PREMIÈRE PARTIE MOSCOU

« Choisir ses victimes, préparer minutieusement son plan,

exercer une vengeance implacable, et puis aller se coucher…

il n’y a rien de plus doux au monde. »

I.V. Staline, au cours d’une conversation avec Kamenev et Dzerjinski

CHAPITRE 1

Brandissant un parapluie automatique rose, Olga Komarova, du service des Archives d’État russes — Rossarkhiv — poussait vigoureusement ses distingués protégés à travers le hall de l’hôtel Oukraïna, en direction de la porte à tambour. C’était une porte ancienne, en bois et en verre, trop étroite pour laisser sortir plus d’une personne à la fois, aussi les universitaires se rangèrent-ils en ligne dans la pénombre du hall, semblables à des parachutistes au-dessus de la zone cible. Olga les touchait doucement à l’épaule avec son parapluie dès qu’ils passaient devant elle pour les compter un par un avant qu’ils ne soient propulsés dans l’air glacial de Moscou.

Franklin Adelman, de Yale, passa en premier, comme il seyait à son âge et à son statut, puis vinrent Moldenhauer, de la Bundesarchiv de Coblence, avec son double titre absurde — Docteur Docteur Karl-Machin Moldenhauer —, les néo-marxistes Enrico Banfi, de Milan, et Eric Chamber, de la London School of Economics, le grand spécialiste de la guerre froide Phil Duberstein, de la New York University, Yvon Godelier, de l’Ecole normale supérieure, le sombre Dave Richards, de Saint-Anthony, Oxford (autre soviétologue dont le monde s’était effondré), Velma Byrd, des Archives nationales américaines, Alastair Findlay, du Département d’études de guerre d’Edimbourg, qui croyait toujours que rien n’éclipsait à ce jour le cul du camarade Staline, puis Arthur Saunders, de Stanford, et enfin celui par la faute de qui ils avaient dû attendre cinq minutes de plus dans le hall, le docteur C. R. A. Kelso, plus connu sous le surnom de Fluke.

La porte lui cogna violemment les talons. Dehors, le temps avait empiré. La neige s’efforçait de tomber. De minuscules flocons durs comme de la glace fouettaient la grande étendue grise, maculant le visage et les cheveux de Kelso. Au bas de l’escalier, frémissant dans son nuage blanc de fumée, un car tout cabossé les attendait pour les conduire au symposium. Kelso s’arrêta pour allumer une cigarette.

« Nom de Dieu, Fluke, lui lança joyeusement Adelman, tu as une mine épouvantable. »

Kelso lui répondit par un petit signe de main. Il remarqua un groupe de chauffeurs de taxi en veste matelassée qui tapaient du pied pour lutter contre le froid. Des ouvriers s’échinaient à décharger un rouleau métallique à l’arrière d’un camion. Un homme d’affaires coréen en chapka photographiait un groupe d’une vingtaine de ses congénères, tous vêtus comme lui. Mais de Papou Rapava, aucune trace.

« Docteur Kelso, s’il vous plaît, nous attendons encore. »

Le parapluie l’accusait, pointé sur lui. Il coinça sa cigarette au coin de sa bouche, mit son sac sur l’épaule et se dirigea vers le car.

« Un Byron défait », voilà comment un journal du dimanche l’avait décrit quand il avait abandonné ses conférences à Oxford pour aller à New York. Ce n’était pas mal vu : cheveux noirs et bouclés, trop longs et trop épais pour être nets, une bouche humide et expressive, des joues pâles et l’aura d’une certaine réputation — si Byron, au lieu de mourir à Missolonghi, avait passé les dix années suivantes à boire du whisky, à fumer et à rester confiné à l’intérieur en évitant soigneusement tout exercice, il en serait certainement venu à ressembler un peu à Fluke Kelso.

Il portait toujours la même tenue, à savoir une grosse chemise de coton bleu sombre délavée dont il gardait le bouton de col ouvert, une cravate sombre vaguement tachée au nœud desserré, un pantalon en velours côtelé noir avec une ceinture de cuir noir sur laquelle son ventre débordait légèrement, un mouchoir de coton rouge dans sa pochette, des bottines de daim brunes élimées et un vieil imperméable bleu. C’était l’uniforme de Kelso, immuable depuis vingt ans.

Rapava l’avait appelé « mon gars », et cela semblait à la fois absurde pour un homme de son âge et pourtant curieusement approprié. Un gars.


Le chauffage était poussé au maximum. Personne ne parlait beaucoup. Il s’installa tout seul au fond du car et frotta la vitre humide tandis qu’ils s’élançaient en cahotant à l’assaut de la chaussée pour s’immiscer dans la circulation du pont. De l’autre côté de l’allée, Saunders se mit à chasser avec ostentation la fumée de cigarette de Kelso. Au-dessous d’eux, sur les eaux sales de la Moskova, un dragueur dont le pont arrière était équipé d’une grue remontait paresseusement le courant.

Le plus drôle, c’est qu’il avait failli ne pas venir en Russie. Il savait bien ce qui l’attendait : la mauvaise nourriture, les conversations rances, l’ennui de la routine universitaire — de plus en plus de paroles pour un contenu de moins en moins riche — ; c’était précisément pour cela qu’il avait lâché Oxford et s’était installé à New York. Cependant, les livres qu’il était censé écrire ne s’étaient pas complètement matérialisés. Et puis il n’avait jamais pu résister à l’appel de Moscou. Même maintenant, installé dans ce car puant, par un mercredi matin en pleine heure de pointe, il ressentait la charge de l’histoire derrière les vitres boueuses : dans les rues sombres et rebaptisées, les grands immeubles d’habitation, les statues renversées. C’était plus fort ici que dans tous les endroits qu’il connaissait ; plus fort même qu’à Berlin. C’est ce qui l’avait toujours attiré à Moscou, cette façon qu’avait l’histoire d’y rester en suspens dans l’air, entre les immeubles noircis, comme le soufre après la foudre.


« Tu crois tout savoir sur le camarade Staline, pas vrai, mon gars ? Eh bien, laisse-moi te dire que t’y connais que dalle. »

La veille, en fin de journée, Kelso avait donné sa conférence sur Staline et les archives : il l’avait fait suivant son style, sans notes, une main dans sa poche, disert, provocant. Ses hôtes russes avaient eu un regard fuyant des plus réjouissants. Deux personnes étaient même sorties. Il considérait donc cela comme un triomphe.

Ensuite, se retrouvant, comme prévu, assez isolé, il avait décidé de rentrer à pied à l’Oukraïna. Cela faisait une longue marche et la nuit tombait, mais il avait besoin d’air. À un moment — il ne se rappelait plus vraiment où : dans l’une des petites rues situées derrière l’institut peut-être, à moins que cela ne fut plus loin, dans Novy Arbat —, il s’était aperçu qu’on le suivait. Ce n’était rien de tangible, juste une impression fuyante trop souvent éprouvée — un manteau entrevu, ou la forme d’une tête —, mais Kelso avait suffisamment pratiqué Moscou au sale vieux temps pour savoir qu’on se trompait rarement sur ces choses-là. On sait toujours quand un film n’est pas synchrone, même imperceptiblement ; on sait toujours quand on plaît à quelqu’un, même si cela paraît improbable ; et on sait toujours quand on est suivi.

Il venait de pénétrer dans sa chambre d’hôtel et envisageait une investigation préliminaire du mini-bar quand la réception l’avait appelé pour lui annoncer qu’il y avait un homme dans le hall qui voulait le voir. Qui ? Il ne voulait pas donner son nom. Mais il insistait beaucoup et refusait de partir. Kelso était donc descendu, à contrecœur, et avait trouvé Papou Rapava installé sur l’un des sofas en similicuir de l’Oukraïna, les yeux fixés droit devant lui, en complet bleu gris, les chevilles et les poignets saillant comme des manches à balai.

« Tu crois tout savoir sur le camarade Staline, pas vrai, mon gars ?… » avaient été ses mots d’introduction.

Et c’est à cet instant que Kelso s’était rappelé où il avait déjà vu le vieillard : au symposium, dans les premiers rangs des places destinées au public, concentré sur la traduction simultanée de ses écouteurs, marmonnant son désaccord à chaque mention hostile de I. V. Staline.

Qui êtes-vous ? pensa Kelso en regardant par la vitre sale. Un mythomane ? Un escroc ? La réponse à une prière ?

* * *

Le symposium ne devait plus durer qu’une seule journée, ce qui était, du point de vue de Kelso, un grand soulagement. Il se tenait à l’Institut du marxisme-léninisme, temple orthodoxe de béton gris consacré, du temps de Brejnev, à Marx, Lénine et Engels par un immense bas-relief couronnant les piliers de son entrée. Le rez-de-chaussée avait ensuite été loué à une banque privée, qui avait fait faillite entre-temps, ce qui ajoutait encore à l’impression d’abandon.

De l’autre côté de la rue, sous l’œil las de deux miliciens, se déroulait une petite manifestation : une centaine de personnes, principalement des gens âgés, mais avec quelques jeunes en béret et veste de cuir noirs. C’était le mélange habituel de fanatiques et de laissés-pour-compte vindicatifs — marxistes, nationalistes, antisémites. Des drapeaux rouges frappés du marteau et de la faucille flottaient auprès de drapeaux noirs brodés de l’aigle tsariste. Une vieille dame brandissait un portrait de Staline ; une autre vendait des cassettes de marches SS. Un vieillard tenant un parapluie au-dessus de lui haranguait la foule avec un haut-parleur qui donnait à sa voix déformée des accents métalliques. Des garçons distribuaient gratuitement un journal intitulé Aurora.

« Ne faites pas attention », recommanda Olga Komarova en se levant à côté du chauffeur. Elle se tapota la tempe. « Ils sont complètement fous. Des fascistes rouges. »

« Qu’est-ce qu’il dit ? » demanda Duberstein, qui était considéré comme une autorité mondiale pour tout ce qui touchait au communisme soviétique bien qu’il n’eût jamais pris le temps d’apprendre le russe.

« Il explique que l’Institution Hoover a essayé d’acheter les archives du Parti pour cinq millions de dollars, répondit Adelman. Il dit que nous essayons de leur voler leur histoire. »

Duberstein ricana. « Qui ça intéresserait de piquer leur putain d’histoire ? » Il frappa la vitre avec sa chevalière. « Dites, ça ne serait pas une équipe de télé ? »

La vue de la caméra suscita un mouvement naturel d’excitation parmi les universitaires.

« Je crois que… »

« Comme c’est flatteur… »

« Comment s’appelle, demanda Adelman, le type qui dirige Aurora ? C’est toujours le même ? » Il se retourna sur son siège pour lancer : « Eh, Fluke… tu dois savoir ça, toi ! Comment il s’appelle ? Un ancien du KGB…

— Mamantov », répondit Kelso. Le chauffeur freina brutalement et il dut déglutir pour ravaler un haut-le-cœur.

« Vladimir Mamantov. »

« Ce sont des fous, répéta Olga en s’accrochant pour résister à l’arrêt du car. Je vous présente des excuses de la part de Rossarkhiv. Ils ne sont pas représentatifs. Suivez-moi, je vous prie. Ne faites pas attention à eux. »

Ils descendirent du car en file indienne et, filmés par la caméra de télévision, traversèrent sous les huées l’espace goudronné, passant devant deux sapins argentés languissants.

Fluke Kelso se laissa précautionneusement glisser à l’arrière de la file pour ménager sa migraine, évitant de remuer la tête, comme s’il devait tenir en équilibre un pichet rempli d’eau. Un garçon boutonneux à lunettes cerclées de métal lui lança un exemplaire d’Aurora, et Kelso eut le temps d’en entrevoir la une — une caricature de conspirateurs sionistes et un symbole cabalistique bizarre figurant un compromis entre un svastika et une croix rouge — avant de le renvoyer à la poitrine du jeune homme. Les manifestants le conspuèrent.

Un thermomètre mural extérieur annonçait -1 °C à l’entrée du bâtiment. L’ancienne plaque avait été retirée et on en avait fixé une nouvelle à la place, mais comme celle-ci ne s’adaptait pas parfaitement, on voyait bien que l’immeuble avait été rebaptisé. Il annonçait à présent : « Centre russe pour la conservation et l’étude des documents relatifs à l’histoire moderne ».

Une fois encore, Kelso s’attarda alors que les autres étaient déjà entrés. Il scruta les visages haineux rassemblés de l’autre côté de la rue. Il y avait beaucoup d’hommes de la génération de Rapava, les joues creuses et rougies par le froid, mais il ne se trouvait pas parmi eux. Kelso se détourna et pénétra dans le hall sombre où il remit son manteau et son sac au vestiaire avant de passer sous la statue familière de Lénine pour gagner la salle de conférences.

Une nouvelle journée commençait.

Le symposium rassemblait quatre-vingt-onze délégués, et presque tous semblaient se presser dans le petit vestibule où l’on servait du café. Kelso prit sa tasse et alluma une autre cigarette.

« Qui commence ? » fit une voix dans son dos. C’était Adelman.

« Askenov, je crois. Sur le projet de microfilms. »

Adelman poussa un grognement. C’était un Bostonien d’environ soixante-dix ans, arrivé à un stade de sa carrière où on avait l’impression qu’il passait sa vie dans des avions ou des hôtels étrangers : symposiums, conférences, diplômes honoraires — Duberstein soutenait qu’Adelman avait renoncé à l’histoire pour collectionner les kilomètres de vol. Mais Kelso ne lui reprochait pas ces honneurs. Il était fort. Et courageux. Il avait fallu du courage pour écrire les livres qu’il avait écrits, trente ans plus tôt, sur la famine et la terreur, alors que tous les crétins en vue de l’université recherchaient à tout prix la détente.

« Écoute, Frank, dit-il. Je suis désolé, pour le dîner.

— Ce n’est rien. Tu as trouvé mieux ?

— Si on veut. »

La salle des rafraîchissements se trouvait à l’arrière de l’institut et donnait sur une cour intérieure au centre de laquelle on découvrait, couchées sur le côté parmi les herbes folles, deux statues de Marx et d’Engels, petit couple de gentlemen victoriens interrompant la longue marche de l’histoire pour un somme matinal.

« Ça ne les dérange pas de casser ces deux-là, commenta Adelman. C’est facile, ils sont étrangers et il y a même un Juif. C’est quand ils déboulonnent Lénine… qu’on s’aperçoit que les choses ont vraiment changé. »

Kelso prit une nouvelle gorgée de café. « Un homme est venu me voir, hier soir.

— Un homme ? Je suis déçu.

— Je peux te demander conseil, Frank ? »

Adelman haussa les épaules. « Vas-y.

— En privé ? »


Adelman se caressa le menton. « Tu as son nom, à ce type ?

— Bien sûr que j’ai son nom.

— Son vrai nom ?

— Comment veux-tu que je le sache ?

— Son adresse alors ? Tu as son adresse ?

— Non, Frank, je n’ai pas son adresse. Mais il a laissé ça. »

Adelman retira ses lunettes et examina soigneusement la pochette d’allumettes. « C’est un coup monté, dit-il enfin en la lui rendant. Je n’y toucherais pas. Et puis, qui a jamais entendu parler d’un bar qui s’appellerait le Robotnik ? L’« ouvrier » ? Ça me paraît bizarre.

— Mais si c’est un coup monté, fit Kelso en soupesant la pochette d’allumettes dans sa paume, pourquoi s’est-il enfui ?

— De toute évidence parce qu’il ne veut pas que ça ait l’air d’un coup monté. Il veut te faire bosser un peu, que tu le retrouves, que tu le persuades de t’aider. C’est toute l’astuce d’une escroquerie bien montée : les victimes doivent se donner tellement de mal qu’elles finissent par vouloir croire que c’est vrai. Rappelle-toi les carnets d’Hitler. Soit c’est ça, soit tu as affaire à un cinglé.

— Il était très convaincant.

— Les cinglés le sont souvent. Ou c’est une plaisanterie. Quelqu’un veut te faire passer pour un imbécile. Tu as pensé à ça ? Tu n’es pas exactement le gosse le plus populaire de l’école. »

Kelso jeta un coup d’œil dans le couloir en direction de la salle de conférences. Ce n’était pas une mauvaise théorie. Ils étaient beaucoup là-dedans à ne pas l’aimer. Il était apparu dans trop d’émissions de télé, avait défrayé trop de chroniques de journaux, avait critiqué trop de leurs livres inutiles. Saunders attendait dans un coin, feignant de discuter avec Moldenhauer, mais tous deux s’efforçaient visiblement de saisir sa conversation avec Adelman. (Saunders s’était plaint amèrement de l’article de Kelso sur sa « subjectivité » : « Pourquoi a-t-il été invité, c’est ce que l’on voudrait bien savoir. On nous avait laissés entendre qu’il s’agissait d’un symposium de spécialistes sérieux… »)

« Ils n’ont pas assez d’esprit », dit-il. Il leur adressa un petit signe et eut le plaisir de les voir disparaître. « Ni assez d’imagination.

— C’est sûr que tu as le don de te faire des ennemis.

— Bof. Tu sais ce qu’on dit : plus d’ennemis, plus d’honneur. »

Adelman sourit et ouvrit la bouche pour dire quelque chose, mais parut se raviser. « Peut-on oser demander comment va Margaret ?

— Qui ? Oh, tu veux dire cette pauvre Margaret ? Elle va bien, merci. Elle va bien et râle toujours. D’après les avocats.

— Les garçons ?

— Ils arrivent à l’orée de leur adolescence.

— Et le livre ? Ça fait un moment. Tu en es où de ton nouveau bouquin ?

— Je suis en plein dedans.

— Deux cents feuillets ? Cent ?

— Qu’est-ce que ça veut dire, Frank ?

— Combien de feuillets as-tu écrits ?

— Je ne sais pas. » Kelso passa la langue sur ses lèvres sèches. Aussi incroyable que cela pût paraître, il s’aperçut qu’il aurait bien pris un verre. « Une centaine peut-être. » Il eut la vision de son écran désespérément gris, un curseur palpitant faiblement, comme un pouls sur un appareil d’assistance médicale suppliant qu’on l’éteigne. Il n’avait pas écrit un mot.

« Écoute, Frank, il pourrait y avoir quelque chose là-dedans, non ? N’oublie pas que Staline était du genre conservateur. Khrouchtchev n’a-t-il pas retrouvé une lettre dans un compartiment secret du bureau du vieux après sa mort ? » Kelso frotta son front douloureux. « Cette lettre de Lénine se plaignant de la façon dont Staline traitait sa femme… Et puis il y a eu cette liste du Politburo, avec des croix devant les noms de tous ceux qu’il projetait d’éliminer. Et sa bibliothèque, tu te souviens de sa bibliothèque ? Il y avait des notes dans presque tous les livres.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je dis juste que c’est possible, c’est tout. Que Staline n’était pas Hitler, et qu’il prenait des notes, lui.

— Quod volimus credimus libenter, psalmodia Adelman. Ce qui veut dire…

— Je sais ce que ça veut dire…

— … ce qui veut dire, mon cher Fluke, que nous croyons toujours ce que nous voulons croire. »

Adelman tapota le bras de Kelso. « Tu n’as pas envie d’entendre ça, hein ? Pardonne-moi. Je vais mentir, si tu préfères. Je vais te dire qu’il est le premier sur un million à présenter une histoire pareille qui ne soit pas un tissu de conneries. Je te dirai qu’il te conduira tout droit aux mémoires non publiés de Staline et que tu vas pouvoir réécrire l’histoire et toucher des millions de dollars, que les femmes se coucheront à tes pieds, que Duberstein et Saunders formeront un chœur pour chanter tes louanges au beau milieu de Harvard…

— C’est bon, Frank. » Kelso appuya la face postérieure de son crâne contre le mur. « J’ai compris. Je n’en sais rien. C’est juste que… il aurait peut-être fallu que tu sois là, avec lui… » Il insistait, peu enclin à admettre sa défaite.

« C’est juste que j’ai comme une impression familière. Et toi, ça ne t’évoque rien ?

— Oh, que si : moi aussi j’ai une impression familière. J’ai l’impression que c’est l’heure d’y aller. » Adelman sortit une vieille montre de gousset. « On devrait y retourner, tu ne crois pas ? Olga va être dans tous ses états. » Il passa le bras autour des épaules de Kelso et l’entraîna dans le couloir.

« Quoi qu’il en soit, tu ne peux rien y faire. Nous reprenons l’avion pour New York demain. Il faudra qu’on parle quand on sera rentrés. Qu’on voie s’il n’y a pas quelque chose pour toi à la faculté. Tu étais un très bon professeur.

— J’étais un prof nul.

— Tu étais un très bon professeur jusqu’à ce que tu te laisses détourner des chemins de l’université par les sirènes clinquantes du journalisme et de la célébrité. Salut, Olga.

— Ah, vous voilà ! La séance allait commencer. Oh, docteur Kelso, non, non, ça ce n’est pas bien, interdiction de fumer, merci. » Elle se pencha et lui retira la cigarette des lèvres.

Elle avait un visage brillant aux sourcils épilés, avec une belle moustache décolorée. Elle laissa tomber le mégot dans le fond de café de Kelso puis emporta sa tasse.

« Olga, Olga, pourquoi tant de lumière ? » grogna Kelso en portant la main à son front. La salle de conférences crachait un éclat de tungstène.

« La télévision, répondit Olga avec fierté. Ils font une émission sur nous.

— Télé locale ? (Adelman rajusta son nœud papillon) ou câble ?

— Satellite, professeur. Internationale.

— Bon, maintenant, où sont nos places ? » chuchota Adelman en se protégeant les yeux des projecteurs.

« Docteur Kelso ? On pourrait avoir un mot, s’il vous plaît ? » Un accent américain. Kelso se retourna et découvrit un grand jeune homme qu’il crut vaguement reconnaître.

« Pardon ?

— R. J. O’Brian, répondit le jeune homme en tendant la main. Correspondant à Moscou pour le Satellite News System. Nous faisons une émission spéciale sur la controverse…

— Je ne pense pas, répliqua Kelso. Mais le professeur Adelman, que voici, sera certainement ravi… »

À la perspective d’une interview télévisée, Adelman parut enfler physiquement, comme une poupée gonflable. « Eh bien, tant que ce n’est pas à titre officiel… »

O’Brian ne lui prêta aucune attention. « Vous êtes sûr que je ne peux pas vous convaincre ? demanda-t-il à Kelso. Vous n’avez rien à dire au monde ? J’ai lu votre livre sur la chute du communisme. C’était quand déjà ? Il y a trois ans ?

— Quatre, corrigea Kelso.

— En fait, je crois que c’était plutôt cinq », intervint Adelman.

En fait, songea Kelso, c’était plus près de six ans. Mon Dieu, mais où passaient donc les années ? « Non, dit-il. Merci quand même, mais je préfère éviter la télévision en ce moment. » Il regarda Adelman. « Il semble que ce ne soit qu’une sirène clinquante de plus.

— Plus tard, je vous en prie, siffla Olga. Les interviews sont pour plus tard. Le directeur parle. S’il vous plaît. » Kelso sentit son parapluie s’enfoncer à nouveau dans son dos pour le pousser dans la salle. « S’il vous plaît. S’il vous plaît… »


Une fois les délégués russes installés, plus quelques observateurs diplomatiques, la presse et une cinquantaine de spectateurs, la salle fut pleine à craquer. Kelso se laissa tomber lourdement sur son siège, au deuxième rang. Debout sur l’estrade, le professeur Valentin Askenov, des Archives d’État russes, s’était lancé dans une longue explication de l’enregistrement sur microfilms des dossiers du Parti. Le cadreur de O’Brian reculait le long de l’allée centrale pour filmer le public. La voix sonore d’Askenov, encore amplifiée par le micro, semblait crever un compartiment douloureux dans l’oreille interne de Kelso. Déjà, une sorte de torpeur métallique couleur de néon s’était abattue sur la salle. La journée s’annonçait longue. Il enfouit son visage dans ses mains.

Vingt-cinq millions de pages…, récitait Askenov. Vingt-cinq mille rouleaux de microfilms… Sept millions de dollars

Kelso fit glisser ses mains le long de ses joues jusqu’à ce que ses doigts recouvrent sa bouche. Escrocs ! avait-il envie de hurler. Menteurs ! Pourquoi restaient-ils tous tranquillement à leur place ? Ils savaient aussi bien que lui que les neuf dixièmes des documents les plus intéressants étaient toujours inaccessibles, et que pour en voir un peu plus il fallait donner des pots-de-vin. Il avait entendu dire que le cours actuel pour un dossier de nazi capturé était de mille dollars plus une bouteille de scotch.

Il murmura à l’adresse d’Adelman : « Il faut que je sorte.

— Tu ne peux pas faire ça.

— Pourquoi pas ?

— C’est discourtois. Bon Dieu, mais reste là et fais semblant d’être intéressé, comme tout le monde. »

Adelman avait prononcé tout cela du coin des lèvres, sans quitter l’estrade des yeux. Kelso rongea son frein pendant encore trente secondes.

« Tu leur diras que je suis malade.

— Certainement pas.

— Laisse-moi passer, Frank. J’ai mal au cœur.

— Nom de Dieu… »

Adelman rejeta ses jambes de côté et se plaqua contre le dossier de son siège. Courbé en deux dans un effort bien inutile pour paraître moins voyant, Kelso commença à marcher sur les pieds de ses collègues, cognant au passage le mollet élégant de Velma Byrd.

« Aïe, merde, Kelso », fit Velma.

Le professeur Askenov leva les yeux de ses notes et s’interrompit au milieu de son ronronnement. Kelso prit conscience d’un silence pesant, bourdonnant, et d’une sorte de mouvement collectif dans le public, comme une grosse bête qui se serait retournée dans sa cage pour l’observer. Cela parut durer longtemps, du moins tout le temps qu’il lui fallut pour gagner le fond de la salle. Le ronronnement ne reprit que lorsqu’il fut passé devant le regard de marbre de Lénine et sorti dans le couloir désert.


Kelso s’assit derrière la porte verrouillée des toilettes, au rez-de-chaussée de l’ancien Institut du marxisme-léninisme, et ouvrit son sac de toile. Il y avait là tous les outils de sa profession : un bloc-notes jaune réglementaire, des crayons, une gomme et un petit couteau de l’armée suisse, cadeau de bienvenue offert par les organisateurs du symposium, un dictionnaire, un plan de Moscou, son magnétophone à cassettes et un Filofax qui constituait un palimpseste d’anciens numéros, de connaissances perdues, d’anciennes petites amies et de vies révolues.

Il y avait quelque chose dans l’histoire du vieux qui lui était familier, mais il n’arrivait pas à se rappeler ce que c’était. Il prit le magnétophone, appuya sur la touche arrière de rembobinage et laissa la cassette défiler un moment avant d’appuyer sur marche. Il porta alors l’appareil à son oreille et écouta le spectre minuscule de la voix de Rapava.

« La chambre du camarade Staline était une chambre d’homme ordinaire. Il faut reconnaître ça à Staline. Il a toujours été l’un des nôtres. »

ARRIÈRE. MARCHE.

« Et là, mon gars, il y avait une chose curieuse : il avait retiré ses souliers neufs reluisants et les tenait coincés sous son bras boursouflé. »

ARRIÈRE. MARCHE.

« Tu sais ce que j’entends par Blijni, mon garçon ? »

« … par Blijni, mon garçon ?… »

« … par Blijni… »

CHAPITRE 2

L’air moscovite sentait l’Asie — la poussière, la suie et les épices orientales, l’essence bon marché, le tabac noir et la sueur.

Kelso sortit de l’institut et remonta le col de son imperméable. Il traversa l’allée pleine d’ornières, évitant les flaques gelées et résistant à la tentation de faire signe à la foule morne — cela aurait été perçu comme une « provocation occidentale ».

La rue descendait en direction du sud, vers le centre-ville. De nombreux immeubles disparaissaient sous les échafaudages et, tout près de lui, des débris dévalèrent une rampe métallique pour exploser en une fontaine de poussière. Kelso dépassa un casino anonyme, annoncé par sa seule enseigne représentant deux dés. Une boutique de fourrures. Une boutique ne vendant que des chaussures italiennes. Une seule paire de mocassins faits main coûtait là l’équivalent d’un mois de salaire des vendeurs qui y travaillaient, et Kelso éprouva un fugitif sentiment de sympathie. Il se rappela une phrase d’Evelyn Waugh qu’il avait déjà citée à propos de la Russie : « La fondation d’un empire est souvent cause d’infortune ; son démembrement, toujours. »

Au bas de la côte, il prit à droite, dans la tourmente. La neige s’était arrêtée de tomber, mais le vent froid soufflait sans relâche. De l’autre côté de la route, au pied de l’enceinte en pierre rouge du Kremlin, il apercevait des silhouettes minuscules courbées sous l’effort tandis que les dômes dorés des églises s’élevaient au-dessus du parapet tels les globes de quelque immense instrument météorologique.

Il allait juste en face. Comme l’Institut du marxisme-léninisme, la bibliothèque Lénine avait été rebaptisée. Elle s’appelait maintenant « Bibliothèque centrale de la Fédération russe », mais tout le monde l’appelait encore « la Lénine ».

Il franchit la triple porte familière, donna sa sacoche et son manteau à la babouchka du vestiaire, puis présenta sa vieille carte de lecteur à un gardien armé dans une cabine vitrée.

Il signa le registre et indiqua l’heure de son arrivée. Il était dix heures onze minutes.

La Lénine était encore loin d’être informatisée, ce qui signifiait que quarante millions de titres se trouvaient toujours sur fiches cartonnées. En haut d’un vaste escalier de pierre, sous le plafond voûté, se trouvait toute une flotte de fichiers en bois que Kelso sillonna comme il l’avait déjà fait tant de fois des années auparavant, ouvrant un tiroir après l’autre, parcourant les titres connus. Il lui faudrait Radzinski, et puis le deuxième tome de Volkogonov, et Khrouchtchev, et Allilouieva aussi. Les fiches de ces deux derniers ouvrages portaient le symbole ce qui signifiait qu’ils étaient restés dans le fichier secret jusqu’en 1991. Combien de titres avait-il le droit de prendre ? Cinq, c’était bien cela ? Il se décida enfin pour une série d’entretiens que Tchouiev avait eus avec le vieux Molotov. Puis il porta ses formulaires de demande au bureau des retraits et regarda la bibliothécaire les glisser à l’intérieur d’une boîte métallique qu’elle plongea dans le tube pneumatique qui s’enfonçait dans les profondeurs de la Lénine.

« L’attente est de combien aujourd’hui ? »

L’employée haussa les épaules. Comment pouvait-elle le savoir ?

« Une heure ? »

Nouveau haussement d’épaules.

Rien ne change, pensa-t-il.

