ROBERT HARRIS Archange

À la mémoire de

Dennis Harris (1923–1996)

et pour Matilda

PROLOGUE LE RÉCIT DE RAPAVA

« La mort résout tous les problèmes : pas d’homme, pas de problème. »

I.V. Staline, 1918

Il y a très longtemps — tu n’étais même pas né, mon garçon — un garde du corps fumait, à une heure avancée de la nuit, une cigarette sur la terrasse côté jardin d’une grande maison de Moscou. Il faisait très froid cette nuit-là, il n’y avait ni lune ni étoiles, et l’homme fumait surtout pour se réchauffer, ses grandes mains de garçon de ferme enroulées autour du tube de carton incandescent de la papirossa géorgienne.

Le garde du corps s’appelait Papou Guerassimovitch Rapava. Il avait vingt-cinq ans et était originaire de Mingrélie, sur la côte nord-est de la mer Noire. Quant à la maison en question, le terme de « forteresse » lui aurait mieux convenu. Il s’agissait d’une demeure tsariste qui occupait la moitié d’un pâté de maisons dans le quartier diplomatique, non loin de la Moskova. Quelque part dans l’obscurité glacée, au fond du jardin cerné de murs, il y avait une cerisaie, puis, au-delà, une rue large — Sadovaïa-Koudrinskaïa — et, encore au-delà, le zoo de Moscou.

Il n’y avait pas de circulation. Quand tout était calme, comme maintenant, et que le vent soufflait dans la bonne direction, on entendait les loups encagés hurler dans le lointain.

La fille avait cessé de crier depuis un moment déjà, ce qui était un vrai soulagement car il n’en pouvait plus. Elle ne devait pas avoir plus de quinze ans, guère plus que sa propre petite sœur en tout cas, et, quand il l’avait amenée ici, elle lui avait lancé un regard… un regard dont, pour être franc, il préférait ne pas parler même aujourd’hui, près de cinquante ans plus tard.

Quoi qu’il en soit, la fille avait fini par la fermer et il profitait de sa cigarette lorsque le téléphone s’était mis à sonner. Il devait être deux heures du matin. Il ne l’oublierait jamais. Deux heures du matin, le 2 mars 1953. Dans le silence glacé de la nuit, cette sonnerie résonnait aussi fort qu’une alarme d’incendie.

Bon, en temps normal, il faut bien comprendre qu’il y avait quatre gardes en faction pendant la nuit : deux dans la maison et deux dans la rue. Mais quand il y avait une fille, le patron préférait réduire ses effectifs au minimum, du moins à l’intérieur, aussi Rapava se trouvait-il tout seul cette nuit-là. Il jeta sa cigarette, traversa la salle de garde au pas de course, puis la cuisine, et entra dans le hall. Le téléphone était un vieil appareil d’avant-guerre fixé au mur — Sainte Mère, il faisait un de ces raffuts ! — et Rapava le décrocha au milieu d’une sonnerie.

Une voix d’homme demanda : « Lavrenti Pavlovitch ?

— Il n’est pas ici, camarade.

— Va le chercher. C’est Malenkov. »

L’affolement donnait des accents rauques à cette voix généralement pondérée.

« Camarade…

— Va le chercher. Dis-lui qu’il est arrivé quelque chose. Il s’est passé quelque chose à Blijni. »

* * *

« Tu sais ce que j’entends par Blijni, mon garçon ? » demanda le vieil homme.

Ils étaient deux dans la toute petite chambre au vingt-troisième étage de l’hôtel Oukraïna, coincés dans des fauteuils en Skaï bon marché, si près l’un de l’autre que leurs genoux se touchaient presque. Une lampe de chevet projetait leurs ombres diffuses sur les rideaux : un profil osseux, décharné par le temps, et un autre plus rond, qui trahissait la quarantaine.

« Oui, fit le quadragénaire, qui s’appelait Fluke Kelso. Oui, je sais ce que Blijni veut dire. » (Évidemment que je le sais ! avait-il envie de dire. J’ai quand même enseigné cette putain d’histoire de l’Union soviétique à Oxford pendant dix ans…)

Blijni, cela signifie « proche » en russe. Et « proche », au Kremlin dans les années quarante et cinquante, c’était un raccourci pour « la datcha toute proche ». La datcha en question se trouvait à Kountsévo, dans la proche banlieue de Moscou — avec double périmètre de clôture, trois cents hommes des troupes spéciales du NKVD et huit canons antiaériens de trente millimètres, le tout dissimulé dans la forêt de bouleaux afin de protéger son vieux résident solitaire.

Kelso attendit que le vieillard reprenne son récit, mais Rapava parut soudain préoccupé et essaya d’allumer une cigarette à l’aide d’une pochette d’allumettes. Il n’y parvint pas. Ses doigts n’arrivaient pas à saisir les bâtonnets trop minces. Il n’avait pas d’ongles.

« Qu’avez-vous fait alors ? » Kelso se pencha pour allumer la cigarette de Rapava, espérant que le geste masquerait la question, essayant d’empêcher l’excitation de percer dans sa voix. À un moment où il pensait que Rapava ne regardait pas, il avait dissimulé un enregistreur miniature sur la petite table qui les séparait, parmi les bouteilles vides, les verres sales, le cendrier et les paquets de Marlboro froissés. Le vieux tira goulûment sur sa cigarette et en contempla l’extrémité avec gratitude. Il jeta les allumettes par terre.

« Tu sais ce que c’est que Blijni ? lâcha-t-il enfin en se carrant à nouveau dans son fauteuil. Alors tu sais ce que j’ai fait. »

Trente secondes après avoir répondu au téléphone, le jeune Papou Rapava frappait à la porte de Beria.


L’éminent membre du Politburo Lavrenti Pavlovitch Beria, revêtu d’un kimono de soie rouge qui laissait entrevoir son ventre pendant comme un gros sac de sable blanc, traita en mingrélien Rapava de « sale con » et lui donna sur la poitrine une bourrade qui l’envoya valdinguer dans le couloir. Puis il passa devant lui pour gagner l’escalier, ses pieds blancs et moites laissant des traces humides sur le plancher.

Rapava put voir la chambre par la porte ouverte — le grand lit de bois, une grosse lampe sur pied en cuivre en forme de dragon, les draps écarlates, les membres blancs de la fille, écartelée comme pour un sacrifice. Elle avait les yeux grands ouverts, sombres et vides. Elle n’essaya même pas de se couvrir. Il y avait sur la table de nuit un pichet d’eau et tout un assortiment de médicaments. Un flacon de grosses pilules blanches s’était renversé sur le tapis d’Aubusson jaune pâle.

Il ne se rappelait rien d’autre, ni combien de temps exactement il était resté là avant que Beria ne remonte en soufflant l’escalier, énervé par sa conversation avec Malenkov, pour crier à la fille de se tirer (« Tire-toi ! ») et ordonner à Rapava d’amener la voiture.

Rapava demanda qui il voulait pour l’accompagner. (Il pensait à Nadaraïa, chef des gardes du corps, qui suivait généralement le patron partout. Et peut-être à Sarsikov, qui était en train de cuver sa vodka et ronflait dans le corps de garde, sur le côté de la maison.) Beria, qui lui tournait le dos et commençait à retirer son peignoir, s’interrompit et regarda par-dessus son épaule charnue. Il réfléchissait, réfléchissait ; on pouvait voir ses petits yeux briller derrière ses lorgnons.

« Non, dit-il enfin. Toi seulement. »


La voiture était de marque américaine — une Packard, douze cylindres, carrosserie vert sombre, avec des marchepieds larges d’au moins cinquante centimètres —, une vraie merveille. Rapava la fit sortir à reculons du garage et lui fit prendre la rue Vspolnii afin de la garer juste devant l’entrée principale. Il laissa tourner le moteur pour essayer de garder un peu de chauffage, sortit d’un bond et prit, près de la portière arrière, la position d’école du NKVD : la main gauche sur la hanche, le manteau et la veste entrouverts découvrant le baudrier, la main droite sur la crosse de son Makarov ; il vérifia que la rue était sûre des deux côtés. Besso Doumbadzé, autre jeune garde mingrélien, arriva en courant par-derrière pour voir ce qui se passait au moment même où le patron sortait de la maison.

* * *

« Comment était-il habillé ?

