et quelle est donc la créature abandonnée… il est vrai que quand on n'est riche… Mon ami cet homme a une maîtresse! et si cela est, pourquoi veut-il m'épouser?… mais entendez-vous de telles mes moeurs? D'où-vient prendre une femme alors? c'est donc un meuble qu'on achète,… ah! j'entends, on a cela dans sa chambre, comme un magot sur sa cheminée… c'est une affaire de convention, et je serais la victime de cet usage! et je romprais des noeuds qui me sont si chers, pour être la femme de cet homme-là! Comment concevriez-vous votre malheureuse Aline dans cette fatale existence, s'il fallait que le ciel l'y soumit?
Déterville voudrait faire quelques recherches sur les moeurs dépravées de ce financier, il m'a dit votre délicatesse, je ne puis m'empêcher de l'approuver, et la mienne à-présent m'impose les mêmes lois; car, si cette liaison vicieuse est constatée entre mon père et d'Olbourg, Déterville ne dévoilerait les torts de l'un, qu'en mettant ceux de l'autre au jour… Le dois-je? ma mère est malheureuse, je serais bien fâchée, qu'une aussi triste découverte vint augmenter l'horreur de sa situation; ce n'est pas que son coeur y est compromis, après les procédés de monsieur de Blamont; il serait difficile, sans doute, que sa femme pu l'aimer bien affectueusement, et d'ailleurs leur âge est si diffèrent! mais qu'on aime ou non son mari, on n'en partage pas moins tous ses torts, et les vices qui se trouvent en lui, n'en affligent pas moins notre orgueil. Les chagrins que ce sentiment blessé, peut faire naître, sont peut-être aussi cuisans que ceux que nous donne l'amour… je ne le crois pas cependant, et comme il n'est pas de sensation plus vive que celle de l'amour, il ne peut en exister dont les tourmens puissent devenir aussi sensibles… Je ne sais… je ne suis plus si gaie, il me passe tout plein de nuages dans l'esprit; mon père nous a fait espérer du repos cet Été. Mais s'il ne changeait d'avis, s'il arrivait avec son cher d'Olbourg… Eugénie le craint, j'en frisonne… O mon cher Valcour! je l'ai dit à ma mère, mais si cet homme arrive, je fuis… qu'il ne compte pas sur ma présence, je ne résisterais pas à l'horreur de la sienne; distrayez-moi, Valcour, ôtez-moi ces tristes idées, elles troublent mon repos, et je ne puis les vaincre; mais est-ce vous qui me consolerez, vous qui devez frémir autant que moi…
Paris, 14 Août.
Vous rassurer!… qui, moi? Ah! vous avez raison, je tremble autant que vous, le caractère de l'homme dont il s'agit, est bien fait pour nous alarmer tous les deux; cette sécurité où sa promesse vous tient, enveloppe peut-être un piège dans lequel il veut vous surprendre. Il voudra voir si votre solitude est exacte, si je ne m'avise point de troubler… et qui sait s'il n'amènera pas son d'Olbourg? cependant il n'est pas vraisemblable qu'on exige tout de suite, de vous, un serment qui vous cause autant de répugnance; n'est-on pas convenu de vous laisser du tems?… si l'on vous contraignait, n'en doutez pas, cette mère qui vous adore, et que nous chérissons si bien tous les deux, prendrait alors votre parti avec une chaleur capable de vous obtenir de nouveaux délais… hélas! je vous rassure et je frémis moi-même; je veux calmer des troubles qui me dévorent, je veux consoler Aline et je suis plus affligé qu'elle.
Il est vrai que je me suis opposé aux recherches que me proposait Déterville, et d'après ce que vous m'apprenez, je m'y oppose encore plus fortement; nous pouvons souffrir des torts de ceux auxquels la nature nous à asservit, mais nous devons les respecter; si madame de Blamont ne se trouvait pas liée, comme nous, dans cette recherche, j'oserais dire que ce soin la regarde; mais si l'association soupçonnée est sûre, elle ne le peut plus. Non qu'elle ne le dût, si elle était incertaine; mais si la chose est prouvée, le silence est son lot. Que faire? que devenir? qu'imaginer grand Dieu! au moins votre coeur me reste, Aline, j'ose être sûr d'y régner. Que cette consolation m'est douce! je n'existerais pas sans elle. Conservez-le moi ce sentiment qui fait mon bonheur; soyez toujours l'unique arbitre de mon sort; opposons à cette multitude d'obstacles, la fermeté que donne la constance et nous triompherons un jour; mais si vous faiblissez, si les persécutions vous déterminent… si le malheur vous abat, Aline, envoyez-moi la mort; elle me sera bien moins cruelle.
Vertfeuille, ce 26 Août.
Tu l'avais deviné, mon cher Valcour, il devait nécessairement nous arriver quelqu'aventure à ces promenades éloignées, si fort du goût de madame de Blamont, et si désapprouvées par ta prudence; mais ne t'inquiète pas, aucune diminution à la somme totale de nos hôtes, nulle atteinte à aucune d'eux. Ce n'est qu'une recrue que nous avons faite… une recrue fort singulière, et pour que ton imagination, que je connais impatiente et fougueuse, n'aille pas au-devant de la vérité, et ne la change aussi-tôt en d'affreux revers, écoute avant que de prévoir.
Depuis que les jours diminuent, on dîne plutôt à Vertfeuille, afin de se trouver toujours à peu-près la même quantité d'heures de promenade. En conséquence, hier nous étions, malgré l'extrême chaleur, partis à trois heures et demie, dans le dessein de traverser un petit angle de la forêt, derrière lequel se trouve un hameau charmant, où ton Aline a une bonne amie, nommée Colette qui lui donne toujours d'excellent lait… on voulait donc aller goûter du lait de Colette; mais il fallait se presser; on ne voulait pas repasser le bois la nuit, et cette nuit qu'on craignait, devait étendre ses voiles lugubres à près de sept heures. Il y a deux lieues de Vertfeuille chez Colette; ainsi, pas un moment à perdre. Tout allait le mieux du monde jusqu'au hameau; on arriva à cinq heures et demie, chez la jolie laitière; on but son lait. Aline qui lui portait plein ses poches de babioles qu'elle savait faites pour lui plaire, en fut reçue comme tu l'imagines; mais toutes les montres marquaient six heures, il s'agissait de partir en diligence… On se quitta donc tout en me grondant, tout en disant qu'on avait à peine le tems de respirer… que j'étais plus effrayé que les femmes, et mille autres mauvaises plaisanteries, qui ne me démontèrent point, parce que si j'étais alarmé, les chères dames devaient rien voir que ce n'était que pour elles, c'est pourquoi je tins bon et nous partîmes.
A peine engagés dans la route du bois, dont le débouché touche aux avenues de Vertfeuille, nous entendîmes des cris perçans qui nous parurent venir d'une des routes diagonales qui se perdent dans le milieu de la forêt. Tout le monde s'arrête… c'était déjà nuit; l'étonnement fait place à la peur, et voilà toutes nos héroïnes tellement effarouchées, que l'une, Eugénie, tombe évanouie dans mes bras, et que les trois autres perdant absolument l'usage de leurs jambes, se laissent tomber au pied des arbres.
