DEUXIÈME PARTIE ARKHANGELSK

« Si tu as peur des loups, n’entre pas dans le bois. »

I.V. Staline, 1936

CHAPITRE 16

Avant de sortir de Moscou, il fallait acheter de l’essence, parce que, comme disait O’Brian, on ne savait jamais quelle saloperie pleine de rouille et de flotte se vendait ailleurs. Ils s’arrêtèrent donc au nouveau Nefto Agip, sur Mira Prospekt, et O’Brian remplit le réservoir de la Land Cruiser plus quatre bidons de cent cinquante litres d’essence sans plomb à haut indice d’octane. Puis on vérifia les pneus et le niveau d’huile, et, lorsqu’ils reprirent la route, ils tombèrent en plein dans les embouteillages du soir, avançant au pas.

Il leur fallut près d’une heure pour arriver à la ceinture autoroutière, mais là, enfin, la circulation se raréfia, les cheminées d’usines et les grands ensembles monotones défilèrent jusqu’à ce que, soudain, la route émerge à l’air libre, dans une campagne plate étendant ses champs gris-vert et ses pylônes géants à perte de vue sous un ciel immense, un ciel du Kansas.

Il y avait plus de dix ans que Kelso ne s’était pas aventuré dans le Nord, sur la M8. Les églises villageoises, qui servaient d’entrepôts à grains depuis la Révolution, étaient en pleine restauration et disparaissaient derrière des échafaudages de bois. Près de Dvoriki, un dôme doré concentrait la faible lumière du jour déclinant et brillait à l’horizon comme un feu automnal.

O’Brian se sentait dans son élément. « Sur la route, répétait-il de temps en temps, loin de la ville… c’est super, non ? Vraiment génial. » Il maintenait un 110 km/h régulier et parlait constamment, une main posée sur le volant, l’autre battant la mesure au rythme d’un rock martelé.

« C’est génial… »

La serviette était posée sur la banquette arrière, enveloppée dans un plastique. Un attirail extravagant de matériel et de provisions s’entassait tout autour : deux sacs de couchage, des sous-vêtements thermiques (« Vous avez des Thermolactyl, Fluke ? Il vous en faut absolument ! »), deux vestes fourrées imperméables, des bottes de caoutchouc et des bottes de l’armée, des jumelles ordinaires et des jumelles de vision nocturne, une pelle, une boussole, des bouteilles d’eau, des pilules d’assainissement d’eau, deux packs de six Budweiser, une boîte de barres de chocolat Hershey, deux Thermos de café, un paquet de nouilles, une lampe torche, une radio à ondes courtes, des piles neuves, une bouilloire de voyage qui peut se brancher sur l’allume-cigares de la voiture… et puis Kelso perdit le compte.

Le coffre de la Toyota contenait les bidons d’essence et quatre mallettes rigides estampillées SNS dont O’Brian décrivit le contenu avec une fierté toute professionnelle : une caméra numérique miniaturisée ; un téléphone satellite Inmarsat ; un système de traitement vidéo DVC-PRO de petit format ; et quelque chose qu’il appelait un Stockage vidéo Toko et une unité de lecture. Valeur totale de la marchandise : cent vingt mille dollars.

« Vous n’avez jamais entendu parler de voyager léger ? demanda Kelso.

— Léger ? (O’Brian sourit de toutes ses dents.) On ne peut pas être plus léger que ça. Donnez-moi quatre valises et je vous fais le boulot de six mecs avec un camion de matériel. S’il y a un excès de bagage ici, mon pote, c’est bien vous.

— Ce n’est pas moi qui ai voulu venir. »

Mais O’Brian n’écoutait pas. Grâce à ces quatre mallettes, pérorait-il, il avait pour champ d’action le monde entier. Les famines en Afrique. Le génocide au Rwanda. La bombe dans ce village d’Irlande du Nord, dont il avait même réussi à filmer l’explosion (ça lui avait valu un prix). Les charniers en Bosnie. Les missiles de croisière à Bagdad, qui parcouraient les rues à hauteur de toit, à gauche, puis à droite, puis à droite encore, et où se trouve le palais présidentiel, s’il vous plaît ? Et puis, bien sûr, il y avait eu la Tchétchénie. Mais le problème, avec la Tchétchénie…

(Espèce d’oiseau de malheur, pensa Kelso. Tu parcours le monde, et, chaque fois que tu te poses, règnent la famine, la mort et la destruction : autrefois, en des époques moins crédules, les gens se seraient rassemblés dès que tu aurais pointé le bout de tes ailes et t’auraient chassé à coups de pierres…)

… Le problème avec la Tchétchénie, disait O’Brian, c’est que les choses s’étaient tassées à son arrivée, alors il avait dû se rabattre sur Moscou pour un temps. Et ça, c’était une ville qui vous filait les jetons : « Sarajevo, c’est de la petite bière à côté.

— Et vous prévoyez de rester combien de temps à Moscou ?

— Pas longtemps. Jusqu’aux élections présidentielles. Ça devrait être marrant, je pense. »

Marrant ?

« Et après, vous irez où ?

— Comment savoir ? Pourquoi me demandez-vous ça ?

— Je voudrais juste être sûr que je n’y serai pas, c’est tout. »

O’Brian éclata de rire et appuya sur l’accélérateur. Le compteur passa à 115.

* * *

Ils continuèrent à ce rythme jusqu’à la nuit, O’Brian ne cessant pas de parler. (Bon Dieu, mais ce mec ne la fermait-il donc jamais ?) À Rostov, la route longeait un grand lac. Les bateaux, amarrés et bâchés pour l’hiver, s’alignaient le long d’une jetée bordée par une rangée de bâtisses en bois aux volets fermés. Assez loin, sur l’eau, Kelso aperçut un voilier solitaire équipé d’un feu arrière. Il le regarda virer de bord pour mettre le cap sur la rive et sentit à nouveau sa déprime du soir l’envahir.

Il ressentait les papiers de Staline dans son dos presque comme une présence physique, comme si le Guensec se trouvait avec eux dans la voiture. Il s’inquiétait pour Zinaïda. Il aurait aimé prendre un verre, ou même prendre une cigarette, mais O’Brian avait décrété la Toyota zone non-fumeurs.

« Vous êtes nerveux, commenta O’Brian, interrompant son discours. Je le sens.

— Vous me le reprochez ?

— Pourquoi ? À cause de Mamantov ? (Le journaliste agita la main.) Il ne me fait pas peur.

— Vous n’avez pas vu ce qu’il a fait au vieux.

— Ouais, mais il ne nous ferait pas ça. Pas à un Angliche et à un Amerloque. Il n’est pas aussi cinglé que ça.

— Peut-être. Mais il pourrait le faire à Zinaïda.

— Je ne m’en ferais pas pour Zinaïda. Et puis ce n’est plus elle qui a la marchandise. C’est nous.

— Vous êtes vraiment charmant, on ne vous l’a jamais dit ? Et s’ils ne la croient pas ?

— Je dis juste que vous devriez arrêter de vous en faire à propos de Mamantov, c’est tout. Je l’ai interviewé deux ou trois fois, et je peux vous dire que c’est un pétard mouillé. Il vit complètement dans le passé. Comme vous.

— Et vous ? Vous ne vivez pas dans le passé, je suppose ?

— Moi ? Oh non. Je ne peux pas me le permettre, avec mon job.

— Eh bien, essayons d’analyser cela », proposa aimablement Kelso. Il ouvrait mentalement un tiroir et choisissait le couteau le plus effilé qu’il pouvait trouver. « Alors, vous considérez que dans tous ces lieux où, depuis plus de deux heures, vous vous vantez d’être allé — l’Afrique, la Bosnie, le Proche-Orient, l’Irlande du Nord —, le passé ne compte pas, c’est bien ça ? Vous pensez qu’ils vivent tous dans le présent uniquement ? Qu’ils se sont juste réveillés un matin, vous ont trouvé là avec vos quatre caisses et se sont dit : tiens, si on se faisait une petite guerre ? Et que ça n’existait pas avant votre arrivée ? “Eh, bordel de merde, regardez bien, je suis R.J. O’Brian et je viens juste de découvrir ces putains de Balkans…”

— Bon, ça va, marmonna O’Brian, pas besoin d’être aussi agressif.

— Oh, mais si, rétorqua Kelso, se chauffant peu à peu. C’est le grand mythe de notre époque, vous comprenez. Le grand mythe occidental. Pardonnez-moi de vous le dire, mais vous êtes l’arrogance de toute notre époque personnifiée. Dès qu’il y a un McDonald, MTV et qu’on prend l’American Express, ça devrait devenir pareil que partout ailleurs… ça effacerait le passé et ferait tout repartir à zéro ? Eh bien c’est faux.

— Vous vous croyez meilleur que moi, hein ?

— Non.

— Plus malin, alors ?

— Même pas. Regardez. Vous dites que Moscou fout les jetons. C’est vrai. Pourquoi ? Je vais vous le dire. Parce qu’il n’y a pas de tradition de propriété privée en Russie. C’était d’abord une nation d’ouvriers et de paysans qui ne possédaient rien puisque le pays appartenait tout entier à la noblesse. Puis ça a été une nation d’ouvriers et de paysans qui ne possédaient rien puisque le pays appartenait au Parti. Maintenant, c’est toujours une nation d’ouvriers et de paysans qui n’ont rien puisque le pays appartient, comme cela a toujours été le cas, à ceux qui ont les plus gros poings pour le prendre. Si vous ne comprenez pas ça, vous ne pouvez pas même commencer à comprendre la Russie. On ne peut s’expliquer le présent qu’en se replaçant un minimum dans le passé. » Kelso se carra dans son siège. « Fin du cours. »

Alors, pendant une demi-heure, O’Brian médita ses propos et il régna un silence bienfaisant.

* * *

Ils atteignirent la grande ville de Iaroslavl juste après vingt et une heures et franchirent la Volga. Kelso servit une tasse de café pour chacun. Mais ils arrivèrent sur une portion de route accidentée et il s’en renversa sur les genoux. O’Brian but tout en conduisant. Ils mangèrent du chocolat. Les phares qui les aveuglèrent dans toute la zone urbaine se réduisirent bientôt à quelques feux occasionnels.

« Vous voulez que je vous remplace ? » proposa Kelso.

O’Brian secoua la tête. « Ça va. On n’aura qu’à changer à minuit. Vous devriez dormir. »

Ils écoutèrent les informations de vingt-deux heures à la radio. Les communistes et les nationalistes de la chambre basse du Sénat, la Douma, se servaient de leur majorité pour bloquer les dernières mesures présidentielles : une nouvelle crise politique se profilait. La Bourse de Moscou poursuivait sa dégringolade. Il y avait eu une fuite révélant un rapport secret du ministère de l’Intérieur adressé au Président pour l’avertir d’une menace de rébellion armée, et le rapport se retrouvait imprimé dans Aurora.

Il n’y avait rien sur Rapava, Mamantov, ni sur les papiers de Staline.

« Vous ne devriez pas être à Moscou, pour couvrir tout ça ? »

O’Brian eut un reniflement de mépris. « Quoi ? “Une nouvelle crise politique en Russie” ? Lâchez-moi. R.J. O’Brian ne va pas se retrouver à l’antenne toutes les heures avec ça.

— Mais avec ce qu’on cherche, oui ?

— “L’amour secret de Staline : la mystérieuse jeune fille retrouvée” ? Qu’est-ce que vous en pensez ? »

O’Brian éteignit la radio.

Kelso attrapa l’un des sacs de couchage sur la banquette arrière et le tira vers lui. Il l’ouvrit et s’enroula dedans comme dans une couverture, puis il appuya sur un bouton, et son siège s’inclina lentement.

Il ferma les yeux mais ne parvint pas à dormir. Des images de Staline lui emplissaient peu à peu la tête. De Staline vieux. Staline décrit par Milovan Djilas après la guerre, penché en avant dans sa limousine alors qu’on le ramenait à Blijni, en train d’allumer une veilleuse sur le tableau de bord pour lire l’heure à une montre de gousset accrochée là ; « … et j’ai vu juste devant moi son dos déjà voûté et sa nuque grise et osseuse, dont la peau était toute ridée au-dessus du col militaire raide… » (Djilas avait trouvé Staline sénile, ce soir-là : il engouffrait la nourriture à pleine bouche, perdait le fil de ce qu’il racontait, plaisantait sur les Juifs.)

De Staline adressant au Comité central, moins de six mois avant sa mort, un dernier discours incohérent où il décrivait comment Lénine avait affronté les crises de 1918, répétant sans cesse les mêmes mots — « Il est parti en tonnant dans une situation incroyablement difficile, et il a continué à tonner, sans peur, il est juste parti en tonnant… » — devant des délégués sonnés, pétrifiés.

Puis Staline, seul dans sa chambre, la nuit, arrachant des photos d’enfants dans des journaux pour les coller sur les murs. Et encore Staline demandant à Anna Safanova de danser pour lui…

C’était bizarre, mais chaque fois que Kelso essayait de se représenter Anna Safanova en train de danser, le visage qui lui venait immanquablement était celui de Zinaïda Rapava.

CHAPITRE 17

Zinaïda Rapava était assise dans sa voiture garée, en pleine nuit, au centre de Moscou. Elle avait son sac posé sur les genoux et les mains plongées dans le sac, vérifiant les contours du Makarov de son père.

Elle avait découvert qu’elle pouvait encore le décharger et le recharger sans même regarder ; c’était un peu comme de monter à bicyclette, semblait-il : une fois qu’on avait appris, on savait pour la vie. Défaire le ressort à la base de la crosse, sortir le chargeur, introduire les balles (six, sept, huit, lisses et froides au toucher), remettre le chargeur en place, enclencher, faire glisser puis appuyer sur le cran de sûreté pour tirer. Voilà.

Papa aurait été fier d’elle. Mais elle avait toujours été meilleure à ce jeu-là que Sergo, de toute façon. Les armes rendaient Sergo nerveux. Ce qui n’était pas malin, vu que c’était lui qui avait dû partir au service militaire.

Le souvenir de Sergo la fit à nouveau pleurer, mais elle ne se laissa pas aller longtemps. Elle sortit les mains de son sac et se frotta les yeux avec emportement — voilà, et puis voilà — sur chacune de ses manches, avant de reprendre son occupation.

Pousser. Enclencher. Faire glisser. Appuyer…

Elle avait peur. Tellement peur, en fait, qu’elle avait failli se retourner cet après-midi, quand elle avait laissé l’Occidental devant l’immeuble de bureaux. Elle avait eu envie de revenir sur ses pas, mais si elle l’avait fait, il aurait su qu’elle avait peur, et on lui avait appris qu’il ne faut jamais montrer sa peur. Encore une leçon de son père.

Elle avait donc marché d’un pas rapide jusqu’à sa voiture, avait conduit un moment sans réfléchir, puis s’était retrouvée en train de foncer vers la place Rouge. Elle s’était garée dans la Bolchaïa Loubianka puis avait marché jusqu’à la petite église blanche à l’icône de la Vierge de Vladimir, où se déroulait une messe.

L’église était bondée. Ce n’était plus comme avant, maintenant : les églises étaient toujours bondées. La musique l’enveloppa. Zinaïda alluma un cierge. Elle ne savait pas trop pourquoi elle agissait ainsi, puisqu’elle n’avait pas la foi ; mais c’était le genre de choses que faisait sa mère. « Et qu’est-ce que ton Dieu a jamais fait pour nous ? » faisait la voix ironique de son père. Elle pensa à lui, et à la fille qui avait écrit le journal, Anna Safanova. Pauvre conne, se dit-elle. Pauvre conne. Alors elle alluma un cierge pour elle aussi, et grand bien lui fasse, où qu’elle puisse se trouver.

Elle regrettait de ne pas avoir de souvenirs plus précis, mais c’était comme ça et il n’y avait rien à y faire. Elle se souvenait principalement de lui ivre, les yeux comme des trous de vers, les poings s’abattant n’importe où. Ou bien rentrant, crevé, de son travail à l’atelier, puant comme un vieux chien, trop fatigué pour se lever de sa chaise et aller se mettre au lit, restant assis sur un exemplaire de la Pravda pour ne pas mettre de la graisse partout. Ou paranoïaque, debout la moitié de la nuit à regarder par la fenêtre ou arpenter le couloir — Qui est-ce qui le regardait ? Qui donc parlait de lui ? — ou à étaler d’autres pages de la Pravda par terre pour nettoyer son Makarov avec obsession. (« S’il le faut, je les tuerai… »)

Mais parfois, lorsqu’il n’était ni ivre ni mort de fatigue, à l’heure douce où il se trouvait entre l’ébriété et l’oubli, il lui parlait de sa vie dans la Kolyma : il lui racontait comment survivre, échanger des services et quelques brins de tabac contre quelque chose à manger, comment se faire accorder le travail le moins pénible, comment apprendre à repérer un mouchard. Puis il la prenait sur ses genoux et lui chantait des chansons de la Kolyma, de sa belle voix de ténor mingrélien.

Ça, c’était déjà mieux, comme souvenir.

A cinquante ans, il lui paraissait déjà tellement vieux. Il avait toujours été vieux. Sa jeunesse s’était enfuie à la mort de Staline. C’était peut-être pour ça qu’il en parlait tellement. Il avait même accroché un portrait de Staline au mur, tu te rappelles ? Staline et ses grosses moustaches luisantes, comme deux grosses limaces noires. Alors elle ne pouvait quand même pas ramener des copains à la maison, si ? Elle ne pouvait pas leur laisser voir dans quelle porcherie ils vivaient. Deux pièces, elle partageant la seule chambre d’abord avec Sergo puis, quand il avait été trop grand et trop gêné pour la regarder, avec Marna. Marna qui n’était déjà plus qu’un spectre avant même d’être rongée par le cancer, puis qui était devenue quasi transparente avant de se fondre dans le néant.

Elle était morte en 1989, quand Zinaïda avait dix-huit ans. Six mois plus tard, Ils retournaient au cimetière de Troïekourovo pour enterrer Sergo à côté d’elle. Zinaïda ferma les yeux et se rappela papa, ivre, à l’enterrement, sous la pluie, avec deux compagnons d’armes de Sergo et un jeune lieutenant nerveux, encore presque un gosse, qui avait été le supérieur de Sergo et assurait que Sergo était mort pour la Patrie tout en apportant une assistance fraternelle aux forces progressistes de la République populaire de…

… Oh, conneries, qu’est-ce qu’on en avait à foutre ? Le lieutenant s’était éclipsé dès qu’il avait pu décemment le faire, soit au bout d’une dizaine de minutes, et Zinaïda avait ce soir-là pris ses affaires dans l’appartement peuplé de fantômes. Il avait essayé de l’en empêcher et l’avait frappée, suant la vodka par tous les pores, puant plus que jamais le vieux chien après être resté sous la pluie, et elle ne l’avait plus revu. Plus revu jusqu’à ce mardi matin, lorsqu’il s’était présenté sur le seuil de sa porte et l’avait traitée de putain. Mais elle l’avait jeté dehors comme un malpropre, elle l’avait renvoyé avec deux paquets de cigarettes, et maintenant il était mort et elle ne le reverrait vraiment plus jamais.

Elle pencha la tête, remuant les lèvres de sorte qu’on aurait pu croire qu’elle priait, alors qu’en fait elle relisait le message de son père et se parlait toute seule.

« Tu as raison, je n’ai vraiment pas été un bon père. Tout ce que tu as dit est vrai. Alors ne t’imagine pas que je ne le sais pas ! »

Oh papa, c’est vrai. Je t’assure. C’est vrai !

« Mais là, j’ai une chance de me racheter un peu… »

De te racheter ? Tu crois ça ? Quelle blague ! On t’a tué pour ça, et maintenant c’est moi qu’on va tuer.

« Tu te rappelles cet endroit que j’avais quand maman vivait encore ? »

Oui, oui, je m’en souviens.

« Et tu te rappelles ce que je te disais ? Tu m’écoutes, ma fille ? Règle numéro un ? Quelle est la règle numéro un ? »

Elle replia le message et jeta un coup d’œil autour d’elle. C’était stupide.

« Réponds, ma fille ! »

Soumise, elle baissa la tête.

Ne jamais montrer qu’on a peur, papa.

« Encore ! »

Ne jamais montrer qu’on a peur.

« Et la règle numéro deux ? Quelle est la règle numéro deux ? »

On n’a qu’un seul ami en ce monde.

« Et cet ami, c’est ? »

Soi-même.

« Et quoi d’autre ? »

Ça.

« Montre-moi. »

Ça, papa, ça.

Et dans l’obscurité bien cachée du sac, ses doigts entreprirent de dévider son rosaire, maladroitement d’abord, mais retrouvant peu à peu leur dextérité…

Pousser. Enclencher, Faire glisser. Appuyer…

* * *

Elle avait quitté l’église à la fin de la messe et s’était rendue sur la place Rouge d’un pas rapide, beaucoup plus calme maintenant, sachant exactement ce qu’elle devait faire.

L’Occidental avait raison. Elle n’osait pas retourner à son appartement. Elle n’avait pas d’ami assez proche à qui demander de l’héberger. Et dans un hôtel, il lui faudrait signer le registre, alors si Mamantov avait des amis au FSB…

Il ne restait donc plus qu’une solution.

Il était près de dix-huit heures, et les ombres commençaient à s’allonger et à s’épaissir autour du mausolée de Lénine. Mais, de l’autre côté de la place pavée, le GOUM s’illuminait, lui apparaissant comme une rangée de balises jaunes en cette sombre fin d’après-midi d’octobre.

Elle fit ses achats sans traîner, d’abord une robe du soir courte, en soie sauvage noire, puis des bas noirs transparents, des gants noirs, un petit sac noir, une paire de talons aiguille noirs et du maquillage.

Elle régla tout en liquide, en dollars. Elle ne sortait jamais avec moins de mille dollars sur elle. Zinaïda refusait d’utiliser une carte de crédit : cela laissait trop de traces. Et elle se méfiait des banques : de véritables alchimistes du vol, toutes autant qu’elles étaient, qui vous prenaient vos précieux dollars pour les transformer en roubles, qui convertissaient de l’or en métal vulgaire.

Au rayon maquillage, l’une des vendeuses la reconnut — « Salut, Zina ! » —, aussi s’empressa-t-elle de tourner les talons.

Elle retourna au rayon vêtements pour se changer. Elle eut du mal à remonter la fermeture à glissière de sa nouvelle robe — il lui fallut se tordre le bras gauche derrière les reins et pousser son bras droit entre les omoplates pour y arriver — mais, après s’être pincé la peau, elle put reculer d’un pas pour se contempler, la main sur la hanche, le menton relevé, se présentant de profil au miroir.

Bien.

Enfin, assez bien.

Le maquillage lui prit encore dix minutes. Elle fourra ses vieux vêtements chauds dans le sac GOUM, enfila son blouson de cuir et retraversa la place Rouge, ses talons aiguille la faisant trébucher sur les grands pavés.

Elle prit soin de ne pas regarder le mausolée de Lénine, ni le mur du Kremlin, juste derrière, où son père l’emmenait voir la tombe de Staline quand elle était petite. Elle franchit au contraire rapidement la porte située à l’extrémité nord de la place, tourna à droite et se rendit à l’hôtel Métropole. Elle voulait prendre un verre au bar, mais les types de la sécurité refusèrent de la laisser entrer.

« C’est pas possible, mon chou. Désolé. »

Elle les entendit rire tandis qu’elle s’éloignait.

« On commence tôt ce soir, non ? » lui lança encore l’un d’eux.

Il faisait sombre quand elle monta dans sa voiture.

Et elle s’y trouvait toujours.

Étrange, pensa-t-elle en y réfléchissant, la mort de Marna et de Sergo… ces deux petites morts. Étrange. Elles avaient été comme deux petits cailloux déclenchant une avalanche. Parce que, après leur disparition, tout s’était écroulé, tout le monde familier d’avant avait été enseveli avec eux dans la terre mouillée.

Non que Zinaïda y vît un signe du destin. Les deux premières années après son départ de la maison restaient dans son souvenir comme une sorte de flou. Elle avait vécu dans un squat du quartier de Krasnogorsk. Deux fois enceinte. Deux avortements. (Et peu de jours s’étaient écoulés depuis, où elle ne s’était pas demandé ce qu’ils seraient devenus, ces deux-là — l’un aurait eu neuf ans, et l’autre sept —, et s’ils auraient été plus dérangeants que le vide qu’ils avaient laissé.)

Quoi qu’il en soit, si elle ne faisait pas attention à la politique, elle remarquait l’argent qui commençait à surgir autour des hôtels friqués — le Métropole, le Kempinski et les autres. Et l’argent la remarquait aussi, comme il remarquait toutes les jolies filles de Moscou. Zinaïda n’était peut-être pas parmi les plus belles, mais elle était assez bien : suffisamment mingrélienne pour avoir quelque chose d’oriental dans le visage, suffisamment russe pour avoir un petit côté voluptueux malgré sa constitution menue.

Et comme aucune Moscovite ne pouvait gagner en un mois ce qu’un homme d’affaires occidental pouvait claquer en une nuit sur une bouteille de vin, ce n’était pas la peine d’être un génie de l’économie — ce n’était pas la peine d’être l’un de ces consultants en gestion qui, le visage dur, buvaient au bar — pour se rendre compte qu’il y avait là un marché. Ce qui expliquait pourquoi, par une nuit de décembre 1992, à l’âge de vingt et un ans, Zinaïda Rapava était devenue une pute dans la suite d’un ingénieur allemand de Ludwigshafen-am-Rhein, sortant de là au bout de quatre-vingt-dix minutes d’efforts avec cent vingt-cinq dollars dissimulés dans son soutien-gorge, plus d’argent qu’elle n’en avait jamais vu.

Et tu veux que je te dise quelque chose, papa, maintenant qu’on peut enfin se parler ? Ça allait Je me sentais bien. Parce que, en fait qu’est-ce que j’avais fait de plus que ce que font dix millions de filles tous les soirs, sauf qu’elles n’ont même pas l’intelligence de se faire payer ? Ça, c’est décadent. Alors que ce que je faisais, c’était du business — kapitalism —, et c’était très bien comme ça. Et puis c’était comme tu l’avais dit, papa, je n’avais qu’un seul ami : moi-même.

Au bout de quelque temps, le marché est passé des hôtels aux clubs, et ça a été plus facile. Les clubs achetaient la protection de la Mafia et prenaient un pourcentage aux filles. En échange, la Mafia s’occupait d’écarter les macs de sorte que tout avait toujours l’air chouette et respectable, et que chacun pouvait prétendre être là par plaisir, et non pour les affaires.

Ce soir, près de six ans après cette première expérience, bien cachés dans son appartement — qui, soit dit en passant, était acheté et entièrement payé —, Zinaïda Rapava avait près de trente mille dollars en liquide. Et elle avait des projets. Elle étudiait le droit Elle allait être avocate. Elle allait quitter le Robotnik, quitter Moscou, et s’installer à Saint-Pétersbourg où elle serait une pute légale reconnue : une avocate.

Tout était donc prévu jusqu’à ce mardi matin, quand Papou Rapava avait surgi de nulle part pour parler, disait-il, pour l’insulter, apportant avec lui, de la rue, cette odeur familière de chien puant surgie tout droit du passé.

Elle écouta les infos de vingt-deux heures puis mit le contact et quitta lentement la Bolchaïa Loubianka, traversant Moscou vers le nord-est pour arriver au stade des Jeunes-Pionniers, où elle se gara à sa place habituelle, juste à la sortie de l’allée obscure.

La nuit était froide. Le vent plaquait sa petite robe contre ses jambes. Elle s’accrocha à son sac pour marcher d’un pas vacillant en direction de la lumière. Elle serait plus en sécurité à l’intérieur.

Il y avait devant le Robotnik une bonne affluence pour un jeudi soir, une belle file de riches pigeons occidentaux pressés de se faire plumer. En temps normal, elle les aurait examinés avec une précision chirurgicale, mais ce soir elle dut se forcer à s’approcher.

Elle passa par l’entrée de service, comme d’habitude, et le barman, Alexeï, la fit entrer. Elle laissa son blouson au vestiaire, hésita un instant pour son sac, mais finit par le laisser aussi à la vieille réceptionniste : le Robotnik n’était sûrement pas le meilleur endroit de Moscou pour se faire surprendre avec un flingue.

Elle parvenait toujours à faire semblant d’être quelqu’un d’autre quand elle arrivait au club, et, mis à part l’argent que cela lui rapportait, c’était l’autre point positif de ces soirées. (« Comment vous appelez-vous ? » lui demandaient-ils, pour essayer d’établir un contact humain. « Qu’est-ce qui vous plairait, comme nom ? » leur répondait-elle invariablement.) Elle pouvait laisser son histoire à la porte du Robotnik, et se cacher derrière l’autre Zinaïda : provocante, maîtresse d’elle-même, dure. Mais pas ce soir. Ce soir, devant la glace des toilettes où elle rafraîchissait son maquillage, la magie ne semblait pas fonctionner, et le visage qui lui rendait son regard était indiscutablement le sien : celui de Zinaïda Rapava, perdue, effrayée.

Elle s’installa dans un box obscur et y resta pendant une heure, ou plus, à observer. Il lui fallait quelqu’un qui la prendrait toute la nuit. Quelqu’un de correct et de respectable, qui aurait un appartement. Mais comment juger de ce qu’un homme était vraiment ? C’étaient les jeunes qui roulaient des mécaniques et la ramenaient sans cesse qui finissaient par fondre en larmes en vous montrant la photo de leur petite amie. C’étaient les banquiers et les hommes de loi respectables qui prenaient leur pied à cogner.

Juste après onze heures et demie, quand l’affluence fut à son maximum, elle entra en action.

Elle fît le tour de la piste de danse en fumant, une bouteille d’eau minérale à la main. Nom de Dieu, pensa-t-elle, il y a des gamines qui ne doivent pas avoir plus de quinze ans. Elle aurait pratiquement pu être leur mère.

Elle touchait à la fin de cette vie.

Un type dont la chemise étriquée laissait sortir des poils bruns et bouclés s’approcha d’elle, mais il lui rappela O’Brian et elle l’esquiva dans un nuage d’after-shave, en faveur d’un grand Asiatique du Sud-Est en costume Armani.

Il vida son verre — vodka, pure, sans glace, remarqua-t-elle, trop tard — et l’attira sur la piste de danse. Il la saisit par-derrière, une main sur chaque fesse, et s’y accrocha si fort qu’elle fut presque soulevée de ses chaussures neuves. Elle lui demanda d’arrêter tout de suite, mais il ne parut pas comprendre. Elle essaya de le repousser, de l’écarter de toutes ses forces avec ses bras, mais il la serra plus fort encore, et elle sentit quelque chose céder en elle, ou plutôt se fondre, comme si les deux Zinaïda ne faisaient soudain plus qu’une…

« Es-tu une bonne bolchevique, Anna Safanova ? Veux-tu le prouver ? Veux-tu danser pour le camarade Staline ? »

… Et elle enfonça soudain les ongles de sa main droite dans la joue lisse, griffant si profondément qu’elle crut sentir la peau s’arracher sous ses doigts.

Il la lâcha précipitamment, hurla et se courba en deux en secouant la tête, projetant des gouttes de sang autour de lui en un faisceau d’arcs parfaits, comme un chien qui s’ébroue. Quelqu’un hurla et la foule s’écarta.

Voilà ce qu’ils étaient venus voir !

Zinaïda se mit à courir : elle traversa le bar, gravit l’escalier en colimaçon, franchit les détecteurs de métaux et sortit dans le froid. Ses jambes s’écartèrent, comme celles d’une vache, sans qu’elle puisse les retenir sur la glace. Elle était certaine qu’il lui courait après. Elle se releva et parvint tant bien que mal à regagner sa voiture.

* * *

Le complexe Victoire de la Révolution. Immeuble n° 9. Dans l’obscurité. Les flics avaient disparu. La petite foule avait disparu. Et bientôt, l’immeuble lui-même aurait disparu ; il ne répondait même pas aux normes soviétiques, et il allait être détruit dans un mois ou deux.

Elle se gara de l’autre côté de la rue, là où elle avait laissé l’Occidental la nuit précédente, et elle fixa du regard l’immeuble n° 9, par-dessus la neige sale et gelée.

Immeuble 9.

Chez elle.

Elle se sentait tellement fatiguée.

Elle saisit le haut du volant à deux mains et posa le front sur ses avant-bras. Elle avait fini de pleurer maintenant. Mais elle ressentait avec force la présence de son père, et entendait cette chanson stupide qu’il chantait toujours :

Kolyma, Kolyma,

Quel endroit enchanté !

Douze mois d’hiver Et le reste d’été…

N’y avait-il pas un autre vers ? Quelque chose du genre « vingt-quatre heures de travail par jour et le reste à dormir » ? Et ainsi de suite ? Elle cogna la tête contre ses bras au rythme de l’air qu’elle imaginait, puis posa la joue contre le volant. Et c’est à ce moment-là qu’elle s’aperçut qu’elle avait oublié son sac, et le pistolet qui se trouvait dedans, au Robotnik.

Elle s’en aperçut parce qu’une voiture, une grosse voiture, s’était approchée de la sienne, très près, l’empêchant de déboîter, et qu’un visage masculin l’observait, tache blanche déformée par deux vitres sales et trempées.

CHAPITRE 18

Le silence le réveilla.

« Quelle heure est-il ?

— Minuit. (O’Brian bâilla bruyamment.) On change. »

Ils s’étaient arrêtés au bord de la grand-route, et le moteur était coupé. Kelso ne pouvait rien voir sinon quelques étoiles étiques. Après le bruit continuel du moteur, le calme était presque physique, comme une pression dans les oreilles.

Kelso se redressa. « Où sommes-nous ?

— À cent cinquante, peut-être cent soixante-dix kilomètres au nord de Vologda. » O’Brian alluma la veilleuse, qui fit ciller Kelso. « J’imagine qu’on doit être à peu près là. »

Il se pencha en montrant la carte, son gros index appuyé sur un secteur qui semblait entièrement vide, un espace blanc coupé par la ligne rouge de la route, avec quelques symboles de marais parsemés de chaque côté. Un peu plus au nord, la carte virait au vert, pour la forêt.

« Il faut que j’aille pisser, annonça O’Brian. Tu viens ? » proposa-t-il, passant au tutoiement.

Il faisait beaucoup plus froid qu’à Moscou, et le ciel était beaucoup plus vaste. Un grand vol de nuages, immenses et découpés par la lune, dérivait lentement vers le sud, découvrant de temps à autre des lambeaux de ciel étoilé. O’Brian avait une torche électrique. Ils descendirent un petit accotement et urinèrent en camarades, côte à côte, pendant bien trente secondes, soulevant un petit panache de vapeur sur le sol devant eux. Puis O’Brian remonta sa braguette et braqua sa torche autour d’eux. Le faisceau puissant força l’obscurité sur deux mètres, puis se dissipa ; il n’éclairait rien. Une brume glacée planait au ras du sol.

« Tu entends quelque chose ? » demanda O’Brian. Son souffle frémissait dans le froid.

« Non.

— Moi non plus. »

Il éteignit la torche et ils restèrent sans bouger quelques instants.

« Oh, papa, chuchota O’Brian avec une voix de petit garçon. J’ai tellement peur. »

Il ralluma la lampe, et ils remontèrent l’accotement jusqu’à la Toyota. Kelso leur servit un nouveau café pendant que O’Brian soulevait la porte du coffre pour sortir deux bidons d’essence. Il trouva un entonnoir et entreprit de remplir le réservoir. Serrant sa tasse de café dans ses mains, Kelso s’éloigna des vapeurs d’essence pour allumer une cigarette. Dans l’obscurité et le froid, sous l’immense ciel eurasien, il se sentait coupé de la réalité, effrayé mais aussi curieusement excité, tous ses sens aiguisés. Il perçut un ronronnement lointain, et un point jaune apparut derrière eux, sur la route rectiligne. Il le regarda enfler lentement, vit la lueur se diviser en deux gros phares et, pendant un moment, crut qu’ils fonçaient sur lui. Alors, un énorme poids lourd, un seize roues, les dépassa, le chauffeur faisant résonner joyeusement son avertisseur. Le bruit du moteur resta faiblement audible longtemps après que ses feux arrière rouges se furent évanouis dans l’obscurité.

« Eh Fluke, tu veux bien me donner un coup de main ? »

Kelso tira une dernière fois sur sa cigarette avant de la jeter, projetant des étincelles orangées sur la chaussée.

O’Brian voulait qu’il l’aide à descendre un de ses précieux bagages, une mallette blanche en polycarbonate d’environ soixante centimètres de long sur quarante-cinq de large, munie d’une paire de roulettes noires à une extrémité. Lorsqu’ils l’eurent descendue de la Toyota, O’Brian la fit rouler jusqu’à la portière côté passager.

« Et maintenant ? demanda Kelso.

— Ne me dis pas que t’en as jamais vu ? »

O’Brian ouvrit le couvercle et retira ce qui ressemblait à quatre tablettes en plastique blanc, du genre de celles qu’on déplie dans les avions. Il les assembla, ce qui donna un carré plat d’environ un mètre de côté, qu’il fixa ensuite sur le bord de la mallette. Au centre du carré, il vissa une longue antenne télescopique. Il brancha ensuite un câble entre la mallette et l’allume-cigares de la voiture, revint et poussa un interrupteur. Toute une série de voyants s’allumèrent.

« Impressionné ? » Il sortit une boussole de la poche de sa veste et braqua sa lampe dessus. « Où est passé ce putain d’océan Indien, maintenant ?

— Quoi ? »

O’Brian contempla la route qu’ils venaient de parcourir. « C’est tout en bas, apparemment. Suffit de suivre la M8. Un satellite en orbite stationnaire à trente mille kilomètres au-dessus de l’océan Indien. Tu imagines ! Oh, mais c’est que le monde est tout petit, pas vrai, Fluke ? C’est tout juste si je ne peux pas le tenir dans ma main. » Il sourit et s’agenouilla devant la mallette afin de la faire pivoter tout doucement jusqu’à ce que l’antenne soit orientée vers le sud. Aussitôt, l’appareil se mit à émettre une plainte aiguë. « C’est parti ! Elle a repéré l’oiseau. » Il appuya sur une touche, et la plainte cessa. « Maintenant, on branche le combiné… voilà. On compose le 0–4 pour obtenir la station au sol d’Eik, en Norvège… voilà. Et il ne reste plus qu’à composer le numéro qu’on veut. »

Il se releva et tendit le combiné à Kelso, qui l’approcha prudemment de son oreille. Il entendit une sonnerie de téléphone retentir en Amérique, puis un homme annonça : « Salle de rédaction. »

Kelso alluma une nouvelle cigarette et s’éloigna de la Toyota. O’Brian se trouvait à l’avant, lumière allumée, et, malgré les vitres closes, sa voix portait dans le silence glacé.

« Ouais, ouais, on est sur la route… À la moitié du chemin, j’imagine… Ouais, il est avec moi… Non, il va bien. » La portière s’ouvrit et O’Brian lança : « Hein, professeur, que tu vas bien ? »

Kelso leva la main.

« Ouais, reprit O’Brian. Il va bien. » La portière claqua et O’Brian dut baisser la voix, car Kelso ne saisit pas toute la suite. « On y sera vers neuf heures… oui… un bon coup… se présente bien… »

Le ton que prenait cette conversation, quel qu’en fut le contenu, ne plut guère à Kelso. Il retourna à la voiture et ouvrit brusquement la portière.

« Oups ! Faut que j’y aille, Joe. Salut. » O’Brian raccrocha rapidement et fit un clin d’œil.

« Qu’est-ce que tu leur as dit, exactement ?

— Rien. » Le journaliste avait l’air d’un enfant pris en faute.

« Qu’est-ce que ça veut dire, rien ?

— Allez, il a bien fallu que je leur donne une idée, Fluke. Que je leur explique en substance de quoi…

— En substance ? (Kelso hurlait à présent.) C’était censé être confidentiel…

— Quoi… mais ils ne vont le répéter à personne. Allez, je ne peux quand même pas partir comme ça, sans leur donner une idée de ce que je fais.

— Bon Dieu. » Kelso se laissa tomber contre le flanc de la Toyota et prit le ciel à témoin. « Ce qu’il fait ?

— Tu veux donner un coup de fil, Fluke ? (O’Brian lui tendait le combiné.) Appeler ta femme ? Aux frais de la princesse ?

— Non, je n’ai personne à appeler maintenant. Merci.

— Zinaïda ? proposa O’Brian, rusé. Pourquoi ne pas appeler Zinaïda ? » Il quitta le siège et colla le combiné dans la main de Kelso. « Vas-y. Je sais que t’es pas tranquille. C’est mignon. 0–4, et puis tu fais le numéro. Mais n’y passe pas toute la nuit. Il y a de quoi se les geler, dehors. »

Il s’éloigna en agitant les bras pour lutter contre le froid, et Kelso, après une seconde d’hésitation, fouilla ses poches en quête du bout de papier où elle avait inscrit son adresse.

Pendant qu’il attendait que la connexion s’établisse, il essaya de se représenter son appartement, mais sans y parvenir. Il ne la connaissait pas assez. Il fixa des yeux la route qu’ils venaient de parcourir, la masse de nuages sombres qui fuyaient vers le sud, comme pour échapper à une calamité, et il imagina le chemin que suivait son appel — décollage du milieu de nulle part vers un satellite situé au-dessus de l’océan Indien, retour sur terre par la Scandinavie puis trajet terrestre jusqu’à Moscou. O’Brian avait raison : on pouvait se trouver en plein désert et avoir l’impression que la terre tenait au creux de votre main.

Il laissa résonner la sonnerie un long moment, souhaitant alternativement qu’elle soit là pour répondre, et ainsi le rassurer sur son sort, et qu’elle n’y soit pas puisque son appartement était pour elle l’endroit le plus exposé qui fût.

Elle ne répondit pas et, au bout de deux minutes, il raccrocha.

Ce fut donc au tour de Kelso de conduire pendant que O’Brian dormait, mais, même pendant son sommeil, le journaliste ne pouvait se taire. Le sac de couchage remonté jusqu’au menton, il avait incliné son siège presque à l’horizontale. « Ouais », marmonna-t-il, puis, aussitôt après, avec plus d’emphase :

« Ouais ! » Il poussa un grognement. Puis il se recroquevilla et se mit à s’agiter comme un poisson hors de l’eau. Il ronfla. Il se gratta les parties.

Kelso s’agrippa à son volant. « Tu ne peux pas la fermer un peu, O’Brian ? demanda-t-il au pare-brise. Pour une fois, te serait-il possible, pour le bien de l’humanité tout entière et pour le mien en particulier, de fermer ta grande gueule lippue ? »

Il n’y avait rien à voir sinon les portions de route qui défilaient devant les phares. Il arrivait qu’une voiture surgisse en face, restant pleins phares et l’aveuglant complètement. Au bout d’une heure, il doubla le poids lourd qui les avait dépassés plus tôt. Le chauffeur klaxonna à nouveau joyeusement, et Kelso lui renvoya son coup d’avertisseur.

« Ouais, gémit O’Brian en se retournant au son de l’avertisseur. Oh ouais… »

Le roulement des pneus était hypnotique, et les pensées de Kelso divaguaient au hasard, sans lien apparent. Il se demanda comment O’Brian se serait comporté dans une vraie guerre, une guerre où il aurait eu à se battre plutôt qu’à filmer des images. Puis il se demanda comment lui-même se serait comporté. La plupart des hommes qu’il connaissait se posaient cette question, comme si le fait de ne s’être jamais battus les laissait, d’une certaine façon, incomplets, laissait un vide dans leur existence, là où une guerre aurait dû se trouver.

Était-il possible que cette absence de guerre — aussi merveilleux que cela pût être, cela allait sans dire —, était-il possible que cela ait rendu les hommes triviaux ? Parce que tout était affreusement trivial de nos jours, non ? Nous vivions l’âge de la Trivialité. La politique était triviale. Les soucis des gens étaient triviaux, le surendettement, les retraites et les dangers encourus par les fumeurs passifs. Seigneur ! (il coula un regard vers O’Brian) en est-on vraiment réduits à ça, à s’en faire parce qu’on respire la fumée des autres alors que nos parents et nos grands-parents devaient éviter d’être fusillés ou bombardés ?