— Bon Dieu, mon gars, comment veux-tu que je sache comment il était habillé ? fit le vieil homme avec irritation. Qu’est-ce qu’on en a à foutre de savoir comment il était habillé ? »

* * *

En fait, maintenant qu’il y réfléchissait, le patron était en gris — manteau gris, costume gris, pull-over gris, pas de cravate — et ressemblait comme ça, avec ses lorgnons, ses épaules tombantes et sa grosse tête conique, à une espèce de hibou — un vieux hibou gris et malveillant. Rapava ouvrit la portière et Beria monta à l’arrière pendant que Doumbadzé, resté à une dizaine de mètres, lui adressait un petit mouvement de mains signifiant « merde, qu’est-ce que je fais ? » auquel Rapava répondit par un haussement d’épaules : il n’en savait foutrement rien. Il gagna en courant le siège du conducteur, se glissa derrière le volant, passa la première et démarra.

Il avait déjà parcouru une dizaine de fois la vingtaine de kilomètres jusqu’à Kountsévo, toujours de nuit et toujours au milieu d’un convoi du secrétaire général — et ça, mon gars, permets-moi de te dire que ça valait le coup d’œil. Quinze voitures avec des rideaux aux vitres arrière, la moitié du Politburo — Beria, Malenkov, Molotov, Boulganine, Khrouchtchev —, plus les gardes du corps : on partait du Kremlin, on passait par la porte Borovitskii et on fonçait dans la descente, à 120 km/h, la milice bloquant la circulation à tous les carrefours et deux mille hommes du NKVD en civil se répartissant tout au long de la route. On ne savait jamais dans quelle voiture se trouvait le Guensec avant la dernière minute, quand on quittait la grand-route pour s’enfoncer dans les bois et qu’une des grosses Zil sortait alors du rang pour venir se placer en tête, les autres ralentissant pour laisser le digne héritier de Lénine prendre la place qui lui était due.

Mais il n’y avait rien de semblable cette nuit-là. La vaste route était déserte et, dès qu’ils eurent traversé la Moskova, Rapava put lâcher la bride à la grosse voiture américaine, la vitesse frôlant le 140 km/h tandis que Beria demeurait aussi immobile qu’un roc sur la banquette arrière. Dix minutes plus tard, ils avaient laissé la ville derrière eux. Au bout d’un quart d’heure, arrivés au niveau de Poklonnaïa Gora, ils ralentirent pour prendre le chemin dérobé. Les longs traits blancs des bouleaux défilaient à la lueur des phares.

Que la forêt était tranquille, qu’elle était sombre et infinie… pareille à une mer au bruissement léger. Rapava avait l’impression qu’elle devait s’étendre jusqu’en Ukraine. Huit kilomètres de piste les conduisirent à la première clôture, où une perche rayée de rouge et de blanc barrait horizontalement la route. Deux hommes du NKVD en pèlerine et casquette réglementaires, armés de mitraillettes, sortirent du poste de garde, reconnurent le visage de marbre de Beria, firent un salut bref et levèrent la barrière. La route s’incurvait encore sur une centaine de mètres et s’enfonçait dans l’ombre ramassée de gros taillis, lorsque les phares puissants de la Packard révélèrent une nouvelle clôture : un mur de quatre mètres cinquante équipé de meurtrières. Les portes de fer s’ouvrirent de l’intérieur grâce à des mains invisibles.

Puis vint la datcha.

Rapava s’était attendu à quelque chose d’inhabituel — sans trop savoir quoi —, des voitures, du monde, des uniformes, le brouhaha des moments de crise. Mais la maison à un étage se trouvait plongée dans l’obscurité, à l’exception d’une lanterne jaune qui brillait au-dessus de la porte d’entrée. Une silhouette attendait dans cette lumière : l’inimitable forme brune et replète du président adjoint du Conseil des ministres, Gueorgui Maximilianovitch Malenkov. Et là, mon gars, il y avait une chose curieuse : il avait retiré ses reluisants souliers neufs et les tenait coincés sous son bras boursouflé.

Beria descendit de la voiture pratiquement avant qu’elle ne s’arrête et se retrouva aussitôt auprès de Malenkov, le tenant par le coude pour l’écouter en hochant la tête et discuter à voix basse, sans cesser de regarder autour de lui. Rapava l’entendit dire : « Vous l’avez bougé ? Est-ce que vous l’avez bougé ? » Puis Beria claqua des doigts dans sa direction, lui intimant, Rapava le comprit soudain, de les suivre à l’intérieur.


Jusqu’à présent, lors de ses visites à la datcha, il était toujours resté dans la voiture ou bien était allé boire un verre et fumer une cigarette avec les autres chauffeurs, au poste de garde. Il faut bien comprendre que à l’intérieur correspondait à un territoire interdit. Personne, à l’exception des hommes du Guensec et des invités, ne pénétrait jamais à l’intérieur. Maintenant, alors qu’il entrait dans le hall, Rapava se sentit brusquement suffoqué par la panique ; il étouffait physiquement, comme si quelqu’un lui serrait effectivement le cou.

Malenkov allait devant, en chaussettes, et le patron lui-même marchait sur la pointe des pieds, aussi Rapava s’efforça-t-il de les imiter en ne produisant aucun bruit. On ne voyait personne. La maison semblait déserte. Ils remontèrent tous trois un couloir, dépassèrent un piano droit et entrèrent dans une salle à manger avec des sièges pour huit. La lumière était allumée. Les rideaux étaient tirés. Il y avait des papiers sur la table, et un râtelier de pipes Dunhill. Un vieux gramophone trônait dans un coin. Une photo en noir et blanc dans un simple cadre en bois était posée sur la cheminée : par une journée ensoleillée, le Guensec, encore jeune, assis dans un jardin avec le camarade Lénine. Au fond de la pièce, il y avait une porte. Malenkov se tourna vers eux et posa un doigt boudiné sur ses lèvres avant de l’ouvrir très lentement.

* * *

Le vieil homme ferma les yeux et tendit son verre vide. Il poussa un soupir.

« Tu sais, mon gars, on critique Staline, mais il faut tout de même lui reconnaître une chose : il vivait comme un ouvrier. Pas comme Beria — lui se prenait pour un prince. Mais la chambre du camarade Staline était une chambre d’homme ordinaire. Il faut reconnaître ça à Staline. Il a toujours été l’un des nôtres. »

* * *

Le courant d’air que provoqua la porte en s’ouvrant fit vaciller la flamme de la bougie rouge qui brûlait dans un coin, sous une petite icône de Lénine. La seule autre source de lumière était une lampe de chevet tamisée, posée sur un bureau. Au milieu de la pièce, un grand sofa avait été dressé comme un lit. Une grossière couverture brune de l’armée en tombait, jusqu’à une carpette en peau de tigre. Sur la carpette, couché sur le dos, respirant profondément et visiblement endormi, gisait un petit homme plus très jeune, gras et rubicond, vêtu d’un maillot de corps blanc malpropre et d’un long caleçon de laine. Il s’était sali. La chambre surchauffée empestait les déjections.

Malenkov porta sa main replète à sa bouche et resta près de la porte. Beria se dirigea vivement vers la carpette, déboutonna son pardessus et s’agenouilla. Il posa les mains sur le front de Staline et ouvrit ses deux paupières avec les pouces, découvrant des globes aveugles, injectés de sang.

« Iossif Vissarionovitch, appela-t-il doucement. C’est Lavrenti Pavlovitch. Mon cher camarade, si tu peux m’entendre, ouvre les yeux. Camarade ? »

Puis, à l’intention de Malenkov, mais sans quitter Staline des yeux : « Et tu dis qu’il est peut-être comme ça depuis vingt heures ? »

Malenkov émit un son étouffé derrière sa paume. Des larmes coulaient sur ses joues lisses.

« Cher camarade, remue les yeux… Les yeux, cher camarade… Camarade ? Ah, merde. » Beria retira ses mains et se leva, s’essuyant les doigts sur son manteau. « C’est de toute évidence une attaque. Il ne réagit plus. Où sont Starostine et les garçons ? Et Boutoussova ? »

Malenkov sanglotait à présent, et Beria dut se placer entre lui et le corps — lui bouchant littéralement la vue — pour obtenir son attention. Il saisit Malenkov par les épaules et se mit à lui parler très vite et à voix très basse, comme on l’eût fait avec un enfant, lui disant d’oublier Staline, que Staline appartenait à l’histoire, que Staline n’était plus qu’un légume, que le plus important était de savoir ce qu’ils allaient faire et qu’ils devaient rester ensemble. Et maintenant : où étaient passés les garçons ? Se trouvaient-ils toujours dans la salle de garde ?