Si je désirais qu'on ne se trouvât pas ce nuit au milieu d'une telle route, c'est que je prévoyais bien ce qu'il arriverait au plus léger accident; et l'embarras qui en résulterait pour moi; rassurer, approfondir, défendre, telle était ma besogne, et j'étais bien plus embarrassé des deux premiers soins que du troisième. Je les calmai donc de mon mieux, et sans perdre une minute, je m'élance où j'entends les cris. Il n'était pas aisé de trouver l'endroit d'où ils partaient; la malheureuse qui les jetait était hors de la route, elle paraissait enfoncée dans le taillis, et quelque bruit que je fisse moi-même, quoique j'appelasse… trop occupée de sa douleur, l'infortunée ne me répondait point. Je distingue cependant plus juste, je quitte la route, m'enfonce dans le taillis, et trouve enfin sur un tas de fougère, au pied d'un grand chêne, une jeune fille venant de mettre au jour une malheureuse petite créature, dont la vue, jointe aux douleurs physiques que venait d'éprouver la mère, faisait pousser à cette mère désolée de lamentables cris, qu'accompagnaient des pleurs abondants. Mon abord, l'épée à la main, l'effraya, comme tu peux penser; mais la cachant sous mon habit si-tôt que je m'aperçus que je n'avais affaire qu'à une femme, je m'approcha d'elle, et lui parlant avec douceur, je parvins promptement à la tranquilliser. Pardon, lui dis-je, Mademoiselle, je n'ai le tems ni de vous écouter ni de vous secourir, je dois rejoindre des dames qui m'attendent ici près, que je ne puis abandonner seules à l'entrée de la nuit, et que vos cris viennent d'effrayer; votre position me paraît embarrassante; suivez-moi, emportez cette petite créature, donnez-moi le bras et partons. Qui que vous soyez, me dit l'inconnue, vos soins me sont précieux, mais je n'ose en profiter, je voudrais aller au village de Berceuil, daignez m'en montrer la route, je suis assurée d'y trouver des secours.-Je ne connais point de village de Berseuil dans ces environs, je ne puis vous offrir pour le présent que ce que je viens de vous dire, acceptez-le, croyez-moi, ou je vais être obligé de vous quitter.-Alors cette pauvre fille ramassa son enfant; elle le baise. Malheureuse créature, s'écria-t-elle en l'entortillant d'un mouchoir et le plaçant dans son jupon, fruit de ma honte et de mon déshonneur, devais-je croire que tu serais privée d'abri dès en voyant le jour! puis elle prit mon bras, et marchant avec peine, nous regagnâmes au plutôt l'endroit où j'avais laissé ces dames. Nous les revîmes bientôt… mais dans quel état! les deux filles tenaient leurs mères embrassées, et quoiqu'elles fussent elles-mêmes dans une agitation prodigieuse, elles s'efforçaient de les rassurer. Tu juges de l'effet de mon retour, n'apercevant qu'un individu de leur sexe, voyant mon air ouvert et tranquille, tout se calma et l'on accourut vers moi. Je fis en deux mots l'histoire de ma rencontre; la jeune fille extrêmement confuse, témoigna son respect comme elle put. On examina, on caressa l'enfant; Madame de Blamont voulait donner au moins quelques instans de repos à la mère, tant par humanité que pour s'instruire un peu plus à fond de ce qui pouvait éclaircir une aussi singulière aventure; mais faisant observer à ces dames que la nuit s'épaississait de plus en plus, et qu'il nous restait près de trois quarts de lieues, je décidai le départ le plus prompt. Aline voulut porter l'enfant, pour soulager la mère à laquelle je donnai le bras; Eugénie aida des siens les deux dames, et nous sortîmes en diligence du bois. Point d'éclaircissemens que nous ne soyons au château, dis-je à Madame de Blamont qui voulait toujours questionner, ils nous retarderaient, ils fatigueraient cette jeune personne déjà très-abattue, ne nous occupons ce soir que d'arriver et de secourir. On approuve mon conseil, et nous touchons enfin le port. Il était tems; à peine la pauvre demoiselle, dont j'aidais les pas, pouvait-elle se traîner. Ce qui fit dire à Madame de Blamont qu'assurément elle serait morte si elle eût persisté dans son projet de se rendre à ce village de Berseuil, dont j'ignorais la situation, et qui se trouvait à six grandes lieues de l'endroit où la rencontre s'était faite. Le premier soin de la maîtresse du logis, fut d'établir cette infortunée dans une des meilleurs chambres du château avec son enfant, et après lui avoir fait prendre d'abord un bouillon, puis deux heures après une rôtie au vin de Bourgogne, on la laissa reposer.
Comme on n'avait voulu d'elle ce soir là aucun éclaircissement pour ne la point fatiguer, l'aventure comme tu le crois, fut interprétée de toutes sortes de manières, chacun dit son mot, et par une fatalité, assez commune dans ces sortes de cas, personne n'approcha d'une vérité plus importante que l'on ne le pensait.
Le lendemain matin, c'est-à-dire aujourd'hui, on doit, aussi-tôt qu'on supposera la belle aventurière éveillée, se transporter dans son appartement pour apprendre d'elle le récit de son histoire, si la sage-femme qu'on a envoyé chercher sur-le-champ, la trouve assez bien pour lui permettre de nous la raconter, ce récit fera donc le sujet de ma première lettre, le courrier part, Madame de Blamont me presse, et je t'embrasse.
Vertfeuille, ce 28 août.
Le courrier ne partant point hier, je n'ai pu reprendre le fil de notre aventure qu'aujourd'hui… ô mon ami, que d'idées tout ceci va faire naître en toi, et quels soupçons singuliers se forment ici dans toutes les têtes! Serait-il possible que le hasard eût voulu placer dans nos mains, le premier anneau d'une chaîne, dont l'extrêmité peut tenir au but d'éclaircissement que nous nous proposons avec tant d'ardeur! Mais comme rien ne peut s'affirmer encore, contentons-nous, moi de raconter, toi de soupçonner, de conjecturer et d'approfondir, même si tu veux.
La sage-femme introduite hier matin dans la chambre de la jeune personne, nous apprit peu après que la nuit avait été agitée, qu'il y avait eu un peu de fièvre, mais que ces accidens n'ayant rien d'étranger à l'état, nous pouvions entrer si nous le désirions et apprendre tout ce qui la concernait; elle consentait à nous instruire. Il n'y eut d'admis que madame de Senneval, madame de Blamont et moi, on ne crut pas décent d'y mener Aline, heureux caractère qui modèle toujours ses désirs sur ses devoirs! cette privation ne lui coûta rien, sa curiosité ne l'emporta pas sur sa pudeur… Eugénie lui tint compagnie. Nous entrâmes après quelques civilités de part et d'autres: tels furent, mon cher Valcour, les termes dans lesquels s'exprima notre aventurière.
HISTOIRE DE SOPHIE.
On me nomme Sophie, madame, dit-elle, en s'adressant à madame de Blamont, mais je serais bien en peine de vous rendre compte de ma naissance, je ne connais que mon père, et j'ignore les particularités qui ont pu me donner le jour. Je fus élevée dans le village de Berseuil, par la femme d'un vigneron qui se nomme Isabeau, j'allais la joindre quand vous m'avez trouvée, elle m'a servi de nourrice, et m'a prévenue, dès que je pus entendre raison, qu'elle n'était point ma mère, et que je n'étais chez elle qu'en pension. Jusqu'à l'âge de treize ans, je n'ai eu d'autre visite que celle d'un monsieur qui venait de Paris, le même, à ce que dit Isabeau, qui m'avait apporté chez elle, et qu'elle m'assura secrètement être mon père. Rien de plus simple et de plus monotone que l'histoire de mes premiers ans, jusqu'à l'époque fatale où l'on m'arracha de l'asyle de l'innocence, pour me précipiter malgré moi, dans l'abyme de la débauche et du vice.
J'allais atteindre ma treizième année, lorsque l'homme dont je vous parle vint me trouver pour la dernière avec un de ses amis du même âge que lui, c'est-à-dire d'environ cinquante ans. Il firent retirer Isabeau et m'examinèrent tous deux avec la grande attention; l'ami de celui que je devais prendre pour mon père fit beaucoup d'éloges de moi… j'étais selon lui charmante, faite à peindre… hélas! c'était la première fois que je l'entendais dire, je n'imaginais pas que ces dons de la nature dussent devenir l'origine de ma perte… qu'ils dussent être la cause de tous mes malheurs! L'examen des deux amis était entremêlé de légères caresses; quelquefois même on s'en permettait où la décence n'était rien moins que respectée… ensuite tous deux se parlaient bas… je les vis même rire… eh quoi! la gaîté peut donc naître où se médite le crime! l'âme peut donc s'épanouir au milieu des complots formés contre l'innocence. Tristes effets de la corruption! que j'étais loin d'en augurer les suites! Elles devaient être bien amères pour moi. On fit revenir Isabeau… Nous allons vous enlever votre jeune élève, dit M. Delcour, (c'est le nom de celui qu'on m'avait dit de regarder en père) elle plaît à M. de Mirville, dit-il, et montrant son ami, il va la conduire à sa femme qui en prendra soin comme de sa fille… Isabeau se mit à pleurer, et me jetant dans ses bras, aussi chagrine qu'elle, nous mêlâmes nos regrets et nos pleurs… Ah monsieur! dit Isabeau en s'adressant à M. de Mirville, c'est l'innocence et la candeur même, je ne lui connais nul défaut… je vous la recommande, monsieur, je serais au désespoir s'il lui arrivait quelque malheur… Des malheurs? interrompit Mirville, je ne vous la prends que pour faire sa fortune. ISABEAU.-Que le ciel au moins la préserve de la faire au dépends de son honneur. MIRVILLE.-Que de sagesse dans la bonne nourrice! On a bien raison de dire que la vertu n'est plus qu'au village. ISABEAU à M. Delcour.-Mais vous m'aviez dit ce me semble, monsieur, à votre dernière visite que vous la laisseriez au moins jusqu'à ce qu'elle eût rempli ses premiers devoirs de religion. M. DELCOUR.-De religion? ISABEAU.-Oui monsieur. M. DELCOUR.-Eh bien! est-ce que cela n'est pas fait? ISABEAU-Non monsieur, elle n'est pas encore assez instruite; monsieur le curé l'a remise à l'année prochaine. M. DE MIRVILLE-Oh parbleu! nous n'attendrons pourtant pas jusques-là, je l'ai promise pour demain à ma femme… et je veux… eh mais! ne s'acquitte-t-on pas de ces misères-là par-tout? M. DELCOUR.-Par tout, et aussi-bien chez vous qu'ici. Ne croyez-vous donc pas, Isabeau, qu'il puisse être dans la capital d'aussi bons directeurs de jeunes filles que dans votre village de Berseuil?… Puis se tournant vers moi-Sophie, voudriez-vous mettre des entraves à votre fortune, quand il s'agit de la conclure… le plus petit retard. Hélas! monsieur, interrompis-je naïvement, dès que vous me parlez de fortune, j'aimerais mieux que vous fissiez celle d'Isabeau, et que vous me permissiez de ne la jamais quitter; et je me rejetais dans les bras de cette tendre mère… et je l'inondais de mes pleurs… Va, mon enfant, va, dit celle-ci, et me pressant sur son sein, je te remercie de ta bonne volonté, mais tu ne m'appartiens pas… obéis à ceux de qui tu dépens, et que ton innocence ne t'abandonne jamais. Si tu tombes dans la disgrâce, Sophie, souviens-toi de ta bonne mère Isabeau, tu trouveras toujours un morceau de pain chez elle; s'il te coûte quelque peine à gagner, au moins tu le mangeras pur… il ne sera pas le prix de la honte… il ne sera pas arrosé des larmes du regret et du désespoir… Bonne femme, en voilà assez ce me semble, dit Delcour, en m'arrachant des bras de ma nourrice, cette scène de pleurs toute pathétique qu'elle puisse être, met du retard à nos désirs… partons… On m'enlève, on se précipite dans une berline qui fend l'air et nous rend à Paris le même soir.
