DEUXIÈME PARTIE

Nam veluti pueris absinthia tetra medentes,

Cum dare conantur prius oras pocula circum

Contingunt mellis dulci flavoque liquore,

Ut puerum aetas improvida ludificetur

Labrorum tenus; interea perpotet amarum

Absinthy lathicem deceptaque non capiatur,

Sed potius tali tacta recreata valescat.

Luc. Lib. 4.


LETTRE XIX.

VALCOUR A DÉTERVILLE,

Paris, ce 8 septembre.

L'évènement singulier dont tu viens de me faire part, prenant, dans tes récits, la forme d'un journal, j'ai cru devoir le laisser finir, pour que ma lettre répondit à toutes les tiennes.

Oh mon ami! quelle a été ma surprise, et quelles ont été mes combinaisons! Il me paraît certain que les noms de Delcour et de Mirville, en déguisent pour nous de plus intéressans, et c'est dans cette supposition que je désapprouve la plainte. Madame de Blamont a affaire à un mari aussi adroit que corrompu; si jamais il découvre cette plainte, peut-être s'autorisera-t-il de la démarche, pour publier que sa femme veut le perdre, et qu'elle a controuvé toute l'histoire, afin de lui chercher des torts assez puissans pour le priver de l'autorité qu'il a sur sa fille; et dès ce moment, au lieu de nous être donné des armes contre lui, nous lui en avons fourni contre nous. Cette plainte d'ailleurs ne servait en rien au dédommagement dû à Sophie; la générosité de madame de Blamont y pourvoyait d'une manière assez noble; d'après cela, tout air de procédure n'est-il pas déplacé, et ne peut-il pas devenir dangereux? ignores-tu, mon ami, l'art avec lequel les scélérats dirigent sur les autres, ce qu'on a le dessein de faire contre eux? et surtout ces espèces de coquins enjuponnés, qui, munis, pour leur argent, d'une autorité légale ou non, ne se croyent jamais si bien en droit d'en user, que quand il s'agit de servir leurs passions… Dieu veuille que je me trompe! J'ai été bien touché de la conduite de madame de Blamont: toutes les vertus habitent dans le coeur de cette respectable mère, et sa plus douce façon de jouir est de rendre heureux tout ce qui l'entoure.

Je suis inquiet de la santé d'Aline, je te la recommande, mon ami, permets-moi de remettre un moment tous les soins de l'amour dans les tendres mains de l'amitié.

Pour éviter les rencontres et pour mieux suivre tes conseils, depuis huit jours, je ne sors plus; j'observerai la même circonspection jusqu'au dénouement de tout ceci… Mais quelle privation pour moi de ne pouvoir aller rendre hommage aux sublimes procédés de madame de Blamont, de ne pouvoir tomber à ses pieds avec Aline, de ne pouvoir l'accabler avec cette fille charmante de toutes les louanges qui lui sont si bien dues; peins lui du moins les expressions de mon âme: je crains pour toutes deux les soins, les embarras de cet événement; engage les à se reposer, au moins pendant le calme que tout ceci va vous laisser, et n'allez plus si tard courir les aventures. Peut-être n'en arriveraient-ils pas à madame de Blamont d'aussi agréables que celle-ci, je dis agréables puisqu'elle a développé pour elle une de ces occasions de faire du bien, toujours si recherchée de son coeur.

Oh mon ami! où nous entraîne l'ivresse des passions; ah! si lorsqu'on commence à leur tout céder; si, lorsqu'on fait le premier pas dans leur dangereuse carrière, on pouvait sentir avec quelle rapidité vont se franchir les seconds, et quel abyme est ouvert au dernier! si l'on voyait l'imperceptible filiation de nos erreurs, comme toutes s'enchaînent, comme toutes naissent les unes des autres, comme la rupture du plus petit frein, conduit bientôt au brisement du plus sacré! quel est l'homme qui ne frémirait pas? quel est celui qui oserait se permettre le plus léger écart, quand il peut naître de cette première faute une habitude de tout vaincre, dont les dangers sont aussi manifestes. Je voudrais que tout les hommes eussent chez eux, au lieu de ces meubles de fantaisie, qui ne produisent pas une seule idée, je voudrais, dis-je, qu'ils eussent un espèce d'arbre en relief, sur chaque branche duquel, serait écrit le nom d'un vice, en observant de commencer par le plus mince travers, et arrivant ainsi par gradation jusqu'au crime né de l'oubli de ses premiers devoirs: un tel tableau moral n'aurait-il pas son utilité? et ne vaudrait-il pas bien un Ténières, ou un Rubens? Adieu, ne me fais pas attendre la fin de cette aventure; trop de sentimens de mon âme y sont intéressés, pour que je n'en désire pas le dénouement avec ardeur.

LETTRE XX.

Valcour à Aline.

Paris, ce 8 septembre.

Que j'aurais désire encore un mot d'Aline, dans cette dernière lettre de mon ami; s'il m'en coûte pour être séparé de vous dans tous les tems, combien cette absence ne devient-elle pas plus cruelle, quand elle me prive du spectacle de votre âme exerçant des vertus. Les procédés de votre adorable mère m'ont fait verser des larmes… Ah! combien sont douces celles que la pitié fait répandre. Je crains fort que cette petite malheureuse, au sort de laquelle il est impossible de ne pas s'intéresser, ne vous tienne par des liens plus étroits qu'on ne l'imagine; votre tendresse en redoublera, je vous connais; mais que ces soins ne prennent pas sur votre santé, je vous en conjure, Aline, songez que vous vous devez à l'amant le plus passionné, et qui regarde comme une faveur les soins que vous accordés à votre conservation; ne me refusez pas au moins celle-là, puisque celle de vous voir m'est enlevée… vous voir! Aline… Ah! comme ce désir est impérieux en moi, quand une vertu de plus vient vous rendre encore plus digne d'être révérée… Elle vous aime cette Sophie… eh! qui pourrait tenir à l'empire universel que vous exercez sur les coeurs? Le besoin de vous adorer se fait sentir dès qu'on vous voit, et il faut cesser d'être, ou céder au culte qui vous est dû; il n'y a donc que moi qui suis privé de vous le rendre… moi qui oserais m'en croire si digne! si l'encens s'appréciait à la délicatesse du coeur qui veut l'offrir. Il me semble que je vois Aline… ses belles joues mouillées de larmes, aidant les pas de sa mère effrayée, et tenant près de son sein ce petit être, dont les cris déchirans pénètrent son âme et l'attendrissent… je la suis près du lit de Sophie, jalouse des soins que l'on a d'elle, désirant les lui donner tous, parce qu'elle a souffert… cette Sophie; parce qu'elle est malheureuse, et que la bonne et tendre Aline ne se satisfait réellement que par la bienfaisance… et je ne l'adorerais pas!… et, je n'idolâtrerais pas cette fille céleste, mille fois plus belle encore par ses vertus, que par ses attraits… Cette créature angélique qu'il semble que le ciel n'ait créée que pour être le charme de ses amis, le refuge de l'infortune, et les délices de son amant!… Ah! toutes les expressions sont trop faibles, aucunes ne rend ce que j'éprouve-effet cruel des passions trop violentes… Nature avare des dons que tu nous fais, pourquoi faut-il qu'en nous inspirant un sentiment aussi vif, tu nous prives de la faculté de l'exprimer, et que tout ce que nous essayons pour le peindre soit toujours au-dessous de lui.

Si le nom de ces deux aventuriers nous trompent… si effectivement… je frémis de mes soupçons! ils me révoltent, et je ne puis les bannir… Eh quoi! ce serait là le monstre qui oserai prétendre à mon Aline?… lui grand Dieu?… il faudrait que je n'eus plus une goutte de sang dans les veines, pour qu'une telle infamie se consommât!… homme vil et barbare, comment as-tu pu fixer mon ange, sans que ton coeur redevint honnête? comment le libertinage souille-t-il un instant l'individu auquel il a été permis de respirer l'air que mon Aline épure? Quoi tu l'as vue, et des horreurs empoisonnent ton âme?… Tu oses aspirer à elle, et tes mains se plongent dans l'infamie? Il est donc des êtres insensibles sur qui l'amour et la vertu n'agissent point… Ah! je croyais qu'auprès des dieux le crime devenait impossible.

L'état de mon coeur ne se conçoit pas… tour-à-tour livré à la crainte, aux soupçons; en proie à la plus amère douleur, inquiété par tout ce qui arrive, déchiré par votre absence… il faut que je vous quitte… Je le sens; mes pensées, mes expressions, tout porterait l'empreinte de ma douleur; tout se ressentirait de mon trouble, et je ne veux pas augmenter le vôtre.

LETTRE XXI.

Déterville à Valcour.

Vertfeuil, ce 10 septembre.

Sophie est tout-à-fait bien, elle s'est levée hier, et comme il faisait fort doux, elle a pris l'air un moment sur la terrasse; elle a choisi cet endroit parce qu'elle savait que la maîtresse du logis s'y trouvait, et qu'elle voulait que son premier devoir fut l'acre de sa reconnaissance; du plus loin qu'elle a vu ces dames, lisant sous un bosquet; elle s'est précipitée vers elles, et est venue tomber aux pieds de madame de Blamont, en arrosant de ses larmes les genoux de sa bienfaitrice, cherchant des mots, n'en trouvant point, et devenant bien plus expressive par ce silence du sentiment, que par toutes les phrases de l'esprit. Madame de Blamont l'a relevée, l'a embrassée de tout son coeur, et l'a fait asseoir auprès d'elle; elle est faible, elle est pâle, mais d'un bien puissant intérêt dans cet abattement-elle est plus jolie que vous, a dit en riant madame de Blamont à sa fille… Ah! puisse-t-elle devenir plus heureuse, a répondu Aline en l'embrassant. Elle a soupé ce soir avec nous, et son maintien, son air, sa décence nous ont enchanté tous. Mais comme j'ai des choses d'un bien autre intérêt à te dire, trouves bon que nous laissions un moment Sophie, pour reprendre l'histoire de ses persécuteurs.

Il était impossible de trouver un meilleur moment pour séduire la vieille Dubois, et pour démêler, par elle, tout le noeud de cette infâme intrigue… chassée, congédiée elle-même, le dépit, le besoin l'ont jetée dans les lacs de Saint-Paul, et sous le prétexte de la présenter, comme sa parente, dans une excellente maison, il l'a très-facilement conduite à Vertfeuil; elle y est, mais sans avoir vu Sophie. Quant aux ruses de notre homme, je t'en fais grâce, il suffit qu'elles ayent réussies; ce que leur succès a découvert me paraît plus intéressant à t'apprendre.

A peine Mirville eut-il mis Sophie à la porte, que Delcour arriva: c'était le jour de leur souper; le premier encore tout en feu, apprit à son ami l'expédition qu'il venait de faire, et comme leur dialogue est assez curieux, je vais te le transcrire mot-à-mot d'après les dépositions de la vieille, qui n'en a pas perdu une syllabe:

Le président Delcour.-Ventrebleu, mon ami, voilà une cause mal jugée, vous avez oublié les droits que j'ai sur cette p-, et vous ne deviez la punir que devant moi; je vous aurais aidé de tout mon coeur; je suis inflexible sur les attentats du crime, aucuns noeuds ne me retiennent en pareil cas, et les droits de la nature deviennent nuls, quand ceux des gens sont outragés.-Où est-elle?

Le financier Mirville.-Mais pas très-loin je crois… Si tu veux t'en donner le plaisir?…

Delcour.-Assurément, que l'on coure après elle, et qu'on lui dise qu'il lui revient encore un supplément de correction, de la main paternelle.

O mon ami! exista-t-il jamais des atrocités réfléchies, combinées, de la force de celles-ci? La cuisinière sort, cherche de bonne-foi Sophie, et quoiqu'elle fût sur le seuil de la petite porte du jardin, heureusement elle ne la découvrit pas: telle fut la cause du bruit que cette malheureuse entendit au sein de sa douleur, et qui redoubla si bien son effroi; n'ayant rien vu, ou rentra, et l'on dit que sans doute la criminelle s'était évadée. Une réflexion subite vint aussi-tôt au président. Poursuivons notre manière de rendre leur énergique conversation.

Delcour.-Es-tu bien sûr, Mirville, que Sophie soit réellement coupable?

Mirville.-Je l'ai trouvée avec le délinquant, c'était, ce me semble, plus qu'il en fallait pour légitimer sa sottise.

Delcour.-Les APPARENCES trompent si souvent, mon ami… La main d'un juge dégoutte sans cesse du sang que lui font verser les APPARENCES.-Heureusement que nous sommes au-dessus de ces misères-là, et qu'un être de moins dans le monde n'est pas pour nous une affaire bien grande; d'ailleurs, ce que j'en dis n'est pas pour disculper Sophie; mais parce que je serais fort aise d'avoir, comme toi, une coupable à punir. Examinons les faits et faisons paraître les témoins; commençons par interroger la Dubois, je la crois complice. Y a-t-il là des pistolets? Mirville.-Oui. Delcour.-Prends eu un, et moi l'autre; il s'agit D'EFFRAYER, il est inouï ce qu'on obtien en EFFRAYANT: je t'apprends là les secrets de l'école. Mirville.-Qui ne les sait pas? Mais ces pistolets… mon ami… ils sont chargés. Delcour.-C'est ce qu'il faut, et qu'importe une tête, dès qu'il s'agit de se procurer, ce que nous appelons, des INDICES. Mille victime, mon ami, pour découvrir un coupable-voilà l'esprit de la loi. Mirville.-De la loi, soit, moi je ne connais pas trop la loi, encore moins la justice; je me livre à mon coeur, et il me trompe rarement. Tu vas voir si les coups de bâton et d'étrivières, que j'ai donné à ta fille, ne seront pas bien éduement et bien légitimement appliqués. Au reste, s'il en fallait revenir, comment faire à présent? ces choses-là ne se reprennent point. Où la trouver, et comment réparer?… Delcour.-Oh! mais, je dis, dans ce cas là, on ne répare point; tu te modèleras sur nous, personne N'OFFENSE comme les satellites de Thémis, et personne ne RÉPARE aussi peu. Tu as mal pris le sens de mon discours; je vise moins à te faire faire une bonne action, qu'à me procurer le plaisir d'en faire une mauvaise. Ton exemple m'a tenté… et je ne connais rien de pis que l'exemple: interrogeons, voilà l'objet.

Et la Dubois, qui aurait voulu être bien loin, fut à l'instant mandée, introduite dans un cabinet mistérieux, où l'on n'allait jamais que pour les grandes aventures; prodigieusement effrayée, comme tu crois, de deux bouts de pistolets appuyés sur chacunes de ses tempes, et d'une injonction de dire la vérité ou de s'attendre à perdre la vie: elle a déclaré que Rose était la seule coupable, et qu'elle n'avait jamais connu un seul tort à Sophie. Morbleu! s'écria Mirville, je crois que je sens des remords. Eh bien! dit Delcour furieux, tu les apaiseras en m'aidant à me venger; commençons par décider du sort ne cette intrigante… et la menaçant du pistolet… je ne sais qui me tient… Celle-ci eut beau protester de son innocence, les deux amis lui déclarèrent qu'après une telle conduite, ils ne pouvaient plus prendre en elle aucune confiance, et qu'il fallait qu'elle décampât dès le soir même… et avant, comme tu vois, de punir la coupable, comme le châtiment sans doute n'était pas très-légal, on a cherché à se débarrasser des témoins… Circonstance malheureuse puisqu'elle nous prive entièrement des suites de cette funeste aventure, et dérobe à nos yeux des atrocités, dont la découverte nous fut devenue bien nécessaire un jour. La Dubois rendit donc ses clefs, emporta ses hardes et partit. Par le plus heureux des hasards elle vint s'établir près la barrière, dans une espèce de petite auberge où précisément arriva notre Saint-Paul, deux ou trois jours après. Il restait donc plus dans la maison que la délinquante et la cuisinière.-Celle-ci interrogée par Saint-Paul, la veille de son départ pour Vertfeuil, a dit que dès que la Dubois fut partie, Rose fut appelée et descendit; qu'elle soupa fort tranquillement avec les deux amis, et qu'elle, son service fait, s'étant retirée, comme à l'ordinaire, n'avait rien vu de particulier; mais que le lendemain matin voulant aller servir le déjeuner, selon son usage, elle avait trouvé tout le monde parti, sans qu'elle eût entendu rien de plus étrange que les autres jours, et sans qu'elle eût trouvé de désordre dans aucun des appartemens. Moyennant quoi voilà le fil rompu, et tu vois qu'il nous devient maintenant impossible de savoir de quelle nature peut être la vengeance qu'ils ont tiré de Rose.

Le lendemain matin un laquais de Mirville est venu demander à la cuisinière, les robes et les effets de la jeune personne; mais sans pouvoir répondre à aucune des questions que la servante lui a fait; ensuite la maison a été fermée par l'homme de Mirville, qui a signifié à sa camarade de se tranquilliser, et qu'un voyage, que ces messieurs allaient faire à la campagne, interromprait leurs soupers au moins pour un mois… Il ne nous est donc plus resté que des conjectures sur le sort de la malheureuse compagne de Sophie. L'imagination vive de madame de Blamont en a tout de suite forgé de sinistres. Celles de la Dubois, que j'adopte, comme plus naturelles, sont que le président a fait enfermer Rose; ainsi qu'il l'en avait toujours menacée, s'il l'y contraignait par défaut de conduite. Voilà, mon ami, tout ce qu'il a été possible d'apprendre sur cette partie… Venons au reste.

Plus de doute, mon cher Valcour, sur l'existence de nos deux inconnus; la Dubois, trompée par Saint-Paul, ne sachant à qui elle parlait, a dit, à madame de Blamont: «Celui qui se fait appeler Delcour, madame, est le président de Blamont, qui a une des femmes les plus aimables de Paris; l'autre est un monsieur d'Olbourg, financier riche à million, son ami depuis trente ans, et auquel il va donner sa fille en mariage»: ces messieurs ont d'abord vécu, a continué notre duègne, avec deux courtisanes fameuses, dont madame a pu entendre parler: les Valville?… Oui madame, deux soeurs, l'un avoit l'aînée, l'autre la cadette; ils ont eu presque en même-tems, chacun une fille de leur maîtresse; mais celle de monsieur Blamont mourut au bout de huit jours; le président cacha cette mort à son ami, et lui montra une autre petite fille du même âge que celle qu'il venait de perdre, qu'il conduisit au village de Berceuil, où il l'a fit élever.-Quoi! interrompit madame de Blamont, très-troublée, cet enfant de Berceuil ne serait pas celui de la Valville?-Non madame, reprit la Dubois, l'enfant de la Valville est bien sûrement mort, et celui qui fut mené à Berceuil est un enfant légitime, que monsieur le président avait eu de sa femme, et qu'on nourrissait au Pré-Saint-Gervais; en le retirant de ce village lui-même; il donna cinquante louis à la nourrice, afin de répandre la mort de cette petite fille, qu'il voulait, disait-il, par des raisons secrètes, soustraire aux yeux de sa mère, et on eut l'air d'enterrer un enfant dans la paroisse du Pré-Saint-Gervais.-Juste ciel! s'écria madame de Blamont, qui ne pouvait plus se contenir, j'ai effectivement perdue une fille dans ce tems-là, nourrie au même lieu que vous dites… se pourrait-il? Sophie!… mon cher Déterville… quelle multitude de crime!… et quel peut on être l'objet?… Ici la Dubois reconnaissant chez qui elle était, s'est précipitée aux genoux de madame de Blamont, en la conjurant de ne la point perdre… Rassurez-vous, lui a dit cette malheureuse épouse… vous êtes en sûreté; mais ne me cachez rien; je ne vous abandonnerai jamais, et alors cette femme poursuivit, et ses réponses nous ont appris que les deux amis, au moment de la naissance des filles, qu'ils avaient eu de leurs maîtresses, s'étaient promis de faire servir ces enfans à remplacer leurs anciennes sultanes, et de se les prostituer réciproquement, dès qu'elles auraient atteint l'âge nubile; mais que le président voyant ses droits perdus sur la petite fille de d'Olbourg, par la mort de la sienne, avait résolu de taire cette mort, et de remplacer la petite bâtarde par une fille légitime; puisqu'il était assez heureux pour en avoir une dans ce moment. Telle était l'histoire de Sophie; telle était ce qui légitimait son étonnante ressemblance avec Aline; ainsi tu vois que le peu délicat d'Olbourg, au moyen des machinations diaboliques du président, aura eu, si tout réussi, l'une des filles de madame de Blamont pour maîtresse, et l'autre pour femme; tu peux reconnaître ici de plus, l'âme tendre et délicate du cher président, qui bien que persuadé que Sophie est sa fille légitime, rit et s'amuse pourtant de sa perte, des mauvais traitemens qu'elle a reçus, et s'offre même, avec une atroce barbarie, à lui en faire éprouver de nouveaux: s'il est des traits dans le monde qui développe mieux un caractère abominable;… si tu en sais, je te prie de me les dire; afin que je les réserve pour en colorer le premier scélérat que je voudrais peindre… Telle est cependant la conduite de ceux qui nous doivent l'exemple des moeurs, de ceux qui déshonorent, emprisonnent, rouent, torturent des malheureux… coupables de quelques faiblesses, sans doute, mais dont les vies de dix d'entr'eux n'offriraient pas de telles recherches dans le crime et dans l'infamie!