Malenkov fit oui de la tête et s’essuya le nez sur sa manche.

« D’accord, fit Beria, voilà ce que tu vas faire. »

Malenkov devait remettre ses chaussures et dire aux gardes que le camarade Staline dormait, qu’il avait bu et qu’on se demandait bien pourquoi lui-même et le camarade Beria avaient été tirés de leur lit pour rien. Il devait leur dire de ne pas toucher au téléphone et de ne pas appeler de médecin. (Tu entends, Gueorgui ?) Surtout pas de médecin, parce que le Guensec considérait tous les médecins comme des empoisonneurs juifs, tu te souviens ? Bon, quelle heure est-il ? Trois heures ? Parfait. À huit heures, non, mieux, à sept heures et demie, Malenkov devait commencer à appeler les dirigeants. Il devait dire que lui et Beria voulaient une réunion de tout le Politburo ici, à Blijni, à neuf heures. Il devait dire qu’ils s’inquiétaient pour la santé de Iossif Vissarionovitch et qu’une décision collective concernant le traitement s’imposait.

Beria se frotta les mains. « Bon, ça devrait déjà leur donner de quoi faire dans leur froc. Maintenant, il faudrait le mettre sur le sofa. Toi, là, dit-il à Rapava, prends-le par les jambes. »

* * *

Pendant qu’il racontait, le vieillard s’était enfoncé plus profondément dans son fauteuil, pieds écartés, yeux fermés, la voix monocorde. Il laissa soudain échapper un long soupir et se redressa. Il jeta sur la chambre d’hôtel un regard affolé. « Il faut que j’aille pisser, mon garçon. J’ai besoin de pisser.

— C’est là. »

Il se leva avec la dignité précautionneuse d’un ivrogne. Kelso entendit à travers la cloison trop mince le son de l’urine se déversant au fond de la cuvette. Normal, pensa-t-il. Il y avait beaucoup à vider. Cela faisait près de quatre heures qu’il lubrifiait la mémoire de Rapava : d’abord à la bière Baltika au bar de l’Oukraïna, puis à la Zoubrovka dans un café de l’autre côté de la rue, et enfin au scotch pur malt ici, dans l’intimité étriquée de cette chambre. C’était comme de ferrer un poisson : ferrer un poisson dans une rivière d’alcool.

Il remarqua la pochette d’allumettes par terre, là où Rapava l’avait lancée, et se pencha pour la ramasser. Il y avait au dos le nom d’un bar, ou d’une boîte de nuit — ROBOTNIK —, et une adresse, près du stade Dinamo. La chasse d’eau se fit entendre, et Kelso glissa rapidement les allumettes dans sa poche. Puis Rapava réapparut, s’appuyant contre le chambranle de la porte pour refermer sa braguette.

« Quelle heure est-il, mon garçon ?

— Près d’une heure.

— Faut que j’y aille. On va croire que je baise avec toi. »

Rapava fit de la main un geste obscène.

Kelso feignit de rire. Bien sûr, il allait appeler un taxi dans un instant. Bien sûr. Mais pourquoi ne pas finir la bouteille d’abord ? Il attrapa le scotch et en profita pour vérifier subrepticement que l’enregistreur tournait toujours. Terminez la bouteille, camarade, et terminez votre histoire.

Le vieux fronça les sourcils et contempla le plancher. Son histoire était déjà terminée ; il n’y avait rien à ajouter. Ils avaient allongé Staline sur le sofa… bon, et alors ? Malenkov alla parler aux gardes et Rapava reconduisit Beria chez lui. Tout le monde connaît la suite. Un jour ou deux plus tard, Staline était mort. Beria mourut peu après. Malenkov… bon, Malenkov parvint à tenir pas mal d’années après sa disgrâce (Rapava l’aperçut une fois, dans les années soixante-dix, traînant la patte dans Arbat) mais lui aussi était mort à présent. Nadaraïa, Sarsikov, Doumbadzé, Starostine, Boutoussova… morts, tous morts. Le Parti était mort. Tout ce foutu pays était mort, si on y réfléchissait.

« Mais votre histoire ne s’arrête pas là, insista Kelso. Je vous en prie, Papou Guerassimovitch, asseyez-vous et terminons la bouteille. »

Kelso s’exprimait sur un ton poli, presque hésitant, car il sentait que l’effet anesthésiant de l’alcool, et la forfanterie qui allait avec, commençaient peut-être à se dissiper, et il craignait qu’en recouvrant sa lucidité Rapava s’aperçoive qu’il parlait beaucoup trop. Il éprouva une nouvelle bouffée d’irritation. Bon sang, qu’il était toujours difficile de traiter avec ces vieux schnoques du NKVD — difficile, et peut-être même dangereux. Kelso était un historien d’environ quarante-cinq ans, soit trente ans de moins que Papou Rapava. Mais il n’était pas vraiment en forme en ce moment — pour être honnête, il n’avait jamais été vraiment en forme — et il n’aurait pas parié sur lui-même si jamais le vieux venait à s’énerver. Rapava était tout de même un survivant des camps sibériens. Il n’avait certainement pas oublié comment faire mal — faire mal très vite, supposa Kelso, et probablement très vicieusement.

Il remplit le verre de Rapava, se resservit aussi et se força à continuer de parler.

« Enfin, vous vous retrouvez quand même, à vingt-cinq ans, dans la chambre du secrétaire général. Vous ne pouviez pas être plus proche du cœur même du pouvoir… C’était un véritable sanctuaire, c’était sacré. Alors qu’est-ce que Beria avait derrière la tête en vous faisant venir comme ça ?

— Tu es bouché ou quoi, mon garçon ? Il avait besoin de moi pour bouger le corps.

— Mais pourquoi vous ? Pourquoi pas l’un des gardes habituels de Staline ? C’est eux qui l’avaient trouvé comme ça, tout de même, et qui avaient alerté Malenkov. Ou pourquoi Beria n’a-t-il pas choisi d’emmener un de ses gardes plus expérimentés à Blijni ? Pourquoi vous a-t-il choisi vous, en particulier ? »

Rapava oscillait, les yeux maintenant rivés sur la bouteille de scotch, et Kelso se dit par la suite que le reste de la nuit n’avait tenu qu’à ce détail : Rapava avait besoin d’un autre verre, il en avait besoin tout de suite, et cette combinaison était à ce moment plus forte que son besoin de partir. Il revint donc et s’assit lourdement, vida son verre d’un seul trait puis le tendit pour être resservi.

« Papou Rapava, reprit Kelso en lui versant à nouveau trois doigts de scotch, neveu d’Avksenti Rapava, l’un des plus anciens de la bande du NKVD géorgien. Plus jeune que tous les autres membres du personnel. Tout nouveau dans la ville. Peut-être un peu plus naïf que les autres ? Je me trompe ? Exactement le genre de petit jeune empressé dont le patron a pu se dire : oui, il va pouvoir m’être utile, le gamin de Rapava va pouvoir me servir, il saura garder un secret. »

Le silence se prolongea et s’intensifia au point de devenir presque tangible, comme si quelqu’un était venu les rejoindre dans la pièce. La tête de Rapava se mit à rouler d’un côté puis de l’autre, jusqu’au moment où il se pencha en avant et mit les mains sur son cou décharné, les yeux fixés sur la moquette élimée. Ses cheveux gris étaient coupés en brosse courte. Une vieille cicatrice toute plissée lui descendait du sommet du crâne presque jusqu’à la tempe. On aurait dit qu’il avait été recousu par un aveugle avec de la ficelle. Et ses doigts : les extrémités jaunes et noircies, et pas un ongle sur aucune d’elles.

« Éteins ton appareil, mon garçon », fit-il tranquillement. Il désigna la table d’un signe de tête. « Eteins-le. Maintenant, retire la bande… voilà… et pose-le à un endroit où je peux le voir. »

* * *

Le camarade Staline était plutôt petit, un mètre soixante-trois, mais il était lourd. (Sainte Mère, qu’il était lourd !) On aurait dit qu’il n’était pas fait de chair et d’os mais d’une substance plus dense. Ils le traînèrent sur le plancher de bois, sa tête ballottant et butant contre les lames poncées, puis ils durent le soulever, jambes les premières. Rapava remarqua — ne put s’empêcher de remarquer dans la mesure où il les avait presque dans le nez — que le Guensec avait l’index et le majeur du pied gauche inversés — la marque du diable — et il se signa dès que les autres regardèrent ailleurs.