Si j'avais eu un peu plus d'expérience, ce que je voyais, ce que j'entendais, ce que j'éprouvais, auraient dû me convaincre avant que d'arriver, que les devoirs que l'on me destinait étaient bien différens de ceux que je remplissais à Berseuil, qu'il entrait bien d'autres projets que ceux de servir une dame, dans la destination qui m'attendait, et qu'en un mot cette innocence que me recommandait si fort ma bonne nourrice était bien près d'être outragée. M. de Mirville, à côté duquel j'étais dans la voiture, me mit bientôt au point de ne pouvoir douter de ses horribles intentions, l'obscurité favorisait ses entreprises, ma simplicité les encourageait, M. Delcour s'en divertissait et l'indécence était à son comble… mes larmes coulèrent alors avec profusion… Peste soit de l'enfant, dit Mirville… cela allait le mieux du monde… et je croyais qu'avant que nous fusions arrivés… mais je n'aime pas à entendre brailler… Eh! bon, bon, répondit Delcour, jamais guerrier s'effraya-t-il du bruit de sa victoire?… Quand nous fûmes l'autre jour chercher ta fille, auprès de Chartres, me vis-tu m'alarmer comme toi? Il y eut pourtant comme ici une scène de larmes… et cependant, avant que d'être à Paris, j'eus l'honneur d'être ton gendre… Oh! mais vous gens de robe, dit M. de Mirville, les plaintes vous excitent, vous ressemblez aux chiens de chasse, vous ne faites jamais si bien la curée que quand vous avez forcé la bête. Jamais je ne vis d'âmes si dures que celles de ces suppôts de Bertole. Aussi n'est-ce pas pour rien qu'on vous accuse d'avaler le gibier tout cru pour avoir le plaisir de le sentir palpiter sous vos dents… Il est vrai, dit Delcour, que les financiers sont soupçonnés d'un coeur bien plus sensible… Par ma foi, dit Mirville, nous ne faisons mourir personne, si nous savons plumer la poule, au moins ne l'égorgeons-nous pas. Notre réputation est mieux établie que la vôtre, et il n'y a personne qui au fond, ne nous appelle de bonnes gens… De pareilles platitudes, et d'autres propos que je ne compris point, parce que je ne les avais jamais entendus, mais qui me parurent encore plus affreux, et par les expressions qui les entrelassaient et par l'indignité des actions dont Mirville les entrecoupait; de telles horreurs dis-je, nous conduisirent à Paris, et nous arrivâmes.
La maison où nous descendîmes n'était pas tout-à-fait dans Paris, j'en ignorais la position, plus instruite maintenant, je puis vous dire qu'elle était située près de la barrière des Gobelins. Il était environ dix heures du soir quand on arrêta dans la cour; nous descendîmes.-La voiture fut renvoyée et nous entrâmes dans une salle où le souper paraissait prêt à être servi; une vieille femme, et une jeune fille de mon âge, étaient les seules personnes qui nous attendissent; et ce fut avec elles que nous nous mimes à table; il me fut facile de voir pendant le souper que cette jeune fille nommée Rose, était à monsieur Delcour, ce qu'il me parut que monsieur de Mirville désirait que je lui fusse. Quand à la vieille, elle était destinée à être notre gouvernante, son emploi me fut expliqué tout de suite, et en m'apprit en même-tems que cette maison était celle où je devais loger avec ma jeune compagne, qui n'était autre que cette fille de monsieur de Mirville, que monsieur Delcour et lui disaient avoir été dernièrement chercher près de Chartres. Ce qui prouve, madame, que ces deux messieurs s'étaient réciproquement donné leurs deux filles pour maîtresses, sans que l'une de ces deux malheureuses créatures, connût mieux que l'autre la seconde partie des liens qui les attachaient à ces deux pères.
Vous me permettrez de taire, madame, les indécens détails, et de ce souper, et de l'affreuse nuit qui le suivit; un autre salon plus petit et plus artistement meublé, fût destiné à ces honteuses circonstances; Rose et monsieur Delcour y passèrent avec nous; celle-ci déjà au fait, n'opposa nuls refus, son exemple me fut proposé pour adoucir la rigueur des miens, et pour m'en faire sentir l'inutilité, on me fit craindre la force, si je m'avisais de les continuer… que vous dirai-je, madame, je frémis… je pleurai… rien n'arrêta ces monstres et mon innocence fut flétrie.
Vers les trois heures du matin les deux amis se séparèrent, chacun passa dans son appartement pour y finir le reste de la nuit, et nous suivîmes ceux qui nous étoient destinés.
Là, monsieur de Mirville acheva de me dévoiler mon sort; «vous ne devez plus douter, me dit-il durement que je vous ai prise pour vous entretenir; votre état vient d'être éclairci de manière à ne plus vous laisser de soupçon.-Ne vous attendez pourtant pas à une fortune bien brillante ni à une vie très-dissipée; le rang que monsieur et moi tenons dans le monde, nous oblige à des précautions, qui rendent votre solitude un devoir. La vieille femme que vous avez vue près de Rose, et qui doit également prendre soin de vous, nous répond de votre conduite à l'un et à l'autre une incartade… une évasion, serait sévérement punie, je vous en préviens: du reste soyez avec moi, soumise, honnête, prévenante et douce, et si la différence de nos âges s'oppose à un sentiment de votre part dont je suis médiocrement envieux, que, pour prix du bien que je vous ferai, je trouve du moins en vous toute l'obéissance sur laquelle je devrais compter, si vous étiez ma femme légitime. Vous serez nourrie, vêtue, ect. et vous aurez cent francs par mois pour vos fantaisies; cela est médiocre, je le sais; mais à quoi vous servirait le surplus dans la retraite où je suis obligé de vous tenir, d'ailleurs j'ai d'autres arrangemens qui me ruinent. Vous n'êtes pas ma seule pensionnaire… c'est ce qui fait que je ne pourrai vous voir que trois fois la semaine, vous serez tranquille le reste du tems, vous vous distrairez ici avec Rose et la vieille Dubois, l'une et l'autre dans leur genre ont des qualités qui vous aideront à mener une vie douce, et sans vous en douter, ma mie, vous finirez par vous trouver heureuse».
Cette belle harangue débitée, monsieur de Mirville se coucha, et m'ordonna de prendre ma place auprès de lui.-Je tire le rideau sur le reste, madame, en voilà assez pour vous faire voir quel était l'affreux sort qui m'était destiné; j'étais d'antant plus malheureuse qu'il me devenait impossible de m'y soustraire, puisque le seul être qui eût de l'autorité sur moi… mon père même me contraignait à m'y résoudre et me donnait l'exemple du désordre.
Les deux amis partirent à midi, je fis plus ample connaissance avec ma gardienne et ma compagne; les circonstances de la vie de Rose ne différaient en rien de celles de la mienne, elle avait six mois plus que moi. Elle avait comme moi passé sa vie dans un village, élevée par sa nourrice, et n'était à Paris que depuis trois jours, mais la distance énorme du caractère de cette fille au mien, s'est toujours opposé à ce que je fisse aucune liaison avec elle, étourdie, sans coeur, sans délicatesse, n'ayant aucune sorte de principes. La candeur et la modestie que j'avais reçues de la nature, s'arrangeaient mal avec tant d'indécence et de vivacité, j'étais obligée de vivre avec elle, les liens de l'infortune nous unirent; mais jamais ceux de l'amitié.
Pour la Dubois, elle avait les vices de son état et de son âge; impérieuse, tracassière, méchante, aimant beaucoup plus ma compagne que moi; il n'y avait rien là, comme vous voyez, qui dût m'attacher fort à elle, et le temps que j'ai été dans cette maison, je l'ai presqu'entièrement passé dans ma chambre, livrée à la lecture que j'aime beaucoup, et dont j'ai pu faire aisément mon occupation, moyennant l'ordre que M. de Mirville avait donné de ne me jamais laisser manquer de livres.
Rien de plus réglé que notre vie; nous nous promenions à volonté dans un fort beau jardin, mais nous ne sortions jamais de son enceinte; trois fois de la semaine, les deux amis qui ne paraissaient jamais qu'alors, se réunissaient, soupaient avec nous, se livraient à leurs plaisirs, l'un devant l'autre, deux ou trois heures de l'après-souper, et allaient de-là finir le reste de la nuit chacun avec la sienne, dans son appartement, qui devenait le nôtre le reste du temps… Quelle indécence! interrompit madame de Blamont… Eh quoi les pères aux yeux de leurs filles! Ma chère amie, dit madame de Senneval, m'approfondissons pas ce gouffre d'horreur, cette infortunée nous apprendrait peut-être des atrocités d'un bien autre genre.-Que savez-vous s'il n'est pas essentiel que nous les sachions, dit madame de Blamont… Mademoiselle, continua en rougissant; cette femme vraiment honnête et respectable, je ne sais comment vous exposer ma question… mais n'est-il jamais arrivé pis? Et comme elle vit que Sophie ne la comprenait point; elle me chargea de lui expliquer bas, ce qu'elle voulait dire.