Alors il commença à se sentir coupable, parce que, en fait, qu’est-ce que cela impliquait ? Qu’il voulait une guerre ? Où une guerre froide, si on allait par là. Il fallait bien l’admettre : il regrettait vraiment la guerre froide. Il était content qu’elle soit finie, bien sûr, content que les gentils aient gagné et tout ça, mais au moins, pendant la guerre froide, les gens comme lui savaient où ils en étaient, ils pouvaient désigner quelque chose de précis en affirmant : Bon, on ne sait peut-être pas en quoi on croit, mais en tout cas on ne croit pas en ça.

Il fallait bien constater que tout était allé de travers pour lui depuis la fin de la guerre froide. Quelle bonne blague. Pour lui et Mamantov : tous deux victimes de la fin de l’URSS ! Tous deux déplorant la trivialité du monde moderne, tous deux préoccupés par le passé, et tous deux courant après le mystère du camarade Staline…

Il plissa le front pour se remémorer quelque chose que lui avait dit Mamantov :

« Mais je peux vous certifier que vous êtes aussi obsédé que moi. »

Il avait ri sur le moment, mais maintenant qu’il y réfléchissait, la remarque lui paraissait curieusement sagace, troublante, même, tellement elle touchait juste, et il se surprit à la tourner et la retourner dans son esprit à mesure que la température chutait et que la route défilait inlassablement dans l’obscurité glacée. Il conduisit pendant plus de quatre heures, jusqu’au moment où il se sentit les jambes engourdies et finit par véritablement s’endormir, se réveillant dans un sursaut pour retrouver la Toyota oscillant au milieu de la route, les bandes blanches bondissant vers eux comme autant de flèches à la lumière des phares.

Quelques minutes plus tard, ils dépassèrent une sorte d’aire de repos pour routiers. Kelso freina brusquement, s’arrêta et y revint en marche arrière. À côté de lui, O’Brian revint péniblement à la conscience.

« Pourquoi on s’arrête ?

— Le réservoir est vide. Et puis il faut que je fasse une pause. » Kelso coupa le moteur et se massa la nuque. « On pourrait s’arrêter un petit moment ?

— Non. Il faut qu’on roule. Tu veux bien nous servir un café ? Je vais faire le plein. »

Ils observèrent le même rituel que précédemment O’Brian descendit prendre les bidons à l’arrière en trébuchant dans le froid pendant que Kelso s’éloignait pour fumer une cigarette. Le vent était plus cinglant maintenant qu’ils se trouvaient plus au nord. Il l’entendait fouetter les arbres qu’il ne distinguait pas. Quelque part, doucement, de l’eau coulait.

Lorsqu’il remonta dans la voiture, O’Brian avait pris place derrière le volant, veilleuse allumée, et il passait un rasoir électrique sur son menton proéminent tout en étudiant la carte. Kelso songea que ce n’était pas une heure pour être debout. Cela lui faisait trop penser à une urgence, la perte de quelqu’un, une conspiration, une fuite, le pauvre type qui s’esquive après une nuit d’amour sans suite, pour présager quoi que ce fut de bon.

Ils ne parlèrent ni l’un ni l’autre. O’Brian rangea son rasoir et fourra la carte dans la pochette à côté de lui.

Le siège du passager était encore chaud, le sac de couchage aussi et, malgré ses angoisses, Kelso s’endormit en moins de cinq minutes, d’un sommeil de plomb, sans rêves. Lorsqu’il se réveilla, quelques heures plus tard, c’était comme s’ils avaient franchi une frontière et pénétré dans un autre monde.

CHAPITRE 19

Un peu plus tôt, alors que Kelso tenait encore le volant, le commandant Felix Souvorine s’était penché pour embrasser sa femme, Serafima.

Elle se contenta de lui offrir d’abord sa joue, puis parut se raviser. Un bras chaud et doux sortit de sous la couette, une main se posa sur la nuque de Souvorine et l’attira contre elle. Il l’embrassa sur les lèvres. Elle avait mis du Chanel que son père lui avait rapporté de la dernière réunion du G8.

Elle murmura : « Tu ne rentres pas ce soir.

— Je rentrerai.

— Je suis sûre que non.

— J’essayerai de ne pas te réveiller.

— Réveille-moi.

— Dors. »

Il posa un doigt sur la bouche de sa femme et éteignit la lampe de chevet. La lumière du couloir lui permit se sortir sans encombre. Il entendait la respiration régulière des garçons. Une pendule en chiysocale annonçait une heure trente-cinq. Il n’était rentré que depuis deux heures. Merde. Il s’assit sur une chaise dorée, près de la porte, et mit ses chaussures, puis il prit son manteau sur son cintre de bois moulé. La décoration de l’appartement sortait tout droit d’un luxueux magazine occidental et coûtait beaucoup plus que ce que gagnait un commandant du SVR ; en fait, avec son salaire, c’est tout juste s’ils auraient pu se payer le magazine. C’est son beau-père qui avait tout réglé.


Souvorine se vit au passage dans le miroir de l’entrée, sur fond de gravure de Jackson Pollock. Les traits et les ombres de son visage fatigué semblaient se mêler à ceux de la gravure. Il se dit qu’il se faisait vieux pour ce genre de jeu : fini la jeunesse dorée.

* * *

Iassenevo avait appris peu après quatorze heures que le vol Delta était parti sans Fluke Kelso. Le colonel Arseniev avait exprimé de manière fort imagée et colorée — et l’avait sans doute consigné quelque part, pour mémoire, de façon plus discrète — sa stupéfaction devant le fait que Souvorine n’ait pas fait escorter Kelso jusqu’à l’avion. Souvorine avait ravalé sa réponse, qui aurait été de demander sur un ton acide comment il était censé retrouver Mamantov, contrôler la milice, découvrir le cahier et jouer à la bonne d’enfants avec un universitaire occidental terriblement indépendant dans Cheremetievo-2, avec quatre hommes en tout et pour tout.

En outre, cela avait maintenant moins d’importance, depuis que l’on avait découvert que l’agence de presse Interfax annonçait la mort de Papou Rapava et citait vaguement « des sources de la milice » pour expliquer que le vieil homme avait été assassiné en essayant de vendre des documents secrets ayant appartenu à Joseph Staline à un écrivain occidental. Trois députés communistes outragés avaient déjà essayé de porter l’affaire devant la Douma. Le bureau du président de la Fédération avait appelé Arseniev pour demander (citant apparemment les paroles exactes de Boris Nikolaïevitch) : « Putain de bordel, mais qu’est-ce qui se passe ? » Idem du FSB. Une demi-douzaine de journalistes s’étaient postés devant l’immeuble de Rapava, d’autres faisaient le siège du QG de la milice, alors que l’attitude officielle de celle-ci était de lever les bras au ciel en sifflotant.

Pour la première fois, Souvorine commençait à entrevoir le mérite de la politique d’autrefois, quand l’information se limitait à ce que TASS voulait bien révéler, tout le reste demeurant secret d’État.

Il avait tenté une dernière fois de se faire l’avocat du diable. Ne couraient-ils pas le danger d’accorder à tout cela beaucoup trop d’importance ? Ne faisaient-ils pas le jeu de Mamantov ? Que pouvait donc contenir le cahier de Staline qui soit susceptible de présenter un intérêt aujourd’hui ?

Arseniev avait souri : toujours un signe de danger.

« Vous êtes né quand, Felix ? avait-il demandé d’un ton aimable. En cinquante-huit, cinquante-neuf ?

— Soixante.

— Soixante. Vous voyez, moi, je suis né en trente-sept. Mon grand-père… il a été fusillé. Deux de mes oncles ont été envoyés dans les camps… et ne sont jamais revenus. Mon père est mort dans des circonstances complètement dingues au début de la guerre, en essayant d’arrêter un char allemand devant Poltava avec une bouteille et un bout de chiffon, tout ça parce que le camarade Staline avait dit que tout soldat qui se rendrait serait considéré comme un traître. Alors je ne sous-estime pas le camarade Staline.

— Je suis désolé… »

Mais Arseniev le chassa d’un mouvement de la main. Le ton de sa voix montait et il avait le visage cramoisi. « Si ce salaud gardait un cahier dans son coffre, il avait une bonne raison de le faire, vous pouvez me croire. Et si Beria l’a dérobé, il avait une bonne raison de le faire lui aussi. Maintenant, si Mamantov prend le risque de torturer un vieux à mort, c’est qu’il a lui aussi une sacrément bonne raison pour mettre la main dessus. Alors, si ce n’est pas trop vous demander, Felix Stepanovitch, trouvez-le. Trouvez-le. »

Souvorine avait donc fait de son mieux. On avait contacté tous les experts légaux en documents. La description de Kelso avait été donnée, discrètement, à tous les postes de la milice dans la capitale ainsi qu’aux agents de la circulation, le GAI. D’un point de vue technique, le SVR travaillait maintenant en liaison avec les services criminels de la milice, ce qui signifiait qu’il avait désormais certaines ressources à sa disposition : il avait mis au point une ligne commune avec la milice, qu’ils pouvaient à tout moment donner en pâture aux médias. Il s’était entretenu avec un ami de son beau-père, propriétaire du plus gros ensemble de presse de la Fédération, pour lui demander de tenir ses troupes. Il avait envoyé Netto faire un tour du côté de la rue Vspolnii. Il s’était arrangé pour faire surveiller l’appartement de la fille de Rapava, Zinaïda, qui avait disparu, et, voyant qu’elle n’était toujours pas rentrée à la nuit tombée, il avait envoyé Bounine traîner au club où elle travaillait, le Robotnik.

Souvorine était rentré chez lui peu après onze heures.

A une heure trente-cinq, il avait reçu un appel l’informant qu’on avait retrouvé la fille.

* * *

« Où est-ce qu’elle était ?

— Dans sa voiture, répondit Bounine. Devant chez son père. On l’avait suivie depuis le club. On a attendu de voir si elle devait retrouver quelqu’un, mais comme personne ne se montrait, on l’a embarquée. Je crois qu’elle a dû se bagarrer.

— Pourquoi ?

— Oh, vous verrez quand vous monterez. Regardez sa main. »

Ils parlaient à voix basse dans l’entrée d’un immeuble de Zaïaouzé, morne quartier de l’est de Moscou situé non loin du parc — un immeuble privatisé, à en juger par la propreté des parties communes ; respectable. Souvorine se demanda ce que penseraient les voisins s’ils savaient que la fille du troisième était une prostituée.

« Rien d’autre ?

— Rien dans l’appartement, rien dans la voiture, répondit Bounine. Il y a un sac de vêtements à l’arrière — jean, tee-shirt, bottes, culotte. Mais elle avait un bon paquet de fric planqué là-haut. Elle ne sait pas encore que je l’ai trouvé.

— Combien ?

— Vingt, peut-être trente mille dollars. Bien serrés dans un plastique et cachés dans la chasse d’eau.

— Où sont-ils maintenant ?

— C’est moi qui les ai.

— Donnez-les-moi. »

Bounine hésita, puis il les lui remit ; une liasse épaisse, toute en billets de cent dollars. Il la regardait avec envie. Il lui faudrait quatre ou cinq ans pour gagner autant, et Souvorine le soupçonna d’avoir été sur le point de prendre un pourcentage. Peut-être s’était-il déjà servi. Souvorine fourra la liasse dans sa poche.

« À quoi elle ressemble ?

— Une dure de dure, mon commandant. Vous n’en tirerez pas grand-chose. (Il se tapota la tempe.) Je crois bien qu’elle est fêlée.

— Merci, lieutenant, pour votre grande perspicacité psychologique. Vous pouvez attendre ici. »

Souvorine monta l’escalier. Sur le palier du deuxième étage, une femme d’une cinquantaine d’années passa sa tête couverte de bigoudis dans l’embrasure de sa porte.

« Qu’est-ce qui se passe ?

— Rien du tout, madame. Enquête de routine. Vous ne craignez absolument rien. »

Il poursuivit son ascension. Il se dit qu’il fallait absolument que ça débouche sur quelque chose. Impérativement. Il n’avait pas d’autre piste. Arrivé devant l’appartement de la fille, il carra les épaules, frappa poliment à la porte ouverte et entra. Un milicien se leva.

« Merci, dit Souvorine. Si vous alliez tenir compagnie au lieutenant, en bas ? »

Il attendit que la porte se soit fermée avant de regarder vraiment la jeune femme. Elle avait enfilé un cardigan de laine grise sur sa robe et se tenait assise sur la seule chaise, jambes croisées, en train de fumer. Il compta cinq mégots dans le cendrier posé sur la petite table à côté d’elle.

L’appartement consistait en fait en cette seule pièce, mais elle était bien tenue et arrangée avec soin, l’argent ayant été visiblement dépensé sans compter : un téléviseur occidental avec décodeur satellite, un magnétoscope, un lecteur de CD, un portant chargé de robes, toutes noires. Une petite cuisine donnait dans un coin, et une porte s’ouvrait sur la salle de bains. Il y avait un canapé, vraisemblablement convertible.

Il remarqua que Bounine avait vu juste, pour sa main. Il y avait du sang séché sous les ongles des doigts qui tenaient la cigarette. Elle intercepta son regard.

« Je suis tombée, dit-elle en décroisant les jambes pour montrer un genou écorché et ses bas déchirés. D’accord ?

— Je vais m’asseoir », annonça-t-il. Elle ne répondit pas, mais il s’assit quand même, au bord du canapé, écartant des jouets au passage, un petit soldat et une ballerine. « Vous avez des enfants ? » demanda-t-il.

Pas de réponse.

« Moi, j’en ai. Deux garçons. » Il scruta la pièce, en quête d’un point de contact, d’une ouverture, mais rien ne trahissait ici la moindre personnalité : pas de photos, pas de livre sinon des manuels juridiques, pas d’objets de décoration ni de bric-à-brac. Il y avait une rangée de CD, tous occidentaux et tous d’artistes dont il n’avait jamais entendu parler. Cela lui rappelait les planques de Iassenevo — un endroit où passer une nuit avant de repartir.

Elle demanda : « Vous êtes flic ? Vous n’avez pas l’air d’un flic.

— Non.

— Qu’est-ce que vous êtes, alors ?

— Je suis désolé pour votre père, Zinaïda.

— Merci.

— Parlez-moi de votre père.

— Pour vous dire quoi ?

— Vous vous entendiez avec lui ? »

Elle détourna les yeux.

« C’est seulement que je me demande, vous comprenez, pourquoi vous ne vous êtes pas approchée quand on a découvert son corps. Vous êtes passée à son appartement hier soir, n’est-ce pas, pendant que la milice était là-bas ? Et vous êtes juste partie.

— Je n’étais pas en état.

— C’est bien naturel. (Souvorine lui sourit.) Où est Fluke Kelso ?

— Qui ? »

Pas mal, songea-t-il : elle n’avait même pas cillé. Mais elle ne savait pas qu’il avait la déposition de Kelso.

« L’homme que vous avez conduit chez votre père hier soir.

— Kelso ? C’est comme ça qu’il s’appelait ?

— Oh, vous êtes futée, Zinaïda, pas vrai ? On ne vous coince pas comme ça. Bon, où avez-vous passé la journée ?

— J’ai fait un tour en voiture. Pour réfléchir.

— Pour réfléchir au cahier de Staline ?

— Je ne sais pas de quoi…

— Vous étiez avec Kelso, n’est-ce pas ?

— Non.

— Où est Kelso ? Où est passé le cahier ?

— Je ne sais pas de quoi vous parlez. Et puis qu’est-ce que vous entendez, d’ailleurs, par le fait que vous n’êtes pas un flic ? Vous avez des papiers pour me montrer qui vous êtes ?

— Vous avez passé la journée avec Kelso…

— Vous n’avez pas le droit d’entrer chez moi sans mandat. C’est écrit là-dedans. » Elle désigna ses manuels de droit.

« Alors on fait son droit, Zinaïda ? (Elle commençait à lui porter sur les nerfs.) Vous ferez une bonne juriste. »

Elle parut trouver cela drôle : peut-être le lui avait-on déjà dit ? Il sortit la liasse de dollars, et elle s’arrêta de rire. Il crut qu’elle allait s’évanouir.

« Bon, quelle est la législation sur la prostitution, Zinaïda Rapava ? » Elle couvait l’argent du regard comme une mère contemple son enfant. « C’est vous, la juriste. À vous de me le dire. Combien d’hommes dans cette petite liasse ? Une centaine ? Cent cinquante ? (Il feuilleta les billets.) Cent cinquante, au bas mot… Et puis vous ne vous faites plus si jeune. Les autres, elles, elles sont de plus en plus jeunes. Vous savez, je pense que vous n’arriverez jamais à en regagner autant.

— Salaud… »

Il fit passer les dollars d’une main dans l’autre. « Réfléchissez. Cent cinquante mecs contre un seul, et il vous suffit de me dire où il est. Cent cinquante contre un. Ce n’est pas une si mauvaise affaire.

— Salaud » répéta-t-elle, mais avec moins de conviction cette fois.

Il se pencha en avant, la voix douce, enjôleuse. « Allons, Zinaïda : où est Fluke Kelso ? C’est important. »

Pendant un instant, il crut qu’elle allait céder. Mais son visage se durcit soudain. « Vous, fit-elle. Je me fous de savoir qui vous êtes. C’est plus honnête de faire la pute.

— C’est peut-être vrai », concéda Souvorine. Et il lui jeta brusquement la liasse de billets. Elle rebondit sur ses genoux et tomba à terre, entre ses jambes. Elle ne se pencha même pas pour la ramasser, et se contenta de le fusiller du regard. Il éprouva alors une grande tristesse : il se sentait triste pour lui-même, d’en être arrivé là, assis dans l’appartement d’une pute, en plein quartier de Zaïaouzé, en train d’essayer de l’acheter avec de l’argent qui lui appartenait déjà ; et triste pour elle, parce que Bounine avait raison : cette fille était fêlée, et maintenant il allait falloir qu’il la casse.

CHAPITRE 20

Le jour ne semblait jamais devoir se lever tout à fait, même deux heures après l’aube. On aurait dit que la journée avait renoncé à s’installer avant même d’avoir commencé. Le ciel resta gris et le long ruban de chaussée qui s’étirait devant eux se fondait dans une obscurité humide. De chaque côté de la route s’étendait une terre morte et plissée de marécages couleur de rouille et de plaines maladives et jaunâtres — la toundra subarctique — qui se muait à moyenne distance en une forêt dense de conifères et de sapins vert sombre.

Il se mit à neiger.

Il y avait beaucoup de véhicules militaires sur la route. Ils dépassèrent une longue colonne de voitures blindées aux phares noyés puis commencèrent peu après à voir des signes d’installations humaines — cabanes, granges, fragments de machines agricoles — et même une ferme collective avec un marteau et une faucille brisés au-dessus du portail, et un ancien slogan : LA PRODUCTION EST VITALE POUR LA VICTOIRE DU SOCIALISME.

Trois kilomètres plus loin, la route franchissait une voie ferrée, et une rangée de cheminées surgit de la brume, crachant de la suie noire dans le ciel neigeux.

« On doit y être, dit Kelso en levant le nez de la carte. La M8 s’arrête ici, dans la banlieue sud.

— Merde, fit O’Brian.

— Quoi ? »


Le journaliste désigna un point avec son menton. « Barrage routier. »

Une centaine de mètres plus loin, deux flics du GAI portant bâtons lumineux et fusils faisaient signe à chaque véhicule de s’arrêter afin de contrôler les papiers des occupants. O’Brian jeta un rapide coup d’œil dans son rétroviseur, mais il ne pouvait faire marche arrière, il y avait trop de circulation derrière eux. Les plots de béton disposés au milieu de la route empêchaient totalement de faire demi-tour pour rejoindre l’autre voie. Ils étaient donc forcés de rester de ce côté-ci de la file.

« Comment tu as dit ça ? demanda Kelso. Pour mon visa ? Un détail ? »

O’Brian tapotait du bout des doigts le haut de son volant. « Tu crois que c’est un barrage permanent, ou que c’est juste pour nous ? »

Kelso remarqua une cabine vitrée à l’intérieur de laquelle un type du GAI lisait un journal.

« Permanent, je dirais.

— Bon, c’est déjà ça. » O’Brian entreprit de fouiller dans la boîte à gants. « Mets ta capuche, commanda-t-il, et remonte le sac de couchage sur ta figure. Fais semblant de dormir. Je vais leur dire que tu es mon cadreur. (Il sortit des papiers tout froissés.) Tu t’appelles Voukov, d’accord ? Foma Voukov.

— Foma Voukov ? D’où ça sort, ce nom-là ?

— Tu veux repartir aussi sec à Moscou ? Hein, c’est ça que tu veux ? Tu as à peu près deux secondes pour te décider.

— Quel âge il a, ce Foma Voukov ?

— Vingt et des poussières. » O’Brian attrapa la serviette de cuir derrière lui. « Tu as une meilleure idée ? Colle ça sous ton siège. »

Kelso hésita, puis coinça la serviette derrière ses jambes. Il se rallongea, remonta le sac de couchage sur son visage et ferma les yeux. Voyager sans visa constituait un crime. Mais voyager sans visa en empruntant les papiers de quelqu’un d’autre… ça, soupçonnait-il, c’en était un autrement plus grave.

La voiture avança, puis freina. Il entendit qu’on coupait le moteur, puis il perçut le ronronnement que faisait la vitre en se baissant. Un courant d’air froid. Une voix masculine peu amène demanda en russe : « Descendez de voiture, je vous prie. »

La Toyota oscilla lorsque O’Brian quitta son siège. Kelso poussa doucement la serviette avec le talon, la dissimulant plus encore à la vue.

Il y eut un second courant d’air glacé lorsqu’on ouvrit la porte du coffre.

Le bruit des mallettes qu’on sortait, des fermetures qui sautaient, des bruits de pas, une conversation tranquille.

La portière de Kelso s’ouvrit. Il entendit les flocons de neige s’écraser sur la tôle, un homme respirer. Puis la portière se referma, se referma doucement, avec considération, pour ne pas réveiller le passager endormi. Kelso sut qu’il était sorti d’affaire.

Il entendit O’Brian recharger le coffre puis revenir s’asseoir derrière le volant. Le moteur démarra.

« C’est vraiment dingue, commença O’Brian, l’effet que peuvent faire cent dollars sur un flic qui n’a pas touché sa paye depuis six mois. » Il écarta le sac de couchage de Kelso. « Debout, professeur. Bienvenue à Arkhangelsk. »

* * *

Ils franchirent bruyamment un pont en fer qui enjambait la Dvina du Nord. La rivière était grosse, tachée de jaune par la toundra. Les courants enflés roulaient et se ployaient comme des muscles sous une peau sale. Un couple de grosses barges noires enchaînées remontaient vers le nord, en direction de la mer Blanche. Sur la rive opposée, à travers le filtre de la neige et les étais du pont, ils distinguaient des cheminées d’usines, des grues, des grands ensembles, une haute tour de télévision avec une lumière rouge clignotante.

À mesure que la vue se précisait, le moral de O’Brian semblait sombrer. Il déclara que c’était la zone. Il décréta que c’était un trou. Il ajouta que c’était de loin le pire lieu qu’il eût jamais vu.

Un train de marchandises remonta la voie ferrée en bringuebalant. Au bout du pont, ils tournèrent à gauche, vers ce qui leur parut le centre-ville. Tout tombait en ruines. La façade des immeubles semblait rongée, partait par plaques. Des tronçons de route avaient disparu. Un vieux tramway aux couleurs marron et moutarde passa avec un bruit de chaîne qu’on traîne sur des pavés. Les piétons marchaient dans la neige penchés comme des ivrognes.

O’Brian conduisait lentement, en secouant la tête, et Kelso se demanda à quoi il avait bien pu s’attendre. À un centre de presse ? Un hôtel des médias ? Ils débouchèrent sur un grand espace dégagé qui était en fait une gare routière. De l’autre côté, sur le front de mer, quatre géants de l’Armée rouge en bronze se tenaient dos à dos, faisant face aux quatre points cardinaux, leurs armes levées en signe de triomphe. À leurs pieds, une bande de chiens errants fouillaient dans les ordures. Non loin de là, un long bâtiment bas, de béton blanc et aux glaces sans tain annonçait « Autorités portuaires d’Arkhangelsk ». Si la ville avait un centre, ce devait être ici.

« On n’a qu’à se garer là », suggéra Kelso.

Ils firent le tour de la place et se garèrent, le pare-chocs avant tout contre la rambarde penchée, et la mer s’étendant directement devant eux. Un husky les examina avec un intérêt détaché, puis se gratta le col vigoureusement avec sa patte arrière, pour en chasser les puces. On parvenait tout juste à distinguer au loin, à travers la neige, la silhouette plate d’un bateau-citerne.

« Est-ce que tu te rends compte, demanda tranquillement Kelso en contemplant la mer, droit devant lui, que nous sommes aux confins du monde ? Que nous ne nous trouvons qu’à cent cinquante kilomètres du cercle Arctique et qu’il n’y a rien d’autre que la mer et la glace entre nous et le pôle Nord ? En as-tu conscience ? »

Il se mit à rire.

« Qu’est-ce qu’il y a de drôle ?

— Rien. » Il jeta un coup d’œil vers O’Brian et essaya de s’arrêter, mais cela eut l’effet contraire. L’abattement manifeste du journaliste fit redoubler son fou rire. Il avait les yeux pleins de larmes. « Pardon, hoqueta-t-il. Je suis désolé…

— Mais oui, c’est ça, rigole, fit O’Brian avec amertume. C’est exactement comme ça que je vois un vendredi de rêve. Se taper treize cents bornes en voiture et arriver dans un trou pourri qui fait penser à Pittsburgh après une attaque nucléaire pour essayer de retrouver la putain de copine à Staline… »

Il renifla et commença à rire lui aussi.

« Tu sais ce qu’on a oublié de faire ? » parvint à articuler O’Brian au bout d’un moment.

Kelso reprit sa respiration et déglutit. « Quoi ?

— On n’est pas allés à la gare pour vérifier le compteur de radioactivité… Putain… on a sûrement été… irradiés ! »

Ils explosèrent de rire. Ils en pleuraient et la Toyota s’agitait au rythme de leurs spasmes. Il neigeait et le husky les regardait, tête penchée, visiblement étonné.

O’Brian verrouilla la voiture et ils pressèrent le pas sous la neige, traversant les plaques de chaussée vicieuses qui subsistaient encore avant de s’engouffrer dans le bâtiment des autorités portuaires.

Kelso portait la serviette.

Ils étaient encore un peu sur les nerfs, et l’annonce des traversées en ferry pour Mourmansk et les îles Solovietskié ne tarda pas à les faire se tordre à nouveau.

Un petit tour au Goulag ?

« Oh, je t’en prie, arrête ça. On a du boulot devant nous. »

Le bâtiment était en fait plus vaste qu’il n’y paraissait de l’extérieur. Au rez-de-chaussée, il y avait des boutiques — de petits kiosques où l’on vendait des articles de toilette et de mode —, un café et une billetterie. En bas, sous les rampes de néons dont la plupart étaient hors d’usage, il y avait un marché souterrain obscur, des étals où se juxtaposaient grains, livres, cassettes pirates, souliers, shampoing, saucisses et quelques immenses et solides soutiens-gorge russes, noirs ou beiges, véritables miracles de la technique de l’encorbellement.

O’Brian acheta deux cartes, l’une de la ville, l’autre de la région, et ils remontèrent à la billetterie, où Kelso obtint d’un employé soupçonneux en uniforme crasseux la permission de jeter un coup d’œil sur l’annuaire téléphonique d’Arkhangelsk en échange d’un dollar. C’était un petit livre à couverture rigide rouge, et il fallut moins de trente secondes à Kelso pour vérifier qu’il n’y avait ni Safanov, ni Safanova enregistré.

« Et maintenant ? demanda O’Brian.

— Manger », répliqua Kelso.

Le café était une stolovaïa à l’ancienne, c’est-à-dire un self qui servait de cantine ouvrière, avec un sol maculé de neige fondue. Il y régnait une forte odeur de tabac chaud. À la table voisine, deux marins allemands jouaient aux cartes.

Kelso prit un grand bol de chtchi[3], du pain noir et deux œufs durs, et son estomac vide lui en fut aussitôt reconnaissant Une sorte d’euphorie ne tarda pas à le gagner et il se dit que tout allait bien se passer. Ils étaient en sécurité ici. Personne ne pourrait les retrouver. Et s’ils se débrouillaient convenablement, ils pourraient en avoir fini en une journée.

Il versa la moitié d’une mignonnette de cognac dans son café instantané, la contempla un instant, se dit :

« Mais vide-la donc » et versa le reste. Il alluma une cigarette et regarda autour de lui. Les gens ici étaient moins bien habillés qu’à Moscou. Ils regardaient les étrangers, mais détournaient les yeux dès qu’on essayait de croiser leur regard.

O’Brian poussa son assiette de côté. « Je réfléchissais à cette fac ou je ne sais quoi, là… cette “Académie Maxime-Gorki”. Ils doivent avoir conservé les vieux dossiers, non ? Et puis il y avait cette fille qu’elle connaissait… comment elle s’appelait déjà, la moche ?

— Maria.

— Maria. C’est ça. Essayons de consulter le livre de classe de cette année-là et retrouvons Maria. »

Le livre de classe ? pensa Kelso. Mais pour qui O’Brian prenait-il la gamine ? La reine de la promo Maxime-Gorki 1950 ? Mais il se sentait trop plein de bonne volonté pour se bagarrer. « Ou, intervint-il avec diplomatie, ou, nous pourrions essayer le Parti local. Elle était au Komsomol, rappelle-toi. Ils ont peut-être conservé leurs vieux dossiers.

— D’accord, c’est toi le spécialiste. Comment on le trouve ?

— Facile. Passe-moi le plan de la ville. »

O’Brian tira le plan de sa poche intérieure puis fit tourner sa chaise pour se retrouver à côté de Kelso. Ils déplièrent le plan de la ville.

Le plus gros d’Arkhangelsk était concentré sur un vaste promontoire d’environ six kilomètres de côté, avec des extensions urbaines le long de la Dvina.

Kelso posa un doigt sur le plan. « Là, annonça-t-il. Ça doit se trouver là. Ou ça devait Sur la Lenina Plochad, dans le plus gros bâtiment de la place. Ces salauds se sont toujours trouvés là.

— Et tu crois qu’ils vont nous aider ?

— Non, pas de bonne grâce. Mais si tu peux aider un peu financièrement… Enfin, ça vaut le coup d’essayer de toute façon. »

Sur le plan, cela ne paraissait pas à plus de cinq minutes de marche.

« Tu commences à rentrer dedans, hein », remarqua O’Brian. Il donna à Kelso une petite tape affectueuse sur le bras. « Tu sais quoi ? On fait une bonne équipe, tous les deux. On va leur montrer. » Il replia le plan et laissa cinq roubles de pourboire sur la table.

Kelso finit son café. Le cognac lui donnait des couleurs. Il se dit que O’Brian n’était pas si mauvais bougre, en fin de compte. Il le préférait encore à Adelman et au reste des mannequins de cire qui devaient tous se trouver en sécurité à New York à l’heure qu’il était.

On ne faisait pas l’histoire sans prendre certains risques, et cela Kelso le savait. Alors peut-être qu’il fallait aussi prendre des risques pour l’écrire.

O’Brian avait raison.

Il allait leur montrer.

CHAPITRE 21

Ils revinrent sur leurs pas, dépassèrent la Toyota puis la façade décrépite d’un hôpital délabré : la polyclinique des Marins du bassin du Nord. Le vent poussait les rafales de neige du golfe vers la terre, gémissait au travers des gréements d’acier des bateaux amarrés à la jetée de bois, courbait les arbres trapus plantés le long de la promenade pour protéger les bâtiments. Les deux hommes devaient lutter pour garder l’équilibre.

Deux bateaux avaient coulé, ainsi que la cabane en bois au bout de la jetée. Des vandales avaient arraché certains bancs pour les jeter dans l’eau, par-dessus la rambarde. Il y avait des graffitis sur les murs : une étoile de David, des écoulements de sang avec un svastika barbouillé par-dessus ; des sigles SS ; KKK.

Une chose était certaine : il n’y aurait pas de boutique de chaussures italiennes par ici.

Ils tournèrent le dos au golfe.

Toutes les villes russes avaient encore leur statue de Lénine. Celle d’Arkhangelsk représentait le commandeur haut de quinze mètres et jaillissant d’un bloc de granit, le visage déterminé, le manteau flottant au vent, un rouleau de papier brandi dans sa main tendue. On aurait dit qu’il essayait de héler un taxi. La place, qui portait encore son nom, était immense, recouverte d’une douce pellicule de neige, et absolument déserte à l’exception d’un couple de chèvres attachées qui broutaient un buisson dans un coin. Juste en face, il y avait un grand musée, la poste centrale et un grand immeuble de bureaux dont le balcon s’ornait toujours du marteau et de la faucille.

Kelso prit la direction de ce dernier, et ils y étaient presque arrivés quand une jeep couleur de sable équipée d’un projecteur sur le capot surgit au coin de la rue : troupes du ministère de l’Intérieur, le MVD. Cela le calma aussitôt. Il prit conscience qu’on pouvait l’arrêter à tout instant et lui demander de montrer son visa. Les soldats au visage blême les fixèrent du regard. Il baissa la tête en montant les marches, O’Brian sur les talons, tandis que la jeep faisait lentement le tour de la place avant de disparaître.

Les communistes n’avaient pas été complètement chassés de l’édifice : ils avaient simplement été repoussés au fond. Ils conservaient là une petite réception sur laquelle régnait une grosse femme d’une cinquantaine d’années couronnée d’une écume de cheveux teints en jaune. Il y avait près d’elle, sur le bord de la fenêtre, une rangée de plantes grasses tombantes plantées dans de vieilles boîtes de conserve ; et en face, sur le mur, une grande affiche montrant le candidat du Parti aux dernières élections présidentielles, Guennadi Ziouganov, le visage empâté. Elle examina la carte de presse de O’Brian avec intensité, la tournant et la retournant, la présentant à la lumière, comme si elle craignait un faux. Puis elle décrocha son téléphone et prononça à mi-voix quelques mots dans le combiné.

La neige commençait à s’amonceler dehors, de l’autre côté du double-vitrage. Une horloge tictaquait quelque part. Kelso remarqua une pile encore ficelée d’Aurora près de la porte, prêts à être distribués. Une citation du rapport du ministère de l’Intérieur adressé au Président faisait la première page : « la violence EST INÉVITABLE. »

Un homme apparut deux minutes plus tard. Il devait avoir dans les soixante ans et présentait une allure étrange. Il avait la tête trop petite pour son torse massif, et les traits trop petits pour son visage. Il se présenta — « Tsarev » — en tendant une main tachée d’encre noire. Professeur Tsarev. Premier secrétaire adjoint du Comité régional.

Kelso lui demanda s’il pouvait leur accorder un instant.

Oui. Peut-être. C’était possible.

Maintenant ? En privé ?

Tsarev hésita, puis haussa les épaules. « Très bien. »

Il les conduisit au fond d’un couloir et les introduisit dans son bureau, petit anachronisme de l’époque soviétique avec ses portraits de Brejnev et d’Andropov. Kelso songea qu’il avait vu des tas de bureaux pareils à celui-ci au cours des années. Parquet de planches épaisses, gros tuyaux d’eau, radiateur massif, calendrier de bureau, grand téléphone de bakélite verte qui évoquait les films de science-fiction des années cinquante, odeur de cire et de renfermé, tous les détails étaient familiers, jusqu’à la maquette de Spoutnik et la pendule en forme de Zimbabwe laissée par quelque délégation marxiste en visite. Sur l’étagère qui se trouvait derrière la tête de Tsarev, trônaient six exemplaires des mémoires de Mamantov, Je crois encore.

« Je vois que vous avez le livre de Vladimir Mamantov. » Ce n’était pas une remarque très maligne, mais Kelso ne put se retenir.

Tsarev se retourna et les regarda comme s’il les remarquait pour la première fois. « Oui. Le camarade Mamantov est venu à Arkhangelsk et a fait campagne pour nous pendant les élections présidentielles. Pourquoi ? Vous le connaissez ?

— Oui. Oui, je le connais. »

Il y eut un silence. Kelso avait conscience que O’Brian le regardait et que Tsarev attendait qu’il poursuive. D’un ton hésitant, il entama donc son petit discours préparé. Tout d’abord, commença-t-il, M. O’Brian et lui voulaient remercier le professeur Tsarev de les recevoir tout de suite. Ils n’étaient à Arkhangelsk que pour la journée, et tournaient une émission sur les dernières forces du Parti communiste. Ils se rendaient ainsi dans diverses villes de Russie. Ils s’excusaient de n’avoir pu prendre contact plus tôt afin d’organiser un vrai rendez-vous, mais ils travaillaient dans l’urgence…

« Et c’est le camarade Mamantov qui vous envoie ? l’interrompit Tsarev. Le camarade Mamantov vous a envoyés ici ?

— Je dois dire en toute honnêteté que, sans Vladimir Mamantov, nous ne serions pas ici. »

Tsarev opina de la tête. Eh bien, c’était un sujet formidable. Et un sujet volontairement ignoré par l’Occident. Combien de gens, par exemple, savaient-ils, en Occident, que lors des élections de la Douma les communistes avaient remporté 30 % des votes, puis, en 1996, lors des présidentielles, 40 % ? Oui, ils allaient bientôt revenir au pouvoir. Ils devraient sans doute le partager au début, mais ensuite… qui pouvait le dire ?

Il s’animait peu à peu.

Prenez la situation ici, à Arkhangelsk. Il y avait des millionnaires, évidemment. La belle affaire ! Mais malheureusement, il y avait aussi le crime organisé, le chômage, le sida, la prostitution, la drogue. Ses visiteurs savaient-ils que le taux de mortalité infantile et l’espérance de vie en Russie étaient maintenant revenus aux chiffres de l’Afrique ? Quel progrès ! Quelle liberté ! Tsarev avait été professeur de théorie marxiste à Arkhangelsk pendant vingt ans — son poste avait bien entendu été supprimé. Il avait donc enseigné le marxisme dans un État marxiste, mais c’était maintenant seulement, alors qu’on démontait littéralement les statues de Marx, qu’il en était venu à apprécier le génie de ce visionnaire pour qui l’argent prive le monde entier, le monde humain et la nature, de ses valeurs propres…

« Demande-lui pour la fille, chuchota O’Brian. On n’a pas le temps pour toutes ces conneries. Demande-lui pour Anna. »

Tsarev s’était arrêté au milieu d’une phrase et dévisageait alternativement les deux hommes.

« Professeur Tsarev, se lança Kelso. Nous avons besoin, pour illustrer notre film, de présenter des cas particuliers… »

C’était excellent. Mais oui, il comprenait. L’élément humain. Il y avait beaucoup de ces histoires à Arkhangelsk.

« Oui, j’en suis sûr. Mais nous pensons à quelqu’un en particulier. Une jeune fille. Enfin, une femme d’une soixantaine d’années, maintenant. Elle doit avoir à peu près le même âge que vous. Son nom de jeune fille était Safanova. Anna Mikhaïlovna Safanova. Elle était au Komsomol. »

Tsarev frotta le bout de son nez carré. Ce nom, assura-t-il après un moment de réflexion, ne lui disait rien. Cela remontait sans doute à assez longtemps ?

« Près de cinquante ans. »

Cinquante ans ? Ce n’était pas possible ! Mais non, il allait leur trouver d’autres sujets…

« Mais vous devez bien avoir des archives ? »

… Il allait leur présenter des femmes qui avaient lutté contre le fascisme pendant la Grande Guerre patriotique, des héros du Travail socialiste, des titulaires de l’ordre du Drapeau rouge, des gens magnifiques…

« Demande-lui combien il veut », fit O’Brian, sans même prendre la peine de chuchoter cette fois. Il tira son porte-feuille. « Pour regarder dans ses archives. Il veut combien ?

— Quelque chose ennuie votre collègue ? s’enquit Tsarev.

— Mon collègue se demandait, fit Kelso avec délicatesse, s’il vous serait possible d’entreprendre certaines recherches pour nous. Pour lesquelles nous serions heureux de vous dédommager… de payer le Parti… enfin, de participer financièrement… »

Cela n’allait pas être facile, annonça Tsarev.

Kelso assura qu’il en avait conscience.

Durant les dernières années de l’Union soviétique, le nombre des membres du Parti communiste atteignait 7 % de la population adulte. Si l’on appliquait ces chiffres à Arkhangelsk, on obtenait quoi ? Une vingtaine de milliers de membres pour cette seule ville, et peut-être encore autant si l’on prenait la région tout entière. À cela, il convenait encore d’ajouter les membres des Komsomol et autres organisations du Parti. Donc, si vous preniez tous les gens qui avaient été membres au cours des quatre-vingts dernières années — ceux qui étaient morts, ceux qui avaient rendu leur carte, ceux qui avaient été fusillés, emprisonnés, exilés, purgés —, cela représentait un nombre vraiment important. Un nombre énorme. Mais…

Ils se mirent d’accord sur deux cents dollars. Tsarev insista pour donner un reçu. Il enferma l’argent dans une vieille caisse métallique elle-même enfermée à clé dans un tiroir, et Kelso prit conscience, non sans admiration, que Tsarev allait certainement remettre cet argent dans les caisses du Parti. Il n’en garderait rien pour lui. C’était un véritable croyant.

Le Russe leur fit reprendre le couloir qui les ramena à la réception. La femme aux cheveux teints était en train d’arroser ses plantes en boîtes. Aurora proclamait toujours que la violence était inévitable. Le sourire gras de Ziouganov était toujours à sa place. Tsarev prit une clé dans un placard métallique, et ils le suivirent dans un escalier qui menait à la cave. Une grande porte blindée, bardée de verrous et couverte d’une épaisse couche de peinture gris cuirassé, s’ouvrit pour révéler une cave, tapissée de rayonnages de bois contenant des dossiers.

Tsarev chaussa une paire de lunettes à montures épaisses et entreprit de descendre les classeurs poussiéreux pendant que Kelso regardait autour de lui avec stupéfaction. Il se disait que ce n’étaient pas des archives, mais des catacombes, une nécropole. Des bustes de Lénine, Marx et Engels peuplaient les étagères comme une armée de clones. Il y avait des boîtes contenant les photographies d’apparatchiks du Parti oubliés et des piles de toiles du réalisme socialiste montrant de jeunes paysannes à la poitrine généreuse et des héros du Travail aux muscles de granit. Il y avait des tas de décorations, de diplômes, de cartes du Parti, d’imprimés, de brochures et de livres. Et puis il y avait les drapeaux, de petits fanions rouges que les enfants agitaient, et de grands drapeaux écarlates que les pareils d’Anna Safanova brandissaient dans les défilés.

C’était comme si les gardiens d’une grande religion avaient dû soudain dépouiller ses temples pour tout dissimuler dans des caves, afin de préserver textes et icônes dans l’espoir de temps meilleurs, d’un nouvel Avènement…

Les listes des Komsomol des années 1950 et 1951 manquaient.

« Quoi ? »

Kelso fit volte-face et vit Tsarev qui, l’air perplexe, examinait deux dossiers, un dans chaque main.

C’était extrêmement curieux, disait Tsarev. Il faudrait mener une enquête. Qu’ils voient par eux-mêmes (il tendit les dossiers pour qu’ils puissent vérifier), il y avait bien la liste de 1949 et ici, aussi, celle de 1952. Mais Anna Safanova n’apparaissait dans aucune de ces deux listes.

« En quarante-neuf, elle était trop jeune, expliqua Kelso, elle ne remplissait pas les critères. » Et en 1952, Dieu seul savait ce qu’elle était devenue. « Quand les listes ont-elles été retirées ?

— En avril cinquante-deux, répondit Tsarev en fronçant les sourcils. Il y a une note : “A transférer aux archives du Comité central, à Moscou.”

— Y a-t-il une signature ? »

Tsarev la lui montra : A.N. Poskrebichev.

« Qui est Poskrebichev ? » demanda O’Brian.

Kelso le savait, et il vit bien que Tsarev aussi.

« Le général Poskrebichev, répondit Kelso, était le secrétaire particulier de Staline.