« Maintenant, mon jeune camarade, lui dit Beria lorsque Malenkov fut parti, tu préfères rester debout sur la terre ou être enterré six pieds dessous ? »

Rapava crut tout d’abord qu’il n’avait pas bien entendu. C’est alors qu’il comprit que sa vie ne serait plus jamais la même et qu’il aurait de la chance s’il réussissait à passer la nuit. Il murmura : « Je préfère rester debout dessus, patron.

— C’est bien. » Beria fit un geste avec le pouce et l’index. « Nous devons trouver une clé. Grosse comme ça à peu près. Le genre de clé qu’il faudrait pour remonter une horloge. Il la garde à un anneau de cuivre, attachée avec un bout de ficelle. Regarde dans ses poches. »

La tunique grise familière pendait au dossier d’une chaise. Un pantalon gris était soigneusement plié pardessus. Une paire de hautes bottes de cavalerie noires, au talon rehaussé de deux bons centimètres, se trouvait à côté. Rapava avait l’impression de ne plus contrôler ses mouvements. Qu’est-ce que c’était que ce rêve à la noix ? Le Père et Maître du Peuple soviétique, l’Inspirateur et Organisateur de la Victoire du Communisme, le Chef de toute l’Humanité progressiste gisant, sali, sur le sofa, la moitié de son cerveau d’acier anéanti, pendant qu’on fouillait sa chambre comme une paire de voleurs ? Il fit néanmoins ce qu’on lui ordonnait de faire et commença par la tunique tandis que Beria s’attaquait au bureau avec un savoir-faire de vieux tchékiste — sortir les tiroirs, les renverser, fouiller leur contenu, remettre ce dont on ne veut pas dedans puis replacer les tiroirs.

Il n’y avait rien dans la tunique et rien dans le pantalon non plus sinon un mouchoir sale, raidi par les humeurs séchées.

Les yeux de Rapava s’étaient à présent accoutumés à la pénombre, et il parvenait à mieux distinguer ce qui l’entourait. Il y avait sur un mur une grande affiche chinoise représentant un tigre. Sur un autre — et cela lui parut extrêmement curieux — Staline avait collé des photos d’enfants. Principalement des petits d’un à trois ans. Il ne s’agissait pas de photos personnelles, mais de pages arrachées à des magazines ou des quotidiens. Il y en avait plus d’une vingtaine.

« Tu trouves ?

— Non, patron.

— Essaie le sofa. »

Ils avaient couché Staline sur le dos, les mains croisées sur le ventre, et l’on aurait pu croire que le vieillard dormait. Il avait le souffle lourd et ronflait presque. De près, il ne ressemblait pas vraiment aux photos qu’on voyait de lui. Il avait le visage tavelé de rouge et bouffi, creusé de petites cicatrices. Sa moustache et ses sourcils étaient d’un gris presque blanc, et ses cheveux se faisaient si rares qu’ils laissaient voir le crâne. Rapava se pencha au-dessus de lui — Ah ! l’odeur : on aurait dit qu’il pourrissait déjà — et glissa la main dans l’interstice entre les coussins et le dossier. Ses doigts parcoururent toute la longueur du sofa, ce qui le força à se pencher vers la gauche, en direction des pieds du Guensec, puis refirent tout le chemin en sens inverse, vers la tête, jusqu’à ce que le bout de son index touchât enfin quelque chose de dur, le contraignant à s’étirer pour l’attraper, le bras doucement appuyé contre la poitrine de Staline.

Il se passa alors quelque chose d’affreux, de vraiment affreux. Au moment où il saisissait la clé et appelait le patron à voix basse, le Guensec poussa un grognement et ouvrit brusquement les yeux, des yeux jaunes d’animal, remplis de peur et de rage. Beria lui-même tressaillit en les voyant. Aucune autre partie du corps ne remua, mais une sorte de grondement continu jaillit de la gorge. Beria s’approcha avec hésitation pour l’examiner, puis passa la main devant les yeux de Staline. Cela parut alors lui donner une idée. Il prit la clé des mains de Rapava et la fit tourner au bout de sa cordelette à quelques centimètres du visage de Staline. Aussitôt les yeux jaunes se rivèrent dessus pour ne plus la lâcher, la suivant à tous les points de sa révolution. Beria, qui souriait à présent, la laissa tourner lentement pendant au moins trente secondes, puis la fit sauter d’une secousse brusque dans la paume de sa main. Il referma alors les doigts dessus et montra son poing serré à l’adresse de Staline.

Seigneur, quel bruit ! Plus animal qu’humain ! Il poursuivit Rapava hors de la chambre, dans le couloir et tout au long des années qui séparaient cette nuit-là de celle-ci.

* * *

La bouteille de scotch était vide et Kelso se tenait maintenant agenouillé devant le mini-bar tel un prêtre devant son autel. Il se demanda comment ses hôtes du symposium d’histoire allaient réagir en recevant la facture du bar, mais cela était pour le moment beaucoup moins important que de continuer à donner au vieil homme son carburant pour qu’il poursuive son récit. Il sortit une poignée de mignonnettes — de la vodka, du scotch encore, du gin, du brandy et un alcool de cerise allemand — et les porta, serrées contre lui, jusqu’à la table. Lorsqu’il s’assit et les y déposa, deux petits flacons tombèrent à terre, mais Rapava ne leur prêta aucune attention. Il n’était plus un vieillard dans l’hôtel Oukraïna ; il était revenu en 1953, il avait vingt-cinq ans et s’accrochait effrayé, au volant d’une Packard vert sombre, la route de Moscou s’étirant devant lui, toute blanche dans la lumière des phares, tandis que Lavrenti Beria se tenait tel un roc à l’arrière.

* * *

La grosse voiture remonta à toute vitesse la Koutouzovskii Prospekt puis l’étendue silencieuse des banlieues ouest. Elle franchit la Moskova à trois heures trente au pont Borodinskii puis fonça vers le Kremlin, y pénétrant par la porte sud-ouest, de l’autre côté de la place Rouge.

Lorsqu’on leur eut fait signe de passer, Beria se pencha en avant et donna ses instructions à Rapava : à gauche après le palais des Armures puis tout de suite à droite, par une entrée étroite, dans une cour intérieure. Il n’y avait pas de fenêtres, juste une douzaine de petites portes. Dans l’obscurité, les pavés gelés avaient pris une teinte écarlate, pareille à du sang frais. Rapava leva la tête et s’aperçut qu’ils se tenaient sous un néon géant en forme d’étoile.

Beria avait déjà franchi une porte, et Rapava dut se dépêcher de le suivre. Un petit couloir dallé les conduisit à une cage d’ascenseur visiblement antérieure à la Révolution. Le fracas du métal et le ronronnement d’un moteur accompagnèrent leur lente ascension des étages sombres et silencieux. Ils s’immobilisèrent avec un sursaut et Beria repoussa la grille. Puis il se remit en mouvement et, d’un pas rapide, descendit un couloir en faisant tourner la clé au bout de sa cordelette.

Ne me demande pas où nous sommes allés, mon garçon, parce que je serais bien incapable de te le dire. Il y avait un long couloir avec un tapis et de drôles de bustes sur des socles de marbre, puis on a dû descendre un escalier de fer en colimaçon et on est arrivés dans une immense salle de bal, grande comme un paquebot, avec des miroirs de dix mètres de haut sur les murs et des chaises dorées disposées sur tout le pourtour. Enfin, pas très loin de la salle de bal, on a pris un couloir assez large avec des murs d’un vert brillant, un plancher qui sentait la cire et une grosse porte que Beria a ouverte avec une clé qu’il avait à un trousseau, au bout d’une chaîne.

Rapava le suivit. La porte, équipée de vieux gonds pneumatiques de l’époque impériale, se referma lentement derrière eux. Ce n’était pas un bureau très impressionnant. Pas plus de huit mètres sur six. Il n’aurait pas détonné pour un directeur d’usine du fin fond de Vologda ou de Magnitogorsk : un bureau avec deux téléphones, un tapis par terre, une table et quelques chaises, des rideaux épais à la fenêtre. Il y avait sur le mur une de ces lourdes cartes d’URSS, roses, qu’on déroule — c’était au temps où l’URSS existait encore — et, à côté de la carte, une autre porte, plus petite, vers laquelle Beria se dirigea immédiatement. Une fois de plus, il possédait la clé. La porte donnait sur une sorte de grand placard où se trouvait un vieux samovar noirci, une bouteille de brandy arménien et de quoi faire de la tisane. Il y avait aussi un coffre-fort mural avec une façade en cuivre massive portant la marque de son fabricant — pas en caractères cyrilliques mais dans une langue occidentale. Il ne s’agissait pas d’un très grand coffre : une trentaine de centimètres d’un bord à l’autre, tout au plus. Carré. Belle facture. Poignée droite, en cuivre elle aussi.