Une sorte de jalousie, dominant l'un et l'autre ami, est peut-être le seul frein qui les ait contenu sur ce que vous voulez dire, madame, reprit Sophie, au moins ne dois-je supposer que ce sentiment pour cause d'une retenue… Qui dans de telles âmes n'eut sûrement jamais la vertu pour principes. Il est mal de juger ainsi son prochain sans preuves, je le sais, mais tant d'autres écarts… tant d'autres turpitudes ont si bien su me convaincre de la dépravation de moeurs de ces deux amis, que je ne dois assurément attribuer leur sagesse dans ce que vous voulez dire, qu'à un sentiment plus impérieux que leur débauche; or, je n'en ai point vu qui l'emportât sur leur jalousie.-Elle est difficile à entendre avec cette communauté de plaisirs dont vous nous parlez, dit madame de Senneval. Et sur-tout avec ces autres pensionnaires dont monsieur de Mirville convenait, ajouta madame de Blamont.-Je l'avoue, mesdames, reprit Sophie, peut-être est-ce ici un de ces cas où le choc violent de deux passions, ne laisse triompher que la plus vive, mais ce qu'il y a de bien sûr, c'est que le désir de conserver chacun leur bien, désir né de leur jalousie trop reconnue pour en douter, l'emporta toujours dans leur coeur, et les empêcha d'exécuter… des horreurs… dont ma compagne, je le sais, n'eut fait que rire, et qui m'eussent paru plus affreuses que la mort même.-Poursuivez, dit madame de Blamont, et ne trouvez pas mauvais que l'intérêt que vous m'avez inspiré, m'ait fait frémir pour vous.
Jusqu'à l'événement qui m'a valu votre protection, madame, continue Sophie, en s'adressant toujours à madame de Blamont; il me reste fort peu de choses à vous apprendre. Depuis que j'étais dans cette maison, mes appointemens m'étaient payés avec la plus grande exactitude, et n'ayant aucun motif de dépense, je les économisais dans la vue de trouver peut-être un jour l'occasion de les faire tenir à ma bonne Isabeau, dont le souvenir m'occupait sans cesse. J'osai communiquer cette intention à monsieur de Mirville, ne doutant point qu'il ne me procurât lui-même la moyenne d'exécuter l'action que je méditais… Innocente! Où allais-je supposer la compassion? Habita-t-elle jamais dans le sein du vice et du libertinage!-Il vous faut oublier tous ces sentimens villageois, me répondit brutalement monsieur de Mirville, cette femme a été beaucoup trop payée des petits soins qu'elle a eus de vous; vous ne lui devez plus rien.-Et ma reconnaissance, monsieur, ce sentiment si doux à nourrir dans soi, si délicieux à faire éclater.-Bon, bon, chimère que toutes ces reconnaissances là. Je n'ai jamais vu qu'on en retirât quelque chose, et je n'aime à nourrir que les sentimens qui rapportent. Ne parlons plus de cela, ou, puisque vous avez trop d'argent, je cesserai de vous en donner davantage.-Rejetée de l'un, je voulus recourir à l'autre, et je parlai de mon projet à monsieur Delcour. Il le désapprouve plus durement encore, il ma dit qu'à la place de monsieur de Mirville, il ne me donnerait pas un sol, puisque je ne songeais qu'à jeter mon argent par la fenêtre; il me fallut renoncer à cette bonne oeuvre, faute de moyens pour l'accomplir.
Mais avant que d'en venir à ce qui donna lieu à la malheureuse catastrophe de mon histoire, il faut que vous sachiez, madame, que les deux pères s'étaient plus d'une fois, devant nous, cédé leur autorité sur leurs filles, en se priant réciproquement de ne les point ménager quand elles se donneraient des torts, et cela pour nous mieux inspirer la retenue, la soumission et la crainte dont ils voulaient nous composer des chaînes; or, je vous laisse à penser si tous deux abusaient de cette autorité respective; monsieur de Mirville extraordinairement brutal, me traitait sur-tout avec une dureté inouïe, au plus léger caprice de son imagination; et quoiqu'il agit devant monsieur Delcour, celui-ci ne prenait pas plus ma défense, que Mirville ne prenait celle de sa fille, quand Delcour la maltraitait de même, ce qui arrivait tout aussi souvent. Cependant madame, il faut vous l'avouer; entièrement coupable, entièrement complice du malheureux commerce où j'étais entraînée, la nature trahit et mon devoir, et mes sentimens, et pour me punir davantage, elle voulut faire éclore dans mon sein, un gage de mon déshonneur. Ce fut à-peu-près vers ce temps que ma compagne impatientée de la vie qu'elle menait, m'avoua qu'elle méditait une évasion. Je ne veux pas l'entreprendre seule, me dit-elle un jour, j'ai trouvé des moyens d'intéresser le fils du jardinier… Il est mon amant… il m'offre de me rendre libre; tu es la maîtresse de partager notre sort… peut-être vaudrait-il mieux pour toi d'attendre après tes couches… je n'en agirai pas moins pour ta délivrance, je te ménagerai un ami, il viendra te retirer d'ici, et nous nous réunirons si tu le veux. Ce dernier plan de liaison ne me convenait guères, et si je désirais ma liberté, c'était pour mener un genre de vie bien différent de celui qu'allait embrasser ma compagne. J'acceptai néanmoins ses offres, je convins avec elle qu'il valait mieux que je n'exécutasse cette fuite qu'après mes couches, je la priai de ne pas m'oublier et de disposer tout pour ce moment. Cependant, quelque pressée qu'elle fût elle-même, les préparatifs de son projet exigeaient des retards et tout ne put être arrangé qu'environ deux mois avant la fin de mon terme. L'instant était venu, elle allait s'évader, lorsqu'un jour, la veille de celui qu'elle avait choisi pour son départ, et la veille également de celui où j'ai eu le bonheur de vous rencontrer, pendant qu'elle montait dans sa chambre pour aller chercher quelque argent destiné au jardinier qui devait lui faire trouver un appartement tout prêt; elle me pria de rester avec ce jeune homme qui pressé de sortir, paraissait ne vouloir point s'arrêter, et de l'engager d'attendre une minute… Fatale époque de mon infortune! ou plutôt de mon bonheur, puisque cette même circonstance fut celle qui m'enleva de ce gouffre; mon sort voulut qu'il arriva pour lors ce qui n'était jamais arrivé depuis trois ans; M. de Mirville entra seul et se trouva sur moi avant que j'eusse le temps de repousser le jeune homme pour le soustraire à ses regards, il s'évada cependant fort vite, mais ce ne fut pas sans être vu. Rien ne peut rendre l'accès de colère dans lequel Mirville tomba sur-le-champ; sa canne fut la première arme dont il se servit, et sans égard pour ma situation, sans approfondir si j'étais coupable ou non, il m'accable d'outrages, me traîne au travers de la chambre par les cheveux, me menace de fouler à ses pieds le fruit que je porte dans mon sein, et qu'il ne voit plus que comme un témoignage de sa honte. J'allais enfin expirer sous les coups dont je suis encore toute meurtrie, si la Dubois n'était accourue et ne m'eut arrachée de ses mains. Alors sa rage devint plus froide… Je ne l'en punirai pas moins cruellement, dit-il,… qu'on ferme les portes… que personne n'entre, et que cette prostituée monte à l'instant dans sa chambre… Rose qui avait tout entendu, fort contente d'échapper, par cette méprise, à ce qu'elle méritait seule, se gardait bien de dire un mot, et la foudre n'éclata que sur moi… Je fus bientôt suivi de mon tyran, ses yeux étincelaient de mille sentimens divers, parmi lesquels je crus en démêler de plus terribles que ceux de la colère, et dont les impressions, en disloquant les muscles de son odieuse phisionomie, me le firent paraître en encore plus affreux… Oh! madame, comment vous rendre les nouvelles infamies dont je devins victime! elles outragent ensemble et la nature et la pudeur, je ne pourrai jamais vous les peindre… Il m'ordonne de quitter mes vêtemens… je me jette à ses pieds, je lui jure vingt fois mon innocence, j'essaie de l'attendrir par ce funeste fruit de son indigne amour; l'infortuné, agitant mon sein de ses palpitations, il semblait déjà se courber sur les genoux de son père… on eut dit qu'il implorait sa grâce… Mon état ne toucha point Mirville, il y trouvait, prétendait-il, une conviction de plus à l'infidélité qu'il soupçonnait; tout ce que j'alléguais n'était qu'imposture, il était sûr de son fait, il avait vu, rien ne pouvait lui en imposer… je me mis donc dans l'état qu'il désirait, dès que j'y fus, des lieus barbares lui répondirent de ma contenance…
Je fus traitée avec cette sorte d'ignominie scandaleuse, que le pédantisme se permet sur l'enfance… Mais avec une cruauté,… avec une rigueur,… enfin, je pâlis… Je chancelai sous mes liens,… mes yeux se fermèrent, j'ignore les suites de sa barbarie… Je ne retrouvai l'usage de mes sens que dans les bras de la Dubois…… Mon bourreau arpentait la chambre à grands pas, il diligentait les soins qu'on me donnait… non par pitié… le monstre… mais pour être plus vite débarrassé de moi… Allons, s'écria-t-il, est-elle prête, et me voyant encore aussi nue qu'il m'avait mise, rhabillez-la, rhabillez-la donc madame, et qu'elle disparaisse… Il me demande mes clefs, reprend tout ce que je tiens de lui, et me donnant deux écus;-tenez, me dit-il, voilà plus qu'il n'en faut pour vous conduire chez une de ces femmes publiques dont la ville est remplie, et qui recevra, sans doute, avec empressement, une créature capable de la conduite que vous avez tenue chez moi… Oh! monsieur, répondis-je en larmes, ne pouvant tenir à ce dernier avilissement, je n'ai jamais fait qu'une faute, et c'est vous seul qui me l'avez fait commettre. Jugez mon repentir par mes malheurs, et ne m'outragez pas dans l'infortune. A ces mots qui devaient l'attendrir, si l'âme des tyrans s'ouvrait à la pitié, si le crime qui la corrompt, ne la fermait pas toujours aux cris de l'innocence; il me saisit par le bras, m'entraîne à l'extrémité de la maison, et me jette dans une rue détournée qui aboutissait à l'une des portes du jardin… Que votre âme sensible conçoive ma situation, madame, seule à l'entrée de la nuit, près d'une ville absolument inconnue de moi, dans l'état où je me trouvais, ayant à peine de quoi me conduire, déchirée, blessée de toutes parts, n'ayant pas même la ressource des larmes, hélas! je n'en pouvais répandre.