La Dubois a ajouté que ses deux maîtres ont une autre maison de plaisir, à peu-près pareille à celle des Gobelins, du côté de Montmartre, où ils se réunissent pour trois dîners par semaine, comme à l'autre pour trois soupers; n'ayant pas été introduite dans ce second bercail, elle n'est pas très au fait des orgies qui s'y célèbrent; mais elle sait en gros que fout y est, et plus indécent, et plus multiplié qu'où elle demeurait. Ils ont là, dit-elle, un sérail composé de douze petites filles, dont la plus âgée n'a pas quinze ans, et que l'on renouvelle à raison d'une, tous les mois. Les sommes qu'ils dépensent à cela, dit la vieille, sont énormes, et quelque riches qu'ils puissent être, elle ne conçoit pas que leur fortune n'y soit déjà pas épuisée.

Je te laisse à penser quel est l'état de madame de Blamont, cependant il fallait prendre un parti, relativement à cette femme; elle ne pouvait ni la garder ni la faire voir à Sophie; elle lui a proposé de chercher une maison à Orléans, de la défrayer de tout, jusqu'à ce qu'elle l'eût trouvée, avec une gratification de vingt-cinq louis, payable sur-le champ. La Dubois enchantée a comblé madame de Blamont de remercimens. Saint-Paul est parti dès le même soir pour la conduire à Orléans, où elle a été placée peu après.

Tu conçois aisément, mon cher Valcour, sur quel être se sont aussi-tôt tournés les premiers transports de madame de Blamont? elle pouvait à peine terminer ce qui regardait la Dubois; elle brûlait d'être auprès de Sophie… O toi! dont la mort m'avait coûté tant de larmes, s'est-elle écriée, en se précipitant dans les bras de cette intéressante créature… Tu m'es rendue! ma chère fille,… et dans quel état, grand Dieu!-Vous ma mère!… Oh madame! est-il vrai,…-Aline, partage ma joie… embrasse ta soeur,… le ciel me la rend;… elle me fut enlevée au berceau,… et par qui? rien ne peut exprimer ce que j'éprouve.-Mon ami, je ne le peindrai point sa situation;… elle était du plus vif intérêt, madame de Senneval, Eugénie et moi, nous mêlâmes nos larmes à celle de cette charmante famille, et le reste de la journée fut consacré à jouir d'un événement si peu attendu, et qui présentait tant de charmes à une mère aussi tendre.

Je ne tardai pas à faire observer, à madame de Blamont, toutes les armes qu'un pareil événement nous fournissait contre les prétentions odieuses et illégitimes du président; elle le sentit, mais elle vit en même-tems que nos démarches exigeaient du mistère et les ménagemens les plus délicats… Qui pouvait empêcher monsieur de Blamont de traiter tout ceci de chimère? Était-il supposable qu'il reconnaîtrait Sophie pour enfant légitime? probable même qu'il eût seulement l'air de la connaître? et quelles preuves, madame de Blamont se trouvaient-elles alors, pour le convaincre? La mort de sa petite fille, baptisée sous le nom de Claire, était constatée. Monsieur de Blamont s'était muni d'une belle et bonne attestation du curé, et il y avait eu un service de fait au prétendu enfant mort; la nourrice qui s'était prêtée à tout, avait placé vraisemblablement une bûche dans la bierre, enterrée au lieu de l'enfant; pendant que Claire, sous le nom de Sophie, était transportée chez Isabeau par le président même,… et d'ailleurs trouveraient-on la nourrice du Pré-Saint-Gervais? à supposer qu'on la retrouva, avouerait-elle son crime? tout cela multipliait les difficultés, faisait chanceler les droits de madame de Blamont; car, si elle n'avait pas dans Claire, (existante sous le nom de Sophie, que nous continuerons de lui donner) une arme puissante contre son époux; celui-ci retournant aussi-tôt les choses, s'en trouvait une très forte contre sa femme; dès ce moment Sophie ne devenait plus qu'une malheureuse bâtarde, dont il avait eu tous les soins qu'il devait avoir, et que madame de Blamont avait séduite, entraînée chez elle, pour se donner un prétexte à chercher des torts à son mari, à lui ôter le droit où il prétendait, avec raison, avoir sur Aline, et dont il voulait user pour la donner à son ami; ce qui n'était plus pour madame de Blamont, devenait donc contre à l'instant. Toutes ces considérations la frappèrent; sa première pensée fut de nous en tenir aux arrangemens pris avec Isabeau, imaginant que cette pauvre petite malheureuse serait moins à plaindre inconnue, que chez elle.

Mais je m'opposai à cette manière d'envisager les choses, et je fis observer, à madame de Blamont, que, si le président avait envie de faire des recherches sur Sophie, il commencerait assurément par le village de Berceuil, et que d'ailleurs l'isolant dans ce bourg obscur, et dans un état si au-dessous d'elle, il lui devenait presqu'impossible de s'en servir alors décemment et utilement pour repousser les insignes prétentions de d'Olbourg. Nous convînmes donc que le meilleur parti était de la garder; de prendre les plus sûres informations sur l'ancienne nourrice de Sophie, et de forcer cette créature à avouer son crime. Cela n'était ni sûr ni aisé, j'en conviens, mais c'était néanmoins le seul expédient qui convint aux circonstances… D'après cela c'est toi que nous chargeons de cette importante recherche; ne néglige rien de tout ce qui peut te la faire faire avec autant de célérité que d'exactitude.-L'ancienne nourrice de Claire demeurait au Pré-Saint-Gervais, le village n'est pas grand, les recherches y seront aisées; ce fut là où Sophie passa les trois premières semaines de sa vie, chez une paysanne nommée Claudine Dupuis, et c'est dans cette paroisse que le service se fit; c'est de ce village que le président sortit de nuit, le 16 août 1762, ayant la petite fille dans une barcelonnette verte sur le devant, d'un vis-à-vis gris, sans laquais. Voilà tout ce qu'il faut, mon cher Valcour, pour diriger tes informations; agis sur-le-champ, abstraction faite de toute réflexions de ta part. Songe que tu ne travailles point ici contre d'Olbourg ni contre Blamont, mais uniquement en faveur d'une mère désolée qui t'adore, et qui n'a que toi à qui elle puisse confier de tels soins; nulle sorte de délicatesse ne saurait donc t'arrêter ici; si tu trouves la femme, dont il s'agit, notre avis est que tu emploies les voies de la plus grande douceur, pour lui faire avouer ce qu'elle a fait, et que tu tâches de la faire convenir de tout, devant quelques témoins. Si elle refuse d'avouer, il faudra l'assigner alors en justice; car, toute considération doit céder à l'importance de constater la légitimité de Sophie; il n'est aucune voie qu'il ne faille employer pour y réussir, puisque c'est de cette légitimité reconnue que nous attendons tout, et que c'est en prouvant cette légitimité d'une part, et de l'autre le commerce de d'Olbourg avec cette fille, que nous détruisons tous les projets qu'il a de te nuire. Adieu, presse tes opérations, instruis nous, et compte toujours sur l'exactitude de nos soins.

LETTRE XXII.

Aline à Valcour.

Vertfeuil, ce 15 septembre.

Je ne vous écris qu'un mot, et Dieu sait dans quelle agitation! hier au soir tout était calme,… nous attendions de vos nouvelles, Sophie allait de mieux en mieux; j'étais entre la meilleure des mères, et cette chère et infortunée soeur que j'aime avec passion; je les carressais toutes deux.-Cette pauvre Sophie, si consolée de tous ses maux, si heureuse de sa nouvelle situation mêlait ses larmes aux nôtres; Eugénie, Déterville et madame de Senneval lisaient à l'autre bout du salon, laissant tomber de tems en tems des regards attendris sur le tableau que nous leur offrions: tout-à-coup madame de Senneval, près d'une croisée donnant sur la cour, quitte son livre et dit effrayée: j'entends une voiture; nous prétons l'oreille, elle ne se trompait pas… Ma mère vole cacher Sophie dans le cabinet d'une de ses femmes; à peine est-elle redescendue, qu'une chaise en poste entre effectivement; on apporte des flambeaux,… mon ami c'était… mon père;… c'était le cruel d'Olbourg;… ma main tremble en traçant ces noms:… ils arrivent malgré leur promesse… quelle en est la cause? savent-ils que nous avons Sophie? que veulent-ils?… qu'exigent-ils? Tout mon sang se trouble… Je n'ai que la force de vous embrasser, et de donner vîle mon billet à Déterville, qui se charge de vous le faire tenir.

Postcriptum de Déterville.

Je le cachette en diligence parce que les postilions, qui ont amené ces cruels gens, vont se charger de le faire passer de main en main, ce qui te le fera recevoir trois jours plutôt; ne crains rien, agis; je les aime mieux ici qu'à Paris, pendant tes opérations: les visages ne sont point austères, et je n'apperçois jusqu'à présent que de l'honnêteté et de la décence. Madame de Blamont est dans un état affreux;… elle s'excuse sur une migraine. Madame de Senneval, Eugénie et moi parons à tout, et faisons les frais de tout.-Je vais reprendre le journal, tu seras instruis de ce qui va se passer, minute par minute.

Juste ciel! si les hommes, en entrant dans la vie, savaient les peines qui les attendent; qu'il ne dépendit que d'eux de rentrer dans le néant, en serait-il un seul qui voulût remplir la carrière!

LETTRE XXIII.

Déterville à Valcour.

Vertfeuil, ce 20 septembre.

O Valcour! y a-t-il un degré où le vice confondu s'arrête? existe-t-il un moyen de deviner dans les yeux de l'homme corrompu si ce qu'il dit, si ce qu'il fait émane véritablement de son coeur, ou si ses actions, si ses discours ne viennent que de sa fausseté? Quels procédés peuvent, en un mot, nous donner la clef de l'âme d'un scélérat, et comment, avec l'habitude où il est de feindre, peut-on distinguer quand il en impose ou non? T'assurer quelque chose de certain sur les suites de ce que j'ai à t'apprendre, jusqu'à la solution de ce problème, est une chose véritablement impossible; je dirai donc et tu combineras.

Le 14, au soir, nos voyageurs fatigués s'en tinrent à quelques politesses vagues, des nouvelles, un excellent souper, et des lits. De notre part, le billet que nous t'écrivîmes, des craintes, et point de sommeil… La vertu se tourmente et s'agite où le vice repose en sûreté.

Le 15, au matin, le président mena son ami chez Aline, elle s'était levée de très-bonne heure pour venir glisser sous ma porte, ainsi que nous en étions convenu la veille, le billet où j'écrivis un mot; mais elle s'était recouchée. Extrêmement surprise d'une visite si matinale, elle répondit à son père, (qui s'informait s'il était jour) qu'elle était désespérée de ne pouvoir lui ouvrir; qu'elle allait sonner, mais qu'on n'était pas encore entré chez elle. Le président, peu scrupuleux, insista:… quand il s'agit de recevoir un père et un époux, dit-il à travers la porte, on ne doit pas y regarder de si près: ouvrez Aline, et n'ayez nulle crainte.-En vérité je ne ne puis, je suis au lit,-qu'importe, il faut ouvrir, ma fille, ou je me fâcherai.-Mais la prudente Aline ne put entendre cette dernière phrase; enveloppée d'un manteau de lit, elle s'était lestement évadée par le petit escalier qui communique de sa chambre au cabinet de madame de Blamont; et elle était déjà toute allarmée sur le pied du lit de sa mère, quand le président peu accoutumé à de la résistance, lorsqu'il annonçait des désirs, déclarait que si on ne lui ouvrait pas à l'instant, il allait enfoncer la porte;… il s'y déterminait, quand une femme de chambre, promptement envoyée vers lui, proposa de passer dans l'appartement de Madame, où le déjeûner allait être servi.

J'ai malheureusement deux libertins à représenter; il faut donc que tu t'attendes a des détails obscènes, et que tu me pardonnes de les tracer. J'ignore l'art de peindre sans couleur; quand le vice est sous mon pinceau, je l'esquisse avec toutes ces teintes, tant mieux si elles révoltent; les offrir sous de jolis dessins, est le moyen de le faire aimer, et ce projet est loin de ma tête.

L'ambassadrice était jolie, bien blanche, des yeux très-vifs, nouvelle dans la maison, et envoyée là parce que ce fut la première qui se présenta. Le président la saisit par la main, et comme la porte de la chambre qu'il venait d'occuper se trouvait ouverte et peu éloignée, il y pousse cette fille, suivi de d'Olbourg, et se prépare à s'y enfermer; quand la fringuante soubrette, devinant le motif, se dégage, s'esquive et revient trouver sa maîtresse; elle fut bientôt suivie de ses deux assaillants; ils avaient cru sage de paraître aussi tôt, afin que les sujets de plainte, de celle qui leur échappait, ne passassent plus que pour des plaisanteries.

Les ennemis débusques, Aline était remontée dans sa chambre; moyennant quoi ces messieurs ne trouvèrent que la présidente.-Vos femmes sont des Lucrèces, madame, dit Blamont en entrant, en vérité ce sont des vertus romaines, j'imaginais… Vous savez que je me gêne peu sur ces fadaises-là; quand, à tous les risques de l'ennui de la campagne, on hasarde de sortir un ami de la ville, il faut bien le dissiper… Depuis quand avez vous cette fière vestale?… (et elle était là)-Elle est bien… quel âge avez vous mademoiselle?-Dix-neuf ans monsieur.-Pas mal en vérité; j'aime ses yeux, ils disent toutes sortes de choses,-et madame de Blamont confuse.-Sortez, sortez Augustine, ne voyez-vous pas bien que monsieur se moque de vous.-Mais madame, vous êtes d'une rigueur… il semblerait que ce fut un crime, que l'hommage rendu à la beauté.-Ce n'est pas être difficile… Eh bien! vous ne vous asseyez pas?… ma fille vas descendre… vous l'avez réveillée… vous lui avez fait une peur!… elle était accourue vers moi… J'ai ri de ses craintes et l'ai renvoyée s'habiller,-s'habiller?… quelle extravagance; est-ce qu'on s'habille pour un père?… est-ce qu'on se gêne à la campagne?-L'honnêteté est de mode par tout.-Madame à raison, dit d'Olbourg… pardon madame; mais si j'en croyais monsieur votre mari, il me ferait souvent faire des choses.-Oh! pour le coup je m'asseois, a dit alors le président, en se laissant tomber dans un fauteuil… oui, je m'asseois, d'Olbourg va prêcher, et il y a long-tems que je suis curieux du sermon d'un fermier-général… allons poursuis d'Olbourg,-j'écoute, analyse nous un peu, je t'en prie, les vertus civiles, les vertus morales… oui, qu'il y ait bien de la vertu dans ton discours; c'est étonnant comme j'aime la vertu!-Préférez vous de déjeuner ici ou de passer dans le salon, a interrompu la présidente?-Mais nous irons où vous voudrez… où est ma fille?-Elle achève de se vêtir, et se rendra où l'on lui dira que nous sommes.-Dites lui je vous prie que quand je vais la voir le matin, avec mon ami, je ne veux pas qu'elle joue la prude…-Mais il est des choses de décence…-Décence… voilà toujours votre mot à vous autres femmes! il y a long-tems que je cherche a pénétrer la vraie signification de ce mot barbare, sans y avoir encore réussi; je l'avoue, selon vous madame, les sauvages doivent être bien indécens; car, ils vont tous nuds, et vous pouvez être sûre que chez les Californiens, ou chez les Ostiages, quand un père va voir sa fille, le matin, elle ne lui refuse pas sa porte, sous le ridicule prétexte qu'elle est en chemise.-Monsieur, a répondu madame de Blamont, avec autant d'aménité que de modestie, la décence n'est point idéale; elle peut être arbitraire; elle peut être relative aux différens climats, mais son existence n'en est pas moins réelle; fille du bon sens et de la sagesse, elle doit régler nos actions sur nos usages et sur nos sentimens, et s'il était de mode d'aller en France comme au Paruguai, la décence alors placée à d'autres devoirs plus essentiels, n'en serait pas moins respectée.-Oh! je vous réponds qu'il y a des pays où rien de ce que vous voulez dire ne l'est, où vos devoirs sont des chimères, et vos crimes d'excellentes actions.-Ce raisonnement seul vous condamme; car enfin, quelques soient les vices du peuple dont vous parlez, au moins leur en supposez-vous? et ces vices, quelqu'ils puissent être, il les évitent, ils les punissent: voilà donc des freins reconnus, en raison de la sorte de climat ou de gouvernement; faisant tant que d'être nés dans celui-ci, pourquoi n'en pas également adopter les principes?-Mais c'est qu'il n'y a rien de réel.-Non, lorsque l'on s'aveugle; mais je vous réponds que pour moi, je n'ai besoin, ni d'argumens, ni de dissertation pour me convaincre du véritable caractère d'une chose, pour m'y livrer si elle est bien, pour la détester si elle est mal.-Et quel est donc ce guide infaillible?-Mon coeur.-Il n'est point d'organe plus faux, on en fait ce qu'on veut de son coeur, et je vous réponds qu'à force d'en étouffer la voix on parvient bientôt à l'éteindre.-Cela suppose au moins un instant où on l'entendit malgré soi.-D'accord.-On a donc été vertueux quand cette voix se faisait comprendre, on cesse donc de l'être dès qu'on s'occupe de l'étouffer? le bien et le mal ont donc des différences marquées que vous définissez vous-mêmes, en vous efforçant de les anéantir? D'Olbourg.-Il me semble que madame à raison, il est bien certain que le vice est une chose qui… et puis d'ailleurs, je dis, il n'y a que la vertu… Le président éclatant de rire, ah! ah! ah! ah! ma foi, si le logicien d'Olbourg s'en mêle je suis battu; allons, madame, sauvons-nous: je vous crains trop avec un tel champion; allons déjeuner: faites dire à Aline de descendre… Et tout le monde s'est réuni dans le salon. Aline confuse a paru; le président lui a tenu quelques mauvais propos sur l'histoire du matin, qui ont achevé de la faire rougir, et madame de Senneval par ses soins a rendu la conversation générale.