Il traversa le palier d’un pas nonchalant pour gagner la salle de lecture n° 3 puis remonta silencieusement le chemin de tapis vert élimé qui conduisait à son ancienne place. Rien n’avait changé ici non plus, ni le ton brun et chaud des lambris et des galeries, ni l’odeur sèche qui s’en dégageait, ni le silence religieux qui y régnait. Une statue de Lénine lisant un livre occupait une extrémité de la salle, une horloge astronomique occupait l’autre. Il y avait environ deux cents personnes courbées sur leurs bureaux. Par la fenêtre qui se trouvait à sa gauche, Kelso apercevait le dôme et la flèche de Saint-Nicolas. Il aurait pu ne jamais être parti ; ces dix-huit dernières années n’avaient peut-être été qu’un rêve.

Il s’assit, disposa ses affaires et se retrouva aussitôt étudiant de vingt-six ans, locataire d’une chambre du corpus V de l’université de Moscou, payant deux cent soixante roubles par mois un bureau, un lit, une chaise et un placard, prenant ses repas dans la cantine en sous-sol envahie par les cafards, passant ses journées à la Lénine et ses nuits avec une petite amie, Nadia, Katia, Margarita ou Irina. Irma. Ça, c’était une femme. Il passa la main sur la surface griffée de la table et se demanda ce qu’Irina était devenue. Peut-être aurait-il dû rester avec elle — Irina, si belle et si sérieuse avec ses samizdat et ses réunions dans les caves. Irina qui faisait l’amour au son d’un duplicateur poussif et qui jurait ensuite qu’ils seraient différents, qu’ils allaient changer le monde.

Irina. Il se demanda ce qu’elle pensait de la nouvelle Russie. La dernière fois qu’il avait entendu parler d’elle, elle était assistante dentaire dans le sud du pays de Galles.

Il parcourut la salle de lecture du regard puis ferma les yeux pour essayer de retenir le passé une minute encore, lui, l’historien en pantalon de velours côtelé noir, plus si jeune, plus si mince, et terrassé par la gueule de bois.


Ses livres arrivèrent sur la pile des retraits juste après onze heures, enfin, quatre d’entre eux seulement : on lui avait remis le premier tome de Volkogonov au lieu du deuxième, et il dut le renvoyer. Mais cela suffisait pour le moment. Il porta les ouvrages à son bureau et se laissa peu à peu absorber par sa tâche, lisant, prenant des notes et comparant les divers témoignages sur la mort de Staline. Il éprouva, comme chaque fois, un plaisir esthétique à mener son enquête. Il écarta d’office sources de deuxième main et hypothèses. Seuls les gens qui s’étaient effectivement trouvés dans la même pièce que le Guensec et qui avaient laissé un récit des événements susceptible d’être comparé à celui de Rapava l’intéressaient.

D’après ses suppositions, ils devaient être au nombre de sept : Khrouchtchev et Molotov, membres du Politburo, Svetlana Allilouieva, la fille de Staline ; deux gardes du corps de Staline, Rybine et Lozgatchev ; et deux membres du personnel médical : le médecin Miasnikov et une réanimatrice, une certaine Tchestnokova. Tous les autres témoins oculaires soit s’étaient suicidés (comme le garde du corps Khroustalev, qui s’était saoulé à mort après avoir assisté à l’autopsie), soit avaient trouvé la mort peu après, ou bien encore avaient disparu.

Les témoignages différaient dans le détail, mais racontaient en gros la même chose. Le 1er mars 1953, Staline avait été victime d’une terrible hémorragie de l’hémisphère cérébral gauche à un moment où il se trouvait seul dans sa chambre, entre quatre heures et dix heures du matin. Le médecin légiste Vinogradov, qui avait examiné le cerveau après la mort, avait découvert un durcissement des artères cérébrales suggérant que Staline n’avait probablement plus toutes ses facultés mentales depuis longtemps, sept ans peut-être. Personne ne pouvait dire avec exactitude à quelle heure l’attaque s’était produite. Sa porte était restée fermée toute la journée et personne n’avait osé pénétrer dans sa chambre. Le garde du corps Lozgatchev raconta par la suite à l’écrivain Radzinski qu’il avait été le premier à rassembler assez de courage :


J’ai ouvert la porte… et le patron était là, couché par terre, la main droite levée, comme ça. J’étais pétrifié. Mes mains et mes jambes ne voulaient plus m’obéir. Il n’avait probablement pas encore perdu conscience, mais il ne pouvait plus parler. Il avait une bonne oreille ; il m’avait visiblement entendu entrer et avait sans doute levé sa main pour appeler à l’aide. Je me suis précipité sur lui et je lui ai demandé : « Camarade Staline, qu’est-ce qui ne va pas ? » Il s’était… vous savez… souillé pendant qu’il était couché là, et il essayait de tirer sur quelque chose avec sa main gauche. Je lui ai dit : « Je devrais peut-être appeler le docteur ? » Mais il a répondu par des sons incohérents… un genre de « Dz… dz… » Il ne pouvait rien faire d’autre que continuer ses « dz, dz ».


C’est aussitôt après que les gardes avaient appelé Malenkov. Malenkov avait appelé Beria. Et Beria, se rendant ainsi coupable de non-assistance à personne en danger, avait déclaré que Staline était ivre et donné l’ordre de le laisser dormir.

Kelso examina attentivement ce passage. Rien ici ne contredisait le récit de Rapava. Cela ne prouvait pas que Rapava lui eût dit la vérité, bien sûr : il avait très bien pu tomber lui aussi sur le témoignage de Lozgatchev et s’arranger pour que son histoire corresponde. Mais cela ne prouvait pas qu’il eût menti non plus, et nombre de détails concordaient : les heures données, l’ordre de ne pas prévenir les médecins, le fait que Staline s’était souillé, la façon dont il avait repris conscience, mais sans pouvoir parler. Cela se reproduisit au moins deux fois au cours des trois jours que dura l’agonie de Staline. Une première fois, d’après Khrouchtchev, alors que les médecins enfin convoqués par le Politburo s’efforçaient de le nourrir à la cuiller de potage et de thé léger, il avait levé la main et désigné l’une des photos d’enfants sur le mur. Puis il avait repris connaissance une seconde fois juste avant la fin, ce qui avait été relevé par tous, en particulier par sa fille, Svetlana :


À ce qui semblait être le tout dernier moment, il ouvrit brusquement les yeux et regarda toutes les personnes présentes dans la pièce. C’était un regard terrible, dément ou peut-être furieux, qui trahissait la peur de la mort et des visages inconnus des médecins penchés sur lui. En un instant, il avait dévisagé tout le monde. Puis il se produisit quelque chose d’incompréhensible et d’effrayant qu’aujourd’hui encore je ne puis ni oublier ni comprendre. Il leva soudain la main gauche comme s’il désignait quelque chose qui se trouvait au-dessus de nous et voulait faire peser sur nous tous une malédiction. Ce geste semblait incompréhensible et lourd de menace, et personne ne pouvait dire à qui, ou à quoi, il s’adressait. L’instant suivant, après un ultime effort, l’esprit se libéra enfin de la chair.


Ceci avait été écrit en 1967. Après l’arrêt cardiaque, les médecins avaient ordonné à la réanimatrice, Tchestnokova — une jeune femme musclée — d’appuyer sur la poitrine de Staline et de pratiquer le bouche-à-bouche. Puis Khrouchtchev avait entendu les côtes du vieillard céder et avait dit à la jeune femme d’arrêter. « … Personne ne pouvait dire à qui, ou à quoi, il s’adressait. » Kelso souligna légèrement la phrase au crayon. Si Rapava disait la vérité, on devinait aisément qui Staline voulait maudire : celui qui lui avait volé la clé de son coffre, à savoir Lavrenti Beria. La raison pour laquelle il avait désigné une photo d’enfant était moins claire.

Kelso tapota son crayon contre ses dents. Tout cela était très sujet à caution. Il imaginait sans peine la réaction d’Adelman s’il essayait de le convaincre avec ces seules preuves. Le fait de penser à Adelman lui fit regarder sa montre. En partant maintenant, il pourrait sans problème être de retour au symposium pour le déjeuner, et il y aurait une bonne chance pour qu’il n’ait eu le temps de manquer à personne. Il ramassa les livres et les reporta au bureau des retraits, où le deuxième tome du Volkogonov venait d’arriver.

« Alors, fit la bibliothécaire, ses lèvres fines pincées par l’irritation, vous le voulez ou pas ? »

Kelso hésita, faillit dire non, puis décida qu’il ferait bien de finir ce qu’il avait commencé. Il rendit donc les autres livres et retourna avec le Volkogonov dans la salle de lecture.

L’ouvrage reposait devant lui sur la table comme une brique d’un brun terne. Trioumph i Traguedia : polititcheskii portret I. V. Stalina, éditions Novosti, Moscou, 1989. Il l’avait lu à sa sortie mais n’avait jamais éprouvé le besoin d’y jeter un coup d’œil depuis. Il le contempla à présent sans enthousiasme, puis l’ouvrit d’un doigt. Volkogonov était un général trois étoiles de l’Armée rouge qui avait de solides contacts au Kremlin et des accès privilégiés aux archives sous Gorbatchev et Eltsine, ce qui lui avait permis de produire un trio de biographies dithyrambiques — Staline, Trotski et Lénine — toutes plus révisionnistes les unes que les autres. Kelso prit l’ouvrage et passa directement à l’index, où il chercha toutes les entrées se rapportant à la mort de Staline. Et, un instant plus tard, ça y était : il avait retrouvé le souvenir qui le titillait depuis que Papou Rapava avait disparu dans l’aube moscovite :


A. A. Iepichev, qui fut pendant une période ministre délégué de la Sécurité d’État, m’a confié que Staline conservait un cahier d’exercices à couverture de toile cirée noire dans lequel il consignait des notes, et aussi qu’à une époque Staline gardait des lettres de Zinoviev, Kamenev, Boukharine et même de Trotski. Toutes les recherches entreprises pour retrouver le cahier et les lettres ont échoué, et Iepichev a refusé de divulguer ses sources.


Iepichev refusait de divulguer ses sources, mais, d’après Volkogonov, il avait une théorie. Il pensait que c’était Lavrenti Beria qui avait pris tous les papiers personnels de Staline dans son coffre-fort du Kremlin pendant que le secrétaire général agonisait, paralysé par son attaque.


Beria se précipita au Kremlin, où l’on peut raisonnablement supposer qu’il vida le coffre, prenant les papiers personnels du patron et, avec eux sans doute, le cahier noir… Une fois le cahier de Staline détruit, en admettant qu’il se soit réellement trouvé là, Beria pensait avoir déblayé le chemin du pouvoir. Peut-être ne connaîtra-t-on jamais la vérité, mais Iepichev était convaincu que Beria avait vidé le coffre avant l’arrivée des autres.


Calme-toi et ne commence pas à te faire des idées, parce que cela ne prouve rien, tu comprends ? Rien du tout.

Mais ça rend les choses mille fois plus vraisemblables.

Ressorti de la salle de lecture, Kelso ouvrit d’une secousse l’étroit tiroir de bois et parcourut rapidement les fiches jusqu’à ce qu’il trouve celle de Iepichev, A. A. (1908–1985). Le vieux avait écrit quantité de livres, tous mornes et laborieux : LHistoire nous enseigne : les leçons du vingtième anniversaire de la Victoire pendant la Grande Guerre patriotique (1965), Guerre idéologique et problèmes militaires (1974), Nous sommes fidèles aux Idées du Parti (1981)…

La migraine de Kelso avait disparu, remplacée par cette phase familière d’euphorie post-alcoolique — depuis toujours chez lui la période de la journée la plus productive — qui justifiait à elle seule le fait de se saouler. Il dévala l’escalier et parcourut le couloir large et sombre qui conduisait à la section militaire de la Lénine. Il s’agissait d’un petit secteur confiné, éclairé au néon, et qui exhalait une atmosphère de souterrain. Un jeune homme en pull-over gris se tenait appuyé contre le comptoir, en train de lire une BD d’un Mad des années soixante-dix.

« Qu’est-ce que vous avez sur un militaire dénommé Iepichev ? s’enquit Kelso. A. A. Iepichev.

— C’est pour qui ? »

Kelso tendit sa carte de lecteur, et le jeune homme l’étudia avec intérêt.

« Eh, vous seriez pas le Kelso qui a écrit ce bouquin, il y a quelques années, sur la fin du Parti ? »

Kelso hésita — ceci pouvait être à double tranchant — mais finit par admettre que c’était bien lui. Le jeune homme posa sa bande dessinée et lui serra la main. « Andreï Efanov. Super livre. Vous les avez vraiment enfoncés, ces salauds. Je vais voir ce qu’on a. »


Il y avait deux ouvrages de référence où Iepichev avait droit à un article : l’Encyclopédie militaire de l’URSS et le Répertoire des héros de l’Union soviétique. Et tous deux racontaient en gros la même chose pour qui savait lire entre les lignes, à savoir qu’Alexeï Alexeïevitch Iepichev avait été un stalinien pur et dur, un routier de la vieille école : instructeur au Komsomol et au Parti dans les années vingt et trente ; académie militaire de l’Armée rouge en 1938 ; commissaire à l’usine du Komintern de Kharkov en 1942 ; conseiller militaire de la 38e armée sur le premier front ukrainien en 1943 ; commissaire du Peuple adjoint pour la construction de machines de taille moyenne en 1943 également…

« Qu’est-ce que c’est qu’une “machine de taille moyenne” ? » demanda Efanov, qui regardait par-dessus l’épaule de Kelso. Il se trouvait qu’Efanov avait fait, sous le communisme, son service militaire en Lituanie — deux ans d’enfer — et qu’il s’était vu ensuite refuser l’entrée à l’université de Moscou pour l’unique raison qu’il était juif. Remuer les cendres de la carrière de Iepichev lui procurait donc à présent un immense plaisir.

« C’est une couverture pour le programme soviétique de la bombe atomique, répondit Kelso. Et c’était l’enfant chéri de Beria. » Beria. Il nota.

… Secrétaire du Comité central du Parti communiste ukrainien en 1946…

« C’est l’époque où il y a eu des purges de collaborateurs en Ukraine, après la guerre, intervint Efanov. Plutôt sanglant. »

… Premier secrétaire du Comité du Parti régional d’Odessa, 1950 ; ministre délégué de la Sécurité d’État, 1951…

Ministre délégué…

Les deux articles étaient illustrés de la même photo officielle de Iepichev. Kelso examina attentivement la mâchoire carrée, les sourcils épais, le visage austère au-dessus du cou de boxeur.

« Oh, c’était un sacré gaillard, je te le dis mon garçon, une vraie baraque. »

« Bingo », marmonna Kelso pour lui-même.

Après la mort de Staline, la carrière de Iepichev avait quelque peu décliné. Il avait d’abord été renvoyé à Odessa, puis il avait été nommé à l’étranger. Ambassadeur en Roumanie, 1955–1961. Ambassadeur en Yougoslavie, 1961–1962. Et puis était enfin venue la nomination tant attendue à Moscou, au poste de chef du Département politique central des forces armées soviétiques — c’est-à-dire commissaire politique —, qu’il occupa pendant les vingt-trois années suivantes. Et qui fut alors son adjoint ? Nul autre que Dimitri Volkogonov, général trois étoiles et futur biographe de Joseph Staline.

Il fallut, pour recueillir ces petites miettes d’information, filtrer une dose massive de clichés et de langue de bois où l’on louait le « rôle important » de Iepichev qui avait « contribué à façonner les attitudes politiques nécessaires, consolidé l’orthodoxie marxiste-léniniste dans l’armée, renforcé la discipline militaire et forgé un véritable empressement idéologique ». Il était mort à soixante-dix-sept ans. Kelso savait déjà que Volkogonov était mort dix ans plus tard.

La liste des honneurs et décorations de Iepichev occupait le reste de l’article : Héros de l’Union soviétique, lauréat du prix Lénine, titulaire de quatre ordres de Lénine, de l’ordre de la révolution d’Octobre, cité quatre fois à l’ordre du Drapeau rouge, membre de deux ordres de la Grande Guerre patriotique (lre classe), des trois ordres de l’Étoile rouge, de l’ordre du Service de la Patrie…

« C’est un miracle qu’il ait pu tenir debout.

— Et je vous parie qu’il n’a jamais tiré sur personne, sauf sur ceux de son camp, commenta Efanov avec mépris. Alors, qu’est-ce qu’il a de si intéressant, ce Iepichev, si je peux me permettre cette question ?

— Qu’est-ce que c’est que ça ? » s’exclama soudain Kelso. Il désignait une ligne au bas de la colonne : « V. P. Mamantov.

— C’est juste l’auteur de l’article.

— C’est Mamantov qui aurait écrit l’article sur Iepichev ? Vladimir Mamantov ? Celui du KGB ?

— C’est bien lui. Et alors ? Les articles sont généralement écrits par des amis. Pourquoi ? Vous le connaissez ?

— Je ne le connais pas. Mais je l’ai rencontré. »

Il fronça les sourcils. « Ses copains manifestaient… ce matin…

— Oh, ceux-là ? Ils manifestent tout le temps. Quand avez-vous rencontré Mamantov ? »

Kelso prit son calepin et se mit à le feuilleter. « Il y a environ cinq ans. Quand je faisais des recherches pour mon livre sur le Parti. »

Vladimir Mamantov. Seigneur, il n’avait plus repensé à ce Vladimir Mamantov depuis plus de cinq ans et voilà que celui-ci croisait son chemin deux fois en une matinée. Les années défilaient entre ses doigts — 1995, 1994… Certains détails de leur rencontre commençaient à lui revenir : un matin de fin de printemps en banlieue, la neige qui fondait, laissant un cadavre de chien apparaître près des grands ensembles d’habitation, une gorgone pour épouse. Mamantov venait de passer quatorze mois à Lefortovo pour avoir participé au coup d’État manqué contre Gorbatchev, et Kelso avait été le premier à l’interviewer après sa sortie de prison. Il avait fallu un temps infini pour fixer le rendez-vous, et la rencontre s’était révélée décevante, comme souvent dans ce genre d’occasion. Mamantov avait purement et simplement refusé de parler de lui, ou du coup d’État, et s’était contenté de débiter des slogans du Parti tout droit sortis de la Pravda.

Il retrouva le numéro personnel de Mamantov en 1991, à côté de l’adresse du bureau d’un petit fonctionnaire du Parti, Guennadi Ziouganov.

« Vous allez essayer de le voir ? demanda Efanov avec inquiétude. Vous savez qu’il déteste les Occidentaux ? Presque autant qu’il déteste les Juifs.

— Vous avez raison », commenta Kelso en contemplant les sept chiffres.

Mamantov s’était révélé un personnage impressionnant même dans la défaite, alors que son uniforme soviétique flottait sur ses larges épaules, que la pâleur grisâtre de la prison décolorait encore ses joues et que le meurtre animait ses yeux. Le livre de Kelso ne s’était guère montré flatteur pour Vladimir Mamantov, et ce n’était pas un euphémisme. Et comme il avait été traduit en russe, Mamantov devait l’avoir lu.

« Vous avez raison, répéta-t-il, il serait stupide ne serait-ce que d’essayer. »

* * *

Fluke Kelso sortit de la bibliothèque Lénine un peu après quatorze heures, ne s’arrêtant qu’un instant dans un des box du hall pour acheter deux petits pains et une bouteille d’eau minérale tiède et salée.

Il se rappelait être passé devant une rangée de cabines téléphoniques en face du Kremlin, près du bureau d’Intourist, et il prit son déjeuner en route, en s’enfonçant d’abord dans la pénombre d’une station de métro pour acheter quelques jetons de téléphone en plastique, puis en remontant la rue Mokhavaïa vers la haute muraille rouge et les dômes dorés.

Il lui semblait n’être plus seul à présent. Celui qu’il était autrefois l’accompagnait, le cheveu trop long, fumant cigarette sur cigarette, toujours pressé, toujours optimiste, un écrivain en pleine ascension. (« Le professeur Kelso apporte à l’étude de l’histoire soviétique contemporaine le talent d’un universitaire de premier plan et l’énergie d’un grand reporter » — le New York Times.) Ce Kelso plus jeune n’aurait pas hésité à appeler Vladimir Mamantov, c’était certain — Bon Dieu, il n’aurait même pas hésité à enfoncer sa porte, en cas de nécessité.

Réfléchissons un peu : si Iepichev avait parlé à Volkogonov du cahier de Staline, ne pouvait-il pas en avoir parlé aussi à Mamantov ? N’avait-il pas pu laisser des papiers derrière lui ? N’avait-il pas de famille ?

Cela devait valoir la peine d’essayer.

Il s’essuya la bouche et les doigts sur la petite serviette en papier puis décrocha le combiné et inséra les jetons dans la fente en éprouvant un petit serrement d’estomac familier, et comme un léger ramollissement au niveau du cœur. Était-ce bien raisonnable ? Non, mais qui s’en préoccupait ? Adelman… lui était raisonnable. Et Saunders — lui était particulièrement raisonnable.

Vas-y.

Il composa le numéro.

Ce premier appel le ramena sur terre. Les Mamantov avaient déménagé, et celui qui habitait à présent à leur ancienne adresse hésitait à lui communiquer leur nouveau numéro. Ce ne fut qu’après un rapide conciliabule chuchoté avec une tierce personne qu’il finit par le donner. Kelso raccrocha puis composa le nouveau numéro. La sonnerie retentit longtemps cette fois-ci avant que quelqu’un ne décroche. Le jeton descendit et une vieille femme demanda d’une voix chevrotante : « Qui est-ce ? »

Il donna son nom. « Pourrais-je parler au camarade Mamantov ? » Il prit bien soin d’employer le terme camarade : monsieur ne passerait pas.

« Oui ? Qui est-ce ? »

Kelso s’arma de patience. « Comme je vous l’ai dit, mon nom est Kelso. Je suis dans une cabine. C’est urgent.

— Oui, mais qui est-ce ? »

Il s’apprêtait à répéter son nom pour la troisième fois quand il entendit comme une sorte de bousculade à l’autre bout du fil. Puis une voix âpre et masculine prit la parole : « Bon, ici Mamantov. Qui êtes-vous ?

— Kelso. (Il y eut un silence.) Professeur Kelso. Vous vous souvenez peut-être de moi ?

— Je me souviens de vous. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Vous voir.

— Pourquoi voudrais-je vous voir après les conneries que vous avez écrites ?

— Je voudrais vous poser certaines questions.

— À quel sujet ?

— Au sujet d’un petit cahier à couverture de toile cirée noire qui appartenait à Iossif Staline.

— La ferme, coupa Mamantov.

— Quoi ? » Kelso plissa le front en regardant le combiné.

« Je vous ai dit de la fermer. Je réfléchis. Où êtes-vous ?

— Près de l’immeuble d’Intourist, dans la rue Mokhavaïa. »

Il y eut un nouveau silence.

« Vous êtes tout près », remarqua Mamantov.

Puis il ajouta : « Vous n’avez qu’à venir. »

Il lui donna l’adresse. La ligne fut coupée.

* * *

La ligne fut coupée, et le commandant Felix Souvorine, des Services des renseignements russes, le SVR, assis dans son bureau de la banlieue sud-est de Iassenevo, retira soigneusement ses écouteurs et essuya ses oreilles roses bien nettes avec un mouchoir d’un blanc immaculé. Sur le calepin posé devant lui, il avait noté : « Un petit cahier à couverture de toile cirée noire qui appartenait à Iossif Staline… »

CHAPITRE 3

« CONFRONTER LE PASSÉ »
Symposium international sur les archives de la Fédération de Russie

Mardi 27 octobre, après-midi

Dernière séance


Professeur KELSO :

Mesdames et messieurs, chaque fois que je pense à Iossif Staline, je revois une image bien particulière. C’est Staline vieux qui m’apparaît, debout près de son gramophone.

Il travaillait tard, généralement jusqu’à neuf ou dix heures du soir, puis il allait regarder un film dans la salle de projection du Kremlin. Il s’agissait souvent d’un Tarzan — on ne sait pas pourquoi, mais cette idée d’un jeune homme qui aurait grandi et vivrait parmi les bêtes sauvages plaisait énormément à Staline.

Ensuite, ses copains du Politburo et lui allaient tous dîner à sa datcha de Kountsévo, et, après dîner, il mettait un disque sur son gramophone. Son morceau préféré, d’après Milovan Djilas, était une chanson où l’on avait remplacé les voix humaines par des hurlements de chiens. Staline faisait alors danser tout le Politburo.

Certains dansaient fort bien. Mikoyan, par exemple, était un excellent danseur. Boulganine n’était pas mauvais non plus ; il arrivait à suivre une cadence. Khrouchtchev, lui, dansait très mal — « comme une vache sur la glace » —, de même que Malenkov et Kaganovitch.

Quoi qu’il en soit, un soir, sans doute attirée par le bruit bien particulier que pouvaient faire des hommes d’âge mûr en train de danser au son de hurlements de chiens, la fille de Staline, Svetlana, a passé la tête par la porte, et Staline lui a demandé de danser aussi. Au bout d’un moment, elle a commencé à fatiguer. Ses pieds bougeaient de moins en moins et Staline s’est fâché. Il s’est mis à crier : « Danse ! » Alors, elle lui a répondu : « Mais j’ai déjà dansé, papa. Je suis fatiguée. » Là-dessus, Staline — et je cite ici la description de Khrouchtchev — « l’a attrapée comme ça, par les cheveux, une pleine poignée, juste au-dessus du front en fait, et il a tiré, vous comprenez, très fort… il a tiré, et puis secoué, secoué ».

Gardez maintenant cette image à l’esprit un instant, et penchons-nous sur le destin de la famille de Staline. Sa première femme est morte prématurément. Son fils aîné, Iakov, a essayé de se tuer à l’âge de vingt et un ans, mais n’a réussi qu’à s’infliger de graves blessures. (D’après Svetlana, quand Staline l’a vu, il s’est contenté de rire en faisant : « Ah ! Raté ! Tu ne sais même pas tirer ! ») Iakov a été capturé par les Allemands pendant la guerre et, après que Staline eut refusé tout échange de prisonniers, il a fait une nouvelle tentative de suicide, réussie cette fois, en se jetant contre la clôture électrifiée du camp de prisonniers.

Staline avait un autre enfant, un fils, Vassili, complètement alcoolique et qui est mort à l’âge de quarante et un ans.

La deuxième femme de Staline, Nadejda, a refusé de donner d’autres enfants à son mari — d’après Svetlana, elle s’est fait avorter deux fois — et, tard, une nuit, à l’âge de trente et un ans, elle s’est tiré une balle dans le cœur. (Ou peut-être serait-il plus exact de dire qu’on lui a tiré une balle dans le cœur : on n’a jamais trouvé la moindre lettre d’explication.)

Nadejda était issue d’une famille de quatre enfants. Son frère aîné, Pavel, a été assassiné par Staline pendant les purges. Le certificat de décès indique un arrêt cardiaque. Son petit frère, Fiodor, est devenu fou quand un ami de Staline, un cambrioleur de banque arménien nommé Kamo, lui a mis entre les mains un cœur humain encore palpitant. Sa sœur, Anna, a été arrêtée sur ordre de Staline et condamnée à dix ans d’isolement. Lorsqu’elle en est sortie, elle n’était même plus capable de reconnaître ses propres enfants. Voici donc ce qu’il en est de cette partie de la famille de Staline.

Que dire de l’autre partie ? Eh bien il y avait Alexandre Svanidzé, frère de la première femme de Staline… il a été arrêté en 1937 et fusillé en 1941. Puis il y avait la femme de Svanidzé, Maria, qui a été elle aussi arrêtée ; elle a été fusillée en 1942. Le seul de leurs enfants qui avait survécu, Ivan — neveu, donc, de Staline —, a été exilé dans un épouvantable orphelinat d’État destiné aux enfants des « ennemis de l’État », et lorsqu’il en est sorti, près de vingt ans plus tard, il se trouvait psychologiquement très perturbé. Et puis il y avait enfin la belle-sœur de Staline, Maria, qui a été elle aussi arrêtée en 1937 et qui est morte mystérieusement en prison.

Revenons maintenant sur cette image de Svetlana. Sa mère est morte. Son demi-frère est mort. Son autre frère est alcoolique. Deux de ses oncles sont morts et le dernier est fou. Deux de ses tantes sont mortes et la troisième est en prison. On la tire par les cheveux, son père la tire par les cheveux, devant une assemblée constituée des personnages les plus puissants d’URSS, qui sont eux aussi obligés de danser, avec vraisemblablement des hurlements de chiens pour toute musique.

Chers collègues, chaque fois que je m’installe devant des archives ou, plus rarement ces derniers temps, que j’assiste à un symposium comme celui-ci, je tâche toujours d’avoir cette scène à l’esprit, parce qu’elle me rappelle de prendre garde à ne pas faire entrer le passé dans une structure trop rationnelle. Il n’y a rien dans les archives qui se trouvent ici pour nous montrer que l’adjoint du président du Conseil des ministres ou le commissaire aux Affaires étrangères étaient, lorsqu’ils prenaient leurs décisions, abrutis par l’épuisement et, très probablement, par la terreur… qu’ils étaient restés debout jusqu’à trois heures du matin, à danser pour sauver leur peau, et qu’ils allaient sans doute devoir recommencer le soir même.

Je ne suis pas en train de dire que Staline était fou. Au contraire. On pourrait même prétendre que l’homme qui faisait fonctionner le gramophone était la personne la plus sensée de la pièce. Quand Svetlana lui a demandé pourquoi sa tante Anna était détenue en isolement, il lui a répondu : « Parce qu’elle parle trop. » Avec Staline, il y avait généralement une logique derrière toute action. Il n’avait pas besoin d’un philosophe anglais du XVI e siècle pour savoir que « le savoir est pouvoir ». Cette notion est l’essence même du stalinisme. Elle explique entre autres pourquoi Staline a assassiné tant de ses proches parents et collègues : il voulait détruire quiconque le connaissait trop.

Et force nous est de constater que cette politique s’est révélée remarquablement efficace. Nous voici maintenant, quarante-cinq ans après la mort de Staline, rassemblés à Moscou pour discuter des archives nouvellement ouvertes de l’ère soviétique. Il y a au-dessus de nos têtes, dans des chambres fortes à l’épreuve du feu maintenues à une température constante de 18 °C avec un taux de 60 % d’humidité, un million et demi de dossiers : les archives complètes du Comité central du Parti communiste d’Union soviétique.

Et cependant, qu’est-ce que ces archives nous disent vraiment de Staline ? Que pouvons-nous voir aujourd’hui que nous ne pouvions pas voir quand les communistes étaient au pouvoir ? Les lettres de Staline à Molotov… nous pouvons les lire, et elles ne sont pas dépourvues d’intérêt. Mais elles ont été de toute évidence largement censurées. Et non seulement cela, mais elles s’arrêtent en 1936, précisément à l’époque où la grande tuerie a commencé.

Nous pouvons aussi consulter les listes d’exécutions signées par Staline. Et nous avons également ses agendas. Nous savons donc que le 8 décembre 1938 Staline a signé trente listes d’exécutions, soit un total de cinq mille arrêts de mort, beaucoup de ces noms étant ceux de prétendus amis à lui. Et nous savons aussi, grâce à son agenda, que ce même soir il s’est rendu dans la salle de projection du Kremlin pour regarder, pas un Tarzan cette fois-ci, mais une comédie intitulée Happy Guys.