Ne sachant où porter mes pas, je me jetai sur le seuil de cette porte qu'on venait de refermer sur moi… Je m'y précipitai sur les traces mêmes de mon sang, résolue d'y passer la nuit.-Le barbare, me disais-je, il ne m'enviera pas l'air que j'ai le malheur de respirer encore… Il ne m'ôtera pas l'abri des bêtes, et le ciel qui prendra pitié de mes maux, m'y fera peut-être mourir en paix. Un moment, je me crus perdue, j'entendis passer près de moi,… était-ce lui qui me faisait chercher? Voulait-il achever son crime, voulait-il m'enlever un reste de vie que je détestais? ou le remords enfin, dans son âme de boue, y rappelait-il un instant la pitié, quoiqu'il en fût, on me dépassa fort vite, le jour vint, je me levai, et me déterminai sur-le-champ à aller regagner l'habitation de ma chère Isabeau, bien sûre qu'elle ne me refuserait l'asile dont elle m'avait toujours flattée… Je partis donc… et j'en étais à mon quatrième jour de marche, me traînant comme je pouvais, moulue de coups, palpitant de crainte, fatiguée du fardeau de mon sein, n'osant presque point prendre de nourriture, de peur que le peu d'argent que j'avais ne me conduisit point à Berceuil; je m'en croyais près, lorsque je me suis perdue, ce que les douleurs m'ont arrêtées; c'est là où j'ai eu le bonheur de rencontrer monsieur, dit Sophie en me désignant, et quelqu'affreuse que soit ma situation, poursuivit-elle, en fixant madame de Blamont, je la regarde comme une grâce du ciel, puisqu'elle m'assure l'appui d'une dame, dont la pitié me secoure, et dont les bontés me feront retrouver celle que j'appelle ma mère. Je suis jeune, j'ose ajouter que je suis sage, si j'ai fait une faute, Dieu m'est témoin que c'est malgré moi… je la réparerai… je la pleurerai toute ma vie… j'aiderai ma bonne Isabeau dans son ménage, et si je n'ai pas une aisance semblable à celle que m'avait procuré le crime, j'y trouverai du moins de la tranquillité et n'y connaîtrai pas le remord.
Ici, les larmes coulèrent des yeux de toute l'assemblée; Sophie trop émue, pour contenir les siennes, nous supplia de la laisser seule un moment. Nous nous retirâmes pour aller renouveler nos conjectures, et comme le courrier part, je suis obligé, mon cher Valcour, de te laisser aux tiennes, en t'assurant que mon premier soin sera de l'achever le détail de ce que nous aurons pu découvrir sur cette malheureuse aventure.
Vertfeuil, ce 30 Août, au soir.
Sophie qui n'avait encore osé faire voir à sa garde, les sanglantes marques dont elle est couverte, s'y hasarda dès qu'elle nous en eut fait l'aveu, et dès le vingt-huit, comme elle avait passée une nuit cruelle, elle pria cette femme d'examiner ses contusions et de les lui soulager.
Celle-ci trouva tant de désordres et des meurtrissures si graves, qu'elle ne voulut rien prendre sur elle, et madame de Blamont consultée, envoya sur-le-champ chercher Dominic son chirurgien d'Orléans, que l'on n'introduisit près de la malade qu'après lui avoir fait jurer le secret. L'artiste fit son examen, et son rapport fut que la délivrance faite à sept mois, quoique l'enfant eut vu le jour, était bien sûrement une couche forcée, suite des accidens éprouvés par la malade, indépendamment d'un coup très-violent à travers les reins, il y en avait vingt-un autres tant sur les bras, les épaules, ou le reste du corps de cette malheureuse, dont chacun occasionnait une contusion qui demandait des pansemens subits.-Les effets du second accès de la colère réfléchie de Mirville avaient eu une prodigieuse extension, mais ce qui servait sa barbarie pour lors ayant sans doute une bien plus grande flexibilité, contusionnait infiniment moins, quoiqu'en flétrissant davantage, et les dangers de ce second traitement, bien qu'il eut été porté à l'extrême, n'étaient pas si dangereux que ceux de l'autre.
D'après cette exposition, Dominic ordonna une saignée du pied, le plus grand calme et quelques boissons. Il ne s'est retiré qu'au bout de vingt-quatre heures, après avoir vu le meilleur effet de ses premiers traitemens, il a laissé son ordonnance à la sage femme et reviendra au commencement de la semaine, il espère, dît-il, beaucoup et de l'âge et du bon tempérament de la jeune personne. Il a jugé à propos que l'on la sépare de son enfant, ce qui a été fait d'autant plus heureusement que cette pauvre petite créature est morte très-peu après avoir quittée sa mère, et que cette perte, si elle l'avait su, l'aurait peut-être envoyée au tombeau; on lui a caché cet événement; quoiqu'un peu mieux aujourd'hui, elle n'est pourtant pas encore en état de l'apprendre; telle est, mon ami, l'histoire du vingt-huit.
Hier, vingt-neuf, madame de Blamont me pria d'aller au village de Berceuil, vérifier sur les lieux mêmes, les dépositions de Sophie, je m'y rendis à cheval et muni d'une lettre de madame de Blamont, je descendis chez le curé.-C'est un homme d'environ cinquante ans, dont le maintien et l'honnêteté paraissent soutenir le caractère; il me reçut fort bien, m'invita à dîner chez lui, et en attendant l'heure du repas, me conduisit chez Isabeau, parfaitement telle que nous l'avait dépeint Sophie. Tous deux se rappelaient au mieux cette jeune fille, le curé se ressouvenait très-bien de lui avoir enseigné sa religion.-Pour Isabeau, elle pleura d'abord de joie, quand je lui eu dit que son élève existait, l'aimait et demandait à la voir, et bientôt après de chagrin, quand je lui appris son état; j'insistai peu sur les détails, madame de Blamont m'avait fait sentir la nécessité de les déguiser, et j'étais pénétré comme elle, du besoin de ce mystère; tout se borna donc à constater que Sophie n'en imposait pas, et à convenir avec ces deux honnêtes gens qu'ils se rendraient l'un et l'autre, à la prochaine invitation que leur ferait la dame qui m'envoyait, laquelle ne retardait le plaisir de les voir, qu'en raison de la santé de Sophie, point encore en état d'embrasser des personnes si chères.-Je dînai chez le curé que je trouvai là, comme dans nos opérations, un homme de très-grand sens, l'événement qui m'attirait chez lui fit tomber le discours sur la dépravation des moeurs, cause unique, prétendait-il, de toutes les atrocités qui se commettent journellement.