Au dîner, monsieur de Blamont a contraint sa fille à se placer entre d'Olbourg et lui, et il lui a souvent répété: Mademoiselle faites politesse à mon ami, vous êtes tous deux nés pour vous connaître bientôt plus intimément.

Ce n'était pas une petite besogne pour ma belle mère, et moi, de rompre à tout instant la conversation, et de la replacer dans les bornes de l'honnêteté, dont le président, plus que d'Olbourg encore, cherchait toujours à la sortir.

En se retirant, le président déclara à sa fille qu'elle eut à se trouver seule, le lendemain matin dans sa chambre, parce qu'il avait quelque chose à lui communiquer qui ne pouvait être entendu que de d'Olbourg. Les dames à cet ordre se sont réunies pour le combattre: en vérité, monsieur, a dit madame de Senneval, j'ai été mariée seize ans, et jamais mon mari n'a désiré de parler à ma fille sans moi; quelques liens qu'une fille ait avec des hommes, elle ne peut décemment les recevoir seule; dussiez-vous vous en fâcher, vous m'entendrez toujours vous dire, monsieur, que rien n'est plus malhonnête que l'ordre que vous donnez ici à votre fille, et qu'à la place de madame de Blamont je ne le souffrirais sûrement pas.-Depuis vingt ans, madame, a répondu le président avec aigreur, madame de Blamont fait ce que je veux; je prononce, et elle me satisfait; elle se sent aussi bien de cette condescendance, qu'elle se trouverait peut-être mal du procédé contraire. Je ne me suis jamais informé de ce que monsieur de Senneval faisait chez vous; trouvez bon, madame, que je prie sa respectable épouse de ne se mêler en rien de ce qui se passe chez moi. Madame de Senneval, qui, comme tu sais, n'est ni très-douce, ni très-endurante, a voulu répliquer; mais madame de Blamont prévoyant une scène, qu'elle voulait empêcher, a dit, en sonnant les gens pour qu'on vint éclairer: Aline vous entendez les ordres de votre père, attendez-le demain matin, levée dans votre chambre à l'heure où il lui plaira d'y passer.

Dès huit heures du matin, le 16, les deux amis se sont en effet présentés à la porte d'Aline; elle était levée; elle était vêtue: reconnaîtras-tu là, mon ami, la pudeur, la timidité de cette fille charmante?… elle ne s'était pas couchée… Hommes affreux! à quel point êtes vous devenus méprisables au sein même de votre propre famille; puisque la défiance que vous y inspirez cagage à de telles précautions!

Déjà levée, a dit monsieur de Blamont.-Vos ordres sont des loix pour moi.-Je vous demande pourquoi vous êtes déjà levée.-Ne m'aviez-vous pas dit que monsieur d'Olbourg? D'Olbourg.-Oh pour moi, mademoiselle, ce n'était en vérité pas la peine de vous gêner. M. de Blamont.-Il aurait tout autant aimé vous trouver au lit que debout, ne faudra-t-il pas qu'il vous y voie bientôt. Aline,-j'avais imaginé, mon père, que vous aviez quelque chose à me dire?-Comme elle est faite, a dit monsieur de Blamont, en embrassant de ses deux mains la taille d'Aline, as-tu jamais rien vu de pris comme cela? Comment! vous avez un corps à la campagne?-Je ne le quitte jamais.-Mais pour ce mouchoir, a poursuivi Blamont, en le faisant voler d'une main sur le lit, et captivant sa fille de l'autre, pour ce mouchoir, vous nous en ferez grâce.-Et Aline confuse et désolée, croisant ses mains sur sa poitrine: oh! mon père, est-ce donc là ce que vous avez à me dire?-Mademoiselle permettez, a dit d'Olbourg, en écartant une des mains, dont Aline cherchait à cacher ce que son père venait de découvrir,… permettez, monsieur votre père trouve bon que je regarde tout ceci comme mon bien, et il est assez judicieux pour ne vouloir pas conclure le marché que je n'aie reconnu s'il n'y a point de fraude… ces bagatelles là se voyent sans difficulté;… bon si c'était… mais pour cela… nous en voyons tant… O vous de qui je tiens la vie! s'est écriée Aline, en s'échappant avec rapidité, n'imaginez pas que mon respect et mon obéissance aillent jusqu'à trahir mon devoir, et puisque vous oubliez le votre à tel point, il m'est permis de ne plus entendre des sentimens que vous ne voulez plus mériter, et l'éclair est moins prompte à dévancer la foudre, que ne l'a été cette tendre et honnête créature à se jeter dans le cabinet de sa mère; elle y est arrivée en larmes; elle s'est précipitée sur les genoux de cette mère adorable; elle l'a conjurée de l'emmener au convent; elle lui a dit que le désespoir l'aveuglait, qu'elle ne répondait pas d'elle, et après quelques mots de consolation, madame de Blamont la laissant à Eugénie et à madame de Senneval, est venue trouver son mari.

Son rôle ici devenait d'autant plus difficile, qu'elle frémissait pour Sophie, elle n'avait point encore pris de parti décidé, quoiqu'elle pressentit bien l'objet du voyage; elle n'osait pourtant pas s'en informer, elle attendait que son époux s'expliqua le premier; sa timidité naturelle, les circonstances, tout l'obligeait à des ménagemens; elle se contint donc, et trouvant les deux amis confondus de la fuite soudaine d'Aline; elle demanda doucement à monsieur de Blamont ce qu'il avait donc fait à sa fille, pour l'avoir réduite aux larmes qu'elle répandait à grands flots? Blamont un peu confus de son côté, et ne croyant pas que ce fût encore là le moment de parler, sourit, plaisanta, et dit que sa fille s'était effrayée d'une très-innocente caresse que d'Olbourg avait voulu lui faire. Tout s'appaissa, Augustine qui vint avertir que le déjeûner était prêt, fit diversion, et le président pria sa femme de rassurer Aline, de lui dire qu'elle pouvait paraître et qu'elle n'éprouverait plus rien qui put la fâcher. Madame de Blamont se retira, et Augustine, qui arrangeait quelque chose, se retrouva par ce moyen tête-à-tête avec nos deux héros. Les détails de cette seconde scène n'ont pu venir à notre connaissance; mais les suites ne nous les ont que trop appris. Augustine éblouie par l'or, fut sans doute moins cruelle que la veille; ce qu'il y a de certain, c'est que ces messieurs ne parurent point au déjeûner, qu'on ne trouva plus Augustine de tout le jour, et qu'elle disparut le lendemain. Il y a des choses très-désagréables qui quelquefois deviennent heureuses dans les circonstances, cet événement-ci est du nombre; il calma du moins nos libertins, et tout le reste du jour fut tranquille.

Mais sitôt que le dix-sept au matin, on se fut apperçu du départ d'Augustine, l'inquiétude de madame de Blamont fut très-vive; elle pouvait avoir parlé de Sophie, quoique ce ne fut pas à elle que l'on l'eut confiée, elle savait de l'histoire tout ce qu'on n'en avait pu cacher dans la maison; n'en était-ce pas beaucoup trop, si elle avait été indiscrète? Dans cette affreuse perplexité, la présidente se décida donc à demander à son mari, ce qu'il avait pu faire de cette fille, et quelle était la cause de son évasion? Elle le piqua même un peu, pour découvrir s'il ne savait rien sur Sophie, mais les réponses de l'époux, en rassurant madame de Blamont sur ses craintes, la convainquirent que sa femme de chambre était débauchée, et que cette malheureuse allait attendre à Paris, les effets de la libéralité de ses séducteurs; et les nouvelles preuves de leur fantaisie pour elle.

Il y avait eu la veille, et toute une partie de ce jour, un très-grand embarras entre le père et la fille; celle-ci avait fort désiré de rester dans sa chambre; nous l'avions détourné de ce projet, elle avait paru comme à l'ordinaire, et en avait été quitte pour un peu de rougeur.

Dans cette journée du dix-sept, le président toujours très-empressé de se trouver seul avec Dolbourg et Aline, proposa une promenade dans le bois, que toute la compagnie dérangea, quand on eut vu que, par l'art avec lequel il avait distribué les courses et les voitures, Aline, au fond de la forêt, se trouvait entre ses deux persécuteurs. Voyant ses plans manqués, le président dit qu'il voulait aller courir le bois, seul avec son ami; ce dernier projet s'exécuta, et on ne les vit plus qu'à souper. Nous n'avions pas bougé du château, pendant cette absence, et je venais de réussir enfin, à déterminer madame de Blamont à rompre la glace; ce n'était pas sans peine, mais une explication devenait pourtant nécessaire; le président ne disant mot, pouvait avoir le projet sourd d'enlever sa fille, il ne fallait pas se contenter d'étudier sa conduite, il fallait observer ses desseins, je décidai donc un éclaircissement pour le lendemain sans faute, et je préparai tout, dans la vue de donner à la scène le pathétique que j'y supposais nécessaire, afin d'émouvoir, s'il était possible les ressorts de cette âme flétrie; il est temps de te détailler cet événement, qui se passa dans le second sallon, où existe à gauche un petit cabinet à écrire, dans lequel j'avais fait cacher Sophie prévenue. Le chocolat pris, on vint dans le sallon que je t'indique, et madame de Blamont débuta ainsi: convenez, monsieur, que vous me donneriez, si j'étais méchante, de bien justes sujets de me plaindre de vos procédés? M. de Blamont, en quoi donc? Madame de Blamont, que signifie cet enlèvement? L'asyle de votre famille ne devrait-il pas être respecté? M. de Blamont, eh bien! tu vois d'Olbourg, les semances que tu m'attires, je n'ai travaillé que pour toi, et me voilà grondé comme si j'étais le délinquant. M. Dolbourg, eussé-je osé me rendre coupable d'un tel genre d'offense, si tu ne le partageais pas? Madame de Blamont, oh! je suis fort consolée d'une telle perte; Madame de Senneval, le désordre des moeurs de cette créature doit vous laisser peu de regrets… Deux hommes mariés! M. de Blamont, le sacrement fait bien peu de chose à cela; je ne dis pas que, pris comme il le faut, il ne puisse embrâser quelquefois la tête, mais, en vérité, il ne la calme jamais; d'ailleurs, Dolbourg n'a plus de biens, c'est le plus heureux des hommes, il en est déjà à son troisième veuvage. Madame de Senneval, je croyais monsieur, marié. M. de Blamont, mais je me flatte que dans quatre jours, ce ne sera plus une présomption. Madame de Blamont, monsieur s'occupe donc de nouveaux noeuds? M. de Blamont, voilà une bonne ignorance, est-ce mystère? est-ce fausseté? Madame de Blamont, ce sera ce que vous voudrez, mais je ne connais rien de si simple que d'ignorer les desseins de gens qu'on voit à peine. M. de Blamont, la connaissance se fera, et quant à l'intérêt que vous y devez prendre, j'arrange difficilement que vous puissiez le déguiser, après ce que vous savez sur cela. Madame de Blamont, il y a des choses qui se disent cent fois, sans qu'on puisse les comprendre une seule. M. de Blamont, soit, mais quand elles se font, au moins on ne les ignore plus. Madame de Blamont, vous embrouillez, au lieu d'éclaircir, je voulais une solution, et vous me proposez une énigme. M. de Blamont, ah! parbleu, je suis prêt à vous donner le mot de celle-ci. Madame de Senneval, nous serons tous charmés de l'entendre. M. de Blamont, eh bien! c'est que je donne ma fille à monsieur, voilà tout le mystère. Aline, mon père, avez-vous résolu de me sacrifier ainsi? M. de Blamont, j'ai résolu de vous rendre heureuse, et je connais assez le caractère de monsieur, pour être sûr qu'il doit avoir tout ce qu'il faut pour y parvenir.

Madame de Blamont, mais dans une pareille cause, qui peut mieux juger qu'elle-même, si elle vous assure que malgré les qualités de monsieur, il lui est impossible de trouver le bonheur avec lui, quelle objection pourrez-vous faire alors? M; de Blamont, que ce qui ne vient pas un jour, arrive l'autre; il ne s'agit pas de savoir si ma fille doit se croire heureuse dans le mariage que je propose, il n'est seulement question que de se convaincre que l'homme que je lui destine a tout ce qu'il faut pour la rendre telle. Madame de Blamont, oh! monsieur, pouvez-vous raisonner ainsi? M. de Blamont, que voulez-vous que j'oppose à vos caprices, quand mon intention n'est pas d'y céder? Madame de Blamont, ne dites donc plus que vous voulez le bonheur de votre fille. M. de Blamont, à partir de l'état actuel de nos moeurs, une fille me fait rire, quand elle dit qu'elle craint de ne pas trouver le bonheur dans les noeuds de l'hymen, et qui la force de le chercher là? Un époux, de l'âge de mon ami, ne demande que quelques égard… quelques assiduités… quelques observances de pratique, et ces misères là remplies, si sa femme imagine pouvoir trouver mieux ailleurs… eh bien! il ferme les yeux; quel serait l'homme assez tyran, pour se scandaliser de voir chercher à sa femme un bien, qu'il est hors d'état de lui faire? Madame de Blamont, mais si les moeurs sont dépravées, croyez-vous que toutes les femmes le soient? M. de Blamont, cette dépravation n'est qu'idéale, le délit n'est relatif qu'au mari, il devient nul, dès que l'époux le tolère ou le nie; du moment qu'il ne s'oppose à rien, sous de certaines clauses purement physiques, quel peut être le crime de la femme? Madame de Senneval, j'estimerais bien peu l'époux qui ferait avec moi de tels arrangemens. M. de Blamont, l'estime… l'estime, voilà encore un de ces sentimens chimériques qui ne s'arrange pas à ma philosophie, qu'est-ce que l'estime?… L'approbation des sots, accordée aux sectateurs de leurs petits vilains préjugés… tyranniquement refusée à l'homme de génie qui les fronde; dites-moi, je vous prie, comment vous voulez qu'on soit jaloux de mériter un tel sentiment? pour moi, je ne vous le cache pas, mais l'homme du monde que j'aime le mieux, est celui qu'on estime le moins, et ce sera toujours celui de tous, à qui je supposerai le plus d'esprit… Eh! non, non, ce n'est point un tel fantôme qui compose la félicité, jamais l'homme sage ne place la sienne dans ce que les autres peuvent lui donner ou lui ravir au plus léger mouvement de leurs caprices; il ne la met que dans lui-même, dans ses opinions, dans ses goûts abstraction faite de toute considération ultérieure. Eh! laissons-là toutes ces jouissances illusoires, croyez-moi, un époux riche, doux, complaisant, qui n'exige jamais que ce qu'on peut lui donner, qui fait grâce entière du métaphysique, voilà l'homme qui peut rendre une femme heureuse, s'il n'y réussit pas, mesdames, en vérité, je ne vois plus ce qu'il vous faut. Madame de Blamont, simplifions, monsieur, car vos analyses sont trop loin de nos principes, pour que nous puissions jamais nous accorder; tenons-nous en donc au fait. Aline, croyez-vous que l'hymen que vous propose votre père, puisse vous rendre heureuse? Aline, je suis si loin de le croire, que je demande pour toute grâce à mon père, de me percer plutôt mille fois le coeur que de me captiver sous de tels noeuds! M. de Blamont, ah! voilà vos leçons, madame, voilà vos préceptes, si j'avais bien fait, vous n'auriez point élevé cet enfant… Soustraite à vous dès sa naissance, n'ayant jamais connu qu'un cloître, éloignée de vos indignes préjugés, elle n'aurait pas trouvé de réponse, quand il eut été question de m'obéir. Madame de Blamont, un enfant dès le berceau, soustrait à sa mère, n'en arrive pas plus sûrement au bonheur. M. de Blamont, ému et balbutiant, son esprit ne se dérange pas au moins par de mauvais principes. Madame de Blamont, mais ses moeurs se pervertissent au sein de l'infamie, et celui qui devrait être le protecteur de son innocence, est souvent celui qui la corrompt. M. de Blamont, en vérité, voilà des propos… -Viens, Sophie, a poursuivi avec chaleur madame de Blamont, en ouvrant la porte du cabinet, viens les expliquer toi-même à ton père, viens te précipiter à ses genoux, viens lui demander pardon d'avoir pu mériter sa haine, dès le premier jour de ta naissance,-puis s'adressant rapidement à Dolbourg, et vous, monsieur, oserez-vous enfoncer plus avant le poignard dans le coeur d'une malheureuse mère, oserez-vous désirer pour votre femme, l'une de ses filles, après avoir fait votre maîtresse de l'autre? Puis saisissant l'embarras de son époux, aux pieds duquel était Sophie, laissez parler votre coeur, monsieur, tout est su, ne refusez plus d'ouvrir vos bras à cette malheureuse Claire que vous m'enlevâtes au berceau, la voilà, monsieur, la voilà, victime de vos procédés, trompée sur sa naissance, qu'elle ne voie pas toujours en vous le corrupteur de ses jeunes années, et montrez-lui le coeur d'un père, pour lui faire oublier son bourreau.

C'est ici, mon ami, que l'art de la plus profonde scélératesse, est venu disposer les muscles de la physionomie de ces deux indignes mortels, c'est ici que nous avons pu nous convaincre que l'âme d'un libertin n'a pas une seule faculté qui ne soit aux ordres de sa tête, et que tous les mouvemens de la nature cèdent dans de tels coeurs, à la perfide corruption de l'esprit. Oh! ma foi, madame, a dit le président, avec le plus grand flegme, et repoussant Sophie de ses genoux, si ce sont là les armes dont vous voulez me battre, en vérité, vous ne triompherez pas… et s'éloignant encore plus de Sophie-par quel hazard cette créature est-elle ici?… Te serais-tu douté, Dolbourg, que la maison de madame servit d'asyle à nos catins?-Oh ma chère! n'espère plus rien de cet homme atroce, a dit madame de Senneval furieuse; celui qui repousse la nature avec tant de dureté, n'est plus qu'à craindre pour toi. Vole implorer les lois, leur temple est ouvert à tes plaintes, on n'eut jamais tant de sujets d'en porter, on n'eut jamais tant de droits a des secours… Moi, plaider contre ma femme, a répondu Blamont, avec l'air de la douceur et de l'aménité… étourdir le public de dissentions aussi minutieuses que celles-ci… c'est ce qu'on ne verra jamais… puis, s'adressant à moi, Déterville, a-t-il ajouté, faites retirer les jeunes personnes, je vous prie, revenez ensuite, j'expliquerai l'énigme, mais je ne le veux que devant ces deux dames et vous. Sophie désolée, Aline et Eugénie ont passées dans l'appartement de madame de Blamont, et sitôt que j'ai reparu, le président nous ayant prié de nous asseoir et de l'entendre, nous a dit que, jamais cette Sophie ne lui avait appartenu par aucuns noeuds, que l'idée de cette alliance était absurde; il est convenu de l'enfant qu'il avait eu de la Valville, convenu du désir qu'il avait formé d'en substituer un autre à celui-là, pour se conserver les droits que leur perfide convention lui donnait sur la fille naturelle de son ami; il a ajouté que la mort très-effective de sa fille Claire, l'ayant attiré au Pré Saint-Gervais, où elle était en nourrice, après avoir rendu les derniers devoirs à cette petite fille, il avait imaginé de s'arranger là, de quelque, joli enfant qu'il put mettre à la place de celui qu'il avait eu de la Valville, et que la petite fille de la nourrice, positivement de l'âge qu'il fallait, lui ayant convenu, il l'avait payée cent louis à la mère, et transporté en conséquence lui-même au village de Berceuil, où elle avait été élevée jusqu'à treize ans, mais qu'il n'avait dans tout cela d'autre tort, que d'avoir voulu tromper son ami, jamais ceux d'avoir corrompu sa propre fille, ou soustrait celle de sa femme; ensuite il nous a demandé par quels moyens cette fille se trouvait à Vertfeuil.