Mais entre ces deux événements, entre les arrêts de mort et le rire, qui y a-t-il eu ? Ou quoi ? Nous ne le savons pas. Pourquoi ? Parce que Staline a fait en sorte d’assassiner pratiquement tous ceux qui auraient été en position de nous dire à quoi il ressemblait vraiment…

CHAPITRE 4

La nouvelle adresse de Mamantov se trouvait juste de l’autre côté de la Moskova, dans le grand complexe résidentiel de la rue Serafimovitch, connu sous le nom de « La Maison sur le Quai ». Il s’agissait en fait de l’immeuble où le camarade Staline, avec la générosité qui le caractérisait, avait insisté pour que les hauts dignitaires du Parti aillent vivre avec leur famille. Il y avait dix étages et vingt-cinq entrées distinctes au rez-de-chaussée ; devant chacune d’elles, le Guensec avait eu l’attention de poster un garde du NKVD — simplement pour votre sécurité, camarades.

À la fin des purges, six cents des locataires de l’immeuble avaient été liquidés. Les appartements étaient aujourd’hui privatisés, et les plus beaux, ceux qui donnaient sur la Moskova et le Kremlin, se vendaient plus d’un demi-million de dollars. Kelso se demanda comment Mamantov pouvait se payer ça.

Il descendit les marches du pont et traversa la route. Devant l’entrée de l’escalier de Mamantov, une grosse Lada blanche était garée, vitres baissées, avec deux hommes à l’intérieur qui mâchaient du chewing-gum. L’un d’eux avait une vilaine cicatrice blanchâtre qui courait presque du coin de l’œil jusqu’au bord de la bouche. Ils regardèrent Kelso passer devant eux avec un intérêt non dissimulé.

À l’intérieur de l’immeuble, près de l’ascenseur, quelqu’un avait écrit en anglais, soigneusement, en majuscules et minuscules : Fuck Off, « Allez vous faire foutre ». Hommage au système scolaire russe, songea Kelso. Il sifflota nerveusement un air inventé. L’ascenseur s’éleva sans à-coups pour s’arrêter au neuvième étage, où Kelso fut accueilli par le martèlement distant d’une musique rock occidentale.

L’appartement de Mamantov était équipé d’une porte blindée, et un svastika rouge avait été peint à la bombe sur le métal. La peinture en était déjà vieille et passée, mais on n’avait visiblement jamais essayé de le faire disparaître. Une petite caméra de télévision isolée se trouvait fixée au mur, au-dessus de la porte.

Tout cela ne plaisait guère à Kelso — le dispositif de sécurité, les types qui attendaient dans la voiture —, et il crut un moment pouvoir sentir la terreur qui avait régné ici soixante ans plus tôt, comme si la sueur s’était infiltrée dans les murs de brique, les bruits de pas aussi, les coups à la porte, les adieux précipités, les sanglots, le silence. Il leva la main vers la sonnette. Quelle idée de s’installer ici.

Il appuya sur le bouton.

Après une longue attente, une vieille femme vint ouvrir la porte. Mme Mamantova était telle qu’il se la rappelait : grande et forte, pas grosse mais solidement bâtie. Elle portait une blouse à fleurs informe et l’on aurait dit qu’elle venait de pleurer. Ses yeux rouges se posèrent sur lui brièvement, distraitement, mais elle s’écarta avant qu’il puisse ouvrir la bouche, laissant soudain apparaître Vladimir Mamantov dans le couloir obscur, vêtu comme s’il allait toujours au bureau — chemise blanche, cravate bleue, costume noir avec une petite étoile rouge épinglée au revers de la veste.

Il ne dit rien, mais tendit la main. Il avait une poignée de main à vous, broyer les doigts, forgée, disait-on, en pétrissant des balles de caoutchouc pendant les réunions du KGB. (On disait beaucoup de choses sur Mamantov : par exemple — et Kelso le répétait dans son livre — que lors de la fameuse réunion à la Loubianka, le soir du 20 août 1991, lorsque les instigateurs du coup d’État avaient pris conscience que c’était fichu, Mamantov avait proposé de se rendre en avion à la datcha que Gorbatchev avait à Foros, sur la mer Noire, pour tuer lui-même le président soviétique ; Mamantov avait nié, protestant que cette histoire n’était qu’une « provocation ».)

Un jeune homme en chemise noire portant un étui à pistolet en bandoulière apparut dans la pénombre, derrière Mamantov, qui, sans même se retourner, lui dit : « Ça va, Viktor. Je me charge de la situation. » Mamantov avait un visage de bureaucrate : des cheveux gris acier, des lunettes cerclées de fer et des joues tombantes évoquant celles d’un chien méfiant. Dans la rue, on aurait pu passer cent fois devant lui sans le remarquer. Mais il avait des yeux brillants, des yeux de fanatique, pensa Kelso : il imaginait très bien Eichmann ou quelque autre assassin bureaucrate nazi ayant ces yeux-là.

La vieille femme s’était mise à émettre une curieuse plainte de l’autre côté de l’appartement, et Mamantov pria Viktor de s’occuper d’elle.

« Vous faites donc partie de cette bande de voleurs, lança-t-il à Kelso.

— Quoi ?

— Le symposium. La Pravda a publié la liste des historiens étrangers invités à s’exprimer. Votre nom y était.

— Les historiens ne sont guère des voleurs, camarade Mamantov. Même les historiens étrangers.

— Vraiment ? Il n’y a rien de plus important pour une nation que son histoire. C’est la terre qui porte toute société. Et la nôtre nous a été volée, abîmée et salie par les calomnies de nos ennemis, au point que notre peuple ne sait plus où il en est. »

Kelso sourit. Mamantov n’avait pas changé du tout. « Vous ne pouvez pas prétendre cela sérieusement.

— Vous n’êtes pas russe. Imaginez que votre pays propose de vendre ses archives nationales à une puissance étrangère pour quelques misérables millions de dollars.

— Mais vous ne vendez pas vos archives. Il s’agit seulement de mettre les dossiers sur microfilms pour que les spécialistes puissent les consulter.

— Les spécialistes de Californie, répliqua Mamantov, comme si cela devait clore le sujet. C’est très ennuyeux. Mais j’ai un rendez-vous urgent. (Il consulta sa montre.) Je vous donne cinq minutes pour en venir aux faits. Qu’est-ce que c’est que cette histoire de cahier de Staline ?

— Ça fait partie de mes recherches.

— Des recherches ? Des recherches sur quoi ? »

Kelso hésita. « Les événements qui entourent la mort de Staline.

— Continuez.

— Si je pouvais juste vous poser deux ou trois questions, je pourrais peut-être vous expliquer la relation…

— Non, coupa Mamantov. On va faire l’inverse. Vous me parlez d’abord du cahier, et puis je répondrai peut-être à vos questions.

— Vous répondrez peut-être à mes questions ? »

Mamantov consulta à nouveau sa montre. « Quatre minutes.

— Bon, d’accord, fit vivement Kelso. Vous vous souvenez de la biographie officielle de Staline par Dimitri Volkogonov ?

— Le traître Volkogonov ? Vous me faites perdre mon temps. Ce bouquin n’est qu’un ramassis de conneries.

— Vous l’avez lu ?

— Bien sûr que non. Il y a assez de saloperies comme ça dans le monde sans que j’aille sauter dedans à pieds joints.

— Volkogonov assure que Staline conservait des papiers — des papiers d’ordre privé, dont un cahier d’écolier à couverture de toile cirée noire — dans son coffre-fort du Kremlin, et que ces papiers ont été dérobés par Beria. Il tient cette histoire d’un homme que vous devez connaître, je pense. Alexeï Alexeïevitch Iepichev. »

Il y eut un mouvement presque imperceptible — un frémissement, pas plus — dans les yeux gris et durs de Mamantov. Il en a déjà entendu parler, pensa Kelso. Il connaît l’existence du cahier…

« Et ?

— Et je me demandais si vous n’aviez rien vu là-dessus quand vous écriviez votre article sur Iepichev pour le répertoire biographique. C’était un ami à vous, il me semble ?

— Qu’est-ce que ça peut vous faire ? » Mamantov jeta un coup d’œil sur le sac de Kelso. « Vous avez trouvé ce cahier ?

— Non.

— Mais vous connaissez quelqu’un qui sait peut-être où il se trouve ?

— Quelqu’un est venu me voir », commença Kelso, puis il s’interrompit. Le silence régnait à présent dans l’appartement. La vieille femme avait fini de gémir, mais le garde du corps n’était pas revenu. Un exemplaire d’Aurora traînait sur la table de l’entrée.

Il prit soudain conscience que personne à Moscou ne savait où il était. Il ne figurait plus nulle part.

« Je vous retarde, dit-il. Je pourrais peut-être revenir quand j’aurai…

— Ce n’est pas nécessaire », assura Mamantov, se radoucissant.

Il jaugeait Kelso de ses yeux vifs, passant du visage aux mains, évaluant la puissance potentielle des bras et de la poitrine avant de remonter vers le visage. Kelso se dit que sa technique de conversation relevait du pur léninisme : Enfonce la baïonnette. Si ça tombe sur du gras, enfonce encore. Si ça tombe sur du fer, retire et attends un autre jour.

« Je vais vous dire, professeur Kelso, dit Mamantov. Je vais vous montrer quelque chose. Cela va vous intéresser. Et puis je vous dirai quelque chose. Et puis vous me direz quelque chose. » Il fit avec les doigts un mouvement de va-et-vient entre eux deux. « Nous allons faire un échange. Ça marche comme ça ? »


Kelso essaya ensuite de dresser une liste, mais il ne parvint pas à tout se remémorer : l’immense peinture à l’huile de Guerassimov représentant Staline sur les remparts du Kremlin et la vitrine éclairée au néon remplie de miniatures de Staline — ses plats à l’effigie de Staline et ses boîtes à l’effigie de Staline, ses timbres Staline et ses médailles Staline —, la bibliothèque de livres de Staline et de livres sur Staline, les photographies de Staline, signées et non signées, et le fragment de l’écriture de Staline — crayon bleu, papier à lignes, format in-quarto et encadré — accroché au-dessus du buste de Staline sculpté par Voutchetitch (« … N’épargnez pas les individus, quelle que soit la position qu’ils occupent, n’épargnez que la cause, les intérêts de la cause… »).

Il évolua parmi la collection sous le regard attentif de Mamantov.

« Ce manuscrit, là, fit Kelso… celui-là… c’était une note pour un discours, n’est-ce pas ? — Correct, répondit Mamantov. Octobre 1920, devant l’Inspection des paysans-ouvriers. — Et le Guerassimov ? N’est-il pas identique à l’étude qu’il avait faite en 1938 de Staline et Vorochilov sur le mur du Kremlin ? » Mamantov acquiesça à nouveau d’un hochement de tête, visiblement content de partager ce moment avec un connaisseur : oui, le Guensec avait commandé à Guerassimov une seconde version du tableau laissant Vorochilov de côté — c’était sa façon de rappeler à Vorochilov qu’on pouvait toujours (comment dire ?) s’arranger pour que la vie imite l’art. Un collectionneur du Maryland et un autre de Düsseldorf lui en avaient proposé cent mille dollars, mais Mamantov se refusait absolument à laisser cette œuvre quitter le sol russe. Jamais. Il espérait un jour pouvoir l’exposer à Moscou, avec le reste de sa collection — « quand la situation politique serait plus favorable ».

« Et vous pensez que la situation sera plus favorable un jour ?

— Oh, oui. Objectivement, l’histoire finira par admettre que Staline avait raison. C’est ainsi qu’il faut voir les choses avec Staline. D’un point de vue subjectif, il peut paraître cruel, et même mauvais. Mais c’est dans la perspective objective que l’on découvre la dimension de cet homme. Là, il devient une figure de proue. Je suis intimement persuadé que dès que l’on aura retrouvé la perspective adéquate, on érigera à nouveau des statues à la gloire de Staline.

— Goering disait la même chose d’Hitler au procès de Nuremberg. Et je ne vois pas la moindre statue…

— Hitler a perdu.

— Mais Staline a perdu lui aussi, non ? À la fin ? Si l’on prend la “perspective objective” ?

— Staline a hérité d’une nation qui en était encore aux charrues de bois et nous a légué un empire doté de l’arme atomique. Comment pouvez-vous dire qu’il a perdu ? Ceux qui sont venus après lui, ceux-là ont perdu. Pas Staline. Staline prévoyait ce qui allait arriver, bien sûr. Khrouchtchev, Molotov, Beria, Malenkov… ils se prenaient pour des durs, mais lui, il y voyait clair. “Quand je serai parti, les capitalistes vous attireront comme des chatons aveugles.” Son analyse était juste, comme toujours.

— Vous pensez donc que si Staline avait vécu…

— … nous serions toujours une grande puissance ? Absolument. Mais il n’est donné à un pays d’avoir un homme du génie de Staline qu’une fois par siècle, tout au plus. Et Staline lui-même n’a pas pu trouver de stratagème pour déjouer la mort. Dites-moi, avez-vous lu le sondage d’opinions effectué pour le quarante-cinquième anniversaire de sa disparition ?

— Oui.

— Et qu’en avez-vous pensé ?

— J’ai trouvé les résultats… (Kelso chercha un terme neutre)… remarquables. »

(Remarquables ? Bon Dieu. Ils étaient redoutables. Un tiers des Russes déclaraient voir en Staline un grand chef de guerre. Un Russe sur six trouvait qu’il avait été le plus grand dirigeant que leur pays eût jamais connu. Staline était sept fois plus populaire que Boris Eltsine, alors que le pauvre vieux Gorbatchev n’avait même pas enregistré assez de voix pour être cité. Ce sondage avait eu lieu en mars. Kelso avait été tellement épouvanté qu’il avait essayé de vendre un commentaire au New York Times, mais cela ne les avait pas intéressés.)

« Remarquables, approuva Mamantov. Je devrais même dire époustouflants, vu la calomnie pratiquée par les soi-disant “historiens”. »

Un silence gêné s’ensuivit.

« Quelle collection ! commenta Kelso. Il a dû vous falloir des années pour rassembler tout cela. » Et il a dû vous en coûter une fortune, faillit-il ajouter.

« J’ai encore quelques intérêts dans les affaires, fit évasivement Mamantov. Et énormément de temps libre depuis que je suis à la retraite. » Il leva la main pour toucher un buste, puis hésita et se ravisa. « La difficulté, bien sûr, pour tous les collectionneurs, c’est qu’il a laissé si peu de biens personnels derrière lui. La propriété privée ne l’intéressait pas, contrairement à ces porcs corrompus que nous avons au Kremlin actuellement. Quelques meubles fournis par le gouvernement, c’est tout ce qu’il avait. Ça et les vêtements qu’il avait sur le dos. Et son cahier, bien sûr. » Il adressa à Kelso un regard rusé. « Oui, ça, ce serait quelque chose. Un truc — comment dit-on chez vous ? — à se tuer ?

— Vous en aviez donc déjà entendu parler ? »

Mamantov sourit — du jamais vu —, un sourire mince, fugitif et étriqué, comme une fissure soudaine dans la glace. « Iepichev vous intéresse ?

— Tout ce que vous pouvez m’en dire. »

Mamantov se dirigea vers la bibliothèque où il prit un grand album à reliure de cuir. Sur un rayon en hauteur, Kelso aperçut les deux volumes de Volkogonov : Mamantov les avait lus, évidemment.

« La première fois que j’ai rencontré Alexei Alexeïevitch, dit-il, c’était en 1957, alors que j’étais ambassadeur à Bucarest. Je rentrais de Hongrie, où nous avions dû régler certaines choses. Neuf mois de travail ininterrompu. J’avais vraiment besoin de repos, je peux vous le dire. Nous allions chasser ensemble dans la région d’Azouga. »

Il repoussa soigneusement une feuille de papier cristal et tendit le gros album à Kelso. Il était ouvert sur une petite photographie prise avec un appareil d’amateur, et Kelso dut l’examiner attentivement pour arriver à déterminer ce qu’elle représentait. Une forêt se dressait en arrière-plan. Au premier plan, deux hommes en casquette de chasseur en cuir et veste de peau retournée souriaient, armés d’un fusil, des oiseaux morts entassés devant leurs pieds bottés. Iepichev se trouvait à gauche, Mamantov près de lui — toujours le même visage dur, mais le corps plus mince à l’époque, une vraie caricature d’agent du KGB au temps de la guerre froide.

« Et il y en a une autre quelque part. » Mamantov se pencha par-dessus l’épaule de Kelso et tourna quelques pages. De près, il sentait le vieux, la naphtaline et l’eau phéniquée. Il était mal rasé, comme le sont souvent les vieillards, avec de petites touffes grises subsistant à l’ombre du nez ou dans le creux de son large menton. « Là. »

Il s’agissait d’une photo bien plus grande, de type officiel, montrant peut-être deux cents hommes alignés sur quatre rangs, comme pour une photo scolaire. Certains étaient en uniforme, d’autres en civil. Une légende indiquait en bas : « Sverdlovsk, 1980 ».

« C’était un séminaire idéologique organisé par le Secrétariat du Comité central. Le dernier jour, le camarade Souslov lui-même s’est adressé à nous. Là, c’est moi. » Il désigna un visage austère au troisième rang, puis fît glisser son doigt vers le premier rang, jusqu’à une silhouette en uniforme, détendue, assise par terre, jambes croisées. « Et là — le croiriez-vous ? — c’est Volkogonov. Et là encore, c’est Alexeï Alexeïevitch. »

Kelso avait l’impression de regarder une photo d’officiers impériaux de l’époque tsariste : une telle assurance, un tel ordre, une si mâle arrogance ! Il ne faudrait cependant pas dix ans pour que ce monde fût atomisé : Iepichev était mort ; Volkogonov avait renoncé au Parti et Mamantov allait se retrouver en prison.

D’après Mamantov, Iepichev était mort en 1985. Il avait succombé à l’époque où Gorbatchev avait accédé au pouvoir. Mamantov trouvait que c’était un bon moment pour mourir, pour un communiste qui se respectait : Alexei Alexeïevitch avait été épargné. C’était un homme dont toute la vie avait été consacrée au marxisme-léninisme, qui avait contribué à échafauder un plan pour soutenir fraternellement la Tchécoslovaquie et l’Afghanistan. Quel bienheureux, de n’avoir pas vécu assez longtemps pour voir tout s’écrouler. Écrire l’article sur Iepichev pour le Répertoire des héros avait été un honneur, et si plus personne ne le lisait aujourd’hui… eh bien c’était exactement ce qu’il voulait dire. Le pays avait été dépouillé de son histoire.

« Iepichev vous a-t-il raconté la même chose qu’à Volkogonov au sujet des papiers de Staline ?

— Oui. Il parlait plus librement, à la fin. Il était souvent malade. J’allais le voir à la clinique des dirigeants. Brejnev et lui étaient soignés ensemble par le médecin parapsychologue Davitachvili.

— Je suppose qu’il n’a pas laissé de documents derrière lui.

— Des documents ? Non. Les hommes comme Iepichev ne gardent pas de documents.

— Des parents ?

— Pas à ma connaissance. Nous ne parlions jamais famille. » Mamantov prononça le mot comme une absurdité. « Saviez-vous qu’Alexeï avait, entre autres, eu à interroger Beria ? Nuit après nuit. Vous imaginez ce que cela a pu donner ? Mais Beria n’a jamais craqué, pas une fois en près de six mois, jusqu’à la toute fin, après le procès, au moment où ils l’ont attaché à la planche pour le fusiller. Il n’avait pas cru qu’ils oseraient aller jusque-là.

— Comment cela, il a craqué ?

— Il a gueulé comme un porc — enfin, c’est ce qu’a raconté Iepichev. Il a crié quelque chose au sujet de Staline et d’un archange. Vous imaginez ça ? Beria, entre tous, en train de virer dévot ! Mais alors on lui a mis une écharpe dans la bouche et on l’a fusillé. Je ne sais rien de plus. » Mamantov referma tendrement ses albums et les replaça sur l’étagère. « Donc, fit-il en se retournant vers Kelso avec un air d’innocence menaçante, quelqu’un est venu vous voir. Quand était-ce ? »

Kelso fut aussitôt sur ses gardes. « Je préfère ne pas vous le dire.

— Et il vous a parlé des papiers de Staline ? C’était bien un homme, je suppose ? Un témoin oculaire, de cette époque ? »

Kelso hésita.

« Son nom ? »

Kelso sourit et secoua la tête. Mamantov semblait se croire revenu à la Loubianka.

« Sa profession, alors ?

— Je ne peux pas vous le dire non plus.

— Sait-il où se trouvent les papiers ?

— Peut-être.

— Il a proposé de vous montrer l’endroit ?

— Non.

— Mais vous lui avez demandé de vous le montrer ?

— Non plus.

— Vous êtes très décevant comme historien, professeur Kelso. Je vous croyais connu pour votre efficacité…

— Il a disparu avant que je puisse faire quoi que ce soit, si vous voulez le savoir. »

Il regretta ses paroles au moment même où il les prononçait.

« Qu’entendez-vous par : “Il a disparu” ?

— Nous étions en train de boire, marmonna Kelso. Je l’ai laissé pendant quelques minutes. Et quand je suis revenu, il s’était enfui. »

Cela paraissait incroyable, même à ses propres oreilles.

« Enfui ? » Mamantov avait les yeux d’un gris hivernal. « Je ne vous crois pas.

— Vladimir Pavlovitch, fit Kelso en croisant son regard puis en le soutenant, je peux vous assurer que c’est la vérité.

— Vous mentez. Pourquoi ? Pourquoi ? » Mamantov se frotta le menton. « Je pense que ce doit être parce que vous avez le cahier.

— Si j’avais le cahier, pensez-vous vraiment que je serais ici ? N’aurais-je pas pris le premier vol pour New York ? N’est-ce pas ce que les voleurs sont censés faire ? »

Mamantov le dévisagea pendant encore quelques secondes, puis détourna les yeux. « De toute évidence, nous devons retrouver cet homme. »

Nous…

« Je ne pense pas qu’il ait envie d’être retrouvé.

— Il reprendra contact avec vous.

— J’en doute. »

Kelso n’avait qu’une envie à présent : sortir d’ici au plus vite. Il se sentait d’une certaine façon compromis, complice.

« Et puis je rentre aux États-Unis demain. D’ailleurs, maintenant que j’y pense, il faut vraiment que je… »

Il esquissa un mouvement vers la porte, mais Mamantov s’interposa. « Cela ne vous excite-t-il pas, professeur Kelso ? Ne ressentez-vous pas la puissance du camarade Staline, même du fond de sa tombe ? »

Kelso émit un rire sans joie. « Je ne crois pas partager tout à fait votre… obsession.

— Ne me racontez pas de conneries ! J’ai lu vos livres. Ça vous surprend ? Je ne dirai rien sur la qualité de votre travail. Mais je peux vous certifier que vous êtes aussi obsédé que moi.

— Peut-être. Mais de façon différente.

— Le pouvoir, fit Mamantov en savourant le mot comme une gorgée de vin. La maîtrise et la compréhension absolues du pouvoir. Personne ne lui est jamais arrivé à la cheville dans ce domaine. Faites ceci, faites cela. Pensez ceci, pensez cela. À moi de décider quand vous vivrez, à moi de décider quand vous mourrez, et tout ce que vous avez le droit de dire c’est : “Merci de votre bonté, camarade Staline.” Elle est , l’obsession.

— Oui, mais il y a une différence de taille, si vous me permettez : vous, vous voudriez le voir revenir.

— Alors que vous, vous aimez juste regarder, c’est ça ? Moi, j’aime baiser, et vous, vous préférez la pornographie ? » Mamantov désigna la pièce d’un signe du pouce. « Vous auriez dû vous voir, tout à l’heure. “Ce ne serait pas une note pour un discours ?” “Ce ne serait pas la copie d’un tableau antérieur ?” Les yeux écarquillés, la langue pendante : tout du libéral occidental qui prend son pied sans risque. Bien sûr, il avait compris ça aussi. Et vous me dites que vous n’allez même pas essayer de retrouver son cahier personnel, que vous allez vous contenter de rentrer en Amérique ?

— Je peux passer ? »

Kelso fit un pas vers la gauche, mais Mamantov lui bloqua aussitôt adroitement le passage.

« Ce serait l’une des plus grandes découvertes historiques de cette époque. Et vous voulez fuir ? Il faut le retrouver. Nous devons le retrouver ensemble. Et vous pourrez ensuite le présenter au monde. Je ne réclamerai aucun crédit, je vous le promets : je préfère l’ombre, les honneurs vous reviendront tous.

— Eh bien, qu’est-ce que ça veut dire, camarade Mamantov ? demanda Kelso avec une gaieté forcée. Je suis prisonnier ici, ou quoi ? »

Entre lui et le monde extérieur, il y avait, évalua-t-il, un ancien agent du KGB en bonne forme physique mais visiblement dérangé, un garde du corps armé et deux portes, dont une blindée. Il crut réellement un instant que Mamantov avait l’intention de le retenir : que, comme il gardait tout ce qui se rapportait à Staline, pourquoi ne pas ajouter à la collection un historien du stalinisme, conservé dans le formol à l’intérieur d’une boîte de verre, comme V. I. Lénine ?

Mais alors, Mme Mamantova se mit à crier dans le couloir (« Qu’est-ce qui se passe, ici ? ») et le sortilège fut rompu.

« Rien du tout, lança Mamantov. Arrête d’écouter. Retourne dans ta chambre. Viktor !

— Mais qui est-ce ? pleurnicha la femme. C’est ça que je veux savoir. Et pourquoi fait-il toujours aussi sombre ? »

Elle se mit à pleurer. Ils entendirent ses pieds traîner sur le sol, puis une porte se fermer.

« Je suis désolé, dit Kelso.

— Gardez votre pitié », répliqua Mamantov. Il s’écarta. « Allez-y. Sortez donc. Partez. »

Mais alors que Kelso en était à la moitié du couloir, il lui lança encore : « Nous en reparlerons. D’une façon ou d’une autre. »

* * *

Il y avait trois hommes dans la voiture garée en bas, mais Kelso était trop préoccupé pour leur prêter attention. Il s’immobilisa sous le portique obscur de la Maison sur le Quai afin de rajuster sa sacoche de toile sur son épaule, puis se dirigea vers le pont Bolchoï Kamennii.

« C’est lui, commandant », fit l’homme à la cicatrice, et Felix Souvorine se pencha en avant pour mieux regarder.

Souvorine semblait bien jeune pour être commandant au SVR — il était encore dans la trentaine —, avec sa silhouette impeccable, ses cheveux blonds et ses yeux couleur de bleuet. De plus, il se mettait de la lotion après-rasage occidentale, ce qui était l’autre détail le plus remarquable en cet instant, car la petite auto semblait tout entière parfumée à l’Eau sauvage.

« Est-ce qu’il avait cette sacoche avec lui en entrant ?

— Oui, mon commandant. »

Souvorine leva les yeux vers l’appartement de Mamantov, au neuvième étage. Il leur fallait absolument une meilleure couverture ici. Le SVR avait réussi à introduire un micro dans l’appartement, au début des opérations, mais il n’avait pu y rester plus de trois heures avant que les hommes de Mamantov ne le trouvent et le débranchent.

Kelso avait commencé à gravir l’escalier du pont.

« Vas-y, Bounine, dit Souvorine en donnant une petite tape sur l’épaule de l’homme assis devant lui. Un peu de discrétion, s’il te plaît. Essaye juste de ne pas le perdre de vue. Nous ne voulons pas d’incident diplomatique. »

Marmonnant dans sa barbe, Bounine descendit de voiture.

Kelso s’éloignait rapidement et avait déjà presque atteint le niveau de la route, aussi le Russe dut-il prendre le pas de course pour atteindre les marches et réduire une partie de l’écart.

Bien, bien, songea Souvorine, il a l’air drôlement pressé de se rendre quelque part. À moins qu’il ne soit pressé de s’éloigner d’ici ?

Il regarda les visages roses et flous des deux hommes s’éloigner vers le nord au-dessus du parapet de pierre, s’enfonçant peu à peu dans l’après-midi gris pour se perdre de l’autre côté de la Moskova.

CHAPITRE 5

Kelso régla ses deux roubles au guichet de la station de métro Borovitskaïa, prit son jeton de plastique et s’enfonça avec reconnaissance sous la terre de Moscou. À l’entrée du quai, quelque chose le poussa à regarder l’escalator derrière lui pour vérifier que Mamantov ne le suivait pas, mais il n’en vit pas trace parmi les rangées de visages épuisés.

C’était stupide ; il essaya de sourire de sa paranoïa, et se retourna vers la pénombre accueillante et les bouffées tièdes d’essence et d’électricité. Presque aussitôt, une lumière jaune esquissa un virage dans le tunnel et il se sentit aspiré par le souffle de la rame. Kelso se laissa porter par la foule à l’intérieur de la voiture. Il y avait quelque chose de curieusement réconfortant dans cette multitude silencieuse et mal fagotée. Il s’accrocha à la rampe métallique et suivit le mouvement général tandis que le métro s’enfonçait à nouveau dans le tunnel en direction du nord.

Ils n’étaient pas allés bien loin quand la rame ralentit soudain puis s’immobilisa — une alerte à la bombe, apprendraient-ils à la station suivante : la milice devait vérifier —, les laissant assis dans la pénombre, sans que personne ne parle, le silence brisé par une toux occasionnelle et la tension montant imperceptiblement.

Kelso contempla son reflet dans la vitre assombrie. Il se sentait nerveux, autant l’admettre. Il ne pouvait s’empêcher de penser qu’il s’était jeté dans la gueule du loup, qu’il avait commis une erreur grossière en parlant du cahier à Mamantov. Comment le Russe avait-il appelé cela, déjà ? Un truc à se tuer ?

Kelso ne se détendit que lorsque la lumière revint et que la rame repartit avec une secousse. Le rythme apaisant de la normalité reprit.

Lorsque Kelso réapparut enfin à la surface, il était plus de seize heures. Très bas, à l’ouest, rasant à peine la cime des arbres sombres qui bordaient le parc zoologique, une fissure citronnée trouait les nuages. Le coucher de soleil hivernal serait là dans une heure. Il devait se dépêcher. Il replia son plan en un petit carré et le plaça de sorte que la station de métro se trouve à sa droite. L’entrée du zoo se trouvait de l’autre côté de la rue — des rochers rougeâtres, une chute d’eau, une tour de conte de fées —, et il y avait un peu plus loin une buvette fermée hors saison, avec ses tables de plastique empilées et ses parasols à rayures repliés, agités par le vent. Il entendait le bruit de la circulation sur la Ceinture des Jardins, deux cents mètres plus loin. Là, il fallait traverser, et puis prendre à gauche et enfin à droite, et ce devait être là. Il fourra le plan dans sa poche, ramassa sa sacoche et entreprit de gravir la côte pavée qui conduisait au grand carrefour.