— Eh bien, intervint Tsarev un peu trop rapidement, voilà un mystère. »

Il voulut ranger les dossiers sur leur étagère. Un demi-siècle et tout ce qui s’était passé depuis avaient beau s’être écoulés, la signature du secrétaire particulier de Staline suffisait encore à troubler un homme assez vieux pour se souvenir. Ses mains tremblaient. L’un des dossiers lui échappa et tomba à terre. Des feuillets s’éparpillèrent. « Laissez, je vous en prie. Je m’en occupe. » Mais Kelso s’était déjà agenouillé et rassemblait les feuilles éparses.

« Il y a encore une chose que vous pourriez faire pour nous, dit-il.

— Je ne crois pas…

— Nous pensons que les parents d’Anna Safanova étaient probablement tous deux membres du Parti. »

C’était impossible, assura Tsarev. Il ne pouvait pas les laisser regarder. Ces archives étaient confidentielles.

« Mais vous pourriez les consulter pour nous… »

Non, non, il ne pensait pas pouvoir.

Il tendait sa main tachée d’encre pour récupérer les feuillets quand soudain O’Brian se trouva près de lui, penché, mettant deux billets de cent dollars dans sa paume ouverte.

« Cela nous aiderait vraiment beaucoup », fit Kelso, faisant désespérément signe à O’Brian de reculer tout en soulignant chaque mot d’un hochement de tête. « Cela nous aiderait beaucoup pour faire notre émission, si nous pouvions jeter un coup d’œil. »

Mais Tsarev ne fit pas attention à lui. Il avait les yeux rivés sur les deux billets, et le visage de Benjamin Franklin, malin et flatteur, lui rendait son regard.

« Il n’y a donc rien, fit Tsarev lentement, que vous ne pensiez pouvoir acheter avec de l’argent ?

— Il n’y avait là aucune intention insultante, assura Kelso en fusillant O’Brian du regard.

— Ouais, renchérit l’Américain. Y’a pas d’offense.

— Vous achetez nos industries. Vous achetez nos missiles. Vous essayez d’acheter nos archives… »

Ses doigts se contractèrent sur les billets, les serrèrent avec force, puis les laissèrent tomber à terre.

« Gardez votre argent. Et que le diable vous emporte, vous et votre fric. »

Il se détourna et courba la tête, se concentrant sur la remise en place des dossiers. Pendant quelques instants, on n’entendit plus que le frottement du vieux papier.

« Bravo, articula sans bruit Kelso à l’adresse de O’Brian. Félicitations… »

Une minute s’écoula.

Puis, à brûle-pourpoint, Tsarev demanda : « Comment avez-vous dit qu’ils s’appelaient, les parents ?

— Mikhaïl, répondit vivement Kelso. Et… » Et merde, comment s’appelait la mère déjà ? Il essaya de se rappeler le rapport du NKVD. Vera ? Varouchka ? Non, Varvara, c’était ça. « Mikhaïl et Varvara Safanov. »

Tsarev hésita. Il tourna vers eux son visage étroit pour les regarder avec une expression où se mêlaient dignité et mépris. « Attendez-moi ici, dit-il. Ne touchez à rien. »

Il disparut dans une autre partie du sous-sol. Ils l’entendaient se déplacer.

« Qu’est-ce qui se passe ? s’enquit O’Brian.

— Je crois, répondit Kelso, je crois que ça s’appelle marquer un point. Il est parti voir s’il trouve quelque chose sur les parents d’Anna. Et putain, c’est pas grâce à toi. Je ne t’avais pas dit de me laisser faire ?

— Quoi, ça a marché, non ? » O’Brian se baissa pour ramasser les deux billets froissés, les lissa et les rangea dans son portefeuille. « Bon Dieu, quel cimetière ! » Il s’empara d’une tête de Lénine, sur une étagère. « Hélas ! pauvre Yorick… » Il s’interrompit. Il ne se rappelait plus la suite. « Tiens, professeur. Un petit souvenir. » Il lança le buste à Kelso, qui le rattrapa et s’empressa de le reposer.

« Ne fais pas ça », protesta-t-il. Sa bonne humeur s’était envolée. Il en avait assez de O’Brian, mais il n’y avait pas que cela. C’était quelque chose d’autre… quelque chose qui venait de l’atmosphère de ce sous-sol. Il n’arrivait pas à définir exactement quoi.

O’Brian ricana. « Mais qu’est-ce qui te prend ?

— Je n’en sais rien. “On ne se moque pas de Dieu.”

— Ni du camarade Lénine ? C’est ça ? Mon pauvre Fluke. Tu sais quoi ? Je crois que tu es mal barré. »

Kelso l’aurait bien envoyé se faire voir, mais Tsarev revenait, porteur d’un nouveau dossier et la mine soudain triomphante.

Il y avait là un sujet qui serait parfait pour leur émission. Il y avait là une femme qu’on n’avait jamais achetée — il foudroya O’Brian du regard —, une personne qui était une leçon pour eux tous. Varvara Safanova s’était inscrite au Parti communiste en 1935 et, bon an mal an, ne l’avait jamais quitté. Elle faisait l’objet d’une liste de citations du Comité central d’Arkhangelsk qui prenait une demi-page. Oh oui, c’était l’incarnation de l’esprit indomptable du socialisme que personne ne pouvait jamais soumettre !

Kelso lui sourit. « Quand est-elle morte ? »

Ah, justement, c’était cela qui était extraordinaire. Elle n’était pas morte.

« Varvara Safanova ? » répéta Kelso. Il n’arrivait pas à y croire. Il échangea un regard avec O’Brian. « La mère d’Anna Safanova ? Encore en vie ? »

Encore en vie le mois dernier, assura Tsarev. Encore en vie à quatre-vingt-cinq ans ! C’était écrit ici. Ils pouvaient regarder eux-mêmes. Membre fidèle pendant plus de soixante ans — elle venait juste de payer sa cotisation au Parti.

CHAPITRE 22

Le matin se levait sur Moscou.

Souvorine se trouvait à l’arrière de la voiture avec Zinaïda Rapava. L’agent de liaison de la milice était installé devant, avec le chauffeur. Les portières étaient verrouillées. La Volga était coincée dans le flot d’une circulation engluée, sur la route qui menait au sud, vers Litkarino.

Le milicien grognait. Ils auraient dû prendre plusieurs voitures ; pour se frayer un chemin dans des embouteillages pareils, il fallait une sirène et des gyrophares.

Tu te prends pour qui, songea Souvorine. Le Président ?

Zinaïda avait les yeux cernés et bouffis à cause du manque de sommeil. Elle avait enfilé un imperméable sur sa robe, et gardait les genoux tournés vers la portière, mettant autant d’espace de cuir que possible entre elle et Souvorine. Il se demanda si elle savait où ils allaient. Il en doutait. Elle semblait s’être retirée quelque part au fond d’elle-même et ne paraissait guère consciente de ce qui arrivait.

Où était Kelso ? Qu’y avait-il dans ce cahier ? Ces deux mêmes questions qui revenaient sans cesse, d’abord chez elle, puis dans le bureau de façade que le SVR conservait dans le centre de Moscou, là où les journalistes occidentaux de passage pouvaient s’entretenir avec l’agent souriant, américanisé à souhait, chargé des relations avec la presse. (Vous voyez, messieurs, comme nous sommes démocratiques ! Que pouvons-nous faire pour vous aider ?) Pas de café pour elle, et pas de cigarettes non plus depuis qu’elle avait fini de fumer les siennes. Écrivez une déposition, Zinaïda, et puis on la déchire et on recommence, on recommence encore, jusqu’à ce que la pendule affiche enfin neuf heures, heure à laquelle Souvorine peut enfin jouer son va-tout.

Elle était aussi butée que son père.

Autrefois, à la Loubianka, on avait mis au point un système appelé « le tapis roulant » : le suspect passait alternativement entre trois enquêteurs qui se relayaient sur le mode des trois-huit. Après trente-six heures passées sans dormir, la plupart des gens étaient prêts à signer n’importe quoi, à dénoncer n’importe qui. Mais Souvorine ne disposait pas de relais et n’avait pas trente-six heures devant lui non plus. Il bâilla. Il avait l’impression d’avoir du sable dans les yeux. Il se dit qu’il devait être à peu près aussi fatigué qu’elle.

Son portable sonna.

« Oui ? »

C’était Netto.

« Bonjour, Vissari. Qu’est-ce que nous avons ? » Deux ou trois choses, répondit Netto. D’abord, la maison de la rue Vspolnii. Il avait pu établir qu’elle appartenait à une moyenne société de biens immobiliers qui avait pour nom Moskprop et qui essayait de la louer pour quinze mille dollars par mois. Pas de preneurs jusqu’à présent.

« À ce prix-là ? Ça ne m’étonne pas. »

Ensuite : On dirait bien qu’on a déterré quelque chose dans le jardin il y a moins de trois jours. Un endroit a été creusé sur une profondeur de plus d’un mètre cinquante, et les experts ont trouvé des traces d’oxyde de fer dans la terre. Il y a eu quelque chose là-dedans qui a rouillé pendant des années.

« Rien d’autre ?

— Non. Rien sur Mamantov. Il s’est volatilisé. Et le colonel commence à s’énerver. Il vous demande.

— Vous lui avez dit où j’étais ?

— Non, mon lieutenant.

— Parfait. » Souvorine raccrocha. Zinaïda l’observait.

« Vous savez ce que je pense ? dit Souvorine. Je pense que votre vieux papa est allé déterrer cette boîte à outils juste avant de mourir. Et puis qu’il vous l’a donnée. Et puis j’imagine que vous l’avez remise à Kelso. »

Ce n’était qu’une théorie, mais il crut voir une sorte de frémissement dans son œil avant qu’elle se détourne.

« Vous voyez, poursuivit-il, on va finir par y arriver de toute façon. Et on y arrivera sans vous, s’il le faut. Ça nous prendra juste un peu plus de temps, c’est tout. »

Il s’appuya plus confortablement contre le dossier.

Là où Kelso se trouvait, le cahier devait se trouver, pensa-t-il. Et là où le cahier se trouvait, Vladimir Mamantov serait aussi, sinon maintenant, sans doute très bientôt. La réponse à la première question — où était Kelso ? — permettrait donc de résoudre les trois autres problèmes.

Il jeta un coup d’œil vers Zinaïda. Elle avait les paupières closes.

Et elle, elle savait, il en était sûr.

C’était d’une simplicité tellement énervante.

Il se demanda si Kelso se doutait de la proximité imminente de Mamantov et du danger qu’il courait réellement. Mais non, sûrement pas. C’était un Occidental. Il se croirait à l’abri.

Le voyage continua.

« C’est là, indiqua le milicien en pointant son index épais. Là-haut, sur la droite. »

L’endroit n’était pas gai sous la pluie : c’était un entrepôt en brique d’un rouge terne, avec de petites fenêtres derrière l’entrelacs habituel de barres de fer.

Il n’y avait pas de plaque près de l’entrée abandonnée.

« Faites le tour, suggéra Souvorine. Et voyez si vous pouvez vous garer derrière. »

Ils tournèrent à droite, puis encore à droite, franchissant des portails de bois déjà ouverts, et pénétrèrent dans une cour goudronnée qui luisait sous l’humidité. Il y avait une vieille ambulance verte aux vitres opaques garée dans un coin, à côté d’un grand fourgon noir. De grands conteneurs de tôle ondulée étaient remplis de sacs en plastique blancs noués avec du ruban adhésif indiquant déchets chirurgicaux en lettres rouges. Certains s’étaient renversés et avaient crevé, ou plus vraisemblablement avaient été éventrés par des chiens. Des chiffons détrempés et ensanglantés absorbaient la pluie.

La fille s’était redressée et regardait autour d’elle, commençant à deviner où elle se trouvait. Le milicien sortit sa grande carcasse de la voiture et vint lui ouvrir la porte. Elle ne fit pas un geste. Ce fut Souvorine qui dut la prendre doucement par le bras pour la faire descendre.

« Ils ont dû transformer cet endroit. Et puis je crois qu’il y a un autre entrepôt à Elektrostal. Mais pour vous c’est ici. Recrudescence du crime oblige. Même les morts doivent dormir à la dure. Allons, Zinaïda. C’est une formalité. On n’a pas le choix. Et puis, il paraît que ça aide souvent On devrait toujours regarder nos terreurs dans les yeux. »

Elle libéra son bras d’une secousse et resserra son manteau. Il prit alors conscience qu’il était encore plus nerveux qu’elle. Il n’avait jamais vu de cadavre. Imaginez : un commandant de l’ancienne Première Direction générale du KGB qui n’a jamais vu un mort. Toute cette affaire lui apprenait décidément bien des choses.

Ils se frayèrent un chemin parmi les détritus, dépassant un monte-charge, et entrèrent dans l’entrepôt par la porte de derrière, le milicien en tête, puis Zinaïda, puis Souvorine. C’était un ancien entrepôt frigorifique où l’on conservait autrefois le poisson en provenance de la mer Noire convoyé vers le nord, et il subsistait encore de vagues relents de saumure malgré les odeurs de produits chimiques.

Le policier connaissait la procédure. Il passa la tête dans un bureau vitré et adressa une brève plaisanterie à qui se trouvait à l’intérieur. Puis un autre homme apparut, en train d’enfiler une blouse blanche. Il écarta un haut rideau d’épaisses bandes de caoutchouc noir et les conduisit dans un long couloir, assez large pour laisser passer une gerbeuse aux lourdes portes réfrigérées de chaque côté.

En Amérique — Souvorine avait vu cela sur les vidéos de séries policières que Serafima aimait regarder —, la famille pouvait regarder son défunt sur un écran, confortablement coupée de la réalité physique de la mort. Mais en Russie, les morts n’étaient pas entourés d’une telle délicatesse. Il convenait cependant de reconnaître que les autorités avaient fait de leur mieux avec des moyens très limités. La salle d’exposition, quand on y arrivait par l’entrée principale, se trouvait à l’écart des chambres froides. On avait également disposé deux coupes de fleurs en plastique de chaque côté d’une croix en laiton, sur une table recouverte d’un drap. Le chariot se trouvait devant, le contour du corps apparaissant nettement sous le drap blanc. Petit, se dit Souvorine. Il s’était attendu à un homme plus imposant.

Il prit bien garde de rester à côté de Zinaïda. Le milicien se tenait derrière son copain technicien de la morgue. Souvorine fit un signe de tête et le technicien replia la partie supérieure du drap.

Le visage grêlé de Papou Rapava, ses maigres cheveux gris peignés en arrière et partagés par une raie bien nette, fixa le plafond décrépit de ses paupières noircies.

Le milicien entonna la formule rituelle d’une voix lasse. « Témoin, s’agit-il bien de Papou Guerassimovitch Rapava ? »

Zinaïda, la main sur la bouche, hocha la tête.

« Parlez, s’il vous plaît.

— C’est lui. » Ils l’entendirent à peine. Puis, d’une voix plus assurée : « Oui, c’est lui. »

Elle glissa un regard de défi en direction de Souvorine.

Le technicien commença à remonter le drap.

« Attendez », dit Souvorine.

Il saisit le bord du drap le plus proche de lui et tira, fort. Le mince nylon s’envola, s’écarta du corps et se posa par terre.

Un silence, puis le cri de Zinaïda déchira la pièce.

« Et là, s’agit-il de Papou Guerassimovitch Rapava ? Regardez bien, Zinaïda. » Lui-même ne regarda pas — il n’eut, heureusement, qu’une impression assez vague — mais garda les yeux rivés sur elle. « Regardez bien ce qu’ils lui ont fait. C’est ce qu’ils vous feront aussi. À vous et à votre petit ami Kelso, s’ils l’attrapent. »

Le technicien criait quelque chose. Zinaïda, qui hurlait toujours, recula vers un coin de la pièce. Souvorine la suivit — c’était le moment, le moment ou jamais : il fallait frapper. « Dites-moi où il est, maintenant. Je suis désolé, mais il faut que vous me le disiez. Dites-moi où il est. Je suis désolé. Maintenant. »

Elle se retourna et voulut le frapper mais le milicien la retint par le manteau et la fit reculer. « Eh ! Eh ! fit-il. Ça suffit. » Puis il la fit tourner sur elle-même et la mit à genoux.

Souvorine s’agenouilla lui aussi et se traîna vers elle. Il prit le visage de la jeune femme dans ses mains. « Je suis tellement désolé. » Il eut l’impression que ses traits se dissolvaient sous ses doigts. Les yeux se liquéfiaient, du noir dévalait le long des joues, la bouche n’était plus qu’une tache noirâtre. « Tout va bien, pardonnez-moi. »

Elle se calma. Il se dit qu’elle aurait pu être évanouie, si ses yeux n’étaient restés ouverts.

Elle ne céderait pas. Il le sut en cet instant. C’était exactement la fille de son père.

Après peut-être trente secondes, il la lâcha et se mit sur les talons, tête baissée, le souffle court. Il entendit derrière lui le bruit du chariot qu’on éloignait.

« Vous êtes complètement fou, commenta le technicien avec incrédulité. Un vrai dingue, vous êtes. »

Souvorine leva le bras avec lassitude. Il avait compris. La porte claqua. Il posa les paumes à plat sur les dalles froides du sol. Il prit conscience qu’il détestait cette affaire, non seulement parce que c’était un vrai casse-tête à résoudre et que c’était en plus fort risqué, mais aussi parce qu’elle l’obligeait à se rendre compte à quel point il détestait son pays : combien il haïssait ces nostalgiques du passé qui défilaient le dimanche matin avec des portraits de Marx et Lénine ; ces fanatiques purs et durs du genre de Mamantov qui refusaient tout simplement de comprendre, qui ne voulaient pas voir que le monde avait changé.

Le poids mort du passé l’écrasait comme une statue renversée.

Il lui fallut faire un effort, prendre sérieusement appui sur la pierre froide et lisse pour se relever.

« Allons, dit-il, et il lui tendit la main.

— Arkhangelsk.

— Quoi ? » Il baissa les yeux sur elle. Elle avait le visage levé vers lui et l’observait avec un calme effrayant. Il se rapprocha encore. « Qu’est-ce que vous avez dit ? »

Elle le répéta.

« Arkhangelsk. »

Il retint les pans de son pardessus et s’accroupit précautionneusement avant de s’asseoir par terre, à côté d’elle. Ils se tenaient tous deux le dos appuyé contre le mur, comme un couple de rescapés après un accident.

Elle regardait droit devant elle et parlait d’une voix curieusement monocorde. Il avait ouvert son carnet, et faisait courir son stylo sur la page, vite, noircissant une feuille après l’autre. Parce qu’il craignait qu’elle puisse s’arrêter, s’arrêter de parler aussi soudainement qu’elle avait commencé…

Il était, dit-elle, parti pour Arkhangelsk. En voiture. Il était parti vers le nord, avec le journaliste de télé.

Parfait, Zinaïda. Prenez votre temps. Ça se passait quand ?

Hier après-midi.

Quand exactement ?

Vers quatre heures. Peut-être cinq. Elle ne se rappelait plus. C’était important ?

Quel journaliste ?

O’Brian. Un Américain. Il était de la télévision. Elle se méfiait de lui.

Et le cahier ?

Parti. Parti avec eux. Il était à elle, mais elle n’en voulait pas. Elle ne voulait pas y toucher. Pas après qu’elle eut compris ce qu’il y avait dedans. Il était maudit. Il tuait tous ceux qui y touchaient.

Elle s’interrompit et regarda l’endroit où s’était trouvé le corps de son père. Elle se couvrit les yeux.

Souvorine attendit, puis demanda : pourquoi Arkhangelsk ?

Parce que c’était de là que venait la fille.

La fille ? Souvorine cessa d’écrire. De quoi parlait-elle ? Quelle fille ?

« Ecoutez-moi, dit-il quelques minutes plus tard, alors qu’il avait rangé son carnet Ça va aller. Je vais y veiller personnellement, vous comprenez ? Le gouvernement russe vous le garantit. »

(Mais qu’est-ce qu’il racontait ? Le gouvernement russe ne garantissait rien du tout. Le gouvernement russe ne pouvait même pas garantir que le Président n’allait pas faire dans son froc à une réception diplomatique, ou essayer d’enflammer un de ses pets…)

« Maintenant, voilà ce que je vais faire : ça, c’est le numéro de mon bureau ; c’est une ligne directe. L’un de mes hommes va vous reconduire à votre appartement, d’accord ? Vous allez pouvoir dormir un peu. Je vais demander qu’on mette quelqu’un sur votre palier et quelqu’un devant l’entrée de votre immeuble. Personne ne pourra venir vous faire du mal, en aucune façon, d’accord ? »

Il poursuivit ainsi un moment, faisant plus de promesses qu’il n’en pouvait tenir. Je devrais me lancer dans la politique, songea-t-il. C’est inné chez moi.

« Nous allons nous assurer que Kelso va bien. Et puis on va retrouver les gens — le type qui a massacré votre père et on va l’enfermer. Vous m’écoutez, Zinaïda ? »

Il s’était relevé et consultait discrètement sa montre.

« Il faut que je mette les choses en route maintenant. Il faut que j’y aille. D’accord ? Je vais appeler le lieutenant Bounine — vous vous souvenez de Bounine ? Vous l’avez vu hier soir — et je vais lui demander de vous ramener chez vous. »

A mi-chemin de la porte, il se retourna vers elle.

« Au fait, je m’appelle Souvorine. Felix Souvorine. »

Le milicien et l’employé de la morgue attendaient dans le couloir. « Laissez-la, dit Souvorine. Elle ira bien. » Ils le regardaient avec un drôle d’air. Il se demanda si c’était du mépris, ou un respect prudent. Il n’était pas certain de savoir ce qu’il méritait le plus et n’avait pas le temps d’approfondir. Il leur tourna le dos et composa le numéro d’Arseniev à Iassenevo.

« Sergo ? Il faut que je parle au colonel… Oui, c’est urgent Et il faut que vous m’organisiez un moyen de transport… Oui — vous êtes prêt ? Il faut que vous me trouviez un avion. »

CHAPITRE 23

D’après son dossier au Parti, il y avait plus de soixante ans que Varvara Safanova vivait à la même adresse, quelque part dans le vieux quartier d’Arkhangelsk, à une dizaine de minutes en voiture des quais, dans un environnement entièrement construit en bois. On accédait aux maisons de bois par des escaliers en bois qui donnaient sur des trottoirs en bois — en vieux bois gris, délavé par les intempéries, dont on avait dû faire flotter les troncs sur la Dvina pour les acheminer jusque-là bien avant la Révolution. Cela formait un paysage hivernal assez pittoresque si l’on cachait les grands ensembles de béton qui se dressaient en arrière-plan. Des bûches s’empilaient près de certaines maisons et, çà et là, un ruban de fumée allait lécher les nuages bas.

Les rues étaient larges et désertes, gardées de chaque côté par des sentinelles de bouleau argenté, et la neige présentait une surface trompeusement lisse. Mais il n’y avait en fait pas de route, et la Toyota s’enfonça dans des ornières où l’on aurait pu s’enfouir jusqu’au tibia, tressautant et rebondissant le long des trottoirs jusqu’au moment où Kelso suggéra qu’ils finissent leurs recherches à pied.

Il attendit, frissonnant sur les caillebotis, pendant que O’Brian fourrageait dans le coffre. De l’autre côté de la rue, il y avait une douzaine de wagons de marchandises. Soudain une porte de fortune bricolée sur le flanc de l’un d’eux s’ouvrit, et une jeune femme en sortit, suivie par deux petits enfants tellement couverts qu’ils en étaient presque sphériques. Elle entreprit de traverser le grand champ de neige, les deux petits traînant derrière tout en contemplant Kelso avec une curiosité solennelle, jusqu’à ce qu’elle se retourne pour leur crier sèchement de se dépêcher.

O’Brian verrouilla la voiture. Il avait pris l’une des mallettes en aluminium. Kelso avait toujours la serviette.

« Tu as vu ça ? s’étonna Kelso. Il y a des gens qui vivent dans ces wagons de marchandises, là-bas. Non, mais tu as vu ? »

O’Brian émit un grognement et remonta sa capuche.

Ils descendirent la rue à pas pesants, passant devant une rangée de maisons délabrées et rapiécées, chacune inclinée suivant un angle original par rapport au sol. Chaque été, en dégelant, la terre devait bouger, et les maisons avec. Alors on clouait de nouvelles planches sur les nouvelles fissures, ce qui faisait que certains murs présentaient des couches de colmatage qui devaient remonter au temps des tsars. Il eut le sentiment que le temps s’était figé. Il n’était pas difficile d’imaginer Anna Safanova marchant, cinquante ans plus tôt, exactement là où ils marchaient, une paire de patins jetée en travers des épaules.

Il leur fallut encore dix minutes pour trouver la rue de la vieille dame, une allée en fait, guère plus, qui partait de la rue principale, après un bosquet de bouleaux, et débouchait sur l’arrière de la maison. La cour abritait quelques bêtes : des poules, un cochon, deux chèvres. Et, dominant tout cela, fantomatique dans la neige, se dressait une tour d’une quinzaine d’étages dont les lumières jaunes étaient visibles dans la partie inférieure.

O’Brian ouvrit sa mallette, en sortit sa caméra vidéo et commença à filmer. Kelso le regarda faire, malheureux.

« On ne devrait pas d’abord vérifier si elle est là ? Tu ne devrais pas lui demander d’abord l’autorisation ? — T’as qu’à la lui demander. Vas-y. »

Kelso examina le ciel. Les flocons paraissaient plus gros à présent, aussi lisses et potelés que des mains de bébé. Il se sentait une boule grosse comme le poing au creux de l’estomac. Il traversa la cour, respira l’odeur forte et chaude des chèvres, puis gravit les marches de bois branlantes qui conduisaient au porche côté jardin. Il s’immobilisa sur la troisième marche. La porte était entrouverte et, par l’embrasure étroite, il découvrit une vieille femme toute courbée appuyée sur une canne, qui les observait.

« Varvara Safanova ? » demanda-t-il.

Elle ne répondit pas tout de suite. Puis, au bout d’un moment, elle marmonna : « Qui la demande ? »

Il prit cela pour une invitation et franchit les dernières marches qui le séparaient de la porte. Il n’était pas très grand mais, lorsqu’il atteignit le porche en ruine, il eut l’impression d’être un géant. Elle souffrait, il s’en rendit compte, d’ostéoporose. Ses épaules lui arrivaient aux oreilles, ce qui lui donnait l’air méfiant.

Il baissa sa capuche et, pour la seconde fois de la matinée, débita son mensonge soigneusement préparé : ils étaient ici pour faire une émission sur les communistes ; ils cherchaient des gens qui avaient des souvenirs intéressants. C’était le Parti local qui leur avait donné son adresse. Et, pendant qu’il parlait, il ne cessait de l’évaluer, cherchant à faire coïncider cette silhouette voûtée avec la mère qui apparaissait fugitivement dans le journal de la jeune fille. « Maman est forte, comme toujours… C’est maman qui me conduit à la gare… J’embrasse ses joues si chères… » Elle avait ouvert un tout petit peu plus la porte pour mieux le regarder, aussi pouvait-il mieux la voir lui aussi. Mis à part son châle, elle portait des vêtements masculins — de vieux vêtements, ceux de son défunt mari, peut-être —, avec de grosses chaussettes et des bottes d’homme. Son visage était encore beau. Elle avait dû être éblouissante en son temps, cela se voyait dans le dessin de la mâchoire et des pommettes, dans l’acuité de son œil valide encore bleu-vert ; la cataracte avait rendu l’autre laiteux. Il ne fallait pas se donner beaucoup de mal pour l’imaginer en jeune communiste des années trente, fondatrice et pionnière d’une nouvelle civilisation, héroïne socialiste capable d’enthousiasmer un Shaw ou un Wells. Il supposa qu’elle avait dû déifier Staline.

« Eh oui, maman, c’est une maison modeste ! Deux étages seulement. Ton bon cœur bolchevique se réjouirait devant tant de simplicité ! »

« … Alors, si c’était possible, conclut-il, nous aimerions vous prendre un peu de votre temps. Nous vous en serions très reconnaissants. »

Mal à l’aise, il faisait passer la serviette de cuir d’une main dans l’autre. Il avait conscience de la neige qui s’accumulait en une masse froide sur ses épaules, de l’eau qui coulait sur son crâne, et de O’Brian qui les filmait, au pied de l’escalier.

Nom de Dieu, fichez-nous dehors, songea-t-il soudain. Dites-nous d’aller nous faire foutre et d’emporter nos mensonges avec nous. C’est ce que je ferais, si j’étais à votre place. Vous devez savoir ce qui nous amène ici.

Mais elle se contenta de se retourner pour s’enfoncer dans la pièce, laissant la porte grande ouverte derrière elle.

Kelso entra d’abord, puis O’Brian, qui dut se baisser pour passer sous le chambranle bas. Il faisait sombre. L’unique fenêtre était tapissée d’une épaisse couche de neige.

S’ils voulaient du thé, dit-elle en s’asseyant lourdement dans un fauteuil à dossier de bois, il faudrait qu’ils le fessent eux-mêmes.

« Du thé ? proposa doucement Kelso à O’Brian. Elle propose de nous laisser faire du thé. Je trouve que c’est une bonne idée, pas toi ?

— Bien sûr. Je m’en charge. »

Un flot d’instructions irritées s’ensuivit. La voix qui émanait de ce corps déformé était étonnamment grave et masculine.

« Bon, prenez de l’eau dans le seau, là, non, pas ce pot : celui-là, le noir, et prenez la louche, voilà, non, non, non… (Elle frappa le sol avec sa canne.)… Pas tout ça, comme ça. Mettez ça sur le fourneau maintenant. Et pendant que vous y êtes, vous pouvez remettre du bois dans le feu, aussi. » Deux nouveaux coups de canne.

« Bois ? Feu ? » O’Brian se tourna avec impuissance vers Kelso pour qu’il lui traduise.

« Elle veut que tu mettes du bois dans le feu. »

« Le thé dans ce pot, là. Non, non. Oui. Ce pot. Oui. Là. »

Kelso n’arrivait à rien saisir de tout cela, ni la ville, ni elle, ni cet endroit, ni la rapidité avec laquelle tout semblait arriver. C’était comme un rêve. Il se dit qu’il devrait commencer à prendre des notes, aussi sortit-il son bloc jaune et commença-t-il à faire un inventaire discret de la pièce. Le sol : un grand carré de linoléum gris. Sur le lino : une table, une chaise et un lit recouvert d’une couverture de laine. Sur la table : une paire de lunettes, une collection de flacons de médicaments et un exemplaire de l’édition du Nord de la Pravda, ouvert à la troisième page. Aux murs : rien, sinon, dans un coin où la lueur vacillante d’une bougie rouge posée sur un petit buffet trouait la pénombre, une photo encadrée de V.I. Lénine. Deux médailles du Mérite socialiste étaient accrochées à côté, ainsi qu’un certificat commémorant le cinquantième anniversaire de son inscription au Parti, en 1984 ; sans doute n’avait-on pu se permettre une telle extravagance pour le soixantième anniversaire. L’ossature du communisme et celle de Varvara Safanova s’étaient effritées ensemble.

Les deux hommes s’assirent avec raideur sur le lit.

Ils burent leur thé. Il avait un arôme particulier de tisane, pas déplaisant, avec de la mûre quelque part : un parfum de forêt. Elle paraissait ne rien trouver de surprenant au fait de voir deux Occidentaux débarquer dans sa cour avec une caméra vidéo japonaise en prétendant tourner une émission sur l’histoire du Parti communiste d’Arkhangelsk. On aurait dit qu’elle les attendait. Kelso supposa qu’elle ne devait plus s’étonner de rien à présent. Elle avait acquis l’indifférence résignée que donne le très grand âge. Les constructions et les empires s’élevaient puis s’écroulaient. Il neigeait. Il cessait de neiger. Les gens allaient et venaient. Un jour, la mort viendrait la chercher, et elle ne trouverait pas cela surprenant non plus. Elle s’en ficherait… du moment qu’il ne s’égarait pas : « Non, pas là. Là… »

Oui, bien sûr, affirma-t-elle en se carrant dans son fauteuil, elle se souvenait du passé. Personne à Arkhangelsk ne se rappelait mieux qu’elle le passé. Elle se souvenait de tout.

Elle se rappelait les rouges en 1917, qui sortaient dans la rue, et son oncle qui la faisait sauter en l’air, qui l’embrassait et lui disait que le tsar était parti et que le Paradis n’était plus loin. Elle se rappelait que son oncle et son père s’étaient cachés dans la forêt, en 1918, quand les Britanniques étaient venus mater la Révolution — un grand cuirassé gris ancré dans la Dvina, et de petits soldats anglais tout riquiqui qui débarquaient en masse. Elle avait joué au son des coups de feu. Et puis elle se rappelait qu’un beau matin elle était descendue au port et que le cuirassé avait disparu. Son oncle était rentré l’après-midi même, mais pas son père : son père avait été pris par les blancs, et il n’était jamais revenu.

Elle se souvenait de tout cela.

Oui, elle se rappelait les koulaks. Elle avait dix-sept ans. Ils étaient arrivés à la gare par milliers, bien reconnaissables dans leur drôle de costume national. Des Ukrainiens — on n’avait jamais vu autant de gens d’un coup — couverts de plaies et chargés de ballots. On les avait enfermés dans les églises, et les gens de la ville n’avaient pas le droit de les approcher. De toute façon, ils n’en avaient aucune envie. Les koulaks étaient malsains, et tout le monde le savait.

Leurs plaies étaient contagieuses ?

Non, c’étaient les koulaks eux-mêmes qui étaient contagieux. Leur âme était contagieuse. Ils transportaient les spores de la contre-révolution. Suceurs de sang, araignées et vampires, c’est ainsi que Lénine les appelait.

Et qu’était-il arrivé aux koulaks ?

C’était comme pour le cuirassé anglais. Vous vous étiez couché le soir et ils étaient là, et puis vous vous étiez levé le matin et ils avaient disparu. Après ça, on avait fermé toutes les églises. Mais aujourd’hui, on rouvrait les églises, elle l’avait vu de ses propres yeux. Les koulaks étaient revenus. Ils étaient partout. C’était une tragédie.

Et la Grande Guerre patriotique, elle s’en souvenait très bien aussi, les navires alliés ancrés au large de l’estuaire, les docks où l’on travaillait jour et nuit, sous la direction héroïque du Parti, et les avions fascistes qui lâchaient leurs bombes incendiaires sur la ville en bois et la brûlaient — ils en avaient tellement brûlé. Cela avait été l’époque la plus dure : son mari parti se battre sur le front, elle-même qui travaillait comme infirmière auxiliaire à la polyclinique des Marins, rien à manger en ville et pratiquement pas de quoi se chauffer, le couvre-feu, les bombes et une fille à élever toute seule…

Tout cela prit, bien sûr, beaucoup plus de temps à recueillir que ne le suggère la transcription sur papier. Il y eut de nombreux coups de canne, retours en arrière, répétitions et lointains détours, alors que Kelso avait nettement conscience de l’énervement croissant de O’Brian et de la neige qui s’amoncelait et étouffait les sons au-dehors. Mais il la laissa parler. Il alla même jusqu’à donner par deux fois un coup de pied dans le tibia de l’Américain pour lui recommander la patience. Il ne voulait surtout pas brusquer la vieille dame.

Fluke Kelso était un spécialiste de ce genre d’entretiens. N’était-ce pas ainsi que toute l’affaire avait commencé ?

Il but son thé refroidi.

« Vous avez donc eu une fille, camarade Safanova ? Comme c’est intéressant. Parlez-nous de votre fille. »

Varvara tritura le lino du bout de sa canne. Les coins de sa bouche s’affaissèrent.

Cela ne comptait pas pour l’histoire du Parti régional d’Arkhangelsk.

« Mais cela a compté pour vous ? »

Évidemment que cela avait compté pour elle. Elle était la mère de l’enfant. Mais qu’était-ce qu’un enfant par rapport aux forces de l’histoire ? C’était une question de subjectivité et d’objectivité. D’actif et de passif. Et de tout un tas d’autres slogans du Parti dont elle ne se souvenait plus tout à fait mais avec lesquels elle était parfaitement d’accord et qui lui avaient été d’un grand réconfort à l’époque.

Elle appuya son corps tassé contre le dossier de son fauteuil.

Kelso prit la serviette.

« En fait, je sais quelque chose sur ce qui est arrivé à votre fille, annonça-t-il. Nous avons trouvé un livre, un journal qu’Anna tenait. Elle s’appelait bien comme ça, n’est-ce pas ? Anna ? Je me demandais… je peux vous le montrer ? »

Les yeux de la vieille femme suivirent avec lassitude les mains de Kelso qui défaisaient les courroies.

Elle avait les doigts tachés par l’âge, comme le cahier lui-même, mais ils ne tremblaient pas lorsqu’elle en ouvrit la couverture. Quand elle vit la photo d’Anna, elle la toucha avec hésitation puis porta ses jointures à la bouche. Elle les suçota. Lentement, elle leva la page au niveau de son visage et la maintint tout près.

« Il faut que je prenne ma caméra, chuchota O’Brian.

— Ne t’avise pas de bouger », siffla Kelso.

Il ne pouvait voir son expression, mais il entendait sa respiration pénible et, une fois encore, il eut la curieuse sensation qu’elle les avait attendus, pendant des années peut-être.

Elle finit par demander : « Où avez-vous eu ça ?

— On l’a déterré. Dans un jardin de Moscou. C’était avec des documents qui appartenaient à Staline. »

Lorsqu’elle abaissa le cahier, ses yeux étaient secs. Elle le referma et le tendit à Kelso.

« Non, lisez-le, protesta-t-il. Je vous en prie. C’est à elle. »

Mais elle secoua la tête. Elle ne voulait pas.

« Mais est-ce que c’est son écriture ?

— Oui, c’est la sienne. Enlevez ça. »

Elle repoussa le cahier d’un geste et ne se calma que lorsqu’il eut retrouvé sa place dans la serviette. Puis elle se rassit, se penchant vers la droite et recouvrant son œil valide avec la main tout en martelant le sol avec sa canne.

« Anna », lâcha-t-elle au bout d’un moment.

Bon. Anna.

Par où commencer ?

À la vérité, elle était déjà enceinte d’Anna quand elle s’était mariée. Mais on se moquait de ce genre de choses à l’époque : Dieu merci, le Parti s’était débarrassé des prêtres.

Elle avait dix-huit ans. Mikhaïl Safanov avait cinq ans de plus, il était mécanicien aux chantiers navals et membre du comité d’usine du Parti.

Un bel homme. Leur fille lui ressemblait Oh oui, Anna était ravissante. C’était bien ce qui avait fait son malheur.

« Son malheur ? »

Et intelligente aussi. Elle avait grandi en bonne communiste. Elle suivait les traces de ses parents au Parti. Elle avait d’abord été pionnière. Elle était entrée au Komsomol : en uniforme, elle avait l’air tout droit sortie d’une affiche. Tellement même qu’elle avait été choisie pour faire partie de la délégation du Komsomol d’Arkhangelsk qui devait défiler sur la place Rouge — oh, un grand honneur que d’avoir été choisie pour défiler sous les yeux du grand vojd[4] lui-même, pour le 1er mai 1951.

La photo d’Anna avait ensuite paru dans Ogoniok, et l’on avait posé des questions. C’est comme ça que tout avait commencé. Rien n’avait plus été pareil ensuite.

Des camarades étaient venus du Comité central de Moscou la semaine suivante et avaient commencé à poser des questions sur elle. Et sur les Safanov.

Et dès que cela avait commencé à se savoir, certains voisins s’étaient mis à les éviter. Même si ce Satan de Trotski était enfin mort, comment savoir si ses suppôts et saboteurs l’étaient bien tous ? Les Safanov étaient peut-être des ennemis du peuple, ou des déviationnistes.

Mais bien sûr, rien n’aurait pu être plus éloigné de la réalité.

Un après-midi, Mikhaïl était rentré plus tôt du chantier en compagnie d’un camarade de Moscou — le camarade Mekhlis : jamais elle n’oublierait son nom — et c’était ce camarade qui leur avait apporté la bonne nouvelle. On avait mené une enquête complète sur les Safanov, et on était arrivé à la conclusion qu’ils étaient de bons et loyaux communistes. Leur fille leur faisait particulièrement honneur. Tellement même qu’on l’avait sélectionnée pour aller travailler à Moscou, pour le Parti, où elle devrait servir les plus hautes autorités. Il s’agissait d’un travail domestique, mais qui exigeait néanmoins de l’intelligence et de la discrétion. Ensuite, la jeune fille pourrait reprendre ses études avec de très bonnes appréciations dans son dossier.

Anna… enfin, dès qu’Anna avait entendu parler de ce projet, il n’y avait plus eu moyen de l’arrêter. Et Varvara y était plutôt favorable aussi. Seul Mikhaïl y était opposé. Cela la peinait de le dire, mais il était arrivé quelque chose à Mikhaïl. Pendant la guerre. Il n’en avait jamais parlé sauf une fois, alors qu’Anna s’émerveillait du génie du camarade Staline. Mikhaïl avait dit alors qu’il avait vu beaucoup de camarades mourir au front : et pouvait-elle lui expliquer alors, si le camarade Staline était un tel génie, pourquoi avait-il fallu que tant de millions d’hommes meurent ?

Varvara l’avait fait lever de cette table, précisément — elle frappa dessus du plat de la main — et l’avait obligé à sortir pour avoir dit de telles bêtises. Non, Mikhaïl n’était plus le même qu’avant la guerre. Il n’avait même pas voulu accompagner sa fille à la gare.

Elle se tut.

« Et vous ne l’avez plus jamais revue ? » demanda Kelso d’une voix douce.

Oh, mais si, répliqua Varvara, surprise. Ils l’avaient revue.

Elle esquissa un mouvement arrondi avec ses mains, juste devant son ventre.

Ils l’avaient revue quand elle était revenue, pour avoir son bébé.

Un silence.

O’Brian toussa et se pencha en avant, tête baissée, mains serrées devant lui, les coudes sur les genoux. « Est-ce qu’elle a vraiment dit ce que je crois qu’elle a dit ? »

Kelso ne lui prêta aucune attention. Il fit un effort considérable pour garder une voix neutre.

« Quand est-ce que cela s’est passé ? »

Varvara réfléchit un instant en frappant sa canne contre sa botte.

Au printemps 1952, finit-elle par répondre. C’était bien ça. Elle était rentrée en train en mars 1952, alors que le dégel commençait tout juste. On ne les avait pas prévenus. Elle était juste revenue, sans explication. Non qu’elle ait eu besoin d’expliquer quoi que ce soit. Il suffisait de la regarder. Elle était enceinte de sept mois déjà.

« Et le père… A-t-elle dit… »

Non.

Vigoureux déni de la tête.

Mais vous avez deviné, n’est-ce pas ? pensa Kelso.

Non, elle n’avait rien dit à propos du père, ni sur ce qui s’était passé à Moscou. Alors, au bout d’un moment, ils avaient renoncé à lui poser des questions. Elle restait simplement assise dans un coin et attendait la fin de sa grossesse. Elle restait très silencieuse, cette fille nouvelle, pas du tout comme leur Anna d’avant. Elle ne voulait pas voir ses amis ni même sortir de la maison. La vérité, c’est qu’elle avait peur.

« Peur ? Mais de quoi avait-elle peur ? »

D’accoucher, évidemment. C’était bien naturel. Ah, les hommes ! s’exclama-t-elle, et un peu de l’ancienne flamme revint. Qu’est-ce que les hommes pouvaient savoir de la vie ? Bien sûr qu’elle avait peur. N’importe qui ayant des yeux pour voir et un cerveau pour réfléchir aurait eu peur. Et puis le bébé, un vrai petit diable, ne lui laissait guère de repos. Il la mettait à plat. Ça, c’était un vrai diable… il donnait de ces coups de pied ! Ils s’asseyaient là, le soir, et regardaient son ventre se soulever.

Mekhlis passait la voir de temps en temps. Il y avait presque toujours une voiture garée au bout de la rue, avec deux de ses hommes dedans.

Non, ils ne demandaient pas qui était le père.