Beria remarqua que Rapava examinait le coffre, et lui ordonna sans ménagement de sortir.


Près d’une heure s’écoula.

Resté dans le couloir, Rapava s’entraînait, pour ne pas s’endormir, à dégainer son pistolet en s’imaginant que chaque craquement du grand bâtiment était un bruit de pas, chaque gémissement du vent une voix. Il essaya de se représenter le Guensec chaussé de ses bottes de cavalerie en train de descendre le grand couloir ciré, puis il chercha à faire correspondre cette image avec la silhouette altérée qui gisait, prisonnière de sa propre chair décomposée, à Blijni.

Et tu sais quoi, mon gars ? J’ai pleuré. J’ai peut-être bien pleuré un peu sur mon sort aussi — je ne le nie pas, j’avais peur à en avoir mal au bide —, mais j’ai vraiment pleuré sur le camarade Staline. J’ai plus pleuré pour Staline qu’à la mort de mon propre père. Et ça a été pareil pour la plupart des gars que je connaissais.

Une cloche lointaine sonna quatre heures.

Vers la demie, Beria apparut enfin. Il portait une petite serviette de cuir pleine à craquer, de papiers certainement, mais il pouvait aussi y avoir autre chose : Rapava n’en savait rien. Le contenu provenait probablement du coffre, et la serviette aussi. Ou bien du bureau. Ou encore — Rapava n’aurait pu le jurer, mais c’était possible — Beria l’avait-il peut-être déjà avec lui en descendant de voiture. Quoi qu’il en soit, il avait ce qu’il voulait, et il souriait.

« Il souriait ?

— Comme je te le dis, mon garçon. Oui… il souriait. Pas un sourire de plaisir, remarque bien. Plutôt une sorte de…

— Sourire triste ?

— C’est ça, une sorte de sourire triste. Le sourire de quelqu’un qui n’en revient pas. Comme s’il venait de se faire battre aux cartes. »

Ils repartirent par où ils étaient venus, seulement, cette fois, dans le corridor bordé de bustes, ils tombèrent sur un gardien. Celui-ci tomba pratiquement à genoux en reconnaissant le patron. Mais Beria se contenta de lui lancer un regard mort et poursuivit son chemin ; on ne peut pas imaginer de cambriolage plus tranquille. Dans la voiture, il ordonna : « Rue Vspolnii. »

Il était près de cinq heures et il faisait encore nuit, mais les trams avaient commencé à circuler et il y avait des gens dans la rue, surtout des babouchki qui, après avoir fait le ménage des bureaux du gouvernement sous le tsar et sous Lénine, continueraient de le faire quoi qu’il arrive. Devant la bibliothèque Lénine, un immense portrait de Staline en noir, blanc et rouge contemplait les travailleurs qui faisaient déjà la queue devant la station de métro. Beria avait ouvert la serviette sur ses genoux. Il avait la tête penchée au-dessus. La veilleuse de la voiture allumée, il lisait quelque chose, martelant le cuir du bout des doigts avec anxiété.

« Y a-t-il une pelle dans le coffre ? » demanda-t-il soudain.

Rapava lui répondit que oui, pour déblayer la neige.

« Et une boîte à outils ?

— Oui, patron, une grosse : cric, clé anglaise, serre-écrou, manivelle, bougies… »

Beria émit un grognement et se replongea dans sa lecture.


Dans le jardin, la surface du sol était dure comme du diamant, piquée de petites pointes de glace luisante et impossible à creuser à la pelle. Rapava dut donc aller chercher un pic au fond du jardin. Il ôta son manteau et mania le pic comme il le faisait lorsqu’il travaillait le lopin de terre de son père, en Géorgie, l’abattant en un grand arc souple au-dessus de sa tête, laissant le poids et la vitesse de l’outil fournir l’effort, le bord de la lame s’enfonçant dans la terre gelée presque jusqu’au manche. Il lui fallait alors forcer d’avant en arrière pour libérer la lame, relever l’outil puis l’abattre à nouveau.

Il travaillait dans la petite cerisaie, à la lumière d’une lampe tempête accrochée à une branche, et il creusait avec frénésie, conscient que dans l’obscurité, derrière lui, invisible hors du champ de lumière, Beria le regardait, assis sur un banc de pierre. Bientôt, malgré le froid de ce mois de mars, Rapava transpirait tellement qu’il dut s’interrompre pour retirer sa veste et rouler ses manches. Sa chemise lui collait au dos et il se rappela involontairement des hommes qui creusaient ainsi pendant qu’il les surveillait, son fusil à la main — c’était par une journée bien plus chaude que celle-ci, en pleine forêt, et les hommes s’étaient ensuite couchés complaisamment, face contre terre. Il se souvint de l’odeur de la terre humide, du silence et de la chaleur soporifique des bois, et il se demanda s’il trouverait cela très froid de se coucher par terre maintenant, quand Beria le lui ordonnerait.

Une voix retentit dans l’obscurité : « Ne le fais pas aussi grand. Ce n’est pas une tombe. Tu te fatigues pour rien. »

Au bout d’un moment, il commença à passer alternativement du pic à la pelle pour retirer les mottes de terre, puis il sauta dans le trou pour pouvoir mieux creuser. Au début, la terre lui arrivait aux genoux, puis il s’enfonça jusqu’à la taille et finit par être enfoui jusqu’à la poitrine. La face de lune de Beria apparut alors au-dessus de lui pour lui dire de s’arrêter, qu’il avait bien travaillé et que cela suffisait. Le patron souriait et lui tendit la main pour l’aider à sortir du trou. En saisissant la paume molle, Rapava se sentit alors submergé par un véritable amour… un élan de gratitude et de dévotion qu’il n’éprouverait plus jamais dans son existence.

C’est en camarades, du moins dans le souvenir de Rapava, qu’ils saisirent chacun par un bout la longue boîte à outils métallique pour la placer au fond du trou. Ils rebouchèrent ensuite la fosse et piétinèrent la terre, puis Rapava finit d’aplatir le monticule avec le dos de la pelle et répandit des feuilles mortes par-dessus. Lorsqu’ils retraversèrent enfin le jardin vers la maison, les premières lueurs grisâtres commençaient à s’immiscer dans le ciel d’Orient.

* * *

A eux deux, Kelso et Rapava avaient éclusé les mignonnettes, et ils étaient passés à une sorte de vodka poivrée artisanale que le vieux conservait dans un flacon de fer-blanc tout cabossé. Dieu seul savait avec quoi il l’avait faite. Avec du shampoing peut-être. Il la renifla, éternua, cligna des yeux et en servit un verre plein à ras bord à Kelso. Le liquide, un peu gras, était d’une couleur gorge-de-pigeon, et Kelso sentit la nausée l’envahir :

« Alors, Staline est mort », dit-il, essayant d’échapper à la gorgée qui l’attendait. Les mots lui semblaient impossibles à articuler. Il avait la mâchoire engourdie.

« Staline est mort. » Rapava secoua la tête d’un air désolé. Il se pencha soudain en avant pour trinquer. « Au camarade Staline !

— Au camarade Staline. »

Ils burent.

* * *

Staline mourut donc. Tout le monde paraissait fou de chagrin. Tout le monde, sauf le camarade Beria, qui lut son éloge du défunt, devant les milliers d’orphelins hystériques présents sur la place Rouge, comme une annonce de chef de gare, et que cela fit bien rire ensuite avec les garçons.

Cela se sut.

Remarque que Beria était quelqu’un d’intelligent, de beaucoup plus intelligent que toi, mon garçon — il t’aurait avalé tout cru dès le petit déjeuner. Mais les gens intelligents font tous la même erreur. Ils prennent tous les autres pour des imbéciles. Et il n’y a pas que des imbéciles. La plupart sont juste un peu plus lents, c’est tout.

Le patron s’est vu au pouvoir pour vingt ans. Il n’a pas duré trois mois.

C’était au mois de juin, la matinée touchait à sa fin et Rapava était de garde avec l’équipe habituelle — Nadaraïa, Sarsikov, Doumbadzé — lorsqu’on annonça une réunion spéciale du Praesidium dans le bureau de Malenkov, au Kremlin. Et comme cela se passait justement chez Malenkov, le patron ne s’est pas méfié. Qui était le gros Malenkov ? Le gros Malenkov n’était rien. Ce n’était qu’un gros ours brun pas très fin. Le patron tenait Malenkov au bout d’une laisse.