Dix voies de circulation formaient un fleuve immense de lumière et d’acier. Il le traversa par sections et se retrouva soudain dans le quartier diplomatique de Moscou : rues larges, demeures imposantes, vieux bouleaux pleurant leurs feuilles mortes sur des voitures noires et luisantes. L’endroit n’était pas très animé. Il croisa un homme aux cheveux argentés qui promenait un caniche et une femme en bottes de caoutchouc vert qui dépassaient de façon incongrue de sa robe musulmane. Derrière le voile épais des rideaux qui masquaient les fenêtres, Kelso distinguait parfois la constellation jaune d’un lustre. Il s’arrêta à l’angle de la rue Vspolnii avant de s’y engager. Une voiture de la milice se dirigeait lentement vers lui puis disparut vers la droite. La voie était libre.

Il repéra la maison tout de suite, mais préféra prendre ses marques et vérifier qu’il n’était pas suivi. Il dépassa donc l’édifice et alla jusqu’au bout de la rue avant de revenir par le trottoir d’en face. « Il y avait une lune en faucille rouge, et une seule étoile rouge. Et l’endroit était gardé par des barbares avec du noir sur la figure… » Il comprit soudain ce que le vieillard avait voulu dire. Une lune en faucille rouge et une seule étoile rouge : il devait s’agir d’un drapeau, un drapeau musulman. Et les figures noircies ? Il devait s’agir d’une ambassade — le bâtiment était trop grand pour un autre usage —, l’ambassade d’un pays musulman, d’Afrique du Nord peut-être. Il était certain d’avoir raison. C’était une grande bâtisse, assurément, laide et sinistre, construite en pierre couleur de sable qui lui donnait l’allure d’un bunker. Elle courait sur une bonne quarantaine de mètres le long du trottoir ouest de la rue. Il compta treize fenêtres. Au-dessus de l’entrée imposante, il y avait un balcon métallique sur lequel donnait une double porte. Il n’y avait plus ni plaque ni drapeau à présent. S’il s’était agi d’une ambassade, elle était abandonnée ; l’endroit semblait désert.

Il traversa la rue et s’approcha de la maison, touchant la pierre rugueuse avec sa paume. Il se dressa sur la pointe des pieds et essaya de regarder par les fenêtres. Mais elles étaient trop hautes et de toute façon obstruées par l’omniprésent tulle grisâtre. Il y renonça et longea la façade jusqu’au coin de la rue. La maison donnait sur cette rue-là aussi. Treize fenêtres encore, pas de porte, trente ou quarante mètres de maçonnerie lourde : immense, imprenable. Au bout de ce côté de la maison s’élevait un mur de la même pierre, d’environ trois mètres de haut et doté d’une porte en bois cloutée et verrouillée. Le mur continuait le long de la rue, bordait ensuite la Ceinture des Jardins et remontait enfin la ruelle étroite qui formait le quatrième côté de la propriété.

Kelso en fit le tour et comprit pourquoi Beria avait choisi de vivre là, et pourquoi ses rivaux avaient décidé de le capturer au Kremlin plutôt qu’ici. Retranché dans cette forteresse, il aurait pu soutenir un siège.

Les lumières se faisaient plus vives dans les maisons avoisinantes à mesure que le soir tombait. Mais la maison de Beria restait résolument obscure. Elle semblait concentrer toutes les ombres alentour.

Kelso entendit une portière de voiture claquer et retourna vers l’angle de la rue Vspolnii. Pendant qu’il se trouvait à l’arrière de la propriété, une petite camionnette s’était garée devant.

Il hésita, puis se dirigea vers le véhicule.

Il s’agissait d’un modèle russe, blanc, sans inscription ni personne à l’intérieur. On venait juste de couper le moteur et il émettait encore un petit cliquetis en refroidissant.

Lorsqu’il arriva à sa hauteur, Kelso regarda vers la porte de la maison et s’aperçut qu’elle était entrouverte. Une fois encore, il hésita et jeta un coup d’œil des deux côtés de la rue tranquille. Il s’approcha alors de l’entrée, passa la tête dans l’entrebâillement de la porte et appela.

Ses mots résonnèrent dans le hall désert. Une faible lueur bleutée filtrait à l’intérieur, mais il n’eut pas besoin de s’avancer pour voir que le sol formait un carrelage noir et blanc. Un grand escalier partait sur la gauche. Il émanait de la maison une forte odeur de poussière aigre et de vieux tapis ; l’immobilité ambiante donnait l’impression qu’elle était fermée depuis des mois. Kelso poussa la porte grande ouverte et fit un pas à l’intérieur.

Il appela de nouveau.

Il se trouvait à présent devant une alternative : rester près de la porte ou pénétrer plus avant dans la maison. Il choisit d’avancer et, tel un rat de laboratoire dans un labyrinthe, se retrouva aussitôt confronté à plusieurs options. Il pouvait rester où il était, ou bien prendre la porte de gauche, ou l’escalier, ou encore le couloir qui s’enfonçait dans l’obscurité au-delà de l’escalier, ou bien l’une des trois portes qui s’ouvraient à sa droite. La difficulté de choisir le paralysa un instant. Mais l’escalier se trouvait juste en face de lui et lui parut donc un choix évident ; et peut-être, inconsciemment, se sentait-il attiré par l’avantage de la hauteur, par l’idée de dominer ceux qui se trouveraient au rez-de-chaussée, ou du moins d’être à égalité avec eux si jamais il les rencontrait là-haut.

C’était un escalier de pierre. Kelso portait des bottines de daim marron à semelle de cuir qu’il avait achetées à Oxford des années plus tôt, et il avait beau faire tout son possible pour marcher sans bruit, chaque pas semblait résonner comme un coup de feu. Mais cela n’avait pas d’importance. Il n’était pas un voleur, aussi, pour souligner ce fait, décida-t-il d’appeler à nouveau : Priviet ! Kto tam ? « Salut ! Il y a quelqu’un ? »

L’escalier tournait vers la droite, lui donnant une bonne vision du puits sombre et bleuté de l’entrée, troué par un trait de bleu plus clair jaillissant de la porte ouverte. Il atteignit le palier, soit un vaste couloir partant à droite et à gauche pour se fondre des deux côtés dans une pénombre digne de Rembrandt. Une porte se trouvait juste en face. Il essaya de se repérer. Elle devait donner sur la pièce qui se trouvait juste au-dessus de l’entrée, celle au balcon métallique. Qu’est-ce que c’était ? Une salle de bal ? La chambre principale ? Il y avait du parquet dans le couloir, et Kelso se rappela Rapava décrivant l’empreinte humide des pieds de Beria sur le bois ciré lorsqu’il s’était dépêché d’aller répondre au coup de fil de Malenkov.

Kelso ouvrit la lourde porte, et l’air vicié le heurta comme un mur. Il dut plaquer une main contre sa bouche et son nez pour réprimer un haut-le-cœur. L’odeur qui imprégnait toute la maison semblait trouver sa source ici. C’était une grande pièce nue, éclairée au fond par trois grandes fenêtres voilées de rideaux, hauts rectangles d’un gris translucide. Il s’avança vers eux. Le sol semblait jonché d’amas de minuscules coques noires. Il comptait écarter un rideau pour faire entrer un peu de lumière et voir sur quoi il marchait. Mais à peine eut-il touché le voilage de Nylon rêche que l’étoffe parut se fendre et dégringoler, déversant une pluie de granulés noirs sur ses mains et sa nuque. Il tira à nouveau sur le rideau, et la pluie devint cascade, torrent de cadavres d’insectes ailés. Des millions d’entre eux avaient dû naître et mourir dans cette chambre pendant l’été, prisonniers de cette pièce sans air. Ils exhalaient une odeur acide de papier. Kelso en avait dans les cheveux. Il les sentait crisser sous ses pieds. Il recula en se frottant furieusement et en secouant la tête.

En bas, dans l’entrée, un homme lança : Kto idiot’ ? « Qui va là ? »

Kelso savait qu’il aurait dû répondre. Quelle meilleure preuve de sa bonne foi — de son innocence — aurait-il pu donner que de sortir aussitôt sur le palier, se présenter et s’excuser. Il était désolé. La porte était ouverte et il s’agissait d’une vieille demeure fort intéressante. Il était historien. La curiosité avait eu raison de lui. En outre, de toute évidence, il n’y avait rien à voler ici. Il était vraiment désolé…

Voilà ce que Kelso avait imaginé de dire. Mais il ne dit rien. Il ne choisit pas de ne rien dire. Il se contenta de ne rien faire, ce qui revenait à une sorte de choix. Il demeura planté dans la vieille chambre de Lavrenti Beria, figé, légèrement incliné, comme si le craquement de ses os pouvait le trahir, et il écouta. Chaque seconde qui passait réduisait ses chances de pouvoir s’expliquer. L’homme commença à monter l’escalier. Il gravit sept marches — Kelso les compta — puis s’arrêta et resta immobile pendant peut-être une minute. Puis il redescendit, traversa le hall et ferma la porte d’entrée.

Kelso bougea. Il retourna à la fenêtre. Sans toucher le rideau, il s’aperçut qu’il était possible, en pressant la joue contre le mur, de couler un regard derrière le voile de Nylon poussiéreux pour regarder dans la rue. De cet angle oblique, il put voir un homme en uniforme noir debout sur le trottoir à côté de la camionnette, une torche à la main. L’homme descendit dans le caniveau et leva les yeux vers la maison. Il était trapu et simiesque. Ses bras paraissaient trop longs pour son torse épais. Soudain, il tourna son visage brutal et obtus précisément dans la direction de Kelso, et celui-ci recula. Lorsqu’il osa à nouveau s’approcher de la vitre, l’homme se penchait pour ouvrir la portière côté conducteur. Il jeta la torche dans le véhicule et monta dedans. Le moteur ronronna et la camionnette démarra.

Kelso attendit trente secondes pour se précipiter en bas. Il était enfermé. Il n’arrivait pas à y croire. L’absurdité de sa situation le fit presque sourire. Il se retrouvait coincé dans la maison de Beria ! La porte d’entrée était immense, avec une énorme poignée de fer ronde et une serrure grosse comme un annuaire téléphonique. Il essaya sans succès de l’ouvrir puis regarda autour de lui. Et si jamais il y avait une alarme antivol ? Il ne distinguait rien sur les murs dans la pénombre, mais il pouvait s’agir d’un vieux système — ce serait plus vraisemblable, de toute façon —, une sirène qui se déclenchait au contact et non par le franchissement de rayons. Cette éventualité le pétrifia.

Mais l’obscurité qui s’intensifiait, et la prise de conscience que s’il ne trouvait pas de sortie maintenant le noir risquait de le piéger ici toute la nuit, le forcèrent à bouger. Il y avait un commutateur près de la porte, mais il n’osa pas y toucher : le garde se méfiait visiblement et pouvait très bien repasser devant la bâtisse pour vérifier. De toute façon, le silence qui régnait à l’intérieur et l’immobilité totale du lieu ne lui laissaient guère de doute : toutes les installations avaient dû être coupées et on laissait simplement la maison pourrir. Il essaya de se remémorer la manière dont Rapava lui avait décrit les lieux en racontant comment il était allé répondre au coup de fil de Malenkov. Il avait parlé d’une terrasse, puis d’avoir traversé un corps de garde et une cuisine avant de pénétrer dans le hall.

Il plongea dans l’obscurité du couloir, derrière l’escalier, suivant à tâtons son chemin contre le mur gauche. Le plâtre était lisse et frais sous sa main. La première porte qu’il rencontra était verrouillée. La deuxième ne l’était pas ; il perçut un courant d’air, mais sentit aussi comme un vide, une cave sans doute, et la referma aussitôt. La troisième porte s’ouvrit sur l’éclat morne et bleuâtre de surfaces métalliques, agrémenté d’un léger relent de vieille nourriture. La quatrième se trouvait au bout, juste en face de lui, et révélait la pièce où, certainement, les gardes de Beria s’étaient autrefois installés.

Contrairement au reste de la maison, qui semblait avoir été entièrement vidé, il subsistait ici deux ou trois meubles : une table de bois toute simple et une chaise, un vieux buffet, et divers signes de vie : un exemplaire de la Pravda — il parvenait tout juste à distinguer le titre familier —, un couteau de cuisine, un cendrier. Il toucha le plateau de la table et sentit des miettes sous ses doigts. Une faible lumière filtrait par deux petites fenêtres. Une porte s’intercalait entre les deux. Elle était fermée à clé, mais il n’y avait pas de clé.

Kelso examina à nouveau les fenêtres. Elles étaient trop étroites pour qu’il puisse passer par là. Il prit sa respiration. Certaines coutumes étaient internationales, non ? Il passa les doigts sur le chambranle, à droite de la porte. La clé se trouvait bien là et tournait sans problème dans la serrure.

Lorsqu’il eut ouvert la porte, il sortit la clé et — le fin du fin, songea-t-il alors — la remit sur le chambranle.


Il se retrouva sur une petite terrasse large d’à peine deux mètres, au plancher usé par le temps et à la rambarde brisée. Il entendait la circulation au bout du jardin, et le sifflement laborieux d’un grand avion qui descendait vers l’aéroport de Cheremetievo. L’air était froid et sentait le feu de bois. Une dernière lueur de jour persistait encore dans le ciel hivernal.

Kelso supposa que le jardin avait dû être abandonné en même temps que la maison. Il y avait des mois que personne n’y avait touché. À gauche, une serre ouvragée ornée d’une cheminée métallique disparaissait à moitié sous le lierre. À droite subsistait un bosquet mal entretenu de buissons vert sombre. Au fond, il y avait des arbres.

Kelso descendit de la terrasse pour marcher sur le tapis de feuilles mortes qui recouvrait la pelouse. Le vent en souleva quelques-unes puis les envoya rouler vers la maison. Kelso fendit les monticules de feuilles à grandes enjambées pour se diriger vers le verger — qui était, comme il s’en aperçut en se rapprochant, une cerisaie : une bonne centaine de vieux arbres d’au moins six mètres de haut, un vrai décor à la Tchekhov. Il s’immobilisa brusquement. Le sol, sous les arbres, semblait plat et régulier, sauf en un endroit. Au pied d’un arbre, près d’un banc de pierre, il y avait comme un carré en filigrane, plus sombre encore que les ombres environnantes. Kelso plissa le front. Il se faisait des idées, ou quoi ?

Il s’approcha de l’endroit en question, s’agenouilla et plongea lentement la main dans les feuilles. Elles étaient sèches en surface mais formaient un amas mouillé en dessous. Il les écarta, libérant un riche parfum de terreau humide — la terre noire et odorante de la Mère Russie.

« Ne le fais pas aussi grand. Ce n’est pas une tombe. Tu te fatigues pour rien… »

Il dégagea les feuilles sur une surface d’environ un mètre carré et, bien que la visibilité ne fût plus très bonne, elle l’était juste assez, et puis il suffisait de toucher. On avait retiré l’herbe à cet endroit, et l’on avait creusé. Ensuite on avait rebouché le trou en essayant de remettre les mottes dans leur position initiale. Mais certains morceaux s’étaient effrités et d’autres chevauchaient le bord de la fosse, ce qui donnait un beau fouillis, comme un puzzle tout cassé et boueux. Kelso se dit qu’on avait agi dans la précipitation, et que cela s’était fait tout récemment, peut-être même aujourd’hui. Il se releva et brossa les feuilles mouillées de son imperméable.

« Ne ressentez-vous pas la puissance du camarade Staline, même du fond de sa tombe ? »

Derrière le haut mur, il entendait le bruit de la circulation sur la voie rapide. La normalité semblait à portée de main. Il remit un tapis de feuilles sur la terre fraîchement retournée en les poussant du revers du pied, ramassa sa sacoche et partit en trébuchant vers le bout du jardin, vers les bruits de la vie. Il fallait qu’il sorte maintenant. Autant l’admettre, il était ébranlé. Les cerisiers s’étendaient presque jusqu’au mur qui se dressait, raide et nu devant lui, pareil au périmètre d’une prison victorienne. Il n’y avait aucun moyen de l’escalader.

Un étroit sentier bétonné longeait le mur d’enceinte. Kelso prit vers la gauche. Le sentier suivait l’angle et le ramena vers la maison. À mi-chemin, il remarqua un rectangle plus sombre : la porte de jardin qu’il avait vue de la rue. Celle-ci aussi disparaissait presque sous la végétation et il lui fallut casser les branches folles d’un taillis pour l’atteindre. Elle était verrouillée, ou peut-être seulement coincée par la rouille. Le gros anneau de fer qui servait de poignée refusait de tourner. Kelso alluma son briquet et l’en approcha pour mieux voir. La porte était solide, mais le chambranle paraissait plus faible. Il recula et lança un grand coup de pied dedans, sans que rien ne se passe. Il essaya encore, mais en vain.

Il reprit le sentier. Il se trouvait maintenant à une trentaine de mètres de la maison. Son toit bas se découpait nettement contre le ciel. Kelso distinguait une antenne râteau et la masse d’une haute cheminée à laquelle se trouvait fixée une antenne parabolique. Elle était trop grosse pour être une simple antenne de télévision.

C’est alors qu’il contemplait distraitement l’antenne parabolique que son œil saisit l’éclat d’une lumière par une fenêtre de l’étage. Elle s’évanouit si rapidement qu’il crut avoir rêvé et se répéta de rester calme, de trouver simplement un outil pour sortir de là. Mais alors la lumière réapparut, comme la lumière d’un phare — pâle, puis lumineuse, puis pâle à nouveau —, comme si quelqu’un braquait alternativement une torche puissante sur la fenêtre puis sur l’obscurité de la pièce en tournant dans le sens contraire des aiguilles d’une montre.

Le gardien soupçonneux était revenu.

« Bon Dieu. » Kelso avait les lèvres si serrées qu’il put à peine émettre ces deux syllabes. « Bon Dieu de bon Dieu de bon Dieu. »

Il remonta en courant le sentier jusqu’à la serre. Une porte délabrée s’ouvrit juste assez pour lui livrer un passage. Les plantes grimpantes en assombrissaient l’intérieur. Des tables à tréteaux, un vieux cageot, des plateaux vides pour la germination, des pots de fleurs… rien, rien.

Il s’engagea précipitamment dans une allée étroite. Des feuilles de quelque chose lui caressèrent le visage, puis il se cogna dans un immense objet métallique. Un énorme poêle en fonte. Et, juste à côté, un tas de vieux ustensiles, une pelle, un seau à charbon, une pince, un tisonnier. Un tisonnier.

Il retourna sur le sentier, son trophée à la main, puis il s’empressa d’introduire le bout du tisonnier dans l’espace entre la porte du jardin et le chambranle, juste au-dessus de la serrure. Il souleva et entendit un craquement. Le tisonnier avait maintenant du jeu. Il le renfonça dans la fente et tira encore. Nouveau craquement. Kelso répéta l’opération un peu plus bas. Le chambranle cédait.

Il recula de quelques pas et se précipita sur la porte pour l’enfoncer avec l’épaule. Une force qui lui parut bien supérieure à ses capacités physiques — comme la somme de sa volonté, de sa peur et de ses fantasmes — le propulsa alors de l’autre côté de la porte, hors de ce jardin, dans la rue calme et déserte.

CHAPITRE 6

À six heures ce soir-là, le commandant Felix Souvorine, accompagné de son adjoint, le lieutenant Vissari Netto, présenta un rapport sur les événements de la journée à leur supérieur immédiat, le colonel Iouri Arseniev, chef de la RT de la Première Direction générale.

L’atmosphère était, comme d’habitude, décontractée. L’air endormi, Arseniev se tenait vautré derrière son bureau, sur lequel on avait placé un plan de Moscou et un lecteur de cassettes. Souvorine fumait sa pipe, confortablement installé sur le canapé, près de la fenêtre. Netto réglait le lecteur de cassettes.

« La première voix que vous allez entendre, mon colonel, est celle de Mme Mamantova. »

Il appuya sur la touche MARCHE.

« Qui est-ce ?

— Christopher Kelso. Pourrais-je parler au camarade Mamantov ?

— Oui ? Qui est-ce ?

— Comme je vous l’ai dit, mon nom est Kelso. Je suis dans une cabine. C’est urgent.

— Oui, mais qui est-ce ? »

Netto appuya sur PAUSE.

« Pauvre Ludmilla Fedorova, commenta tristement Arseniev. Vous l’avez connue, Felix ? Je l’ai rencontrée quand elle était à la Loubianka. Une sacrée bonne femme ! Un corps de déesse, un esprit acéré comme une lame et une langue qui allait avec.

— Ce n’est plus le cas, plus en ce qui concerne l’esprit du moins.

— L’autre voix vous sera encore plus familière, colonel », annonça Netto.

MARCHE.

« Bon, ici Mamantov. Qui êtes-vous ?

— Kelso. Professeur Kelso. Vous vous souvenez peut-être de moi ?

— Je me souviens de vous. Qu’est-ce que vous voulez ?

— Vous voir.

— Pourquoi voudrais-je vous voir après les conneries que vous avez écrites ?

— Je voudrais vous poser certaines questions.

— À quel sujet ?

— Au sujet d’un petit cahier à couverture de toile cirée noire qui appartenait à Iossif Staline.

— La ferme.

— Quoi ?

— Je vous ai dit de la fermer. Je réfléchis. Où êtes-vous ?

— Près de l’immeuble d’Intourist, dans la rue Mokhavaïa.

— Vous êtes tout près. Vous n’avez qu’à venir. »

ARRÊT.

« Repassez-moi ça, demanda Arseniev. Pas Ludmilla, juste la suite. »

Par la vitre blindée qui se trouvait derrière Arseniev, Souvorine voyait les vaguelettes des lumières allumées dans les bureaux se refléter dans le plan d’eau ornemental de Iassenievo, puis la grosse tête de Lénine illuminée et, au-delà, presque invisible déjà, la ligne sombre de la forêt qui formait comme des dents de scie contre le ciel du soir. Des phares clignotèrent entre les arbres, puis disparurent. Une patrouille de surveillance, pensa Souvorine en réprimant un bâillement. Il était content que Netto puisse se charger du commentaire. Il fallait donner sa chance à ce garçon.

« Un petit cahier à couverture de toile cirée noire qui appartenait à Iossif Staline… »

« Bordel de merde, souffla Arseniev, et son visage flasque parut se tendre.

— L’appel a été donné cet après-midi, à quatorze heures quatorze, par cet homme, poursuivit Netto en lui tendant deux minces chemises beiges. Christopher Richard Andrew Kelso, surnommé généralement “Fluke”.

— Tiens, c’est joli ça », fit Souvorine, qui n’avait pas encore vu la photo. Elle sortait tout juste de la chambre noire et puait l’hyposulfite de soude. « Ça vient d’où ?

— Troisième étage, cour intérieure, face à l’entrée de l’escalier de Mamantov.

— Depuis quand pouvons-nous nous permettre un appartement dans la Maison sur le Quai ? grommela Arseniev.

— C’est vide. Ça ne nous coûte pas un kopeck.

— Combien de temps y est-il resté ?

— Arrivé à quatorze heures trente-deux, mon colonel. Reparti à quinze heures sept. Un de nos agents, le lieutenant Bounine, a alors été chargé de le filer. Kelso a pris le métro à Borovitskaïa, ici, a changé une fois et est sorti à Krasnopresnenskaïa pour se rendre à une maison ici… (Netto posa à nouveau un doigt sur le plan)… rue Vspolnii. Une propriété abandonnée. Il y est entré illégalement et a passé approximativement quarante minutes à l’intérieur. Au dernier rapport, il était ici, se dirigeant à pied vers la Ceinture des Jardins. C’était il y a dix minutes.

— Qu’est-ce que ça veut dire exactement ? Fluke ?

— Verni, mon colonel, répondit aussitôt Netto. Coup de pot.

— Sergo ? Il arrive, ce putain de café ? »

Arseniev, absolument énorme, avait l’habitude de s’endormir s’il n’avait pas sa dose de caféine toutes les heures.

« Ça vient, Iouri Simonovitch », fit une voix dans l’Interphone.

« Les parents de Kelso avaient tous deux plus de quarante ans à sa naissance, mon colonel. »

Arseniev tourna ses petits yeux étonnés vers Vissari Netto. « Qu’est-ce qu’on en a à faire, de ses parents ?

— Eh bien… » Le jeune homme perdit contenance, se bloqua et adressa à Souvorine un regard suppliant.

« Kelso est un coup de pot, expliqua Souvorine. La blague. C’est une blague.

— Et c’est drôle ? »

Ils furent sauvés par l’arrivée du café, apporté par le secrétaire d’Arseniev. La tasse bleue portait l’inscription I LOVE NEW YORK, et Arseniev la leva dans leur direction, comme pour boire à leur santé. « Alors, fit-il en plissant les yeux par-dessus le bord de sa tasse fumante, parlez-moi de ce monsieur Fluke.

— Né à Wimbledon, en Angleterre, en 1944 », lut Netto dans son dossier. (Souvorine trouva remarquable qu’il ait pu rassembler tout cela en un après-midi ; ce garçon était efficace, et ne manquait certainement pas d’ambition.) « Le père, petit bourgeois typique, employé dans un cabinet juridique, trois sœurs, toutes plus âgées ; éducation classique ; obtient en 1973 une bourse pour étudier l’histoire à la faculté de Saint-John, à Cambridge ; passe ses diplômes avec les honneurs et, en 1976… »

Souvorine avait déjà parcouru tout cela — le dossier personnel exhumé des Registres, les quelques coupures de presse, l’article du Who’s Who — et il s’efforçait maintenant de faire correspondre la biographie avec ce cliché, pris à la sauvette, d’une silhouette en imperméable en train de quitter un appartement. Le grain de la photo évoquait plaisamment les années cinquante : l’homme, qui regardait de l’autre côté de la rue, une cigarette aux lèvres, ressemblait à ces acteurs français un peu miteux qui jouaient en leur temps les flics roublards. Fluke. Un surnom vous colle-t-il à la peau parce qu’il vous va bien ou est-ce que c’est vous qui évoluez inconsciemment pour mieux lui correspondre ? Fluke, l’adolescent gâté et flemmard, couvé par toutes les femmes de sa famille, qui surprend ses professeurs en décrochant cette bourse à Cambridge — la première de l’histoire de ce petit lycée. Fluke, l’étudiant fêtard qui, sans effort apparent, sort trois ans plus tard premier de sa promotion. Fluke qui se retrouve justement sur le palier d’un des types les plus dangereux de Moscou — quoiqu’il ait dû, en tant qu’étranger, se sentir invulnérable. Oui, mieux valait se méfier avec ce verni de Fluke…

« … Bourse à Harvard en 1968 ; admis à l’université de Moscou dans le cadre du programme “Étudiants pour la Paix” en 1980 ; contacts avec des dissidents (voir annexe A) conduisant à une recatégorisation de “bourgeois libéral” en “conservateur et réactionnaire” ; thèse de doctorat publiée en 1984, Le Pouvoir dans les campagnes : les paysans de la région de la Volga, 1917–1922 ; maître de conférences en histoire moderne à l’université d’Oxford de 1983 à 1994 ; habite maintenant New York ; auteur de Oxford. Histoire de l’Europe de l’Est, 1945–1987 ; Vortex. La Chute de l’empire soviétique, publié en 1993 ; de nombreux articles…

— Très bien, Netto, fit Arseniev en levant la main. Il se fait tard. Est-ce qu’on lui a déjà fait des avances ? » La question s’adressait à Souvorine.

« Deux fois, répondit celui-ci. Une fois à l’université, évidemment, en 1980. Et puis une autre fois à Moscou, en 1991, quand on a essayé de le brancher sur la démocratie et la Russie nouvelle.

— Et ?

— Et ? En lisant les rapports ? Je dirais qu’il nous a ri au nez.

— Est-ce qu’on pense que ce serait un agent occidental ?

— Peu vraisemblable. Il a écrit un article dans le New Yorker — c’est dans le dossier — pour décrire comment la CIA et le SIS ont essayé tous deux de le recruter. Plutôt amusant, en fait. »

Arseniev se rembrunit. Il n’aimait guère la publicité, de quelque côté que ce fut. « Une femme ? Des enfants ? »

Netto se remit aussitôt en selle. « Marié trois fois. » Il adressa un regard à Souvorine, qui lui fit de la main signe de continuer : il préférait rester en retrait. « Épouse d’abord, encore étudiant, Katherine Jane Owen, divorce en 1979. Épouse ensuite Irina Mikhaïlovna Pougatcheva, en 1981…

— Il a épousé une Russe ?

— Une Ukrainienne. Presque certainement un mariage arrangé. Elle était expulsée de l’université pour activités contre l’État. C’est le début des relations de Kelso avec des dissidents. Elle a obtenu un visa en 1984.

— On l’a retenue ici pendant trois ans ?

— Non, mon colonel. Ce sont les Anglais qui bloquaient. Quand ils l’ont enfin laissée entrer sur leur territoire, Kelso vivait déjà avec une de ses étudiantes, une Américaine boursière à Oxford. Le mariage avec Pougatcheva est dissous en 1985. Elle est maintenant remariée à un orthodontiste de Glamorgan. Il y a un dossier, mais je crains de ne pas avoir…

— Aucune importance, fit Arseniev. On va se noyer sous la paperasse. Et le troisième mariage ? » Il adressa un clin d’œil à Souvorine. « Un vrai Roméo !

— Margaret Madeline Lodge, une étudiante américaine…

— La boursière d’Oxford ?

— Non, une autre boursière à Oxford. Il épouse celle-ci en 1986. Divorce l’année dernière.

— Des gosses ?

— Deux fils. Qui habitent avec leur mère à New York.

— On ne peut s’empêcher d’admirer ce type », commenta Arseniev qui, malgré sa corpulence, avait une maîtresse au Service technique. Il contempla la photographie, les coins de la bouche baissés en une mimique admirative. « Qu’est-ce qu’il fait à Moscou ?

— Rossarkhiv a organisé une conférence pour les spécialistes étrangers, dit Netto.

— Felix ? »

Le commandant Souvorine était assis la jambe droite repliée, la cheville posée sur le genou gauche, les coudes tranquillement appuyés sur le dossier du canapé, son veston déboutonné… décontracté, sûr de lui, à l’américaine : conforme à son image. Il tira une bouffée de sa pipe avant de répondre.

« Les paroles prononcées au téléphone sont ambiguës, de toute évidence. On pourrait comprendre que Mamantov détient le cahier, et que l’historien voudrait le voir. Ou que c’est l’historien qui a le cahier, ou qui en a entendu parler, et qui voudrait vérifier certains détails auprès de Mamantov. Quoi qu’il en soit, Mamantov est clairement au courant de notre surveillance, ce qui explique pourquoi il a coupé court à la conversation. Quand Kelso doit-il quitter la Fédération, Vissari, est-ce que nous le savons ?

— Demain midi, répondit Netto. Un vol Delta pour JFK qui part de Cheremetievo-2 à treize heures trente. La place est réservée et confirmée.