Début avril, elle s’était mise à saigner. Ils l’avaient conduite à la clinique. C’est la dernière fois qu’ils l’avaient vue. Elle avait fait une hémorragie en salle de travail. Les médecins leur avaient tout expliqué par la suite. Il n’y avait rien eu à faire. Elle était morte sur la table d’opération deux jours plus tard. Elle avait vingt ans.

« Et le bébé ? »

Le bébé avait vécu. C’était un garçon.

Le camarade Mekhlis s’était occupé de tout.

Il leur avait assuré que c’était le moins qu’il pouvait faire ; il se sentait responsable.

C’était Mekhlis qui avait fourni le médecin, un professeur, rien de moins, le meilleur spécialiste du pays venu par avion de Moscou, et qui avait organisé l’adoption. Les Safanov auraient voulu élever l’enfant eux-mêmes — ils demandèrent, ils supplièrent même — mais Mekhlis avait un papier, signé par Anna, qui stipulait que s’il lui arrivait quoi que ce soit, elle voulait que l’enfant fut adopté. Elle indiquait des parents du père, un couple du nom de Tchijikov.

« Tchijikov ? répéta Kelso. Vous êtes sûre de ce nom ? »

Certaine.

Ils n’avaient même jamais vu le bébé. On ne leur avait pas permis d’entrer dans l’hôpital.

Varvara Safanova était alors prête à accepter tout cela, parce qu’elle croyait en la discipline du Parti. Elle y croyait encore aujourd’hui et y croirait jusqu’à sa mort. Le Parti était son dieu, et, telles celles d’un Dieu, ses voies étaient parfois impénétrables.

Mais Mikhaïl Safanov n’avait plus accepté cette doctrine d’infaillibilité. Quels que fussent les ordres de Mekhlis, il était décidé à retrouver ces Tchijikov, et il avait encore assez d’amis au sein du Parti régional pour l’aider à le faire. C’est ainsi qu’il avait découvert que les Tchijikov n’étaient pas du tout des gens en vue de Moscou, comme il s’y était attendu, mais des gens du Nord, comme eux, qui s’étaient installés dans un village situé en pleine forêt, à côté d’Arkhangelsk. On murmurait en ville qu’ils ne s’appelaient pas vraiment Tchijikov. Qu’ils étaient du NKVD.

A ce moment-là, c’était l’hiver et Mikhaïl ne pouvait pas faire grand-chose. Et puis, un matin du début du printemps, alors qu’il guettait chaque jour les premiers signes de dégel, ils s’étaient réveillés au son d’une musique solennelle à la radio et en apprenant que le camarade Staline était mort.

Elle avait pleuré, et lui aussi avait pleuré. Ça l’étonnait ? Oh, ils avaient sangloté en s’étreignant l’un l’autre. Ils avaient pleuré comme jamais auparavant, pas même pour Anna. Tout Arkhangelsk était en pleurs. Elle se rappelait encore le jour des funérailles. Le long silence, brisé par une salve de trente fusils. L’écho des coups de feu avait roulé sur la Dvina comme un lointain orage dans la forêt.

Deux mois plus tard, en mai, une fois la glace fondue, Mikhaïl avait rempli un sac à dos et était parti à la recherche de son petit-fils.

Elle savait depuis le début qu’il n’en résulterait rien de bon.

Un jour avait passé, puis deux, puis trois. C’était un homme solide, fort et en pleine santé : il n’avait que quarante-cinq ans.

Le cinquième jour, des pêcheurs avaient retrouvé son corps à une trentaine de verstes en amont, dérivant dans le fleuve jaune en pleine débâcle qui jaillissait de la forêt, non loin de Novodvink.

Kelso déplia la carte de O’Brian et la posa sur la table. Elle chaussa ses lunettes et scruta longuement la ligne bleue de la Dvina, son œil valide collé contre le papier.

Là, fit-elle au bout de quelques minutes en désignant un point. C’était là qu’on avait retrouvé le corps de son mari. Un coin sauvage ! Il y avait des loups ici, dans la forêt, et des lynx, et des ours. À certains endroits, les arbres étaient si denses qu’on ne pouvait passer. À d’autres, il y avait des marais qui pouvaient vous engloutir en un rien de temps. Et, çà et là, des ossements gris et délavés subsistant d’anciens campements koulaks. Les koulaks avaient presque tous péri, bien sûr. Il n’y avait guère de nourriture à gratter dans un tel endroit.

Mikhaïl connaissait la forêt mieux que personne. Il écumait la taïga depuis l’enfance.

D’après la milice, il avait eu une crise cardiaque. C’est ce qu’ils avaient dit. Peut-être avait-il essayé de remplir sa gourde ? Il était tombé dans l’eau jaune et glacée, et le choc avait provoqué un arrêt cardiaque.

Elle l’avait enterré au cimetière Kouznetcheskoïé, à côté d’Anna.

« Et comment, demanda Kelso, conscient à nouveau que O’Brian les filmait avec sa sale caméra miniature, comment s’appelait le village où, d’après votre mari, vivaient les Tchijikov ? »

Ha ! Quelle folie ! Comment voulait-il qu’elle se souvienne d’une chose pareille ! C’était tellement vieux, tout ça… près de cinquante ans…

Elle colla à nouveau son visage contre la carte.

Quelque part par là — elle posa un doigt hésitant sur un point, au nord de la Dvina —, ici, dans ce coin-là : un lieu pas assez important pour figurer sur la carte. Pas assez important même pour avoir un nom.

Elle-même avait-elle essayé de s’y rendre ?

Oh non.

Elle dévisagea Kelso avec une expression horrifiée.

Il ne pouvait rien en sortir de bon. Ni à l’époque. Ni maintenant.

CHAPITRE 24

Peu avant midi, la grosse voiture freina brusquement pour quitter la route, au sud de Moscou, et pénétrer dans la base aérienne militaire de Joukovskï. Felix Souvorine s’accrochait, la mine sombre, à la poignée arrière. Une jeep attendait derrière le contrôle. Elle démarra, feux arrière allumés, dès que la barrière se leva. Ils la suivirent de l’autre côté des hangars, franchirent une clôture de barbelés et se retrouvèrent sur l’aire de manœuvres bétonnée. Comme demandé, un petit avion gris, six places, à hélices, attendait qu’on ait fini de remplir son réservoir à une citerne. Il y avait derrière l’avion une rangée d’hélicoptères militaires vert sombre aux pales tombantes et, garée tout près, une grosse limousine Zil.

Bien, bien, pensa Souvorine. Il y a encore des trucs qui marchent par ici.

Il fourra ses notes dans sa serviette et brava le vent et la pluie pour foncer vers la limousine dont le chauffeur d’Arseniev ouvrait déjà la portière arrière.

« Alors ? s’enquit Arseniev, depuis l’intérieur surchauffé.

— Alors, répondit Souvorine en se glissant près de lui sur la banquette, ce n’est pas ce que nous pensions. Et merci de m’avoir procuré l’avion.

— Attendez dans l’autre voiture, dit Arseniev à son chauffeur.

— Oui, colonel.

— Qu’est-ce qui n’était pas ce que quelqu’un pensait que c’était ? fit Arséniév, une fois la portière refermée. Bonjour tout de même.

— Bonjour, Iouri Simonovitch. Le cahier. Tout le monde croyait que c’était celui de Staline. En fait, il s’avère qu’il s’agit du journal intime d’une jeune servante de Staline, Anna Mikhaïlovna Safanova. Il l’avait fait venir d’Arkhangelsk pour l’attacher à son service pendant l’été 1951, environ dix-huit mois avant sa mort. »

Arseniev cilla.

« Et c’est tout ? C’est ça ce que Beria a volé ?

— C’est ça. Ça et quelque papiers qui, apparemment, la concernent. »

Arseniev dévisagea Souvorine pendant une seconde ou deux, puis éclata de rire. Il secoua la tête avec soulagement. « Putain de bordel ! Ce vieux salopard se tapait sa bonne ? C’est bien ça l’histoire ?

— Apparemment.

— C’est inestimable. C’est superbe ! (Arseniev donna un coup de poing dans le siège devant lui.) Oh, faites que je sois là ! Faites que je sois là pour voir la tête de Mamantov quand il découvrira que le grand testament de Staline n’est rien de plus que le journal d’une gamine qui raconte comment elle s’est fait baiser par le super vojd ! » Il lança un coup d’œil vers Souvorine, ses grosses joues enflammées par l’hilarité, ses yeux brillants de larmes. « Que se passe-t-il, Felix ? Ne me dites pas que vous ne voyez pas ce que ça a de drôle ? » Il cessa de rire. « Qu’est-ce qui se passe ? Vous êtes sûr de ce que vous avancez, n’est-ce pas ?

— Oui, mon colonel, oui. Nous savons tout cela par la fille que nous avons chopée cette nuit, Zinaïda Rapava. Elle a lu le cahier hier après-midi — son père le lui avait laissé dans une cachette. Je ne vois pas pourquoi elle aurait inventé une histoire pareille. Ça l’imagination.

— “Bon, bon. Eh bien, réjouissez-vous, non ? Et où est passé ce cahier à présent ?

— Voilà, c’est là que ça commence à se compliquer », répliqua Souvorine d’une voix hésitante. C’était tellement dommage d’avoir à gâcher ainsi la joie du vieux. « C’est pour ça que j’avais besoin de vous parler. On dirait qu’elle l’a montré à cet historien, Kelso. Et d’après elle, il l’a emporté avec lui.

— Avec lui ?

— À Arkhangelsk. Il essaie de retrouver la femme qui l’a écrit, cette fameuse Anna Safanova. »

Arseniev tira nerveusement sur son gros cou. « Quand est-il parti ?

— Hier après-midi. Vers quatre ou cinq heures. Elle ne s’en souvient pas exactement.

— Comment ?

— En voiture.

— En voiture ? C’est bon. Vous le rattraperez facilement. Quand vous atterrirez, vous n’aurez plus que quelques heures de retard sur lui. Il est fait comme un rat là-haut.

— Malheureusement, il n’est pas tout seul. Il a un journaliste avec lui. O’Brian. Vous le connaissez ? Le correspondant de la station télé par satellite.

— Ah. » Arseniev avança la lèvre inférieure et se tritura encore un peu plus le cou. Après un silence, il reprit : « Mais, même comme ça, il y a peu de chances que cette femme soit encore en vie. Et si c’est le cas… eh bien, enfin, ce n’est pas une catastrophe. Qu’ils fassent leur petit bouquin et lancent leurs conneries d’infos. Je vois mal Staline confiant à sa bonne un message pour les générations futures. Vous ne croyez pas ?

— En fait, c’est justement ça qui m’inquiète…

— Sa bonne ? Allons, Felix. C’était un Géorgien tout de même, et de la vieille garde. En ce qui concernait le camarade Staline, les femmes n’étaient bonnes qu’à trois choses : faire la cuisine, le ménage et les gosses. Il… (Arseniev s’interrompit.) Oh, non…

— C’est dingue, intervint Souvorine en levant la main. Je le sais. Je n’ai pas arrêté de me répéter que c’était dingue. Mais il était dingue. Et il était géorgien. Réfléchissez. Pourquoi se serait-il donné tant de mal pour sélectionner une fille ? Apparemment, il avait son dossier médical. Et il voulait qu’on vérifie s’il n’y avait pas d’anomalie congénitale. Aussi, pourquoi conserver ce journal dans son coffre ? Et puis il y a davantage, vous voyez…

— Davantage ? » Arseniev ne donnait plus de coups de poing dans le siège avant. Il s’y accrochait pour se soutenir.

« D’après Zinaïda, il y a dans le journal intime de la fille des références à Trofime Lyssenko. Vous savez : “la transmissibilité des caractères acquis” et toutes ces conneries. Ensuite, Staline se répand visiblement sur le fait que ses propres enfants sont tous des incapables et que “l’âme de la Russie se trouve dans le Nord”.

— Arrêtez, Felix. Là c’est trop.

— Et puis il y a Mamantov. Je n’ai jamais compris pourquoi Mamantov a pris un risque pareil, en assassinant Rapava de cette façon. Pourquoi ? C’est ce que j’essayais de vous dire hier : qu’est-ce que Staline aurait bien pu écrire qui puisse avoir le moindre effet sur la Russie près de cinquante ans plus tard ? Mais si Mamantov savait… avait eu vent d’une rumeur, même il y a des années, par des mecs de l’ancien temps, peut-être, à la Loubianka… que Staline avait laissé délibérément un héritier derrière lui…

— Un héritier ?

— … Eh bien, cela expliquerait bien des choses, non ? Pour ça, il prendrait des risques. Regardons les choses en face, Iouri. Mamantov est assez déjanté pour… oh, je ne sais pas, moi… (il essaya de penser à quelque chose de totalement absurde)… pour présenter le fils de Staline aux élections présidentielles ou quelque chose de ce genre. Il dispose du demi-milliard de roubles nécessaire, après tout…

— Attendez une minute, fit Arseniev. Laissez-moi réfléchir. » Il contempla la piste d’aviation et la rangée d’hélicoptères. Souvorine vit un muscle pareil à un hameçon se tordre dans sa mâchoire enveloppée. « Et nous n’avons aucune idée de l’endroit où se trouve Mamantov ?

— Il pourrait être n’importe où.

— Arkhangelsk ?

— C’est une possibilité. Certainement. Si Zinaïda a eu l’idée de trouver Kelso à l’aéroport, pourquoi pas Mamantov ? Il les suivait peut-être depuis vingt-quatre heures. Ce ne sont pas des professionnels ; lui si. Je suis inquiet, Iouri. Ils ne se rendront compte de rien jusqu’à ce qu’il frappe. »

Arseniev grogna.

« Vous avez un téléphone ?

— Naturellement. » Souvorine fouilla dans sa poche et sortit le sien.

« Il est sûr ?

— Censément.

— Vous voulez bien appeler mon bureau pour moi ? »

Souvorine commença à composer le numéro. Arseniev demanda : « Où est la petite Rapava ?

— J’ai demandé à Bounine de la raccompagner chez elle. J’ai fait poster un garde pour la protéger. Elle n’est pas en bonne forme.

— Vous avez vu ça, j’imagine ? » Arseniev tira un exemplaire du dernier numéro d’Aurora de la pochette fixée au dossier devant lui. Souvorine lut la manchette : « LA VIOLENCE EST INÉVITABLE. »

« J’ai entendu ça aux infos.

— Eh bien, vous imaginez comment ça va passer…

— Tenez, dit Souvorine en lui tendant le portable. Ça sonne.

— Sergo ? demanda Arseniev. C’est moi. Ecoute. Tu peux me connecter au bureau du Président… ? C’est ça. Sers-toi du deuxième numéro. » Il pressa la main sur le micro. « Vois feriez mieux d’y aller. Non, attendez. Dites-moi ce dont vous avez besoin. »

Souvorine écarta les mains. Il ne savait par où commencer. « Ce serait bien que la milice, ou quelqu’un à Arkhangelsk, vérifie tous les Safanov ou Safanova pour que ce soit fait quand j’arrive. Ce serait un début. Il me faudrait deux hommes qui m’attendent à l’aéroport. Un moyen de transport. Et un endroit où rester.

— C’est fait. Prenez garde, Felix. J’espère… » Mais Souvorine ne sut jamais ce que le colonel espérait, parce que celui-ci dressa alors un index attentif. « Oui… Oui, je suis prêt. » Il prit sa respiration et afficha un sourire forcé ; s’il l’avait pu, il se serait levé pour saluer. « Bonjour à vous, Boris Nikolaïevitch… »

Souvorine descendit silencieusement de voiture.

La citerne n’était plus collée au petit appareil et l’on était en train d’enrouler le tuyau. Des arcs-en-ciel huileux ornaient les flaques, sous les ailes. De près, le Tupolev cabossé et maculé de rouille semblait encore plus vieux qu’il ne s’y était attendu. Au moins quarante ans. Plus vieux que lui, en fait. Seigneur, quel coucou !

Deux rampants le regardaient sans la moindre curiosité.

« Où est le pilote ? »

L’un des hommes fit un signe de tête en direction de l’avion. Souvorine gravit l’échelle et pénétra dans le fuselage. Il faisait froid à l’intérieur, et cela sentait comme dans un vieux bus qu’on n’avait pas conduit depuis des années. La porte du cockpit était ouverte. Il vit le pilote tripoter nonchalamment quelques boutons. Souvorine baissa la tête et s’avança pour lui toucher l’épaule. Le pilote avait le visage bouffi, avec les yeux ternes, injectés de sang, et l’aspect maladif des gros buveurs. Génial, pensa Souvorine. Ils se serrèrent la main.

« Comment est le temps, à Arkhangelsk ? »

Le pilote se mit à rire. Souvorine sentit l’odeur de l’alcool : et cela ne venait pas seulement de l’haleine du type, mais de sa sueur aussi. « Ça se tente, si vous voulez.


— Vous n’avez pas de navigateur ou je ne sais quoi ?

— Y avait personne dans le coin.

— Super. Formidable. »

Souvorine s’écarta et alla s’asseoir. L’un des moteurs toussa puis démarra en crachant une fumée noire. L’autre suivit. Souvorine remarqua que la Zil d’Arseniev était déjà partie.

Le Tupolev tourna puis se dirigea par à-coups vers la piste. Ils tournèrent encore et le sifflement perçant des rotors s’affaiblit avant de monter, monter, monter. Le vent fouettait la pluie comme du linge sale, en couches horizontales qui cinglaient le béton. Souvorine distingua les troncs minces des bouleaux formant, autour de l’aérodrome, comme une palissade blanche et serrée. Il ferma les yeux — c’était stupide d’avoir peur de l’avion, mais c’était comme ça, et cela avait toujours été — et ils démarrèrent. Ils dévalèrent la piste en cahotant, la pression le collant à son siège, puis il y eut une embardée, et ils avaient décollé.

Il ouvrit les yeux. L’avion s’élevait au-dessus des limites de l’aéroport et virait vers la ville. Il voyait des objets se précipiter dans son champ de vision pour s’en échapper aussitôt, basculant hors de vue — des phares jaunes qui se reflétaient sur la chaussée mouillée, des toits plats et gris, et les taches vert sombre des arbres. Tous ces arbres ! Cela le surprenait toujours. Il pensa à tous ceux qu’il connaissait en bas, Serafima chez eux, dans un appartement qu’ils n’avaient pas les moyens de s’offrir, les garçons à l’école, Arseniev tout tremblant après son coup de fil au Président, et Zinaïda Rapava, tellement silencieuse lorsqu’il l’avait laissée à la morgue…

Ils atteignirent soudain un gros nuage bas, et il ne lui fut plus permis d’entrevoir que deux ou trois images entre des lambeaux de brume de plus en plus dense avant que Moscou ne disparaisse complètement.

CHAPITRE 25

R.J. O’Brian se tenait au coin de la rue, au bout de l’allée qui donnait sur la cour de Varvara Safanova, sa mallette métallique posée par terre, entre ses pieds, sa tête penchée sur la carte.

« Tu crois que ça prendrait combien de temps pour aller là-bas ? Deux heures ? »

Kelso se retourna pour regarder la minuscule maison de bois. La vieille femme était toujours dans l’encadrement de sa porte ouverte, appuyée sur sa canne, les yeux fixés sur eux. Il leva la main pour lui faire un signe d’adieu, et la porte se referma doucement.

« Pour aller où ?

— Chez les Tchijikov, répondit O’Brian. Combien de temps il faudrait d’après toi ?

— Par ce temps ? (Kelso leva les yeux vers le ciel bas.) Tu veux essayer de les trouver maintenant ?

— Il n’y a qu’une seule route. Regarde. Elle a dit que c’était un village, hein ? Donc, si c’est un village, ça se trouvera sur la route. (Il écarta de la main les flocons de neige sur la carte et la tendit à Kelso.) Je dirais deux heures.

— Mais ce n’est pas une route, dit Kelso. C’est une ligne pointillée. C’est une piste. » La ligne partait vers l’est à travers la forêt, suivant la Dvina sur environ quatre-vingts kilomètres, puis remontait au nord et aboutissait nulle part — s’interrompait donc en plein milieu de la taïga au bout de trois cents kilomètres. « Mais regarde donc autour de toi. Ils n’ont même pas goudronné la plupart des rues de la ville. À quoi penses-tu que ça va ressembler, là-bas ? »

Il fourra la carte dans la main de O’Brian et se remit à marcher vers la Toyota. O’Brian le suivit. « Mais on a un 4 x 4, Fluke. On a des chaînes.

— Et si on tombe en panne ?

— On a de quoi bouffer. On a de l’essence pour faire du feu et toute une putain de forêt à brûler. On pourra toujours boire de la neige. Et on a le téléphone satellite. (Il donna une claque sur l’épaule de Kelso.) Tiens, tu vas me dire ce que t’en penses : si t’as peur, tu pourras toujours appeler ta maman. Qu’est-ce que t’en dis ?

— Ma maman est morte.

— Zinaïda, alors. Tu pourras appeler Zinaïda.

— Dis-moi, tu l’as baisée, O’Brian ? Histoire de savoir ?

— Qu’est-ce que ça vient faire dans l’histoire ?

— Je voudrais juste savoir pourquoi elle se méfie de toi. Si elle a raison ou pas. C’est sexuel ou c’est quelque chose de personnel ?

— Oh, oh ! C’était donc ça ? (O’Brian eut un sourire affecté.) Allez, Fluke, tu connais la règle. Un homme du monde ne parle jamais. »

Kelso resserra sa veste et pressa le pas.

« Ce n’est pas la question d’avoir peur.

— Ah bon, vraiment ? »

Ils voyaient la voiture maintenant. Kelso s’arrêta et se retourna pour faire face au journaliste. « Bon, d’accord, je le reconnais. J’ai peur. Et tu sais ce qui me fait le plus peur ? C’est que toi, tu n’as pas peur. C’est ça qui me fout vraiment les jetons.

— Des conneries. C’est pas un peu de neige…

— Oublie la neige. C’est pas la neige qui me dérange. » Kelso jeta un regard sur les maisons délabrées alentour. La scène était tout en brun, gris et blanc. Et silencieuse, comme dans un vieux film muet. « Tu ne piges pas, hein ? fit-il. Tu ne comprends pas. Tu ne connais pas l’histoire, c’est ça ton problème. C’est comme ce nom, “Tchijikov”. Qu’est-ce que ça évoque pour toi ?

— Rien. C’est juste un nom.

— Mais tu n’y es pas, tu vois. “Tchijikov”, c’était l’un des noms d’emprunt de Staline avant la Révolution. Staline s’est fait délivrer un passeport au nom de P.A. Tchijikov en 1911. »

(« Cela ne vous excite-t-il pas, docteur Kelso ? Ne ressentez-vous pas la force du camarade Staline, même depuis sa tombe ? » Mais oui, il était excité. Et il sentait cette force. Il la sentait comme si une main venait de surgir de la neige pour lui toucher l’épaule.)

O’Brian demeura silencieux pendant plusieurs secondes, puis il esquissa un grand geste définitif avec sa mallette métallique. « Bon, tu peux rester ici à communier avec l’histoire, si ça te fait plaisir. Moi, je vais aller la trouver. » Il se remit en marche et se retourna sans s’arrêter. « Bon, tu viens ou pas ? Le train de Moscou part ce soir à huit heures dix. Ou bien tu peux venir avec moi. À toi de choisir. »

Kelso hésita. Il jeta un nouveau coup d’œil sur le ciel menaçant. Cela ne ressemblait à aucune des chutes de neige qu’il avait pu voir en Angleterre ou aux États-Unis. On aurait dit que quelque chose se désintégrait tout là-haut, que quelque chose tombait en lambeaux et s’écrasait autour d’eux.

Choisir ? pensa-t-il. Comment un homme qui n’avait ni visa, ni argent, ni travail, ni livre pouvait-il choisir ? Un homme qui était venu jusqu’ici ? Et à quoi serait revenu ce choix, exactement ?

Lentement, à contrecœur, il reprit sa marche vers la voiture.

* * *

Ils quittèrent la ville en prenant une petite route qui partait vers le nord, et au moins n’eurent-ils pas de contrôle du GAI à franchir.

Il ne devait pas être loin de treize heures, maintenant. La route suivait une voie ferrée désaffectée envahie par les mauvaises herbes et bordée de vieux wagons de marchandises. Au début, tout se passa plutôt bien. En bonne compagnie, cela aurait presque pu être romantique.

Ils doublèrent une charrette aux couleurs vives tirée par un poney, tête baissée dans le vent, et virent bientôt surgir de nouvelles maisons de bois arborant elles aussi des couleurs vives — bleu, vert, rouge — et s’avançant de manière pittoresque au-dessus des marécages sur des jetées en bois. Avec la neige, il était impossible de déterminer où finissait la terre et où commençait l’eau. Bateaux, voitures, hangars, poulaillers et chèvres à la longe se mêlaient en un vaste fatras. La grande usine de pâte à bois elle-même, située de l’autre côté de l’estuaire de la Dvina, sur la rive sud, présentait une sorte de beauté épique avec ses grues et ses cheminées fumantes qui se découpaient contre le ciel de béton.

Puis, abruptement, les maisons disparurent et la Dvina aussi. Au même moment, la surface bien ferme de la piste s’évanouit sous leurs roues, et ils commencèrent à cahoter sur un chemin semé d’ornières. Les conifères et les bouleaux se resserrèrent autour d’eux. En moins d’un quart d’heure, ils auraient aussi bien pu se trouver à mille kilomètres d’Arkhangelsk qu’à quinze. La piste serpentait dans la forêt assourdie. À certains endroits, les arbres s’élançaient vigoureusement vers le ciel. Mais il arrivait que la forêt devienne rachitique et clairsemée, et ils se retrouvaient alors dans un désert de troncs noircis, malades, pareil à un champ de bataille après un bombardement. Ou — curieusement, c’était encore plus déconcertant — ils tombaient soudain sur une petite plantation de hautes antennes radio.

« Des stations d’écoute, expliqua O’Brian, pour espionner l’OTAN. »

Il se mit à chanter : Walking in a Winter Wonderland. Un pays des merveilles hivernal.

Kelso le supporta pendant quelques secondes, puis demanda : « C’est vraiment obligé ? »

O’Brian s’interrompit.

« Sinistre enculé », marmonna-t-il.

La neige tombait toujours régulièrement. Quelques coups de feu occasionnels retentissaient et se répercutaient au loin — des chasseurs en vadrouille —, semant la panique chez les oiseaux qui fuyaient alors en hurlant devant la voiture.

Ils traversèrent plusieurs villages, chacun plus petit et plus délabré que le précédent ; l’un d’eux était affublé d’un baraquement aux murs couverts de graffitis et équipé d’une antenne satellite : fragment d’Arkhangelsk parachuté au milieu de nulle part. Il n’y avait personne en vue sinon deux gamins ahuris et une vieille femme en noir qui leur fit signe de s’arrêter. Voyant que O’Brian ne ralentissait pas, elle agita le poing dans leur direction en les maudissant.

« Sorcière, commenta O’Brian en regardant dans son rétroviseur. Qu’est-ce qui lui prend ? Et puis où sont les mecs ? Ils sont tous saouls ou quoi ? » Il pensait faire une plaisanterie.

« Probablement.

— Non ? Hein ? Pas tous quand même ?

— La plupart, je dirais. Vodka maison. Qu’y a-t-il d’autre à faire ici ?

— Bon Dieu, tu parles d’un pays. »

Au bout d’un moment, O’Brian se remit à chanter, mais tout bas maintenant, et d’une voix moins assurée que précédemment.

« On se balade dans un pays des merveilles hivernal… »

Une heure s’écoula, puis une autre.

Par deux fois, la Dvina réapparut fugitivement et cela, comme le fit remarquer O’Brian, valait son pesant de cacahuètes : les marécages, la vaste étendue d’eau figée et, très loin au-delà, la masse sombre et écrasée des arbres qui cherchaient à s’élancer mais se perdaient aussitôt dans les rafales de neige. C’était un paysage primitif. Kelso imagina sans peine un dinosaure le traversant à pas lents.

D’après la carte, il était difficile de déterminer exactement où ils se trouvaient. Il n’y avait ni habitation, ni le moindre jalon indiqué. Kelso suggéra de s’arrêter au prochain village pour essayer de se repérer.

« Tout ce que tu veux. »

Mais le prochain village tardait à venir. En fait, il ne vint jamais, et Kelso remarqua que la neige était à présent vierge sur la piste : aucun véhicule n’était passé par là depuis au moins des heures. Ils s’enlisèrent pour la première fois — un nid-de-poule dissimulé par la neige — et la Toyota fit un tête-à-queue, ses pneus arrières patinant dans le vide jusqu’à ce qu’ils trouvent une surface solide. La voiture fit une embardée. O’Brian tourna vigoureusement le volant et les remit en piste. Il se mit à rire (« Wouah ! Quel pied ! ») mais Kelso sentit que même lui commençait à perdre de son assurance. Le journaliste ralentit, alluma les phares et s’avança sur son siège, scrutant les tourbillons de neige.

« Plus beaucoup de carburant. Je dirais qu’on a encore un quart d’heure devant nous.

— Et puis ?

— Et puis il faudra soit retourner à Arkhangelsk soit essayer de trouver un endroit où passer la nuit.

— Oh, bien sûr. Tu veux dire un Holiday Inn ?

— Fluke, Fluke…

— Écoute, si on essaie de passer la nuit ici, on risque de finir par y passer l’hiver.

— Oh, allez, ils vont bien finir par envoyer un chasse-neige, non ? Sûrement ? À un moment ?

— À un moment ? » répéta Kelso. Il secoua la tête. Et il y aurait sûrement eu une nouvelle dispute si, juste à ce moment-là, ils n’avaient effectué un virage et aperçu, au-dessus des arbres enneigés, un ruban de fumée.

O’Brian se tenait dans l’encadrement de la portière de la Toyota, appuyé sur le toit pour regarder avec ses jumelles. Il semblait, dit-il, qu’il y avait une sorte de campement à huit cents mètres environ de la piste en suivant un vague sentier.

Il reprit le volant. « Allons jeter un coup d’œil. »

Le sentier formait comme un tunnel sous les arbres, à peine assez large pour livrer le passage à un véhicule, aussi O’Brian conduisait-il très lentement. Les branches les accrochaient, heurtaient le pare-brise, griffaient les ailes de la voiture. Le sentier empira. Ils étaient projetés à droite, puis à gauche. Soudain, Kelso fut précipité vers le pare-brise et ne dut son salut qu’à sa ceinture de sécurité. Le moteur s’emballa désespérément puis cala.

O’Brian remit le contact, passa en marche arrière et appuya doucement sur l’accélérateur. Les roues arrières gémirent dans la neige molle. Il essaya à nouveau, plus vigoureusement. Les roues émirent un hurlement d’animal pris au piège.

« Tu ne veux pas sortir pour voir ce qui se passe, Fluke ? » Il ne parvenait pas à dominer complètement l’accent de panique de sa voix.

Kelso dut déjà lutter pour ouvrir la portière. Il sauta et se retrouva dans la neige jusqu’aux genoux. La voilure s’était enfoncée jusqu’aux essieux.

Il frappa sur la portière arrière et fit signe à O’Brian de couper le moteur.

Il entendait les flocons marteler les arbres dans le silence. Il avait les genoux froids et humides. Il avança avec peine, jambes arquées, dans la profonde dépression, pour arriver au niveau du conducteur, et dut dégager la neige avec ses mains gantées pour parvenir à ouvrir la portière. La Toyota s’inclinait en avant suivant un angle d’au moins vingt degrés. O’Brian s’extirpa de la voiture.

« Qu’est-ce qu’on a touché ? » demanda-t-il. Il passa péniblement devant la Toyota. « Nom de Dieu, on dirait qu’on a creusé une tranchée. Regarde-moi ça. »

On aurait effectivement dit qu’on avait creusé une saignée en travers du sentier. Si l’on avançait de quelques pas, on retrouvait de la neige dure.

« Ils ont peut-être posé un câble ou quelque chose, commenta Kelso, mais un câble de quoi ? » Il plaça ses mains en visière et scruta à travers la neige le groupe de cabanes en bois qui se dressaient environ trois cents mètres plus loin. Elles n’avaient pas l’air branchées sur l’électricité ni sur quoi que ce soit d’autre, d’ailleurs. Il remarqua que la fumée avait disparu.

« Quelqu’un a éteint le feu.

— Faudrait un câble de remorque. » O’Brian gratifia le flanc de la Toyota d’un coup de pied. « Tas de ferraille. »

Il se retint à la voiture pour atteindre le coffre, d’où il tira deux paires de bottes, l’une en caoutchouc vert, l’autre en cuir, à tige haute, production militaire. Il lança les bottes en caoutchouc à Kelso. « Mets ça. Et allons parlementer avec les indigènes. »

Cinq minutes plus tard, capuche relevée, voiture verrouillée et chacun portant une paire de jumelles autour du cou, ils partirent le long du sentier.

Le campement était abandonné depuis au moins deux ans. Les quelques cabanes en bois avaient été mises à sac, et des fragments épars affleuraient sous la neige, plaques de tôle ondulée rouillées, cadres de fenêtre fracassés, planches pourries, un filet de pêche déchiré, des bouteilles, des boîtes de conserve, un canot éventré, des pièces de machines, des sacs de toile crevés et, curieusement, une rangée de sièges de cinéma. Une serre à cadre de bois avec du plastique en guise de vitres avait été renversée sur le côté.

Kelso pénétra en baissant la tête dans l’une des baraques en ruine. Le toit avait disparu et le froid s’était installé. Il y régnait une puanteur de déjections animales.

Dès qu’il en sortit, O’Brian croisa son regard et haussa les épaules.

Kelso regarda vers le bord de la clairière. « Qu’est-ce qu’il y a, par là-bas ? »

Les deux hommes levèrent leurs jumelles et les orientèrent vers ce qui leur apparut être une rangée de croix de bois à demi dissimulées par les arbres, des croix russes, à trois branches, courtes en haut, plus longues au milieu et obliques, de gauche à droite, en bas.

« Oh, mais c’est merveilleux, fit Kelso en essayant de rire. Un cimetière. Il ne manquait plus que ça.

— Allons voir », proposa O’Brian.

Il partit à longues enjambées décidées. Kelso s’efforça de le suivre, mais d’un pas plus hésitant. Vingt ans de scotch et de cigarettes semblaient s’être associés pour manifester dans son cœur et ses poumons réunis. Marcher dans la neige le faisait transpirer. Il avait un point de côté.

Il s’agissait bien d’un cimetière, abrité par les arbres. Kelso, en s’approchant, dénombra six — ou était-ce huit ? — tombes, disposées par deux, chaque couple entouré d’une petite clôture de bois. Les croix étaient de fabrication artisanale, mais soignée, ornées de plaques en émail où figuraient les noms et des photographies sous verre, suivant la coutume russe. A.I. Soumbatov, pouvait-on lire sur la première, 22.1.20–9-9.81. La photo montrait un homme d’âge moyen, en uniforme. Près de lui gisait P.J. Soumbatova, 6.12.26–14.11.92. Elle aussi était en uniforme : femme au visage lourd et aux cheveux séparés par une sévère raie au milieu. Juste à côté, il y avait les Iejov. Puis, à côté des Iejov, venaient les Goloub. C’étaient tous des couples mariés, tous à peu près du même âge et tous en uniforme. T.I. Goloub avait été le premier à mourir, en 1961. Il était impossible de distinguer son visage car la photo avait été grattée.

« Ce doit être ici, déclara tranquillement O’Brian. Pas de doute. C’est ici. Qui sont-ils, tous, Fluke ? Des militaires ?

— Non. (Kelso secoua lentement la tête.) Non, je crois que l’uniforme est celui du NKVD. Et là, regarde. Regarde ça. »

Il y avait deux dernières tombes, les plus éloignées de la clairière, légèrement à l’écart des autres. C’étaient les plus récentes. B.D. Tchijikov (un commandant, à en croire son insigne), 19.2.19–9.3.96. Et, à côté de lui, M.G. Tchijikova, 16.4. 24–16.3. 96. Elle n’avait survécu à son mari qu’une semaine exactement. Sa photo avait elle aussi été mutilée.

Ils restèrent un moment comme en deuil : silencieux, tête baissée.

« Alors il n’y a plus personne, murmura O’Brian.

— Ou une personne.

— Ça m’étonnerait. Impossible. Il y a déjà un moment que cet endroit est abandonné. Merde, lâcha-t-il subitement en donnant un coup de pied dans la neige. Non mais j’y crois pas, après tout ce qu’on a fait. On les a ratés ? »

Les bois étaient très denses à cet endroit, et l’on ne voyait pas à quelques dizaines de mètres.

« Je ferais mieux de filmer ça pendant qu’il fait encore jour, annonça O’Brian. Attends-moi là. Je retourne à la voiture.

— Oh, génial, commenta Kelso. Merci.

— T’as la trouille, Fluke ?

— D’après toi ?

— Hou ! » fit O’Brian. Il leva les bras et agita les doigts au-dessus de sa tête.

« Tu me fais une seule blague, O’Brian, et je te tue, l’avertit Kelso.

— Oh ! Oh ! Oh ! ricana O’Brian en se dirigeant vers le sentier. Oh ! Oh ! Oh ! » Il disparut derrière les arbres. Kelso entendit son rire stupide pendant encore quelques secondes, puis ce fut le silence, seulement le bruissement de la neige et le sifflement de sa propre respiration.

Mon Dieu, le travail était carrément mâché. Il suffisait de regarder les dates : elles étaient une histoire à elles seules. Il retourna à la première tombe, retira ses gants et sortit son calepin. Puis il mit un genou en terre et entreprit de décrire les croix en détail.

On avait envoyé toute une troupe de gardes du corps dans cette forêt plus de quarante ans auparavant pour protéger un bébé solitaire, et tous avaient poursuivi leur tâche, étaient restés à leur poste, par loyauté, par habitude ou par peur, jusqu’à ce qu’ils tombent morts, les uns après les autres. Ils évoquaient ces soldats japonais qui étaient restés cachés dans la jungle, sans savoir que la guerre était finie.

Il se demanda jusqu’où Mikhaïl Safanov avait réussi à aller, au printemps 1953, puis il écarta soigneusement ce genre de pensées. Mieux valait ne pas y réfléchir, pas maintenant, pas ici.

Il était malaisé de tenir le crayon entre ses doigts glacés, et difficile d’écrire sur la page balayée par les flocons de neige. Kelso alla pourtant jusqu’à la dernière croix.

Il écrivit :

« B.D. Tchijikov. Air dur, visage brutal peau sombre. Géorgien ? Mort à soixante-dix-sept ans… »

Il se demanda à quoi avaient ressemblé les camarades Goloub et Tchijikova, qui avait pu effacer ainsi leur visage, et pourquoi. Il se dégageait de ces silhouettes sans traits quelque chose d’infiniment sinistre. Il se surprit à écrire : « Auraient-ils été victimes de purges ? »

Oh, mais que foutait donc O’Brian ?

Il avait mal au dos. Les genoux trempés. Il se redressa, et une nouvelle idée lui traversa l’esprit. Il écarta une fois de plus la neige de sa feuille et mouilla le bout de son crayon.

« Les tombes sont entretenues, écrivit-il, les mauvaises herbes arrachées. Si cet endroit était abandonné, comme les baraques, ne serait-il pas envahi par les herbes folles ? »

« O’Brian ? appela-t-il. R.J. ? »

La neige assourdit son cri.

Il rangea son calepin et sortit rapidement du cimetière en remettant ses gants. Le vent soufflait devant lui sur les baraques abandonnées, soulevant ici et là des rafales de neige comme un coin de rideau.

Kelso entreprit de traverser l’espace découvert en suivant les grandes empreintes de O’Brian et arriva à l’entrée du sentier. Les traces de pas allaient bien dans la direction de la Toyota. Il porta les jumelles à ses yeux et fit la mise au point. La voiture immobilisée remplit son champ de vision, si figée et lointaine qu’elle lui parut irréelle. Il n’y avait aucun signe de vie alentour.

Curieux.

Sans abaisser les jumelles, il pivota très lentement sur lui-même, observant un tour complet à 360 degrés. La forêt. Des murs écroulés et une épave. La forêt. Des tombes. La forêt, le sentier. La Toyota. La forêt à nouveau.

Il baissa les jumelles, le front soucieux, et reprit sa marche vers la voiture, suivant toujours les traces du journaliste. Il lui fallut quelques minutes pour y arriver. Personne n’avait repris ce chemin en sens inverse, cela au moins était évident : il y avait bien deux paires de traces qui menaient à la clairière et une seule qui retournait à la voiture. Il s’approcha de la Toyota et allongea le pas pour mettre les pieds dans les traces de son compagnon plus grand et pouvoir reconstituer ainsi tous ses mouvements : voilà, par là… et… par là…

Kelso s’arrêta, bras tendus, vacillant. L’Américain était indubitablement passé par ici, avait fait le tour de la Toyota, avait sorti sa mallette métallique du coffre — il voyait bien qu’elle n’y était plus —, puis semblait avoir été distrait par quelque chose, parce que, au lieu de retourner vers le campement, ses pas s’écartaient brusquement vers la droite, formant un angle droit par rapport au véhicule, et s’enfonçaient directement dans la forêt.

Il appela O’Brian, doucement d’abord. Puis, pris d’un spasme de panique, il arrondit les mains de part et d’autre de sa bouche et se mit à hurler son nom.

Et toujours cet effet assourdi, comme si les arbres aspiraient ses mots. Il s’avança prudemment.

Oh, mais qu’il détestait donc la forêt. Il détestait jusqu’aux bois qui entouraient Oxford, avec leurs puits, si poétiques, de lumière poussiéreuse, leur végétation moussue et la façon impromptue dont les choses vous volaient soudain à la figure ou s’éloignaient dans un bruissement d’ailes ! Les branches qui vous fouettaient le visage… Pardon, pardon… Oh oui, qu’on lui donne de l’espace découvert. Qu’on lui donne une montagne. Qu’on lui donne une falaise. Qu’on lui donne la mer étincelante !

« R.J. ? » Quel nom stupide à hurler, mais il le hurla plus fort encore tout de même. « R.J. ! »

Il n’y avait plus d’empreintes visibles. Le sol était accidenté. Il sentait l’odeur de pourriture d’un marais quelque part, aussi fétide qu’une haleine de chien, et il faisait sombre aussi. Il pensa qu’il fallait faire attention, qu’il fallait continuer à garder la piste exactement dans son dos, parce que s’il allait trop loin, s’il perdait ses repères et finissait par trop s’éloigner de la voiture, il ne lui resterait plus qu’à se coucher dans la neige et l’obscurité pour se laisser geler.

Il y eut soudain un grand bruit sur sa gauche, puis une succession de petits craquements, pareils à des échos. Cela faisait d’abord penser à quelqu’un en train de courir, mais il s’aperçut que ce n’était qu’une masse de neige qui se décrochait d’une branche et s’effondrait sur le sol.

Il mit ses mains en porte-voix.

« R.J. !… »

Puis il perçut un son humain. Un gémissement peut-être ? Un sanglot ?

Il s’efforça de localiser l’endroit d’où cela venait. Puis il l’entendit à nouveau. Plus près et derrière lui à présent, semblait-il. Il passa entre deux arbres très serrés et pénétra dans une minuscule clairière, où il découvrit la mallette de O’Brian qui gisait, ouverte, sur le sol, et, juste derrière, O’Brian lui-même, qui se balançait la tête en bas, suspendu par le pied gauche à une corde graisseuse, ses doigts effleurant à peine la surface de la neige.

CHAPITRE 26

La corde était fixée à la cime d’un haut plant de bouleau, plié pratiquement en deux par le poids de O’Brian. Le journaliste gémissait. Il était à peine conscient.

Kelso s’agenouilla près de sa tête. En le voyant, O’Brian se mit à s’agiter faiblement. Il ne semblait pas capable de former une phrase.

« Tout va bien », le rassura Kelso. Il s’efforçait de paraître calme. « Ne t’en fais pas. Je vais te descendre de là. »

Le descendre de là. Kelso ôta ses gants. Le descendre de là, mais avec quoi ? Il avait bien un couteau pour tailler son crayon, mais il était resté dans la voiture. Il tâta ses poches et y trouva son briquet. Il l’alluma et montra la flamme à O’Brian.