«Oh! monsieur, (me dit l'honnête ecclésiastique, avec cet enthousiasme chaleureux de la vertu), je vois éclore à tout instant un fratras d'écrits inintelligibles, une foule de projets ineptes sur la mendicité, sur les moyens de l'extirper en France, projets atroces, qui n'ont pour malheureux principe, que le désespoir où est le riche d'être obligé de contempler l'infortune dans son semblable, que le désespoir d'être contraint à donner quelques secours;-ne croyant son or fait, que pour payer ses honteuses jouissances. Il voudrait se soustraire à ces tristes obligations, il voudrait éloigner de ses yeux le spectacle attendrissant de la misère, qui glace ses indignes plaisirs, qui lui fait voir l'homme de trop près, qui le ramenant aux accablantes idées du malheur, anéantit, malgré lui-même, l'intervalle immense que son orgueil ose mettre entre l'homme et l'homme.-Voilà, monsieur, voilà les seules causes de tous ces pitoyables écrits; n'en doutez pas, ils ne sont dictés que par l'avarice, l'orgueil et l'inhumanité… On ne veut point voir de pauvres en France,-eh bien! que l'on s'occupe pour y réussir, du moyen de réformer les moeurs, et de préserver surtout la jeunesse de leur perfide corruption; que l'on réforme le luxe,-ce luxe pernicieux qui ruine et dérange le riche, sans soulager le misérable, et qui plonge bientôt celui-ci dans l'abyme, par sa folle prétention à atteindre ce qu'il ne peut approcher qu'en entraînant sa perte. Que vos gens de lettres s'occupent de ces plans, monsieur, qu'ils en offrent au gouvernement des projets rectifiés, et de la réussite de ces premières opérations, naîtra bientôt cette réforme de mendians tant désirée dans votre capitale. Que ce luxe si dangereux n'attire plus à vos ateliers de colifichets, ou derrière vos magnifiques voitures, le fils de ce bon laboureur qui, abandonné de ses meilleurs enfans, va bientôt mendier avec ce qui lui reste, à la porte même de l'hôtel où son fils orgueilleux d'une jaquette chamarrée, ose le regarder insolemment, sans daigner le reconnaître ou le soulager. Diminuez les impôts, honorez, encouragez l'agriculture [4], préférez sur-tout l'honnête individu qui s'y livre, à cet impertinent plumitif qui, masqué d'une jupe noire, a quitté la charrue de son père, pour venir s'engraisser dans la ville, des divisions intestines du citoyen.-Classe abjecte, venimeuse, aussi inutile que méprisable, que de bonnes lois devraient ou retenir dans ses foyers, ou enchaîner, dès qu'elle en sort, à des travaux publics, dans lesquels, plus utiles au moins, ou qu'au parquet ou qu'au barreau, elle servirait la patrie, au lieu de la détruire, au lieu de la miner sourdement par ses prévarications, ses rapines et ses excroqueries scandaleuses. Vous ne voulez pas voir de mendians en France, n'épuisez pas le malheureux cultivateur par des taxes au-dessus de ses forces, ne foulez pas vos fermiers, afin d'être plus en état de broder vos habits et de pomponner vos chevaux, et les mendians, malheureuse excrécence de tous ces abus, ne fatigueront point vos regards; mais ne les bannissez pas, ne les molestez pas par une pitié barbare et insultante, ne les engouffrez pas comme des cadavres dans des sépulcres d'horreur et de foetidité; songez qu'ils sont hommes comme vous, que le même soleil les éclaire et qu'ils ont droit au même pain… Vous ne voulez pas de mendians! n'engloutissez pas dans la capitale les ruisseaux d'or de vos provinces, que la circulation soit libre, et la dose du bonheur équitablement répartie sur chaque citoyen, ne vous montrera plus, l'un au pinacle et l'autre sous les haillons de la misère; et pourquoi faut-il qu'il y ait une partie des hommes qui regorge d'or, tandis que l'autre n'a pas même l'usage de ses premiers besoins, pourquoi faut-il qu'il n'y ait que deux ou trois belles villes en France, pendant que l'infortune dépeuple ou dévaste les autres?… Vous ressemblez à ces enfans qui mettent à un seul château toutes les cartes qu'on leur a données, qu'arrive-t-il?-l'édifice écroule,-voilà votre image. Votre Babylone moderne s'anéantira comme celle de Sémiramis, elle s'évanouira de dessus le globe de la terre, comme ont disparu ces villes florissantes de la Grèce, qui n'ont eu comme elle, que le luxe pour cause de leur dépérissement, et l'état énervé, pour embellir cette nouvelle Sodome, s'engloutira comme elle, sous ses ruines dorées.» [5]
J'aurais pu répondre au curé, car tu sais que je ne pense pas comme lui, sur ce luxe que tu blâmes* aussi quelquefois avec tant de force; mais l'heure me pressait, je prévoyais l'inquiétude de nos dames, je me séparai donc promptement de ce bon prêtre, lui promettant de discuter plus à l'aise une autre fois les matières qui venaient de nous occuper. Je lui fis promettre d'être exact à se rendre avec Isabeau, chez madame de Blamont, quand une voiture viendrait les prendre, et je revins.
Ce fut au retour de ce voyage que je trouvai l'enfant de Sophie, mort, et la mère un peu mieux, on ne vit point d'inconvéniens à ce que je lui donnasse des nouvelles de sa bonne nourrice, elle m'en remercia avec les expressions de la plus tendre reconnoissance. En vérité, c'est un caractère charmant que celui de cette jeune personne, dès que le sort lui destinait le malheureux état de fille entretenue, quel dommage que cela ne soit pas tombé entre les mains de quelque vieux garçon honnête et rangé, dont elle aurait fait la félicité par sa sagesse et par sa douceur; mais il me paroît que les intentions de madame de Blamont sont si avantageuses pour cette pauvre fille, qu'elle n'aura vraisemblablement pas à se repentir de son changement d'état, puisqu'elle n'aurait pu suivre cet état qu'aux dépens de son honneur et de sa conscience, au lieu qu'elle pourra vivre dans celui qu'on lui destine, en conservant toute la pureté de son âme. Je n'eus pas plutôt donné à notre malade des nouvelles de sa bonne Isabeau, qu'elle brûla du désir de la voir, mais quand je lui eus prouvé que sa santé exigeait qu'elle se priva encore quelques jours de ce plaisir, elle se rendit, et me chargea, les larmes aux yeux, de témoigner à madame de Blamont, jusqu'à quel point elle était sensible aux bontés qu'on avait pour elle. Hélas! monsieur, me disait-elle, d'une voix tendre et flatteuse, les effets de la reconnoissance d'une infortunée comme moi, sont d'un bien léger prix pour madame de Blamont, mais mon coeur est si pur, que ses voeux seront entendus de l'éternel, et si je puis sauver ma vie, j'en emploierai tous les instans à implorer le ciel pour son bonheur et pour celui de tout ce qui l'entoure; ensuite, elle arrosait mes mains de ses larmes, elle me demandait mille fois pardon de toutes les peines qu'on daignait se donner pour une pauvre fille qui ne les méritait pas. L'organe flatteur de cette jeune fille, de très-beaux yeux bleux remplis de sentiment, un air d'innocence, de vérité, répandu dans toute sa physionomie, et qui place, pour ainsi-dire, son âme sur les traits de sa jolie figure… Tout cela, mon ami, intéresse involontairement pour elle; ses malheurs achèvent d'attendrir et il devient réellement impossible de ne pas désirer qu'elle soit heureuse. Aline, à qui l'on a expliqué, des aventures de Sophie, tout ce que permettait la décence, l'a pris dans une amitié très-singulière; il faut l'arracher du chevet de son lit, elle veut lui donner ses bouillons, elle y voudrait coucher, si on la laissait faire, mais une chose plus extraordinaire, ô Valcour! c'est qu'il est impossible de ne pas observer entre ces deux jeunes personnes, un air de famille; il est frappant.-Eugénie et madame de Senneval ont fait la même remarque; je l'avais fait avant elle.-Madame de Blamont en avait été émue au premier coup d'oeil.-En te peignant les traits qui les rapprochent, tu te figureras encore mieux cette Sophie; d'abord, elles ont absolument le même son de voix, absolument le même tour de visage, la même bouche, positivement le même air dans leur ensemble; Sophie a comme ton Aline, ces superbes cheveux châtains-clairs, tirant un peu sur le blond; le même éclat dans la peau, et toutes deux, enfin, paraissent avoir le même fond de caractère.-Sophie adore Aline, elle la conjure à tout moment de ne point prendre tant de soins d'elle, et laisse voir en même temps tout le chagrin qu'elle aurait, si celle-ci lui accordait sa demande.
Ces différentes choses reconnues, il est devenu très-probable entre madame de Senneval, madame de Blamont et moi, que les noms de Mirville et de Delcour sont des noms supposés qui en cachent peut-être de bien plus intéressans pour madame de Blamont; n'osant néanmoins hasarder encore que des conjectures… Récapitulons ce qui les fonde.
L'éducation de Sophie dans un village si près d'une terre où monsieur de Blamont vient tous les ans voir sa femme… Cette singulière ressemblance… La liaison des deux amis si conforme à celles de messieurs de Blamont et d'Olbourg… leur âge… leurs portraits faits par Sophie et par sa nourrice, et où tous les traits de nos originaux se retrouvent… Leur état, l'un de robe, l'autre de finance.-Une légère objection se présente ici, je la sens… M. Delcour a été plusieurs fois chez Isabeau, on n'a jamais dit qu'il y fut venu de Vertfeuil; serait-il possible, si M. Delcour était le même que M. de Blamont, qu'il ne fût pas connu dans un village, si voisin d'une terre de sa femme? mais cette objection s'évanouit à l'examen: d'abord en voyant arriver M. Delcour à Berceuil, on peut fort bien ignorer de quel endroit il doit venir; il est possible d'ailleurs qu'il n'y soit jamais venu que de Paris. Secondement, on ne connaît Monsieur et Madame de Blamont, à Berceuil, que de réputation; on n'a pas la moindre idée de leur figure, ce peut donc être le même homme; il y a donc à parier que c'est le même homme, et si la combinaison est juste tu vois quel est l'odieux caractère, quel est le scélérat qui ose s'offrir à ton Aline! car, si Delcour est Blamont, n'en doutons point, Mirville n'est autre que d'Olbourg.