Ainsi, quand il se rendit à la voiture pour aller à la réunion, il ne portait même pas de cravate, juste une chemise à col ouvert et un vieux complet usé. Pourquoi aurait-il porté une cravate ? Il faisait chaud, Staline était mort, Moscou regorgeait de filles et il allait rester au pouvoir pendant vingt ans.

La cerisaie du fond du jardin venait seulement de perdre ses fleurs.

Ils arrivèrent devant les bureaux de Malenkov et le patron monta le voir pendant que le reste de la troupe prenait place dans l’antichambre, près de l’entrée. Alors les gros bonnets arrivèrent un à un, tous les camarades dont Beria avait pris l’habitude de se moquer derrière leur dos : ce vieux « cul serré » de Molotov, ce gros paysan de Khrouchtchev, cette chochotte de Vorochilov et enfin le maréchal Joukov, véritable paon faisant la roue avec sa collection de rubans et de médailles en fer-blanc. Ils montèrent tous et Nadaraïa se frotta les mains avant de lancer à Rapava : « Eh bien, Papou Guerassimovitch, qu’est-ce que tu dirais d’aller nous chercher un peu de café à la cantine maintenant ? »

La journée s’écoula. Nadaraïa montait de temps en temps voir ce qui se passait, mais redescendait toujours avec le même message : réunion toujours en cours. Une fois encore ; et alors ? Il n’était pas rare que le Praesidium se réunisse pendant des heures. Cependant, à huit heures, le chef des gardes du corps prit un air soucieux, et, à dix heures, alors que la nuit estivale commençait à tomber, il leur dit à tous de le suivre en haut.

Ils forcèrent le barrage des secrétaires de Malenkov et pénétrèrent dans la grande salle. Elle était vide. Sarsikov essaya les téléphones : ils étaient coupés. Une chaise avait été renversée et par terre, à côté, ils trouvèrent des bouts de papier, chacun d’eux portant, à l’encre rouge, et de la main de Beria, la simple mention : « Alerte ! »


Ils auraient peut-être dû se battre, mais à quoi cela aurait-il servi ? Ce n’était rien de moins qu’une embuscade, une opération de l’Armée rouge. Joukov avait même fait venir des chars, il avait fait poster une vingtaine de T-34 derrière la maison du patron (comme Rapava l’apprit plus tard). Il y avait des voitures blindées à l’intérieur du Kremlin. C’était sans espoir. Ils n’auraient pas tenu cinq minutes.

Les garçons furent séparés sur-le-champ. On conduisit Rapava dans une prison militaire de la banlieue nord où l’on s’arrangea pour lui faire connaître une bonne dizaine de tabassages différents ; on l’accusa de procurer des petites filles au patron, on lui montra des témoignages écrits et des photographies des victimes et on lui donna enfin une liste de trente noms que Sarsikov (le grand Sarsikov toujours prêt à rouler des mécaniques… tu parles d’un dur !) avait crachée par écrit dès le deuxième jour.

Rapava ne dit rien. Tout ça le rendait malade.

Puis, une nuit, une dizaine de jours après le coup d’État — car Rapava voyait toujours cela comme un coup d’État —, on le rafistola, on le nettoya, on lui donna un uniforme propre de la prison et on le conduisit, menottes aux poignets, au bureau du directeur où il devait voir un grand ponte du ministère de la Sécurité d’État. C’était visiblement un cador, un vrai salaud qui devait avoir entre trente et quarante ans, se disait ministre délégué et annonça qu’il voulait parler des papiers personnels du camarade Staline.

Rapava fut attaché à la chaise par ses menottes, et l’on fit sortir les gardiens de la pièce. Le ministre délégué prit place derrière le bureau du directeur. Il y avait un portrait de Staline sur le mur, derrière lui.

« Il semble, commença le ministre délégué après avoir dévisagé Rapava pendant quelques minutes, qu’au cours de ces dernières années le camarade Staline ait pris l’habitude, pour s’aider dans son travail considérable, de prendre des notes. Ces notes étaient parfois consignées sur des feuilles de papier à lettres ordinaire, et parfois dans un cahier d’exercices à couverture de toile cirée noire. Seuls certains membres du Praesidium, ainsi que le camarade Poskrebichev, secrétaire de longue date du camarade Staline que le traître Beria a fait emprisonner sous des accusations mensongères, connaissaient l’existence de ces notes. Tous les témoins assurent que le camarade Staline conservait ces papiers dans son bureau personnel, à l’intérieur d’un coffre dont lui seul avait la clé. »

Le ministre délégué se pencha en avant. Ses yeux sombres scrutèrent le visage de Rapava.

« Après la mort tragique du camarade Staline, on a essayé de retrouver cette clé. En vain. Le Praesidium a donc décidé de faire forcer le coffre, en présence de la totalité de ses membres, afin de voir si le camarade Staline n’aurait pas laissé des documents pouvant revêtir une valeur historique, ou qui pourraient aider le Comité central à désigner le successeur du camarade Staline, ce qui représente une responsabilité terrible. »

Le coffre fut donc forcé sous l’œil attentif des membres du Praesidium, et trouvé vide, mis à part quelques objets mineurs comme la carte du Parti du camarade Staline.

« Et maintenant, annonça le ministre délégué en se levant lentement, nous touchons au cœur du problème. »

Il fit le tour du bureau et s’assit sur le bord, juste devant Rapava. (Oh, c’était un sacré gaillard, je te le dis, mon garçon, une vraie baraque.)

« Nous savons, reprit-il, par le camarade Malenkov, qu’au petit matin du 2 mars tu t’es rendu à la datcha de Kountsévo en compagnie du traître Beria, et que vous êtes restés tous les deux seuls avec le camarade Staline pendant quelques minutes. Avez-vous pris quelque chose dans la chambre ?

— Non, camarade.

— Rien du tout ?

— Non, camarade.

— Et où êtes-vous allés après avoir quitté Kountsévo ?

— J’ai reconduit le camarade Beria chez lui, camarade.

— Directement ?

— Oui, camarade.

— Tu mens.

— Non, camarade.

— Tu mens. Nous avons un témoin qui vous a vus à l’intérieur du Kremlin juste avant l’aube. Une sentinelle qui vous a croisés dans le couloir.

— Oui, camarade, je me souviens maintenant. Le camarade Beria a dit qu’il devait récupérer quelque chose dans son bureau.

— Dans le bureau du camarade Staline, plutôt !

— Non, camarade.

— Tu mens ! Tu es un traître ! L’espion anglais Beria et toi-même, vous avez pénétré dans le bureau de Staline et vous avez volé ses papiers ! Où sont-ils ?

— Non, camarade…

— Traître ! Voleur ! Espion ! »

Chaque mot s’accompagnait d’un coup au visage.

Et ainsi de suite.


Je vais te dire quelque chose, mon garçon. Personne ne sait exactement ce qui est arrivé au patron, même aujourd’hui, même maintenant que Gorbatchev et Eltsine ont bradé tout notre putain de patrimoine aux capitalistes et laissé la CIA se servir dans nos dossiers. Ce qui concerne le patron est toujours inaccessible. On lui a fait quitter le Kremlin roulé dans un tapis, sur le plancher d’une voiture, et certains disent que Joukov l’a tué le soir même. D’autres disent qu’on l’a abattu la semaine suivante. La plupart prétendent qu’on l’a gardé en vie pendant cinq mois — cinq mois ! — séquestré dans un bunker souterrain du secteur militaire de Moscou, et qu’on l’a exécuté après un procès secret.

En tout cas, il a été exécuté. Il était mort à Noël.

Et voilà ce qu’ils m’ont fait.

Rapava présenta ses doigts mutilés et les fit bouger. Puis il déboutonna maladroitement sa chemise, la sortit de la ceinture de son pantalon et fit pivoter son torse décharné pour montrer son dos. Il avait les vertèbres entrecroisées de fragments de peau cicatrisée, luisante et plissée, lucarnes translucides sur les chairs au-dessous. Son ventre et sa poitrine étaient couverts de tatouages d’un bleu noir.

Kelso ne dit rien. Rapava se rassit sans fermer sa chemise. Ses cicatrices et ses tatouages étaient les médailles de son existence et il en était fier.

Pas un mot, mon garçon, tu entends ? Ils n’ont rien tiré de moi. Pas… un seul… mot.