« On va te sortir de là. Regarde. Ça va aller. »

Il se redressa et leva les bras pour saisir O’Brian par les chevilles. Une boucle de corde fine s’était profondément incrustée dans le cuir de sa botte. Kelso dut s’accrocher de tout son poids afin d’abaisser suffisamment son compagnon pour pouvoir appliquer la flamme sur la corde tendue, juste au-dessus de la semelle. O’Brian avait les épaules dans la neige maintenant.

« Jalafu, répétait-il. Jalafu. »

La corde était mouillée. Une éternité sembla s’écouler avant que le briquet produise le moindre effet Kelso dut s’interrompre pour le secouer. La flamme virait déjà au bleu et faiblissait quand les premiers brins commencèrent à se consumer. Heureusement, sous la tension, ils cédèrent rapidement. Le dernier filament se rompit et le bouleau fouetta brusquement l’air. Kelso s’efforça de soutenir les jambes de sa main libre, mais n’y parvint pas, et O’Brian s’écrasa lourdement dans la neige.

Le journaliste chercha désespérément à s’asseoir, parvint à se hisser sur les coudes, mais retomba en arrière. Il marmonnait toujours quelque chose. Kelso s’agenouilla près de lui.

« Tout va bien. Tu n’as rien. On va te sortir de là.

— Jalafu.

— Ja la fu ? »

Je l’ai vu.

« Vu qui ? Tu as vu qui ?

— Oh merde ! Putain de merde !

— Tu peux plier la jambe ? Elle n’est pas cassée ? »

Kelso se traîna sur les genoux jusqu’aux pieds de l’Américain et essaya de s’attaquer avec les ongles au nœud coulant incrusté dans sa botte.

« Fluke… » O’Brian tendait le bras, agitant désespérément les doigts. « Tu veux bien me tirer ? »

Kelso prit la main et tira jusqu’à ce que O’Brian soit complètement assis. Puis il passa le bras autour du torse massif du journaliste et l’aida à se mettre debout. O’Brian s’appuyait lourdement sur Kelso tout en essayant de faire porter le maximum de son poids sur sa jambe droite.

« Tu peux marcher ?

— Pas sûr. Je crois. » Il esquissa quelques pas incertains. « Donne-moi une minute. »

Il resta un moment immobile, tournant le dos à Kelso, fixant les arbres des yeux. Lorsqu’il parut respirer plus régulièrement, Kelso demanda : « Tu as vu qui ? »

« Je l’ai vu lui », répondit O’Brian en se retournant.

Il avait à présent un regard affolé et craintif pour scruter les bois, derrière la tête de Kelso. « J’ai vu le type. Je l’ai vu qui me regardait, planqué derrière les arbres, à côté de la voiture. Bon Dieu. J’ai eu une de ces trouilles.

— Qu’est-ce que tu veux dire ? Quel type ?

— J’ai fait un pas vers lui, mains en l’air, ami-ami, homme-blanc-qui-vient-en-paix, et hop là ! il avait disparu. Je veux dire qu’il s’est vraiment volatilisé. Je ne l’ai plus bien revu après ça. Mais je l’ai entendu, et je l’ai comme qui dirait entrevu à un moment, qui se déplaçait à toute vitesse dans la forêt, un peu plus loin, vers la droite. Genre mal dégrossi, une carrure de footballeur américain, mais court sur pattes. Et rapide. Une rapidité incroyable. On aurait dit qu’il se déplaçait comme un singe. Et puis tout ce que je sais, c’est que je me suis retrouvé la tête en bas.

« Il m’a conduit là, Fluke, tu te rends compte de ça, hein ? Il m’a conduit tout droit sur ce putain de piège. Et il est sûrement là-dedans, en train de nous observer. »

Il récupérait rapidement, la peur lui redonnant des forces.

Il fit quelques pas vacillants et eut une grimace dès qu’il essaya de poser son pied gauche fermement sur le sol. Mais il pouvait le bouger et c’était déjà ça. Il n’était pas cassé, cela au moins était acquis.

« Faut qu’on se tire. Il faut qu’on se tire d’ici. » Il se pencha et ferma les loquets de sa mallette.

Kelso n’avait pas besoin de se le faire dire deux fois. Cependant, il conseilla d’avancer prudemment Il fallait réfléchir. Ils étaient déjà tombés dans deux de ses pièges, un sur le sentier et un ici, et qui pouvait savoir combien d’autres avaient été posés. Avec toute cette neige, c’était impossible de voir quoi que ce soit.

« Peut-être, proposa Kelso, qu’on devrait essayer de suivre mes empreintes… »

Mais la neige qui tombait dru commençait déjà à les effacer.

« Qui il est, Fluke ? chuchota O’Brian tandis qu’ils retournaient sous le couvert des arbres. Enfin, je veux dire : Qu’est-ce qu’il est ? Et de quoi il a peur comme ça ? »

Il est le fils de son père, pensa Kelso, voilà ce qu’il est. C’est un psychopathe paranoïaque de quarante-cinq ans, en admettant que ça puisse être possible.

« Oh non, souffla O’Brian. Qu’est-ce que c’était ? »

Kelso s’immobilisa.

Il ne s’agissait pas d’une nouvelle avalanche de neige tombée d’un arbre, cela était certain. Cela durait beaucoup trop longtemps. Un bruissement sourd, continu, quelque part devant eux.

« C’est lui, fit O’Brian. Il recommence à se déplacer. Il veut nous entraîner quelque part. » Le bruit s’arrêta brusquement pendant qu’ils écoutaient, immobiles. « Qu’est-ce qu’il fait maintenant ?

— Il nous observe, j’imagine. »

Kelso plissa une fois encore les yeux pour fouiller la pénombre, mais en vain. Des sous-bois trop denses, de grandes zones obscures trouées çà et là par des torrents de neige… il ne pouvait se raccrocher à rien tant cet endroit ne ressemblait à rien de ce qu’il connaissait. Il transpirait maintenant, malgré le froid, et il sentait ses poils se hérisser.

C’est alors que le hurlement retentit, une plainte assourdissante, inhumaine. Il fallut à Kelso plusieurs secondes pour comprendre que c’était l’alarme de la voiture.

Alors il y eut deux coups de feux successifs, une pause, puis un troisième.

Et enfin le silence.

Kelso ne parvint pas à se rappeler par la suite combien de temps ils étaient restés ainsi. Il se souvint seulement de la terreur paralysante : d’une soudaine impossibilité de penser ou d’agir due à la certitude qu’il n’y avait rien à faire. Il — qui qu’il fut — savait où ils étaient. Il avait tiré sur leur voiture. Il avait piégé la forêt. Il pourrait les avoir quand il le voudrait ou il pouvait les abandonner à leur sort. Ils ne pouvaient compter sur aucune aide extérieure. Il était devenu le maître absolu. Invisible. Omniprésent. Omnipotent. Dingue.

Au bout d’un moment, ils se risquèrent à un conciliabule chuchoté. Le téléphone, s’inquiétait O’Brian. Que feraient-ils s’il avait abîmé le téléphone Inmarsat ? C’était leur seul espoir, et il se trouvait à l’arrière de la Toyota.

Peut-être qu’il ne savait pas à quoi ressemblait un téléphone satellite, avança Kelso. Peut-être qu’ils feraient mieux de rester là jusqu’à la nuit, puis d’essayer d’aller le récupérer…

Soudain, O’Brian lui saisit le coude avec force.

Un visage les observait à travers les arbres.

Kelso ne le remarqua pas tout de suite tant il se tenait parfaitement immobile, d’une immobilité si surnaturelle, si parfaite, qu’il fallut un moment à son esprit pour le repérer, pour séparer ses composantes des formes de la forêt puis pour les réassembler et décréter l’ensemble humain.

Des yeux sombres et impassibles qui ne cillaient pas. Des sourcils noirs et arqués. Une chevelure noire et hirsute retombant sur un front tanné. Une barbe.

Il y avait également une capuche faite de fourrure animale brune.

L’apparition toussa. Elle grogna.

« Camarades », articula-t-elle. La voix était rauque et le mot traînait en longueur, comme une bande enregistrée qui défile trop lentement.

Kelso sentit ses cheveux se dresser sur son crâne.

« Oh, bon Dieu, souffla O’Brian. Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu… »

Il y eut une nouvelle quinte de toux, et un raclement de glaires. Un jet de salive jaunâtre fusa dans le sous-bois. « Camarades, je suis un personnage grossier. Je ne peux pas le nier. Et je n’ai pas beaucoup fréquenté les hommes. Mais voilà. Alors ? Vous voulez que je vous tue. Oui ? »

Il sortit à découvert juste devant eux, avec vivacité, précision, faisant à peine remuer une brindille. Il était vêtu d’un grand pardessus de l’armée, rapiécé, effiloché au-dessus des genoux et resserré par une corde en guise de ceinture, et d’une paire de bottes de cavalerie dans lesquelles rentrait un pantalon bouffant. Il avait des mains immenses, et ne portait pas de gants. Dans l’une d’elles, il tenait un vieux fusil. Dans l’autre, la serviette contenant le cahier d’Anna Safanova et les papiers.

Kelso sentit l’étreinte de O’Brian s’intensifier sur son bras.

« Est-ce que c’est bien le livre ? Oui ? Et les documents le prouvent ? » La silhouette se pencha vers eux, faisant rouler sa tête d’un côté, puis de l’autre, les examinant avec intensité. « C’est donc vous, hein ? Est-ce que c’est vraiment vous ? »

Il se rapprocha, les scrutant de ses yeux sombres, et Kelso perçut l’odeur épouvantable que dégageait son corps, une odeur aigre de vieille sueur.

« Ou peut-être que vous êtes des traîtres ? »

Il recula d’un pas et leva rapidement son arme, visant depuis la ceinture, le doigt posé sur la détente.

« Non, c’est bien nous », s’empressa d’assurer Kelso.

L’homme, étonné, haussa un sourcil. « Impérialistes ?

— Je suis un camarade anglais. L’autre camarade, ici, est américain.

— Bien, bien ! L’Angleterre et l’Amérique ! Et Engels était juif ! » Il se mit à rire, montrant ses dents noires, et cracha. « Mais vous ne m’avez demandé aucune preuve. Pourquoi ça ?

— Nous vous faisons confiance.

— “Nous vous faisons confiance.” (Il se remit à rire.) Impérialistes ! Toujours des paroles sucrées. Des paroles sucrées, et puis ils vous tuent pour un kopeck, pour un kopeck ! Si c’était vraiment vous, vous demanderiez des preuves.

— Nous demandons des preuves.

— J’ai la preuve », répliqua-t-il avec un air de défi. Il dévisagea alternativement les deux intrus puis abaissa son fusil, fit demi-tour et se mit à marcher vers les arbres.

« Et maintenant ? chuchota O’Brian.

— Dieu seul le sait.

— On ne peut pas lui piquer son flingue ? À deux contre un ? »

Kelso le dévisagea avec stupéfaction. « N’y pense même pas.

— Putain, c’est vrai qu’il est rapide, hein ? Et complètement barjo. » O’Brian ricana nerveusement. « Regarde-le. Mais qu’est-ce qu’il fait maintenant ? »

Mais il ne faisait rien du tout. Il se tenait simplement debout, impassible, à la lisière des bois. Il attendait.

Ils n’avaient guère d’autre choix que de le suivre, ce qui était malaisé étant donné la vitesse avec laquelle il se déplaçait, le terrain accidenté et la jambe blessée de O’Brian. Kelso portait la mallette contenant la caméra. Une ou deux fois, ils crurent l’avoir perdu, mais jamais très longtemps. Il avait dû s’arrêter pour leur permettre de regagner du terrain.

Quelques minutes plus tard, ils retrouvèrent le sentier, mais un peu plus loin, à peu près à mi-chemin entre la Toyota abandonnée et le campement désert.

Il ne ralentit pas. Il traversa le sentier enneigé et s’enfonça dans les bois, de l’autre côté.

En voyant qu’ils quittaient la lumière grisâtre pour pénétrer à nouveau dans l’ombre, Kelso craignit que cela n’augurât rien de bon. Subrepticement, sans ralentir le pas, il plongea la main dans sa poche, arracha une page de son calepin jaune pour la rouler en boule et la laisser tomber à terre. Il recommença son manège tous les cinquante mètres environ. C’était le Petit Poucet, comme quand il était môme… seulement maintenant, il était grand et ce n’était plus un jeu.

« Bien vu », haleta O’Brian derrière lui.

Ils émergèrent dans une petite clairière au centre de laquelle se dressait une cabane en bois. Il l’avait construite avec soin, et récemment, à en juger par son aspect, en pillant du matériel dans le vieux campement. Kelso ne découvrit jamais pourquoi il avait fait cela. Peut-être l’autre lieu était-il trop peuplé de fantômes. Ou peut-être voulait-il un endroit plus isolé, plus facile à défendre. Kelso crut entendre un bruit d’eau courante, et il supposa qu’ils devaient se trouver non loin de la Dvina.

La cabane était constituée de ces grosses planches grises familières, avec une petite fenêtre et une porte assez basse installée à un mètre du sol et à laquelle on accédait par quatre marches. En bas de celles-ci, il prit une branche et l’enfonça dans la neige. Il y eut un petit jet blanc lorsque quelque chose se détendit et claqua. Il retira la branche. Un gros piège à loup s’accrochait à son extrémité, les dents de métal rouillé profondément plantées dans le bois.

Il le posa soigneusement de côté, gravit les marches jusqu’à la porte, ouvrit le cadenas et entra. Après un bref regard échangé avec O’Brian, Kelso le suivit, baissant la tête pour franchir l’entrée basse et pénétrer dans l’unique petite pièce. Il faisait froid et sombre, et la folie lui parut presque palpable ; il respira cette démence solitaire, aussi nette et aigre que l’odeur de la chair sale. Il porta la main à la bouche. Il entendit O’Brian se retenir de respirer derrière lui.

Leur hôte venait d’allumer une lampe à pétrole. Les crânes blanchis d’un ours et d’un loup luisaient dans l’ombre. Il posa le cahier sur la table, à côté d’une assiette encore à moitié pleine de poisson noir et hérissé d’arêtes, posa une cuvette métallique remplie d’eau sur la plaque du fourneau et se pencha pour rallumer le feu dans le vieux poêle froid, tout en gardant le fusil toujours à portée de main.

Kelso l’imagina une heure plus tôt : il avait dû percevoir le bruit lointain de leur voiture qui arrivait sur la piste, avait abandonné son repas et s’était emparé de son fusil avant de s’enfoncer dans la forêt, ayant éteint son poêle et mis en place son piège…

Il n’y avait pas de lit, juste un matelas mince, qui perdait sa garniture et qu’on avait roulé et maintenu par une corde. Un vieux transistor de fabrication soviétique, gros comme une valise, trônait entre le matelas et un antique gramophone au pavillon de cuivre terni.

Le Russe défit les courroies de la serviette et sortit le cahier. Il l’ouvrit à la photo de la jeune gymnaste défilant sur la place Rouge et la leur montra : voilà, vous voyez ? Ils hochèrent la tête. Il posa le cahier sur la table. Puis il tira sur une lanière de cuir graisseuse qui pendait à son cou et s’enfouissait dans les plis fétides de ses vêtements, jusqu’à ce qu’il finisse par en extraire un petit morceau de plastique transparent. Il le tendit à Kelso. L’objet gardait encore la chaleur de son corps. Il s’agissait de la même photo, mais pliée très petit afin de ne laisser paraître que le visage d’Anna Safanova.

« C’est bien vous, dit-il. Je suis celui que vous cherchez. Et maintenant : la preuve. »

Il baisa le médaillon de fortune et le glissa à nouveau contre sa poitrine. Puis il tira de la ceinture de sou pardessus un poignard court, à lame large et manche de cuir. Il le tourna pour leur montrer le fil aiguisé de la lame et sourit de toutes ses dents. Puis il repoussa d’un coup de pied le bout de tapis, se laissa tomber à genoux et tira sur une trappe grossièrement aménagée dans le plancher.

Il plongea le bras dedans et en extirpa une grosse valise fatiguée.

Il présenta ses reliques comme un prêtre, disposant avec révérence chaque objet sur la grossière table de bois comme si c’était un autel.

Les textes sacrés vinrent en premier : les treize volumes des œuvres complètes et pensées de Staline, la Sotchinenié publiée à Moscou après la guerre. Il montra la page de titre de chaque livre à Kelso, puis à O’Brian. Ils portaient tous la même dédicace : « Au futur I.V. Staline », et tous avaient été de toute évidence lus et relus à l’infini. Certains tomes avaient le dos dépenaillé ou déchiré. Les pages semblaient avoir doublé de volume en raison des signets et des cornes multiples.

Ensuite vint l’uniforme, chaque partie soigneusement enveloppée de papier de soie jauni. Une tunique grise, repassée, ornée d’épaulettes rouges. Un pantalon noir, repassé lui aussi. Un pardessus. Une paire de bottes de cuir noir, rutilant comme de l’anthracite poli. Un képi de maréchal. Une étoile d’or dans un boîtier de cuir rouge portant un marteau et une faucille en relief. Kelso y reconnut l’ordre du Héros de l’Union soviétique.

Enfin vinrent les souvenirs. Une photographie (dans un sous-verre à cadre de bois) de Staline, debout derrière un bureau : dédiée, comme les livres, « Au futur I.V. Staline ». Une pipe Dunhill. Une enveloppe contenant une mèche de vigoureux cheveux gris. Enfin, toute une pile de vieux disques 78 tours, épais comme des assiettes et encore rangés dans leurs pochettes en papier d’origine : « Mère, les champs sont poussiéreux », « Je t’attends », « Rossignol de la taïga », « I.V. Staline : discours du Premier congrès pan-soviétique des Travailleurs de choc en fermes collectives, du 19 février 1933 », « I.V. Staline : rapport du Dix-huitième Congrès du Parti communiste d’Union soviétique du 10 mars 1939 »…

Kelso semblait paralysé. Il ne pouvait parler. Ce fut O’Brian qui réagit le premier. Il regarda le Russe, toucha sa propre poitrine, montra la table et obtint en retour un signe d’approbation. Il tendit alors la main pour prendre le sous-verre. Kelso comprit où il voulait en venir : la ressemblance était effectivement frappante. Pas exacte, bien sûr — nul n’était jamais le portrait à l’identique de son père —, mais il ne faisait aucun doute qu’il y avait là quelque chose, et ce en dépit de la barbe et des cheveux en bataille du fils. Dans le regard peut-être, ou la structure osseuse, ou même dans l’expression du visage : une sorte de mobilité pesante, comme une ombre génétique qui dépassait de loin l’art du meilleur acteur.

Le Russe adressa un nouveau sourire à O’Brian. Il désigna le couteau et montra le portrait, puis fit signe de se couper la barbe. Oui ?

Pendant un instant, Kelso ne fut pas sûr de très bien comprendre, mais O’Brian comprit, lui. O’Brian comprit tout de suite.

Oui. Il hocha vigoureusement la tête. Oh oui. Oui, je vous en prie.

Le Russe faucha aussitôt une grande touffe de poils noirs qu’il leur présenta avec une joie enfantine. Il répéta ensuite ce même geste, encore et encore, et il y avait quelque chose de choquant dans la façon dont il s’y prenait, dans la manière routinière avec laquelle il maniait cette lame aiguisée comme un rasoir, par ici, par là, sous la gorge, sans prêter attention à la mutilation qu’il s’infligeait. Il n’y a rien, songea Kelso avec un éclair de certitude, il n’y a aucun acte de violence dont cet homme ne soit capable. Le Russe passa la main derrière la tête, rassembla ses cheveux en queue-de-cheval et les coupa aussi près de la racine que possible. Alors il traversa la cabane en deux enjambées, ouvrit la lucarne du fourneau et jeta la masse de poils et de cheveux sur les bûches où ils s’enflammèrent brièvement avant de se réduire en poussière et fumée.

« Nom de Dieu », murmura Kelso. Il regarda, incrédule, O’Brian ouvrir la mallette de sa caméra. « Oh, non. Pas ça. Tu n’y penses pas sérieusement.

— Mais si.

— Mais il est fou.

— Comme la moitié des gens qu’on passe à la télé. » O’Brian introduisit une nouvelle cassette sur le côté de la caméra et sourit en l’entendant s’enclencher. « On tourne. »

Derrière lui, le Russe se tenait la tête penchée au-dessus de la cuvette d’eau chaude qui fumait sur le poêle. Il s’était déshabillé, ne gardant sur lui qu’un maillot de corps jaune sale, et savonné la figure. Le grattement de la lame sur sa peau fit frémir Kjelso.

« Regarde-le, dit l’historien. Il ne sait sûrement même pas ce qu’est la télévision.

— Ça ne me gêne pas.

— Seigneur. » Kelso ferma les yeux.

Le Russe se tourna vers eux en s’essuyant sur sa chemise. Il avait le visage tout tacheté, couvert de perles de sang, mais il avait conservé une grosse moustache, aussi noire et luisante que des ailes de corbeau, et la transformation était saisissante. C’était le Staline des années 1920 : Staline dans la force de l’âge, une puissance animale. Qu’avait prédit Lénine, déjà ? « Ce Géorgien va nous servir un ragoût épicé. »

Il fourra ses cheveux sous le képi de maréchal, puis il enfila la tunique. Un peu ample au niveau de la poitrine peut-être, sinon elle lui allait comme un gant. Il la boutonna puis arpenta la pièce une ou deux fois, saluant modestement l’assemblée, d’un geste impérial de la main droite.

Il prit ensuite un volume des Œuvres complètes, l’ouvrit au hasard et le tendit à Kelso.

Puis il sourit, leva un doigt, toussa dans sa main » s’éclaircit la gorge et prit la parole. Et il se révéla parfait. Kelso s’en rendit compte instantanément. Il ne connaissait pas simplement les mots par cœur. C’était mieux que ça. Il devait avoir étudié les enregistrements heure après heure, année après année, depuis l’enfance. Il avait la diction familière, à la fois plate et impitoyable, la pulsation brutale et incantatoire. Il avait l’expression du sarcasme pesant, l’humour noir, la puissance, la haine.

« Ce ramassis d’espions, de meurtriers et de naufrageurs qu’étaient les Trotski-Boukharine, commença-t-il lentement, qui s’aplatissaient devant l’étranger, qui étaient possédés par l’instinct servile de ramper devant tous les gros bonnets étrangers et se montraient prêts à les servir en tant qu’espions (sa voix commençait à monter), cette poignée de gens qui n’ont pas compris que le plus humble des citoyens soviétiques, libéré des chaînes du capital, domine de la tête et des épaules n’importe quel gros bonnet étranger bien placé dont le cou porte encore la marque de l’esclavagisme capitaliste… (il criait à présent)… qui a besoin de cette bande misérable d’esclaves vénaux, de quelle valeur peuvent-ils être pour le peuple, et qui peuvent-ils démoraliser ? »

Il les foudroya du regard, les mettant tous au défi, Kelso avec le livre ouvert, O’Brian avec sa caméra collée contre son œil, la table, le poêle, les crânes, d’oser lui répondre.

Il se redressa, projetant son menton en avant.

« En 1937, Toukhatchevski, Iakir, Ouborievitch et autres ennemis furent condamnés à être fusillés. L’élection du Soviet Suprême de l’URSS se tint juste après. Et à ces élections, 98,6 % des votes allèrent au pouvoir soviétique !

« Début 1938, Rosengoltz, Rykov, Boukharine et autres ennemis furent condamnés à être fusillés. Les élections des Soviets de l’Union des Républiques se tinrent peu après. À ces élections, 99,4 % des votes allèrent au pouvoir soviétique ! Où sont les symptômes de la démoralisation, nous aimerions bien le savoir ? » Il posa le poing sur son cœur.

« Telle fut la fin peu glorieuse des opposants à la ligne du Parti, qui finirent en ennemis du peuple ! »

« Tonnerre d’applaudissements, lut Kelso. Tous les délégués se lèvent et encensent l’orateur. On crie : “Hourra au camarade Staline !”, “Longue vie au camarade Staline !”, “Hourra au Comité central de notre Parti !” »

Le Russe se balança au rythme des applaudissements de la foule des fantômes. Il entendait les cris, le martèlement des pieds, les vivats. Il hocha modestement la tête. Il sourit. Il les applaudit à son tour. Le tumulte imaginaire résonna dans la cabane exiguë et roula dans la clairière enneigée pour fendre le silence des arbres.

CHAPITRE 27

L’avion de Felix Souvorine troua le plafond de nuages bas et vira à tribord, suivant la côte de la mer Blanche.

Une tache de rouille apparut dans le désert de neige, puis s’étendit. Souvorine commença à repérer des détails. Des grues abandonnées, des ateliers de construction de sous-marins vides, des hangars de chantiers délabrés… Il devait s’agir de Severodvinsk, la grande décharge nucléaire de Brejnev, sur la côte d’Arkhangelsk, là où, dans les années soixante-dix, on avait construit les grands sous-marins qui devaient mettre les impérialistes à genoux.

Il la contempla tout en remettant sa ceinture. Des revendeurs de la Mafia avaient fureté par ici, un an auparavant, pour essayer d’acheter une tête nucléaire pour les Irakiens. Il se souvenait parfaitement de l’affaire. Des Tchétchènes en pleine taïga ! Incroyable ! Pourtant ils finiraient bien par y arriver, un jour. Il y avait trop de matériel superflu, trop peu de surveillance, trop d’argent en jeu. La loi de l’offre et de la demande finirait par coller avec la loi des moyennes, et ils obtiendraient quelque chose, un jour ou l’autre.

Les volets frémirent au bord des ailes. Il y eut un crissement de câbles. Ils descendirent encore, faisant des embardées et de brusques chutes dans la tempête de neige.

Severodvinsk s’éloigna. Souvorine distinguait des ronds gris d’eau gelée, des marécages plats et vides, des arbres couronnés de blanc et encore des arbres, à l’infini. Qu’est-ce qui pouvait vivre là-dessous ? Rien, sûrement ? En tout cas personne. Ils atteignaient les confins de la terre.

Le vieux coucou poursuivit sa course pendant encore une dizaine de minutes, cinquante mètres à peine au-dessus de la forêt, puis Souvorine aperçut enfin, devant eux, des lignes de lumière dans la neige.

C’étaient celles d’un aérodrome militaire, abrité par les arbres, avec un chasse-neige posté en bordure de piste. Celle-ci venait visiblement d’être dégagée, mais une mince pellicule blanche commençait déjà à se reformer. Ils s’approchèrent en rase-mottes, pour repérer les lieux, puis prirent de l’altitude, faisant vrombir le moteur, pour virer et entamer l’approche finale. Souvorine eut une vision fugitive d’Arkhangelsk — des tours sombres et des cheminées crasseuses dans le lointain — puis il sentit l’avion toucher et rebondir par deux fois sur la piste avant de se poser en tournant, les hélices soulevant des tempêtes de neige miniatures.

Lorsque le pilote coupa le moteur, Souvorine découvrit une qualité de silence qu’il n’avait jamais connue jusqu’alors. À Moscou, il y avait toujours du bruit quelque part, même au cœur de la nuit : un peu de circulation, une dispute chez des voisins. Mais pas ici. Ici, le silence était absolu, et Souvorine détesta cela. Il se prit à parler juste pour le combler.

« Bon travail, lança-t-il au pilote. On y est quand même arrivés.

— Oh, c’est rien. Au fait, il y a un message de Moscou pour vous. Il faut que vous appeliez le colonel avant de partir. Ça vous dit quelque chose ?

— Avant de partir ?

— C’est ça. »

Avant de partir où ?

Il n’y avait pas assez de place pour se tenir debout ; Souvorine dut s’accroupir. Il aperçut, garés près d’un vaste hangar, toute une rangée de biplans au camouflage arctique.

La porte du fond de l’appareil s’ouvrit soudain. La température chuta d’au moins cinq degrés. Des flocons de neige s’engouffrèrent dans le fuselage. Souvorine attrapa son attaché-case et sauta d’un bond sur la piste. Un technicien en chapka lui montra un hangar. La grosse porte coulissante était ouverte d’un quart. Dans l’ombre, à côté d’une paire de jeeps, un comité d’accueil attendait, s’abritant de la neige : trois hommes en uniforme du MVD, armés de fusils d’assaut AK-74, un type de la milice et, très curieusement, une vieille dame en épais vêtements masculins, courbée comme un vautour, appuyée sur une canne.

Souvorine devina aussitôt qu’il s’était passé quelque chose et que cela n’avait rien de réjouissant. Il le sut dès qu’il eut tendu la main au soldat le plus gradé du ministère de l’Intérieur — un jeune type au cou de taureau et à la bouche maussade, le commandant Kretov — et reçu pour toute réponse un salut juste assez nonchalant pour paraître une insulte. Quant aux deux hommes de Kretov, ils ne prirent même pas la peine de remarquer son arrivée. Ils étaient bien trop occupés à décharger un petit arsenal de l’arrière d’une des jeeps : des chargeurs pour leurs AK-74, des pistolets, des fusées éclairantes et même un vieux RP-46, un de ces gros fusils-mitrailleurs avec ses boîtes de bandes chargeurs et son bipied métallique.

« Vous vous préparez à quoi, ici, commandant ? demanda Souvorine en faisant un effort pour paraître aimable. Une petite guerre, ou quoi ?

— On discutera de ça en route.

— Je préférerais qu’on en discute maintenant. »

Kretov hésita. Il aurait de toute évidence volontiers envoyé paître Souvorine, mais ils avaient le même grade et il n’avait pas encore pu évaluer ce civil de l’armée aux coûteux vêtements occidentaux. « Bon, rapidement alors. » Il claqua des doigts avec irritation en direction du jeune milicien dégingandé. « Dites-lui ce qui s’est passé.

— Et vous êtes ? » s’enquit Souvorine.

Le milicien se mit au garde-à-vous. « Lieutenant Korf, mon commandant.

— Alors, Korf ? »

Le lieutenant fit son rapport rapidement, nerveusement.

Peu après midi, le quartier général de la milice de Moscou avait signalé à ses pairs d’Arkhangelsk que deux étrangers se trouvaient sûrement dans les alentours de la ville, cherchant très certainement à prendre contact avec une ou des personnes répondant au nom de Safanov ou Safanova. Il s’était chargé lui-même de l’enquête. Un seul citoyen répondant à ce critère avait été trouvé : le témoin Varvara Safanova (il désigna la vieille femme) que l’on avait emmenée moins de quatre-vingt-dix minutes après réception du télex de Moscou. Elle avait confirmé que deux étrangers étaient passés la voir, puis étaient repartis, à peine une heure plus tôt.

Souvorine adressa un sourire rassurant à Varvara Safanova. « Et qu’avez-vous pu leur dire, camarade Safanova ? »

Elle contempla le sol.

« Elle leur a dit que sa fille était morte, intervint Kretov avec impatience. Morte en couches il y a quarante-cinq ans après avoir eu son lardon. Un garçon. On peut y aller maintenant ? Je lui ai déjà fait cracher tout ça. »

Un garçon, pensa Souvorine. Il ne pouvait s’agir que d’un garçon. Une fille n’aurait guère compté. Mais un garçon. Un héritier…

« Et ce garçon vit ?

— Elle dit qu’il a grandi dans la forêt, comme un loup. »

Souvorine se détourna à contrecœur de la vieille femme silencieuse pour regarder le commandant : « Et Kelso et O’Brian sont partis dans la forêt à la recherche de ce “loup”, je suppose ?

— Ils ont environ trois heures d’avance sur nous. » Kretov avait déplié une carte à grande échelle sur le capot de la jeep la plus proche. « Voici la route, dit-il. Il n’y a pas d’autre voie d’accès et ils sont obligés de revenir par le chemin qu’ils ont pris à l’aller. Mais la neige va les coincer là-haut. Ne vous en faites pas. On les aura avant la tombée de la nuit.

— Et comment on fait pour y aller ? On peut avoir un hélicoptère ? »

Kretov adressa une œillade à l’un de ses hommes. « Je crains que le commandant ne soit de Moscou et n’ait pas suffisamment étudié notre terrain. La taïga n’est pas très bien pourvue en aires d’atterrissage pour hélicoptères. »

Souvorine fit un effort sur lui-même pour rester calme. « Comment fait-on pour y aller, alors ?

— En chasse-neige, répondit Kretov, comme si c’était évident. On peut tenir à quatre dans la cabine, ou trois si vous préférez ne pas mouiller vos jolis souliers. »

Une fois encore, et avec peine, Souvorine parvint à se maîtriser. « Bon, quel est le plan, alors ? On leur dégage un chemin pour qu’ils puissent rentrer en ville derrière nous, c’est ça ?

— Si cela s’avère nécessaire.

— Si cela s’avère nécessaire », répéta Souvorine, lentement. Il commençait à comprendre, maintenant Il plongea son regard dans les yeux froids et gris du commandant, puis examina les deux hommes du MVD qui avaient fini de décharger la jeep. « Mais qu’est-ce que vous foutez par ici, les mecs. Des escadrons de la mort, c’est ça. On se fait sa petite Amérique du Sud dans la neige ? »

Kretov commença à replier sa carte. « Il faut qu’on parte immédiatement.

— Il faut que j’appelle Moscou.

— On a déjà appelé Moscou.

— Il faut que j’appelle Moscou, commandant, et si jamais vous essayez de partir sans moi, je vous assure que vous passerez les quelques années à venir à construire des aires d’atterrissage pour hélicoptères.

— Cela m’étonnerait.

— Si l’on doit en arriver à une épreuve de force entre le SVR et le MVD, ne perdez pas de vue ceci : c’est le SVR qui gagne à tous les coups. » Souvorine se tourna vers Varvara Safanova et lui adressa un petit salut. « Je vous remercie de votre aide. » Puis il se tourna vers Korf, qui observait toute la scène avec des yeux ronds. « Reconduisez-la chez elle, je vous prie. Vous avez fait du bon travail.

— Je leur ai dit, s’exclama soudain la vieille femme. Je leur ai dit qu’il n’en sortirait rien de bon.

— Vous n’avez peut-être pas tort, concéda Souvorine. C’est bon, lieutenant. Allez-y. Et maintenant, dit-il à Kretov, où est ce putain de téléphone ? »

* * *

O’Brian avait insisté pour tourner encore une vingtaine de minutes. Par le langage des signes, il avait persuadé le Russe de ranger toutes ses reliques pour les sortir à nouveau, en montrant chaque objet à la caméra et en expliquant de quoi il s’agissait. (« Son livre. » « Son portrait. » « Ses cheveux. » Chaque relique dûment embrassée avant d’être disposée sur l’autel.)

Puis O’Brian lui fit comprendre qu’il voulait le voir assis derrière la table, fumant sa pipe et lisant le journal d’Anna Safanova. (« Rappelle-toi les paroles historiques de Staline à Gorki : “Il incombe à l’État prolétaire de produire les ingénieurs de l’âme humaine”… »)

« Super, fit O’Brian en tournant autour de lui avec sa caméra. Génial. Tu ne trouves pas ça génial, Fluke ?

— Non, répliqua Kelso. C’est jamais que du cirque.

— Pose-lui une ou deux questions, Fluke.

— Certainement pas.

— Vas-y. Juste deux. Demande-lui ce qu’il pense de la nouvelle Russie.

— Non.

— Deux petites questions et on s’en va. Promis. »

Kelso hésita. Le Russe le dévisagea en se frottant la moustache avec le tuyau de sa pipe. Il avait les dents jaunes et pleines de chicots. Le dessous de sa moustache était humide de salive.

« Mon collègue voudrait savoir si vous avez entendu parler des grands changements qui sont intervenus en Russie, et ce que vous en pensez », demanda enfin Kelso.

Le Russe demeura un moment silencieux. Puis il se détourna de Kelso et se concentra directement sur l’objectif.

« L’une des caractéristiques de l’ancienne Russie, commença-t-il, ce sont les défaites répétées qu’elle a endurées. Tous la battaient parce que c’était un pays arriéré. On la battait parce qu’il était avantageux de le faire et que cela pouvait se faire en toute impunité. Telle est la loi des exploiteurs : battre les arriérés et les faibles. C’est la loi de la jungle du capitalisme. Si vous êtes arriéré, si vous êtes faible, alors vous avez tort ; on peut donc vous battre et vous réduire en esclavage. »

Il s’appuya contre le dossier de sa chaise, les yeux mi-clos, tirant sur sa pipe. O’Brian, caméra au poing, se tenait juste derrière Kelso, et ce dernier sentit sa main se poser sur son épaule pour le presser de poser une autre question.

« Je ne comprends pas, fit Kelso. Que voulez-vous dire ? Que la nouvelle Russie connaît la défaite et l’esclavage ? Mais la plupart des gens diraient certainement le contraire : que même si la vie est dure, ils jouissent au moins de la liberté maintenant ? »

Un sourire lent, directement adressé à la caméra. Le Russe retira sa pipe de la bouche et se pencha en avant pour en tapoter la poitrine de Kelso.

« Tout cela est très bien. Mais, malheureusement, la liberté seule ne suffit pas, loin de là. Quand il y a pénurie de pain, pénurie de beurre et de graisse, pénurie de tissu, quand les conditions de logement sont mauvaises, la liberté ne vous mène pas très loin. Il est très difficile, camarades, de vivre seulement de liberté. »

O’Brian chuchota : « Qu’est-ce qu’il dit ? Est-ce que ça se tient ou pas ?

— D’une certaine façon, ça se tient. Mais c’est étrange. »

O’Brian persuada Kelso de poser encore deux questions, chacune suscitant le même genre de réponses figées, puis, lorsque Kelso refusa de continuer à traduire, il insista pour aller filmer le Russe dehors.

Kelso les observa un instant par la petite fenêtre malpropre : O’Brian traçait une marque dans la neige puis marchait vers la cabane et revenait en désignant la ligne, essayant de faire comprendre au Russe ce qu’il attendait de lui. Kelso avait l’impression que le Russe n’avait attendu qu’eux. « C’est donc vous, hein ? avait-il demandé. Est-ce que c’est vraiment vous… »

« C’est bien le livre… »

Il avait visiblement reçu une instruction idéologique — le terme d’endoctrinement eût mieux convenu. Il savait lire. Il semblait avoir été élevé dans l’attente de sa destinée : la certitude messianique qu’un jour des étrangers apparaîtraient dans la forêt, porteurs d’un livre, et que, même s’ils étaient des impérialistes, ce seraient eux

Le Russe paraissait de fort bonne humeur. Il approcha son index de son œil puis l’agita en direction de la caméra, il rit, se baissa et confectionna une boule de neige qu’il lança malicieusement sur le dos de O’Brian.

Homo sovieticus, pensa Kelso, en personne.

Il essaya de se remémorer quelque chose, un passage de la biographie de Volkogonov qui citait Sverdlov, ancien compagnon d’exil de Staline en 1914. Staline refusait de s’associer aux autres bolcheviks, et cela avait frappé Sverdlov. Il était là : inconnu à près de quarante ans, sans avoir jamais travaillé de sa vie, sans compétences, sans profession, et pourtant il partait toujours chasser et pêcher tout seul, et « donnait l’impression qu’il attendait que quelque chose se produise ».

La chasse. La pêche. Lattente.

Kelso se détourna de la fenêtre et remit rapidement le cahier dans la serviette, qu’il fourra sous sa veste. Il jeta un nouveau regard par la fenêtre puis s’approcha de la table et chercha parmi les Œuvres complètes.

Il ne lui fallut que deux minutes pour trouver ce qu’il cherchait : deux pages cornées dans deux tomes différents, deux passages lourdement soulignés au crayon noir. C’était bien ce qu’il pensait : la première réponse du Russe était une citation, mot pour mot, d’un discours de Staline — prononcé, pour être précis, à la Conférence pan-soviétique des Dirigeants de l’Industrie socialiste, le 4 février 1931 —, alors que la seconde était tirée d’une allocution adressée à trois mille stakhanovistes, le 17 novembre 1935.

Le fils reprenait les paroles du père.

Il entendit le bruit des bottes de Staline sur les marches de bois et replaça précipitamment les livres.

* * *

Souvorine suivit l’un des agents du MVD hors du hangar puis de l’autre côté de la piste, vers une construction basse voisine de la tour de contrôle. Le vent traversait son manteau. La neige mouillait le dessus de ses chaussures. Il était gelé lorsqu’ils atteignirent le bureau. Un jeune caporal leva vers eux un regard morne lorsqu’ils entrèrent. Souvorine commençait à en avoir plus qu’assez de ce trou pourri, de cette ville d’arriérés qu’on appelait Arkhangelsk. Il claqua la porte derrière lui.

« On ne vous a pas appris à saluer quand vous voyez entrer un supérieur, bordel ? »

Le caporal se leva si brusquement qu’il renversa sa chaise.

« Donnez-moi une ligne pour Moscou. Tout de suite. Et puis allez m’attendre dehors. Sortez tous les deux. »

Souvorine ne composa son numéro que lorsqu’ils furent sortis. Il redressa la chaise et s’assit lourdement. Un journal pornographique allemand était ouvert à la place qu’avait occupée le caporal, et un pied voilé d’un bas jaillissait de sous une pile de carnets de vol. Il entendit une sonnerie retentir faiblement. La ligne était encombrée de parasites.

« Sergo ? C’est Souvorine. Passez-moi le chef. »

La voix d’Arseniev se fit entendre un instant plus tard. « Felix, écoutez-moi. (La voix était tendue.) Il y a un moment que j’essaie de vous joindre. Vous savez ce qui s’est passé ?

— Je sais.

— Incroyable ! Vous leur avez parlé ! Vous êtes rapide.

— Oui, je leur ai parlé, et je vous demande ce que c’est que ce cirque, mon colonel. » Souvorine devait se boucher l’autre oreille avec l’index et hurler dans le combiné. « Qu’est-ce qui se passe ? J’atterris en plein bled, et là, quand je regarde par la fenêtre, je vois trois truands en train de bourrer un chasse-neige avec assez de matériel pour tenir tête à tout un bataillon de l’OTAN…

— Felix, l’interrompit Arseniev, nous n’y pouvons rien.

— Comment ça, nous n’y pouvons rien ? C’est le MVD qui nous donne des ordres, maintenant ?

— Ils ne sont pas du MVD, répondit tranquillement Arséniév. Ils font partie des Forces spéciales et portent l’uniforme du MVD.

— Spetsnaz ? » Souvorine porta la main à sa tête. Spetsnaz. Commandos. Groupe Alpha. Des tueurs.

« Qui a pris la décision de les lâcher ? »

Comme s’il ne le savait pas.

« Devinez, répondit Arseniev.

— Son Excellence était-elle ivre, comme d’habitude ? Où était-ce lors d’un rare interlude de sobriété ?

— Vous vous oubliez, commandant ! » La voix d’Arseniev se faisait coupante.

Le gros moteur diesel du chasse-neige se mit à rugir. Les coups d’accélérateur firent vibrer les doubles vitres, étouffant parfois brièvement la voix d’Arseniev. De grands phares jaunes s’allumèrent et balayèrent la neige puis se mirent à avancer pesamment sur la piste, en direction de Souvorine.

« Alors, quels sont mes ordres, exactement ?

— Agir comme vous le jugerez bon, en utilisant toutes les forces nécessaires.

— Toutes les forces nécessaires pour obtenir quoi ?

— Ce que vous jugerez souhaitable.

— C’est-à-dire ?

— Que c’est à vous de décider. Je vous fais confiance, commandant. Je vous accorde toute liberté d’action sur… »

Oh, ça c’était un vrai roublard, non ? Le plus rusé de tous. L’instinct de survie chevillé au corps. Souvorine s’emporta.

« Alors, on est censés en tuer combien, colonel ? Un homme, c’est ça ? Deux ? Trois ? »

Arseniev fut choqué. Il tombait de toute évidence des nues. Si jamais l’enregistrement de leur conversation devait être entendu — ce qui serait le cas dès le lendemain —, son trouble serait évident pour tous. « Personne n’a jamais parlé de tuer qui que ce soit, commandant ! Quelqu’un a-t-il jamais dit une chose pareille ? L’ai-je fait ?