Madame de Blamont, toujours tendre, toujours honnête et sensible, croyant reconnaître quelque sincérité dans ce qu'elle entendait, et préférant de renoncer au plaisir de retrouver sa fille, à la nécessité de voir son mari coupable de tant de crimes, si Sophie lui appartenait effectivement, n'ayant d'ailleurs rien de positif à objecter, puisque tu n'avais encore rien éclairci… Madame de Blamont, dis-je, a tout avoué de bonne foi… Le président s'est jetté dans les bras de sa femme et l'embrassant avec la plus extrême tendresse,-non, non, ma chère amie, lui a-t-il dit… non, nous ne nous brouillerons pas pour une telle chose, je suis coupable de quelques travers, sans doute, ma faiblesse pour les femmes est affreuse, je ne puis m'en cacher, mais une erreur n'est pas un crime, et je serais un monstre si j'avais commis ce dont vous m'accusez. Rien de plus certain que la mort de votre fille, je suis incapable d'avoir pu vous tromper, jusqu'à supposer cette mort, si elle n'eut été réelle, Sophie est fille d'une paysanne, elle est fille de la nourrice de votre Claire, mais elle ne vous appartient nullement, je suis prêt à vous le jurer en face des autels, s'il le faut, la ressemblance est singulière, je l'avoue, il y a long-temps que j'ai observé les traits qui rapprochent Sophie de votre Aline, mais ce n'est qu'un jeu de la nature, qui ne doit pas vous en imposer… Que le sceau du raccommodement, a-t-il poursuivi, en serrant les mains de sa femme, soit donc ma chère amie, l'accord certain des délais que vous demandez pour Aline. Le mariage que j'exige ferait mon bonheur, cependant vous m'avez demandé du temps pour l'y disposer, je vous donne jusqu'à votre retour à Paris, ainsi que nous en étions convenus d'abord, mais qu'elle accepte après, j'ose vous le demander en grâce, que la crainte d'un crime ne soit pas sur-tout ce qui vous retienne, Dolbourg a pu être l'amant de Sophie, mais je vous proteste qu'il ne l'a jamais été de la soeur d'Aline, il n'y a pas de preuve que je ne puisse vous en donner, pas de serment que je ne puisse vous en faire; jouissez en paix avec vos amis du temps que je vous laisse pour déterminer ma fille, à ce qui fait le but de mes voeux, je les conjure de vous aider à obtenir d'elle ce que j'en attends, et d'être bien certains que c'est son bonheur seul qui m'occupe.

Madame de Blamont qui croyait tout avoir en gagnant du temps pour Aline… qui l'obtenait, qui ne pouvait détruire les assertions de son mari, ou qui n'avait à leur opposer que celles de la Dubois, que rien ne semblait devoir faire préférer à celles du président… qui, mère ou non de Sophie, se trouvait toujours en situation de lui faire du bien, trouva dans son coeur la réponse que lui dictaient nos yeux; elle convainquit son époux de la foi qu'elle accordait aux discours qu'il venait de lui tenir, et ajouta que, puisque le ciel avait fait tomber cette Sophie dans ses mains, elle demandait en grâce que l'on la lui laissât. Dolbourg, elle ne mérite pas le bien que vous voulez lui faire, j'ai vécu cinq ans avec elle, je dois la connoître et je la connois bien, croyez que je serais indigne de l'honneur où je prétends de devenir un jour votre gendre, si j'avais mal traité cette fille comme elle l'a été, sans qu'elle m'en eut donné les plus graves sujets. Peut-être ai-je trop écouté ma colère, mais soyez sûre qu'elle était coupable. Madame de Blamont, on nous a fort assuré que non. Dolbourg, ah! je le vois, madame, Sophie n'est pas tombée seule en vos mains, et cette créature horrible qui couvrait et servait ses désordres, y est, sans doute, également. Madame de Blamont, il est vrai que j'ai vu la Dubois. LePrésident, aucune imposture ne nous étonne à-présent, voilà celle qui vous a induit en erreur sur les objets dont il s'agit; mais ne la croyez en rien si vous voulez connoître la vérité, nulle femme au monde ne la déguise avec tant d'art, nulle n'est capable de porter aussi loin le mensonge et l'atrocité. Madame de Blamont, et qu'est devenue cette autre petite créature que toutes deux conviennent avoir été la maîtresse de mon mari et la fille de monsieur? Le Président, ému, ce qu'elle est devenue? Madame de Senneval, oui. Le président, eh bien! mais rien de plus simple, elle était aussi coupable que Sophie… coupable du même genre de tort… Dolbourg a puni l'une de sa main, voulant également punir l'autre… elle m'est échappée… je ne vous cache rien moi, vous voyez ma sincérité… c'est le coeur d'un enfant. Madame de Blamont, oh, mon ami, voilà donc où entraîne le libertinage! que de chagrins, que d'inquiétudes suivent toujours ce vice épouvantable; ah! si le bonheur eut été moins vif dans votre maison, croyez au moins qu'entre votre Aline et moi, il eut été mille fois plus pur. M. de Blamont, laissons mes torts, il me faudrait des siècles pour les réparer, l'impossibilité d'y réussir me porterait au désespoir, qu'il vous suffise d'être bien sûr que je ne les aggraverai plus… Et des larmes ont échappées des yeux de la crédule madame de Blamont.-Au défaut du bonheur réel, la certitude de ne plus voir augmenter ses maux, est une consolation pour l'infortune; accordez-moi la grâce entière, a dit cette malheureuse épouse en pleurs, ne pensez plus à cet himen disproportionné. Le Président, j'ai des engagemens que je ne puis rompre, vous ignorez leur degré de force, je ne suis plus maître de ma parole, Dolbourg lui-même ne saurait m'en dégager, cependant je puis vous accorder des délais, il ne s'y refusera pas, son âme est trop délicate pour prétendre à la main d'Aline sans la mériter, deux mois, trois mois, s'il les faut, je vous les donne… mais vous devriez nous rendre cette Sophie, vous devriez nous permettre qu'elle fut traitée comme elle le mérite. Madame de Blamont, son malheur lui assure des droits à ma pitié, elle m'est chère dès qu'elle souffre… elle ne peut plus vous offenser, laissez-la moi, elle est jeune, elle peut se repentir… elle se repent déjà, vous la feriez entrer au convent par force, je la déterminerai de bonne grâce au même sacrifice, et vous serez également vengé. Le Président, soit, mais défiez-vous de sa douceur,-craignez des vertus qu'elle n'adopte, que pour voiler l'âme la plus traîtresse. Dolbourg, il n'est aucune espèce de tort qu'elle n'ait eue avec nous. Le Président, elle en a eue qui aurait mérité l'attention même des lois. L'enfant dont elle était grosse n'était sûrement pas de mon ami, elle nous volait pour son amant, elle est capable de tout; cette seconde fille dont vous venez de nous parler, ne nous trompait que par ses instigations, elle séduit, elle impose, elle joue le sentiment et ce n'est que pour en venir à des fins toujours criminelles comme son coeur. Madame de Blamont, mais il n'y a sorte de bien que n'en ait dit la femme qui l'élevât. Dolbourg, cette femme ne l'a connue qu'enfant, et c'est à Paris, c'est avec la Dubois qu'elle s'est pervertie, ne gardez pas ce serpent, croyez-moi, madame, vous en auriez bientôt des regrets.-Voyant madame de Blamont prête à faiblir, je la fixai, elle m'entendit, elle tint ferme, allégua la charité et la religion qui l'obligeait à ne point abandonner cette malheureuse, après lui promis sa protection, et les deux amis n'osèrent plus insister sur l'envie qu'ils avaient de la ravoir; la paix fut donc conclue, aux conditions qu'il ne s'agirait plus d'aucuns reproches de part et d'autre, que Sophie resterait à madame de Blamont et qu'on accorderait à Aline jusqu'à l'hiver, pour se décider au mariage qu'on exigeait d'elle.

J'ose vous demander encore au nom de l'honnêteté et de la décence, a dit madame de Blamont, de ne point abuser de cette malheureuse que vous avez séduite hier chez moi; en vérité, a répondu le président, pour le crime, il n'est plus temps… il est commis… tant d'envie de céder… si peu de résistance… tout cela ne devrait pas vous donner des regrets;-ne la gardez pas au moins, placez-là… elle peut redevenir honnête… qu'elle ne trouve pas dans vous, l'appui certain de ses désordres.-Eh bien! Je vous le jure… Allons, qu'on appelle Aline… Eugénie, et puisque nous n'avons plus que vingt-quatre heures à rester ici, que les plaisirs y remplacent les chagrins, et qu'on n'y voye plus que de la joie.

Madame de Blamont a été chercher elle-même sa fille, elle ne s'est point expliquée devant Sophie, qu'eut-elle pu lui dire dans l'état d'incertitude où tout était, elle l'a caressée, consolée, elle l'a remise entre les mains de ses femmes, et la tranquillité s'est rétablie; jusqu'au lendemain au soir, les choses ont toujours été de mieux en mieux, et le vingt au matin, les deux amis, le front calme, bien plus peut-être que leurs coeurs, sent repartis en comblant d'éloges et d'amitiés tous les habitans du château.

Que penses-tu maintenant de ceci, mon cher Valcour, devons-nous croire?… devons-nous douter?… Madame de Blamont lasse de malheurs, saisit avec avidité l'illusion qu'on lui présente, c'est un moment de repos dont elle veut jouir; son âme honnête a tant de plaisir à supposer ses vertus dans les autres; sa chère fille lui ressemble; toutes deux se livrent au plus doux espoir, Eugénie le partage, parce qu'elle est bonne et sensible, comme son amie; il n'y a d'incrédules que madame de Senneval et moi, mais nous le sommes, je l'avoue. Ce retour nous paraît bien prompt; il est rendu si nécessaire par les circonstances que nous croyons qu'il ne dépend absolument que d'elles, c'est au temps à nous détromper… et d'ailleurs, qu'a promis le président?… quelques mois de délais, en est-ce assez pour se flatter? et quand ces délais seront expirés, quand il aura eu le temps de revenir du petit moment de confusion, dont il a été altéré par tout ceci, ne redeviendra-t-il pas tout aussi pressant?

Cependant, nous sommes convenus, ma belle-mère et moi, de supprimer nos réflexions à nos amies, elles ne serviraient qu'à troubler leur moment de calme. S'il doit être réel, ce calme où nous ne croyons pas, pourquoi leur montrer nos craintes, si elles ont tort de s'y livrer, c'est un beau songe dont il faut leur laisser la jouissance. Nous ne pouvons parer à rien, aucun événement ne dépend de nous, à quoi nos doutes serviraient-ils? quel besoin de les leur faire voir; je ne les hasarde donc qu'avec toi. Presse tes éclaircissemens sur Sophie, beaucoup de choses tiennent à cela, s'ils nous ont induits en erreur sur cet article, ils nous ont trompé sur-tout le reste, alors ils méditent quelques horreurs, ils n'accordent du temps que pour y réussir, et dans ce cas, nous devons dissiper l'illusion. S'ils ne nous en ont pas imposé sur Sophie, et que les mensonges viennent de la Dubois; s'il est réel, ce que je ne puis croire, que cette jeune Sophie ait tous les torts qu'ils lui prêtent… en un mot, s'ils ont dit vrai, alors je m'écrierai plein de joie, que telle est l'influence de la vertu, qu'il est des momens où le vice absorbé devant elle, est contraint à s'humilier, se confondre, demander grâce et disparaître… mais sont-ce des vices chéris qui peuvent fléchir de cette manière… des vices nourris depuis autant d'années… non… peut-être cèderait ainsi la fougue de la jeunesse ou l'erreur du moment, mais jamais le crime vieilli et soutenu par des idées: le plus grand malheur de l'homme est d'étayer ses travers de ses systèmes, une fois qu'il s'en est formé d'assez sûrs pour légitimer sa conduite, tout ce qui la condamnerait dans le coeur d'un autre, la fixe à jamais dans le sien; voilà ce qui rend les torts des jeunes gens de peu d'importance, ils n'ont fait que choquer leurs maximes, ils y reviennent, mais ce n'est que par réflexion que pêche l'homme mur, ses fautes émanent de sa philosophie, elle les fomente, elle les nourrit en lui, et s'étant créé des principes sur les débris de la morale de son enfance, ce sont dans ces principes invariables qu'il trouve les lois de sa dépravation.

Quoiqu'il en soit, tout est tranquille; nous avons au moins jusqu'à l'hiver, a dit madame de Blamont, le lot de l'infortune est de jouir du présent, sans s'inquiéter de l'avenir, et quels momens seraient pour elle, si à côté des tourmens qui l'accablent sans cesse, elle n'avait au moins pour jouissances, celles que lui laisse l'illusion. Ce que nous appelons le bonheur, nous autres malheureux, me disait-elle hier, n'est que l'absence de la douleur, quelque triste que soit cette misérable situation, que nos amis nous la laissent goûter.

Quant à Sophie, elle a toujours ses mêmes droits, jusqu'à l'éclaircissement, fondés ou non, il serait trop dur de les lui ravir, et la cruauté ne peut naître dans une âme comme celle de notre amie. Si quelque chose pourtant trouble un peu cette respectable femme, c'est le silence affecté qu'on a gardé sur toi… est-il naturel? un des motifs du voyage n'est-il pas au contraire de s'informer si tu n'a point paru? Quelques questions faites dans la maison et qu'on nous a rendues sur-le-champ, prouvent que ces éclaircissemens entraient dans leurs vues.-Pourquoi donc s'est-on tût devant nous? pourquoi même, à l'époque du raccommodement n'en pas être ouvertement convenus? ne voilà-t-il pas du louche dans la conduite du président? nous sommes sûrs d'ailleurs qu'il a tenu jusqu'au dernier instant au désir de ravoir Sophie; on l'a cherché dans le château; on a taché de s'introduire dans la chambre où l'on l'a soupçonnait renfermée: un homme adroit du président a été aux aguets tout le jour qui a précédé celui de leur départ; voilà donc encore du mystère dans les démarches de cet époux, qui paraît repentant. Madame de Blamont sait tout cela; elle dit que le désir de ravoir Sophie, si effectivement elle n'est pas sa fille, est indépendant de ce qui concerne Aline et elle; qu'il est tout simple, si Sophie ne lui est rien, qu'il veuille se venger d'une créature, qui, selon lui, a tant de tort; sans que cela prouve qu'il veuille affliger sa femme et faire le malheur de sa fille… Je n'ose rien répliquer, mais je n'en réfléchis pas moins; je n'en redoute pas moins que tout ceci ne soit qu'une léthargie, dont le réveil sera peut-être terrible… Adieu, fais comme moi, écris, console, et ne trouble rien, à moins que les éclaircissemens ne t'y forcent; tout dépend des lumières que nous attendons de toi… Mais si cet homme perfide a été assez adroit pour allier le mensonge à la vérité! pour donner à l'un toute l'apparence de l'autre… S'il veut tromper ces deux respectables femmes… s'il veut les rendre éternellement malheureuses: oh! mon ami, je dirai alors que le ciel est injuste; car, il ne créa jamais des êtres auxquels il dût autant de bonheur; jamais deux créatures qui le méritassent aussi bien, si cette manière d'exister est l'apanage de ceux qui sont vertueux et sensibles, si elle est due, à ceux qui savent si bien l'a répandre sur tout ce qui les environne.

LETTRE XXIV.

Valcour à Déterville

Paris, ce 22 septembre.

Je reçus le quatorze, mon cher Déterville, la lettre où tu me recommandais les démarches du Pré-Saint-Gervais, et quelqu'ayent été mes diligences, ce ne fut pourtant qu'hier qu'il me devint possible de réussir. O! mon ami, quelle intéressante étude nous fournit, chaque jour, le coeur de l'homme, et comment nier l'influence de la divinité sur lui, quand on voit avec quelle fatalité celui qui tend des pièges s'y prend presque toujours le premier, et comme le vice, toujours en opposition avec lui-même, se perce avec les traits dont il veut frapper la vertu. Le président est coupable dans le coeur, et ne l'est pas dans le fait; il en impose odieusement à sa femme; il la trompe avec la plus insigne fausseté, et pourtant il ne lui ment pas. Daigne me lire avec attention, et mon énigme va se développer. [6]