Pendant tout ce temps, il ne savait pas si le patron était encore en vie, ou s’il avait parlé. Mais cela importait peu : au moins Papou Guerassimovitch Rapava aurait-il gardé le silence.

Pourquoi ? Était-ce de la loyauté ? Un peu, peut-être, en souvenir de cette main magnanime. Mais il n’était pas innocent au point de ne pas se rendre compte que le silence était son seul espoir. (Combien de temps crois-tu qu’on m’aurait laissé en vie après que je les aurais conduits où ils voulaient ?) C’était son assurance-vie qu’il avait enterrée sous cet arbre. Alors, doucement, tout doucement : pas un mot.


Lorsque l’hiver arriva, il resta couché, tremblant, à même le sol de sa cellule glaciale, la tête remplie de cerisiers aux feuilles mortes qui tombaient maintenant, de branches qui se découpaient, très sombres contre le ciel, de hurlements de loups.

Puis, vers Noël, comme des enfants lassés, ils semblèrent soudain se désintéresser de toute l’histoire. Les tabassages continuèrent quelque temps — il faut bien comprendre que c’était devenu une question d’honneur des deux côtés —, mais les questions s’arrêtèrent et, finalement, après une séance prolongée et fort imaginative, les coups cessèrent eux aussi. Le ministre délégué ne revint plus jamais et Rapava devina que Beria devait être mort. Il devina aussi que quelqu’un avait décidé qu’en fin de compte les papiers de Staline, s’ils existaient, étaient peut-être mieux là où ils étaient.

Rapava s’attendait à recevoir ses sept grammes de plomb à tout moment. Il ne lui vint jamais à l’idée qu’il pût y échapper, surtout après l’exécution de Beria. Il ne se rappelait donc rien du trajet, en pleine tempête de neige, jusqu’à l’immeuble de l’Armée rouge de la rue du Kommissariat, ni du tribunal de fortune avec ses hautes fenêtres à barreaux et sa troïka de juges. Il fit le vide dans sa tête grâce aux flocons de neige. Il les regarda tomber par la fenêtre, remonter la Moskova et ses rives par rafales, ternissant les lumières de l’après-midi de l’autre côté du fleuve, hautes colonnes de neige blanche venues de l’est pour semer la mort. Les voix ronronnaient autour de lui. Plus tard, lorsque la nuit fut tombée et qu’on le poussa dehors, il supposa qu’on allait l’exécuter et demanda à s’arrêter un instant pour plonger les mains dans les congères. Un garde lui demanda pourquoi, et Rapava lui répondit : « Pour sentir une dernière fois la neige entre mes doigts, camarade. »

Cela les fit beaucoup rire. Mais quand ils s’aperçurent qu’il ne plaisantait pas, ils rirent plus fort encore. « S’il y a une chose dont tu ne manqueras jamais, Géorgien, lui assurèrent-ils en le poussant à l’arrière du fourgon, c’est bien de neige. » C’est ainsi qu’il apprit qu’il venait d’être condamné à quinze ans de travaux forcés dans la région de la Kolyma.


En 1956, Khrouchtchev amnistia tout un groupe de prisonniers du Goulag, mais personne n’amnistia Papou Rapava. On oublia Papou Rapava. Papou Rapava creva de chaud et gela dans les forêts sibériennes pendant une décennie et demie — il creva de chaud durant les étés brefs, travaillant comme les autres dans son propre nuage de moustiques porteurs de fièvres, et il gela durant les hivers interminables qui transformaient les marécages en pierre.

On dit que les survivants des camps se ressemblent tous parce que, une fois que le squelette s’est montré, on peut bien le recouvrir ensuite de toutes les chairs possibles ou l’habiller avec le plus grand soin, les os réapparaîtront toujours. Kelso s’était déjà entretenu avec suffisamment d’anciens prisonniers du Goulag pour savoir reconnaître, même maintenant, le squelette des camps sur le visage de Rapava tandis qu’il parlait, dans ses orbites creusées et les jointures de ses mâchoires. Il le voyait aux articulations de ses poignets et de ses chevilles, et à la lame plate de son sternum.

Il n’avait pas été amnistié, expliquait Rapava, parce qu’il avait tué un homme, un Tchétchène, qui avait essayé de le sodomiser ; il l’avait éventré avec une arme qu’il s’était confectionnée à partir d’un fragment de scie.

« Et qu’est-il arrivé à votre tête ? » demanda Kelso.

Rapava toucha la cicatrice du bout des doigts. Il ne s’en souvenait plus. Parfois, quand il faisait particulièrement froid, cette cicatrice lui faisait mal et lui donnait de mauvais rêves.

« Quel genre de rêves ? »

Rapava montra l’éclat sombre de sa bouche. Il ne le dirait pas.

Quinze ans…

On le ramena à Moscou en été 1969, le jour où les Américains débarquèrent un homme sur la Lune. Rapava quitta l’hôtel des anciens prisonniers et déambula dans les rues chaudes et bondées sans rien comprendre. Où était passé Staline ? Ce fut ce qui l’étonna le plus. Où étaient passés les statues et les portraits ? Qu’était devenu le respect ? Les garçons ressemblaient tous à des filles et les filles ressemblaient toutes à des putes. De toute évidence, le pays était déjà bien dans la merde. Pourtant, il faut bien le dire, à cette époque-là, il y avait au moins du travail pour tout le monde, même pour les vieux zeki[1] comme lui. On l’envoya travailler comme ouvrier aux ateliers de la gare de Leningrad. Il n’avait que quarante et un ans et était fort comme un ours. Tout ce qu’il possédait au monde tenait dans une valise en carton.

Finit-il par se marier ?

Rapava haussa les épaules. Bien sûr qu’il s’était marié. C’est comme ça qu’on obtenait un appartement. Il s’était marié et s’était installé.

Et que s’était-il passé ? Qu’était-elle devenue ?

Elle était morte. (C’était pas mal comme quartier, à l’époque, mon gars, avant qu’il y ait toute cette drogue et cette criminalité.)

Où habitait-il ?

Saloperies de criminels…

Des enfants ?

Un fils. Il était mort, lui aussi. En Afghanistan. Et une fille.

Sa fille était morte aussi ?

Non. Elle était prostituée.

Et les papiers de Staline ?

Ivre comme il l’était, Kelso ne pouvait rendre cette question-là banale, et le vieux lui adressa un regard rusé ; un regard de paysan.

« Vas-y, mon gars, dis-le, fit Rapava à mi-voix. Les papiers de Staline ? Quoi, les papiers de Staline ? »

Kelso hésita.

« C’est seulement que, s’ils existaient encore… s’il y avait une chance… une possibilité…

— Tu voudrais les voir ?

— Bien sûr. »

Rapava se mit à rire.

« Et pourquoi faudrait-il que je t’aide, mon gars ? Quinze années de Kolyma, et pour quoi ? Pour t’aider à concocter de nouveaux mensonges ? Par amour ?

— Non, pas par amour. Pour l’histoire.

— Pour l’histoire ? Je t’en prie, mon gars !

— Bon, d’accord… pour l’argent alors.

— Quoi ?

— Pour l’argent. Une part des bénéfices. Beaucoup d’argent. »

Le paysan Rapava se frotta l’aile du nez.

« Combien d’argent ?

— Beaucoup. Si c’est vrai. Si nous arrivons à les retrouver. Croyez-moi : beaucoup d’argent. »


Le silence momentané fut brisé par un bruit de voix dans le couloir, de voix parlant anglais, et Kelso devina de qui il devait s’agir : ses confrères historiens — Adelman, Duberstein et les autres — revenant d’un dîner tardif et se demandant où il avait bien pu passer. Il lui parut soudain terriblement important que personne d’autre — et surtout pas ses confrères — ne connaisse l’existence de Papou Rapava.

Quelqu’un frappa doucement à la porte, et il fit signe au vieillard de garder le silence. Sans faire de bruit, il tendit le bras pour éteindre la lampe de chevet.

Ils écoutèrent ensemble les chuchotements, amplifiés par l’obscurité mais encore étouffés et indistincts. Il y eut un autre coup, puis un éclat de rire que les autres firent taire. Peut-être avaient-ils vu la lumière s’éteindre. Peut-être le croyaient-ils avec une femme — telle était sa réputation.

Quelques secondes plus tard, les voix s’évanouirent et le couloir replongea dans le silence. Kelso ralluma la lumière. Il sourit et montra son cœur. Le visage du vieillard n’était plus qu’un masque, puis il finit par sourire et se mit à chanter ; il avait une voix vibrante et étonnamment mélodieuse…

Kolyma, Kolyma,

Quel endroit enchanté !