— Non, vous n’avez rien dit », rétorqua Souvorine, trouvant en lui des réserves de sarcasme et d’amertume qu’il ne se connaissait pas. « Donc, de toute évidence, je serai seul responsable de tout ce qui arrivera. Mes supérieurs ne m’auront donné aucune consigne. Et j’imagine qu’il en va de même pour l’exemplaire commandant Kretov ! »

Arseniev commença à dire quelque chose, mais sa voix se perdit dans le rugissement du moteur qu’on emballait à nouveau. Le chasse-neige se trouvait tout près de la fenêtre maintenant. Sa lame montait et retombait comme une guillotine. Souvorine vit Kretov aux commandes, qui se passait un doigt en travers de la gorge. L’avertisseur retentit. Souvorine leur adressa un geste d’impatience et leur tourna le dos.

« Répétez, colonel. »

Mais la ligne avait été coupée, et tous ses efforts pour la récupérer échouèrent.

Et c’est ce son que Souvorine garda ensuite dans les oreilles, alors qu’il se tenait assis, coincé sur le strapontin du chasse-neige qui tressautait à travers bois : le bourdonnement froid et implacable d’un numéro impossible à joindre.

CHAPITRE 28

La neige tombait moins dru et il faisait beaucoup plus froid ; la température avait dû chuter à -3 °C ou -4 °C. Kelso remonta sa capuche et marcha aussi vite qu’il put vers l’extrémité de la clairière. Devant lui, sous les arbres, ses boulettes de papier jaune s’épanouissaient tous les cinquante mètres sur la neige, telles des fleurs hivernales.

Il n’avait pas été facile de sortir de la cabane. Lorsqu’il avait annoncé qu’ils avaient besoin de retourner à la voiture (« Juste pour récupérer du matériel, camarade », s’était-il empressé d’ajouter), le Russe l’avait examiné d’un air tellement soupçonneux qu’il avait failli renoncer. Mais il avait réussi à soutenir son regard et, après un dernier coup d’œil inquisiteur, avait eu droit à un petit signe d’assentiment. Mais même après cela, O’Brian avait continué à traîner (« Tu sais, on pourrait prendre encore quelques images… ») jusqu’à ce que Kelso le saisisse sans ménagement par le coude et l’entraîne vers la porte. Le Russe les avait regardés partir, en tirant sur sa pipe.

Kelso entendait O’Brian trébucher derrière lui, le souffle court, mais il ne s’arrêta pour l’attendre que lorsqu’ils furent hors de vue de la cabane.

O’Brian demanda : « Tu as le cahier ? »

Kelso tapota le devant de sa veste. « Là.

— Oh, bien joué », commenta l’Américain. Il exécuta une petite danse victorieuse dans la neige. « Bon Dieu, quel reportage, pas vrai ? C’est le coup du siècle !

— Le coup du siècle », répéta Kelso. Mais il n’avait qu’une envie : s’éloigner. Il reprit sa marche, plus pressé que jamais, les jambes douloureuses à force de s’enfoncer dans la neige.

Ils atteignirent le sentier et découvrirent la Toyota une centaine de mètres plus loin, couverte d’une couche blanche et mouillée de trois bons centimètres, plus épaisse même à l’arrière qui se trouvait face au vent. Ils s’aperçurent en approchant que la neige commençait à se cristalliser en glace. La voiture penchait toujours vers l’avant, les pneus arrière touchant à peine la neige, et il leur fallut un moment pour repérer les dommages. Le Russe avait tiré trois balles. L’une avait pulvérisé le verrou du coffre. Une autre avait ouvert la portière côté conducteur. Une troisième avait traversé le capot du moteur, sans doute pour faire taire l’alarme.

« Quel fils de pute ! se lamenta O’Brian en contemplant les vilains trous. Une bagnole à quarante mille dollars… »

Il se glissa derrière le volant, mit la clé de contact et tourna. Rien. Pas même un déclic.

« Pas étonnant qu’il nous ait laissés revenir ici, commenta tranquillement Kelso. Il savait que nous n’irions nulle part. »

O’Brian avait repris une expression soucieuse. Il parvint à s’extraire de son siège et s’enfonça dans la neige pour gagner péniblement le coffre. Il souleva alors le hayon et laissa échapper un soupir de soulagement, son souffle formant une petite colonne de buée dans l’air glacé.

« Bon, Dieu merci, on dirait qu’il n’a pas abîmé l’Inmarsat. C’est déjà quelque chose. » Il regarda autour de lui en fronçant les sourcils.

« Quoi maintenant ? demanda Kelso.

— Les arbres, marmonna O’Brian.

— Les arbres ?

— Ouais. Le satellite ne se trouve pas exactement au-dessus de nous, tu te rappelles ? Il est au-dessus de l’Equateur. Ici, c’est le Grand Nord, alors il faut qu’on incline l’antenne sur un angle très bas pour envoyer le signal. Et les arbres, eh bien, s’ils sont trop près, eh bien… ils bouchent un peu le passage, quoi. » Il se tourna vers Kelso, et celui-ci se retint pour ne pas lui sauter dessus : pour ne pas effacer définitivement le sourire nerveux et embarrassé de cette grosse figure séduisante et stupide. « On va avoir besoin d’espace, Fluke. Désolé.

— D’espace ? »

Oui, d’espace. Ils allaient devoir retourner à la clairière.

O’Brian insista pour qu’ils prennent avec eux le reste de l’équipement. N’était-ce pas après tout ce que Kelso avait annoncé au Russe qu’ils allaient faire ? Ils ne voulaient surtout pas lui donner des soupçons, si ? Et puis O’Brian n’était certainement pas prêt à abandonner pour cent mille dollars de matériel électronique dans une Toyota bousillée au milieu de nulle part. Il n’était pas question de perdre tout cela de vue.

Ils rebroussèrent donc péniblement chemin, O’Brian devant avec l’Inmarsat, la plus grosse des valises et la batterie de la Toyota enveloppée dans une feuille de plastique noir et coincée sous son bras. Kelso portait, lui, le boîtier de la caméra et la machine de traitement de texte, et faisait de son mieux pour ne pas rester en arrière, mais il avait du mal. Ses bras le tiraient. La neige semblait l’aspirer. Bientôt, O’Brian s’enfonça dans les bois et disparut complètement alors que Kelso dut s’arrêter pour faire passer cette saloperie de traitement de texte d’une main dans l’autre. Il transpirait et jurait. En revenant à travers les arbres, il trébucha sur une racine dissimulée par la neige et tomba à genoux.

Lorsqu’il atteignit la clairière, O’Brian avait déjà branché son antenne satellite sur la batterie et s’efforçait de l’orienter dans la bonne direction. La trajectoire de l’antenne pointait directement sur la cime enneigée de certains conifères éloignés d’une cinquantaine de mètres, et l’Américain était courbé au-dessus, la mâchoire serrée par l’inquiétude, une boussole dans une main tandis que de l’autre il appuyait sur des touches. La neige s’était pratiquement interrompue, et l’air glacé semblait prendre une teinte bleutée. Derrière lui, se dessinant contre l’ombre des arbres, se dressait la cabane de bois gris, d’une immobilité absolue, apparemment déserte si l’on faisait abstraction du ruban de fumée qui s’élevait de son étroite cheminée métallique.

Kelso laissa tomber sa charge et se plia en avant, mains sur les genoux, pour essayer de retrouver son souffle.

« Quelque chose ? demanda-t-il.

— Rien. »

Kelso grogna.

C’est jamais que du cirque…

« Si ce truc ne marche pas, commenta-t-il, on est ici pour un moment. On va rester coincés ici jusqu’au mois d’avril sans rien d’autre à faire que d’écouter des extraits des Œuvres complètes de Staline. »

C’était une perspective tellement terrifiante qu’il se mit à rire, imité, pour la deuxième fois de la journée, par O’Brian.

« Putain de merde, lâcha-t-il enfin, ce qu’on ne ferait pas pour la gloire. »

Mais il ne rit pas longtemps, et la machine continua de se taire.

Et c’est dans ce silence que, trente secondes plus tard, Kelso crut à nouveau entendre un léger bruit d’eau. « La Dvina, je crois… »

Il était difficile de le distinguer du bruissement du vent dans les arbres. Mais c’était plus continu que le bruit du vent, plus profond aussi, et cela semblait provenir de derrière la cabane.

« On va voir », décréta O’Brian. Il défit les pinces-crocodile des pôles de la batterie et entreprit de rouler rapidement le câble. « C’est logique, quand on y réfléchit. Ce doit être comme ça qu’il se déplace. En bateau. »

Kelso reprit ses deux valises, mais O’Brian l’arrêta.

« Fais attention, Fluke.

— Quoi ?

— Les pièges. Tu te souviens ? Il en a mis partout dans ce bois. »

Kelso se figea, les yeux rivés au sol, ne sachant plus que faire. Il revoyait le jet de neige, le claquement des dents de métal. Mais il se dit aussi qu’il ne servait à rien de s’inquiéter de ça, de la même façon qu’ils ne pourraient éviter de passer devant la porte de la cabane. Il attendit que O’Brian eût terminé de ranger l’Inmarsat, puis ils se mirent en marche ensemble, avançant à pas lourds.

Kelso sentait la présence du Russe partout maintenant : à la fenêtre de sa petite cabane, dans l’espace ménagé en dessous, derrière la pile de bûches dressée contre le mur du fond, dans le gros tonneau à eau humide et couvert de mousse, et dans l’obscurité des arbres tout proches. Il imaginait le fusil pointé sur son dos et prenait affreusement conscience de la fragilité de son épiderme, de sa vulnérabilité de bébé.

Ils atteignirent l’orée de la clairière et suivirent le périmètre de la forêt. Des sous-bois denses. Des troncs pourris, renversés. De gros champignons blancs évoquant d’étranges visages fondus. Et, de temps en temps, au loin, un gros craquement indiquant que le vent avait tourné et faisait dégringoler des masses de neige gelée. Il était bien difficile de voir quoi que ce soit au-delà de sa propre main. Ils ne parvenaient pas à trouver de sentier. Il n’y avait rien d’autre à faire que de s’enfoncer entre les arbres.

O’Brian passa le premier et eut la tâche la plus difficile avec ses deux grosses valises et la batterie, obligé de tordre son corps massif de côté pour se faufiler le long de gouffres étroits, passant tantôt par la droite, tantôt par la gauche, plongeant abruptement, sans une main libre pour se protéger le visage des branches basses. Kelso essaya de suivre ses traces. Il ne lui fallut guère plus d’une dizaine de pas pour prendre conscience que la forêt se refermait sur eux comme une porte massive.

Ils trébuchèrent pendant quelques minutes dans la pénombre. Kelso aurait voulu s’arrêter pour faire passer la machine à traitement de texte dans l’autre main, mais il n’osait pas perdre de vue le dos de son compagnon, et bientôt, il ne pensait plus à rien d’autre qu’à la douleur dans son épaule gauche et à l’acidité qui lui rongeait les poumons. Des filets de sueur et de neige mêlées lui coulaient dans les yeux, brouillaient sa vision ; il essayait de lever un bras pour s’essuyer le front avec sa manche humide quand O’Brian poussa un cri et tituba en avant.

Et soudain — ce fut un peu comme de passer à travers un mur —, les arbres s’écartèrent et ils se retrouvèrent en pleine lumière, debout au bord d’une rive pentue qui s’enfonçait dans un courant tumultueux d’eau gris jaune et large d’au moins quatre cents mètres.

C’était un spectacle impressionnant, une œuvre divine, assurément, et les deux hommes, un peu comme s’ils venaient de découvrir une cathédrale en pleine jungle, demeurèrent un moment silencieux. Puis O’Brian posa ses valises, sa batterie, et sortit sa boussole. Il la montra à Kelso. Ils se trouvaient sur la rive nord de la Dvina, et étaient orientés presque exactement plein sud.

Dix mètres plus bas, à une centaine de mètres sur la gauche, un petit bateau avait été remonté au sec et abrité sous une bâche vert sombre. Il semblait bien qu’on l’avait rangé là pour l’hiver, ce qui, songe Kelso, paraissait assez logique étant donné que la glace commençait déjà à s’étendre au bord de l’eau, en une plaque d’une dizaine, voire d’une quinzaine de mètres qui paraissait s’élargir alors même qu’il la regardait.

Une même bande bordait l’autre rive, puis la ligne sombre des arbres reprenait possession des lieux. Kelso leva ses jumelles et inspecta le paysage pour essayer d’y trouver des traces d’habitation, mais il n’en vit aucune. Il n’y avait qu’une nature sombre et inhospitalière. Une forêt désertique.

Il abaissa ses jumelles. « Tu vas appeler qui ?

— L’Amérique. Et puis je leur dirai d’appeler le bureau de Moscou. » O’Brian avait déjà ouvert le boîtier de l’Inmarsat et assemblait la parabole. Il avait ôté ses gants et, dans le froid intense, ses mains semblaient à vif. « Quand la nuit va-t-elle tomber ? »

Kelso consulta sa montre. « Il est près de cinq heures, maintenant, dit-il. Peut-être dans une heure.

— Okay, soyons réalistes. Même si la batterie arrive à faire marcher ce truc, que j’obtiens les États-Unis et qu’ils nous envoient des secours… on est coincés ici pour la nuit. À moins d’entreprendre quelque chose de radical.

— C’est-à-dire ?

— On prend le bateau.

— Tu lui piquerais son bateau ?

— Je l’emprunterais, sans problème. » Il s’accroupit et sortit la batterie de son emballage, évitant soigneusement le regard de Kelso. « Oh, allez, me regarde pas comme ça. Où est le mal ? Il n’en aura pas besoin avant le printemps, de toute façon… pas si ta température continue de chuter comme ça. Ce fleuve sera gelé dans moins de deux jours. Et puis il a bousillé notre voiture, non ? Alors on va se servir de son bateau. C’est normal.

— Et tu sais faire marcher un bateau ?

Je sais faire marcher un bateau. Je sais faire marcher une caméra. Je sais faire des images qui volent dans les airs ; je suis Superman, mec. Mais oui, je sais piloter un bateau. On y va.

— Et lui ? Tu crois qu’il va rester là, bras croisés, pendant qu’on lui pique sa barque ? Qu’il nous fera au revoir, sur la rive ? » Kelso tourna la tête vers le chemin qu’ils avaient pris pour venir. « Tu te rends compte qu’il est probablement en train de nous observer ?

— D’accord. Alors tu vas l’occuper pendant que je prépare tout.

— Ah, merci bien, s’exclama Kelso. Vraiment, je te remercie, c’est trop sympa.

— Au moins, moi, j’essaie d’avoir des idées. Qu’est-ce que tu proposes ? »

Kelso dut reconnaître qu’il marquait un point.

Il hésita, puis braqua ses jumelles sur le bateau.

C’était donc ainsi que le Russe survivait, par ce moyen qu’il faisait d’occasionnelles incursions dans la civilisation. C’est avec ce bateau qu’il allait se procurer du pétrole pour sa lampe, du tabac pour sa pipe, des munitions pour ses armes, des piles pour sa radio. Avec quoi les achetait-il ? Faisait-il du troc avec les bêtes qu’il tirait ou prenait au piège ? Ou bien le campement monté dans les années cinquante recélait-il un trésor — l’or du NKVD — sur lequel ils avaient tous vécu depuis lors ?

Le bateau était dissimulé dans un petit creux, protégé du fleuve par un rideau d’arbres bas. On ne pouvait donc le voir depuis le fleuve. C’était une robuste embarcation, qui pouvait transporter, au besoin, quatre personnes. Elle était dressée sur la quille, maintenue par des rondins à bâbord et à tribord. Une protubérance à la poupe suggérait un moteur hors-bord. Si c’était le cas, et si O’Brian parvenait à le faire marcher, ils pourraient être à Arkhangelsk en deux heures — probablement moins avec le courant rapide et l’embouchure du fleuve qui allait en se rétrécissant.

Il pensa aux croix dans le cimetière, aux dates, aux visages effacés.

Il ne semblait pas que beaucoup de gens eussent jamais pu quitter cet endroit.

Cela valait la peine d’essayer.

« D’accord, concéda-t-il à contrecœur. On n’a qu’à le tenter.

— Voilà qui est raisonnable. »

Il repartit donc dans les bois, laissant O’Brian orienter son antenne par-delà la Dvina. Il n’était pas allé bien loin lorsqu’il perçut le son aigu et réconfortant de l’Inmarsat captant enfin son satellite.

* * *

Le chasse-neige avançait vite maintenant, à environ 60 km/h sur la piste, projetant un grand arc blanc qui partait s’écraser de chaque côté, sur les arbres. Kretov conduisait. Ses hommes s’entassaient contre lui, leurs armes sur les genoux. Souvorine s’accrochait aux supports métalliques du strapontin, à l’arrière de la cabine, le canon du RP46 lui rentrant dans la cuisse, les vibrations et les émanations de diesel le rendant nauséeux. Il s’émerveilla de ce que tant de complexité eût soudain envahi sa vie, et médita nerveusement le bien-fondé du vieux proverbe russe : « Nous naissons dans un champ dégagé et mourons dans une forêt obscure. »

Il avait eu tout loisir de réfléchir dans la mesure où aucun de ses trois compagnons ne lui avait adressé la parole depuis qu’ils avaient quitté l’aérodrome. Ils se passaient des chewing-gum et des cigarettes TU-144, et discutaient à voix basse, de sorte qu’il ne pouvait rien entendre avec le vacarme du moteur. Un trio qui se connaissait bien, pensa Souvorine : de toute évidence une association qui avait une histoire. Quelle avait été leur dernière affectation ? Grozny, peut-être, Pour apporter la paix de Moscou aux rebelles tchétehènes ? (« Les tireurs terroristes sont tous morts sur place… ») Auquel cas cette affaire n’était pour eux qu’une vraie partie de plaisir. Un pique-nique dans les bois. Et qui leur donnait des ordres ? « Devinez… »

Blague signée Arseniev.

Il faisait chaud dans la cabine. L’unique essuie-glace effaçait les empreintes de neige avec une régularité soporifique. Il essaya de s’écarter de la mitrailleuse.

Serafima le tannait depuis des mois pour qu’il quitte son service et commence à gagner de l’argent. Son père connaissait quelqu’un à la direction d’un gros consortium privatisé spécialisé dans l’énergie (eh bien, disons simplement, mon cher Felix, que — comment dire ? — certaines faveurs sont encore dues). Et ça rapporterait combien, papa, exactement ? Dix fois son salaire officiel avec dix fois moins de travail. Qu’ils aillent tous se faire voir, à Iassenevo. Il était peut-être temps.

Une grosse voix masculine se mit à cracher dans la radio. Souvorine se pencha en avant. Il n’arrivait pas à comprendre exactement ce qu’elle disait. On aurait dit des coordonnées. Kretov tenait le micro dans une main, conduisant de l’autre, tendant le cou pour examiner la carte sur les genoux de son voisin et regardant la route. « Oui, oui, pas de problèmes. » Il raccrocha.

« Qu’est-ce que c’était ? demanda Souvorine.

— Ah ! s’exclama Kretov, jouant la surprise. Vous êtes toujours là. Tu as vu ça, Alexeï ? » Il s’agissait de l’homme à la carte. Puis, à l’adresse de Souvorine : « C’était la station d’écoute du lac Onega. Ils viennent d’intercepter une transmission satellite. »

« Vingt-cinq kilomètres, mon commandant. C’est juste sur le fleuve.

— Vous voyez ? fit Kretov en souriant à Souvorine dans le rétroviseur. Qu’est-ce que je vous avais dit ? Tout le monde à la maison avant la tombée de la nuit. »

CHAPITRE 29

Kelso sortit des bois et se dirigea vers la cabane. La neige avait gelé en surface et formait une mince croûte ; le vent avait forci et soulevait à travers la clairière de petites tornades de flocons. Le mince ruban de fumée brune qui s’élevait de la cheminée en fer dansait et sautait dans la bise.

« Quand on s’approche de Lui, le faire ouvertement. » Tel était le conseil de la servante. « Il déteste qu’on arrive sans bruit près de Lui. Quand il faut frapper à une porte, frapper fort. »

Kelso fit de son mieux pour faire résonner ses bottes en caoutchouc sur les marches de bois, puis il cogna vigoureusement sur la porte avec son poing ganté. Il n’y eut pas de réponse.

Que faire ?

Il frappa encore, attendit, puis souleva la clenche et poussa la porte. Immédiatement, l’odeur maintenant familière, froide, proche, animale, ajoutée aux relents de vieille pipe, le submergea.

La cabane était vide. Le fusil avait disparu. Il semblait que le Russe avait travaillé devant sa table : il avait disposé dessus des papiers et deux gros crayons.

Kelso resta un instant dans l’encadrement de la Porte, les yeux rivés sur les papiers, essayant de déterminer ce qu’il convenait de faire. Il regarda par-dessus son épaule. Il n’y avait pas signe de mouvement dans la clairière. Le Russe se trouvait probablement au bord de la rivière, en train d’espionner O’Brian. C’était leur seul avantage tactique : comme ils étaient deux et que lui était tout seul, il ne pouvait les surveiller tous les deux en même temps.

L’historien s’approcha avec hésitation de la table. Il n’avait l’intention que de jeter un coup d’œil, pas plus d’une minute ou deux, et cela ne lui prit sans doute pas beaucoup plus ; juste le temps de faire courir ses doigts sur cet amoncellement.

Deux passeports, rouges, rigides, quinze centimètres sur dix, avec un lion imprimé sur la couverture, et les mots PASS et NORGE, délivrés à Bergen, en 1968 : un jeune couple, tous deux semblables : cheveux longs, blonds, style hippies, la fille plutôt jolie dans le genre délavé ; il ne retint pas leur nom ; entrés en URSS par Leningrad, en juin 1969…

Des papiers d’identité, à l’ancienne, soviétiques, trois hommes différents : le premier, un jeune type à grandes oreilles portant des lunettes, un étudiant visiblement ; le deuxième, âgé d’une soixantaine d’années, buriné, sûr de lui, peut-être un marin ; le troisième, sale, des yeux globuleux, apparemment un gitan ou un vagabond ; les noms se mélangeaient…

Et enfin une pile de feuillets constituée, en fait, comme il put s’en rendre compte en les compulsant rapidement, de six documents distincts de cinq ou six pages chacun, agrafées ensemble et rédigées au crayon ou à l’encre avec des écritures différentes — l’une bien nette, l’autre hésitante, cette autre encore désordonnée, affolée — mais portant toujours, en haut de la première page, en lettres cyrilliques soigneusement tracées, le même mot : Confession.

Kelso sentait l’air glacé qui venait de la porte ouverte lui hérisser les cheveux sur la nuque.

Il replaça soigneusement la pile et s’en écarta, les mains légèrement levées comme pour se protéger. Une fois sur le seuil, il se retourna et trébucha sur les marches. Il s’assit alors sur les planches délavées et leva ses jumelles pour scruter le tour de la clairière. Il s’aperçut qu’il tremblait.

Il demeura ainsi une ou deux minutes, cherchant à recouvrer son calme. Il lui vint à l’esprit que ce qu’il devait faire (la décision calme, logique et pondérée que prendrait tout historien sérieux refusant de sauter sur la première conclusion hystérique venue) était de retourner dans la cabane pour prendre les noms, qu’il pourrait vérifier plus tard.

Donc, lorsqu’il se fut assuré pour la vingtième fois qu’il n’y avait pas âme qui vive dans les bois environnants, il se leva et franchit à nouveau la porte basse. La première chose qu’il vit fut le fusil appuyé contre le mur, la seconde fut le Russe, assis à la table, parfaitement immobile et qui l’observait.

D’après son secrétaire, « il possédait à un degré très développé le don du silence, et cela le rendait unique dans un pays où tout le monde parle beaucoup trop… »

Il était toujours en grand uniforme, toujours en manteau et képi. L’étoile d’or de l’ordre des Héros de l’Union soviétique brillait, épinglée au revers de son manteau, à la lumière terne de la lampe à pétrole.

Comment avait-il fait ?

Kelso se mit à bredouiller dans le silence. « Camarade… vous… je suis surpris… je… vous cherchais… Je voulais… » Il se débattit avec la fermeture à glissière de son anorak et lui tendit la serviette. « Je voulais vous rendre les papiers de votre mère, Anna Mikhaïlovna Safanova… »

Le temps s’étira. Trente secondes s’écoulèrent, puis une minute, avant que le Russe ne prononce doucement « c’est bien, camarade », puis inscrive une note sur la feuille de papier posée devant lui. Il montra la table, et Kelso s’avança d’un pas pour déposer la serviette dessus, comme une offrande destinée à apaiser un dieu irritable et vengeur.

Un autre silence interminable s’ensuivit.

« Le capitalisme, déclara enfin le Russe en posant son bout de crayon et en prenant sa pipe, c’est le vol organisé. Et l’impérialisme est la pire forme du capitalisme. Il s’ensuit donc que les impérialistes sont les plus grands voleurs de l’humanité. Un impérialiste n’hésitera pas à voler des papiers à quelqu’un. Oh, sans problème ! Il vous prendra votre dernier kopeck dans votre poche ! Ou il volera un bateau, hein, camarade ? »

Il fit un clin d’œil à Kelso et continua de le dévisager pendant qu’il craquait une allumette et tirait sur sa pipe, soulevant des gerbes de flammes et de fumée.

« Fermez la porte, je vous prie, camarade. »

Il commençait à faire sombre.

Si nous devons passer la nuit ici, se dit Kelso, nous ne partirons plus jamais.

Mais qu’est-ce que foutait O’Brian ?

« Maintenant, reprit le Russe, et c’est la question décisive, camarade : comment se protéger de ces capitalistes, de ces impérialistes, de ces voleurs ? Et nous dirons que la réponse à cette question décisive se doit d’être tout aussi décisive. (Il éteignit l’allumette d’une secousse et se pencha en avant.) Nous ne pouvons nous protéger de ces capitalistes, de ces impérialistes, de ces voleurs puants et rampants de toute l’humanité qu’en observant la vigilance la plus féroce. Prenez les deux Norvégiens par exemple, avec leurs sourires de serpent, qui rampaient sur leur ventre grouillant de vers dans les fourrés et demandaient “des renseignements, camarade”, s’il vous plaît ! Venus “marcher pour les vacances”, s’il vous plaît ! »

Il brandit leurs deux passeports ouverts devant le visage de Kelso, qui aperçut à nouveau fugitivement les deux jeunes gens, le garçon portant un bandeau psychédélique autour du front…

« Serions-nous de tels imbéciles, demanda-t-il, de tels primitifs arriérés, que nous ne saurions pas reconnaître un espion de l’impérialisme capitaliste, un voleur qui se glisserait parmi nous ? Non, camarade » nous ne sommes pas de ces primitifs arriérés ! Et à ces gens, nous donnons une bonne leçon des réalités socialistes. J’ai leurs confessions écrites devant moi : ils niaient au début, mais ils ont fini par tout avouer à la fin, et il n’y a rien d’autre à dire sur eux. Ils sont exactement ce que Lénine avait prédit qu’ils deviendraient : de la poussière sur le fumier de l’histoire. Inutile aussi de dire quoi que ce soit sur lui ! » Il agita une liasse de papiers d’identité — ceux du vieux buriné. « Ni sur lui ! Ni sur lui ! » Les visages des victimes défilaient fugitivement. « Ça, s’écria-t-il, c’est la réponse décisive à la question décisive que nous posent tous les capitalistes, impérialistes et voleurs puants ! »

Il recula sur son siège, bras croisés, un sourire sinistre sur les lèvres.

Le fusil était presque à portée de main de Kelso, mais il ne fit pas un geste pour le prendre. Il pouvait très bien n’être pas chargé. Et même s’il était chargé, il ne saurait pas s’en servir. Et même s’il tirait, il savait qu’il ne parviendrait jamais à toucher le Russe : c’était une force surnaturelle. À un moment il était devant vous, l’instant d’après il était derrière ; il se trouvait dans les bois et, tout à coup, il était là, assis derrière sa table, en train d’étudier sa collection de confessions, ajoutant quelques notes par-ci par-là.

« Mais le pire, de loin, décréta le Russe au bout de quelques minutes, c’est le fléau du déviationnisme de droite. » Il ralluma sa pipe en en suçotant bruyamment le tuyau. « Et là, Goloub a été le premier.

— Goloub a été le premier », répéta Kelso d’un ton neutre.

Il se rappela la rangée de croix : T.I. Goloub, le visage rayé, mort le quelque chose novembre 1961.

Il se dit alors que l’essence de la réussite de Staline était en fait très simple, et partait d’une constatation qui se résumait en sept petits mots : les gens ont peur de la mort.

« Goloub a été le premier à succomber aux tandances classiques conciliationnistes du déviationnisme de droite. Bien sûr, je n’étais qu’un enfant à l’époque, mais ses jérémiades résonnent encore à mes oreilles : “Oh, camarades, on dit au village que le corps du camarade Staline a été retiré de la place qui lui revient, à côté de Lénine ! Oh, camarades, qu’allons-nous faire ? C’est sans espoir, camarades ! Ils vont venir et tous nous tuer ! Il est temps de renoncer !”

« Avez-vous déjà vu des pêcheurs quand un orage se prépare sur un grand fleuve ? J’en ai vu bien souvent. Face à l’orage, il y en a qui vont rassembler toutes leurs forces, s’encourager les uns les autres et sortir pour affronter la tempête : “Haut les cœurs, les gars, accrochez-vous à la barre, prenez les vagues par le travers et on s’en sortira !” Mais il y a aussi une autre sorte de pêcheurs… ceux qui, sentant l’orage, perdent tout courage, pleurnichent et sapent le moral de leurs compagnons : “Quelle horreur, un orage se prépare : couchez-vous dans le fond du bateau et fermez les yeux, les gars. Espérons que nous arriverons tout seuls à la rive.” »

Le Russe cracha par terre.

« Le soir même, Tchijikov l’a emmené dans la partie la plus sombre de la forêt et, au matin, il y avait une croix et c’en était fini de Goloub et des pleurnicheries des déviationnistes de droite ; même sa veuve, la vieille taupe, ne l’a plus ouverte après ça. Alors, pendant quelques années, le travail a continué avec assiduité autour de nos quatre slogans : le slogan du combat contre le défaitisme et l’autosatisfaction, le slogan de la lutte pour l’autosuffisance, le slogan selon lequel l’autocritique constructive est le fondement de notre Parti, et le slogan qui veut que du feu sort l’acier. Et c’est alors que le sabotage a commencé.

— Ah, fit Kelso. Le sabotage, bien sûr.

— Ça a commencé par l’empoisonnement des esturgeons. C’était peu de temps après le procès des espions étrangers. À la fin de l’été. Nous sommes sortis un matin, et ils étaient là, tous ces ventres blancs qui flottaient dans la rivière. Et un nombre incalculable de fois, nous avons découvert que les appâts avaient disparu des pièges sans qu’un animal se soit pris dedans. Les champignons s’étaient ratatinés, immangeables — pas même un poud[5] à ramasser de toute l’année —, et ça non plus ne s’était jamais produit auparavant. Même les baies qui bordent le chemin sur deux verstes avaient disparu avant qu’on puisse les cueillir. J’ai discuté de cette crise avec le camarade Tchijikov, confidentiellement — j’étais plus âgé à ce moment-là, vous comprenez, et capable de donner un coup de main —, et son analyse était exactement la même que la mienne : il s’agissait d’un cas classique de vandalisme trotskiste. Enfin, on a surpris Iejov avec une lampe torche, sorti dehors après le couvre-feu : le porc, l’affaire était claire. Et ça (il brandit une épaisse liasse de feuillets couverts d’une écriture serrée, à peine lisible, et les frappa sur la table), c’est sa confession ; vous voyez, là, c’est son écriture… comment il recevait au moyen d’une lampe torche des signaux d’un complice avec qui il avait pris contact en allant à la pêche.

— Et Iejov… ?

— Sa femme s’est pendue. Ils avaient un enfant. (Il détourna les yeux.) Je ne sais pas ce qu’il est devenu. Ils sont tous morts à présent, bien sûr, même Tchijikov. »

Nouveau silence. Kelso se sentait comme Schéhérazade : tant qu’il pourrait continuer de discuter, il y avait une chance. La mort réside dans les silences.

« Le camarade Tchijikov, commença-t-il, ce devait être… (il faillit ajouter « un monstre »)… un homme formidable ?

— Un travailleur de choc, renchérit le Russe. Un stakhanoviste, un soldat et un chasseur, un expert du Parti, et un théoricien hors pair. (Il avait les yeux mi-clos. Sa voix n’était plus qu’un murmure.) Oh, et qu’est-ce qu’il a pu me battre, camarade. Il m’a battu et battu encore, jusqu’à ce que je pleure du sang. Il avait reçu des instructions pour ça de la part des plus hautes instances du pays : “Il faut lui donner une bonne raclée de temps en temps !” Et c’est lui qui m’a fait.

— Quand le camarade Tchijikov est-il mort ?

— Il y a deux hivers. Il était devenu maladroit et à moitié aveugle. Il a marché dans un de ses propres pièges. La blessure a viré au noir. Sa jambe a viré au noir et s’est mise à puer comme de la viande avariée. Il avait le délire. Il enrageait. À la fin, il nous a suppliés de le laisser passer une nuit dehors, dans la neige. Il a crevé comme un chien.

— Et sa femme ? Elle est morte peu de temps après ?

— Dans la semaine qui a suivi.

— Elle devait être comme une mère pour vous ?

— C’est vrai. Mais elle était vieille. Elle ne pouvait plus travailler. Cela a été difficile de devoir faire ça… mais ça valait mieux.

« Il n’a jamais aimé un être humain de sa vie, disait un camarade d’école, Iremachvili. Il était incapable d’éprouver de la pitié pour un homme ou pour une bête, et je ne l’ai jamais vu pleurer »

Difficile…

Ça valait mieux…

Il ouvrit un œil jaune.

« Vous êtes nerveux, camarade. Ça se voit. »

Kelso se sentait la gorge sèche. Il regarda sa montre. « Je me demandais ce que mon collègue a pu devenir… »

Il y avait maintenant plus d’une demi-heure qu’il avait laissé O’Brian sur la rive.

« Le Yankee ? Suivez mon conseil, camarade. Ne vous fiez pas à lui. Vous verrez. ».

Il lui adressa un nouveau clin d’œil, posa un doigt sur ses lèvres et se leva. Il traversa alors la cabane avec une rapidité et une agilité extraordinaires — de la grâce pure : un, deux, trois pas, sans que la semelle de ses bottes parût jamais en contact avec le plancher —, puis ouvrit la porte d’un coup, révélant la présence de O’Brian.

Plus tard, Kelso aurait le loisir de se demander ce qui aurait pu arriver. La scène aurait-elle pu tourner à la plaisanterie macabre ? (« Vos oreilles doivent battre comme des volets, par ce froid, camarade ! ») Ou O’Brian aurait-il été le prochain étranger dans cet État stalinien miniature à devoir signer une confession ?

Mais il était impossible de dire ce qui aurait pu arriver parce que, en réalité, le Russe tira soudain O’Brian sans ménagement à l’intérieur de la cabane puis se dressa seul devant la porte ouverte, la tête penchée de côté, les narines dilatées, humant l’air, l’oreille aux aguets.

* * *

Souvorine ne remarqua même pas la fumée. Ce fut le commandant Kretov qui la repéra.

Il freina et prit sa direction, passa le chasse-neige en première et parcourut encore deux cents mètres avant d’arriver à l’entrée du sentier. Un peu plus loin, le contour blanc et net du toit de la Toyota formait une tache claire contre l’ombre des arbres.

Kretov s’arrêta, fit une courte marche arrière et laissa tourner tranquillement le moteur, pendant qu’il scrutait le chemin devant eux. Puis il tourna le volant, et le gros véhicule se « mit en route, quittant la piste pour prendre le sentier, déblayant un passage jusqu’à la voiture vide. Là il coupa le moteur et, pendant quelques instants, Souvorine eut à nouveau conscience de ce silence surnaturel.

Il demanda : « Commandant, quels sont vos ordres, exactement ? »

Kretov était en train d’ouvrir la portière. « Mes ordres sont du pur bon sens russe. “Remettre le bouchon sur la bouteille en le coinçant le plus loin possible.” » Il sauta avec agilité dans la neige et se retourna pour prendre son AK-74. Il fourra un chargeur supplémentaire dans sa veste et vérifia son pistolet.

« Et c’est ça, le plus loin possible ?

— Restez ici et gardez votre cul au chaud, d’accord ? On ne sera pas longs.

— Je refuse de participer à quoi que ce soit d’illégal », lança Souvorine. Les mots sonnèrent ridiculement guindés et officiels, même à ses propres oreilles, et Kretov n’y prêta aucune attention. Il commençait déjà à s’éloigner avec ses hommes. « Les Occidentaux au moins, cria Souvorine derrière eux, qu’il ne leur soit fait aucun mal ! »

Il resta immobile pendant quelques secondes, regardant les soldats se déployer sur le sentier. Puis, avec un juron, il poussa le siège avant et se glissa vers la portière. La cabine était beaucoup plus haute qu’il ne s’y attendait par rapport au sol. Il sauta et se sentit soudain retenu en arrière. Un bruit de déchirure se fit entendre. La doublure de son manteau s’était accrochée sur un bout de métal. Il jura à nouveau et se dégagea.

Il était difficile de ne pas se laisser distancer par les trois autres. Ils étaient entraînés et pas lui. Ils avaient des bottes de l’armée, et lui des chaussures de cuir. Il avait du mal à marcher dans la neige, et il ne les aurait jamais rattrapés s’ils ne s’étaient arrêtés pour inspecter quelque chose, au bord du sentier.

Kretov lissa la feuille de papier jaune froissée et la retourna. Il n’y avait rien dessus. Il en fit une nouvelle boulette qu’il laissa tomber à terre. Il introduisit alors un petit écouteur miniature, couleur chair et semblable à un appareil auditif, dans son oreille droite. Puis il tira de sa poche une cagoule de ski noire et l’enfila. Les autres firent de même. Kretov esquissa un mouvement du tranchant de sa main gantée en direction de la forêt, et ils se remirent en route : Kretov en tête, son fusil d’assaut en avant, se tournant alternativement à droite et à gauche, prêt à arroser les arbres d’une rafale de balles ; puis un soldat, puis l’autre, chacun d’eux observant la même étroite surveillance alentour, leurs visages semblables à des crânes sous les cagoules ; et enfin Souvorine, en tenue civile, glissant, trébuchant, en tous points ridicule.

* * *

Calmement, le Russe referma la porte et prit son fusil. Il tira une caisse en bois de sous la table et remplit ses poches de munitions. Toujours sans se presser, il roula le tapis, souleva la trappe et sauta, tel un chat, dans l’espace.

« Nous sommes pour la paix et soutenons la cause de la paix, dit-il. Mais nous n’avons pas peur de la trahison et sommes prêts à rendre coup pour coup aux fauteurs de guerre. Ceux qui tentent de s’attaquer à nous vont recevoir une bonne leçon, pour leur apprendre à ne pas venir mettre leur sale groin de porc dans notre jardin soviétique. Remettez le tapis en place, camarades. »

Il disparut en refermant la trappe derrière lui.

O’Brian contempla, bouche bée, le plancher, puis regarda Kelso.

« Qu’est-ce que c’est que ce bordel… ?

— Mais, merde, qu’est-ce que tu foutais ? » Kelso saisit la serviette et la remit dans son anorak. « Ne t’occupe pas de lui, dit-il en replaçant le tapis. Mais dépêchons-nous de sortir d’ici. »

Mais avant que l’un ou l’autre ait pu faire un geste, un crâne apparut à la fenêtre de la cabane — deux trous pour les yeux et une fente pour la bouche. Une botte cogna contre le bois. La porte vola en éclats.

On les colla, brutalement, contre le mur de planches, et Kelso sentit le froid du métal s’enfoncer dans sa nuque. O’Brian ne réagit pas assez vite à l’ordre donné, aussi lui cogna-t-on le front contre les planches, pour lui apprendre les bonnes manières et lui inculquer un peu de russe.

On leur lia étroitement les poignets derrière le dos avec du filin de plastique.

Un homme demanda d’une voix brusque : « Où est l’autre ? » Il leva l’extrémité de son arme.

« Sous le plancher ! cria O’Brian. Dis-leur, Fluke, qu’il est sous ce putain de plancher !

— Il est sous le plancher », fit en russe une voix distinguée que Kelso pensa reconnaître.

De grosses bottes arpentèrent le plancher de bois. Tournant la tête, Kelso vit l’un des hommes masqués aller au bout de la cabane, pointer son arme vers le sol et tirer tranquillement Le bruit assourdissant dans un espace si confiné lui fit fermer les yeux, et, lorsqu’il les rouvrit, l’homme marchait à reculons, tirant en rangs serrés sur le plancher, son arme tressautant dans sa main comme une perceuse pneumatique. Des éclats de bois jaillissaient, ricochaient, et Kelso sentit quelque chose lui heurter la nuque, juste sous l’oreille. Du sang se mit à lui couler dans le cou. Il se tourna de l’autre côté et pressa la joue contre le mur. Le bruit s’arrêta. Il y eut un cliquetis pendant qu’on introduisait un nouveau chargeur, pins le vacarme reprit avant de s’interrompre à nouveau. Quelque chose s’écrasa sur le sol. Une odeur de poudre lui remplit les narines. Une fumée âcre l’obligea à se frotter les yeux, et lorsqu’il put à nouveau ouvrir les paupières, il reconnut l’espion blondinet de Moscou. Qui secouait la tête avec dégoût.

L’homme qui avait tiré repoussa d’un coup de pied le tapis en lambeaux et souleva la trappe. Il braqua une torche électrique sur le nuage de poussière qui jaillissait du trou, puis descendit dedans et disparut. Ils l’entendirent se déplacer sous leurs pieds. Au bout de trente secondes, il réapparut à la porte de la cabane et retira sa cagoule.


« Il y a un tunnel. Il s’est tiré. »

Il sortit un pistolet qu’il donna au blondinet.

« Surveillez-les. »

Puis il fit signe aux deux autres, qui le suivirent à pas lourds dans la neige.

CHAPITRE 30

Souvorine se sentait mouillé. Il baissa les yeux et remarqua qu’il se tenait dans une mare de neige fondue. Son pantalon était trempé. De même que le bas de son pardessus. Un fragment de doublure de soie effiloché traînait par terre. Quant à ses chaussures… ses chaussures étaient complètement détrempées et éraflées… elles étaient fichues.

L’un des deux hommes attachés — le journaliste : O’Brian, c’était bien comme ça qu’il s’appelait, non ? — commença à se retourner en disant quelque chose.

« La ferme ! » aboya Souvorine, furieux. Il défit le cran de sûreté et agita son arme. « Taisez-vous et face au mur ! »

Il s’assit devant la table et passa sa manche humide sur son visage.

Complètement fichues

Il remarqua Staline, qui le dévisageait. Il saisit la photo encadrée de sa main libre et la pencha vers la lumière. Elle était signée. Et c’était quoi, tout le reste ? Des passeports, des papiers d’identité, une pipe, de vieux 78 tours, une enveloppe contenant une mèche de cheveux… On aurait dit que quelqu’un avait essayé d’invoquer des esprits. Il renversa la mèche de cheveux dans sa main et les frotta entre le pouce et l’index. Les brins étaient secs, gris, épais, comme des soies de porc. Il les laissa tomber puis s’essuya les mains sur son manteau. Alors il posa le pistolet sur la table et se frotta les yeux.


« Asseyez-vous, dit-il d’une voix lasse. Qu’est-ce que ça peut faire ? »

Dehors, dans la forêt, de longues rafales de fusils d’assaut crépitaient.

« Vous savez, dit-il tristement à Kelso, vous auriez vraiment dû prendre cet avion. »

« Que va-t-il se passer, maintenant ? » demanda l’Anglais.

Ils avaient visiblement du mal à s’asseoir convenablement et se tenaient agenouillés près du mur. Le poêle s’était éteint et il commençait à faire très froid. Souvorine avait sorti l’un des disques de sa pochette en papier et l’avait posé sur la platine du vieux gramophone.

« C’est une surprise, annonça-t-il.

— Je suis membre accrédité du corps de presse international… », commença O’Brian.

Le tac-a-tac d’un tir rapide fut ponctué par une détonation plus forte.

« L’ambassadeur américain… », reprit O’Brian.

Souvorine remonta très vite la manivelle du gramophone — n’importe quoi pour couvrir le bruit qui venait du dehors — et posa l’aiguille sur le disque. Dans une tempête de crachotements, un tout petit orchestre entama un air trembloté.