Je me transportai, le 15, au village indiqué, et ayant descendu dans une auberge, je demandai historiquement, si le curé était un honnête garçon, s'il était aimé de ses paroissiens; si c'était un individu sociable:-c'est un homme intègre, m'assura-t-on, vieux, et depuis vingt-cinq ans en possession de sa cure. Si vous avez affaire à lui, vous en serez content.-Oui vraiment, dis-je, à celui qui me parlait; j'ai quelque chose à communiquer à ce pasteur; et puisque vous êtes assez officieux pour m'instruire, soyez-le encore assez, je vous prie, pour aller lui demander, si un honnête bourgeois de Paris ne l'incommoderait pas, en lui demandant une audience?… Mon homme partit, et la réponse fut une invitation de me rendre au presbytère, où je trouvai un ecclésiastique de plus de soixante ans, d'une figure douce et prévenante, qui me demanda le premier, comment il se trouvait assez heureux pour 'm'être bon à quelque chose? J'expliquai ma commission… Nous fouillâmes les registres, nous trouvâmes la mort que nous cherchions, aussi-bien constatée qu'elle pouvait l'être, et toutes les preuves d'un service fait dans la paroisse, le 15 août 1762, à Claire de Blamont, fille légitime de monsieur et madame la présidente de Blamont, demeurant rue saint-Louis, au Marais.-Eh bien, monsieur! dis-je au curé en le fixant, pour ne rien perdre des mouvemens de sa physionomie, cette Claire de Blamont que vous avez enterrée le 15 août 1762, aujourd'hui 15 septembre 1778, se porte mieux que vous et moi… Ici notre homme frémit et recule;… un instant je le crus coupable, mais les suites me convainquirent bientôt de mon erreur.-Ce que vous me dites est bien difficile à croire, monsieur, me répondit le curé, il faut approfondir… cela en vaut la peine; mais trouvez bon que je m'informe avant, à qui j'ai l'avantage de parler?-A un honnête homme, monsieur, répondis-je avec douceur, ce titre ne suffit-il pas pour éclaircir une trahison?-Mais ceci peut devenir matière à un procès, et je dois savoir…-point de procès, monsieur, il s'en faut bien que ce soit vous que l'on soupçonne; l'intention est de traiter tout à l'amiable, et vous pouvez recevoir ma parole, que rien de ce qui va se faire, ne nous passera: je suis l'ami de madame de Blamont; c'est de sa part que je viens vous trouver: je puis donc vous répondre, et du mystère où tout ceci restera, et de l'extrême éloignement qu'on a de plaider.-Mais si cette Claire existe, comme vous me l'assurez, où est-elle actuellement?-dans les bras de sa mère. Il ne s'agit que de vérifier une supercherie de nourrice, et d'en approfondir mystérieusement les raisons, pour parer à de tels désordres dans la suite, tout vous y engage;… le ministre de Dieu doit non-seulement écouter l'aveu du crime, mais il doit même en prévenir l'action. Notre homme, en s'asseyant, tomba ici dans quelques réflexions; je l'y laissai deux ou trois minutes, et lui demandai enfin à quoi il paraissait se résoudre?-à ouvrir la tombe, monsieur, me dit-il, en se relevant… à chercher là les premières preuves de la fraude, avant que de nous décider à rien.-Bien vu, lui dis je, fermez tout, qu'il n'y ait que le fossoyeur et nous a cette expédition, je vous le répète, le secret est essentiel… le fossoyeur arrive, on ferme l'église, et nous voilà à l'ouvrage. L'endroit était mentionné sur les registres; il y avait d'ailleurs une inscription sur le cercueil; nous ne nous trompâmes point. On enlève un petit coffret de plomb où devait être déposé le corps de Claire: et l'examen des ossemens fait avec la plus extrême exactitude, nous offre les débris d'un chien, dont la tête encore conservée, prouve la fraude évidemment. Le curé tressaillit, se remettant néanmoins tout de suite, et reprenant le flegme d'un honnête homme qu'on a dupé, mais qui est incapable d'avoir, en part à une telle ruse, il me proposa de faire jeter ces restes d'animaux, je m'y opposai, et l'ayant convaincu de la nécessité de tout rétablir, dès que nous agissions en secret, nous y travaillâmes sur le champ; on remit la caisse à sa place; il imposa silence à son homme, et nous rentrâmes au presbytère.-Monsieur, me dit le curé au bout d'un instant, quoique vous en puissiez dire, je pourrais passer pour coupable dans cette aventure-ci; ma justification devient essentielle;-nullement, répondis-je, nous connaissons les malfaiteurs; il s'en faut bien que vous soyez soupçonné, je vous l'ai certifié,.je vous le confirme encore. Et je lui dis alors que la nourrice et le père étaient les seuls auteurs de la supposition; que le second niait, et qu'il s'agissait d'interroger la nourrice.-Son nom?-Claudine Dupuis;-Claudine? elle est pleine de vie; elle loge ici près, nous sauvons tout.-Envoyez-la prendre, Monsieur, que la douceur et l'aménité règnent dans les questions que nous allons lui faire, et que le plus inviolable silence les enveloppe.-Claudine arriva; c'était une grosse paysanne très-fraîche, d'environ quarante ans, et veuve depuis quatre.-Qui y a ti, monseu le curé,-dit-elle gayement? le curé. Asseyez-vous, Claudine, nous avons quelques questions sérieuses à vous faire, et dont les réponses, si elles sont justes-pourront-vous valoir une récompense. Claudine. Eune racompense, tamieu, tamieu, jons bin besoin d'argent; ah! qu'on d'raison eddir q'eune maison où gnia pu d'homme, es zun cor sans âme; jarni, edpui quel miun zé mort, jen fsons pu rïan. Le curé. Vous rappelez-vous, Claudine, d'avoir nourri trois semaines, il y a seize ans, une petite fille nommée Claire, appartenant à monsieur le président de Blamont? Claudine. Oui da, j'men souvian, a mouru dcoliques la pau enfant; al était gentille comme tout pardiu on vous paya un service comm' si c'eut été l'enfant d'un prince, et vous l'enterrâtes là dans vot aglise, tout findret dla chapelle dla Viarge, y m'en souvient comme d'hier. Le curé. Savez-vous ce qu'on dit Claudine? Claudine. è qué qu'on dit monseu l'curé? Le curé. On prétend que cet enfant-là n'est pas mort. Claudine. Pardine y s'peui bin qu'a soit rasucité; not seigneur l'a bin été, n'gnia rien d'impossibe à Dieu. Le curé. Non, ce n'est pas là ce que je veux dire; on vous soupçonne de quelque supercherie. Claudine. Moi? eh queuque j'aurions donc gagné à cela? mais voyais donc un peu c'qu'cest q'les mauvaises langues, n'me serais-je pas fait tort à moi-même, en fsant cqu'vous dit là. Le curé. Mais si vous en aviez été bien payée. Claudine. Eh q'non, eh q'non j'en mangeons pas d'ce pain-là, ah pardine oui et pis, s'fair pande après.-Je te supprime ici le reste du dialogue, quoique très-long encore. Le fait est que jamais Claudine n'avouât rien dans cette première visite; et' que tout ce que nous pûmes obtenir d'elle, ne voulant point encore la convaincre par les faits, fut de se retirer sans colère, et sur-tout avec la promesse de ne rien dire de ce qui venait de se passer. Partez, monsieur, me dit le curé, dès qu'elle fut sortie, je vous réponds de tout approfondir avec cette femme. Il faut que je la voie seule, votre présence la gêne. Laissez-moi une adresse, je vous écrirai dès que j'aurai su quelque chose, et vous vous rendrez ici pour recevoir ses dernières réponses. Reconnaissant dans cet homme, et de la sincérité et de l'envie de m'obliger, je consentis à ses arrangemens, lui laissai l'adresse d'un ami, et m'en revins attendre de ses nouvelles, avec la ferme résolution de pousser vivement l'affaire, s'il ne m'écrivait pas bientôt.

Le cinquième jour je commençais à m'impatienter, lorsque mon ami m'envoya une lettre qu'il venait de recevoir pour moi, par laquelle le curé m'invitait à venir dîner chez lui le lendemain, pour y apprendre, de la bouche même de Claudine, des événemens très-extraordinaires, et que j'étais bien loin de soupçonner.

Ce n'est pas sans peine, me dit cet honnête homme, dés qu'il m'aperçut, ce n'est pas sans promesse, et même sans un peu de rigueur, que je suis parvenu à tout découvrir; mais, enfin, nous tenons le secret, et vous allez en être instruit.-Monsieur, répondis-je, vos engagemens seront remplis; toutes les récompenses que vous avez pu promettre seront acquittées; mais quelques mystérieuse, que doivent être nos opérations, quelque certitude que je puisse vous donner qu'une telle cause ne sera jamais jugée, il faut pourtant qu'à tout événement les plus sages précautions soient prises; ainsi, jetez les yeux sur deux de vos paroissiens, gens notables, discrets et bien famés, que nous placerons, si vous le voulez bien, près du lieu où nous allons entendre Claudine, afin qu'ils puissent certifier ses aveux au besoin.-Je n'y vois point d'inconvéniens, me dit le curé, et dans l'instant il envoya prendre deux fermiers, dont il étoit sûr, leur fit jurer le secret et les cacha derrière un rideau de l'autre côté duquel fut placé la chaise destinée à Claudine; elle arriva, et le pasteur l'ayant engagée à répéter les mêmes choses qu'elle lui avait dites; elle convint devant moi des trois faits suivans:

1°. Que, monsieur de Blamont s'était transporté chez elle le 13 août, surveille de la prétendue mort de Claire, et lui avait dit qu'il destinait à cette fille un sort des plus avantageux; mais qu'il avait à faire à une femme pi grièche, qui se déclarait contre l'établissement qu'il projetait pour cet enfant, parce qu'il s'agissait d'aller aux indes; que ne voulant, ni faire perdre à sa fille le riche mariage qu'il lui destinait, ni heurter de front les volontés de sa femme, il avait imaginé de faire passer cette petite fille pour morte, de l'élever secrètement loin de Paris, et de ne déclarer la fraude à sa femme que quand la jeune personne serait mariée; mais que le consentement de la nourrice était nécessaire à la réussite de son projet; qu'il lui demandait donc avec instance de ne pas s'opposer à une légère ruse, dont il ne devait résulter qu'un bien; que, elle, ne voyant rien à cela contre sa conscience, avait consenti à répandre le faux bruit de la mort de cette Claire, moyennant que le président la dédommagerait, ce qu'il avait fait sur-le-champ, par un présent de cinquante louis, et que dès le lendemain elle avait tout préparé pour le succès de la feinte.

2°. Qu'ayant mûrement réfléchi toute la journée du quatorze, au sort heureux dont le président lui avait dit que devait jouir la petite Claire, et sa fille à elle Claudine, se trouvant d'une ressemblance très-singulière avec celle du président, elle avait imaginée de mettre l'une a la place de l'autre, afin de faire le bonheur de sa fille; qu'en conséquence de cette résolution, elle avait préparée les deux ruses à-la-fois; qu'elle avait mis sa petite fille dans le berceau de Claire; qu'elle avait envoyée Claire comme son enfant chez une de ses voisines, en prétextant que le mauvais air était dans sa maison, et qu'elle n'y voulait pas exposer sa fille; que cette première scène arrangée, elle s'était occupée de l'autre; qu'elle avait publié la maladie de la fille de monsieur de Blamont, et peu-après sa mort; qu'elle avait mis le cadavre d'un chien dans une boîte de plomb devant le président même, accouru de Paris sur la nouvelle de la maladie de sa fille; que le service s'était fait, en conséquence, à la paroisse, et que monsieur de Blamont trompé comme il avait voulu tromper les autres, avait emmené dès le soir même la fille de Claudine au lieu de la sienne.

3°. Que, se trouvant encore tout son lait, elle avait sollicité des nourritures, et que huit jours après l'événement, dont il vient d'être question, madame la comtesse de Kerneuil, venue de Bretagne à Paris, pour recueillir une succession essentielle où sa présence était plus nécessaire que celle de son mari, était accouchée d'une fille presqu'en arrivant; que cette fille, confiée aux soins de l'accoucheur, qui protégeait Claudine, avait été conduite dès le lendemain chez cette Claudine, pour y être nourrie avec le plus grand soin; cet enfant établi au Pré-Saint-Gervais y avait reçu une seule fois la visite de sa mère; laquelle obligée de repartir fort vite pour Rennes, avait vivement recommandé sa fille à Claudine, assurant qu'elle enverrait sans faute, une voiture et une femme à elle, reprendre cette petite dans deux ans, avec une forte récompense à la nourrice. Mais qu'au bout de trois mois cette.petite fille, nommée Elisabeth, était morte, et qu'elle, Claudine, pour ne pas manquer la récompense promise; très-peu attachée à la petite Claire qui lui restait du président de Blamont, elle avait fait une nouvelle fourberie, quand la femme de madame la comtesse de Kerneuil était venue; qu'alors elle avait mis Claire à la place d'Elisabeth, et avait publié que c'était sa fille qu'elle avait perdue; qu'elle avait soutenue cette fraude essentielle au maintien des autres, envers le curé même, à qui elle avait fait enterrer Elisabeth de Kerneuil, sous le nom de sa fille.

Ces expositions, comme tu le vois mon cher Déterville, établissent donc l'existence, présente ou passée, de trois enfans. 1°. Claire de Blamont, crue morte, et réellement mise à la place d'Elisabeth de Kerneuil, devant exister à Rennes aujourd'hui sous ce nom. Voilà où est la fille de madame de Blamont.

2°. Jeanne Dupuis, fille de Claudine, enlevée par le président, élevée à Berceuil, sous le nom de Sophie, existante maintenant à Vertfeuille.

3°. Et, enfin, Elisabeth de Kerneuil, très-effectivement morte à trois mois chez Claudine, et enterrée dans la paroisse du Pré-Saint-Gervais, sous le nom de la fille de Claudine… De cette fille déjà cédée par elle au président, et n'existant plus que fictivement chez elle dans Claire de Blamont, donnée ensuite à madame de Kerneuil.

Telles sont les fraudes et les suppositions de cette malhonnête créature; mais comme nous devions user de finesse, nous avons eu l'air de rire de ses atrocités, et nous l'avons congédiée avec dix-louis, après lui avoir fait signer ses aveux et le serment sur l'évangile qu'elle n'en imposait en rien; les témoins ont signé de même: je t'envoie les originaux de ces actes, et tout étant fini nous nous sommes juré mutuellement le mystère, ne nous réservant d'établir juridiquement nos preuves, que si le cas le requérait.

Le curé voulait que j'écrivisse à madame de Kerneuil, c'est l'affaire de madame de Blamont, ai-je dit; je vais l'instruire, elle agira comme elle le jugera à propos: notre rôle a nous, est de soutenir au besoin tout ce que nous savons, et de ne rien réveiller; il s'est rendu à mes raisons, et nous nous sommes quittés.

L'impossibilité où je suis maintenant de donner des conseils à madame de Blamont, dans ce flux et reflux d'événemens prodigieux, m'engage à taire mes réflexions; mais j'oserai pourtant lui dire qu'elle doit continuer d'écouter sa pitié et son coeur dans ce qui regarde la malheureuse Sophie, avec les précautions très-essentielles de ne la rendre ni au président ni à sa mère: deux êtres qui ne feraient assurément pas son bonheur. A l'égard de Claire, la réclamer, l'enlever à madame de Kerneuil, auprès de laquelle elle est sans doute fort heureuse, et cela pour la rendre à un père qui dès le berceau avait conspiré contr'elle; serait-ce travailler à sa félicité? Madame de Blamont doit, ce me semble, s'informer seulement du sort de cette fille, et si ce sort est tel qu'il doit l'être, cette jeune personne, appartenant à une femme titrée, établie dans la capitale d'une grande province, il faut l'en laisser jouir. Quelque sacrifice qu'il en coûte au coeur de notre amie, parce qu'en plaidant elle gagnerait sans doute; mais toute riche qu'elle est, donnerait elle à cette cadette le sort qu'elle lui fairait perdre en qualité d'héritière unique de la maison de Kerneuil, titre certifié par Claudine… Non, en vérité, elle ne l'a dédommagerait point. Qu'elle combine donc et agisse d'après cela, ayant toujours devant les yeux le danger extrême de remettre cette fille entre les mains de son mari: pese ces raisons, Déterville. Je sens bien qu'il y a une espèce de fraude malhonnête à laisser subsister celle de la nourrice, que c'est frustrer les véritables héritiers de madame de Kerneuil, et prendre par conséquent un parti blâmable. Mais en adoptant l'autre, que de nouveaux crimes à redouter; est-il donc contre la conscience de l'honnête homme de prendre entre deux maux certains, celui qui lui paraît le moins dangereux. Pour quant au président tu vois, mon ami, que le crime n'en est pas moins dans son âme, et que s'il ne l'a pas commis, c'est qu'il a trouvé des entraves par le crime opposé de la Claudine, comme si c'était une des loix du sort, que de petits forfaits dussent toujours arrêter l'effet des plus grands… vérité terrible qui nous fait voir l'affreuse nécessité du mal sur la terre, qui nous démontre que ce ne sont que par de légers maux que les plus grands se suspendent; ainsi que de certains insectes qui nous gênent et dont néanmoins l'utile existence nous empêche d'être incommodés par de plus venimeux.

Quoiqu'il en soit, quelle horreur de noircir cette malheureuse Sophie, par des accusations graves, pour lui enlever jusqu'aux généreux soins de sa protectrice; on cherche toujours à rendre odieux ceux qu'on maltraite mal à propos, afin d'apaiser ses remords, et de légitimer ses injustices… Mais ces deux fourbes ne se contentent pas d'un mensonge, ils y joignent la plus insigne calomnie; quelle apparence que cette fille honnête, sensible et douce, quelque puisse être sa naissance, soit coupable de ce dont on l'accuse… La Dubois, dont les aveux paraissent si vrais, et qui ne s'est rûe que sur ce qu'il était impossible qu'elle eût appris, n'a rien dit qui ressemblât à cela; vois comme la méchanceté s'alimente par ses propres effets; plus on lui donne, plus elle exige, et chaque frein qu'on lui laisse briser n'accroît que d'avantage l'ardent désir qu'elle a d'en rompre de nouveaux.

Je suis persuadé, mon ami, que le vice peut conduire l'homme à un tel point de dépravation, qu'il doit devenir comme impossible à celui qui le nourrit en soi de concevoir même l'idée de la vertu; dès-lors, ou sa vie lui paraît fastidieuse, ou il faut qu'il en empoisonne chaque minute par ce venin qui le gangrène; arrivé là, il ne se contente plus de faire simplement le mal, il veut même ne jamais faire le bien, et son coeur abreuvé d'une perversité d'habitude, éprouve aux impressions de la vertu la même sorte de douleur, que ressent l'âme du juste à la seule idée du forfait; et quel est le premier vice qui nous entraîne à tous ceux-la?… Le libertinage… n'en doutons point il est inouï ce qu'il éteint, ce qu'il détériore, ce qu'il envenime; inexprimable à quel degré il relâche les ressorts de l'âme… Blase la conscience en la contraignant à métamorphoser en plaisirs les retours fâcheux de ses erreurs, et voilà sans doute ce que cette passion a de plus dangereux, qu'aucune de celles qui dévorent l'homme, puisque le souvenir des actions où les autres le portent sont des remords cuisans, d'affreuses jouissances dans celles-ci.

Le président est donc aussi coupable qu'il peut l'être, je le dis à regret, j'arrache avec douleur le bandeau des yeux de notre amie, mais son époux la trompe indignement; il dit que Sophie n'est pas sa fille, et assurément il doit être persuadé qu'elle l'est, tout convaincu qu'il en doit être, il la désire, il veut la r'avoir, et pourquoi? si ce n'est pour se venger de ce que le hasard a donné pour asyle, à cette malheureuse, la maison de sa femme; que madame de Blamont ne doute pas qu'il ne tente tout pour la sortir de chez elle, et qu'elle écoute son coeur dans les moyens nécessaires à prendre pour s'opposer à ce nouveau forfait.

Quel tableau, mon ami, que celui de la douce et vertueuse Aline, entre les mains de ces deux débauchés; j'ai cru voir Suzanne surprise au bain par les vieillards… Le voile de la pudeur arraché par un père… Conçois-tu cette atrocité? t'imagines-tu que ses infâmes désirs ne s'allumaient pas à cette immodestie? Ah! pardonne mes craintes; mais quelque motif qui l'ait pu retenir avec Sophie, maîtresse de son ami et crue sa fille, crois qu'aucun ne l'arrêterait ici, et que l'épouse de d'Olbourg serait bientôt la victime de la flamme incestueuse de Blamont.

Oh mon cher Déterville! empêchons ces horreurs; il me semble que depuis ce trait odieux, ma délicatesse est moins grande sur ce qui concerne cet homme; je le poursuivrai partout s'il le faut; je démêlerai jusqu'au plus secret replis de sa conscience; l'enlèvement de cette Augustine me paraît encore une de leurs infernales machinations. Crois-tu que ce soit le simple plaisir de corrompre une fille qui leur ait fait commettre cette horreur? eux qui savourent trois cents fois l'an les indignes plaisirs de ces séductions, eux qui… Je gage que ceci tient à autre chose, ne perdons pas cette fille de vue.

Quelques remords qu'ait affiché le président, sois bien certain que ses promesses ne sont que les fruits de sa confusion, ce mouvement sort l'âme de ses tons ordinaires, il l'a tient long-tems énervée; cependant je crois aux délais, mais c'est l'hiver que je crains, c'est l'instant de la réunion que j'appréhende!

Tout ceci ne fortifie pas les droits de madame de Blamont; si on est obligé de plaider, le président a voulu faire une mauvaise action, sans doute, en projetant d'enlever sa fille, mais l'action n'a pas eu lieu, et Sophie se trouvant réellement fille de Claudine, il soutiendra qu'il le savait, qu'il ne l'aurait pas enlevée sans cela, et Claudine, que décide un peu d'or, se remettra facilement de son parti; il est certain que nous avons une preuve des mauvaises intentions de cet homme, il en a imposé à sa femme, il a voulu faire passer Claire pour morte; tout cela est bien prouvé, et peut l'être juridiquement, lorsque nous le voudrons; mais ce ne sont pas là des armes triomphantes, ce ne sont pas là des choses dont il ne puisse se défendre au besoin, qu'il ne puisse nier, même dès qu'il le voudra. Peut-être eut-il mieux valu que Sophie se fut trouvée sa fille, les droits de madame de Blamont, contre ce perfide époux, devenaient d'une bien autre force; mais qu'a-t-il fait ici? un crime conçu, je l'avoue, mais rendu nul par les événemens; il n'a livré a son ami qu'une paysanne, et comment madame de Blamont se défendra-t-elle, quand il l'accusera d'avoir séduit cette créature et de l'avoir recueillie chez elle pour se procurer un moyen malhonnête de le priver de l'autorité qu'il a sur sa fille aînée? Tout le reste du roman ne fait rien à notre affaire; si Claire est aujourd'hui réputée fille de madame de Kerneuil ce n'est plus sa faute c'est celle de Claudine, il a donné par ses démarches le premier mouvement d'action a cette faute, j'en conviens, mais il ne l'a pas commis, et cela ne l'empêchera pas d'obtenir de marier sa fille à son gré.