— Je recommande qu’on s’arrange pour faire fouiller Kelso, conseilla Souvorine. Une fouille au corps, ça vaudrait mieux — retardez le vol si nécessaire. Motif : possibilité d’exportation de matériel d’intérêt culturel et historique. Comme ça, s’il a pris quelque chose dans la maison de la rue Vspolnii, on pourra le récupérer. Entre-temps, on continue la surveillance de Mamantov. »

Une sonnerie retentit sur le bureau d’Arseniev ; la voix de Sergo se fit entendre.

« Un appel pour Vissari Petrovitch.

— Très bien, Netto, fit Arseniev. Prenez-le dans l’entrée. »

Quand la porte se fut refermée, il fronça les sourcils en regardant Souvorine. « Efficace, le petit saligaud, non ?

— Il n’est pas méchant, Iouri. Juste zélé. »

Arseniev poussa un grognement, prit deux longues pulvérisations d’un inhalateur et desserra sa ceinture d’un cran pour laisser sa chair pendre vers son bureau. La graisse du colonel lui servait en quelque sorte de camouflage : c’était comme un filet adipeux et plissé jeté sur un esprit vif, ce qui expliquait que là où tant d’autres, plus minces, étaient tombés, Arseniev avait tranquillement poursuivi son chemin, traversant la guerre froide (chef du KGB résidant à Canberra puis Ottawa), la glasnost, le coup d’État manqué, le démantèlement de ses services et ainsi de suite, sous la coquille douce et protectrice de sa chair, jusqu’à aujourd’hui où, enfin, il parcourait le dernier tronçon : la retraite dans un an, une datcha, une maîtresse, une pension, et le reste du monde pourrait aller se faire foutre collectivement. Souvorine l’aimait bien.

« D’accord, Felix. Qu’est-ce que tu en penses ?

— Le but de l’opération Mamantov, rappela prudemment Souvorine, est de découvrir comment on a pu détourner cinq millions de roubles des caisses du KGB, où Mamantov les a planqués et comment ces fonds servent à soutenir l’opposition antidémocratique. Nous savons déjà qu’il finance ce torchon fasciste rouge…

Aurora…

— … Aurora. Et s’il s’avère qu’il achète aussi des armes, ça m’intéresse. S’il achète des souvenirs de Staline, ou, en l’occurrence, s’il en vend… eh bien, c’est malsain, mais…

— Il ne s’agit pas d’un simple souvenir, Felix. C’est… c’est énorme… il y a un dossier sur ce cahier ; c’était même l’une des “légendes de la Loubianka”. »

La première réaction de Souvorine fut de rire. Le vieux se moquait de lui, très certainement ? Le cahier de Staline ? Mais il remarqua alors l’expression qu’affichait le visage d’Arseniev, et dissimula rapidement son rire en quinte de toux. « Pardon, Iouri Simonovitch, pardonnez-moi, si vous prenez cela au sérieux, alors bien sûr, moi aussi.

— Tu veux bien être assez gentil pour repasser la bande, Felix. Je n’ai jamais su faire marcher ces fichues machines. »

Il poussa l’appareil de l’autre côté de la table à l’aide d’un doigt poilu et replet. Souvorine laissa le canapé et vint écouter la cassette. Arseniev avait le souffle court et tiraillait la chair épaisse de son gros cou, signe certain qu’il pressentait des ennuis.

« Un petit cahier à couverture de toile cirée noire qui appartenait à Iossif Staline. »

Ils étaient toujours penchés au-dessus de la cassette quand Netto revint dans la pièce, son teint de trois tons plus pâle que d’habitude, pour annoncer qu’il avait de mauvaises nouvelles.

* * *

Felix Stepanovitch Souvorine retournait à son bureau, la mine sombre et Netto sur les talons. Il y avait un bon bout de chemin entre l’aile des dirigeants, à l’ouest du bâtiment, et le bloc opérationnel, à l’est, aussi une douzaine de personnes au moins purent-elles saluer leur chouchou, leur commandant plein d’avenir, d’un mouvement de tête ou d’un sourire dans les couloirs de style finnois en bois clair et carreaux blancs de Iassenievo. Souvorine parlait anglais avec un accent américain, était abonné aux grands journaux américains et possédait toute une collection de jazz américain récent qu’il écoutait avec sa femme, fille d’un des conseillers économiques les plus libéraux du président. Souvorine allait même jusqu’à porter des vêtements américains — la chemise boutonnée, la cravate rayée, le veston brun — qu’il avait rapportés comme autant de trophées de ses années passées comme représentant du KGB à Washington.

Regardez Felix Stepanovitch ! pouvait-on les entendre penser alors qu’ils enfilaient leur gros manteau d’hiver et se dépêchaient de sortir pour ne pas rater le bus. Nommé numéro deux de ce gros dinosaure d’Arseniev, il était promis à prendre la tête de toute une direction à l’âge de trente-huit ans. Et pas n’importe quelle direction non plus, mais la RT — l’une des plus secrètes de toutes ! — , chargée de diriger des opérations de renseignement sur le territoire russe. Regardez-le, notre homme plein d’avenir, qui se dépêche de retourner travailler dans son bureau pendant que nous, on rentre chez nous…

« Bonsoir, Felix Stepanovitch ! »

« Salut Felix. Bon courage ! »

« Alors, on travaille encore tard à ce que je vois, mon commandant ! »

Un demi-sourire aux lèvres, Souvorine, préoccupé, hochait la tête et esquissait un geste vague avec sa pipe.

Les détails que lui avait transmis Netto étaient rares, mais éloquents. Fluke Kelso avait quitté l’appartement de Mamantov à quinze heures sept. Souvorine avait lui-même quitté les lieux quelques minutes plus tard. À quinze heures vingt-deux, on avait vu Ludmilla Fedorova Mamantova quitter l’appartement en compagnie du garde du corps, Viktor Boubka, pour sa promenade journalière au parc Bolotnaïa (à cause de son état mental, il fallait toujours qu’elle soit accompagnée). Comme il n’y avait plus qu’un seul homme en faction, ils n’avaient pas été suivis.

Ils n’étaient pas revenus.

Peu après dix-sept heures, le voisin occupant l’appartement au-dessous de celui des Mamantov s’était plaint d’avoir entendu des cris hystériques et prolongés. On avait fait venir le concierge, on avait ouvert (non sans difficultés) la porte et l’on avait découvert Mme Mamantova seule, en sous-vêtements, enfermée dans un placard dont elle avait néanmoins réussi à trouer la porte à l’aide de ses pieds nus. On l’avait conduite à la Polyclinique diplomatique dans un état de détresse extrême. Elle avait les deux chevilles brisées.

« Cela doit correspondre à un plan de fuite en cas d’urgence, déclara Souvorine au moment où ils arrivaient à son bureau. Il avait visiblement préparé son coup depuis longtemps, en allant jusqu’à créer cette sortie quotidienne de sa femme. La question reste de savoir de quelle urgence il s’agit. »

Il appuya sur le commutateur. Les néons s’allumèrent en crachotant. L’aile des dirigeants donnait sur le lac et les arbres tandis que le bureau de Souvorine était orienté plein nord, vers le périphérique de Moscou et une cité de grands ensembles surpeuplés.

Souvorine se jeta dans son fauteuil, prit sa blague à tabac et projeta ses pieds sur le rebord de la fenêtre. Il vit le reflet de Netto entrer et fermer la porte. Arseniev l’avait allumé, ce qui n’était pas très juste. S’il y avait des reproches à faire à quelqu’un, c’était à Souvorine, pour avoir confié à Bounine la filature de Kelso.

« Combien d’hommes avons-nous à l’appartement de Mamantov pour le moment ?

— Deux, mon commandant.

— Sépare-les. Un à la polyclinique pour surveiller la femme. L’autre reste sur place. Que Bounine continue à suivre Kelso. Il est à quel hôtel ?

— L’Oukraïna.

— Bien. S’il descend la Ceinture des Jardins, c’est sans doute qu’il y retourne. Appelle Gromov à la Seizième et dis-lui que nous voulons une interception complète des communications de Kelso. Il te dira qu’il n’a pas les moyens. Renvoie-le à Arseniev. Apporte-moi les autorisations sur mon bureau dans un quart d’heure.

— Oui, mon commandant.

— Tu me laisses la Dixième.

— La Dixième, commandant ? » La Dixième Section était celle des archives.

« D’après le colonel, il devrait y avoir un dossier sur ce cahier de Staline. » (Légende de la Loubianka, tu parles !) « Je vais devoir inventer une excuse pour le consulter. Renseigne-toi sur cet endroit, rue Vspolnii : qu’est-ce que c’est exactement ? Bon Dieu, il nous faudrait du monde ! » De frustration, Souvorine donna un coup sur son bureau. « Où est Kolossov ?

— Il est parti en Suisse hier.

— Qui y a-t-il d’autre ? Barsoukov ?

— Barsoukov est à Ivanovo avec ses Allemands. »

Souvorine poussa un grognement. Cette opération fonctionnait à la bougie et à l’air pur, voilà le problème. Elle ne disposait ni d’un nom ni d’un budget. D’un point de vue technique, ce n’était même pas légal.

Netto écrivait rapidement. « Qu’est-ce que vous voulez faire de Kelso ?

— Continuez simplement de le surveiller.

— On ne l’arrête pas ?

— L’arrêter pour quel motif exactement ? Et où l’emmènerions-nous ? Nous n’avons pas de cellule. Nous n’avons pas de base légale pour procéder à des arrestations. Depuis combien de temps Mamantov est-il perdu dans la nature ?

— Trois heures, mon commandant. Je suis désolé, je… » Netto semblait au bord des larmes.

« Ne t’en fais pas, Vissi. Ce n’est pas ta faute. (Il sourit au reflet du jeune homme.) Mamantov faisait déjà ce genre de coups quand nous étions encore dans le ventre de notre mère. Nous le retrouverons, ajouta-t-il avec une confiance qu’il n’éprouvait guère, tôt ou tard. Vas-y maintenant. Il faut que j’appelle ma femme. »

Après le départ de Netto, Souvorine prit la photo de Kelso dans le dossier et la punaisa au panneau d’affichage, à côté de son bureau. Et voilà, c’est alors qu’il avait tant à faire pour résoudre des problèmes autrement plus importants — espionnage économique, biotechnologies, fibres optiques —, qu’il se retrouvait à devoir chercher pourquoi Vladimir Mamantov s’intéressait tant au cahier de Staline. C’était absurde. C’était même pire qu’absurde. C’était honteux. Qu’est-ce que c’était que ce pays ? Il bourra lentement sa pipe de tabac et l’alluma. Puis il resta là pendant toute une minute, les mains serrées derrière le dos, la pipe coincée entre les dents, en train d’examiner l’historien avec une expression de pure aversion.

CHAPITRE 7

Fluke Kelso était allongé sur le dos, sur son lit, dans sa chambre au vingt-troisième étage de l’hôtel Oukraïna, en train de fumer une cigarette et de contempler le plafond, les doigts de la main gauche serrés autour de la forme familière et réconfortante d’une flasque de whisky.

Il n’avait pas pris la peine d’ôter son imperméable ni d’allumer la lampe de chevet. Non qu’il en eût réellement besoin, les puissants projecteurs qui éclairaient le gratte-ciel gothique stalinien inondaient sa chambre d’une lumière fiévreuse. Il entendait par la fenêtre fermée le bruit de la circulation de cette fin d’après-midi sur la chaussée mouillée, tout en bas.

Il trouvait toujours cette heure mélancolique pour un étranger dans une ville étrangère : la tombée de la nuit, les lumières vives, la température qui chutait, les employés de bureau qui se dépêchaient de rentrer chez eux, les hommes d’affaires qui essayaient d’avoir l’air enjoué dans les bars d’hôtel.

Il prit une nouvelle gorgée de scotch puis tendit le bras pour trouver le cendrier et le posa sur sa poitrine pour y secouer sa cigarette. Le récipient n’avait pas été bien vidé, et il subsistait au fond, tel un petit œuf vert dans son nid de cendre grise, une glaire de Papou Rapava.

Il n’avait fallu à Kelso que quelques minutes — le temps d’une courte visite à la galerie commerciale de l’Oukraïna et celui de feuilleter un annuaire téléphonique moscovite — pour établir que la propriété de la rue Vspolnii avait effectivement été une ambassade d’Afrique du Nord. Elle était enregistrée au nom de la république de Tunisie.

Et il lui avait fallu à peine plus longtemps pour obtenir le reste des informations dont il avait besoin ; assis au bord de son lit dur et étroit, en grande conversation téléphonique avec l’ambassade tunisienne, il avait feint un immense intérêt pour l’essor du marché immobilier moscovite et le dessin précis du drapeau tunisien.

D’après l’attaché de presse, c’était le gouvernement soviétique qui avait proposé aux Tunisiens la propriété de la rue Vspolnii en 1956, pour un bail à court terme renouvelable tous les sept ans. Au mois de janvier, au moment des renégociations habituelles, l’ambassadeur avait été informé que le bail ne serait pas renouvelé, et ils avaient déménagé en août. Mais en vérité, il n’avait pas trop regretté de partir, non vraiment pas, après cette malheureuse histoire de 1993, quand des ouvriers avaient déterré douze squelettes humains, des victimes de la répression stalinienne ensevelies sous le dallage, dehors. On n’avait donné aucune explication à ce congé soudain, mais, comme tout le monde le savait, de grandes zones de propriétés publiques étaient à cette époque privatisées dans le centre de Moscou, et vendues à des investisseurs étrangers ; certains réalisaient des fortunes.

Et le drapeau ? Le drapeau de la République tunisienne, cher monsieur, était composé d’un croissant rouge et d’une étoile rouge dans un rond blanc, le tout sur fond rouge.

« Il y avait une lune en faucille rouge, et une seule étoile rouge… »

Le ruban bleuté de fumée de cigarette fit une boucle et se brisa contre le plâtre poussiéreux.

Oh, pensa-t-il, comme tout cela se tenait parfaitement, l’histoire de Rapava, le récit de Iepichev, la demeure de Beria commodément désertée, la terre fraîchement retournée et le bar Robotnik.

Il finit son scotch, écrasa sa cigarette et resta un moment allongé, tournant et retournant la pochette d’allumettes entre ses doigts.


Ne sachant toujours pas très bien ce qu’il convenait de faire, Kelso descendit à la réception et convertit ce qui lui restait de traveller’s chèques en roubles. Quoi qu’il arrive, il aurait besoin de liquide. Il lui fallait absolument de l’argent disponible, et il ne pouvait pas trop se fier à sa carte de crédit, semblait-il — témoin le malheureux incident qui s’était produit à la boutique de l’hôtel, quand il avait voulu payer sa bouteille de scotch par ce moyen.

Il crut voir quelqu’un qu’il reconnaissait — du symposium, probablement — et il leva la main, mais la personne s’était déjà détournée.

Sur le comptoir de la réception, une pancarte indiquait : Les clients qui demandent une communication internationale doivent SVP laisser un dépôt en liquide. Kelso ressentit en la lisant un nouveau pincement de nostalgie. Tant de choses dans sa vie et personne à qui les raconter. Cédant à une impulsion, il laissa cinquante dollars et fendit le hall bondé en direction des ascenseurs.

Trois mariages. Il songeait à cet exploit en filant vers le ciel. Trois divorces par ordre ascendant d’amertume.

Kate… bon, Kate ne comptait guère. Ils étaient étudiants tous les deux et leur union était vouée à l’échec depuis le début. Kate avait même continué de lui envoyer des cartes de vœux jusqu’à son départ pour New York. Irina… elle avait au moins fini par obtenir son passeport, ce qui, soupçonnait-il, avait été l’objet principal de toute l’entreprise. Mais Margaret — la pauvre Margaret — était enceinte quand il l’avait épousée, c’était d’ailleurs pour cela qu’il l’avait épousée, et elle avait attendu leur second enfant sitôt après la venue du premier. Ils s’étaient donc soudain retrouvés dans un quatre pièces étriqué non loin de Woodstock Road, le prof d’histoire et l’étudiante en histoire, qui n’avaient pourtant aucune histoire entre eux. Cela avait duré douze ans — « aussi longtemps que le IIIe Reich », avait répondu Fluke, ivre, à un journaliste le jour où la demande de divorce de Margaret avait été publiée. On ne le lui avait jamais pardonné.

Mais elle n’en restait pas moins la mère de ses enfants. Maggie. Margaret. Il allait appeler cette pauvre Margaret.

Dès que l’opérateur l’eut branché sur le circuit international, la ligne rendit un son bizarre, et la première réaction de Kelso fut : Ces téléphones russes ! Alors il secoua vivement le combiné tandis que la sonnerie retentissait à New York.

« Allô. » La voix familière lui parut curieusement vive.

« C’est moi.

— Oh. » Voix plate soudain ; morte. Pas même hostile.

« Désolé de gâcher ta journée. » Il avait voulu faire une plaisanterie, mais celle-ci sortit mal, avec une nuance d’amertume et d’apitoiement. Il essaya encore. « J’appelle de Moscou.

— Pourquoi ?

— Pourquoi j’appelle, ou pourquoi j’appelle de Moscou ?

— Tu as bu ? »

Il contempla le flacon vide. Il avait oublié qu’elle était capable de sentir une haleine à six mille kilomètres. « Comment vont les enfants ? Je peux leur parler ?

— On est mardi matin, onze heures. Où crois-tu donc qu’ils peuvent bien être ?

— À l’école ?

— Bravo, papa. » Elle rit malgré elle.

« Écoute, fit-il. Excuse-moi.

— De quoi en particulier ?

— De ne pas avoir versé l’argent du mois dernier.

— Des trois derniers mois !

— Il y a eu un « schmilblik » à la banque.

— Trouve un boulot, Fluke.

— Comme toi, tu veux dire ?

— Va te faire foutre.

— D’accord. Je retire. » Il fit une nouvelle tentative. « J’ai parlé à Adelman ce matin. Il a peut-être quelque chose pour moi.

— Parce que ça ne peut pas continuer comme ça, tu sais ?

— Je sais. Écoute. Je suis peut-être sur quelque chose ici…

— Qu’est-ce qu’Adelman te propose ?

— Adelman ? Oh, de l’enseignement. Mais ce n’est pas à ça que je pense. Je suis sur un coup ici, à Moscou. Ce ne sera peut-être rien. Mais ce sera peut-être énorme.

— Qu’est-ce que c’est ? »

Cette ligne était vraiment bizarre. Kelso entendait sa propre voix repasser dans son oreille, mais avec un décalage trop grand pour être un écho. « Mais ce sera peut-être énorme », s’entendit-il dire.

« Je ne veux pas en parler au téléphone.

— Tu ne veux pas en parler au téléphone… »

« Je ne veux pas en parler au téléphone. »

« … Non, évidemment. Et tu sais pourquoi ? Parce que ce sont toujours les mêmes foutaises…

— Attends, Maggie. Entends-tu ma voix deux fois ?

— Adelman te propose un boulot convenable, mais évidemment, tu ne veux pas en entendre parler, parce que ça voudrait dire affronter… »

« Entends-tu ma voix deux fois ? »

« … tes responsabilités… »

Tout doucement, Kelso reposa le combiné. Il l’examina un instant et se mordit la lèvre, puis il se rallongea sur le lit et alluma une nouvelle cigarette.

* * *

Staline, comme vous le savez, méprisait les femmes.

En fait, il voyait en la notion même de femme intelligente un pur oxymoron : il les appelait « des boucles d’oreilles avec des idées ». De la femme de Lénine, Nadejda Kroupskaïa, il a fait un jour remarquer à Molotov : « Elle se sert peut-être des mêmes toilettes que Lénine, mais ça ne veut pas dire qu’elle sache quoi que ce soit du léninisme. » Après la mort de Lénine, Kroupskaïa croyait que son statut de veuve du grand homme la protégerait des purges, mais Staline n’a pas tardé à la détromper. « Si tu ne la fermes pas, lui a-t-il dit, on va donner au Parti une nouvelle veuve de Lénine. »

Quoi qu’il en soit, ce n’est pas là toute l’histoire. Et nous arrivons maintenant à l’un de ces étranges retournements des vérités établies qui rendent notre profession si intéressante. En effet, si l’on considérait comme admis que Staline ne s’intéressait guère aux femmes — cas classique du politicien qui recentre tous ses appétits charnels sur la quête du pouvoir —, la vérité semble bien avoir été à l’opposé. Staline était en fait un homme à femmes.

Cette facette de son caractère n’a été reconnue que récemment. C’est Molotov qui, en 1988, déclarait timidement à Tchouïev (Sto sorok béced s Molotovym, Moscou) que Staline avait « toujours été séduisant pour les femmes ». En 1990, avec la publication posthume de ses derniers entretiens (The Glasnost Tapes, Boston), Khrouchtchev soulevait un peu plus le coin du voile. Aujourd’hui, les archives apportent de nouveaux détails précieux.

Qui étaient ces femmes, des faveurs desquelles Staline a profité avant et après le suicide de sa seconde épouse ? Nous en connaissons certaines. Il y avait l’épouse de A. I. Iegorov, premier adjoint du commissaire à la Défense, qui était connue au Parti pour ses nombreuses aventures. Puis il y avait la femme d’un autre militaire, Goussev, dame qui se trouvait, dit-on, au lit avec Staline la nuit où Nadejda s’est tuée. Il y eut encore Rosa Kaganovna, que Staline, une fois veuf, a envisagé un temps d’épouser. Plus intéressant encore, semble-t-il, il y a eu Genia Allilouïeva, épouse du beau-frère de Staline, Pavel. Sa liaison avec Staline est décrite dans le journal intime que tenait la belle-sœur de celui-ci, Maria. Le journal a été saisi lors de l’arrestation de Maria, et n’est consultable que depuis très peu de temps (F45 O1 D1).

Il ne s’agit là, bien entendu, que des femmes dont nous savons quelque chose. Les autres ne sont que des ombres de l’histoire, comme la jeune servante Valetchka Istomina, qui est entrée au service de Staline en 1935 (« Qu’elle fût ou non la femme de Staline ne regarde personne », a déclaré Molotov à Tchouïev), ou la « belle jeune femme à la peau sombre » que Khrouchtchev a vue un jour à la datcha de Staline. « On m’a dit par la suite qu’elle était répétitrice auprès des enfants de Staline, a-t-il raconté, mais elle n’y est pas restée longtemps. Ensuite, elle a disparu. Elle avait été recommandée par Beria. Beria savait choisir les répétitrices… »

« Ensuite, elle a disparu… »

Une fois de plus, on retrouve le schéma familier : mieux valait éviter d’en savoir trop sur la vie privée du camarade Staline. L’un des hommes qu’il avait fait cocu, Iegorov, a été fusillé ; un autre, Pavel Allilouïev, a été empoisonné. Genia elle-même, sa maîtresse et belle-sœur par alliance — « la rose des champs de Novgorod » —, a été arrêtée sur ordre de Staline et a passé tant de temps en isolement que, lorsqu’elle a été enfin relâchée, après la mort de Staline, elle était incapable de parler : ses cordes vocales s’étaient atrophiées…

* * *

Il avait dû s’endormir, parce qu’il ne se souvint de rien d’autre que de la sonnerie du téléphone.

La chambre était plongée dans une semi-pénombre. Il alluma la lumière et regarda sa montre. Près de huit heures.

Il rejeta les jambes hors du lit et traversa la chambre d’un pas raide jusqu’au petit bureau situé près de la fenêtre.

Il hésita, puis décrocha le combiné.

Ce n’était qu’Adelman, qui voulait savoir s’il descendait pour dîner.

« Dîner ?

— Mon cher ami, c’est le grand dîner d’adieu du symposium, à ne pas manquer. Olga va même sortir d’un gâteau.

— Ciel. Est-ce que j’ai le choix ?

— Non. Au fait, la version officielle est que tu avais une gueule de bois si monumentale que tu as dû rentrer à l’hôtel pour cuver ça.

— Oh, c’est charmant, Frank. Merci. »

Adelman se tut un instant. Puis : « Alors, qu’est-ce qui s’est passé ? Tu as trouvé ton homme ?

— Non, bien sûr que non.

— C’était un bateau ?

— Complètement. Rien à garder.

— C’est que… tu sais… tu es parti toute la journée…

— Je suis passé voir un vieil ami.

— Oh, je saisis, fit Adelman en insistant lourdement sur le mot. Ce vieux Fluke, toujours le même. Dis donc, tu regardes par la fenêtre ? »

Un paysage de nuit rutilant s’étendait aux pieds de Kelso, des enseignes au néon hissées par toute la ville comme autant d’étendards d’une armée conquérante : Philips, Marlboro, Sony, Mercedes-Benz…

Il fut un temps où Moscou se retrouvait après le coucher du soleil aussi obscure que n’importe quelle ville africaine. Plus maintenant.

Il n’y avait pas un seul nom russe en vue.

« Je ne pensais pas que je verrais ça un jour, pas toi ? crachota la voix d’Adelman dans le récepteur. C’est la victoire que nous contemplons, l’ami. Est-ce que tu te rends compte ? La victoire totale.

— Tu crois vraiment, Frank ? Pour moi, c’est juste beaucoup de lumière.

— Oh non. C’est beaucoup plus que ça, crois-moi. Ils ne reviendront pas là-dessus.

— Bientôt, tu vas me dire qu’on en est à la “fin de l’histoire”.

— Peut-être bien. Mais pas des historiens, Dieu soit loué. » Adelman se mit à rire. « D’accord, je te vois dans le hall. Disons, dans vingt minutes ? » Il raccrocha.

Le projecteur situé de l’autre côté de la Moskova, à côté de la Maison Blanche, éclairait la chambre avec ardeur. Kelso tendit la main pour ouvrir le cadre de bois de la fenêtre intérieure, puis la fenêtre extérieure, laissant entrer une bouffée bien reconnaissable de brume jaunâtre et le son blanc de la circulation lointaine. Quelques flocons de neige franchirent le rebord de la fenêtre et fondirent.

La fin de l’histoire, mon cul ! pensa-t-il. C’était la ville même de l’histoire. C’était le putain de pays de l’histoire.

Il sortit la tête dans le froid et se pencha pour voir ce qui lui apparaissait de la ville de l’autre côté de la Moskova, avant qu’elle se perde dans l’horizon nocturne.

Si un Russe sur six voyait en Staline leur plus grand dirigeant, cela signifiait qu’il avait une vingtaine de millions de partisans (le Lénine sanctifié en avait eu, évidemment, bien plus). Et même si l’on réduisait ce nombre de moitié, ne serait-ce que pour aller à l’essentiel, cela en faisait encore dix millions. Dix millions de staliniens dans la Fédération russe, après quarante ans de dénigrement ?

Mamantov avait raison. C’était un nombre renversant. Bon Dieu, si un Allemand sur six avait déclaré voir en Hitler le plus grand dirigeant qu’ils eussent jamais eu, le New York Times aurait alors voulu bien plus qu’un simple commentaire : cela aurait fait la une.

Il ferma la double fenêtre et entreprit de rassembler ce qui lui serait nécessaire pour la soirée : ses deux derniers paquets de cigarettes détaxés, son passeport et son visa (pour le cas où il se ferait arrêter), son briquet, son portefeuille bien renflé, la pochette d’allumettes portant le nom du Robotnik.

Inutile de prétendre que toute cette affaire le réjouissait, surtout après cette histoire à l’ambassade, et s’il n’y avait pas eu Mamantov, il aurait pu être tenté de laisser les choses en l’état, d’assurer ses arrières, à la manière d’Adelman, et de revenir chercher Rapava dans une semaine ou deux, après, peut-être, avoir soutiré une avance à un éditeur compréhensif de New York (à supposer qu’une créature aussi mythique existât encore).

Mais si Mamantov s’était mis en chasse, il ne pouvait se permettre d’attendre. C’était sa conclusion. Mamantov avait à sa disposition des ressources que Kelso ne pouvait espérer ne fut-ce qu’égaler. Mamantov était un collectionneur, un fanatique. Et c’est la pensée de ce que Mamantov pourrait faire de ce cahier s’il le trouvait le premier qui commençait à le préoccuper. Parce que plus Kelso tournait et retournait cette question dans sa tête, plus il lui paraissait évident que ce que Staline avait écrit dans ce cahier était important Il ne pouvait s’agir d’une simple collection de notes séniles, pas si Beria le voulait assez pour le voler, puis, l’ayant volé, avait pris le risque de le cacher plutôt que de le détruire.

« Il a gueulé comme un porc… Il a crié quelque chose au sujet de Staline et d’un archange… Mais alors on lui a mis une écharpe dans la bouche et on l’a fusillé. »

Kelso embrassa une dernière fois la chambre du regard, puis éteignit la lumière.


Ce n’est qu’en arrivant au restaurant qu’il se rendit compte à quel point il avait faim. Cela faisait une journée et demie qu’il n’avait pas avalé un vrai repas. Il mangea de la soupe aux choux, puis du poisson au vinaigre, puis du mouton dans une sauce à la crème et au fromage, le tout arrosé de vin géorgien, du moukouzani, et d’eau minérale sulfureuse Narzan. Le vin était riche et lourd, et, au bout de deux verres, qui s’ajoutaient au whisky déjà ingurgité, Kelso se sentit dangereusement détendu. Il y avait plus d’une centaine de convives répartis sur quatre grandes tables, et le bruit des conversations ajouté au cliquetis des couverts et des verres devenait soporifique. Des haut-parleurs déversaient de la musique folklorique ukrainienne. Kelso se mit à diluer son vin.

Quelqu’un — un historien japonais dont il ne savait pas le nom — se pencha vers lui et lui demanda si c’était là la boisson préférée de Staline, et Kelso lui répondit que non, que Staline préférait les vins géorgiens plus liquoreux, le kindzmarauli et le hvantchkara. Staline aimait les vins liquoreux, les alcools sirupeux, les tisanes sucrées et le tabac fort…

« Et les films de Tarzan…, ajouta quelqu’un.

— Et les hurlements de chiens… »

Kelso se joignit à l’éclat de rire général. Que faire d’autre ? Il trinqua avec le Japonais assis en face de lui, s’inclina et se rassit pour boire son vin coupé.

« Qui paie pour tout ça ? demanda quelqu’un.

— Le sponsor qui a financé le symposium, je suppose.

— Et c’est qui ?

— Une société américaine ?

— Suisse, d’après ce que j’ai entendu… »

La conversation reprit autour de lui. Au bout d’une heure environ, quand il pensa que personne ne regardait, il plia sa serviette et repoussa sa chaise.

Adelman leva les yeux et protesta : « Pas encore ? Tu ne vas tout de même pas nous fausser encore compagnie ?

— Un besoin naturel », fit Kelso, puis, lorsqu’il passa derrière Adelman, il se baissa pour lui glisser à l’oreille : « Quel est l’ordre du jour pour demain ?

— Le car part à l’aéroport juste après le petit déjeuner, répondit Adelman. Enregistrement à Cheremetievo à onze heures et quart. » Il attrapa Kelso par le bras.

« Je croyais que c’était un bateau ?