Dans cette circonstance épineuse madame de Blamont ne sait que décider… Faire rendre, à Sophie, une plainte contre M. de Mirville, est la faire porter contre M. Delcour. Or, si les noms nous abusent tu vois qui elle compromat dans cette plainte? cette idée l'arrête. -Cependant quelle arme elle laisse échapper, si elle ne saisit pas tout ceci, pour se débarrasser des poursuites d'un gendre, indigne d'elle assurément, s'il est coupable de l'infamie que nous recherchons. -Trouvera-t-elle jamais une plus belle occasion? N'aura-t-elle pas dans la supposition que les noms cachent ceux que nous soupçonnons, à se repentir toute sa vie de n'avoir pas profité de cet événement pour arrêter les démarches d'un homme dont l'alliance la déshonorerait… Si elle manque ce que lui offre le hasard, et que M. de Blamont triomphe, qu'intéressant son autorité et les loix, il parvienne à mettre Aline dans les bras de d'Olbourg, madame de Blamont ne mourra-t-elle pas de chagrin d'avoir eu tout ce qu'il fallait pour arrêter cet affreux sacrifice, et de ne l'avoir pas fait? Ces considérations, sur lesquelles je crus devoir fortement appuyer, la déterminèrent, enfin, à faire rendre une plainte à Orléans;-mais une plainte secrète, dont elle put être absolument la maîtresse; le juge s'est en conséquence rendu ce matin, à l'invitation qui lui a été faite; Sophie se trouvant un peu mieux, il a été introduit, et a reçu son exposition du fait simple et pur.-«D'un outrage commis sur elle; grosse par un monsieur de Mirville, financier à Paris, lequel était auteur de sa grossesse, et était venu la chercher au village de Berceuil, avec un de ses amis, il y a environ trois ans, pour l'entretenir sur le pied de sa maîtresse, ce qu'il a fait jusqu'au moment où il l'a indignement traitée, quoi-qu'enceinte, et mis à la porte de sa maison ect. ect. ect.».
Nous avons tous signés, elle comme partie, nous comme témoins de son état, Dominic signera à Orléans; et la plainte restera chez le magistrat, jusqu'à ce qu'il plaise à madame de Blamont de la réveiller.
Tout ceci se faisait à regret, et ne se serait jamais fait sans moi; mais je l'ai cru de la plus extrême nécessité. L'excellent caractère de Sophie, se refusait à une plainte.-Madame de Blamont tremblait de compromettre le personnage quelle croit envelopper, sous le nom de Delcour; on n'osait avouer au juge aucune de ces considérations; j'ai cru trouver le biais en ne nommant point monsieur Delcour, dans la plainte qui ne se trouve plus absolument portée que contre monsieur de Mirville.
Tu vois maintenant mon ami le motif qui a déterminé mes opérations, je n'ai eu que ton bonheur et ton intérêt en vue.-Si je me trompe redresse-moi; mais quelque puisse être l'excès de ta délicatesse, je doute pourtant qu'elle l'eût fait agir différemment, et j'ose croire que tu m'approuveras. Voici maintenant une autre idée, suite nécessaire de nos premières démarches, et qui peut-être s'accordera encore moins avec la droiture de ton âme; mais dont l'exécution pourtant me paraît indispensable.
Madame, ai-je dit à madame de Blamont, sitôt après le départ du magistrat, il me paraît que l'objet essentiel est de connaître maintenant le héros de notre aventure?
Madame de Blamont.-Ou cette découverte nous mènera-t-elle?-au même objet qui m'a fait vous conseiller la plainte; il vous faut des armes, le hasard vous en offre.-Mais si ces deux particuliers n'ont rien de commun avec ceux qui nous intéressent?-Vous saurez au moins à quoi vous en ternir, et tout reste alors dans les ténèbres.-Et si ce sont eux?-Vous vous retrouvez dans le même état… Vous êtes toujours maîtresse de la plainte de Sophie. Oh madame! si Mirville est d'Olbourg, irez-vous lui donner votre fille?-Cette idée me révolte, ne me l'offrez seulement pas.-Et si vous ne vous éclaircissez point, et que le scélérat soit d'Olbourg; que votre époux parvienne au but qu'il se propose, prévoyez-vous les remords qui vous déchireront?-Je n'y survivrais pas.-Il faut donc les éviter.-Déterville je me fie à vous; faites absolument tout ce que vous croirez convenable, mais usez, je vous en conjure, de la plus extrême modération.
L'objet, selon moi, était de se transporter sur les lieux mêmes; de tâcher de séduire la duègne Dubois, afin d'en tirer des éclaircissemens. Je suis convaincu qu'elle en pourrait fournir beaucoup. Trois moyens s'offraient pour nous amener la fidèle gardienne; celui d'aller la débaucher moi-même; celui de te charger de ce soin, et enfin celui de détacher d'ici un nommé Saint-Paul, vieux domestique de madame de Blamont, singulièrement attaché à sa maîtresse, et l'un des plus fins valets dont la livrée de France puisse se faire honneur. Le premier de ces moyens me repugnait un peu; j'étais bien sûr que tu ne te chargerais pas du second: nous avons donc adopté le troisième, et sans que tu t'en mêles, sans que Saint-Paul te voie même à Paris.-Il est décidé qu'il part demain avec cinquante louis dans sa poche, et qu'il ne revient point sans la vieille, ou sans les plus grandes lumières de sa part. Comme il a ordre de ne communiquer qu'avec nous, ce ne sera que par nous que tu apprendras les détails; sois en paix, du mistère et montre toi le moins possible pendant que nous allons agir.
Au moment du départ de ma lettre.
Sophie va mieux, Aline est fatiguée; elle a eu hier un peu de migraine, on a obtenu d'elle d'aller se coucher: Eugénie lui a promis de veiller Sophie comme elle même. Madame de Blamont est agitée; c'est madame de Senneval et moi qui tenons la maison et qui vaquons à tout.-Aline ne veut pas que je cachette sans te prouver par deux lignes, que son indisposition n'est rien.
Aline à Valcour.
P.S. Que d'événemens!… Que de soupçons!… Que de conjectures!… Ah! si le ciel a choisi cette manière pour nous éclairer, il ne laissera pas son ouvrage imparfait! Puisse tout ceci tourner à notre bonheur, sans troubler celui de l'être à qui je dois le jour. Son repos m'est plus cher que ma satisfaction même, et je ne dois jamais cesser de le respecter. Adieu, soyez tranquille, écrivez-nous, et comptez sur la tendresse de votre Aline, elle sera toujours inexprimable.
Vertfeuil, ce 3 septembre.
Aline est tout-à-fait bien aujourd'hui, elle jouit du calme de son amie.-Du bonheur que lui fit éprouver, hier, la visite de son Isabeau. Dominic était revenu le premier du mois, et ayant trouvé sa malade dans le meilleur état, il ne crut nul inconvénient à lui laisser le plaisir d'embrasser sa nourrice. On a donc envoyé hier une voiture au curé de Berceuil, avec invitation à lui d'amener Isabeau, et comme on était parti de très-bonne heure, notre compagnie villageoise est arrivée pour dîner. A peine Sophie a-t-elle entendu le bruit du carrosse, qu'elle a voulu se lever pour voler dans les bras de sa nourrice; nous l'avons contenue. Madame de Blamont, voulant jouir de cette scène attendrissante, sans témoins qui put la refroidir, a laissé le curé un moment avec madame Senneval, et nous a amené Isabeau… Mais tous nos soins alors sont devenus impuissans près de Sophie, sitôt que la voix de sa bonne mère, (c'est ainsi qu'elle la nomme) a pu frapper son oreille; elle s'est précipitée dans la chambre, et est venue tomber aux pieds d'Isabeau. Le mouvement a été si vif, que nous avons été obligés de la rapporter dans son lit, où elle est restée quelques minutes sans connaissance; la bonne paysanne s'est jetée sur elle; elle l'a rappelée à la vie par ses caresses; elles se sont embrassées toutes deux, et les larmes qu'elles repandaient à grands flots se sont opposées d'abord aux expressions de leur mutuelle tendresse.-Eh bien! ma chère enfant, lui a dit Isabeau, dès que l'état où elles se trouvaient, leur a permis de s'entendre. Ne t'avais-je pas dit que tu serais malheureuse, dès que tu cesserais d'être sage. Sophie.-Les cruels! ils m'ont trompée; pourquoi me livrâtes vous à eux? Isabeau.-Avais-je des droits sur toi?… Mais il n'y a donc pas de ta faute? Sophie-Je n'ai été que malheureuse et séduite, tout le crime est de leur coté. Isabeau.-Que ne revenais-tu dans ma maison, tu savais bien qu'elle était ouverte à l'innocence? Sophie.-O ma bonne! ma bonne! aimez toujours votre Sophie; elle n'a jamais oublié vos conseils, ils ont toujours été gravés dans son coeur. Isabeau.-Cette pauvre enfant!-puis se tournant vers moi, en larmes: oh monsieur! ne vous étonnez pas si je l'aime-je la regarde comme ma fille, je n'ai point d'autre enfant qu'elle. Les scélérats, ils ne me l'enlevaient donc que pour la perdre?… Viens Sophie! viens,-tu trouveras toujours le bonheur et la tranquillité chez Isabeau; parce que la vertu, la religion n'en sortirent jamais. Et elles se sont rejetées dans les bras l'une de l'autre, et leurs larmes ont encore arrosé leurs seins.