Tu vois comme moi, sur tout ceci, et tous les deux peut-être voyons-nous trop en noir, ah! tu le sais, mon cher, l'amour et l'amitié s'alarment aisément, ce dernier sentiment est la source de la crainte; l'autre fomente les miennes; n'abandonne point, je t'en conjure, cette malheureuse mère; je craindrais la solitude pour elle, son âme encouragée par les conseils, fortifiée par le charme de la société de ta belle-mère et de ta femme succombera moins à ses tourmens, que si elle était livrée a elle-même. Adieu, je ne puis résister au plaisir d'écrire un mot à ma chère Aline, et je vais le placer dans ta lettre.

LETTRE XXV.

Valcour à Aline.

Paris, ce 22 septembre.

Je vous ai plaint, Aline, vous m'êtes devenue plus chère encore pendant vos souffrances! Il faut aimer comme je le fais, pour sentir ce que j'ai éprouvé. Juste ciel! celui qui, par état, doit être le gardien de la vertu de sa fille, en devient donc le corrupteur? où ne conduisent pas les désordres d'une tête égarée, et d'un coeur sans principes?… Ils triomphaient, les monstres, pendant que triste, abandonné, en proie aux plus cuisantes inquiétudes, la seule pensée du bonheur qu'ils arrachaient n'eut osé seulement pénétrer mon esprit… Aline, pardonnez-moi une question… On ne se peint point les tendres sollicitudes de l'amour malheureux; on n'imagine point où va sa curiosité… Mais dans ce mouvement qui vous a fait fuir, entrait-il un peu d'amour à côté de la décence? étiez vous aussi fâchée de l'insulte à la pudeur, que de l'outrage fait à l'amant? L'un vous rend bien respectable à mes yeux; mais combien l'autre vous y rendrait plus adorable encore! et peut-être en l'état cruel où je suis, préférerais-je à vous voir une vertu de moins, pour un degré d'amour de plus, mais où se perd mon imagination? Ne sont-ce pas ces vertus que j'aime? et l'idole de mon coeur est-elle autre chose que la réunion de toutes les vertus? Ah! fuyez, Aline, fuyez toujours le crime quand il vous poursuivra; que ce soit amour ou sagesse, ne le laissez jamais approcher de vous; il ne peut vous atteindre, sans doute, mais qu'il n'ose même vous approcher, imposez-lui par vos regards, contraignez-le par vos discours, éloignez-le par vos vertus, et que son existence soit impossible, dans tous les lieux que vous embellissez.

Je vous enlève une soeur, Aline, une soeur déjà votre compagne, pour vous en rendre une à deux cent lieues de vous, que vous ne verrez peut-être de votre vie. Mais si la malheureuse Sophie ne vous appartient plus par les liens de la nature, que ceux de la pitié vous la rendent toujours chère; plus elle retombe dans l'infortune, plus vous lui devez vos soins. La nécessité où vous allez être de vous en séparer, vous fera peut-être venir l'idée de la rendre à sa mère; ne lui désirez point un tel sort; gardez-vous de la lui donner, elle achèverait de se corrompre. C'est par un motif excusable, sans doute, que Claudine a voulu l'éloigner d'elle; elle croyait, au moyen de cette fourberie, faire passer à cette fille la fortune immense que votre père assurait devoir appartenir un jour à la sienne; mais Claudine ne s'en est pas tenue là; elle est visiblement coupable d'une autre supercherie qui dévoile la bassesse de son âme: elle est de plus très-intéressée; voyant ses projets évanouis, peut-être par des voies moins honnêtes, chercherait-elle à faire retrouver à sa fille, la fortune que n'a pu lui procurer sa première fraude. Le village qu'elle habite est un de ces asyles empestés, où la débauche de la capitale vient se couvrir des ombres du mystère, ne l'y envoyez point. Je vous répond qu'elle n'y serait pas long-tems en sûreté. Les engagemens pris avec Isabeau, ont des écueils, Déterville les a senti: ce sera la où le président fera ses premières recherches, s'il persiste, comme il paraît, dans l'extrême envie de l'avoir; voyez donc, avec votre aimable mère, ce qu'il y aura de mieux pour cette infortunée, et donnez-moi vos ordres, si vous croyez que dans tout ceci je puisse vous être utile encore. Cependant vous voilà tranquille jusqu'à la fin du voyage. Je l'imagine au moins; permettez que je vous invite à mettre cet intervalle à profit, pour faire usage de vos jolis talens, quel que soit l'état que le sort vous destine, vous les retrouverez sans cesse; ils épanouiront la fleur de vos beaux jours, si le ciel, comme je l'espère, vous en accorde après tant de malheurs; ils calmeront vos ennuis, si par une affreuse fatalité, les épines doivent éternellement naître sous vos pas, vous devez donc les cultiver dans toutes les circonstances; je n'en vois qu'une où peut-être ils seraient inutiles, celle où destinés l'un à l'autre, il ne pourrait exister d'instant où nous eussions besoin de nous distraire des sentimens que nous éprouverions.

Pardon des légères craintes qui s'aperçoivent encore dans ma lettre; je les relis avec peine, et n'ose les effacer; qu'elles ne vous effrayent pourtant point; ne les attribuez qu'à l'état de mon âme; ne frémit-on pas toujours pour ce qu'on aime?

LETTRE XXVI.

Le président de Blamont à d'Olbourg.

Paris, ce 20 septembre.

Non, ne te mêles pas d'éduquer cette fille, fais-en ce que tu voudras d'ailleurs; mais ne laisse qu'à moi le soin de la conduire… C'est un trésor que cette charmante Augustine… Il y a là tout ce qu'il faut pour réussir, ne t'en inquiètes pas, je t'en conjure, tout est perdu si tu t'en charges; tu n'entends rien au grand art d'échauffer une jeune tête. Cette science sublime qui nous rend maître des ressorts de l'âme par l'influence des passions, qui nous enseigne à mouvoir tour-à-tour celle qui doit produire un effet désiré; cette étude savante du coeur humain qui nous en développant les plis les plus secrets, nous montre en même-tems sur quelle touche il est bon d'appuyer, les différens usages qu'on doit faire de la louange et de la flatterie; l'indulgence qu'il faut avoir encore pour de certains préjugés; le genre de ceux qui ne nuisent pas, l'espèce de ceux essentiels à déraciner, les nouvelles lumières qu'il faut jeter sur tous les objets; la philosophie qu'il faut répandre, la sorte de délicatesse bonne à mettre en oeuvre en raison de l'âge; du sexe ou de l'éducation du sujet que l'on veut corrompre, jusqu'à quel point on peut s'aider du physique; la manière de manier l'orgueil, de profiter des faiblesses trouvées, de les étendre ou de les changer de but; la façon d'étouffer les remords, de les remplacer par des sensations douces, d'employer enfin au vice qu'on désire, jusqu'aux vertus que l'on découvre; toutes ces profondes subtilités du grand secret de la séduction, sont en un mot ignorées de toi, ne t'en mêles donc pas, mon ami, laisse-moi faire et je réussirai.

Il y a ici quelque chose de bien singulier, c'est que, de la science d'interroger juridiquement, naît celle de séduire criminellement; car, que sont nos interrogatoires captieux? que sont-ils autre chose que des subornations et des séductions épouvantables?

Ainsi voilà donc un de ces cas plaisans, où l'art de la vertu d'éclat qui nous élève et nous fait respecter, conduit à l'art du crime secret qui nous dégrade et qui nous avilit. Sont-ce les extrémités qui se rapprochent?… Non, ce sont les hommes qui se dépravent; ce sont les abus de la civilisation, de cette civilisation si vantée, qui ramène l'homme à l'état de la bête, bien plutôt qu'elle ne l'en tire, qui le courbe, qui l'asservit sous le joug pèsant de l'oppresseur, en faisant adroitement passer à celui-ci toute la somme de félicité dont il prive l'autre, au nom de Farinacius, de Jousse et de Cujas [7]… Qu'importe, profitons-en et taisons-nous; quand le chameau baisse les reins et s'agenouille, le voyageur monte dessus et le gouverne, sans s'aviser de calculer ses forces, il ne s'étonne que de l'ineptie de l'animal qui ne sait pas connaître les siennes. Mais revenons.

A toutes les armes indiquées ci-dessus, je joindrai, comme tu sens bien, le mobile puissant de l'intérêt, véhicule certain sur ces êtres subalternes, qui ne concevant jamais le crime en grand, ne consentent à risquer l'échafaud que dans l'espoir d'une fortune. Pour la demoiselle Sophie, j'avoue qu'elle m'échauffe la tête, aller chercher une retraite chez ma femme; et cette respectable épouse ne pas m'avertir aussi-tôt; s'étayer mystérieusement de tout cela pour me tenir en bride;… eh! non, non, ma charmante; ce n'est pas à vous à jouer au fin avec moi; détendez-vous, et ne combattez pas, une seule de mes ruses ferait échouer si j'en prenais la peine, toutes celles dont vous accoucheriez pendant dix ans. Oh! voilà des délits trop graves pour être pardonnés; le bien-être de la société exige un exemple. J'ai à répondre de ma conduite à tout le corps des maris… Je serais un homme flétri, rayé du tableau, comme disait Linguet, si je laissais de telles fredaines impunies… Heureuse faute! Quelle source de délices je vais trouver dans votre punition; chaque branche est une volupté… tranquillise-toi donc d'Olbourg, je te le répète; bois, mange… et dors, je réfléchirai sur tes plaisirs, et sur notre tranquillité mutuelle: n'est-tu pas trop heureux d'avoir un second tel que moi, un ami qui ne te laisse d'autres soins que celui de cueillir les fruits de tous les forfaits dont il veut bien se couvrir pour ton bonheur; il est vrai que je risque moins que toi. Je l'avoue, afin de mettre ton coeur à l'aise, et de le dégager d'une partie de la vive reconnaissance qui le captiverait sans cela.

De la considération, mon ami, du crédit, de l'argent, une place, voilà tout ce qu'il faut pour faire ce qu'on veut… Je dis bien… une place… oui, une place à l'abri de laquelle on puisse se mettre, en cas de besoin… car dans les nôtres, par exemple, ce n'est pas de se bien conduire qu'on exige, il s'agit seulement d'y obliger les autres. Pour peu qu'on ait fait rouer magistralement une mériter de l'être vingt fois soi-même, si l'on veut, sans le plus petit danger, et voilà ce qui fait que j'aime la France à la folie. Cette impunité qu'y promet un peu de considération, cette assurance de pouvoir tout faire avec un harnois noir, et la caricature ampoulé, roide et rigoriste qu'il faut pour en imposer au vulgaire, est une des choses qui me fera toujours préférer notre bonne patrie, à ces maudits royaumes du nord, où notre crédit se perd, où nos prévarications se punissent, où les peuples éclairés par le flambeau de la philosophie, commencent à croire qu'ils peuvent se gouverner sans nous, et où ils s'avisent d'être heureux sans la peine de mort.

LETTRE XXVII.

Madame de Blamont à Valcour.

Vertfeuil, ce 28 septembre.

Que de variations! que de choses! il semble que le ciel ne m'ait donné un coeur sensible que pour l'éprouver par les plus rudes combats… Je serais bien plus heureuse si je ne sentais rien. Que je suis loin de croire à présent qu'une âme tendre soit un des plus beaux dons de la nature; elle ne nous l'a donnée que pour notre tourment… Que dis-je? et quel blasphème osais-je proférer! N'est-ce pas une injustice à moi, que de prétendre à un bonheur sans mélange? En existe-t-il sous le ciel?… La chose du monde la plus simple, est d'être née pour les revers. Ne sommes-nous pas ici-bas, comme des joueurs autour d'une table?… La fortune favorise-t-elle tous ceux qui s'y trouvent? et de quel droit osent l'accuser ceux qui sèment leur or, au-lieu d'en recueillir? Il y a une somme à-peu-près égale de biens ou de maux, suspendue sur nos têtes, par la main même de l'Eternel; mais il est indifférent sur qui elle tombe; je pouvais être heureuse, comme je suis infortunée; c'est l'affaire du hasard, et le plus grand de tous les torts est de se plaindre… Eh! s'imagine-t-on d'ailleurs qu'il n'y ait pas quelque jouissance… même dans l'excès du malheur; à force d'aiguiser notre âme, il en augmente la sensibilité; ses impressions sur elle, en développant d'une manière plus énergique toutes les manières de sentir, lui font éprouver des plaisirs inconnus à ces êtres froids, assez malheureux pour n'avoir jamais vécu que dans le calme et dans la prospérité; il y a des larmes si douces dans nos situations, ces momens, mon ami, ces instans délicieux, où l'on fuit l'univers, où l'on s'enfonce dans un autre obscur, ou dans le plus épais d'un bois pour y pleurer tout à son aise… ou l'on se replie sous tous les sens de son malheur, ou l'on se rappelle tout ce qui l'agrave, ou l'on prévoit tout ce qui va l'accroître, ou l'on s'en abreuve, ou l'on s'en repaît… Ces tendres souvenirs des jours de notre enfance, où l'on ne les connaissait point encore, ces longues et pénibles réminiscences sur les divers événemens qui nous y ont plongé, ces sombres craintes de le sentir nous accompagner jusqu'à la mort… de voir ouvrir notre cercueil par les mains livides de l'infortune… et près de tout cela, cet espoir si doux d'un Dieu consolateur, aux pieds duquel vont se sécher nos larmes, et commencer toutes nos joies… quoi, mon ami, tout cela ne sont pas des voluptés? Ah! ce sont celles d'une âme douce; ce sont celles d'un coeur délicat; laissez-moi-les goûter un instant avec vous.

Sacrifiée bien jeune [8] à un époux qui n'avait rien pour me plaire, et que je connaissais à peine [9], je n'en formai pas moins, dans le fond de mon âme, le plan des plus rigoureux devoirs… Dieu sait si je les enfreignis jamais… Je vis mes égards payés par des duretés, mes attentions par des brusqueries, ma fidélité par des crimes, ma soumission par des horreurs.

Hélas! je me crus seule coupable; je ne m'en pris qu'à moi de n'être pas aimée, malgré les louanges dont j'étais enivrées chaque jour; j'aimais mieux me croire des défauts ou des torts, que de supposer mon époux injuste: et contente d'avoir obtenu dans mon sein des preuves de son estime, si ce n'en était pas de son amour, tous mes sentimens se portèrent dès-lors sur ces gages sacrés… Eh bien! me disais-je, je serai l'amie de mes enfans, puisque je n'ai pas été assez heureuse pour être celle de mon époux; ils me consoleront de ses duretés, et je trouverai dans leurs bras la félicité qu'on m'enlève. Que de projets ne formé-je pas dès-lors pour la leur! je n'apaisais mes maux que par ces idées; elles seules parvenaient à fermer mes paupières, je ne m'endormais paisiblement qu'avec elles… Je ne voyais plus de revers dès que je croyais avoir trouvé ce qui devait rendre heureux mes enfans. Le ciel ne voulait pas, mon ami, que ce fût encore là pour moi la source du bonheur; j'eus deux filles, l'une m'est ravie au berceau; je la retrouve quand je ne peux jamais la revoir… On veut que l'autre soit aussi malheureuse que moi; et qui… qui m'assaillit de tous ces maux? qui me fait avaler, jusqu'à la lie, la coupe amère de l'infortune? celui que j'ai toujours respecté… chéri; celui que l'on m'avait donné pour être le soutien de mes jours, et qui n'en a jamais été que le destructeur… celui qui s'est tout permis envers moi… envers moi qui aurais mieux aimé perdre la vie que de lui manquer en quoi que ce fût… Celui que je regardais comme mon père après la perte du mien… Comme mon ami… comme mon époux, et qui n'était que mon tyran et mon persécuteur.

Allons, je me tais, Valcour… Je me tais, vous pleurez en me lisant, je le vois, je veux bien mêler mes larmes aux vôtres, mon ami, mais je ne veux pas vous en faire répandre que ma main ne puisse essuyer… Oh! comme nous eussions été heureux cependant… Vous… Mon Aline… Et moi, quels jours sereins et purs eussent été filés pour tous trois… Avec quel calme je serai arrivée près de vous, aux bornes de ma vie! ma vieillesse n'eut été qu'un printemps, les yeux fermés par la tendre main de l'amitié, je me serais plongée dans le cercueil avec la tranquillité du bonheur, au lieu de cela j'y descendrai seule, nul ami ne daignera m'y soutenir, je n'en aurai plus au bord de mon tombeau… Eh bien! voyez comme je retombe malgré tout dans le sombre que je veux éviter… Non… j'arrêterais en vain la source de mes pleurs, elles coulent malgré moi… Mille nouvelles idées me tourmentent… Si vous êtes malheureux, c'est ma faute, je ne devais pas laisser naître en vous une passion que je ne pouvais couronner; je ne devais vous laisser connaître ni Aline, ni sa triste mère; aujourd'hui nous aurions tous bien des chagrins de moins, et l'on ne se console jamais de ceux qu'on donne aux autres… Mais tout n'est pas désespéré; non Valcour, tout ne l'est pas, recevez encore un peu d'espoir de votre bonne et sincère amie, de celle qui désirerait avec tant d'ardeur, mériter ce titre avec vous… Non Valcour, tout n'est pas perdu… Ce barbare époux peut réfléchir, ce monstre qui le suit partout, et qui vous persécute avec tant de furie, sentira peut-être qu'aucuns des plaisirs qu'il espère ne peuvent se rencontrer avec celle qui n'a pour lui que de la haine; j'ai besoin de le penser et de le croire; l'illusion est à l'infortune, comme le miel dont en frotte les bords du vase rempli de l'absinthe salutaire présentée à l'enfant, on le trompe, mais l'erreur est douce.

Comme il m'a abusé cet homme… Je le croyais, on se livre si vite à ce qu'on désire! le malheureux qui fait naufrage saisit avec tant d'empressement le bras qu'on lui tend pour le sauver… Peut-il imaginer que c'est pour le repousser dans l'abyme!… Hélas! vous avez bien raison, il me trompait autant qu'il était en lui, il devait croire Sophie, sa fille, rien ne pouvait l'en dissuader, et ce n'est pas dans de tels coeurs que la nature fait des miracles… Il la croyait telle, et il jurait qu'elle ne l'était pas, le crime est donc dans son entier, et ce que j'ai obtenu de sa fausseté, n'est donc plus que le fruit de sa honte… Ce sentiment mène au dépit, et le dépit a tout dans de telles âmes… Quoiqu'il en soit j'ai des parens, je n'en suis point abandonnée… Je me jetterai dans leurs bras, ils me sauveront, je les implorerai pour mon Aline et pour moi, ils ne voudront pas nous perdre toutes deux… Mais changeons de propos. Valcour, laissez-moi vous rendre compte des projets et de mes démarches, car avec ce langage de la plainte mon coeur s'altère à tout instant.