— Oui, mais je veux découvrir quel genre de bateau exactement. »

Adelman secoua la tête. « Mais là, ce n’est pas de l’histoire, Fluke… »

Kelso désigna l’ensemble de la salle d’un geste. « Et ça, c’en est ? »

Soudain, le tintement d’un couteau contre un verre retentit et Askenov se leva lourdement. Des mains frappèrent les tables en signe d’approbation.

« Chers confrères », commença Askenov.

« Je ferais mieux de saisir ma chance, Frank. À plus tard. »

Il se dégagea doucement de l’étreinte d’Adelman et se dirigea vers la sortie.

Le vestiaire se trouvait près des toilettes, juste à côté de la salle à manger. Il tendit son jeton, déposa un pourboire et prit son manteau. Il finissait juste de l’enfiler quand il remarqua un homme au bout du couloir conduisant au hall de l’hôtel. L’homme ne regardait pas dans sa direction. Il faisait les cent pas en travers du couloir et parlait dans un téléphone portable. Si Kelso l’avait vu de face, sans doute ne l’aurait-il pas reconnu et tout aurait tourné différemment. Mais, de profil, la cicatrice qui lui barrait le côté du visage était bien reconnaissable. Il s’agissait d’un des hommes qui attendaient dans la voiture, devant l’immeuble de Mamantov.

Kelso entendit des rires et des applaudissements à travers la porte refermée derrière lui. Il recula jusqu’à ce qu’il sente la poignée sous ses doigts, sans quitter un instant l’homme des yeux, puis il se retourna et pénétra vivement dans la salle de restaurant.

Askenov était toujours debout, en plein discours. Il s’interrompit en voyant Kelso. « Le docteur Kelso, remarqua-t-il, semble avoir une profonde aversion pour le son de ma voix.

— Il a une aversion pour la voix de tout le monde, sauf la sienne », intervint Saunders.

Il y eut quelques rires. Kelso continua son chemin. Passé les portes battantes, la cuisine était un véritable pandémonium. Il se sentit submergé par la chaleur, la vapeur, le bruit, la puanteur chaude et entêtante du chou et du poisson bouillis. Les garçons se mettaient en rang avec des plateaux chargés de tasses et de cafetières, sous les cris d’un homme à la figure rouge et au smoking taché.

Personne ne prêta la moindre attention à Kelso. Il traversa rapidement l’immense salle jusqu’au bout, où une femme en tablier vert déchargeait les plateaux de vaisselle sale d’un chariot.

« La sortie ? demanda-t-il.

— Tam », répondit-elle avec un mouvement du menton. Tam, « là-bas ».

La porte avait été entrouverte pour laisser passer un peu d’air frais. Il descendit l’escalier de béton obscur et se retrouva dehors, dans la neige sale, traversant une cour remplie de poubelles trop pleines et de sacs en plastique éventrés. Il lui fallut d’abord une bonne minute pour trouver la sortie, qui donnait en fait sur la grande cour fermée à l’arrière de l’hôtel. Des murs sombres percés de fenêtres éclairées s’élevaient autour de lui sur trois côtés. Les nuages bas qui s’accumulaient au-dessus de sa tête semblaient un bouillonnement jaune grisâtre emprisonné dans le faisceau d’un projecteur.

Kelso émergea dans une petite rue débouchant sur la Koutouzovskii Prospekt, et il marcha dans la neige fondue, au bord de la chaussée encombrée, pour trouver un taxi. Une Volga boueuse et anonyme franchit deux files de voitures et le chauffeur essaya de le persuader de monter. Mais Kelso le repoussa d’un geste et continua de marcher jusqu’à ce qu’il arrive à la station de taxis, en face de l’hôtel. Il ne voulait pas avoir à marchander. Il monta à l’arrière du premier taxi jaune de la file et demanda au chauffeur de rouler, vite.

CHAPITRE 8

Il y avait un grand match de football au stade Dinamo, un match international, Russie contre Un tel ou Une telle, deux partout, prolongations. Le chauffeur de taxi écoutait le commentateur de la radio et, à mesure qu’ils se rapprochaient du stade, les clameurs qui sortaient du petit haut-parleur de plastique se fondaient dans le rugissement des quatre-vingt mille Moscovites, à moins de deux cents mètres de là. Les rafales de neige gonflaient et se soulevaient comme des voiles dans les projecteurs au-dessus des gradins.

Ils durent remonter la Leningradskii Prospekt, faire demi-tour et revenir de l’autre côté pour atteindre le stade des Jeunes-Pionniers. Le taxi, une vieille Jigouli qui empestait la sueur, tourna à droite et franchit un grand portail de fer, descendit en bringuebalant une allée défoncée et pénétra sur le terrain. Quelques voitures se trouvaient enlisées dans la neige, en face de la tribune d’honneur, et il y avait la queue, constituée en majorité de filles, devant une porte de fer percée d’un judas optique. Une pancarte au-dessus de l’entrée affichait « Robotnik ».

Kelso régla cent roubles — une fortune, le prix pour n’avoir pas marchandé avant le début de la course — au chauffeur puis regarda avec un certain désarroi les feux arrière rouges sautiller sur la surface accidentée, puis tourner et disparaître. Un bruit immense, pareil au fracas des vagues, provenait du ciel phosphorescent au-dessus des arbres et roulait sur la zone blanche de l’aire de jeu. « 3–2 », fit un homme avec un accent australien.

« C’est fini. » Il retira un petit écouteur noir de son oreille et le fourra dans sa poche.

Kelso demanda à la personne la plus proche, une fille, à quelle heure ça ouvrait, et elle se retourna pour lui répondre. Elle était étonnamment belle : d’immenses yeux sombres et des pommettes saillantes. Elle devait avoir dans les vingt ans. La neige parsemait ses cheveux noirs.

« Dix heures, dit-elle en glissant son bras sous le sien, pressant sa poitrine contre son coude. Je pourrais avoir une cigarette ? »

Il lui en donna une avant d’en prendre une lui-même, et leurs têtes se frôlèrent lorsqu’ils se penchèrent pour partager la flamme de son briquet. Il inhala son parfum avec la fumée. Ils se redressèrent. « Dans une minute », dit-il en souriant avant de s’écarter. Elle lui rendit son sourire et lui fit un signe avec sa cigarette. Il marcha au bord du terrain en fumant et en examinant les filles. Etaient-elles toutes des putes ? Elles n’en avaient pas l’air. Mais qu’étaient-elles alors ? La majorité des hommes étaient étrangers. Les Russes semblaient riches. Les voitures étaient pour la plupart de grosses automobiles allemandes, à l’exception d’une Bentley et d’une Rolls. Il apercevait des hommes à l’arrière. Dans la Bentley, une tache rouge grosse comme un charbon ardent brillait puis faiblissait : quelqu’un fumait un cigare énorme.

A dix heures cinq, la porte s’ouvrit — une lumière jaune, la silhouette des filles, la vapeur lumineuse de leur souffle parfumé — et Kelso trouva cette vision réjouissante.

L’argent maintenant descendait des voitures. On s’en apercevait au poids des manteaux et des bijoux, à la démarche de leurs propriétaires qui se dirigeaient directement vers la tête de la file et à la quantité de gardes qu’ils laissaient à l’entrée. Visiblement, les seules armes admises à l’intérieur de la boîte étaient celles de la direction, et Kelso jugea cela plutôt rassurant. Il franchit un détecteur de métal, puis ses poches furent fouillées par un gorille armé d’une baguette, en quête d’explosifs. L’entrée était de trois cents roubles — cinquante dollars, salaire hebdomadaire moyen, payable dans les deux monnaies — et il obtint pour cela un tampon à l’ultraviolet au poignet et un bon pour une boisson gratuite.

Un escalier en colimaçon plongeait dans les ténèbres, la fumée et les rayons laser, avec un mur de musique techno si puissante qu’elle soulevait l’estomac. Des filles dansaient distraitement entre elles, les hommes, debout, buvaient et regardaient. L’idée même de Papou Rapava affichant ici son visage renfrogné semblait une plaisanterie, et Kelso serait bien reparti s’il n’avait eu besoin d’un verre, et cinquante dollars étaient cinquante dollars. Il donna son ticket au barman et prit une bière. Puis, après réflexion, il fit signe au garçon d’approcher.

« Rapava », dit-il. Le barman fronça les sourcils et porta la main à son oreille. Kelso se rapprocha. « Rapava », cria-t-il.

Le barman hocha lentement la tête et répondit en anglais : « Je connais.

— Vous connaissez ? »

Il acquiesça de nouveau. C’était un jeune homme avec une barbe blonde ébouriffée et une boucle d’oreille en or. Il commença à se détourner pour servir un autre client, aussi Kelso dut-il ressortir son portefeuille pour en tirer un billet de cent roubles qu’il posa sur le comptoir. Cela attira son attention. « Je veux trouver Rapava », cria Kelso.

L’argent fut soigneusement plié et glissé dans la poche de poitrine du barman. « Plus tard, indiqua le jeune homme. D’accord ? Je vous dirai.

— Quand ? »

Mais le garçon lui répondit par un sourire forcé et s’éloigna.

« On file des pots-de-vin aux barmans ? fit une voix américaine tout près de Kelso. C’est futé. Je n’y ai jamais pensé. On est servi en premier ? Ça impressionne les filles ? Bonjour, docteur Kelso. Vous vous souvenez de moi ? »

Le visage, plutôt séduisant, était, dans la pénombre, tacheté de couleurs, et Kelso mit un instant à le reconnaître. « M. O’Brian. Journaliste à la télévision. » Formidable. Il ne manquait plus que ça.

Ils se serrèrent la main. La paume du jeune homme était moite et charnue. Il portait sa tenue de loisirs, blue-jean repassé, tee-shirt blanc, veste de cuir, et Kelso remarqua les épaules larges, les pectoraux, les cheveux épais luisants de gel aromatisé.

O’Brian désigna la piste de danse avec sa bouteille. « La nouvelle Russie, cria-t-il. On y achète tout ce qu’on veut, et il y a toujours quelqu’un pour vendre. Où êtes-vous descendu ?

— À l’Oukraïna. »

O’Brian fit la grimace. « Je vous conseille de garder vos pots-de-vin pour plus tard. Vous en aurez besoin. Ils sont du genre strict à la porte de ce bon vieil Oukraïna. Et les lits, Seigneur… » O’Brian secoua la tête et vida sa bouteille. Kelso sourit et but lui aussi.

« D’autres conseils ? hurla-t-il.

— Des tas, si vous me le demandez. » O’Brian lui fit signe d’approcher. « Les bonnes demandent six cents. Offrez-en deux. Acceptez trois. Et c’est pour toute la nuit, souvenez-vous-en, alors gardez un peu de fric en réserve. Histoire de les motiver. Et puis faites attention aux vraies poules, parce que celles-là ont peut-être un intermédiaire. Si le troisième larron est russe, tuez-vous. C’est plus sûr et il y en a plein d’autres : il ne s’agit pas de se trouver quelqu’un pour la vie. Oh, et pas de parties fines. C’est une règle. Il n’y a que des filles respectables ici.

— Je n’en doute pas. »

O’Brian le dévisagea. « Vous ne pigez pas, n’est-ce pas, professeur ? Ce n’est pas un bordel ici. Anna, que voici… » — il passa son bras autour de la taille d’une blonde qui se tenait près de lui et se servait de sa bouteille vide comme d’un micro — « Anna, dis au professeur comment tu gagnes ta vie. »

Anna, sans lâcher la bouteille, prit la parole d’un ton solennel. « Je loue des propriétés à des hommes d’affaires Scandinaves. »

O’Brian lui caressa la joue et lui lécha l’oreille avant de la lâcher. « Galina, là-bas, la toute maigre en robe bleue, elle travaille à la bourse de Moscou. Qui encore ? Bordel, elles se ressemblent toutes quand on est ici depuis un certain temps. Natalia, celle avec qui vous avez parlé dehors — ah oui, je vous regardais, docteur, espèce de vieux renard —, Anna, mon chou, dans quoi travaille Natalia ?

— Comstar, R.J., répondit Anna. Natalia travaille à Comstar, tu te souviens ?

— Oui, oui, bien sûr. Et comment s’appelle la jolie petite de l’université de Moscou ? tu sais bien, la psychologue…

— Alissa.

— Alissa, c’est ça. Alissa… elle est là ce soir ?

— Elle s’est fait descendre, R.J.

— Merde ! C’est pas vrai ! C’est vrai ?

— Pourquoi m’observiez-vous, dehors ? demanda Kelso.

— C’est du commerce, j’imagine. Quand on veut faire du fric, faut savoir prendre des risques. Trois cents dollars la nuit. Mettons trois nuits par semaine. Ça fait neuf cents dollars. On en file encore trois cents pour la protection. Ça en laisse encore six cents. Vingt mille dollars par an… ce n’est pas dur. Ça fait quoi… sept fois le salaire moyen annuel ? Pas imposable ? Ça se paie d’une façon ou d’une autre. Il faut prendre des risques. C’est comme de travailler sur une plate-forme pétrolière. Laissez-moi vous offrir une bière, professeur. Pourquoi ne pas vous observer ? Je suis journaliste, nom de Dieu. Tous ceux qui viennent ici surveillent les autres. C’est de la clientèle à un demi-milliard de dollars ici, ce soir. Et je ne parle que des Russes.

— La Mafia ?

— Non, juste les affaires. Comme partout ailleurs. »

La piste de danse était bondée à présent, le bruit plus fort encore, la fumée plus dense. Un nouveau jeu de lumières avait été lancé, des lumières qui rendaient éblouissant et lumineux tout ce qui était blanc. Les yeux, les dents, les ongles et les billets de banque jaillissaient dans l’obscurité comme des lames de couteau. Kelso se sentait désorienté et vaguement ivre. Mais pas autant, songea-t-il, que O’Brian feignait de l’être. Il y avait quelque chose chez ce journaliste qui lui faisait froid dans le dos. Quel âge avait-il ? La trentaine ? Un jeune homme pressé, pour autant qu’il en ait déjà vu.

Il se tourna vers Anna. « À quelle heure ça finit ? »

Elle leva cinq doigts. « Vous voulez danser, monsieur le professeur ?

— Plus tard, fit Kelso. Peut-être.

— C’est la République de Weimar », fit O’Brian en revenant avec deux bouteilles de bière et une canette de Coca Light pour Anna. « C’est bien ce que vous avez écrit, non ? Regardez-moi ça. Bon sang. Il ne manquerait plus que Marlène Dietrich en smoking pour se croire à Berlin. À propos, j’ai bien aimé votre livre, professeur. Je vous l’ai déjà dit ?

— Mais oui. Merci. À la vôtre.

— À la vôtre. » O’Brian leva sa bouteille et prit une gorgée, puis il se pencha et cria à l’oreille de Kelso : « La République de Weimar, c’est comme ça que je le vois, et que vous le voyez aussi. Les similitudes sont au nombre de six, d’accord ? Un : c’est un grand pays, un pays fier qui a perdu son empire et qui a en fait perdu une guerre mais sans arriver à comprendre comment ; il s’imagine qu’on a dû le poignarder dans le dos, ce qui fait qu’il y a pas mal de ressentiment, d’accord ? Deux : c’est la démocratie dans un pays qui n’a pas la tradition de la démocratie ; franchement, la Russie ne sait toujours pas faire la différence entre la démocratie et un putain de trou dans la terre, et puis les gens n’en ont rien à cirer ; ils en ont ras le bol de toutes ces discussions et ils veulent une ligne forte, n’importe quelle ligne. Trois : problèmes à la frontière ; nombre de vos propres ressortissants ethniques se retrouvent soudain coincés dans d’autres pays, et disent qu’on n’arrête pas de les provoquer. Quatre : l’antisémitisme ; on peut acheter des marches SS à tous les coins de rue. Il n’en manque plus que deux.

— D’accord. » C’était déconcertant d’entendre ses propres théories si grossièrement répétées ; comme avec ses étudiants d’Oxford…

« L’effondrement économique, mais il nous pend au nez, vous ne croyez pas ?

— Et ?

— Ce n’est pas évident ? Hitler. Ils n’ont pas encore trouvé leur Hitler. Mais dès que ce sera le cas, je pense que le monde aura intérêt à faire attention. »

O’Brian passa l’index gauche sous son nez et leva le bras droit en un salut nazi. De l’autre côté du bar, un groupe d’hommes d’affaires russes applaudit en poussant des cris d’enthousiasme.

Ensuite, la soirée s’accéléra. Kelso dansa avec Anna, O’Brian dansa avec Natalia et ils burent davantage, O’Brian restant à la bière, mais Kelso s’aventurant à essayer les cocktails : B-52, Kamikaze. Puis ils échangèrent leurs partenaires et dansèrent encore. Minuit arriva. Natalia était vêtue d’une robe rouge moulante et lisse, comme du plastique, cependant, malgré la chaleur, son corps semblait fiais et ferme en dessous : elle avait pris quelque chose. Elle avait les yeux grands ouverts et perdus dans le vague. Elle lui demanda s’il voulait aller quelque part. Il lui plaisait, chuchota-t-elle, et, pour lui, elle ne demanderait pas plus de cinq cents. Mais il se contenta de lui en donner cinquante, pour la danse, et retourna au bar.

La déprime le guettait. Il ne savait pas trop pourquoi. Ou plutôt si. C’est parce qu’il la respirait partout, voilà pourquoi : la déprime sentait aussi fort que le parfum ou la sueur. De la déprime à acheter. De la déprime à vendre. La déprime qu’il y avait à feindre de s’amuser. Un jeune homme en costume, tellement saoul qu’il tenait à peine debout, se laissait entraîner par la cravate par une fille aux longs cheveux blonds et au visage dur.

Kelso décida qu’il fumerait une cigarette au bar puis qu’il s’en irait… Non, en réfléchissant, il ne prendrait pas de cigarette. Il la remit dans le paquet et s’apprêta à partir.

« Rapava, cria le barman.

— Quoi ? dit Kelso portant la main en cornet à son oreille.

— C’est elle. Elle est là-bas.

— Quoi ? »

Kelso regarda dans la direction désignée par le barman et la repéra aussitôt. Elle. Il laissa son regard glisser sur elle, puis revenir. Elle était plus âgée que les autres : des cheveux noirs coupés court, une ombre à paupières violacée, du rouge à lèvres noir, un visage d’une blancheur mortelle, à la fois large et fin, avec des pommettes aussi saillantes que celles d’un crâne. Un air asiatique, mingrélien.

Papou Rapava : libéré des camps en 1969. Marié, mettons, en 1970–1971. Un fils tout juste assez vieux pour aller se battre en Afghanistan. Et une fille ?

« Ma fille est une pute… »

« Bonne nuit, professeur… » O’Brian passa près de lui en lui adressant un clin d’œil par-dessus son épaule. Natalia à un bras, Anna à l’autre. Le reste de ses paroles se perdit dans le vacarme ambiant. Natalia se retourna, gloussa et envoya à Kelso un baiser. Kelso sourit vaguement, salua d’un geste, posa son verre et s’avança le long du bar.

Une robe du soir noire, tissu luisant, à hauteur du genou, sans manches, la gorge et les bras blancs et nus (pas même une montre), bas noirs, chaussures noires. Et quelque chose de pas tout à fait normal qui émanait d’elle, comme une gêne dans l’atmosphère autour d’elle, et qui faisait que malgré la densité de la clientèle du bar elle se trouvait seule dans son coin. Personne ne lui parlait. Elle buvait une bouteille d’eau minérale et contemplait le vide. Ses yeux sombres n’exprimaient rien, et, lorsque Kelso la salua, elle se tourna vers lui sans manifester le moindre intérêt. Il lui demanda si elle voulait un verre.

Non.

Danser alors ?

Elle le jaugea du regard, réfléchit une seconde puis haussa les épaules.

D’accord.

Elle vida la bouteille, la posa sur le comptoir, passa devant Kelso pour gagner la piste puis se retourna et attendit. Il la suivit.

Elle ne fit pas beaucoup d’efforts pour feindre de s’amuser, et il trouva cela séduisant. La danse n’était qu’un prélude poli avant les affaires sérieuses, comme les dix secondes qu’un courtier et son client passent à se demander comment ça va. Elle bougea nonchalamment, à l’orée de la foule, puis elle se pencha et dit : « Quatre cents ? »

Nulle trace de parfum, juste une vague odeur de savon.

Kelso rétorqua : « Deux cents.

— D’accord. »

Elle sortit aussitôt de la piste, sans regarder en arrière, et il fut tellement surpris par le fait qu’elle ne discute pas qu’il resta un instant à la traîne. Puis il la suivit dans l’escalier en colimaçon. Elle avait les hanches rondes sous la robe noire moulante, la taille épaisse, et il vint à l’esprit de Kelso qu’elle ne pourrait plus tenir son rôle très longtemps, que c’était une erreur de se prêter à une comparaison immédiate avec des filles de huit, dix ou même douze ans de moins qu’elle.

Ils prirent leurs manteaux en silence. Celui de la fille était de mauvaise qualité, trop mince et trop court pour la saison.

Ils sortirent dans le froid. Elle le prit par le bras. C’est alors qu’il l’embrassa. Il était légèrement ivre, et la situation lui paraissait tellement surréaliste qu’il pensa un moment pouvoir allier travail et plaisir. Et puis il était curieux, autant l’admettre. Elle réagit immédiatement, et avec plus de passion qu’il ne s’y attendait. Elle écarta les lèvres et il toucha ses dents du bout de la langue. Elle avait curieusement un goût sucré, et il pensa qu’elle portait peut-être un rouge à lèvres parfumé à la réglisse : est-ce que cela existait ?

Elle se dégagea.

« Comment tu t’appelles ? demanda-t-il.

— Qu’est-ce qui te plairait ? »

Il ne put s’empêcher de sourire. C’était bien sa veine : tomber sur la première pute post-moderne de Moscou. Elle se rembrunit en le voyant sourire.

« Comment s’appelle ta femme ?

— Je n’ai pas de femme.

— Ta petite amie ?

— Pas de petite amie non plus. »

Elle frissonna et enfonça profondément les mains dans ses poches. Il ne neigeait plus et le silence régnait, maintenant que la porte métallique s’était refermée derrière eux.

« Tu es à quel hôtel ?

— L’Oukraïna. »

Elle leva les yeux au ciel.

« Écoute, commença-t-il, mais il ne savait toujours pas comment l’appeler pour faciliter la conversation. Ecoute, je ne veux pas coucher avec toi. Ou plutôt, se corrigea-t-il aussitôt, j’en ai envie, mais j’ai autre chose en tête. »

Était-ce bien clair ?

« Ah », fit-elle avec une expression entendue, ce qui lui donna pour la première fois l’air d’une prostituée. « Tu peux penser à ce que tu veux, ce sera toujours deux cents.

— Tu as une voiture ?

— Oui. (Elle se tut un instant.) Pourquoi ?

— La vérité, fit-il en cillant sous le mensonge, c’est que je suis un ami de ton père. Je voudrais que tu m’emmènes le voir… »

Elle accusa le choc et recula en riant, paniquée. « Tu ne connais pas mon père, non.

— Rapava. Il s’appelle Papou Rapava. »

Elle le fixa du regard, la bouche molle, puis elle le gifla — fort, le bord de la main tombant sur l’extrémité de la pommette — et s’éloigna d’un pas rapide, trébuchant un peu : il ne devait pas être facile de marcher dans la neige gelée avec des talons hauts. Il la laissa partir. Il s’essuya la bouche avec ses doigts et les trouva noircis. Puis il constata que ce n’était pas du sang, mais du rouge à lèvres. Oh, mais elle avait cogné dur, quand même : ça faisait mal. La porte s’était rouverte derrière lui. Il sentait qu’on le regardait et percevait des murmures de désapprobation. Il devinait sans peine ce qu’ils pensaient : un riche Occidental qui entraîne une honnête Russe dehors puis essaie de renégocier, ou bien suggère quelque chose de tellement répugnant qu’elle n’a d’autre choix que de s’enfuir. La salope ! Il la suivit.

Elle était partie sur la neige vierge et s’était arrêtée quelque part vers le milieu du terrain, les yeux perdus dans le ciel sombre. Il avança le long du chemin tracé par ses petits pas, arriva derrière elle et attendit à distance respectueuse.

Après un instant, il annonça : « Je ne sais pas qui vous êtes, et je ne veux pas le savoir. Je ne dirai pas à votre père comment je l’ai retrouvé. Je ne le dirai à personne. Je vous le promets. Je voudrais seulement que vous me conduisiez chez lui. Emmenez-moi chez lui et je vous donnerai deux cents dollars. »

Elle ne se retourna pas. Il ne pouvait voir son visage. « Quatre cents », lâcha-t-elle.

CHAPITRE 9

Felix Souvorine, en pardessus Crombie bleu sombre de chez Saks, sur la Cinquième Avenue, était arrivé à la Loubianka sous la neige, peu après vingt heures ce soir-là, remontant la côte détrempée à l’arrière d’une Volga officielle.

Un appel de Iouri Arseniev à son vieux pote Nikolaï Oborine (copain de chasse, partenaire de vodka et aujourd’hui chef de la Dixième Section, à moins qu’il ne s’agît du Bureau du Fonds des Archives nationales spéciales ou de n’importe quel autre nom dont les Écureuils auraient choisi de s’affubler cette semaine-là) lui avait ouvert les portes.

« Écoute, Niki, j’ai un jeune homme dans mon bureau, là, avec moi. Il s’appelle Souvorine et on est tombés sur une embrouille… C’est bien lui… Niki, écoute-moi, je ne peux pas t’en dire plus que ça : il y a un diplomate étranger — occidental, haut placé — qui a monté une combine, de la contrebande… Non, pas des icônes cette fois-ci, attends un peu, des documents, et on pensait monter un piège… C’est ça, c’est ça, tu me retires les mots de la bouche, camarade : quelque chose de gros, quelque chose d’irrésistible… Oui, c’est une idée, mais qu’est-ce que tu penserais de ça : tu sais, le cahier dont parlaient toujours les vieux du NKVD, comment ça s’appelait, déjà ?… Ah oui, le “testament de Staline”… Eh bien, c’est justement pour ça que je t’appelle. On a un problème. Il doit rencontrer la cible demain… Ce soir ? Oui, il peut le faire ce soir, Niki, j’en suis certain — je le regarde et il me fait signe que oui — il peut le faire ce soir… »

Souvorine n’avait même pas eu à répéter son histoire, sans parler d’y ajouter des détails. Une fois dans le hall de marbre de la Loubianka et ses papiers vérifiés, il avait suivi les instructions et demandé à voir un certain Blok, qui était au courant. Il attendit dans le vestibule désert, sous l’œil impassible des gardes silencieux et du grand buste blanc d’Andropov, puis un bruit de pas se fit entendre. Blok, personnage sans âge, voûté et poussiéreux, portant un trousseau de clés à la ceinture, le conduisit dans les profondeurs de la bâtisse, puis dans une cour sombre et humide qui donnait sur ce qui ressemblait à une petite forteresse. Au premier étage, en haut de l’escalier, une pièce exiguë : une chaise, un bureau, un plancher grossier au sol et des barreaux aux fenêtres…

« Vous voulez quoi exactement ?

— Tout.

— C’est vous qui voyez », fit Blok, et il partit.

Souvorine avait toujours préféré regarder vers l’avenir plutôt que de contempler le passé : raison de plus pour se sentir proche des Américains. Et puis quel autre choix avait le Russe d’aujourd’hui ? La paralysie. La fin de l’histoire lui apparaissait comme une excellente idée. En ce qui concernait Felix Souvorine, l’histoire ne finirait jamais assez tôt.

Cependant, même lui ne pouvait échapper aux fantômes de cet endroit. Au bout d’une minute, il se levait déjà pour examiner les lieux. En tendant la tête vers la haute fenêtre, il s’aperçut qu’il pouvait voir jusqu’à l’étroite bande de ciel nocturne, puis, tout en bas, jusqu’aux soupiraux qui indiquaient, au niveau du sol, les cellules de la vieille Loubianka. Il pensa à Isaac Babel, enfermé là-dedans, quelque part, torturé jusqu’à ce qu’il trahisse ses amis puis se rétractant comme un fou, à Boukharine et à sa dernière lettre à Staline (« Je ne ressens, vis-à-vis de toi, vis-à-vis du Parti, vis-à-vis de la cause dans son ensemble, qu’un grand amour illimité : je vous embrasse en pensée, adieu à tout jamais… »), à Zinoviev, incrédule, que son garde dut traîner pour qu’il soit fusillé (« Je t’en prie, camarade, je t’en prie, pour l’amour de Dieu, appelle Iossif Vissarionovitch… »).

Il sortit son téléphone portable, composa le numéro familier et parla à sa femme.

« Coucou, tu ne devineras jamais où je suis… Qui peut le dire ? » Il se sentit aussitôt mieux en entendant sa voix. « Je suis désolé pour ce soir. Bon, embrasse les petits pour moi, tu veux… ? Et un bisou pour toi aussi, Serafima Souvorina… »

La police secrète était à l’épreuve du temps et de l’histoire. Elle s’était maintes fois transformée, et c’était là son secret. La Tcheka était devenue le GPU, puis l’OGPU, puis le NKVD, puis le NKGB, puis le MGB, puis le MVD et enfin le KGB : dernier stade de l’évolution. Mais alors, voilà que le puissant KGB lui-même s’était vu contraint, en raison du coup d’État manqué, de se scinder en deux toutes nouvelles séries d’initiales : le SVR — les espions —, installé à Iassenevo, et le FSB — la sécurité intérieure —, qui restait ici, dans la Loubianka, parmi les ossements.

Et l’on considérait, dans les plus hautes sphères du Kremlin, que le FSB, au moins, n’était en fait rien de plus que le dernier avatar d’une longue tradition de lettres redistribuées, que, pour reprendre les paroles immortelles de Boris Nikolaïevitch lui-même adressées à Arseniev au cours d’un bain de vapeur dans la datcha présidentielle, « ces fumiers de la Loubianka sont toujours les mêmes vieux fumiers qu’ils ont toujours été ». Ce qui expliquait pourquoi, lorsque le président avait décrété qu’il convenait d’enquêter sur Vladimir Mamantov, cette tâche n’avait pas été confiée au FSB mais au SVR — et tant pis s’ils n’avaient pas vraiment les moyens de s’en acquitter.

Souvorine avait quatre hommes pour couvrir la ville.


Il appela Vissari Netto pour prendre connaissance des dernières données. La situation n’avait pas changé : la cible principale — n° 1 — n’était toujours pas retournée à son appartement. L’épouse de la cible — n° 2 — se trouvait toujours sous sédatifs. L’historien — n° 3 — était toujours à son hôtel, en train de dîner maintenant.

« Il y en a qui ont de la chance », marmonna Souvorine. Il y eut un bruit dans le couloir. « Tiens-moi au courant », ajouta-t-il d’une voix ferme avant de couper la communication. Il pensa que c’était certainement ce qu’il fallait dire.