Madame de Blamont craignant qu'un attendrissement trop prolongé ne nuisit à sa chère malade, a fait monter le curé; il s'est approché du lit de Sophie, et l'a parfaitement reconnue. Celle-ci lui a demandé sa bénédiction; elle lui a fait les excuses les plus sincères de la mauvaise conduite qu'elle a eue depuis qu'on l'avait enlevée.-Une des choses qui lui avait toujours laissé le plus de remords, a-t-elle dit, était d'avoir été arrachée, d'auprès de son pasteur, sans avoir rempli les devoirs de sa religion. On a pu négliger ces devoirs, a dit ici le curé, avec la plus grande surprise?-Ah! monsieur, a dit madame de Senneval, des libertins, au sein du vice, pensent-ils encore à la religion?-Ce sera le premier soin qu'elle remplira, dès que sa santé va le lui permettre, a dit madame de Blamont, souffrez en attendant, monsieur, que nous nous occupions des seconds; puis s'asseyant en face du lit, et s'adressant à Isabeau et au curé, voici les intentions que cette femme adorable leur a expliqué:
«Plusieurs raisons relatives à moi m'empêchent, a-t-elle dit, de garder cette jeune fille dans ma maison aussi long-tems que je le voudrais; sitôt que sa santé sera rétablie je la renverrai chez vous, Isabeau, et pour qu'elle ne vous soit point à charge»-elle à charge! non, non, mon enfant ne peut me gêner; tout ce que j'ai est à elle, et je vous déclare d'avance que je n'accepte rien de ce que je vous vois prête à m'offrir; je lui dois des réparations pour ne l'avoir pas sauvé du crime: laissez-moi m'acquitter envers elle.-«Eh bien! Isabeau je vous l'accorde, mais vous ne me refuserez pas de pourvoir à son établissement»-puis s'adressant au curé, et lui remettant des papiers: «voilà ci-joint, monsieur, lui a-t-elle dit, pour quarante mille francs de billets payables d'aujourd'hui en un an, mon intention est que cette somme serve de dot à Sophie; je vous prie; monsieur, de lui chercher pendant cet intervalle un époux digne d'elle, qui réunisse, à votre approbation, aux vertus qui doivent lui mériter une telle femme, le bonheur de lui être agréable; car, je veux toujours l'aimer, je veux toujours lui tenir lien de mère; s'il arrivait que le sujet choisi ne put lui convenir, vous voudrez-bien jeter les yeux sur un autre. La clause la plus essentielle, aux noeuds que je projette pour cette chère enfant, est qu'elle aime son mari, et qu'elle en soit aimée; en voulant faire son bonheur je ne me pardonnerai pas de l'avoir livrée à un époux qui peut-être la mépriserait, pour une faute qui n'est pas la sienne; il sera donc prévenu du malheur de la fille qu'on lui destine, vous lui ferez sentir à quel point elle en est innocente, et vous ne les réunirez qu'en cas ou cette fatalité n'inspirera aucun éloignement à l'époux. Comme il en coûterai à Isabeau de se séparer d'un enfant qu'elle aime, vous mettrez pour clause au contrat que les deux époux demeureront chez elle,»-et on y ajoutera, interrompit Isabeau pleine de joie, que tout ce que je possède sera pour eux, madame, continua-t-elle, je ne suis pas tout-à-fait dépourvue; j'ai un grand quartier de terre, où les deux jeunes gens pourront trouver de quoi vivre, et avec ce que vous avez la bonté de leur donner, ils seront assurément très à l'aise: qu'ils aient de la conduite et leurs enfans seront riches.-Pendant ce tems, Sophie sanglotait, elle tenait une des mains de madame de Blamont, l'arrosait des larmes de sa reconnaissance, et les expressions lui manquaient pour la peindre.
Le curé s'est chargé de tout; il a prodigué ses louanges à madame de Blamont, qui lui a dit qu'elle ne concevait pas comment des actions si naturelles, et qui donnaient autant de plaisir, pouvaient mériter des éloges… Aline s'est précipitée dans les bras de sa mère et l'a accablée de caresses…-Ce tableau de l'innocence malheureuse, de la reconnaissance la plus tendre, d'un côté, et de l'autre celui de la tendresse filiale, de la piété, de la vertu, jetaient dans l'âme des impressions si délicieuses, y faisaient éprouver des mouvemens si délicats et si doux.-O mon ami! s'il est des joies célestes elles ne sont composées que de pareilles sensations!
On se sépare; tant de vibrations diverses avaient affaibli l'âme de Sophie: la garde nous pria de la laisser seule, et l'on fut se mettre à table; la bonne Isabeau voulait aller manger à l'office; madame de Blamont et madame de Senneval la firent asseoir entr'elles deux; elle y fut décente, honnête et polie, tant il est vrai que la vertu n'est jamais déplacée nulle part; il n'est pas une seule table, mon ami, qu'une telle convive n'honor plus, que ne l'eût fait une de ces impudentes, connues sous le nom de Petites Maîtresses, qui au lieu de ces propos simples et pleins de candeur, de ces discours naïfs, image de la nature, n'eût apporté que ce jargon du crime qui la déshonore et l'outrage.
Après le dîner Isabeau a voulu embrasser encore une fois sa fille-elle lui a dit qu'elle allait lui préparer son logement, mais que, comme elle était à-présent plus grande, et d'ailleurs, ajoutait-elle en riant, une demoiselle à marier, elle voulait lui céder sa belle chambre.-A moi! ma bonne, à moi! je n'en veux point d'autres que celle que j'ai toujours eue; et je ne veux d'emploi chez vous, que celui que j'y remplissais. Si vous me ravissez ce bonheur, si vous ne me croyez plus digne de vous servir, vous me ferez croire que ce sont mes fautes qui m'ont fait démériter prés de vous, et je ne m'en consolerai pas.
Il est certain que cette fille est charmante, elle a une sorte d'esprit naturel, qui prête un incroyable agrément à tout ce que sa belle âme lui inspire.
On a dressé un acte de ce qui s'était passé. Madame de Blamont voulait retenir ses hôtes; mais le ménage de l'un, les soins religieux de l'autre, se sont opposés aux desseins qu'eux mêmes aurait eu de rester, et ils sont reparti dans la même voiture.
Eh bien Valcour! lequel, à ton avis, doit jouir du calme le plus pur,-doit passer des nuits plus sereines, ou du scélérat qui a déshonoré, maltraité, cette pauvre fille, ou de l'être honnête et sensible qui se délecte à réparer, si généreusement, tous ses maux? Qu'ils viennent? qu'ils paraissent ces apôtres de l'indécence et du vice, qui légitiment toutes les erreurs, qui les trouvent toutes dans la nature, parce qu'ils la croyent aussi corrompue que leurs âmes? qui se trouvent mieux de méconnaître les plus saints organes de cette loi sacrée, que d'être contraints à se mépriser eux-mêmes; qui préfèrent de ne trouver du crime à rien, à être obligés de frémir à l'aspect de ceux dont ils se souillent; qui n'achètent, en un mot, leur ténébreuse tranquillité qu'en étouffant tous leurs remords… qu'ils viennent, dis-je, qu'ils viennent, et qu'ils prononcent? maîtres de se choisir un caractère, qu'ils balancent, s'ils l'osent, entre celui de la respectable protectrice de Sophie, et celui de son persécuteur.
Les dépositions d'Isabeau ne nous ont d'ailleurs appris rien de bien particulier; Sophie paraissait âgée de trois semaines quand M. Delcour arriva de Paris, l'ayant dans une barcelonnette sur le devant de sa voiture; il descendit à l'auberge de Berceuil, et demanda une nourrice, on lui fit venir Isabeau; il promit une pension qui augmenterait avec l'âge de l'enfant; il convint qu'on lui apprendrait à lire, à écrire, à coudre; qu'elle n'aurait point d'autre nom que celui de Sophie, et que quand il n'apporterait pas lui-même l'argent de la pension, il le ferait tenir sûrement. Il a été exact, Isabeau a toujours été régulièrement payée, soit par lui, soit indirectement. Il n'a fait, en tout, que quatre visites à Sophie, pendant les treize ans qu'elle a été en pension chez Isabeau: il arrivait toujours par la route de Paris, descendait à l'auberge, voyait l'enfant une heure ou deux, examinait ses petits talens et repartait. Mais, a dit Isabeau, ce fut de mon chef que je lui fis apprendre sa religion, et que je la mis à l'école chez M. le curé; car, il ne s'informait jamais de cet article, et quand je lui en parlais: coudre, coudre et lire, madame, me répondait-il, voilà tout ce qu'il faut à une fille; propos qui, à ce qu'ajouta plaisamment cette femme, lui fit croire que cet homme était huguenot.
Ensuite il la vint prendre avec son ami, et tu sais tout le reste. Nous attendons des nouvelles de nos négociations de Paris, et je ne t'écrirai plus que nous ne les ayons.