Nouveaux bruits de fusillade. Quelqu’un hurlait au loin, dans les arbres. Deux détonations suivirent, coup sur coup. Les hurlements cessèrent et O’Brian se mit à gémir : « Ils vont nous tuer, ils vont nous tuer aussi ! » Il tira sur son filin de plastique pour essayer de se lever, mais Souvorine posa la pointe de sa chaussure mouillée sur la poitrine de l’Américain et le repoussa doucement.

« Essayons au moins d’agir en hommes civilisés », dit-il en anglais.

Ce n’est pas non plus ce que j’avais rêvé, avait-il envie d’ajouter. Je peux vous assurer qu’il n’entrait en aucun cas dans mes rêves d’avenir de me retrouver dans le taudis nauséabond d’un dément et de traquer celui-ci comme un animal. Honnêtement, je crois que vous pourriez me trouver plutôt agréable, en d’autres circonstances.

Il fit un effort pour suivre le mouvement de la musique, cherchant à conduire l’orchestre avec l’index, mais il ne parvint pas à trouver le moindre rythme. Le morceau semblait sans queue ni tête.

« Vous auriez mieux fait de venir avec une armée, commenta l’Anglais, parce que à trois contre un, là-dedans, ils n’ont aucune chance.

— C’est ridicule, assura Souvorine avec patriotisme. Ils font partie des Forces spéciales. Ils vont l’avoir. Et puis, si cela s’avère nécessaire, oui, on enverra une armée.

— Pourquoi ?

— Parce que je travaille pour des hommes qui ont peur, docteur Kelso, certains d’entre eux étant juste assez vieux pour avoir touché de près le camarade Staline. » Il plissa le front en regardant le gramophone : quel boucan. On aurait dit des hurlements de chiens. « Savez-vous comment Lénine a appelé le tsarévitch quand les bolcheviks ont décidé du destin de la famille impériale ? Il a qualifié l’enfant d’“étendard vivant”. Et Lénine a ajouté qu’il n’y avait qu’une seule façon d’agir avec un étendard vivant. »

Kelso secoua la tête. « Vous ne comprenez pas ce type. Croyez-moi (vous devriez le voir), c’est un fou dangereux. Il a probablement tué une bonne demi-douzaine de personnes au cours des trente dernières années. Il n’est l’étendard de personne. Il est juste fou à lier.

— Jirinovski a dit que tout le monde était fou, vous vous souvenez ? Sa politique étrangère envers les États baltes était d’enfouir des déchets nucléaires tout le long de la frontière lituanienne et d’envoyer toutes les nuits, grâce à des ventilateurs géants, des nuages de poussière contaminée sur Vilnius. Il a quand même obtenu 23 % des voix aux élections de quatre-vingt-treize. »

Souvorine ne put supporter plus longtemps cette musique étrange et bestiale. Il souleva l’aiguille.

Ils entendirent un coup de feu isolé.

Souvorine retint son souffle pour attendre la salve qui ne manquerait pas de suivre.

« Peut-être, fit-il sur un ton dubitatif, après un très long moment, que je devrais quand même faire venir cette armée… »

« Il y a des pièges, le prévint Kelso.

— Quoi ? »

Souvorine se trouvait à l’entrée de la cabane et essayait de fouiller la pénombre du regard. Il se retourna. Il leur avait passé une cordelette autour des poignets et les avait attachés au poêle refroidi.

« Il a posé des pièges. Faites attention où vous mettez les pieds.

— Merci. » Souvorine planta le pied sur la première marche. « Je reviens. »

Son plan — et il pensa que c’était le terme juste, qui sonnait bien : son plan — était de retourner au chasse-neige et de se servir de la radio pour demander des renforts. Il se dirigea donc vers l’entrée de la clairière, seul repère dont il disposait. Il y avait là de belles empreintes à suivre, même s’il commençait à faire sombre. Il devait se trouver à la moitié du sentier quand il sentit l’explosion avant même de l’entendre, une grosse masse de neige se précipitant à travers bois sous l’effet de l’onde de choc. Des cascades de cristaux tombèrent des plus hautes branches et rebondirent dans l’espace, laissant dans l’air de minuscules nuages de particules en suspens, semblables à des bouffées de bruine.

Il fit volte-face, étreignant son arme à deux mains, visant inutilement la direction d’où venait l’explosion.

C’est alors qu’il se laissa gagner par la panique et se mit à courir, silhouette comique, pareille à une marionnette désarticulée. Il s’efforçait en effet de lever les genoux le plus haut possible pour éviter de se laisser engluer par la neige trop collante. Sa respiration formait comme des sanglots dans sa gorge.

Il se concentrait tellement sur sa course qu’il faillit trébucher sur le premier corps.

Il s’agissait de l’un des soldats. Il s’était pris dans un piège — un piège énorme : un piège à ours peut-être —, si gros et si tendu que les dents métalliques étaient entrées dans l’os, juste au-dessus du genou. Il y avait beaucoup de sang tout autour, maculant la neige écrasée, du sang qui provenait de la jambe déchiquetée, mais aussi d’une grosse blessure à la tête qui béait, au dos de sa cagoule tricotée, comme une seconde bouche.

Le cadavre de l’autre soldat se trouvait à quelques pas. Contrairement au premier corps, il gisait sur le dos, bras étendus, jambes formant un 4 parfait. Il avait une mare de sang sur la poitrine.

Souvorine posa son arme, retira ses gants et vérifia le pouls des deux hommes, bien qu’il sût que cela ne servait à rien, écartant les couches de vêtements pour tâter leur poignet chaud encore mais déjà sans vie.

Comment avait-il pu les avoir tous les deux ?

Il regarda autour de lui.

Probablement comme ça : il avait dû poser un piège sur le sentier, enfoui sous la neige, et les avait attirés dedans. Le premier soldat était passé à côté, mais le second avait été happé, d’où le hurlement Le premier s’était alors retourné pour lui venir en aide, mais avait trouvé leur proie derrière eux ; voilà l’astuce : ils ne s’y attendaient sûrement pas. C’est donc comme ça qu’il s’était pris une décharge en pleine poitrine, puis le second avait été tranquillement exécuté, façon bourreau, d’une balle tirée à bout portant dans la nuque. Enfin, il s’était emparé de leurs AK-74.

Mais de quel genre de créature s’agissait-il ?

Souvorine s’agenouilla près de la tête du premier soldat et lui retira sa cagoule. Il lui prit ensuite son écouteur et le pressa contre sa propre oreille. Il crut entendre quelque chose. Comme un bruissement. Il trouva le petit micro fixé à l’intérieur de la manche du mort, juste au-dessus de la main gauche.

« Kretov ? chuchota-t-il. Kretov ? » Mais la seule voix qu’il pu entendre était la sienne.

C’est alors que la fusillade reprit.

L’incendie faisait comme une aube rouge à travers les arbres, et lorsque Souvorine émergea sur le sentier, il sentit la chaleur du chasse-neige en flammes à plus de cent mètres de distance. Le réservoir d’essence avait dû exploser, et la fournaise avait fait fondre l’hiver tout autour. La machine flambait au cœur de son propre printemps calciné.

Des détonations sporadiques se faisaient entendre, mais ce n’était pas Kretov qui répliquait. Il s’agissait de boîtes de munitions qui explosaient dans la cabine. Kretov, lui, se tenait assis, plié en deux au milieu du chemin, à côté du RP-46, aussi mort que ses compagnons. Il semblait qu’il avait été tué alors qu’il essayait de monter le fusil-mitrailleur. Il avait eu le temps de le fixer au bipied mais n’avait pu ouvrir la boîte de munitions.

Souvorine s’approcha de lui, le toucha au bras, et Kretov s’affaissa, ses yeux gris grands ouverts, une expression d’étonnement figée sur sa grande figure rose. Souvorine ne vit pas de blessure, enfin, pas tout de suite. Peut-être l’héroïque commandant des Spetsnaz était-il tout simplement mort de peur ?

Une nouvelle explosion lui fit lever les yeux en direction du feu, et il se vit soudain observé par le camarade Staline en grande tenue et képi de généralissime.

Le Guensec se trouvait un peu plus haut sur le sentier, debout devant le feu, la main gauche sur la hanche, la droite tenant un fusil presque nonchalamment, en travers de l’épaule. Son ombre paraissait longue par rapport à son torse ramassé. Elle vacillait et dansait sur la neige brûlée.

Souvorine crut qu’il allait s’étouffer de terreur. Ils se dévisagèrent. Puis Staline se mit en marche. C’était comme s’il avançait au pas vers Souvorine : rapidement, mais sans se presser, levant haut les bras devant sa poitrine massive, gauche-droite, gauche-droite. Ça a l’air de chauffer par là, camarade. Attendez, j’arrive !

Souvorine fouilla fébrilement dans sa poche, et se rappela qu’il avait laissé son arme sous les arbres, près des deux corps.

Gauche-droite ; gauche-droite, l’étendard vivant qui soulevait la neige à chaque pas…

Souvorine n’osa pas regarder un instant de plus. Il savait que sinon il ne pourrait plus bouger.

« Pourquoi ton regard est-il si fuyant, camarade ? lança la silhouette qui approchait. Pourquoi ne peux-tu regarder le camarade Staline dans les yeux ? »

Souvorine fit pivoter le canon du RP-46, ses souvenirs le renvoyant vingt ans en arrière, à sa formation militaire obligatoire, lorsqu’il frissonnait sur un champ de tir paumé dans la banlieue de Vitebsk. « Armez le fusil en tirant le levier d’armement en arrière. Tirez la base de la hausse en arrière et soulevez le couvre-culasse. Posez la bande, face ouverte en l’air, sur le plateau d’alimentation de sorte que la première cartouche soit en contact avec la butée, puis refermez le couvre-culasse. Pressez la détente et l’arme fera feu… »

Il ferma les yeux et appuya de toutes ses forces sur la détente. Le fusil-mitrailleur bondit entre ses mains, envoyant deux bonnes douzaines de balles faucher les bouleaux sur vingt mètres. Lorsqu’il osa regarder à nouveau vers le sentier, le camarade Staline avait disparu.

Si les souvenirs de Souvorine ne le trompaient pas, la bande-chargeur du RP-46 contenait deux cent cinquante cartouches, que le fusil crachait à un rythme d’environ six cents cartouches à la minute. Ainsi, vu qu’il en avait déjà tiré quelques-unes, il devait lui rester moins de trente secondes de puissance de feu pour couvrir 360 degrés de sentier et de forêt, avec la nuit qui tombait et une température qui ne manquerait pas de le tuer en moins de deux heures.

Il fallait qu’il sorte en terrain découvert, c’était évident. Il ne pouvait continuer ainsi à tourner et se retourner comme une chèvre attachée sur le territoire de chasse d’un tigre, en essayant de scruter l’obscurité des bois.

Il crut se souvenir de quelques cabanes abandonnées, tout au bout du sentier. Peut-être pourrait-il y trouver un abri. Il fallait qu’il puisse s’appuyer contre un mur, quelque part, il fallait qu’il puisse réfléchir.

Un loup hurla dans la forêt.

Il déboîta le fusil-mitrailleur de son bipied et hissa le long canon sur son épaule, la bande-chargeur pesant lourd sur son bras. Ses genoux vacillèrent sous la charge et ses pieds s’enfoncèrent plus profondément dans la neige.

Le hurlement se fit entendre à nouveau. Souvorine pensa qu’il ne s’agissait pas du tout d’un loup. C’était un homme ; le cri d’un homme triomphant : un cri sanguinaire.

Il entreprit de remonter le sentier, loin du chasse-neige en flammes, et il eut la sensation que quelqu’un marchait parallèlement à lui sous le couvert des arbres, avançant sans peine, se moquant de sa laborieuse tentative de fuite. On jouait avec lui, rien d’autre. On le laisserait arriver à quelques pas de sa destination, et puis on l’abattrait.

Il arriva cependant au bout du sentier, pénétra dans le campement abandonné et se dirigea vers la cabane de bois la plus proche. Il n’y avait plus de fenêtres, la porte avait disparu, il manquait la moitié du toit et la puanteur était difficilement supportable. Il posa le fusil et se tapit dans un coin, puis il traîna l’arme derrière lui, se cala contre le mur et pointa le canon vers la porte, le doigt sur la détente.

* * *

Kelso entendit la terrible explosion, les détonations, un long silence puis le crépitement sec et puissant d’une arme de plus gros calibre. O’Brian et lui s’étaient relevés à présent, essayant frénétiquement de trancher la corde qui les retenait à la cheminée du poêle. Chaque son en provenance de la forêt les incitait à des efforts plus désespérés. Le mince filet de plastique leur entrait dans la chair et le sang rendait leurs doigts glissants.

Il y avait du sang sur le Russe aussi lorsqu’il fit irruption dans la cabane. Il s’approcha d’eux en dégainant son couteau et Kelso vit le sang qui maculait son visage, sur le front et les joues, comme un chasseur qui s’est trempé les doigts dans la proie qu’il vient de tuer.

« Camarades, assura-t-il. Le succès nous étourdit. Il y en a trois de morts. Plus qu’un seul de vivant. Y en a-t-il d’autres ?

— D’autres vont arriver.

— Combien ?

— Cinquante, affirma Kelso. Cent. » Il tira sur la corde. « Camarade, il faut que nous quittions cet endroit ou bien ils nous tueront tous. Même vous, vous ne pourrez les arrêter tous. Ils vont envoyer une armée. »

* * *

D’après la montre de Souvorine, une quinzaine de minutes s’étaient écoulées.

La température chutait et l’obscurité tombait. Son corps commençait à trembler de froid, un tremblement violent et continu qu’il ne parvenait pas à maîtriser.

« Allez, murmura-t-il. Viens donc finir le travail. »

Mais personne ne vint.

La capacité du camarade Staline à réserver des surprises était décidément infinie.

* * *

Ce qui frappa ensuite l’oreille de Souvorine fut un cliquetis lointain, suivi d’un ronronnement.

Clic-vroum. Clic-vroum.

Qu’est-ce qu’il faisait à présent ?

Souvorine eut du mal à bouger. Le gel avait bloqué ses articulations et raidi ses vêtements mouillés. Il fut cependant debout à temps pour entendre les mystérieux déclics et ronronnements se muer soudain en crachements puis vrombissements de moteur.

Mais cela ne ressemblait pas à un moteur de voiture : non, un moteur de hors-bord plutôt…

Il resta un instant stupéfait, puis il comprit.

« Vingt-cinq kilomètres, mon commandant. C’est juste sur le fleuve. »

* * *

Bon, le RP-46 était toujours aussi lourd, la neige toujours aussi impraticable, et il devait maintenant faire avec l’obscurité qui s’épaississait, mais il essaya. Il fit un bel effort.

« Salopard, salopard, salopard », psalmodia-t-il en courant, guidé, sur la cinquantaine de mètres de forêt qui séparaient le campement de pêcheurs déserté de la Dvina, par les vrombissements du moteur.

Il franchit la dernière haie de buissons et surgit au sommet de la rive abrupte qui s’enfonçait dans l’eau. Il s’avança en trébuchant le long du talus, vers l’amont.


Du matériel électronique gisait, épars dans la neige. Une plaque de glace grise s’étendait au bord, puis l’eau noire se précipitait, hors d’atteinte et sur une étendue immense ; il ne voyait même pas les arbres sur la rive opposée. Déjà le canot se dirigeait vers le milieu du fleuve, puis il vira, projetant un grand arc d’écume blanche dans la nuit. Souvorine parvenait tout juste à distinguer trois silhouettes accroupies. L’une d’elles parut vouloir se redresser, mais une autre la retint.

Il tomba à genoux, posa le fusil-mitrailleur à terre et chercha maladroitement à refermer le couvre-culasse sur la bande-chargeur, qui se coinça aussitôt. Le temps qu’il la libère et soit prêt à tirer, le canot avait suivi le méandre du fleuve et n’était plus visible. Seul le bruit du moteur indiquait encore sa présence.

Souvorine lâcha l’arme et baissa la tête.

Près de lui, telle une sonde spatiale posée sur une planète hostile, une antenne parabolique était orientée au ras de la Dvina, vers l’horizon qui se dissipait. Une série de câbles reliait la parabole à une batterie de voiture, une autre la reliait à un petit boîtier gris sur lequel on pouvait lire : « Terminal portable de transmission audio et vidéo. » Pendant qu’il regardait, une rangée de dix zéros clignotèrent fugitivement sur un écran à affichage numérique, s’estompèrent puis s’éteignirent.

Accroupi sur la neige, Souvorine éprouva soudain une immense impression de vide, comme si une force malveillante avait jailli de cet endroit et s’était échappée à tout jamais, pareille à une comète semant les ténèbres derrière elle.

Pendant une trentaine de secondes, il écouta le son du moteur de hors-bord diminuer, et puis cela aussi s’évanouit et il se retrouva tout seul dans le silence absolu.

CHAPITRE 31

La silhouette que Souvorine avait vue essayer de se relever dans le bateau était celle de O’Brian (« Mon matos ! s’écriait-il Mes bandes ! ») et la silhouette qui l’avait retenue était celle de Kelso (« Laisse tomber ton matos, et laisse tomber les bandes ! »). Durant un instant, l’embarcation tangua dangereusement et le Russe les insulta tous les deux. O’Brian gémit et finit par s’asseoir en se prenant la tête dans les mains.

Kelso ne parvint pas à repérer âme qui vive sur le bord tandis qu’ils s’éloignaient. Tout ce qu’il put voir fut l’embrasement du ciel au-dessus des conifères obscurs, là où quelque chose de volumineux brûlait férocement, puis, très vite, un méandre du fleuve lui cacha même cela et il n’eut plus conscience que de la vitesse, du vacarme du moteur et des rapides qui les emportaient à travers la forêt.

Tout lui apparaissait avec une grande clarté maintenant, les détails de sa vie ne comptant plus pour rien dans la mesure où tout se réduisait désormais à un seul et unique point : survivre. Et il lui semblait que la condition sine qua non était de mettre le plus de distance possible entre eux et cet endroit Il ne savait pas combien d’hommes ils laissaient encore en vie derrière eux, mais il se dit que le mieux qu’ils puissent espérer serait qu’une expédition de secours ne se mette en route que le lendemain matin, le pire scénario étant que Blondinet ait pu lancer un appel radio et qu’Arkhangelsk soit déjà bouclé.


Il n’y avait ni eau ni nourriture dans le bateau, juste deux pagaies, un grappin, la valise du Russe, son fusil et un petit jerrycan qui sentait l’essence. L’obscurité était telle à présent qu’il dut approcher sa montre tout près des yeux pour voir l’heure. Il était six heures et demie passées. Il se pencha vers O’Brian et demanda : « À quelle heure tu as dis que le train de Moscou partait d’Arkhangelsk ? »

O’Brian leva juste assez la tête de son désespoir pour répondre : « Vingt heures dix. »

Kelso se tourna et cria pour couvrir le bruit du moteur et du vent : « Camarade, est-ce qu’on peut aller à Arkhangelsk ? » Il n’y eut pas de réponse. Il tapota sur sa montre. « Pourrions-nous être au centre d’Arkhangelsk dans une heure ? »

Le Russe ne parut pas avoir entendu. Il avait la main sur la barre et il regardait droit devant lui. Avec son col relevé et son képi enfoncé, il était impossible de deviner son expression. Kelso essaya de crier à nouveau, mais y renonça bientôt. Il songea que l’horreur avait pris une nouvelle forme dans la mesure où c’était à lui qu’ils devaient d’avoir la vie sauve, qu’il était maintenant leur allié, et que leur avenir était à la merci de son esprit insondable.

* * *

Ils se dirigeaient en gros vers le nord-ouest, et le froid les assaillait de toutes parts, le vent sibérien dans leur dos, l’eau glacée sous leurs pieds, le souffle de la vitesse sur leur visage. O’Brian restait peu loquace, inconsolable. La proue était équipée d’un phare, et Kelso se concentra sur ce chemin jaune et mouvant au milieu des remous noirs et visqueux qui commençaient à se solidifier.

Au bout d’une demi-heure, la neige se remit à tomba-en gros flocons lumineux dans la nuit, comme une pluie de cendre. De temps à autre, quelque chose heurtait la coque, et Kelso repérait des blocs de glace qui dérivaient dans le courant. On aurait dit que l’hiver s’accrochait à eux, décidé à ne pas les laisser partir, et Kelso se demanda si c’était la peur qui expliquait le mutisme du Russe. Les assassins connaissaient la peur, comme n’importe qui, peut-être même plus que n’importe qui. Staline avait passé la moitié de sa vie dans la terreur : peur des avions, peur de se rendre au front, ne jamais rien manger qui n’eût été préalablement goûté par peur du poison, changer sans cesse de gardes, d’itinéraires, de lits. Quand on a assassiné tant de monde, on sait à quel point la mort vient facilement. Et il pensa qu’elle pourrait venir très facilement pour eux aussi. Ils pouvaient foncer dans un mur de glace alors que l’eau gelait derrière eux, et se trouver ainsi pris au piège ; la croûte de glace serait trop mince pour marcher dessus et ils mourraient, recouverts, par décence, d’un suaire de neige.

Il se demanda comment les autres réagiraient. Margaret… que dirait-elle quand elle apprendrait que le corps de son ex-mari avait été retrouvé en pleine forêt, à près de quinze cents kilomètres de Moscou ? Et ses fils ? Il lui importait de savoir ce qu’ils penseraient : il ne regretterait pas grand-chose, mais il regretterait ses garçons. Peut-être devrait-il essayer de leur griffonner un dernier message héroïque, tel le capitaine Scott en Antarctique : « Ces quelques mots et nos cadavres témoigneront… »

Il se dit qu’il n’avait peut-être pas aussi peur de mourir qu’il l’aurait cru, ce qui l’étonnait lui-même car il ne se connaissait guère de courage physique et pas de foi religieuse. Mais il aurait fallu être un véritable imbécile, n’est-ce pas ? pour avoir passé sa vie à étudier l’histoire sans avoir acquis au moins un certain recul par rapport à sa propre mortalité. Peut-être était-ce ce qui l’avait motivé, ce qui l’avait poussé pendant tant d’années à se consacrer aux morts du passé. Il n’y avait jamais réfléchi de cette façon.

Il essaya d’imaginer sa nécrologie : « N’a jamais totalement satisfait aux espoirs de ses débuts… n’a jamais publié l’œuvre majeure dont on l’avait autrefois jugé capable… Les circonstances étranges de sa mort prématurée ne seront peut-être jamais complètement éclaircies… » Les articles biographiques seraient peu ou prou les mêmes, et il connaissait chacun de leurs auteurs mesquins et opportunistes.

Le Russe mit encore un peu plus de gaz tout en marmonnant dans sa moustache.

* * *

Une autre demi-heure s’écoula. Kelso avait fermé les yeux, et c’est O’Brian qui le premier vit les lumières. Il donna un coup de coude à Kelso et tendit le doigt. Après une ou deux secondes, Kelso les vit aussi : de hautes lumières de signalisation fixées aux cheminées et aux grues de la grande usine de pâte à bois située sur la pointe, à la sortie de la ville. De nouvelles lumières commençaient à surgir de l’obscurité sur les deux rives, éclaircissant peu à peu le ciel nocturne devant eux. Qui sait, peut-être allaient-ils y arriver en fin de compte ?

Il avait les traits gelés. Il était difficile de parler.

« Tu as la carte d’Arkhangelsk ? » finit-il par demander.

O’Brian se tourna avec raideur. On aurait dit une statue de marbre qui s’animait et, dès qu’il remua, de petites plaques de neige gelée se brisèrent et tombèrent de son anorak pour s’écraser au fond du bateau. Il tira le plan de sa poche intérieure, et Kelso quitta la mince planche qui servait de banc, tomba à quatre pattes et s’avança maladroitement vers l’avant du bateau. Il approcha la carte de la lumière. La Dvina s’élargissait à l’entrée de la ville, et deux îles la scindaient en trois bras. Il fallait qu’ils prennent le plus au nord.

Il était huit heures moins le quart.

Il retourna vers l’arrière et parvint à crier « Camarade ! » Puis il montra tribord du revers de la main. Le Russe ne trahit nul signe qu’il avait compris, mais, une minute plus tard, lorsque la masse sombre de l’île émergea de la neige, il la dépassa par le nord. Kelso distingua bientôt une bouée rouillée et, au-delà, une rangée de lumières suspendues.

Il mit la main en pavillon contre l’oreille de O’Brian. « Le pont », expliqua-t-il. L’Américain baissa sa capuche et le fixa des yeux. « Le pont, répéta Kelso. Celui par lequel nous sommes arrivés ce matin. »

Il leva le bras, et, très vite, ils passèrent sous l’ouvrage, un double pont, moitié route, moitié voie ferrée : solide structure métallique d’où pendaient des stalactites de glace, dans une forte odeur d’égouts et de produits chimiques au son du martèlement des véhicules au-dessus. Et quand il se retourna, Kelso put voir les phares des voitures, très lentes dans la neige.

La forme familière de la capitainerie surgit devant eux à tribord, avec une jetée et des bateaux qui y étaient amarrés. Ils heurtèrent une pellicule de glace invisible qui projeta Kelso et O’Brian en avant. Le moteur cala. Le Russe le fit redémarrer et trouva un passage sans doute ménagé, plus tôt dans la soirée, par un bateau plus volumineux. La glace s’était reformée mais restait encore fine et cédait sous la pression de leur proue. Kelso regarda le Russe. Il s’était levé et examinait attentivement le couloir obscur, la main sur la barre pour les mener à bon port. Ils arrivèrent le long de la jetée et il mit le moteur en marche arrière pour ralentir, puis immobiliser l’embarcation. Il coupa enfin le moteur et sauta avec raideur sur la jetée de bois, une corde à la main.

O’Brian débarqua, suivi de Kelso. Ils piétinèrent les planches et se débarrassèrent de la neige qui les recouvrait essayant de ramener la vie dans leurs membres engourdis. O’Brian commença à parler de chercher un hôtel, peut-être, d’appeler le bureau, mais Kelso l’interrompit.

« Pas d’hôtel. Tu m’écoutes ? Pas de bureau. Et pas de reportage non plus. On se tire d’ici. »

Il leur restait treize minutes pour prendre le train.

« Et lui ? »

O’Brian désigna le Russe d’un signe de tête. Celui-ci se tenait sagement derrière eux et les observait, sa valise à la main. Il avait l’air curieusement perdu, vulnérable même, maintenant qu’il n’était plus sur son territoire. Il comptait visiblement les accompagner.

« Nom de Dieu », marmonna Kelso. Il avait ouvert le plan et ne savait que faire. « On n’a qu’à y aller. » Il se mit à remonter la jetée en direction du quai. O’Brian le suivit.

« Tu as toujours le cahier ? »

Kelso frappa le devant de son anorak.

« Tu crois qu’il est armé ? » demanda encore O’Brian. Il jeta un coup d’œil en arrière. « Merde, il nous suit. »

Le Russe trottinait à une douzaine de pas derrière eux, fatigué et craintif, comme un chien égaré. Il semblait avoir laissé son fusil dans le bateau. Kelso se demanda ce qu’il pouvait bien avoir comme arme. Son couteau ? Il pressa autant qu’il put ses jambes raides.

« Mais on ne peut quand même pas le laisser…

— Oh que si », assura Kelso. Il réfléchit que O’Brian ne savait rien du couple norvégien ni des autres. « Je t’expliquerai plus tard. Mais tu peux me croire… on n’a aucune envie de l’avoir à côté de soi. »

Ils quittèrent la jetée presque au pas de course et débouchèrent dans la grande gare routière, devant la capitainerie — une morne étendue de neige, quelques lampes au sodium diffusant une triste lumière orangée pour éclairer les flocons de neige et personne alentour. Kelso prit vers le nord, glissant sur le verglas, s’accrochant à la carte. La gare se trouvait à un bon kilomètre et demi et ils n’arriveraient jamais à temps, pas à pied en tout cas. Il regarda autour de lui. Une Lada tassée, anonyme, couleur de sable, maculée de boue et de saleté, sortait lentement de la rue qui se trouvait sur leur droite. Kelso courut vers elle en agitant les bras. Dans toute la province russe, chaque voiture est un taxi potentiel, la plupart des conducteurs étant prêts à gagner quelques sous quand l’occasion se présente, et celui-ci ne fit pas exception. Il vint se ranger près d’eux dans une gerbe de neige sale tout en abaissant déjà sa vitre. Il semblait plutôt respectable, emmitouflé contre le froid ; un instituteur peut-être, ou un employé de bureau. Des yeux fatigués clignèrent en les regardant au travers de lunettes à montures épaisses. « Vous allez au concert ?

— Vous voulez bien nous rendre service et nous conduire à la gare ? demanda Kelso. Dix dollars américains pour vous si nous attrapons le train de Moscou. » Il ouvrit la portière du passager avant même de recevoir une réponse et abaissa le dossier du siège tout en poussant O’Brian sur la banquette. Puis, soudain, il prit conscience qu’ils avaient là une chance à saisir car le Russe, pris par surprise, était resté légèrement en arrière et avançait lentement dans la neige avec sa valise.

« Camarade ! » cria-t-il.

Kelso n’eut pas un instant d’hésitation. Il remit le dossier en place, s’engouffra dans la voiture et claqua la portière.

« Vous ne voulez pas…, commença le conducteur en regardant dans son rétroviseur.

— Non, assura Kelso. Roulez. »

La Lada démarra et il se retourna pour jeter un coup d’œil en arrière. Le Russe avait posé sa valise et les regardait partir, visiblement stupéfait, silhouette perdue dans la perspective toujours plus vaste de cette ville inconnue. Il diminua et se perdit dans la neige et la nuit.

« Je ne peux pas m’empêcher de plaindre ce pauvre type », commenta O’Brian, mais Kelso, lui, ne parvenait à ressentir que du soulagement.

« “La gratitude, fit-il en citant Staline, est une maladie de chien.” »

* * *

La gare d’Arkhangelsk se trouvait au nord d’une grande place, juste en face d’un grand ensemble d’immeubles avec bouleaux courbés par le vent. O’Brian lança un billet de dix dollars au conducteur et ils pénétrèrent en courant dans la gare mal éclairée. Sept guichets de bois grillagés dont cinq fermés les attendaient, une immense queue s’allongeant devant les deux restés ouverts. Un bébé pleurait. Il y avait des étudiants, des routards, des militaires, des personnes de tous âges et de toutes races, des familles entières avec bagages de fortune — énormes cartons tenant avec de la ficelle — et des enfants qui couraient partout, glissant sur la neige fondue et sale.

O’Brian se fraya un chemin jusqu’à la tête de la première file, distribuant des dollars, jouant à l’Occidental : « Pardon madame, excusez-moi. Pardon, pardon. Laissez passer. Mille excuses. Il faut vraiment que je prenne ce train… »

Kelso eut l’impression de voir une fortune changer de mains — trois cents, peut-être quatre cents dollars, les murmures des personnes présentes — puis, moins d’une minute plus tard, O’Brian fendait à nouveau la foule en agitant une paire de billets et ils gravirent au pas de course l’escalier conduisant au quai.

S’ils devaient jamais être arrêtés, ce serait sûrement ici. Une bonne douzaine de miliciens montaient la garde, tous jeunes, tous portant leur képi en arrière ? comme les soldats de l’Armée impériale qui partirent se battre en 1914. Ils regardèrent O’Brian et Kelso foncer à travers la gare, mais ce n’était rien de plus que le regard de franche curiosité que s’attiraient ici tous les étrangers. Ils n’esquissèrent pas un geste pour les arrêter.

L’alerte n’avait donc pas été donnée. Celui qui conduit toute cette opération, pensa Kelso en débouchant à l’air libre sur le quai, doit nous croire déjà morts…

On fermait les portes tout le long du grand train qui devait bien faire quatre cents mètres. Les lumières d’un jaune terne, la neige qui tombait, les amoureux qui s’embrassaient, les officiers qui traversaient rapidement le quai, une vilaine serviette à la main… Kelso se crut transporté soixante-dix ans en arrière, dans quelque tableau révolutionnaire. La gigantesque locomotive elle-même portait encore le marteau et la faucille soudés sur son flanc. Ils trouvèrent leur voiture, la troisième en partant de la locomotive, et Kelso garda la porte ouverte pendant que O’Brian traversait le quai à toute vitesse pour acheter de quoi manger à l’une des babouchki présentes. Elle avait une verrue grosse comme une noisette sur la joue. Il bourrait encore ses poches quand le coup de sifflet retentit.

Le train démarra si lentement qu’il semblait, au début, difficile de remarquer qu’il bougeait. Les gens avançaient le long du quai, tête baissée contre la neige, agitant leur mouchoir. D’autres continuaient de se tenir la main par les vitres baissées. Kelso eut soudain l’image d’Anna Safanova quittant ici sa mère, près de cinquante ans auparavant — « J’embrasse ses joues si chères. Adieu ma mère, adieu mon enfance. » — et, pour la première fois, il appréhenda réellement toute la tristesse, le déchirement de cette situation. Les gens qui marchaient le long du quai pressèrent le pas puis se mirent à courir. Il tendit la main et aida O’Brian à monter. Le train prit de la vitesse. La gare disparut.

CHAPITRE 32

Ils vacillèrent le long du couloir à moquette bleue jusqu’à ce qu’ils trouvent leur compartiment ; parmi les huit de la voiture, le leur se trouvait vers le milieu. O’Brian tira la porte coulissante en bois et ils se glissèrent à l’intérieur.

Ce n’était pas trop mal. Deux billets à mille roubles en classe « douce » vous valaient deux banquettes poussiéreuses rouges placées l’une en face de l’autre, un drap de nylon blanc, un matelas roulé et un oreiller soigneusement empilés sur chaque ; des parois de contreplaqué en imitation bois ; des lampes de chevet à abat-jour vert ; une petite table pliante ; un peu d’intimité.

Par la vitre, ils purent voir défiler les étais du pont de fer, mais lorsqu’ils eurent franchi la Dvina, il n’y eut plus rien de visible dans la tempête de neige que leur propre reflet dans la vitre : trempés, hagards, pas rasés. O’Brian tira les rideaux jaunes, déplia la tablette et posa la nourriture dessus — une miche de pain douteuse, du poisson séché, une saucisse, des sachets de thé — pendant que Kelso allait chercher de l’eau chaude.

Un samovar noirci trônait au bout du couloir, devant la cabine de l’employée des chemins de fer, provodnitsa [contrôleuse-hôtesse] solide et taciturne qui faisait penser à une gardienne de camp dans son uniforme bleu-gris. Elle avait installé un petit miroir qui lui permettait de tout surveiller sans avoir à bouger de son tabouret. Il la vit le regarder pendant qu’il étudiait les horaires affichés sur le mur. Un voyage de plus de vingt heures les attendait, coupé de treize arrêts sans compter Moscou, qu’ils atteindraient juste après seize heures.

Vingt heures.

Quelles étaient leurs chances de tenir aussi longtemps ? Il essaya de faire un rapide calcul. En milieu de matinée au plus tard, Moscou saurait que l’opération dans la forêt avait échoué. Ils ne manqueraient pas alors d’arrêter le seul train à avoir quitté Arkhangelsk pour le fouiller. O’Brian et lui seraient peut-être plus avisés de descendre avant : à Sokol peut-être, qu’ils atteindraient vers sept heures du matin, ou, mieux encore, à Vologda (Vologda était une grande ville) ; oui, descendre à Vologda, trouver un hôtel et appeler l’ambassade américaine…

Il entendit une porte coulissante s’ouvrir derrière lui, et un homme d’affaires en costume bleu impeccable sortit de son compartiment pour aller aux toilettes. Kelso prit, par contraste, conscience de son allure bizarre (son gros anorak imperméable, ses bottes en caoutchouc) et il se dépêcha de remonter le couloir. Mieux valait se faire remarquer le moins possible. Il demanda deux tasses en plastique à la gardienne austère, les remplit d’eau bouillante et revint d’un pas mal assuré à leur compartiment couchettes.

Ils s’assirent l’un en face de l’autre, mâchant fermement leurs aliments rances et secs.

Kelso dit qu’à son avis ils feraient mieux de descendre du train assez tôt.

« Pourquoi ?

— Parce que je crois qu’il vaudrait mieux ne pas se faire prendre. Pas avant que des gens de chez nous sachent où on est. »

O’Brian mordit dans un bout de pain et médita un instant.

« Alors tu crois vraiment que… là-bas, dans la forêt… ils nous auraient descendus ?

— Oui, je le pense. »

O’Brian avait apparemment oublié sa panique. Il commença à discuter, mais Kelso l’interrompit avec impatience. « Réfléchis une seconde. Ça aurait pu être très facile. Il aurait suffi aux Russes de dire qu’on avait été pris en otages par une espèce de maniaque et qu’ils avaient envoyé une expédition pour nous délivrer. Il n’y avait plus qu’à faire en sorte que ce soit lui qui paraisse nous avoir tués.

— Mais personne n’aurait cru à une chose pareille…

— Bien sûr que si. Ce type est un psychopathe.

— Comment ça ?

— Oui, un psychopathe. C’est pour ça que je ne voulais pas l’emmener avec nous. La moitié des gens qui étaient dans le cimetière, c’est lui qui les y a mis. Et il y en a eu d’autres.

— D’autres ? » O’Brian avait cessé de manger.

« Au moins cinq. Un couple de jeunes Norvégiens, et trois pauvres mecs, des Russes qui avaient juste eu le malheur de passer par là. J’ai trouvé leurs papiers pendant que tu étais près du fleuve. Il les a tous forcés à confesser qu’ils étaient des espions, et puis il les a descendus. Je te dis que c’est un malade, grave. Je souhaite seulement de tout mon cœur ne plus jamais le voir. Tu devrais en faire autant. »

O’Brian semblait avoir du mal à avaler. Il avait des fragments de poisson coincés entre les dents. D’une voix très calme il demanda : « Qu’est-ce qui va lui arriver, d’après toi ?

— J’imagine qu’ils vont finir par le choper. Ils vont cerner Arkhangelsk et fouiller jusqu’à ce qu’ils le retrouvent. Et franchement, ce n’est pas moi qui m’y opposerai. Tu imagines ce que Mamantov et sa bande pourraient faire s’ils mettaient la main sur un type qui a la tête de Staline, qui parle comme Staline, et qui arrive avec la preuve qu’il est le fils de Staline ? Ils auraient de quoi s’en donner à cœur joie, non ? »

O’Brian s’était renversé sur son siège, les yeux fermés, les traits crispés, et Kelso éprouva en le regardant comme un début de malaise. Les événements s’étaient succédé à un tel rythme qu’il en avait oublié Mamantov. Son regard passa de O’Brian au porte-bagages métallique, où la serviette se trouvait toujours soigneusement enveloppée dans son anorak.

Il s’efforça de réfléchir, mais n’y parvint pas. Son esprit se dérobait. Il y avait trois jours qu’il n’avait pas dormi convenablement — la première nuit s’était passée à discuter avec Rapava, la deuxième s’était terminée dans les cellules du QG de la milice moscovite, et il avait passé la troisième dans la voiture, sur la route d’Arkhangelsk. L’épuisement le faisait défaillir. Il ne put rien faire d’autre que retirer ses grosses bottes et faire rapidement son lit.

« Je suis vanné, dit-il. On trouvera une solution demain matin. »

O’Brian ne répondit pas.

Par précaution toute relative, Kelso verrouilla la porte.

Une vingtaine de minutes s’écoulèrent avant que O’Brian ne se décide à bouger. Kelso avait alors tourné son visage contre le mur et dérivait entre éveil et sommeil. Il l’entendit délacer ses bottes, pousser un soupir et s’allonger sur la banquette. La lampe de chevet s’éteignit et le compartiment fut plongé dans l’obscurité, à l’exception de la veilleuse au néon bleu qui grésillait au-dessus de la porte.

Le train interminable oscillait lentement dans la neige en filant vers le sud, et Kelso dormit d’un sommeil agité. Les heures s’écoulaient et les bruits du voyage se mêlaient à ses mauvais rêves : les chuchotements animés des compartiments voisins ; le slop, slop, slop traînant des savates d’une babouchka qui remontait le couloir ; le son lointain, minuscule, d’une voix de femme dans un haut-parleur lorsqu’ils s’arrêtaient dans des gares perdues tout au long de la nuit — Niandoma, Konocha, Iertsevo, Vojega, Kharovsk — et les gens qui s’amassaient pour monter ou descendre du train ; la lumière blanche et crue des néons sur les quais, qui traversait les rideaux trop minces ; O’Brian s’agitant à un moment, se déplaçant dans la cabine.

Il n’entendit pas la porte s’ouvrir. Tout ce qu’il sentit, c’est quelque chose bruire dans la cabine pendant une fraction de seconde, puis une masse de chair se plaquer vigoureusement sur sa bouche. Ses yeux s’ouvrirent brusquement quand la pointe d’un couteau se posa sur sa gorge, à l’endroit où la chair du maxillaire inférieur rejoint la trachée artère. Il se débattit pour se redresser, mais la main l’en empêcha. Ses bras semblaient prisonniers du drap entortillé. Il ne parvenait à voir personne, mais une voix chuchotait tout contre son oreille, si près qu’il respirait l’humidité chaude d’un souffle : « Un camarade qui abandonne un camarade n’est qu’un chien puant de trouille, et un tel chien ne mérite qu’une mort de chien, camarade… »

Le couteau s’enfonça.

Kelso se réveilla en sursaut, un cri coincé dans la gorge, les yeux écarquillés, le mince drap bouchonné et serré entre ses mains trempées de sueur. Le compartiment qui oscillait doucement était vide au-dessus de lui, et la pénombre bleutée se teintait de gris. Il resta un instant immobile. Il entendait O’Brian respirer profondément, et, lorsqu’il finit par se retourner, il le vit, tête renversée, bouche ouverte, un bras pendant presque jusqu’au sol, l’autre posé en travers du front.

Il lui fallut encore deux bonnes minutes pour que sa panique s’apaise. Il leva le bras au-dessus de sa tête pour soulever un coin du rideau et regarder sa montre. Il se croyait encore au milieu de la nuit, mais il découvrit avec surprise qu’il était déjà sept heures passées. Il avait dormi pendant pratiquement neuf heures.

Il se souleva sur un coude et écarta un peu plus le rideau pour voir aussitôt la tête de Staline flotter vers lui, isolée dans l’aube pâle, au bord de cette voie ferrée. Elle arriva au niveau de la fenêtre puis s’éloigna rapidement.

Kelso resta devant la fenêtre, mais ne vit plus rien d’autre, juste la terre pelée au-delà des rails et le faible éclat des lignes électriques qui semblaient plonger et se soulever, plonger et se soulever entre les pylônes, au rythme du train qui avançait encore. Il ne neigeait pas ici, mais le ciel naissant présentait comme un vide froid et décoloré.

Il comprit alors que quelqu’un avait dû brandir un portrait. Brandir un portrait de Staline.

Il laissa retomber le rideau et balança d’une secousse ses jambes hors de la couchette. Doucement, afin de ne pas réveiller O’Brian, il enfila ses bottes en caoutchouc et ouvrit prudemment la porte sur le couloir désert. Il regarda des deux côtés : personne. Il ferma le loquet derrière lui et se dirigea vers l’arrière du train.

Il traversa une voiture vide identique à celle qu’il venait de quitter, sans cesser de jeter des coups d’œil sur le paysage qui défilait, puis la classe « douce » céda la place à la « dure ». Le train devenait soudain beaucoup plus peuplé : deux rangées de couchettes dans des compartiments ouverts d’un côté du couloir, une seule rangée dans le sens de la longueur de l’autre. Soixante personnes par voiture. Des bagages entassés partout. Des passagers assis, en train de bâiller, les yeux rouges. D’autres en train de ronfler, insensibles au réveil général. Des gens qui faisaient la queue devant les toilettes nauséabondes. Une mère qui changeait la couche sale de son bébé (il sentit l’odeur aigre des selles lactées en passant). Des fumeurs qui se pressaient devant les fenêtres ouvertes, tout au bout du wagon. Le parfum âcre du tabac sans filtre. La fraîcheur bienfaisante de l’air qui s’engouffrait.