Il s’était attendu à un dossier, peut-être deux. Mais quand Blok ouvrit la porte à la volée en poussant un chariot d’acier, celui-ci était couvert de dossiers, peut-être vingt ou trente, dont certains étaient si vieux que, lorsqu’il perdit le contrôle de son engin qui alla buter contre le mur, un nuage de poussière s’en échappa pour manifester leur réprobation.

« C’est vous qui voyez, répéta Blok.

— Il y a tout ?

— Ça va jusqu’en 1961. Vous voulez le reste ?

— Bien sûr. »

Il ne pouvait les lire tous. Il lui aurait fallu un mois. Il se contenta donc de défaire le ruban de chaque paquet, de feuilleter les pages déchirées et cassantes pour voir si elles contenaient quoi que ce soit d’intéressant, puis de remettre le ruban en place. C’était un travail sale. Ses mains ne tardèrent pas à noircir. Les poussières envahissaient la membrane de son nez et lui donnaient mal à la tête.

Strictement confidentiel

28 juin 1953

Au camarade Malenkov, du Comité central


Je joins le compte rendu du contre-interrogatoire du prisonnier A.N. Poskrebichev, ancien assistant de I.V. Staline, concernant ses activités d’espion antisoviétique.

L’enquête se poursuit.

Vice-ministre de la Sécurité de l’État soviétique,

A.A. Iepichev.

C’est ce qui avait été le commencement de tout : deux pages, au milieu de l’interrogatoire de Poskrebichev, soulignées à l’encre rouge par une main nerveuse, près d’un demi-siècle plus tôt :

Question : Décrivez le comportement du Secrétaire général pendant les années 1949–1953.

Poskrebichev : Le Secrétaire général est devenu de plus en plus renfermé et secret. Il n’a plus quitté la région de Moscou après 1951. Sa santé s’est sérieusement détériorée, je dirais, à partir de son soixante-dixième anniversaire. J’ai été témoin en plusieurs occasions de désordres cérébraux conduisant à des syncopes dont il se remettait très vite. Je lui ai dit : « Laissez-moi appeler les médecins, camarade Staline. Vous avez besoin d’un médecin. » Mais le Secrétaire général a refusé. Il disait que la Quatrième Administration principale du ministère de la Santé était sous le contrôle de Beria, et que, s’il faisait absolument confiance à Beria pour fusiller un homme, il ne se fiait pas à lui pour en soigner un. Je me contentais donc de préparer des tisanes pour le Secrétaire général.

Question : Décrivez les effets de ces problèmes de santé sur la manière dont le Secrétaire général conduisait les affaires.

Poskrebichev : Avant les syncopes, le Secrétaire général pouvait traiter environ deux cents documents par jour. Après, sa quantité de travail a considérablement baissé, et il a cessé de voir bon nombre de ses collègues. Il écrivait beaucoup pour lui-même, mais je n’avais pas le droit de regarder de quoi il s’agissait.

Question : Décrivez la forme que prenaient ces travaux d’écriture.

Poskrebichev : Ils prenaient des formes diverses. La dernière année, par exemple, il avait pris un cahier.

Question : Décrivez ce cahier.

Poskrebichev : C’était un cahier ordinaire, de ceux qu’on peut acheter dans n’importe quelle papeterie, avec une couverture de toile cirée noire.

Question : Qui d’autre connaissait l’existence de ce cahier ?

Poskrebichev : Le chef de ses gardes du corps, le général Vlassik, était au courant. Beria aussi, et il m’a demandé plusieurs fois d’en obtenir une copie. Ce n’était pas possible, même pour moi, car le Secrétaire général le rangeait à son bureau, dans un coffre-fort dont il était le seul à posséder la clé.

Question : Quel était selon vous le contenu de ce cahier ?

Poskrebichev : Je ne peux rien dire. Je n’en sais rien.

* * *

Strictement confidentiel

30 juin 1953

Au Vice-ministre de la Sécurité de l’État soviétique, A.A. Iepichev


Vous avez pour instructions de localiser de toute urgence les écrits personnels de I.V. Staline auxquels A.N. Poskrebichev fait allusion, et de prendre pour ce faire toutes les mesures nécessaires.

Le Comité central,

Malenkov.

* * *

Contre-interrogatoire du prisonnier, le lieutenant général N.S. Vlassik 1er juillet 1953 [extrait]

Question : Décrivez le cahier noir appartenant à I.V. Staline.

Vlassik : Je ne me souviens pas de ce cahier.

Question : Décrivez le cahier noir appartenant à I.V. Staline.

Vlassik : Je m’en souviens, maintenant. J’ai eu connaissance de son existence en décembre 1952. Un jour, j’ai vu ce cahier sur le bureau du camarade Staline. J’ai demandé à Poskrebichev ce qu’il contenait, mais Poskrebichev n’a pas pu me le dire. Le camarade Staline a vu que je le regardais et m’a demandé ce que je faisais. J’ai répondu que je ne faisais rien, que mes yeux s’étaient simplement posés sur ce cahier, mais que je n’y avais pas touché. Alors, le camarade Staline m’a dit : « Toi aussi, Vlassik, après plus de trente ans ? » J’ai été arrêté le lendemain matin, et conduit à la Loubianka.

Question : Décrivez les circonstances de votre arrestation.

Vlassik : J’ai été arrêté par Beria, et j’ai subi de sa main des sévices sans nombre. Beria m’a interrogé à maintes reprises au sujet de ce cahier du camarade Staline. J’étais incapable de lui fournir des détails. Je ne sais rien de plus sur ce sujet.

* * *

Déposition du lieutenant A.P. Titov, garde du Kremlin juillet 1953 [extrait]

Le 1er mars 1953, j’étais de garde dans le secteur des dirigeants au Kremlin de 22 h à 6 h le lendemain matin. Vers 4 h 40, j’ai croisé dans le Couloir des Héros le camarade L.P. Beria et un autre camarade dont je ne connais pas l’identité. Le camarade Beria portait un sac, ou une sorte de petite mallette.

* * *

Interrogatoire du lieutenant P.G. Rapava, NKVD juillet 1953 [extrait]

Question : Décris ce qui est arrivé après ton départ de la datcha de Staline avec le traître Beria.

Rapava : J’ai reconduit le camarade Beria chez lui.

Question : Décris ce qui est arrivé après ton départ de la datcha de Staline avec le traître Beria.

Rapava : Je me souviens maintenant. J’ai conduit le camarade Beria au Kremlin pour qu’il puisse prendre des papiers dans son bureau.

Question : Décris ce qui est arrivé après ton départ de la datcha de Staline avec le traître Beria.

Rapava : Je n’ai rien à ajouter à ma précédente déclaration.

Question : Décris ce qui est arrivé après ton départ de la datcha de Staline avec le traître Beria.

Rapava : Je n’ai rien à ajouter à ma précédente déclaration.

* * *

Interrogatoire de L.P. Beria juillet 1953 [extrait]

Question : Quand as-tu eu connaissance du cahier personnel appartenant à I.V. Staline ?

Beria : Je refuse de répondre à toute question avant d’avoir pu m’exprimer devant le Comité central au complet.

Question : Vlassik et Poskrebichev ont tous les deux confirmé ton intérêt pour ce cahier.

Beria : Le Comité central est le seul tribunal habilité à traiter de ces questions.

Question : Tu ne nies pas ton intérêt pour ce cahier.

Beria : Le Comité central est le seul tribunal possible.

* * *

Strictement confidentiel

30 novembre 1953

Au Vice-ministre de la Sécurité d’État, A. A. Iepichev


Vous avez pour instructions de conclure rapidement l’enquête sur le traître et criminel contre le Parti, Beria, et de porter cette affaire devant le tribunal.

Le Comité central,

Malenkov,

Khrouchtchev.

* * *

Interrogatoire de L.P. Beria 2 décembre 1953 [extrait]

Question : Nous savons que tu t’es emparé du cahier de I.V. Staline, et cependant tu continues de le nier. Quel intérêt ce cahier présente-t-il pour toi ?

Beria : Terminé.

Question : Quel intérêt ce cahier présente-t-il pour toi ?

Beria : [L’accusé indique par geste son refus de coopérer.]

* * *

Strictement confidentiel

23 décembre 1953

Aux camarades Malenkov et Khrouchtchev, du Comité central


Je vous prie de noter que L.P. Beria, condamné à mort, a été exécuté ce matin à 1 h 50.

T.R. Faline,

Procureur général.

* * *

27 décembre 1953

Jugement de la Cour spéciale du Peuple dans l’affaire du lieutenant P.G. Rapava : quinze ans de travaux forcés.

* * *

Souvorine ne supportait plus d’avoir les mains aussi poussiéreuses. Il parcourut le couloir vide jusqu’à ce qu’il trouve des toilettes avec un lavabo où il pût se les laver. Il y était encore, en train de finir de se frotter les ongles, quand son téléphone portable se mit à sonner. Dans le silence de la Loubianka, cela le fit sursauter.

« Souvorine.

— C’est Netto. On l’a perdu. Le n° 3.

— Qui ? De quoi tu parles ?

— Du n° 3. L’historien. Il est allé manger avec les autres, et puis il n’est jamais ressorti de la salle. On dirait bien qu’il a filé par les cuisines. »

Souvorine poussa un grognement, se retourna et s’appuya contre le mur. Cette affaire était en train de leur échapper.

« Depuis combien de temps ?

— Environ une heure. À la décharge de Bounine, ça faisait dix-huit heures qu’il était de garde. » Un silence. « Commandant ? »

Souvorine avait coincé son téléphone entre l’épaule et le menton. Il se séchait les mains et réfléchissait. En fait, il n’en voulait pas à Bounine. Pour procéder à une filature efficace, il aurait fallu quatre agents, six pour plus de sécurité.

« Je suis toujours là. Envoie-le se reposer.

— Vous voulez que j’appelle le chef ?

— Non, je ne pense pas. Pas deux fois dans la même journée. Il pourrait commencer à croire que nous sommes incompétents. » Il s’humecta les lèvres ; elles avaient un goût de poussière. « Et toi, pourquoi tu ne rentres pas te reposer, Vissari ? On se retrouve dans mon bureau à huit heures demain matin.

— Vous avez trouvé quelque chose ?

— Seulement que ceux qui nous parlent du bon vieux temps nous racontent des conneries. »

Il se rinça la bouche, cracha et retourna travailler.

Beria avait été exécuté, Poskrebichev relâché, Vlassik condamné à dix ans, Rapava envoyé dans la Kolyma et Iepichev déchargé de l’affaire, mais l’enquête se poursuivait.

La maison de Beria fut fouillée de la cave au grenier sans fournir le moindre indice, sinon quelques fragments de restes humains (féminins) vraisemblablement dissous dans l’acide puis emmurés. Beria disposait de son propre réseau de cellules au sous-sol. La propriété fut mise sous scellés.

En 1956, le ministère des Affaires étrangères demanda au KGB s’il disposait de locaux susceptibles d’abriter l’ambassade de la toute nouvelle république de Tunisie, et, après une brève enquête de routine, la propriété de la rue Vspolnii lui fut cédée.

Vlassik fut interrogé encore deux fois au sujet du cahier, mais n’ajouta rien de nouveau. Poskrebichev fut surveillé, mis sur écoute et encouragé à écrire ses mémoires mais, quand il eut terminé, le manuscrit fut saisi pour « rétention permanente ». Un extrait, une seule page, avait été agrafé au dossier :

Nous avons sondé l’esprit de cet incomparable génie de notre temps lors de sa dernière année, alors qu’il devait affronter le caractère inéluctable de sa propre mort. Je ne sais pas. Iossif Vissarionovitch a peut-être confié ses pensées les plus secrètes à un cahier, qui ne le quitta guère durant les derniers mois de son labeur incessant pour son peuple et la cause de l’humanité progressiste. Il est à espérer que ce document remarquable contenant, comme c’est sûrement le cas, l’essence même de sa sagesse de principal théoricien du marxisme-léninisme sera un jour découvert et publié pour le bénéfice de…

Souvorine bâilla, referma le lot et le mit de côté avant d’en prendre un autre. Il s’agissait cette fois-ci des rapports hebdomadaires d’une taupe du Goulag appelée Abidov, chargée de surveiller le prisonnier Rapava pendant tout le temps qu’il passerait à la mine d’uranium de Boutouguitchag. Il n’y avait rien d’intéressant dans ces doubles au carbone malpropres. Ils s’achevaient abruptement sur une note laconique d’un agent du KGB qui signalait la mort d’Abidov, tué d’un coup de couteau, et le transfert de Rapava vers un camp de travail en forêt.

D’autres dossiers, d’autres taupes, d’autres riens. Les documents autorisant la libération de Rapava au terme de sa peine, documents examinés par une commission spéciale de la Deuxième Direction générale, transmis, estampillés, autorisés. Un emploi approprié sélectionné pour l’ancien prisonnier à l’atelier des locomotives de la gare de Leningrad. Un informateur du KGB sur place : Antipine, contremaître. Un logement approprié sélectionné pour l’ancien prisonnier dans le tout nouveau complexe Victoire de la Révolution ; un informateur du KGB sur place : Senka, surveillant de l’immeuble. D’autres rapports. Rien. Affaire revue et classée « Détournement de ressources », 1975. Plus rien dans le dossier jusqu’en 1983, quand le cas de Rapava fut brièvement réexaminé à la demande du chef adjoint de la Cinquième Direction (Idéologie et Dissidence).

Bien, bien…

Souvorine prit sa pipe et se mit à la suçoter, puis il se gratta le front avec le tuyau et reparcourut les dossiers. Quel âge avait ce type ? Rapava, Rapava, Rapava… Voilà, Papou Guerassimovitch Rapava, né le 9 septembre 1927.

Vieux alors, dans les soixante-dix ans. Mais pas si vieux que ça. Pas assez vieux pour que, même dans un pays où l’espérance de vie masculine n’était que de cinquante-huit ans et ne cessait de diminuer — pis encore qu’à l’époque de Staline —, pas assez vieux pour qu’il soit forcément mort.

Il revint au rapport de 1983 et l’examina. Cela ne lui apprit rien qu’il ne sût déjà. Oh, c’était un dur, ce Rapava : pas un mot en trente ans.

Ce ne fut que lorsqu’il arriva à la fin du dossier, et lut la recommandation de ne plus entreprendre d’action contre lui ainsi que le nom de l’agent ayant reçu cette recommandation, qu’il sursauta sur sa chaise. Il jura et chercha précipitamment son téléphone portable, composa le numéro de l’officier de garde de nuit au SVR et demanda à être connecté au numéro personnel de Vissari Netto.

CHAPITRE 10

Ils se mirent d’accord sur trois cents, et pour cette somme il exigeait deux choses : d’abord qu’elle le conduise là-bas elle-même, ensuite qu’elle l’attende pendant une heure. Une simple adresse aurait été totalement inutile à cette heure de la nuit, et si le voisinage de Rapava était aussi difficile que le vieillard l’avait laissé entendre (« C’était pas mal comme quartier, à l’époque, mon garçon, avant qu’il y ait toute cette drogue et cette criminalité… »), un étranger sain d’esprit ne devait pas s’aventurer là-bas tout seul.

Sa voiture était une vieille Lada cabossée, couleur sable, garée dans la rue sombre qui menait au stade. Ils s’y rendirent en silence. Elle ouvrit d’abord sa portière puis, de l’intérieur, ouvrit celle du côté passager. Il y avait une pile de livres sur le siège — Kelso vit qu’il s’agissait d’ouvrages juridiques —, qu’elle passa rapidement sur la banquette arrière.

« Vous êtes juriste ? demanda-t-il. Vous étudiez le droit ?

— Trois cents dollars, dit-elle en tendant la main. Américains.

— Plus tard.

— Maintenant.

— La moitié maintenant, fit-il, rusé. L’autre après.

— Je peux me faire une autre passe, monsieur. Mais qui d’autre vous accompagnera ? »

C’était la phrase la plus longue qu’elle eût prononcée depuis le début.


« D’accord, d’accord. » Il sortit son portefeuille. « Vous ferez une bonne juriste. » Bon Dieu. Trois cents dollars pour elle, après plus d’une centaine dépensés dans la boîte. Il était presque lessivé. Il s’était dit qu’il pourrait essayer de proposer au vieux un peu de fric dès ce soir, en acompte pour le cahier, mais ce ne serait plus possible maintenant.

Elle recompta les billets, les plia soigneusement et les rangea dans la poche de son manteau. La petite auto descendit Leningradskii Prospekt en pétaradant. Sa conductrice prit à droite dans le flot tranquille des voitures, puis effectua un demi-tour, et ils s’éloignèrent du centre-ville, passant devant le Dinamo désert pour filer vers le nord-ouest, en direction de l’aéroport.

Elle conduisait vite. Il devina qu’elle voulait se débarrasser de lui au plus tôt. Qui était-elle ? L’intérieur de la Lada ne lui fournissait aucun indice. C’était d’une propreté anonyme, sans rien qui traînait. Kelso coula vers la jeune femme un regard furtif. Elle avait la tête légèrement baissée et regardait la route d’un air maussade. Les lèvres noires, les joues blanches, les petites oreilles délicatement pointées sous les cheveux noirs coupés court, elle ressemblait à un vampire, et il se dit à nouveau qu’elle avait un côté dérangeant. Dérangé. Il avait encore le goût de ses lèvres dans la bouche et ne put s’empêcher de se demander comment elle devait être au lit ; elle paraissait tellement inaccessible maintenant, et pourtant, un quart d’heure plus tôt, elle se serait pliée à toutes ses exigences.

Elle leva les yeux vers le rétroviseur et surprit son regard. « Arrêtez ça. »

Mais il continua à regarder, plus ouvertement même : il voulait mettre les choses au point — il avait payé la course, non ? Mais il se sentit aussitôt lamentable et se détourna.

Les rues au-dehors devenaient de plus en plus sombres. Il ne savait pas où ils se trouvaient. Ils avaient dépassé le parc de l’Amitié, c’était sûr, ainsi qu’une station électrique et un embranchement ferroviaire. De grosses conduites qui amenaient l’eau chaude communale longeaient la route, traversaient la chaussée puis suivaient l’autre côté, la vapeur s’échappant aux jointures. De temps à autre, dans les plages d’obscurité, il apercevait les flammes d’un feu de camp et des gens qui évoluaient autour. Au bout de dix minutes, ils prirent à gauche dans une rue aussi large et entretenue qu’un terrain vague, bordée de bouleaux étiques de part et d’autre. Ils s’enfoncèrent dans une ornière et le châssis grinça puis heurta une pierre. Elle tourna le volant et ils en heurtèrent une autre. Derrière les arbres, des lumières orangées éclairaient les entrées et les cages d’escalier d’un grand ensemble monumental.

Elle avait ralenti et ils avançaient presque au pas. Elle s’arrêta près d’un abribus dégradé.

« C’est ici qu’il habite, dit-elle. Immeuble n° 9. »

C’était à une centaine de mètres, à l’autre bout d’un vaste espace enneigé.

« Vous m’attendez ?

— Entrée D, cinquième étage. Appartement 12.

— Mais vous allez m’attendre ?

— Si vous voulez.

— Nous étions d’accord. »

Kelso regarda sa montre. Il était une heure vingt-cinq. Puis il regarda à nouveau l’immeuble en essayant de penser à ce qu’il allait dire à Rapava, et en se demandant comment il allait être reçu.

« C’est donc ici que vous avez grandi ? »

Elle ne répondit pas. Elle coupa le moteur et remonta le col de son manteau, mit les mains dans ses poches et regarda droit devant elle. Il poussa un soupir et descendit de voiture puis la contourna. La neige poudreuse crissait sous ses pieds. Il frissonna et entreprit de traverser le terrain vague.

Il se trouvait à peu près à mi-chemin lorsqu’il entendit le moteur tousser et démarrer. Il se retourna juste à temps pour voir la Lada s’éloigner lentement, phares éteints. Elle n’avait même pas attendu qu’il soit hors de vue. La salope. Il se mit à courir vers elle. Il cria… pas fort et sans être réellement fâché. C’était surtout sa propre stupidité qui le faisait gémir. La petite auto cahota puis cala, et Kelso crut un instant pouvoir la rattraper. Mais alors elle crachota et se remit en route, ses phares s’allumèrent et elle accéléra, s’éloignant résolument de lui. Il resta planté à la regarder, impuissant, disparaître dans un labyrinthe de béton.

Il se retrouva seul. Pas une âme en vue.

Il fit demi-tour et revint rapidement sur ses pas, tassant la neige en avançant vers l’immeuble. Dehors, il se sentait vulnérable et la panique aiguisait ses sens. Il entendit un chien aboyer et un bébé pleurer quelque part sur sa gauche. Devant lui, il y avait de la musique ; c’était très ténu, guère plus qu’un filet sonore, mais cela venait de l’immeuble n° 9, et le son s’amplifiait à chaque pas. Ses yeux parvenaient à repérer les détails à présent : le béton strié, les portes obscures, les petits balcons encombrés de bric-à-brac — vieux lits, carcasses de vélos, pneus écartés, plantes mortes ; il y avait trois fenêtres allumées, le reste était plongé dans l’obscurité.

A l’entrée D, quelque chose s’écrasa sous son pied et il se baissa pour ramasser l’objet, qu’il lâcha aussitôt. Une seringue hypodermique.

L’escalier était tapissé d’urine et de vomissures, de vieux journaux maculés, de préservatifs usagés et de feuilles mortes. Kelso se plaqua le dos de la main contre le nez. Il y avait un ascenseur, et peut-être marchait-il (cela aurait été un miracle à Moscou), mais il n’essaya même pas. Il gravit l’escalier et, lorsqu’il arriva au troisième étage, il entendait la musique beaucoup plus distinctement. Quelqu’un passait le vieil hymne national soviétique, c’est-à-dire l’ancien vieil hymne, celui qui se chantait avant que Khrouchtchev ne le fasse censurer. « Parti de Lénine, chantaient les chœurs, Parti de Staline. »

Kelso monta plus vite les deux derniers étages, soudain envahi par une vague d’espoir. Elle ne l’avait donc pas complètement mené en bateau, car qui d’autre que Papou Rapava pouvait bien passer des tubes de Joseph Staline à une heure trente du matin ? Il déboucha sur le cinquième palier et suivit le bruit le long du couloir crasseux jusqu’au numéro 12. L’immeuble était presque entièrement abandonné. La plupart des portes étaient condamnées avec des planches, mais pas celle de Rapava. Non, mon garçon, celle de Rapava n’était pas condamnée. Elle était même entrouverte et, juste devant, pour une raison que Kelso ne pouvait encore soupçonner, il y avait des plumes par terre.

La musique s’arrêta.

Eh bien entre, mon gars. Qu’est-ce que tu attends ? Qu’est-ce qu’il y a ? Ne me dis pas que t’as la trouille…

Pendant quelques secondes, Kelso resta sur le seuil, l’oreille tendue.

Soudain, un roulement de tambour retentit.

L’hymne résonna de nouveau.

Prudemment, il poussa la porte. Bien qu’elle fut entrouverte, elle refusait de se pousser davantage. Il y avait quelque chose qui bloquait derrière.

Il se força un passage de côté. Les lumières s’allumèrent.

Nom de Dieu…

Je me disais bien que ça t’en mettrait plein la vue ; mon gars ! Je pensais bien que tu serais étonné. À partir du moment où tu dois te faire baiser, autant que tu te fasses baiser par des professionnels, hein ?

Il y avait aux pieds de Kelso beaucoup d’autres plumes, qui s’échappaient d’un coussin éventré. On ne pouvait cependant pas dire que ces plumes se trouvaient répandues sur le plancher, parce qu’il n’y avait plus de plancher. Les lames du parquet avaient toutes été soulevées puis empilées autour de la pièce. Ce qui restait des maigres biens de Rapava, des livres au dos lacéré, des photos lardées de coups de couteau, des squelettes de chaises, un téléviseur explosé, une table aux pieds retournés, des fragments de vaisselle, des éclats de verres, des lambeaux de tissu, jonchait les solives. Les murs intérieurs avaient été mis à nu afin de découvrir la moindre cavité, les murs extérieurs avaient été martelés, visiblement à coups de massue. Le plafond s’était en grande partie effondré, et ce qui subsistait de la pièce semblait givré par le plâtre.

En équilibre au milieu de ce chaos, sur une mare noire et hérissée de disques brisés, un gros électrophone Telefunken se remettait automatiquement en marche.

Parti de Lénine !

Parti de Staline !

Kelso s’avança précautionneusement sur les solives et souleva la tête de lecture.

Dans le silence, le goutte-à-goutte d’un robinet brisé retentit.

L’étendue de la destruction était tellement incroyable, dépassait tellement tout ce qu’il avait jamais pu voir, qu’une fois rassuré sur le fait que l’appartement était vide, Kelso oublia de se dire qu’il aurait dû avoir peur. Du moins au début. Ahuri, il regardait autour de lui.

Alors mon gars, où est-ce que je suis, moi ? Voilà la question. Qu’est-ce qu’ils ont fait de ce pauvre vieux Papou ? Eh bien, viens donc me chercher. Allez, camarade, on y va. On n’a pas toute la nuit !

D’un pas vacillant, Kelso avança sur une traverse jusqu’au coin cuisine : paquets éventrés, glacière retournée, placards arrachés… il repartit dans l’autre sens et tourna à l’angle dans un petit couloir, s’accrochant au mur pour ne pas glisser.

Deux portes, là, mon gars : la droite et la gauche. À toi de choisir.

Il hésita, indécis, puis tendit la main.

La première : une chambre à coucher.

Tu chauffes maintenant, mon garçon. D’ailleurs, est-ce que tu as eu envie de baiser ma fille ?

Matelas lacéré, oreiller lacéré. Lit renversé. Tiroirs vidés. Petite natte de nylon, roulée et écartée. Partout des bouts de plâtre. Plancher soulevé, plafond effondré.

Le souffle court, Kelso battit en retraite dans le couloir et resta un instant en équilibre sur une solive, cherchant à reprendre son calme.

L’autre porte…

De plus en plus chaud !

L’autre porte : la salle de bains. Couvercle de la chasse d’eau retiré, tombé contre la cuvette. Évier arraché du mur. Baignoire en plastique blanche remplie d’eau rosâtre qui évoqua pour Kelso du vin géorgien dilué. Il y trempa les doigts et les retira aussitôt, surpris par la froideur de l’eau. Ses doigts laissaient des empreintes rouges.

Flottant à la surface : un rond de cheveux encore attachés à un petit lambeau de peau.

Allez, mon gars, on s’en va.

D’une solive à l’autre, du plâtre plein la tête, sur ses mains, sur son manteau, ses chaussures…

Dans la panique, il trébucha. Son pied gauche rata la poutre et s’enfonça dans le plafond de l’appartement du dessous. Un fragment tomba. Kelso l’entendit s’écraser dans l’obscurité du logement vide. Il lui fallut bien trente secondes, en s’aidant de ses mains, pour dégager son pied. Puis il se libéra.

Il passa en force de l’autre côté de la porte et remonta précipitamment le couloir, passant devant les appartements abandonnés pour regagner l’escalier. Alors il entendit un coup sourd.

Il s’arrêta pour écouter.

Un coup sourd.

Oh, tu brûles maintenant, mon garçon, tu brûles vraiment

Cela venait de l’ascenseur. Il y avait quelqu’un dans l’ascenseur.

Un coup sourd.

* * *

La Loubianka, l’immobilité de la nuit, la longue voiture noire dont le moteur tournait, les deux agents en pardessus qui descendaient l’escalier au pas de charge… n’y avait-il donc aucun moyen d’échapper au passé ? pensa Souvorine avec amertume tandis qu’ils s’éloignaient à vive allure. Il était surpris qu’il n’y eût pas de touristes pour immortaliser cette scène traditionnelle de la vie en Sainte Russie. « Et si on mettait ça dans l’album, chérie, entre la cathédrale Saint-Basile et une troïka dans la neige ? »

Ils s’enfoncèrent dans un nid-de-poule au bas de la côte, près de l’hôtel Métropole, et sa tête heurta le toit capitonné de la voiture. À l’avant, à côté du chauffeur, Netto dépliait un plan à grande échelle des rues de Moscou, un plan d’une précision qu’il ne serait jamais donné de voir aux touristes parce qu’il était encore officiellement secret. Souvorine alluma la veilleuse et se pencha pour mieux regarder. Les grands ensembles formant le complexe Victoire de la Révolution étaient éparpillés comme autant de timbres-poste le long de la ligne de métro Tagansko-Krasno, en banlieue nord-ouest.

« Combien de temps, d’après vous ? Vingt minutes ?

— Quinze », répliqua le chauffeur sur un ton suffisant.

Il fit ronfler le moteur, alluma les phares et vira à droite, ce qui projeta Souvorine de l’autre côté, contre la portière. Il eut la vision fugitive de la bibliothèque Lénine qui filait devant lui.

« Du calme, fit-il, pour l’amour du Ciel. Ce serait bête de se prendre une contredanse. »

Ils continuèrent de rouler à toute vitesse. Dès qu’ils eurent quitté le centre-ville, Netto ouvrit la boîte à gants puis tendit à Souvorine un Makarov bien huilé et un chargeur plein. Souvorine les prit à contrecœur, sentit le poids familier au creux de sa main, vérifia le mécanisme et poussa un bref soupir à l’adresse d’un bouleau fugitif. Il ne s’était pas engagé par goût de ce genre de choses. Il s’était engagé parce que son père était diplomate et lui avait enseigné très tôt que la meilleure chose à faire, quand on vivait en Union soviétique, était d’obtenir un poste à l’étranger. Les armes ? Souvorine n’avait pas mis les pieds sur le champ de tir de Iassenevo depuis un an. Il rendit le Makarov à Netto, qui haussa les épaules et le glissa dans sa propre poche.

Un point bleu grossit avec fracas sur la route, derrière eux, puis enfla encore et les dépassa telle une mouche en colère : une voiture de patrouille de la milice de Moscou. Elle s’évanouit dans le lointain.

« Connard », marmonna le chauffeur.

Quelques minutes plus tard, ils quittèrent la grand-route pour la jungle de béton et de terrains vagues qu’était la Victoire de la Révolution. Quinze ans à la Kolyma avant de retrouver ça, pensa Souvorine. Et le pire, c’est que ça avait dû lui apparaître comme un paradis.

Netto annonça : « D’après le plan, l’immeuble n° 9 devrait se trouver juste au coin, là.

— Ralentissez, ordonna soudain Souvorine en posant la main sur l’épaule du chauffeur. Vous entendez quelque chose ? »

Il baissa la vitre. Une autre sirène, quelque part sur la gauche. Le son fut un instant amorti par un immeuble, puis il revint, très sonore, dans un déchaînement de lumières, un son et lumière en bleu et jaune, plutôt joli, et rapide. Pendant quelques secondes, la voiture de patrouille parut leur foncer dessus, mais elle sortit de la route pour cahoter sur un terrain vague. Ils ne tardèrent pas à arriver au même niveau et distinguèrent l’entrée de l’immeuble qui se trouvait derrière, illuminé comme dans un conte de fées : trois voitures, une ambulance, des gens qui s’agitaient, des traces sombres dans la neige.