Douze mois d’hiver

Et le reste d’été…

Après sa libération, il ne fut plus que Papou Rapava, cheminot qui avait passé un bout de temps dans les camps, et si quelqu’un voulait en savoir plus (Eh bien ? Oui ? Viens-y donc, camarade !), il l’attendait toujours avec ses poings ou un poinçon en fer.

Dès le début, il fut surveillé par deux hommes. Antipine, qui était contremaître à l’atelier Lénine n° 1, et un handicapé qui habitait l’appartement au-dessous de chez lui et s’appelait Senka. C’était la plus belle paire de cafards qui existât au monde. C’est tout juste si on ne les entendait pas ramper jusqu’au KGB avant même qu’on soit sorti de la pièce. Les autres allaient et venaient — les fileurs à pied, les mecs qui attendaient dans des voitures garées, ceux qui posaient des « questions de routine, camarade » —, mais Antipine et Senka restaient les surveillants fidèles. Ils n’ont jamais rien obtenu, ni l’un ni l’autre. Rapava avait enfoui son passé dans un trou bien plus profond que celui qu’il avait creusé pour Beria.

Senka était mort cinq ans plus tôt. Il ne savait pas ce qu’était devenu Antipine. L’atelier Lénine n° 1 appartenait désormais à un collectif privé qui s’occupait d’importation de vin français.

« Les papiers de Staline, mon gars ? Qui ça intéresse ? » Plus rien ne lui faisait peur maintenant.

« Beaucoup d’argent, tu disais ? Bien, bien… »

Il se pencha en avant pour cracher dans le cendrier puis parut s’assoupir. Au bout d’un moment, il marmonna : « Mon garçon est mort, je te l’ai dit ?

— Oui.

— Il est mort dans une embuscade de nuit, sur la route de Mazar-i-Sharif. Envoyé parmi les derniers. Tué par une bande de barbares préhistoriques avec du noir sur la figure et des missiles américains. Est-ce qu’on imaginerait Staline laisser des sauvages pareils humilier notre pays ? Réfléchissez un peu ! Il les aurait réduits en poussière et il aurait envoyé la poudre voler jusqu’en Sibérie ! »

Après la mort de son fils, Rapava s’était mis à marcher. De longues balades qui pouvaient durer un jour et une nuit. Il traversait la ville dans tous les sens, de Perovo aux lacs, du parc Bittsevskii à la tour de la Télévision. Alors, au cours d’une de ces balades — ce devait être il y a six ou sept ans, vers l’époque du chambardement —, il s’était retrouvé en train de marcher dans ses propres rêves. Il n’avait pas compris tout de suite pourquoi. Puis il s’était aperçu qu’il se trouvait rue Vspolnii. Il en était reparti dare-dare. Son petit gars était radio dans une unité de blindés. Il aimait bien tripoter les radios. C’était pas un combattant.

« Et la maison ? demanda Kelso. Tenait-elle encore debout ?

— Il avait dix-neuf ans.

— Et la maison ? Qu’était devenue la maison ? »

La tête de Rapava retomba.

« La maison, camarade…

— Il y avait une lune en faucille rouge, et une seule étoile rouge. Et l’endroit était gardé par des barbares avec du noir sur la figure… »


Kelso ne put plus rien tirer de lui après cela. Le vieillard battit des paupières et s’endormit. Ses mâchoires se relâchèrent et une salive jaune se mit à couler sur sa joue.

Kelso le contempla pendant une minute ou deux, sentant son estomac se révulser peu à peu. Puis il se leva brusquement et se dirigea le plus vite possible vers les toilettes, où il vomit copieusement et violemment. Il appuya son front brûlant contre l’émail de la cuvette et s’humecta les lèvres. Sa langue lui parut énorme, et amère, comme un gros fruit noir. Il avait quelque chose de coincé dans la gorge et s’efforça de l’évacuer en toussant, mais sans résultat. Alors il essaya d’avaler, mais cela le fit vomir à nouveau. Quand il redressa la tête, tous les objets de la salle de bains semblaient s’être détachés de leurs supports et effectuaient autour de lui une lente danse tribale. Un trait de mucosités argentées formait un arc entre son nez et le siège des toilettes.

Tiens bon, se répéta-t-il. Cela aussi, ça va passer.

Il s’accrocha encore à la cuvette blanche et fraîche, comme un noyé, tandis que l’horizon s’inclinait et que la pièce sombrait dans le noir, glissait…


Un frôlement dans l’obscurité de ses rêves. Une paire d’yeux jaunes.

« Qui êtes-vous, demandait Staline, pour me voler mes papiers personnels ? »

Il bondissait de son divan comme un loup.


Kelso se réveilla dans un sursaut et se cogna la tête contre le rebord de la baignoire. Il poussa un gémissement et roula sur le dos, se tâtant le crâne pour trouver une trace de sang. Il était certain de sentir un liquide visqueux, mais lorsqu’il porta les doigts devant ses yeux et loucha dessus, ils étaient propres.

Comme toujours, même maintenant, même étalé par terre, sur le sol d’une salle de bains moscovite, il y avait une part de lui-même qui demeurait impitoyablement sobre, comme le capitaine blessé qui réclame tranquillement, au milieu des fumées de la bataille, sur le pont de son navire touché, une estimation des dommages. C’est cette part de lui-même qui conclut que, aussi mal qu’il pût se sentir, il avait — oui, c’était possible — connu pire. C’est aussi la partie de lui-même qui entendit, au-delà du pénible martèlement de son pouls, le crissement d’un pas puis le déclic d’une porte qu’on referme doucement.

Kelso serra la mâchoire et passa, par la seule force de sa volonté, par tous les stades de l’évolution, de la fange du sol à une position sur les mains et les genoux puis à une sorte d’accroupissement agité et simiesque, pour s’élancer dans la chambre vide. Une lumière grisâtre filtrait à travers les minces rideaux orange et éclairait les reliefs de la nuit. La puanteur aigre de l’alcool répandu ajoutée à l’odeur de fumée froide lui retourna le cœur. Pourtant… et il y avait autant d’héroïsme que de désespoir dans son geste, il se dirigea vers la porte.

« Papou Guerassimovitch ! Attendez ! »

Le couloir était sombre et désert. Tout au fond, après l’angle, retentit le bruit métallique de l’ascenseur qui s’immobilisait. Clignant des yeux, Kelso se dirigea en boitillant dans cette direction et arriva juste à temps pour voir les portes se refermer. Il essaya de les ouvrir avec ses doigts, criant par l’interstice à Rapava de revenir. Il frappa à plusieurs reprises le bouton d’appel avec sa paume, mais comme rien ne réagissait, il prit l’escalier. Il descendit jusqu’au vingt et unième étage avant de se rendre à l’évidence. Il s’arrêta alors sur le palier, appela l’ascenseur express et l’attendit, appuyé contre le mur, à bout de souffle, nauséeux, avec comme un couteau derrière les yeux. La cabine mit longtemps à arriver et, quand elle se fut enfin arrêtée à sa hauteur, elle lui fit aussitôt remonter les deux étages qu’il venait de dévaler. Les portes s’ouvrirent alors en un mouvement moqueur sur le couloir désert.

Lorsque Kelso atteignit enfin le rez-de-chaussée, les oreilles bourdonnantes à cause de la vitesse, Rapava avait disparu. Sous la voûte de marbre de la réception de l’Oukraïna, il n’y avait personne d’autre qu’une babouchka qui passait l’aspirateur sur le tapis rouge et une pute blond platine en étole de fausse zibeline qui se disputait avec un agent de sécurité. Il fonça vers l’entrée, conscient que tous trois s’étaient arrêtés pour le regarder. Il porta la main à son front et le trouva trempé de sueur.

Il faisait froid dehors, et le jour se levait tout juste. Un rigoureux matin d’octobre. Une humidité glacée s’élevait du fleuve. Mais la circulation des heures de pointe en provenance du pont Kalinine commençait déjà à s’amasser sur la Koutouzovskii Prospekt. Kelso, en manches de chemise, fit quelques pas vers la route, où il resta un moment, grelottant de froid. Il n’y avait aucune trace de Rapava. À sa droite, sur le trottoir, un vieux chien gris, grand et à moitié mort de faim, passait d’un pas traînant devant les grands immeubles, se dirigeant vers l’est, vers la ville qui s’éveillait.

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