Il traversa ainsi quatre voitures « dures » et se trouvait au seuil de la cinquième, ayant décidé que ce serait la dernière (il avait conclu qu’il s’était inquiété pour rien et qu’il devait avoir rêvé puisque la campagne était déserte), quand il vit un autre portrait. Ou plutôt, comme il ne tarda pas à s’en apercevoir, il vit deux portraits s’avancer vers lui, l’un de Staline, l’autre de Lénine, brandis par un couple de vieillards, l’homme bardé de médailles, qui se tenait sur un talus. Le train ralentissait pour l’entrée en gare, et Kelso les vit très distinctement : deux visages tannés, ridés, presque bruns, épuisés. Puis, deux secondes plus tard, il les vit se tourner, soudain rajeunis de plusieurs années, souriant et saluant quelqu’un qu’ils venaient de repérer dans la voiture où Kelso se préparait à entrer.

Le temps parut ralentir avec le train, comme dans un rêve. Une rangée de cheminots en veste matelassée, appuyés sur leurs pics et leurs pelles, levèrent leur poing ganté en signe de salut. La voiture s’assombrit lorsqu’elle s’approcha du quai. Kelso entendit de la musique, étouffée par le crissement métallique des freins : à nouveau le vieil hymne national soviétique…

Parti de Lénine !

Parti de Staline !

… et un petit orchestre en uniforme bleu pâle dériva devant la fenêtre.

Le train s’immobilisa dans un soupir de pneumatiques, et Kelso put lire une pancarte : vologda. Sur le quai, des gens lançaient des acclamations. D’autres accouraient.

Il ouvrit la porte de la voiture et là, juste en face de lui, à moins de douze pas, il trouva le Russe, endormi, toujours vêtu de l’uniforme de son père, sa valise hissée sur le porte-bagages au-dessus de sa tête. Les voyageurs s’étaient respectueusement écartés pour lui faire de la place, et l’observaient.

Le Russe commençait à se réveiller. Sa tête bougea. Il écarta quelque chose de sa figure d’un mouvement de la main et ouvrit brusquement les yeux. Voyant qu’on l’observait, il se redressa lentement, prudemment. Quelqu’un se mit à applaudir et tout le monde l’imita dans la voiture, puis sur le quai, où la foule s’agglutinait à la fenêtre pour voir. Le Russe regarda autour de lui, la lueur affolée se muant dans ses yeux en une expression de stupéfaction. Un homme lui adressa un signe de tête pour l’encourager. Il souriait et applaudissait. Le Russe lui rendit lentement son signe de tête, comme s’il commençait peu à peu à comprendre quelque rituel étranger, et il se mit lui aussi à applaudir, doucement, ce qui ne fit qu’accroître le volume des acclamations. Il hocha modestement la tête, et Kelso se dit qu’il avait dû passer trente ans à rêver à ce moment. Son expression semblait dire : Vraiment, camarade, je suis comme vous — un homme simple, fruste même — mais si le fait de me vénérer peut vous faire plaisir…

Il n’avait pas conscience du regard de Kelso sur lui ; l’historien n’était qu’un visage parmi les autres dans la foule. Au bout de quelques secondes, ce dernier fit demi-tour et dut se frayer un passage dans la bousculade pour repartir en sens inverse.

Son esprit était dans la plus totale confusion.

Le Russe avait dû monter dans le train à Arkhangelsk, une minute ou deux après eux… c’était concevable s’il les avait imités en hélant une voiture. Jusque-là, il pouvait comprendre.

Mais ça ?

Il se cogna contre une femme qui remontait avec peine le couloir, se débattant avec deux grands sacs, un drapeau rouge et un vieil appareil photo.

Il lui demanda : « Qu’est-ce qui se passe ?

— Vous n’avez pas entendu ? Le fils de Staline est parmi nous ! C’est un miracle ! » Elle ne pouvait s’arrêter de sourire. Elle avait des dents en métal.

« Mais comment le savez-vous ?

— C’était à la télévision, répondit-elle, comme si cela expliquait tout. Toute la nuit ! Et quand je me suis réveillée, il y avait toujours les images et on disait qu’on l’avait vu dans le train de Moscou ! »

Quelqu’un la poussa par-derrière et elle se cogna dans Kelso. Elle se retrouva tout près de son visage. Il essaya de se dégager, mais elle s’accrocha soudain à lui, le regardant droit dans les yeux.

« Mais vous, s’exclama-t-elle, vous savez déjà tout ça ! Vous étiez à la télé et vous disiez que c’était vrai ! » Elle l’entoura de ses gros bras. Ses sacs lui rentraient dans le dos. « Merci. Merci. C’est un miracle ! »

Il aperçut une lumière blanche, très vive, qui se déplaçait sur le quai, derrière la tête de la femme, et il se dépêcha de passer. Un projecteur de télévision. Des caméras de télévision. De gros micros gris. Des techniciens qui marchaient à reculons, se bousculant les uns les autres. Et, au milieu de cette mêlée, marchant vers sa destinée, parlant avec assurance parmi toute une phalange de gardes du corps en veste noire, il y avait Vladimir Mamantov.

Il fallut à Kelso plusieurs minutes pour réussir à fendre la foule. Lorsqu’il ouvrit la porte de leur compartiment, O’Brian lui tournait le dos et regardait par la fenêtre. Au bruit que fit Kelso en entrant, il fit volte-face, mains en l’air, paumes ouvertes : déjà coupable, contrit.

« Je ne savais vraiment pas que ça allait tourner comme ça, Fluke. Je te jure…

— Qu’est-ce que tu as fait ?

— Rien…

— Qu’est-ce que tu as fait ? »

O’Brian cilla et marmonna. « J’ai transmis le reportage.

— Tu as quoi ?

J’ai transmis le reportage, répéta-t-il avec une nuance de défi cette fois-ci. Hier, au bord de l’eau, pendant que tu lui parlais dans la cabane. J’ai monté trois minutes quarante d’images, préparé un commentaire et j’ai converti tout ça en numérique pour l’envoyer par satellite. J’ai failli te le dire, hier soir, mais je n’ai pas voulu te mettre dans tous tes états.

— Me mettre dans tous mes états ?

— Allez, Fluke, je n’étais même pas sûr que le reportage soit bien passé. La batterie aurait pu lâcher. Le matériel aurait pu ne pas marcher… »

Kelso faisait un effort pour suivre tout ce qui arrivait, le Russe dans le train, l’excitation générale, Mamantov. Il remarqua qu’ils n’avaient toujours pas quitté Vologda.

« Ces images… à quelle heure ont-elles pu passer ici ?

— Vers vingt et une heures, peut-être.

— Et combien de fois sont-elles passées ? Quoi ? Souvent ? Toutes les heures ?

— J’imagine.

— Pendant onze heures alors ? Et sur d’autres chaînes aussi ? Est-ce qu’on les aura vendues aux chaînes russes ?

— On les a sûrement données aux Russes, à partir du moment où on y a cru. C’est de la bonne publicité, tu sais ? CNN les a certainement reprises. Sky. BBC World… »

Il ne pouvait s’empêcher d’avoir l’air satisfait.

« Et tu t’es aussi servi de mon interview, au sujet du cahier ? »

Les mains se levèrent à nouveau, sur la défensive.

« Oh, mais ça, je n’en sais rien du tout. Enfin, oui, bien sûr, ils avaient les images. Je les avais montées et expédiées avant de quitter Moscou.

— Espèce de petit saligaud irresponsable, articula lentement Kelso. Tu sais que Mamantov est dans le train ?

— Oui. Je viens juste de le voir. (Il lança un coup d’œil nerveux en direction de la fenêtre.) Je me demande ce qu’il fait là. »

Mais il y avait quelque chose dans sa façon de le dire, un ton un peu faux, une désinvolture feinte, qui figea Kelso. Après un long silence, il demanda, d’une voix calme : « Est-ce que c’est Mamantov qui t’a mis sur ce coup ? »

O’Brian hésita, et Kelso eut conscience de vaciller imperceptiblement, comme un boxeur près d’aller au tapis, ou un ivrogne.

« Bordel de Dieu, tu m’as complètement mené en bateau…

— Non, protesta l’Américain. Ce n’est pas vrai. D’accord, je reconnais que Mamantov m’a appelé une fois — je t’ai dit que je l’avais déjà rencontré. Mais tout le reste, trouver le cahier, monter jusqu’ici, tout ça c’est nous, je te le jure. Toi et moi. Je ne savais pas du tout ce qu’on allait trouver. »

Kelso ferma les yeux. Il était en plein cauchemar.

« Quand a-t-il appelé ?

— Tout au début. C’était juste un tuyau. Il n’a pas parlé de Staline ni de quoi que ce soit.

— Au tout début ?

— Le soir d’avant que je me pointe au symposium. Il m’a dit : “Allez donc à l’Institut du marxisme-léninisme avec votre caméra, monsieur O’Brian (tu sais comment il parle), trouvez le docteur Kelso et demandez-lui s’il veut faire une déclaration.” C’est tout ce qu’il m’a dit. Il m’a raccroché au nez. Enfin, comme ses tuyaux sont toujours intéressants, j’y suis allé. Bon sang (il rit), pourquoi crois-tu que je serais allé là-bas sinon ? Pour filmer une bande d’historiens en train de parler des archives ? Tu me fais rire !

— Espèce de petit salaud irresponsable et hypocrite… »

Kelso avança d’un pas dans le compartiment, et O’Brian recula. Mais Kelso ne lui prêta aucune attention. Il avait mieux à faire. Il tira son anorak du porte-bagages.

« Qu’est-ce que tu fais ? demanda O’Brian.

— Ce que j’aurais fait dès le début si seulement j’avais su la vérité. Je vais détruire ce cahier de merde. »

Il sortit la serviette de la poche intérieure de la veste.

« Mais tu vas tout gâcher, protesta O’Brian. Pas de cahier, pas de preuve, pas de reportage. On va passer pour des cons.

— Tant mieux.

— Je ne suis pas sûr de pouvoir te laisser faire ça…

— Essaie donc de m’arrêter… »

La surprise du choc, tout autant que sa violence, le fit tomber. Le compartiment se renversa, et il se retrouva couché sur le dos.

« Ne m’oblige pas à te frapper encore, supplia O’Brian, penché au-dessus de lui. Je t’en prie, Fluke. Je t’aime bien, moi. »

Il tendit la main, mais Kelso roula sur lui-même. Il n’arrivait pas à reprendre son souffle. Il avait la figure dans la poussière. Il sentait sous ses mains les fortes vibrations de la locomotive. Il porta les doigts à sa bouche et se toucha la lèvre. Elle saignait un peu et il avait un goût salé dans la bouche. La locomotive s’emballa à nouveau, comme si le conducteur en avait assez d’attendre, pourtant le train ne bougeait toujours pas.

CHAPITRE 33

A Moscou, le colonel Iouri Arseniev se débattait maladroitement avec la technologie, un combiné téléphonique coincé entre son épaule et son oreille, et une télécommande de téléviseur entre ses mains replètes. Il le pointait sur le gros poste qui occupait un coin de son bureau et essayait désespérément de monter le son, déréglant d’abord la luminosité puis le contraste avant de pouvoir entendre ce que disait Mamantov.

« … tout de suite pris l’avion à Moscou dès que j’ai appris la nouvelle. Je monte donc dans ce train pour offrir ma protection, et celle du mouvement Aurora, à ce personnage historique, et nous défions le grand usurpateur fasciste du Kremlin d’essayer de nous empêcher d’atteindre ensemble le siège passé et futur du pouvoir soviétique… »

Les douze dernières heures avaient déjà été riches en émotions pénibles pour le chef de la Direction générale du RT, mais celle-ci dépassait tout. D’abord, à vingt heures, le soir précédent, il avait reçu un appel affolé indiquant que le QG du Spetsnaz avait perdu toute communication avec Souvorine et ses hommes dans la forêt. Puis, une heure plus tard, on avait commencé à diffuser les premières images télévisées du dingue en train de délirer dans sa cabane (« Telle est la loi du capitalisme : battre les faibles et les démunis. C’est la loi de la jungle du capitalisme… »). La nouvelle que l’on avait vu l’homme dans le train de nuit de Moscou était parvenue à Iassenevo juste avant l’aube, et l’on avait rassemblé à la va-vite des unités de la milice et du MVD pour arrêter le train à Vologda. Et maintenant ceci !

Bon, liquider un type en pleine nuit dans des gares paumées comme Konocha ou Iertsevo, c’était une chose. Mais prendre un train d’assaut en plein jour, devant les médias, dans une grande ville comme Vologda avec V.P. Mamantov et ses sbires d’Aurora sous la main pour déclencher une bagarre… c’en était une tout autre.

Arseniev avait appelé le Kremlin.

Il entendait donc deux fois les phrases pesantes de Mamantov, une fois par la télévision de son bureau et une autre fois, avec une fraction de seconde de décalage, par le combiné de son téléphone, filtrées par la respiration difficile du dirigeant malade. En bruit de fond, à l’autre bout de la ligne, quelqu’un criait, puis il y eut des bruits de panique générale et de mouvements. Il entendit un tintement de verre, puis le son d’un liquide qu’on verse.

Oh, s’il vous plaît, pensa-t-il. Pas de la vodka quand même. S’il vous plaît. Pas si tôt le matin…

Sur l’écran, Mamantov s’était retourné et montait dans le train. Il saluait les caméras. L’orchestre jouait. Les gens applaudissaient.

Sainte Mère…

Arseniev sentait son cœur pétarader dans sa poitrine, ses bronches se contracter. Il lui devenait aussi difficile d’aspirer l’air dans ses poumons que d’aspirer de la boue avec une paille.

Il donna deux pressions sur son inhalateur.

« Non », grogna la voix familière à l’oreille d’Arseniev, puis la ligne fut coupée.

« Non », siffla Arseniev en faisant signe, rapidement, à Vissari Netto.

« Non », répéta Netto, qui était assis sur le canapé et tenait lui aussi un combiné téléphonique branché sur un circuit de protection militaire pour parler au responsable du MVD à Vologda. « Je répète, ne bougez pas. Retenez vos hommes. Laissez partir le train. »

« C’est la bonne décision, commenta Arseniev en raccrochant. Il aurait pu y avoir des coups de feu. Ça aurait fait mauvais effet. »

Faire bon effet, c’était tout ce qui importait à présent.

Pendant un moment, Arseniev ne dit rien tandis qu’il examinait, avec un malaise croissant, ce dernier embranchement dans la route de sa vie. Une voie, lui semblait-il, le conduisait à la retraite avec pension et datcha, l’autre à un renvoi presque certain, une enquête officielle pour tentative illégale d’assassinat et, très probablement, à la prison.

« Abandonnez toute l’opération », dit-il.

Le stylo de Netto commença à courir sur son calepin. Pareils à deux cerises dans de la pâte, profondément enfoncés dans leurs orbites charnues, les petits yeux d’Arseniev cillèrent précipitamment.

« Non, non, non, surtout pas ! N’écrivez rien de tout cela ! Contentez-vous de le faire. Arrêtez toute surveillance de l’appartement de Mamantov, abandonnez la protection de la fille, annulez tout.

— Et Arkhangelsk, mon colonel ? Nous avons toujours un avion qui attend le commandant Souvorine là-bas. »

Arseniev se tripota le cou pendant quelques secondes. Son esprit perpétuellement fertile commençait déjà à esquisser un communiqué anonyme à l’intention des médias étrangers :« Rapports de fusillade dans la forêt d’Arkhangelsk… incident regrettable… un officier isolé a pris sur lui de… désobéir aux ordres les plus stricts… issue tragique… profondes excuses… »

Pauvre Felix, songea-t-il.

« Qu’il rentre à Moscou. »

On aurait dit que le train avait été retenu trop longtemps, de sorte que, lorsque l’on desserra enfin les freins, il fit un bond en avant puis stoppa abruptement, projetant O’Brian, comme un battant de cloche, d’un côté, puis de l’autre du compartiment. La pochette lui échappa des mains.

Très lentement, avec craquements et gémissements, reprenant la même vitesse infinitésimale qu’au départ d’Arkhangelsk, la locomotive commença à les éloigner de Vologda. Kelso était toujours par terre.

« Pas de cahier, pas de preuve, pas de reportage… »

Il plongea vers la pochette et l’attrapa d’une main tout en accrochant de l’autre la poignée de la porte pour essayer de se relever. Mais il sentit O’Brian le saisir par les jambes pour tenter de le retenir. La poignée bougea, et la porte coulissa, lui permettant de sortir, tête la première sur la moquette du couloir, sans cesser de battre frénétiquement des talons pour faire lâcher prise à son assaillant. Il sentit avec satisfaction le caoutchouc rigide heurter la chair et le crâne, déclenchant un hurlement de douleur. La botte lui sortit du pied et il l’abandonna, comme un lézard renonce au bout de sa queue. Il courut alors dans le couloir, boitillant sur son pied en chaussette.

L’étroit passage était alors encombré de passagers inquiets de la classe « douce » (« Vous avez entendu ? » « Est-ce que cest vrai ? ») et il était impossible de progresser rapidement O’Brian le poursuivait Kelso entendait ses cris. Au bout de la voiture, la vitre de la porte était baissée et il envisagea fugitivement de lancer la pochette sur les rails. Mais le train n’avait pas encore complètement quitté Vologda et avançait beaucoup trop lentement : le cahier risquait d’atterrir intact, serait même certainement retrouvé…

« Fluke ! »

Il pénétra en courant dans la voiture suivante et prit conscience trop tard qu’il fonçait vers les classes « dures », qu’occupaient Mamantov et ses sbires. D’ailleurs, l’un des hommes de Mamantov arrivait vers lui, poussant les gens sur son passage.

Kelso saisit la poignée de porte la plus proche. C’était fermé à clé. Mais la poignée suivante tourna, et il faillit tomber dans le compartiment vide avant de fermer fébrilement la porte derrière lui. La pénombre régnait à l’intérieur, les rideaux étaient tirés, les couchettes défaites et des relents de transpiration masculine froide flottaient dans l’air ; ceux qui avaient occupé la cabine étaient sans doute descendus à Vologda. Il essaya d’ouvrir la fenêtre, mais elle resta coincée. Le type d’Aurora martelait la porte de coups et lui criait d’ouvrir. La poignée s’agitait furieusement. Kelso ouvrit la pochette, en sortit le contenu, et commençait tout juste à y porter la flamme quand le loquet céda.

* * *

Les stores de l’appartement de Zinaïda Rapava étaient tirés. Les lumières étaient éteintes. L’écran de télévision clignotait dans un coin de son appartement minuscule comme un âtre froid et bleuté.

Un type en civil avait monté la garde toute la nuit sur le palier, d’abord Bounine, puis quelqu’un d’autre, et une voiture de la milice était restée garée avec ostentation en face de l’entrée de l’immeuble. C’était Bounine qui lui avait conseillé de baisser les stores et de ne pas sortir. Elle n’aimait pas Bounine et elle savait qu’il le lui rendait bien. Quand elle lui avait demandé combien de temps elle devrait rester comme ça, il avait haussé les épaules. Était-elle prisonnière, alors ? Il avait encore haussé les épaules.

Elle s’était recroquevillée en position fœtale sur son lit et était restée ainsi pendant près de vingt heures, à écouter les voisins rentrer du travail puis, pour certains, ressortir pour la soirée. Plus tard, elle les avait entendus se préparer à se coucher. Et elle avait découvert, allongée dans l’obscurité, que tant qu’elle gardait les yeux fixés sur quelque chose elle arrivait à ne pas voir son père : elle parvenait ainsi à occulter l’image de la silhouette mutilée sur le chariot. Elle avait donc regardé la télévision toute la nuit. Et à un moment, zappant entre un jeu et un film américain en noir et blanc, elle était tombée sur les images de la forêt.

« … La liberté seule ne suffit pas, loin de là… Il est très difficile, camarades, de vivre seulement de liberté… »

Elle avait regardé, hypnotisée, à mesure que la nuit s’écoulait, ce reportage faire tache d’huile sur toutes les chaînes au point qu’elle pouvait le réciter par cœur. Il y avait d’abord le garage de son père, puis le cahier, puis Kelso en train de le feuilleter (« … C’est authentique… J’en donnerais ma tête à couper. »). Il y avait la vieille femme en train de montrer un point sur une carte. Il y avait ce drôle de type qui marchait dans une clairière et qui regardait la caméra bien en face quand il parlait. Il débitait un discours chargé de haine qui parut au début réveiller quelque chose dans sa mémoire, jusqu’à ce qu’elle se souvienne que son père lui en avait parfois passé un disque quand elle était enfant.

(« Tu devrais écouter ça, petite… tu apprendrais quelque chose. »)

Il était effrayant, ce type, comique et sinistre à la fois, comme Jirinovski, ou Hitler, et quand on avait annoncé qu’il se trouvait dans le train de Moscou, elle avait presque eu l’impression qu’il venait pour elle. Elle l’imaginait sans peine en train d’arpenter le hall des grands hôtels, ses bottes martelant le marbre, son manteau flottant derrière lui, fracassant les vitrines des boutiques de luxe et sortant les étrangers sur le trottoir, sans cesser de la chercher. Elle l’imaginait au Robotnik en train de renverser le bar, de traiter toutes les filles de putes et de leur crier d’aller se couvrir. Il masquerait les enseignes occidentales, briserait les néons, viderait les rues, fermerait l’aéroport…

Elle savait qu’ils auraient dû détruire le cahier.

C’est plus tard, alors qu’elle se trouvait dans la salle de bains, torse nu, en train d’asperger d’eau froide ses yeux rougis, qu’elle entendit prononcer par le commentateur le nom de Mamantov. Sa première pensée fut, naïvement, qu’on l’avait arrêté. Après tout, n’était-ce pas ce que Souvorine lui avait promis ?

« Et puis on va retrouver les gens — le type qui a massacré votre père et on va l’enfermer. »

Elle saisit une serviette et fonça vers l’écran en se séchant rapidement la figure. Alors elle l’examina, ce type, et oh oui, elle sut que c’était bien lui, que cela n’avait rien d’étonnant de sa part : il avait bien l’air d’un salaud froid et impitoyable, avec ses lunettes cerclées de métal et ses lèvres minces et dures, son chapeau et son pardessus à la soviétique ; il avait l’air capable de tout.

Il disait quelque chose à propos de « l’usurpateur fasciste du Kremlin », et il fallut à Zinaïda une minute pour comprendre qu’en fait on ne l’avait pas arrêté du tout. Au contraire : on le traitait avec déférence. Il avançait vers le train. Il montait dedans. Personne n’allait l’arrêter. Elle vit même un couple de miliciens qui le regardaient faire. Il se retourna sur les marches du wagon et leva la main. Les flashs crépitèrent. Son sourire de bourreau étira ses lèvres, puis il disparut à l’intérieur du train.

Zinaïda garda les yeux fixés sur l’écran.

Elle fouilla dans les poches de sa veste pour trouver le numéro que Souvorine lui avait donné.

La sonnerie retentit Personne ne répondit.

Elle raccrocha, plutôt calmement, enroula la serviette autour de son buste et ouvrit la porte. Il n’y avait personne sur le palier.

Elle referma la porte et alla soulever le store.

La voiture de la milice avait, elle aussi, disparu. Il n’y avait que la circulation normale du samedi matin qui commençait à s’intensifier autour du marché Izmaïlovo.

Par la suite, plusieurs témoins viendraient déclarer l’avoir entendue pleurer, et ce malgré les bruits de la rue animée.

* * *

Kelso fut maîtrisé avec une facilité humiliante. Il fut repoussé sur la banquette et délesté des documents et de la pochette avant que la porte coulissante ne soit refermée, le jeune homme en blouson de cuir noir prenant la banquette opposée et tendant la jambe en travers du passage pour empêcher son prisonnier de bouger.

Il baissa la fermeture à glissière de son blouson juste assez pour que Kelso pût voir son baudrier d’épaule, et c’est alors que l’historien le reconnut enfin : le garde du corps personnel de Mamantov dans l’appartement moscovite. C’était un grand garçon au visage de bébé, avec une paupière gauche tombante et une grosse lèvre inférieure molle, et il y avait quelque chose, dans la manière dont il laissa sa botte reposer contre la cuisse de Kelso pour le pousser vers la fenêtre, qui suggérait que faire mal aux autres devait être son plaisir dans la vie : qu’il avait besoin de violence comme un nageur a besoin d’eau.

Kelso se rappela le corps de Papou Rapava qui tournait lentement sur lui-même, et il se mit à transpirer.

« C’est Viktor, c’est bien ça ? »

Pas de réponse.

« Combien de temps suis-je censé rester coincé ici, Viktor ? »

Toujours pas de réponse et, au bout de deux autres tentatives peu convaincues pour lui demander de le laisser partir, Kelso abandonna. Il entendit un bruit de bottes dans le couloir, et il eut l’impression que le train tout entier était maintenant sous leur contrôle.

Il ne se passa ensuite pas grand-chose pendant plusieurs heures.

A 10 h 20, ils s’arrêtèrent comme prévu à Danilov, et d’autres supporters de Mamantov déferlèrent.

Kelso demanda s’il pouvait au moins aller aux toilettes.

Pas de réponse.

Plus tard, dans la banlieue de Iaroslavl, ils passèrent devant une usine abandonnée ornée d’un Ordre de Lénine rouillé fixé sur son mur aveugle. Sur le toit, une rangée de jeunes gens se découpait contre le ciel, le bras levé bien haut en un salut fasciste.

Viktor regarda Kelso et sourit. Kelso détourna les yeux.

* * *

A Moscou, l’appartement de Zinaïda Rapava était vide.

Les Klim, qui habitaient l’appartement du dessous, jurèrent ensuite qu’ils l’avaient entendue sortir peu après onze heures. Mais le vieux Amossov, qui réparait sa voiture dans la rue, juste en face de l’immeuble, assura qu’il était un peu plus tard : pas loin de midi, d’après lui. Elle passa près de lui sans prononcer un mot, mais ce n’était pas la première fois (elle gardait, raconta-t-il, la tête baissée et portait des lunettes noires, un blouson de cuir, un jean et des bottes) et elle se dirigea vers la station de métro Semionovskaïa.

Elle n’avait pas sa voiture : celle-ci était restée garée devant l’appartement de son père. Une femme de ménage, Vera Ianoukova, la reconnut et la laissa entrer. Zinaïda se raidit directement au vestiaire, où elle récupéra un sac en cuir avec bandoulière (elle montra son ticket ; il n’y avait pas d’erreur). La femme de ménage lui ouvrit la porte de devant, mais elle préféra repartir par où elle était venue, évitant ainsi les détecteurs de métaux qui se mettaient en marche dès que la porte était déverrouillée.

Le deuxième témoignage authentifié la signale une heure plus tard, à treize heures, lorsqu’elle se présenta à l’entrée de service du Robotnik.

D’après la femme de ménage, elle était nerveuse en arrivant, mais une fois qu’elle eut récupéré son sac, elle parut rassérénée, calme et maîtresse d’elle-même.

CHAPITRE 34

Kelso finit-il par s’endormir ? Il se demanda ensuite si cela avait été le cas, car il ne gardait aucun véritable souvenir de ce long après-midi jusqu’au moment où il avait entendu des pas dans le couloir puis quelques coups légers frappés à la porte. Ils atteignaient les abords de la banlieue nord de Moscou, et la lumière terne d’octobre déclinait déjà sur l’infinie étendue urbaine de métal et de béton.

Viktor retira nonchalamment son pied de la banquette et se leva en rajustant son pantalon. Il retira le couteau qui coinçait le mécanisme de la serrure et entrouvrit la porte, puis il la fit coulisser complètement et se mit aussitôt au garde-à-vous, laissant Vladimir Mamantov s’engouffrer dans le compartiment, nimbé de cette même odeur bizarre de camphre et de phénol que Kelso se rappelait avoir sentie dans son appartement. La même touffe de poils bruns nichait au creux de son menton.

Il fut tout excuses et sourires factices : il regrettait tant que Kelso eût pu être gêné en quoi que ce fut, et c’était tellement dommage qu’ils n’aient pu se voir plus tôt pendant le voyage, mais il avait eu tant de questions urgentes à régler. Il était certain que Kelso comprenait.

Son pardessus était ouvert et son visage luisait de sueur. Il laissa tomber son chapeau sur la banquette en face de celle de Kelso et s’assit à côté. Puis il prit la serviette, en retira les documents et fit signe à Viktor de s’asseoir près de Kelso, tout en appelant son deuxième garde du corps pour qu’il referme la porte et ne laisse entrer personne.

Ce n’était plus le Mamantov que Kelso avait rencontré sept ans plus tôt, à sa sortie de prison. Ce n’était même plus le Mamantov du début de la semaine. C’était un Mamantov à nouveau dans la force de l’âge. Un Mamantov rajeuni. Mamantov redux.

Kelso regarda ses gros doigts feuilleter le cahier et les rapports du NKVD.

« Bien, fit-il brièvement, excellent. Tout est là, je pense. Dites-moi : vouliez-vous vraiment détruire tout ceci ?

— Oui.

— Tout.

— Oui. »

Il regarda Kelso avec stupéfaction et secoua la tête.

« Vous êtes pourtant celui qui plaide toujours pour la nécessité d’ouvrir toutes les archives historiques !

— J’aurais tout détruit quand même. Dans le simple but de vous arrêter. »

Kelso sentit le coude de Viktor s’enfoncer dans ses côtes, et il savait que le jeune homme n’attendait que la première occasion pour lui faire mal…

« Ah ! L’histoire n’est donc autorisée que quand elle sert les intérêts subjectifs de ceux qui détiennent les archives ? (Mamantov sourit à nouveau.) Le mythe de la prétendue “objectivité” occidentale a-t-il jamais été plus complètement menacé ? Je vois que je vais donc devoir reprendre ces documents pour les préserver.

— Reprendre ? » demanda Kelso. Il ne parvenait pas à retirer l’incrédulité de sa voix. « Vous voulez dire que vous les avez, déjà eus entre les mains ?! »

Mamantov inclina gracieusement la tête.

Effectivement.

Mamantov avait replacé les papiers dans la serviette et serré les courroies. Mais il ne se décidait visiblement pas à partir. Pas encore. Il avait attendu ce moment tellement longtemps. Il voulait que Kelso sache. Il y avait quinze ans que Iepichev lui avait parlé pour la première fois de ce « cahier à couverture de toile cirée noire », et depuis il n’avait jamais perdu l’espoir de le découvrir. Et puis, comme un miracle, et aux heures les plus sombres de sa cause, qui apparut sur les listes des membres d’Aurora sinon le même Papou Rapava dont le nom était si souvent revenu dans les dossiers du KGB ? Mamantov l’avait fait venir. Et à la fin — d’abord avec hésitation, à contrecœur, mais, au bout du compte, par loyauté pour son nouveau maître —, Rapava lui avait fait le récit de la nuit de l’attaque de Staline.

Mamantov avait été le premier à l’apprendre.

Cela se passait un an plus tôt.

Il lui avait fallu neuf mois pleins pour pénétrer dans le jardin de la maison de Beria, rue Vspolnii. Et savez-vous ce qu’il avait dû faire, au bout du compte ? Non ? Il avait dû monter une société immobilière — Moskprop — et acheter cette fichue baraque à ses propriétaires, l’ex-KGB. Mais cela n’avait heureusement pas été trop difficile parce que Mamantov avait encore plein d’amis à la Loubianka qui, contre un pourcentage, étaient ravis de vendre les biens de l’État pour une fraction de leur valeur réelle. Certains appelleraient cela de la corruption, ou même du vol. Il préférait le terme occidental de « privatisation ».

Les Tunisiens avaient fini par être congédiés à la fin de leur bail, au mois d’août, et Rapava l’avait conduit à l’endroit exact, dans le jardin. La boîte à outils avait été déterrée.

Mamantov avait lu le cahier, avait pris l’avion pour Arkhangelsk et avait suivi exactement le même parcours que Kelso et O’Brian jusqu’au cœur de la forêt. Il avait tout de suite compris le potentiel de cette affaire. Mais il avait aussi eu le bon sens — le génie, comme il l’appellerait bien volontiers, mais il préférait laisser cette appréciation aux autres —, l’esprit disons, de pressentir ce que Kelso venait tout juste d’illustrer, à savoir que l’histoire n’était en fait qu’une question d’objectivité et de subjectivité.

« Imaginez que je sois rentré à Moscou avec notre ami commun, que j’aie convoqué une conférence de presse et annoncé qu’il était le fils de Staline. Que se serait-il passé ? Je vais vous le dire : rien. On m’aurait ignoré. Ridiculisé. Accusé de faux et usage de faux. Et pourquoi ? (Il pointa sur Kelso un doigt accusateur.) Parce que les médias sont à la merci des forces cosmopolites qui méprisent Vladimir Mamantov et tout ce qu’il représente. Oh, mais si le docteur Kelso, ce chéri des cosmopolites… ah oui, si Kelso annonçait au monde : “Attention, je vous présente le fils de Staline”, là, cela devenait une tout autre histoire. »

Le fils avait donc reçu pour instruction d’attendre quelques semaines de plus, jusqu’à ce que des étrangers se présentent avec le cahier.

(Cela expliquait beaucoup de choses, pensa Kelso : la curieuse impression qu’on les attendait, qu’il avait plusieurs fois éprouvée à Arkhangelsk, avec le représentant communiste, Varvara Safanova et le fils lui-même. « C’est vous, c’est bien vous ; et je suis celui que vous cherchez… »)

« Mais pourquoi moi ? s’étonna-t-il.

— Parce que je me souvenais de vous. Je me souvenais comment vous aviez réussi à obtenir de me voir à ma sortie de Lefortovo après le coup… de votre sale arrogance, de votre certitude que vous et les vôtres aviez gagné et que j’étais fini. La merde que vous avez pu écrire sur moi… Qu’a dit Staline déjà : “Choisir sa victime, préparer minutieusement son plan, assouvir une vengeance implacable, et puis aller se coucher… il n’y a rien de plus doux au monde.” Doux. C’est cela. Rien de plus doux au monde. »


Zinaïda Rapava arriva à la gare Iaroslavl de Moscou à seize heures passées de quelques minutes. (Ce qu’elle avait fait exactement pendant les trois heures qui suivirent sa visite au Robotnik, les autorités ne purent jamais le déterminer, quoiqu’il y eût des témoignages non confirmés signalant qu’une femme correspondant à sa description avait été vue au cimetière de Troïekourovo, où étaient enterrés sa mère et son frère.)

Quoi qu’il en soit, à 16 h 05, elle s’adressa à un employé des chemins de fer russes. Il ne put dire ensuite pourquoi il l’avait ainsi remarquée alors qu’il y avait tellement de monde, ce jour-là : c’était peut-être à cause de ses lunettes noires, malgré la pénombre qui régnait perpétuellement sous les arches couvertes du terminus.

Comme tout le monde, elle voulait savoir sur quel quai allait arriver le train d’Arkhangelsk.

La foule commençait déjà à se rassembler, et le service d’ordre d’Aurora faisait de son mieux pour éviter les débordements. On avait ménagé une allée délimitée par des cordes. Une estrade avait été dressée pour les caméras. On distribuait des drapeaux, l’aigle tsariste, le marteau et la faucille, l’emblème d’Aurora. Zinaïda prit un petit drapeau rouge, et c’est peut-être ça, à moins que ce ne fût le blouson de cuir noir, qui lui donna l’allure d’une parfaite militante d’Aurora. Quoi qu’il en soit, elle parvint à atteindre les toutes premières places, contre la corde, et personne ne lui demanda rien.

On l’entrevoit à plusieurs reprises sur la vidéo de la foule filmée avant l’arrivée du train : calme, solitaire, en train d’attendre.

* * *

Le train passait devant les petites gares de banlieue. Des curieux venus faire leurs courses du samedi après-midi regardaient, pour voir ce qui provoquait une telle agitation. Un homme brandit son enfant qui faisait de grands gestes, mais Mamantov était trop occupé à parler pour lui prêter attention.

Il décrivait la façon dont il avait attiré Kelso en Russie, et c’est de cela, ajouta-t-il, qu’il était le plus fier : il avait eu recours à une ruse digne de Iossif Vissarionovitch lui-même.

Il s’était arrangé pour qu’une société écran qu’il possédait en Suisse (respectable, une affaire de famille : elle exploitait les ouvriers depuis des siècles) prenne contact avec Rossarkhiv pour offrir de sponsoriser un symposium sur l’ouverture des archives soviétiques !

Mamantov, de bonheur, se donna une claque sur la cuisse.

Au début, Rossarkhiv n’avait pas voulu inviter Kelso — vous imaginez ! Ils trouvaient qu’il n’occupait plus une « position suffisante dans la communauté universitaire » ; mais Mamantov, par l’intermédiaire de ses sponsors, avait insisté et, deux mois plus tard, le voilà qui se retrouvait à Moscou, avec chambre d’hôtel à disposition, tous frais payés, un vrai porc dans sa fange, venu se vautrer dans notre passé, jouir de sa supériorité, et nous dire de nous sentir coupables quand sa seule raison d’être là n’était depuis le début que de faire revivre le passé !

Et Papou Rapava, demanda Kelso, qu’avait-il pensé de ce plan ?

Pour la première fois, le visage de Mamantov s’assombrit.

Rapava avait assuré que le plan lui convenait. C’était ce qu’il avait dit. Cracher dans la soupe des capitalistes, et puis les regarder la manger ? Oh, oui, camarade colonel, s’il vous plaît : l’idée avait beaucoup plu au camarade Rapava. Il était censé raconter à Kelso toute son histoire dans la nuit, puis le conduire directement à la vieille demeure de Beria, où ils auraient déterré ensemble la boîte à outils. Mamantov avait tuyauté O’Brian, qui avait promis de venir le lendemain matin avec ses caméras à l’Institut du marxisme-léninisme. Le symposium devait former la rampe de lancement parfaite. Quel scoop ! Ils se précipiteraient tous dessus. Mamantov avait tout prévu.

Mais alors : rien. Kelso était passé chez Mamantov dans l’après-midi du lendemain, et c’est comme cela que ce dernier avait appris que Rapava lui avait fait faux bond : qu’il avait bien débité son histoire comme prévu, mais qu’il s’était enfui ensuite.

« Pourquoi ? (Mamantov plissa le front.) Vous lui avez parlé d’argent, sans doute ? »

Kelso acquiesça. « Je lui ai proposé une part des bénéfices. »

Une expression de mépris passa sur le visage de Mamantov. « Que vous puissiez chercher à vous enrichir… ça, je m’y étais attendu : c’est encore une raison pour laquelle je vous avais choisi. Mais lui ? (Il secoua la tête, dégoûté.) L’être humain, murmura-t-il. Il vous laisse toujours tomber.

— Il a peut-être pensé la même chose de vous, intervint Kelso. Vu ce que vous lui avez fait subir. »

Mamantov adressa un coup d’œil à Viktor, et quelque chose passa en cet instant entre l’homme d’âge mûr et le plus jeune : un regard qui frôlait l’intimité sexuelle. Kelso sut aussitôt qu’ils avaient torturé Papou Rapava ensemble. Il y avait peut-être eu d’autres personnes présentes, mais ces deux-là avaient été au centre des opérations : c’étaient l’artisan et son apprenti.

Kelso se sentit transpirer à nouveau.

« Mais il n’a pas avoué où il avait dissimulé le cahier », remarqua-t-il.

Mamantov fronça les sourcils, comme s’il essayait de se rappeler quelque chose. « Non, prononça-t-il doucement. Non. C’était un roc. Je dois lui reconnaître ça. Bien que cela n’ait eu aucune importance. Il nous a suffi de vous suivre le lendemain matin, vous et la fille, et de vous regarder récupérer les documents. Au bout du compte, la mort de Rapava n’a rien changé. J’ai tout maintenant. »

Silence.

Le train avait ralenti au point d’avancer presque au pas. Au-delà des toits plats, Kelso voyait se dresser le mât de la tour de la Télévision.

« Le temps presse, commenta soudain Mamantov, et le monde attend. »

Il prit la serviette et son chapeau. « J’ai réfléchi à votre cas, dit-il à Kelso tout en se levant et en commençant à boutonner son pardessus. Mais je ne vois vraiment pas comment vous pourriez nous faire du tort. Vous pouvez toujours retirer votre authentification des documents, bien sûr, mais cela ne fera pas grande différence maintenant, à part vous faire passer pour un imbécile : ils sont authentiques, cela sera établi par des experts indépendants dans un jour ou deux. Vous pourrez également délirer autant que vous voudrez sur la mort de Papou Rapava, il n’existe aucune preuve. » Il se pencha pour s’examiner dans le petit miroir placé au-dessus de la tête de Kelso et rajusta le bord de son chapeau avant d’affronter les caméras. « Non. Je pense que le mieux que je puisse faire est de tout simplement vous laisser regarder ce qui va arriver.

— Rien ne va arriver, rétorqua Kelso. Souvenez-vous que j’ai parlé à votre espèce de créature… dès qu’il ouvrira la bouche, les gens vont rire.

— Vous voulez parier ? (Mamantov présenta sa main.) Non ? Vous faites bien. Lénine a dit : “Le plus important dans toute entreprise, c’est de s’impliquer dans la lutte, et d’apprendre de cette façon comment agir ensuite.” Eh bien c’est ce que nous allons faire maintenant, pour la première fois en près de dix ans, nous allons pouvoir entamer la lutte. Et quelle lutte. Viktor ! »

A contrecœur, et avec un dernier regard mauvais à l’adresse de Kelso, le jeune homme se leva.

Le couloir grouillait de silhouettes en blouson de cuir noir.

« C’était par amour, lança Kelso alors que Mamantov était déjà à moitié sorti.

— Quoi ? » Mamantov se retourna pour le dévisager.

« Rapava. C’est pour ça qu’il ne m’a pas mené aux documents. Vous avez dit que c’était pour l’argent, mais je ne pense pas qu’il voulait d’argent pour lui. Il en voulait pour sa fille. Pour se faire pardonner. C’était par amour.

— Par amour ? » répéta Mamantov avec incrédulité. Il retournait le mot dans sa bouche comme s’il lui était inconnu : le nom de quelque nouvelle arme meurtrière, peut-être, ou d’une toute nouvelle conspiration capitalo-sioniste. « Par amour ? » Non. C’était inutile. Il secoua la tête et haussa les épaules.

La porte coulissante se referma et Kelso s’effondra sur le siège. Une ou deux minutes plus tard, il entendit un bruit semblable à un grand coup de vent dans les bois, et il pressa son visage contre la vitre. Loin devant, au-delà des rails, il distingua une masse de couleurs qui se précisa peu à peu, à mesure qu’ils avançaient le long du quai : des visages, des pancartes, des drapeaux, une estrade, un tapis rouge, un podium, des caméras, des gens qui s’agglutinaient derrière des cordes, Zinaïda…

Elle le repéra au même instant et, pendant un long moment, leurs regards s’unirent. Elle le vit commencer à se lever, articuler quelque chose et lui faire des signes, mais alors il fut emporté et disparut. La procession des voitures verdâtres, maculées de boue après le long voyage, passa lentement dans un bruit métallique, puis s’immobilisa dans une grande vibration, et la foule, qui se montrait joyeusement bruyante depuis plus d’une demi-heure, se calma brusquement.

Des jeunes en blouson de cuir sautèrent du train juste devant elle. Elle vit l’ombre d’un képi de maréchal bouger derrière l’une des fenêtres.

L’arme était déjà sortie de son sac, dissimulée à l’intérieur de son blouson, et Zinaïda sentait le froid réconfortant de la crosse contre sa paume. Il y avait comme une boule très dense coincée dans sa poitrine, mais ce n’était pas de la peur. C’était plutôt une tension qui ne demandait qu’à être déchargée.

Mentalement, elle le voyait très clairement, chacune des marques qui mutilaient son corps étant une preuve de son amour pour elle.

« Qui est ton seul ami en ce monde, ma fille ? »

Il y eut un mouvement à l’entrée de la voiture. Les deux hommes sortaient ensemble du train.

« Soi-même, papa. »

Ils s’immobilisèrent ensemble sur la première marche, saluant la foule, tellement près qu’elle aurait pu les toucher. Les gens poussaient des acclamations. La foule affluait derrière elle. Elle ne pouvait pas rater son tir.

« Et qui d’autre ? »

Elle sortit le pistolet très rapidement et visa.

« Toi, papa. Toi… »

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