Vous imaginez bien que je n'ai pu tenir à l'envie de savoir au plutôt des nouvelles d'Elisabeth de Kerneuil. Quelque soit le sort qu'elle éprouve, il m'intéresse trop réellement pour que je n'aye pas désiré de l'éclaircir. Déterville a écrit sur-le-champ à un de ses parens à Rennes, il le supplie de nous donner sur cette jeune personne le plus de lumières qu'il lui sera possible… Nous attendons; ma situation dans ce cas-ci, est très-embarrassante… vous l'avez senti; j'ai, sans doute, le plus grand désir de posséder cet enfant, mais quel droit aurais-je à son coeur?

Le seul titre de mère que je pourrais lui alléguer, me méritera-t-il sa tendresse? n'est elle pas due, toute entière aux parens qui l'ont élevée?… Et puis, travaillerai-je pour le bonheur d'Elisabeth en réunissant à la ravoir? Le sort, ou qu'elle a déjà, on qui lui est réservé, ne sera-t-il pas toujours préférable à celui que je pourrais lui faire, comme cadette?… Et les inconvéniens de la rendre à un père qui peut-être, ou ne voudra pas la reconnaître, ou ne verra dans elle qu'une victime de plus à son insigne libertinage; ces dangers effrayans les comptez-vous pour rien Valcour?… Non, j'aime mieux la laisser où elle est; que je sache seulement qu'elle est heureuse; que je puisse faire connaissance avec elle, la voir une fois, l'aimer toujours, et je me croirai trop contente; mais si cette faible jouissance est refusée à mon âme tendre… oh, Valcour! je serai encore bien infortunée; heureusement je sais l'être, et mon coeur est dans un tel état d'abattement qu'une secousse de plus ou de moins n'est absolument rien pour lui. Il y a l'histoire des biens qui chagrine un peu ma conscience; puis-je laisser ma fille jouir d'une fortune qui ne lui appartient pas? dois-je en priver les héritiers légitimes? Non, sans doute; cette circonstance vous a frappé comme moi; mais mon ami, je dirai aussi comme vous, entre deux maux terribles, choisissons le moindre. A l'égard de Sophie, voici ce que nous avons fait, je ne sais si vous nous approuverez.

Qu'elle appartint ou non au président; Déterville nous opposait toujours le danger certain de la replacer à Berceuil; et l'impossibilité de l'y remettre devenait d'autant plus fâcheuse, que la variation de son sort lui rendait fort doux celui que nous avions arrangé pour elle dans ce village; j'objectais à Déterville qu'il n'avait pas trouvé d'obstacles à l'établissement de cette fille à Berceuil, dans les premiers momens où nous l'avions conçu, ne la croyant pas fille légitime, et que je n'entendais pas pourquoi il en trouvait maintenant qu'elle n'appartenait ni au mari ni à la femme; il me répondit qu'il avait foncièrement désapprouvé ce parti dans toutes les circonstances, mais que plus les recherches du président paraissaient évidentes, plus il croyait Berceuil dangereux. Qu'elle fût sa fille ou non, nous ne devions pas douter à-présent du désir qu'il avait de la ravoir, que dès qu'il la saurait hors de Vertfeuille, il ne manquerait pas d'envoyer chez Isabeau, et qu'alors au lieu de sauver Sophie, il est clair que je la sacrifiais;… je me suis rendue; nous avons donc décidé, un cloître à Orléans, où nous travaillerions à lui faire prendre le goût de la retraite, et à l'enchaîner au bout de quelques années par des voeux, si elle n'y sent aucune répugnance; et ce sort quelque dur qu'il' puisse être, la dérobant à celui bien plus fâcheux sans doute, que lui aurait réservé la vengeance de ses deux persécuteurs, nous parut décidément le plus sage de tous.

Il s'agissait de prévenir cette infortunée des changemens de son sort et de sa naissance, j'y prévoyais trop de chagrin pour vouloir m'en charger moi-même; notre ami a rempli ce soin, après beaucoup de larmes, comme vous l'imaginez aisément, elle a d'abord témoigné quelque désir d'être rendue à sa mère; convaincue enfin du danger qu'il y avait à ce parti, elle a réclamée a chère Isabeau; elle renonçait volontiers à la dot, au mariage, mais elle voulait demeurer avec Isabeau… Autres dangers, et elle a enfin conçue ceux-là comme les premiers: «Il faut vous dérober au président, lui a dit Déterville, il est certain qu'il vous cherche, nous ne pouvons en douter, il est évident qu'il vous traitera mal s'il vous découvre, une éternelle retraite devient le seul parti qui puisse vous garantir et de ses piéges et de ses fureurs, vous y serez moins comme protégé, que comme parente de madame de Blamont, et vous y jouirez de cent pistoles de pension; ce sort la ne vaut pas celui d'être sa fille, mais dès que de malheureuses circonstances vous enlèvent cette douce satisfaction, vous serez mieux là qu'en nul autre endroit». Eh bien! j'irai! s'est-elle écriée, en larmes; je suis à charge à tout le monde; je ne puis trouver d'abri sur la terre, que l'on me mette où l'on voudra, je serai par-tout pénétrée de reconnaissance des bontés de la dame qui veut bien ne pas m'abandonner;… dès que je l'ai su dans cet état, j'ai couru l'embrasser, elle s'est précipitée dans mes bras, toute en pleurs, et m'a prodiguée les choses les plus tendres et les plus flatteuses; en vérité, mon amie, il y a des instans où mon coeur l'emporte sur les réalités que vous nous avez apprises… Il est impossible que les vertus de cette âme charmante se trouvent dans la fille d'une paysanne dépravée, telle que vous nous avez peint cette Claudine. Mais il fallait s'en tenir aux preuves et l'arracher; nous l'avons donc, Aline et moi, avant-hier conduite aux Ursulines d'Orléans dont je connais la supérieure, je l'ai recommandée comme une parente, et placée sous le nom d'Isabelle-des-Ganges, avec mille livres de rentes, dont l'acte lui a été passé sur-le-champ, je n'ai point caché mes motifs de mystère à la supérieure, j'y ai intéressé sa religion et sa pitié, elle ne communiquera qu'avec moi pour tout ce qui concerne cette jeune personne, et cachera absolument son existence au reste entier de la terre. Mais je la verrai… cette chère enfant… je le lui ai promis, elle me l'a demandée avec instance, elle m'a dit qu'elle renoncerait plutôt à tout le bien que je lui faisais qu'à cet engagement, elle m'a demandé la permission de m'écrire, et sur-tout de pouvoir faire passer quelque chose tous les ans sur sa pension à Isabeau. Ces deux demandes faisaient trop d'honneur à son âme tendre pour être refusées; je les lui ai accordées de tout mon coeur, et nous nous sommes quittées… Quand elle m'a vue prête à ouvrir la porte du parloir… son âme a éclatée, elle a jetée ses jolis bras au travers des grilles, elle a demandée avec instance la faveur de baiser encore une fois les mains de ses bienfaitrices: nous sommes revenues sur nos pas, et la douleur l'a suffoquée en nous embrassant encore toutes deux… Voilà donc l'être que le président accuse de fausseté, d'imposture et de crimes, ah! puisse-t-il pour le bonheur de ce qui lui appartient être aussi pur que celle qu'il ose calomnier ainsi.

Nous nous sommes retirées, et je vous réponds qu'Aline n'était pas en meilleur état que moi. Nous ne sommes pourtant parties de la ville que le lendemain après avoir appris que cette pauvre fille était aussi bien qu'elle pouvait être pour sa situation, elle avait devinée elle-même la mort de son enfant, quand elle avait vue qu'on ne lui en parlait pas. Mais Déterville l'avait si bien ramenée à la raison sur cet objet, que sa douleur a été beaucoup moins vive que nous ne l'aurions cru.

Pendant que j'agissais de ce côté, Déterville allait de l'autre rompre nos engagemens de Berceuil; la bonne Isabeau a été désolée, je n'ai pu résister au charme de lui laisser une petite somme sur l'argent que je retirais du curé, ainsi qu'une autre à ce bon pasteur pour les malheureux de sa paroisse. Il est si doux mon ami de faire un peu de bien, et à quoi servirait-il que le sort nous eût favorablement traité, si ce n'était pour satisfaire tous les besoins de l'infortuné? nos richesses sont le patrimoine du pauvre, et celui qui ne sent pas le plaisir de les soulager, a vécu sans connaître et la véritable raison pour laquelle il était né plus à son aise qu'un autre, et les plus doux charmes de la vie.

Toutes nos opérations terminées, nous nous sommes réunis, nous nous sommes regardés, comme le feraient des gens, qui du sein de la tranquillité auraient subitement passés dans celui des angoisses et des tribulations; et, qui voyant enfin le calme renaître… Je dis le calme,.car j'y crois, et ne vois absolument rien qui puisse le troubler jusqu'à notre retour à Paris. Alors, mon intention est de demander de seconds délais, de contenir du mieux que je pourrai le président, avec le peu de moyens que je retire de tout ceci, et d'armer enfin mes parens s'il le faut; car soyez-en bien sûr, il n'y aura que la force qui pourra me décider à sacrifier ma fille au scélérat qui la désire… et si je gagne ma cause, en faveur de qui sera-ce?… Connaissez-vous l'homme à qui je la destine?… C'est au plus digne de la posséder… C'est au meilleur ami de mon coeur.

LETTRE XXVIII.

Aline à Valcour.

Vertfeuil, ce 8 octobre.

Oh Valcour! vous avez partagé mes peines… elles ont pénétrées votre coeur! Combien me sont précieux les témoignages que vous m'en donnez! Je pardonne moins à mon père tout ce qui s'est passé que sa funeste liaison avec ce vilain homme. S'il pouvait perdre ce malheureux ami, je suis sûre qu'il redeviendrait plus honnête, il a plus d'esprit que ce monstre, et pourtant il est entraîné par lui. Perfide effet du vice!… Je le haïssais tant, que je croyais que pour séduire, il lui fallait au moins des charmes, je me trompais, grand Dieu! vous le voyez, il y réussit en n'offrant à nud que sa laideur.

Vous me demandez, mon ami, si l'amour avait autant de part que la décence au mouvement qui m'a fait fuir? ah! comment voulez-vous que je puisse distinguer entre ces deux effets… Ce que je crois… ce que je sens, c'est que l'amour les réunit, les confond tous si bien en moi, qu'il n'est pas une seule pensée de mon esprit, pas un seul mouvement de mon coeur qui ne soit dû à ce premier sentiment; il dirigera toujours tous les pas que vous me verrez faire, et quand vous exigerez de moi de vous dévoiler des motifs; je ne vous offrirai jamais que mon amour.

J'ai bien pleuré cette pauvre Sophie, quels revers!… Hélas! elle se croyait ma soeur, aujourd'hui la voilà fille d'une paysanne trop indigne d' elle pour qu'on ose même la lui rendre; elle n'y perdra rien, ma mère m'a promis de la regarder toujours comme sa fille, je lui ai juré de l'appeler toujours ma mère, et de lui conserver à jamais tous le sentimens de ce titre… et celle à qui je les dois réellement… Je ne la verrai donc jamais?… Qui sait?… Déterville a écrit; nous attendons. Ah! comme je ferais de bon coeur le voyage de Bretagne pour aller l'embrasser!… Mais je ne voudrais pas qu'elle sut que je lui appartins. Je voudrais faire accidentellement connaissance avec elle, pour voir si nos caractères se conviendraient… Si elle finirait par m'aimer… Pour moi, je sens que je l'aime déjà… ah! chimères que tout ceci! Je parierais bien que je ne la verrai de ma vie… Quelle fatalité! que de dérangement!… que de désordre dans une famille cause la cupidité d'une malheureuse nourrice; je ne suis pas sévère; mais convenez, mon ami, que de telles fautes ne devraient pas rester sans punition?

Le comte de Beaulé est revenu nous voir, je l'aime, il vous estime, oh, mon ami! quel titre pour être chéri de moi! J'étais d'avis que ma mère lui confia nos peines… Peut-être le fera-t-elle, assurément il nous servirait de tout son pouvoir. Julie me disait hier que c'était un ancien amant de ma mère… Quelle histoire! j'en ai ri, le comte est bien plus vieux; mais il était jeune encore, quand ma mère entrait dans le monde, et ils se connaissent depuis cette époque… Ah! si jamais cette femme respectable avait due s'écarter des devoirs pénibles et rigoureux que lui imposoit le ciel, assurément le choix qu'elle aurait fait du comte aurait bien excusé ses erreurs. Oh, mon ami! laissez-moi rire une minute avec vous, la joie est si peu souvent dans mon coeur, que vous devez bien un peu d'indulgence aux courts momens où je m'y livre; mais si elle était vraie cette folie que je viens de dire, si j'étais la fille du comte de Beaulé… je gage que vous l'aimeriez mieux… Allons… Je ne veux plus dire d'extravagances, ma gaieté n'est pas assez bien revenue pour cela… celles-ci sont tellement chimériques, que j'ai cru pouvoir me les permettre pour vous amuser un instant. S'il est une femme au monde à qui soit dû légitimement les titres de chaste et de vertueuse, on peut bien dire que c'est à celle-là! et quel mérite elle avait à s'en rendre digne… Vous le savez, mon ami… Combien de fois lui ai-je vu déplorer dans mes bras le poids du fardeau dont elle était accablée… Si cet homme cruel se fut contenté de la négliger, elle eût trouvée dans son indifférence pour lui, des raisons de pardonner ces torts-là; mais le pervers… Changeons de propos, c'est mon père, et je dois respecter dans lui jusqu'à ses écarts… Hélas! je le ferais sans peine, si ces torts n'outrageaient pas la meilleure des mères: mais ce que je dois à celle-ci, me fait quelquefois oublier ce qu'exige l'autre, et l'obligation de haïr le persécuteur de celle qui m'a porté dans son sein, vient souvent m'affranchir des sentimens dus à celui qui m'y plaça. Adieu, mon ami, ma tête s'attriste; je ne veux pas vous ennuyer. Nos aventures… La saison qui s'avance, tout cela dérange un peu et notre plan de vie et nos promenades… oh! combien voilà de tems que je ne vous ai vu!… Près de sept mois, si vous voulez je vous dirais de même en jours, en heures et en minutes; ces affreux intervalles sont mis par moi au rang des instans où je ne vis pas… Ah! si l'on retranchait ainsi de sa vie tous ceux où nul plaisir ne doit naître pour nous; vivrait-on en tout plus de quatre ans?

LETTRE XXIX [10].

Le chevalier de Meilcourt à Déterville.

Rennes, ce 12 octobre.

Je désirerai, mon cher Déterville, pouvoir répondre, et plus au long, et d'une manière plus satisfaisante, à la lettre que vous m'avez fait l'amitié de m'écrire, mais enchaîné par des considérations dont je dépends essentiellement, je ne puis vous donner sur l'objet de vos demandes d'autres lumières que celles qui sont contenues dans le peu de lignes que vous allez lire.

Elisabeth de Kerneuil, douée de tous les agrémens de la figure et de l'esprit, mais fille d'une mère qui ne pouvait la souffrir, répondit fort jeune encore aux sentimens du comte de Kerneuil, l'un des premiers gentilshommes de Bretagne. Les obstacles invincibles qu'ils éprouvèrent l'un et l'autre à l'union qu'ils désiraient, furent causes de deux malheurs qui out à jamais perdus ces jeunes gens. Le comte s'est expatrié, il a servi quelque tems en Russie… On l'y croit mort; avant que la nouvelle ne s'en répandit, mademoiselle de Kerneuil avait déjà fini sa vie d'une manière plus affreuse, elle se tua dès qu'elle vit l'impossibilité d'appartenir jamais à l'objet de ses feux… Son père était mort depuis long-tems, sa mère a terminée ses jours deux ans après l'événement qui trancha ceux de sa fille, et comme mademoiselle de Kerneuil était fille unique, les biens ont passés à des collatéraux… c'est tout ce que je puis vous dire, qui que ce fut que vous interrogeassiez dans notre province, ne vous répondrai pas avec tant de franchise; il altérerait les faits, avec d'autant plus de vraisemblance qu'on avait fait courir des bruits très-divers sur cette malheureuse aventure… vous eussiez sans doute désiré plus de détails, mais les liens que j'ai avec les deux familles me les interdisent. Adieu, mon cher cousin, j'exige votre parole, que ce que je vous dis ne sera jamais révelé qu'aux personnes qui vous chargent de m'écrire, et que vous voudrez bien engager au secret.

LETTRE XXX.

Madame de Blamont à Valcour.

Vertfeuille, ce 16 octobre.

Lisez et pleurez avec moi…, ne le savais-je pas, que je ne retrouverais cette fille une minute, que pour la regretter éternellement… Elle était malheureuse… Ah comme je l'aurais aimé!… elle s'est tuée de désespoir… Elle était haïe… Funeste erreur!… Tout cela fut-il arrivé sans l'infamie de cette nourrice? sans l'affreux projet de mon époux? J'aurais voulu de plus grands détails, mais à quoi m'eussent-ils servis?… je l'ai perdu!… je ne la verrai jamais!… Il faut étouffer tous les mouvemens de mon coeur, ah! j'apprends depuis tant d'années à leur faire violence, qu'un sacrifice de plus ne devrait pas me coûter… Valcour, écrivez-moi…; calmez-moi, vous n'imaginez pas combien j'ai besoin de l'être, mon coeur toujours déçu, veut les secours de l'amitié, il lui faut un sentiment réel pour le consoler de toutes illusions qui l'égarent. En vérité, c'est un grand malheur d'être organisé moins grossièrement qu'un autre, pour une ou deux jouissances meilleures, on y trouve vingt tourmens de plus.

L'excès des précautions que nous sommes obligée de prendre, nous privera peut-être de vous écrire aussi souvent que nous le faisions; cet homme cruel se fait informer de tout, et il n'y a pas une de ces manoeuvres qui ne me fasse frémir. Cependant, ne vous inquiétez nullement, il ne se passera rien de sérieux que vous n'en soyez instruit aussitôt. Adieu, plaignez-moi et ne cessez jamais de m'aimer.

LETTRE XXXI.

Valcour à Madame de Blamont.

Paris, ce 22 octobre.

Oui, madame; je l'avoue, trop de sensibilité est un des plus cruels présens que nous ait fait la nature; en ce moment, cet exès fait votre malheur. Votre âme est d'une délicatesse qu'elle semble toujours voler au-devant de toutes les infortunes pour s'en composer des supplices. On dirait qu'elle aime à s'en nourrir, et que cette manière d'exister comme plus vive, devient celle qui lui va le mieux. Que vous importe cette fille que vous n'avez jamais connue? c'est bien assez de pleurer sur des maux réels, sans regretter les plaisirs qu'on n'a pu prendre. Avec cette façon de penser, on se ferait des peines de tout, et l'on s'y rendrait fort malheureux. Sans doute, notre amour pour nos enfans doit être en raison du leur pour nous; il me paraîtrait tout aussi déplacé d'aimer un enfant qui nous haïrait, qu'il est fou, (pardonnez-moi l'expression,) d'en aimer un que nous ne devons jamais voir. L'amour suppose des rapports, et quels sont ceux qui peuvent exister entre nous et un être inconnu? Peut-être trouverez-vous mes moyens de consolation un peu durs; mais il faut impitoyablement enlever à un coeur aussi sensible que le vôtre, la facilité perpétuelle qu'il a de s'affliger; retrouvez dans le sein de votre Aline;… de cette Aline qui vous adore, les jouissances que la mort de Claire vous dérobe; ah! votre santé m'inquiète bien plus que cette perte qui ne doit en vérité vous faire aucune impression! voilà une chose réelle à ménager et qu'il ne faut pas sacrifier à des chimères; songez que vous vous devez à ménager et qu'il ne faut pas sacrifier à des vous-même, à une fille qui ne respire que pour vous, à des amis, au nombre desquels j'ose me mettre, et que désolerait la plus petite altération d'une santé qui leur est si chère; j'apprends avec douleur que vous voulez être quelque tems sans me donner de vos nouvelles; je vous remercie de l'instant que vous avez choisi pour me le dire; mon coeur uniquement rempli de vos chagrins, sent bien moins ceux dont cette menace l'accable… Ne vous occupez que de vous, madame, ne pensez qu'à vous, je vous en conjure; je serai consolé de tout, que dis-je, je serai toujours heureux, quand j'apprendrai que vous souffrez moins. C'est la seule chose que je vous supplie de ne me jamais laisser ignorer.

LETTRE XXXII.

Valcour à Aline.

Paris, ce 5 novembre.

Quel silence! je n'ai osé le troubler, mais en étais-je plus tranquille,… s'il m'était possible de vous voir! je souffrirais bien moins de ces privations de lettres… mais vivre sans vous entendre et sans vous contempler, Aline!… concevez-vous la violence de ce supplice? et pourquoi ne vous verrais-je? pourquoi ne m'accorderiez-vous pas une minute? je sens toute l'étendue de la demande, je ne me rappelle qu'en tremblant qu'elle m'a déjà été refusée; mais je trouve dans la force de mon amour, le courage de la refaire encore… Pendant ces longues soirées… 'arriverais déguisé… Le plus profond mystère ensevelirait cette démarche… Je me jetterais un instant… un seul instant aux pieds de votre respectable mère et aux vôtres, quel calme répandrait cette minute de bonheur sur le reste des jours malheureux que je dois passer encore loin de vous. Pouvez-vous exiger que ces jours,… ces jours infortunés qui vous sont consacrés, s'usent ainsi dans les larmes et la douleur?… Ah! qu'il me soit permis d'acheter au prix de mon sang cette faveur que j'ose implorer!… que je la paye de ma vie s'il le faut, je ne veux exister que ce seul intervalle, et j'abandonne, sans regrets, tous les momens qui doivent le suivre. Que me sont ceux où je suis condamné à vivre sans vous! en vain, Aline,… en vain fais-je tout ce que je peux pour éloigner de moi ce désir violent, il renaît sans cesse dans mon coeur, toutes mes idées me le ramènent, je dois mourir ou le satisfaire… ce qui me distraisait autrefois, m'est à charge, je parcours les beautés de la nature;… je l'étudie, je cherche à la surprendre dans ses secrets, et elle ne me montre jamais que mon Aline. Ayez pitié de votre ouvrage, ne me punissez pas de mon amour!… ne cherchez pas surtout à me calmer par des raisons; mon coeur n'écoute plus que le sentiment qui l'entraîne, si vous ne le satisfaites pas Aline, vous allez le réduire au désespoir,… et vous n'échapperez pas à vos remords… Votre excès de rigueur aura fait deux malheureux, sans que quelques bienséances où vous aurez inutilement sacrifié, vous donne une vertu de plus.

LETTRE XXXIII.

Madame de Blamont à Valcour.

Vertfeuille, ce 12 novembre.

Oui, c'est moi qui réponds; votre Aline est trop faible pour s'en charger, vous la faites pleurer;… vous me faites du chagrin, vous vous en faites à vous-même, et voilà ce me semble, tout ce qui résulte de ce petit moment d'effervescence que vous n'avez pu contenir. Ne sentez-vous donc pas l'impossibilité de votre proposition, et dans la circonstance où nous sommes, pouvez-vous exiger une telle chose? vous dites que vous m'aimez, si cela est, ne cherchez donc pas à me rendre plus malheureuse que je ne le suis; doutez-vous que ce ne fut sur moi que retomberait l'orage si la démarche était découverte? Ah mon ami! appelez ici au secours de votre raison cette délicatesse qui caractérise si bien le coeur qui m'a séduit… Consultez-là, vous verrez si elle vous permet de vouloir acheter un moment de bonheur, au prix de celui des gens qui vous aiment le mieux dans le monde. Croyez-vous que cela put être ignoré, je suppose que cela fut, serais-je moins coupable d'y avoir consenti, malgré la promesse que j'ai faite de m'y opposer. Je sais bien que je n'ai rien à craindre de vous. Votre honnêteté, vos vertus me rassurent et l'amant assez délicat pour n'exiger un rendez-vous de sa maîtresse qu'en présence même de sa mère, ne deviendra jamais le séducteur de celle qu'il aime, ainsi ce n'est pas sur elle que tombent mes craintes… c'est sur vous seul… vous éloignerez votre bonheur… Que dis-je, vous le détruiriez à jamais. Travaillons plutôt à l'obtenir un jour sans mélange, qu'à le goûter ainsi par portion, qu'à hasarder pour un moment heureux qui, peut-être, ne réussirait pas, la certitude de le savourer bientôt tout entier… Non, je m'oppose à cette fantaisie, je fais plus, j'exige qu'au moins d'ici à quelque temps vous ne m'en parliez plus,… vous qui invitez les autres au courage,… est-ce ainsi que vous en faites paraître?… Je vous pardonnerais si vous aviez quelques motifs de jalousie, mais vous êtes aimé, vous l'êtes uniquement, rien ne peut agiter votre âme, rien ne doit la porter au désespoir; songez que c'est moi,… moi qui vous aime peut-être autant qu'elle, que c'est moi qui vous défends de vous désespérer, et que c'est moi que vous affligerez, si vous ne me mandez pas que vous êtes plus sage. Oh pauvre philosophie! est-ce donc de cette manière que tu captives le coeur de l'homme, est-ce donc ainsi que tu te rends maître de ses passions!… La voilà cette chère Aline, la voilà près de moi, qui pleure comme un enfant,… mais maman, dit-elle, avec ses deux grands yeux tout en larmes,… il me semble qu'un petit quart d'heure,… eh bien! vous le voyez,… ne la grondez donc pas, elle le désire autant que vous, que cette certitude vous calme;… ruais cela ne se peut pas, soyez bien sûr que si je n'y voyais pas moi-même les plus grands dangers, je l'aurais peut-être imaginé la première, croyez-vous que je ne sache pas ce qui peut convenir à l'amour. Je n'ai jamais connu, dieu merci, cet espèce de délire, mais je le conçois, rassurez-vous donc, vous êtes aimé, oui, j'ai voulu que ce mot fut tracé par celle même qui l'écrit d'après son coeur, on vous aime, on s'occupe de vous, on travaille pour vous, mais ne détruisez pas l'effet de nos soins, et ne cherchez pas à tout perdre pour un instant de satisfaction, qui ne servirait peut-être qu'à nous replonger dans un abyme de tourmens et de maux… Oh mon ami! pardonnez-moi… Je sens bien que je vous rends malheureux, aimez-moi assez pour me dire que non,… pour m'assurer que vous avez déjà fait le sacrifice de cette extravagance… Oui, dites le moi, j'aime mieux que la victoire soit le fruit de votre raison que de mes argumens, à côté du bien que je fais, je n'aurais pas du moins le chagrin d'imaginer que je vous tourmente, ma jouissance sera toute entière, je serai sûre que vous avez été raisonnable par le seul effet de vos réflexions, et je n'ai pas la douleur de déchirer votre âme en vous écrivant les miennes.

LETTRE XXXIV.

Déterville à Valcour.

Vertfeuille, ce 15 novembre.

Depuis assez long-temps, tu dois t'être aperçu, mon cher Valcour, que quand les lettres sont de moi, il s'agit toujours de quelques nouvelles catastrophes… Eh bien! voilà déjà la tête en l'air… La philosophie hors de ses gonds, comme disait l'autre jour une certaine dame de ta connaissance, à propos de ton ridicule projet… plus de tranquillité,… plus de principes,… plus de bon sens!… Qu'il faut peu de choses pourtant pour faire un fou d'un homme raisonnable, et souvent un être très-sensé de la plus extravagante des créatures. Il me prend envie de t'impatienter,… voyons, calculons d'un côté tous les événemens que tu dois regarder comme heureux. Secondement, tous ceux qui peuvent t'être contraintes; troisièmement, enfin, tous ceux qui ne te sont qu'indifférens. Il est bien certain que ce que j'ai à t'apprendre est dans l'une de ces trois classes, formons-les; il serait possible d'abord que le président fut revenu; qu'Aline fut enlevée,… possible qu'il se fut mis à la raison, qu'on t'attendit pour un mariage… extrêmement simple, que des inconnus fussent fortuitement arrivés à Vertfeuille, et nous eussent appris des choses très-extraordinaires; n'est-il pas vrai, mon cher, que tous ces incidens sont dans la classe des choses possibles? eh bien! calme tes craintes sur le premier; ne te livre pas tout-à-fait au doux espoir du second, et écoute pacifiquement le troisième.

Le soir que madame de Blamont t'écrivit, nous étions, elle, Aline, Eugénie et moi, à raisonner sur ta folie; M. de Beaulé jouait aux échecs avec madame de Senneval, il était environ huit heures du soir, le ciel très-obscur se remettait à peine d'un ouragan épouvantable, lorsque tout-à-coup nous entendîmes un homme à cheval, faire retenir la cour de son fouet… de ses cris, et appeler à lui de toutes ses forces… On ouvre les portes, les valets courent.-On éclaire, madame de Blamont frémit, Aline et elle s'imaginent revoir encore le terrible objet de leurs craintes, le comte lui-même tout échec et mât qu'il est, vole avec moi à la suite des valets, et nous amenons enfin dans le premier anti-chambre, un malheureux domestique mouillé jusqu'aux os, crotté par-dessus la tête, qui nous demande s'il est dans la route d'Orléans? et s'il lui reste bien du chemin à faire pour arriver dans cette ville?-Beaucoup, et d'où venez-vous?-de Lyon, nous allons à petite journée à Paris, mon maître qui me suit avec sa femme a voulu passer par la route d'Orléans, et ce maudit caprice est cause que nous voilà perdus. Je connais l'autre chemin, point du tout celui-ci… La nuit est venue… Un temps du diable, marchant en tête de la voiture, j'ai égaré le postillon qui me suivait, parce que je m'égarais moi-même, et nous voilà à présent je ne sais où;-chez d'honnêtes gens.-Je le vois bien, mais nous aimerions mieux être à l'auberge; parce que mon maître qui voyage incognito, entendez-vous, ne veut gêner personne, et il n'acceptera sûrement jamais l'asyle que vous allez avoir la politesse de lui offrir.-Et où est-il votre maître?-A deux cents pas d'ici, au coin de l'avenue, s'il y avait eu seulement une chaumière, il s'y serait arrêté; mais il n'y a que des arbres, il m'a envoyé devant pour tacher d'obtenir quelqu'éclaircissemens sur la route qu'il nous faut prendre.-Allez le chercher, lui a dit le comte, et dites-lui que madame la présidente de Blamont, dans la terre de laquelle il est, serait très-fâchée qu'il ne lui fit pas l'honneur de venir souper chez elle.-Ma foi, monsieur, vous nous rendez la vie, vive les honnêtes gens morbleu, si j'étais tombé dans une caverne de voleurs, on ne m'aurait pas tant fait de politesse, et l'écuyer fidèle revole vers son maître, pendant que le comte s'empresse d'apprendre à madame de Blamont la liberté qu'il vient de se permettre, en offrant sa maison à ces voyageurs égarés. Cette femme charmante que l'on sert quand on lui prépare le plaisir de faire une bonne oeuvre, a comme tu crois, sonné bien vite pour donner des ordres, on a allumé des flambeaux, et on a couru au-devant de la voiture pour la conduire plus sûrement à la maison; un quart-d'heure après, les portes du salon se sont ouvertes, et nous avons vus paraître un jeune homme d'environ 27 ans, nous présentant comme lui appartenant une femme de 17 à 18 ans, et nous offrant l'un et l'autre à côté des traits les plus doux et les plus réguliers, le ton le meilleur et le plus honnête.

Quelles grâces ne dois-je pas rendre à la fortune, madame, a dit le jeune homme à la maîtresse du logis, de l'accident qui nous arrive, puisqu'à lui seul est dû le bonheur inespéré pour moi de vous offrir mon respect; je ne vous demanderais qu'un guide, madame, si mes chevaux n'étaient pas rendus, et si j'osais ravir à votre coeur le charme que je lui vois goûter à l'hospitalité qu'il nous donne; et pendant ce tems là, la jeune femme s'exprimait avec encore plus d'agrément et de facilité. Elle était habillée à l'anglaise, un élégant chapeau de paille sur les yeux, la taille mince et bien prise, de très-beaux cheveux noirs, négligemment attachés par un ruban rose, une vivacité extraordinaire dans les yeux; le nez un peu aquilin, de belles dents, de très-jolis détails, et une finesse étonnante dans les traits… On s'est assis, on a jasé un instant, et on s'est mis à table… Vous alliez à Paris, monsieur, a dit madame de Blamont, au jeune homme?-Non, madame, je ramène ma femme au sein de sa famille, dans la province du Mans, et je rejoins mon corps après l'y avoir laissée; êtes-vous des nôtres, a dit le général Beaulé, servez-vous dans la cavalerie?-Non, monsieur, je suis capitaine au régiment de Navarre, et je vais le retrouver à Calais, après avoir remis ma femme entre les mains de sa mère; nous venons de voir, en Dauphiné, un vieil oncle à moi, qui voulait nous embrasser avant que de mourir, et qui nous a laissé douze mille livres de rente.-Voilà le voyage bien-payé, a dit madame de Senneval.-Oui, madame, si quelque chose pouvait payer la mort des gens qu'on aime et qui nous tiennent d'aussi près. Au dessert, Léonore, c'est le nom de cette charmante aventurière, a eu un petit moment de vapeur; Sainville, son époux, a volé à elle… Ne vous alarmez pas, madame, a-t-il dit à madame de Blamont, ce sont des accidens de jeune femme, qui doivent peu surprendre dans les premières années d'un mariage; nous vous demandons la permission de nous retirer… Et ils sont montés tous les deux dans l'appartement qui leur était destiné. Comme Léonore n'a point de femme avec elle, madame de Blamont lui a envoyé les siennes; elle les a remercié très honnêtement, et ne s'en est point servi.

Revenus tous du premier étonnement de cette aventure, il nous a été impossible de ne pas entrevoir des contradictions dans le récit de nos voyageurs; d'abord le valet nous dit qu'ils viennent de Lyon, et qu'ils vont à Paris.-Le maître, ou qu'il oublie l'ordre donné à son valet, ou qui a peut-être négligé de lui en donner un, nous assure, au contraire, que c'est du Dauphiné qu'il vient, et que c'est vers le Maine que leurs pas se dirigent. La tournure de la jeune personne nous parut d'ailleurs un peu suspecte. Elle a le ton gracieux et poli, sans doute, l'air de l'excellente éducation. Mais en l'examinant un peu mieux, on voit qu'il y a plus d'art que de nature dans ce qui lui donne les dehors de la bonne compagnie. Ses manières sont étudiées, ses gestes arrangés, sa prononciation belle, mais affectée; elle est compassée dans ses mouvemens, et au travers de tout cela, cependant on trouve de la candeur et de la modestie. Le jeune homme est d'une très-jolie figure, brun, un peu hâlé, lestement fait, de très-beaux yeux, les cheveux superbes, son ton est moins maniéré que celui de la personne qui l'accompagne, mais on voit qu'il connaît celui du monde, et qu'il a tout ce qu'il faut pour y réussir. Au milieu de nos combinaisons, le comte chercha le nom de Sainville dans l'état du régiment de Navarre, et ne le trouva point. Nos soupçons redoublèrent… Nous demandâmes l'ordre qu'ils avaient donné à leurs gens. Ils leur avaient dit de s'informer de l'instant où madame de Blamont serait visible le lendemain matin, d'entrer chez eux une heure avant, et qu'ils partiraient immédiatement après avoir pris congé de la maîtresse du château.-Parbleu, dit le comte de Beaulé, ce sont-la deux aventuriers, je le parie, il faut qu'ils nous payent l'hospitalité par le récit de leur histoire.

Un moment, par délicatesse, madame de Blamont s'oppose à ce projet; elle craignait que cela ne les fâchât; plus il y a de contradictions dans ce qu'ils disent, plus il est clair, objectait-elle, que leur intention est de se cacher, le valet en est convenu, il nous a dit que son maître voyageait mystérieusement, ne les contraignons pas à nous avouer leur secret. Cette hospitalité que nous leur accordons, ne nous oblige qu'à des égards;… nous y manquerions, ce me semble, en les forçant à se dévoiler.-Mais il ne s'agit que de leur proposer, a dit madame de Senneval; si cela les afflige, nous les laisserons partir sans leur en parler davantage: et si, dans un cas contraire, ils viennent à y consentir, pourquoi nous priver de cet amusement? Eugénie proposa de faire questionner leurs gens, madame de Blamont ne le voulut pas, et définitivement la résolution prise fut, que la maîtresse du logis irait elle-même voir la jeune femme le lendemain matin; qu'elle commencerait par l'inviter a se reposer quelques jours à Vertfeuille; qu'insensiblement elle lui laisserait apercevoir l'intérêt qu'elle prenait à cette belle voyageuse, et le désir qu'elle aurait de la connaître plus particulièrement… Mais timide, comme tu la sais, elle n'osa jamais faire cette visite seule, et je fus choisi pour l'y accompagner. Comme elle avait fait dire exprès qu'il ferait jour chez elle à neuf heures, afin d'être sûre de les trouver levés à huit et demies; nous y passâmes à cette heure, leur toilette était achevée, et ils se préparaient à descendre… Ils témoignèrent combien ils étaient honteux d'être prévenus. Les politesses furent réciproques de part et d'autres. Madame de Blamont engagea la conversation avec beaucoup d'adresse; le mari et la femme, tous deux remplis d'esprit, la le vinèrent, et loin de se refuser à ce qu'on paraissait désirer d'eux, ils témoignèrent, sans la moindre contrainte, qu'ils étaient trop heureux de pouvoir reconnaître, par une aussi faible marque d'obéissance, toutes les attentions dont on les comblait:-n'imaginant pas que nous pouvions vous intéresser à ce point, madame, dit Sainville, vous nous pardonnerez d'avoir un peu déguisé le vrai en arrivant hier chez-vous. Il est des choses que l'on peut cacher, sans offenser en rien ceux avec qui l'on les déguise, en ne nous refusant point aujourd'hui aux éclaircissemens que vous exigez, peut-être serons-nous même encore, contrains à quelques restrictions; mais comme elles ne diminueront en rien la singularité de nos récits; vous nous, les pardonnerez, madame, bien sûr que l'exactitude la plus entière guidera tous nos autres détails… Contente de ce qu'elle obtenait, madame de Blamont n'osa pas appuyer d'avantage; et il fut convenu que l'on ferait un déjeuner dînatoire, qui, nous formant une plus grande journée, nous donnerait le temps de prêter toute notre attention aux aventures que nous devions entendre. On se mit donc à table de très-bonne heure, et dès que l'on fut rentrés dans le sallon, la compagnie s'étant rangée en demi-cercle, autour de ces deux jeunes personnes, Sainville commença son récit dans les termes suivans.

Le courier part, l'heure presse, tu permettras, mon cher Valcour, que ce long détail fasse le sujet de ma prochaine lettre, et je t'embrasse.

Fin de la seconde partie.

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