Ils firent deux fois le tour du bâtiment, trio de vampires que personne ne remarqua, tandis que les brancardiers sortaient le corps et qu’on emmenait Kelso.

CHAPITRE 11

Simonov fait le récit suivant :

« Aux réunions du Conseil des commissaires du Peuple, le camarade Staline avait l’habitude de se lever de sa place assignée, en tête de la longue table, et de faire les cent pas derrière le dos des personnes présentes. Personne n’osait se retourner pour le regarder : on ne pouvait estimer où il se trouvait qu’au crissement léger de ses bottes de cuir ou au parfum fugace de sa pipe Dunhill. Lors de la réunion en question, la conversation portait sur le grand nombre d’accidents d’avion qui avaient eu lieu récemment. Le chef de l’armée de l’air, Ritchagov, était ivre. “Il y aura toujours un fort taux d’accidents, laissa-t-il échapper, tant que vous nous obligerez à piloter des cercueils volants.” Il y eut un long silence, au bout duquel Staline murmura : “Tu n’aurais vraiment pas dû dire ça.” Quelques jours plus tard, Ritchagov était fusillé. »

On pourrait citer un nombre incalculable d’anecdotes de ce genre. Sa technique favorite, d’après Khrouchtchev, était de dévisager brusquement un homme en disant : « Pourquoi ton visage est-il si fuyant aujourd’hui ? Pourquoi ne peux-tu regarder le camarade Staline dans les yeux ? » La vie de cet homme ne tenait alors plus qu’à un fil.

L’utilisation que Staline faisait de la terreur semble avoir été en partie instinctive (il était d’un naturel physiquement violent et frappait parfois ses inférieurs en plein visage) et en partie calculée. « Le peuple, a-t-il dit à Maria Svanidzé, a besoin d’un tsar. » Et le tsar qu’il a pris pour modèle est Ivan le Terrible. Nous avons des confirmations écrites de cela dans la bibliothèque personnelle de Staline, qui contient un exemplaire de la pièce de 1942 de A.M. Tolstoï, Ivan Grozni (F558 03 D350). Non seulement Staline y a corrigé les discours d’Ivan pour les rendre plus percutants et laconiques, plus conformes à lui-même en somme, mais il a aussi griffonné à plusieurs reprises sur la page de titre le mot « Maître ».

Il n’avait en fait qu’une seule critique à adresser à son modèle : il était trop faible. Comme il l’a dit à Sergueï Eisenstein : « Ivan le Terrible exécutait quelqu’un, puis passait de longues heures à se repentir et à prier. Dieu finissait par l’emporter. Il aurait dû faire preuve de plus de fermeté encore ! » (Moscovskié Novosti, n° 32,1988.)

Staline manquait de tout sauf de fermeté.

Le professeur I.A. Kouganov estime qu’environ soixante-six millions de personnes ont été tuées en URSS entre 1917 et 1953 : fusillées, torturées, mortes de faim surtout, de froid et d’épuisement dans les camps de travail. D’autres prétendent que le nombre total ne dépasse pas quarante-cinq millions. Comment savoir ?

Aucune de ces estimations ne prend d’ailleurs en compte les quelque trente millions de morts de la Deuxième Guerre mondiale.

Pour replacer ces chiffres dans leur contexte, il faut savoir que la Fédération de Russie totalise aujourd’hui une population d’environ cent cinquante millions d’habitants. En supposant que les ravages du communisme ne se soient jamais produits, et en prenant en compte les courbes démographiques normales, la population actuelle devrait être de trois cents millions d’habitants.

Néanmoins — et c’est sûrement l’un des phénomènes les plus surprenants de cette époque —, Staline continue de jouir d’un haut niveau de popularité dans ce pays à moitié vide. Ses statues ont été déboulonnées, il est vrai. Certaines rues ont été débaptisées. Mais il n’y a pas eu de procès de Nuremberg comme en Allemagne. Il n’y a pas eu de processus équivalent à la dénazification allemande. Il n’y a pas eu de Commission de la Vérité comme on en a vu s’établir en Afrique du Sud.

Et l’ouverture des archives ? « Confronter le passé » ? Mesdames et messieurs, disons franchement ce que nous savons déjà tous. Que le gouvernement russe actuel a peur, et qu’il est aujourd’hui plus difficile d’avoir accès aux archives que cela l’était il y a six ou sept ans. Vous connaissez les faits aussi bien que moi. Les dossiers de Beria : fermés. Les dossiers du Politburo : fermés. Les dossiers de Staline — je veux parler des vrais dossiers, pas de la vitrine qu’on nous propose ici : fermés.

Je vois que mes remarques ne sont pas très bien perçues par un ou deux confrères…

Très bien, je vais arriver à ma conclusion avec cette observation : il ne fait à présent aucun doute que c’est Staline et non Hitler qui représente la figure la plus inquiétante de ce XXe siècle.

Je ne dis pas cela… Je ne dis pas cela simplement parce que Staline a tué plus de gens qu’Hitler, même si c’est de toute évidence le cas, ni même parce que Staline était encore plus grand psychopathe qu’Hitler, même si c’était de toute évidence le cas. Je dis cela parce que Staline, contrairement à Hitler, n’a pas encore été exorcisé. Et aussi parce que Staline n’a pas été, comme Hitler, un cas unique, un phénomène surgi de nulle part. Staline entre dans une tradition historique de règne de la terreur qui existait avant lui, qu’il a affiné et qui pourrait exister encore. C’est son spectre et non celui d’Hitler qui devrait nous inquiéter.

Réfléchissez un peu. Quand vous prenez un taxi à Munich, vous ne trouvez pas le portrait d’Hitler affiché dans la voiture, si ? Le lieu de naissance d’Hitler n’est pas un lieu saint et sa tombe n’est pas fleurie tous les jours. On n’achète pas. d’enregistrements des discours d’Hitler dans les rues de Berlin et Hitler n’est pas communément encensé par les dirigeants politiques allemands comme étant un « grand patriote ». L’ancien parti d’Hitler n’a pas obtenu 40 % des voix aux dernières élections allemandes…

Or, toutes ces choses sont vraies de Staline dans la Russie d’aujourd’hui, ce qui rend les propos de Ievtouchenko dans « Les héritiers de Staline » plus pertinents que jamais :

« Je demande donc à notre gouvernement de doubler de tripler la garde au-dessus de sa tombe. »

* * *

Fluke Kelso fut escorté au quartier général de la Division centrale de la milice de Moscou peu avant trois heures du matin. Puis on le laissa là, abandonné avec d’autres débris de la nuit, une demi-douzaine de prostituées, un maquereau tchétchène, deux banquiers belges au visage blême, une troupe de danseurs transsexuels du Turkestan et l’habituel chœur nocturne des dingues outragés, des clochards et des camés ensanglantés. Les hauts plafonds à corniche et les lustres à demi éteints conféraient à toute la procédure une allure épique, révolutionnaire.

Il s’était assis tout seul sur un banc de bois, la tête appuyée contre le plâtre abîmé, les yeux fixés droit devant lui, sans voir. C’était donc comme ça que cela se passait vraiment ? On pouvait avoir consacré la moitié de sa vie à écrire dessus, à parler des millions de morts… du maréchal Toukhatchevski, par exemple, réduit en bouillie par les coups du NKVD : ses confessions se trouvaient dans les archives, encore éclaboussées de sang séché… eh bien, on pouvait les tenir dans ses mains et croire un instant pouvoir comprendre comment cela s’était passé, mais quand on se trouvait confronté à la réalité, on prenait conscience qu’on n’avait rien compris du tout, qu’on n’avait même pas commencé à entrevoir ce que c’était vraiment.

Au bout d’un moment, deux miliciens s’approchèrent et s’attardèrent devant la fontaine métallique, à côté de lui. Ils parlaient d’un bandit ouzbek, Tsexer, apparemment tué le soir même d’une rafale de mitraillette dans le vestiaire du Babylone.

« Est-ce que quelqu’un s’occupe de mon affaire ? interrompit Kelso. Il s’agit d’un meurtre.

— Ah, un meurtre ! » L’un des hommes leva les yeux au ciel en signe de feinte surprise. L’autre s’esclaffa. Ils jetèrent leur gobelet de carton dans la poubelle et s’éloignèrent.

« Attendez ! » cria Kelso.

De l’autre côté du couloir, une vieille femme à la main bandée se mit à hurler.

Il se laissa retomber sur son banc.

Enfin, un troisième agent, massif, portant moustache à la Gorki, descendit avec lassitude et se présenta comme étant l’enquêteur Belenki, chargé des homicides. Il tenait une feuille de papier malpropre à la main.

« Vous êtes témoin dans l’affaire qui concerne le vieux, Rapazine ?

— Rapava, corrigea Kelso.

— Oui, c’est ça. » Belenki loucha sur le haut et le bas de sa feuille. Peut-être étaient-ce les moustaches tombantes, ou peut-être était-ce dû à ses yeux larmoyants, mais il paraissait infiniment triste. Il soupira. « Bon, il faudrait faire une déposition. »

Belenki lui fit prendre un grand escalier jusqu’au premier étage et le conduisit dans une pièce aux murs verts écaillés et au plancher luisant et inégal. Il fît signe à Kelso de s’asseoir et posa un bloc de formulaires devant lui.

« Le vieux avait les papiers de Staline », commença Kelso en allumant une cigarette. Il expira précipitamment la fumée. « Il faut que vous le sachiez. Il les avait très certainement cachés dans son appartement. C’est pour ça… »

Mais Belenki n’écoutait pas. « Tout ce qui vous reviendra à l’esprit. » Il posa avec bruit un stylo-bille bleu sur la table.

« Mais vous entendez ce que je vous dis ? Les papiers de Staline…

— C’est bon, c’est bon. » Le Russe n’écoutait toujours pas. « On verra les détails plus tard. Il me faut d’abord une déposition.

— Je mets tout ?

— Bien sûr. Qui vous êtes. Comment vous avez fait la connaissance du vieux. Ce que vous faisiez à son appartement. Toute l’histoire. Ecrivez. Je reviens. »

Lorsqu’il fut parti, Kelso contempla la feuille de papier pendant quelques minutes. Il écrivit machinalement son nom, sa date de naissance et son adresse en lettres cyrilliques bien nettes. Il était dans le brouillard. Il écrivit : « Je suis arrivé », puis il s’interrompit. Le stylo de plastique lui paraissait aussi lourd qu’une barre à mine. « Je suis arrivé à Moscou… » Il n’arrivait même plus à se rappeler la date. Lui qui était habituellement si fort pour les dates ! (25 octobre 1917, le cuirassé Aurora bombarde le palais d’Hiver et la Révolution commence ; 17 janvier 1927, Léon Trotski est exclu du Politburo ; 23 août 1939, signature du pacte Molotov-Ribbentrop…) Il se pencha au-dessus du bureau. « Je suis arrivé à Moscou lundi matin 26 octobre, de New York, à l’invitation du Service des Archives d’État russes, afin de donner une brève conférence sur Iossif Staline… »

Il termina sa déposition en moins d’une heure. Il fit ce qu’on lui avait demandé, sans rien omettre, le symposium, la visite de Rapava, le cahier de Staline, la bibliothèque Lénine, Iepichev et la rencontre avec Mamantov, la maison de la rue Vspolnii, la terre fraîchement retournée, le Robotnik et la fille de Rapava… Il remplit sept pages de ses pattes de mouche, et accéléra encore sur le dernier passage, celui décrivant la scène de l’appartement, la découverte du corps puis sa recherche frénétique d’un téléphone en état de marche dans l’immeuble voisin, lorsqu’il avait fini par réveiller une jeune femme qui portait un bébé sur la hanche. Cela faisait du bien d’écrire, d’imprimer une sorte d’ordre rationnel au chaos qu’il venait de vivre.

Belenki passa la tête par la porte à l’instant où Kelso ajoutait la phrase finale.

« Vous pouvez laisser tomber, maintenant.

— J’ai fini.

— Non ? » Belenki contempla le petit tas de feuilles, puis dévisagea Kelso. Il y eut du bruit dans le couloir, derrière lui. Il fronça les sourcils puis cria pardessus son épaule : « Dis-lui d’attendre. » Il entra dans la pièce et ferma la porte.

Il était arrivé quelque chose à Belenki, c’était évident. Il avait déboutonné sa tunique, desserré sa cravate. Des taches sombres de transpiration auréolaient sa chemise kaki. Sans quitter Kelso des yeux, il tendit sa main massive et Kelso lui remit sa déposition. Il s’assit avec un grognement de l’autre côté du bureau et tira un étui en plastique de la poche de sa veste. Il sortit de l’étui une paire de lunettes étonnamment fines, en demi-lunes, à monture dorée, les déplia d’un mouvement du poignet, les posa sur le bout de son nez et commença à lire.

Son menton proéminent pointait en avant. Il lui arrivait de lever les yeux de sa page pour examiner Kelso un instant avant de reprendre sa lecture. Il cilla. Sa moustache parut s’affaisser encore sur ses lèvres crispées. Il se mit à mâchonner la jointure de son pouce droit.

Lorsqu’il posa enfin le dernier feuillet, il laissa échapper un soupir.

« Et c’est vrai ?

— Oui, tout.

— Putain de bordel de merde. » Belenki retira ses lunettes et se frotta les yeux du revers de la main. « Et maintenant, qu’est-ce que je suis censé faire ?

— Mamantov, répliqua Kelso. Il doit y être pour quelque chose. J’avais fait attention de ne pas donner de détails, mais… »

La porte s’ouvrit, et un petit homme maigre, le Laurel du Belenki-Hardy, annonça d’une voix effrayée : « Sima ! Vite ! Ils sont là ! »

Belenki adressa à Kelso un regard entendu, rassembla les feuillets de la déposition et repoussa sa chaise. « Il va falloir que vous descendiez un moment en cellule. Ne vous inquiétez pas. »

En entendant le mot cellule, Kelso éprouva un spasme de panique. « Je voudrais parler à quelqu’un de l’ambassade. »

Belenki se redressa et resserra son nœud de cravate, reboutonna sa tunique et tira sur les pans de sa veste en un vain effort pour la rajuster.

« Puis-je parler à quelqu’un de l’ambassade ? répéta Kelso. Je voudrais connaître mes droits. »

Belenki raidit les épaules et se dirigea vers la porte. « Trop tard », fit-il.

A l’entrée des cellules qui se trouvaient au sous-sol du quartier général de la Division centrale de la milice de Moscou, Kelso fut rapidement fouillé, et on lui confisqua passeport, portefeuille, montre, stylo-plume, ceinture, cravate et lacets. Il regarda ses biens disparaître dans une enveloppe en carton, signa un formulaire et se vit remettre un reçu. Puis, tenant ses bottines d’une main, son bout de papier de l’autre et son manteau sur le bras, il suivit le garde le long d’un couloir blanchi à la chaux, bordé de chaque côté de portes blindées. Le gardien souffrait visiblement de furonculose — au-dessus du col brun et douteux, son cou ressemblait à une assiette de boulettes rouges — et, en entendant ses pas, les occupants de certaines cellules commencèrent à crier en tapant contre les portes. Il ne fit pas attention.

La huitième cellule sur la gauche. Trois mètres sur quatre. Pas de fenêtre. Un sommier métallique. Pas de couverture. Un seau émaillé dans un coin, avec une planche de bois taché en guise de couvercle.

Kelso fit lentement, en chaussettes, le tour de la pièce puis jeta son imperméable et ses bottines sur le lit. Derrière lui, la porte se referma avec un fracas métallique de sous-marin.

Se soumettre. C’était, il l’avait appris en Russie bien des années auparavant, le secret de la survie. À la frontière, quand on contrôlait vos papiers pour la quinzième fois, à un barrage routier, quand on vous obligeait à vous garer sans raison puis qu’on vous faisait attendre pendant une heure et demie. Au ministère, quand il fallait faire tamponner votre visa mais que personne ne se montrait. Accepter. Attendre. Que le système se fatigue de lui-même. Protester ne servait qu’à faire augmenter votre tension.

Le judas s’ouvrit au centre de la porte, puis resta ouvert un moment et fut enfin refermé d’un coup sec. Il écouta les pas du gardien diminuer.

Il s’assit sur le lit, ferma les yeux et vit aussitôt, sans l’avoir voulu, comme un reste de lumière vive imprimé sur sa rétine, le corps blanc et nu qui tournait au fond de la cage d’ascenseur, les épaules, les talons et les mains entravées rebondissant doucement contre les murs.

Il se précipita vers la porte et la martela avec ses bottines en hurlant quelque temps, histoire, au moins, de se défouler un peu. Puis il se retourna et appuya le dos contre le panneau de métal, face aux limites étroites de sa cellule. Lentement, il se laissa glisser sur les talons, enserrant ses genoux dans ses bras.

Le temps. Ça aussi, c’est une notion bien particulière, mon gars. La mesure du temps. C’est, de toute évidence, plus facile avec une montre. Sans montre, on peut toujours s’aider avec l’alternance du jour et de la nuit. Mais, privé de fenêtre pour voir cette alternance, on n’a plus qu’à s’appuyer sur un mécanisme mental interne. Mais quand on a reçu un choc, ce mécanisme peut être sérieusement perturbé, et le temps devient en quelque sorte comme le sol est pour l’ivrogne, variable.

Puis, Kelso, à un moment indéterminé, poussa son corps de la porte jusqu’au lit et y resta en posant son manteau sur lui. Il avait les dents qui claquaient.

Ses pensées se bousculaient au hasard, déconnectées. Il pensa à Mamantov, revoyant encore et encore leur rencontre, essayant de se rappeler s’il avait livré une information susceptible de l’avoir conduit à Rapava. Puis il pensa à la fille de Rapava, et se dit qu’il avait manqué à sa promesse dans sa déposition. Elle l’avait abandonné. Maintenant, c’était lui qui la dénonçait comme prostituée. Ainsi va le monde. Sans doute la milice devait-elle avoir son adresse fichée quelque part. Son nom aussi. Elle serait prévenue de ce qui était arrivé à son père, et cela la laisserait… comment ? les yeux secs, il en était presque certain ; mais animée par l’esprit de vengeance.

Il essayait en rêve de l’embrasser à nouveau, mais elle s’esquivait toujours. Elle dansait de manière saccadée sur la neige, devant l’immeuble, pendant que O’Brian paradait en feignant d’être Hitler. Mme Mamantova fulminait d’être folle. Et, derrière une porte, quelque part, Papou Rapava continuait de cogner pour qu’on le fasse sortir. Par ici, mon gars ! Un coup sourd. Un coup sourd. Un coup sourd.

Il se réveilla sous le regard bleu de quelqu’un qui l’examinait par le judas. Puis l’œil de métal se referma et la serrure grinça.

Derrière le gardien pustuleux se tenait un deuxième homme, blond, bien habillé, et la première pensée de Kelso fût positive : l’ambassade, ils sont venus me chercher. Mais alors, le blond annonça, en russe : « Docteur Kelso, remettez vos bottines, s’il vous plaît. » Puis le gardien vida le contenu de l’enveloppe sur le lit.

Kelso se pencha pour remettre ses lacets. L’inconnu, remarqua-t-il, portait de coûteux souliers occidentaux. Il se redressa et remit sa montre, s’apercevant qu’il n’était que six heures vingt. À peine deux heures en cellule, mais cela lui suffisait pour le restant de ses jours. Il se sentit plus humain une fois chaussé. Un homme peut affronter le monde s’il a quelque chose aux pieds. Ils descendirent le couloir, déclenchant les mêmes cris et coups désespérés.

Il supposa qu’on allait poursuivre l’interrogatoire là-haut, mais au lieu de cela on le conduisit dans une cour intérieure où deux hommes attendaient à l’avant d’une voiture. Blondinet ouvrit la portière arrière droite. « S’il vous plaît », dit-il avec une froide politesse, puis il fit le tour de l’auto et monta par l’autre côté. Il régnait une atmosphère chaude et fétide à l’intérieur, comme après un long trajet, adoucie seulement par l’après-rasage délicat de Blondinet.

Ils démarrèrent, quittant les quartiers généraux de la milice pour déboucher dans la rue tranquille. Personne ne parlait. Le jour commençait à se lever, juste assez en tout cas pour que Kelso puisse reconnaître à peu près la direction qu’ils prenaient. Il avait déjà étiqueté le trio comme étant de la police secrète, ce qui signifiait le FSB, donc la Loubianka. Cependant, il fut surpris de constater qu’ils allaient vers l’est, et non vers l’ouest. Ils descendirent Novy Arbat, passèrent devant les magasins déserts et arrivèrent en vue de l’Oukraïna.

Il pensa donc qu’on le ramenait à l’hôtel. Mais il se trompait encore. Au lieu de franchir le pont, ils tournèrent à droite et suivirent la Moskova. L’aube s’installait vite maintenant, comme une réaction chimique, l’obscurité se dissolvant de l’autre côté du fleuve en un ton gris puis bientôt bleu alcalin sale. Les filets de fumée et de vapeur qui s’échappaient des cheminées d’usines, sur la rive opposée, viraient au rose corrosif.

Ils roulèrent en silence pendant quelques minutes encore puis quittèrent brusquement les quais pour se garer sur une sorte de terrain asséché qui semblait s’avancer dans l’eau. Un couple de grosses mouettes battit des ailes et s’envola, puis s’éloigna en planant avec des cris aigus. Blondinet sortit le premier et, après une brève hésitation, Kelso le suivit. Il lui vint à l’esprit qu’on l’avait amené sur le lieu parfait pour un accident : une simple poussée, une bousculade de reporters, une enquête de fond pour un supplément en couleurs londonien, des soupçons naissants rapidement oubliés. Mais il sut conserver une attitude digne. Que pouvait-il faire d’autre ?

Blondinet lisait la déposition que Kelso avait remise à la milice. Les feuilles claquaient dans le vent en provenance du fleuve. Il y avait chez cet homme quelque chose de familier.

« Votre avion, dit-il sans se retourner, part de Cheremetievo-2 à treize heures trente. Vous serez à bord.

— Qui êtes-vous ?

— Nous allons vous ramener à votre hôtel et vous prendrez le car avec vos collègues jusqu’à l’aéroport.

— Pourquoi faites-vous cela ?

— Vous essayerez peut-être de revenir très prochainement en Fédération de Russie. En fait, je suis certain que vous n’y manquerez pas : vous êtes du genre accrocheur, ça se voit. Mais je dois vous prévenir que toutes vos demandes de visa seront rejetées.

— Mais c’est une honte ! » C’était stupide de sa part, bien sûr, de se mettre en colère, mais il était trop secoué et fatigué pour s’en empêcher. « C’est un véritable scandale ! Tout le monde va penser que c’est moi qui l’ai tué.

— Mais c’est vous qui l’avez tué. (Le Russe se retourna.) C’est vous le tueur.

— C’est une plaisanterie ou quoi ? Si c’était le cas, je n’aurais pas appelé la milice. J’aurais pu fuir. »

Et ne croyez pas que ça ne m’est pas venu à l’esprit

« C’est là-dedans, et c’est vous qui l’avez écrit » Blondinet tapa sur la liasse de feuillets. « Vous êtes allé voir Mamantov hier après-midi et vous lui avez dit qu’un “témoin d’autrefois” était venu vous voir à propos des papiers de Staline. Cela équivalait à une sentence de mort. »

Kelso bredouilla : « Je n’ai pas donné de nom. Je me suis repassé cette conversation au moins cent fois dans la tête, au moins cent fois.

— Mamantov n’avait pas besoin de nom. Le nom, il l’avait déjà.

— Vous ne pouvez être sûr…

— Papou Rapava, fit le Russe avec une patience exagérée, a fait l’objet d’une nouvelle enquête du KGB en 1983. Cette enquête avait été demandée par le chef adjoint de la Cinquième Direction, à savoir Vladimir Pavlovitch Mamantov. Vous comprenez ? »

Kelso ferma les yeux.

« Mamantov savait exactement de qui vous parliez. Il n’y a pas d’autre « Témoin d’autrefois ». Tous les autres sont morts. Donc, un quart d’heure après votre départ, Mamantov a quitté lui aussi son appartement. Il connaissait même l’adresse du vieux : c’était dans son dossier. Il disposait de sept, peut-être huit heures pour interroger Rapava. Avec le concours de ses amis. Et croyez-moi, un professionnel comme Mamantov peut faire beaucoup de dégâts sur une personne en huit heures. Vous voulez que je vous donne quelques détails médicaux ? Non ? Alors retournez à New York, docteur Kelso, et jouez à vos petits jeux d’historien dans un autre pays, parce qu’on n’est pas en Angleterre ni aux États-Unis ici, et que le passé n’est pas encore vraiment mort. En Russie, le passé a encore des rasoirs et des menottes. Demandez à Papou Rapava. »

Une risée balaya la surface de l’eau et souleva des vaguelettes, faisant cogner une bouée toute proche contre ses chaînes rouillées.

« Je pourrais témoigner, proposa Kelso au bout d’un moment. Vous aurez besoin de mon témoignage pour arrêter Mamantov. »

Pour la première fois, le Russe sourit. « Connaissez-vous bien Mamantov ?

— Non, à peine.

— Vous le connaissez à peine. Eh bien, c’est une chance. Certains d’entre nous le connaissent bien. Et je peux vous assurer que le camarade V.P. Mamantov n’aura pas moins de six témoins, et pas un seul au-dessous du grade de colonel, pour jurer qu’il a passé toute la soirée d’hier avec eux, à discuter d’œuvres de charité, à deux cents kilomètres de l’appartement de Papou Rapava. Voilà ce que vaut votre témoignage. »

Il déchira la déposition de Kelso en deux, puis encore en deux, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’il ne puisse plus le faire. Ensuite, il froissa les fragments entre ses mains avant de les lancer dans l’eau. Le vent les emporta. Les mouettes avides tournoyèrent autour puis s’écartèrent en hurlant leur dépit.

« Rien n’est plus comme avant, dit-il. Vous devriez le savoir. L’enquête repart à zéro ce matin. Cette déposition n’a jamais été prise. Vous n’avez jamais été retenu par la milice. L’agent qui vous a interrogé vient d’avoir une promotion et, au moment même où nous parlons, il se trouve dans un avion de transport militaire et file vers Magadan.

— Magadan ? » Magadan se trouvait à l’extrémité orientale de la Sibérie, à plus de six mille kilomètres de Moscou.

« Oh, on le ramènera, fit le Russe sur un ton léger, dès que cette affaire sera réglée. Mais on ne voudrait surtout pas que la presse moscovite vienne mettre son nez partout. Ce serait vraiment gênant. Maintenant, laissez-moi vous dire, tout en sachant que je ne peux pas vous empêcher de publier votre version des événements à l’étranger, qu’il n’y aura jamais de confirmation officielle d’ici, vous comprenez ? Au contraire. Nous nous réservons le droit de rendre publique notre version de votre emploi du temps d’hier, version qui jetterait une tout autre lumière sur vos activités. Vous aurez par exemple été arrêté pour outrage à la pudeur sur des enfants au zoo de Moscou, les deux petites étant les filles d’un de mes hommes. Ou bien on vous aura arrêté, complètement ivre, sur le quai Smolenskaïa, en train d’uriner dans la Moskova, et on aura dû vous enfermer à cause de votre comportement violent et grossier.

— Personne ne croira une chose pareille », protesta Kelso en s’efforçant de rassembler ses derniers vestiges de révolte. Mais il savait bien que ce n’était pas vrai. Il pouvait déjà dresser la liste de ceux qui y croiraient. « Alors, c’est tout ? fit-il amèrement. Mamantov restera libre ? Ou peut-être que c’est vous qui retrouverez les papiers de Staline pour les enterrer à votre tour quelque part, comme vous enterrez tout ce qui peut se révéler “gênant”.

— Oh, mais vous m’énervez, rétorqua le Russe, et c’était à son tour de se fâcher maintenant. Tous autant que vous êtes. Qu’est-ce que vous attendez encore de nous ? Vous avez gagné, mais ça ne vous suffit pas ? Non, il faut encore que vous nous mettiez le nez dans la merde — Staline, Lénine, Beria : j’en ai ras le bol d’entendre ces putains de noms —, que vous nous fassiez ouvrir tous nos placards malpropres pour nous obliger à nous vautrer dans la culpabilité et vous donner une telle impression de supériorité… »

Kelso ricana : « On croirait entendre Mamantov.

— Je méprise Mamantov, fit le Russe. Est-ce que vous me comprenez ? Et pour la même raison, je vous méprise aussi. Nous voulons mettre fin aux agissements du camarade Mamantov et à ceux de son engeance — de quoi croyez-vous donc qu’il s’agisse ? Mais il se trouve que vous êtes tombé sur… que vous avez laissé échapper quelque chose de bien plus gros… quelque chose que vous ne pouvez même pas commencer à comprendre… »

Il s’interrompit. Kelso se rendit compte que la colère lui en avait fait dire plus qu’il n’en avait eu l’intention, et il se rappela alors où il avait dû le voir.

« Vous étiez là-bas, n’est-ce pas ? demanda-t-il. Quand je suis allé le voir, vous étiez l’un des hommes qui se trouvaient devant son immeuble… »

Mais il parlait tout seul. Le Russe retournait à grandes enjambées vers la voiture.

« Ramenez-le à l’Oukraïna, dit-il au chauffeur, et puis revenez me prendre ici. J’ai besoin d’un peu d’air.

— Qui êtes-vous ?

— Partez. Et remerciez-nous. »

Kelso hésita, mais il se sentit soudain trop las pour discuter. Il monta, fatigué et défait, à l’arrière tandis que le moteur démarrait. Le Russe claqua la portière d’un geste théâtral. Kelso se sentait engourdi et il ferma à nouveau les yeux. Mais il vit le corps de Rapava se balancer dans l’obscurité. Un coup sourd. Un coup sourd. Il ouvrit les yeux et s’aperçut que c’était Blondinet qui frappait à sa vitre. Il la baissa.

« Une dernière chose. » Le Russe faisait un effort pour retrouver sa politesse. Il alla même jusqu’à sourire. « Évidemment, nous partons maintenant du principe que Mamantov détient le cahier. Mais avez-vous considéré l’autre solution ? Souvenez-vous que Papou Rapava a déjà résisté à six mois d’interrogatoires en 1953, et puis à quinze ans de Kolyma. Imaginez que Mamantov et ses amis n’aient pas réussi à le faire parler en une soirée. C’est une possibilité ; cela expliquerait la… sauvagerie de leur comportement : la frustration. Dans ce cas, si vous étiez Mamantov, qui voudriez-vous interroger ensuite ? » Il frappa sur le toit. « Dormez bien à New York. »

Souvorine regarda la grosse voiture s’éloigner en cahotant sur le terrain inégal, puis disparaître complètement. Il se tourna alors vers l’eau et marcha le long du quai en fumant sa pipe, jusqu’à ce qu’il arrive à une grosse bite d’amarrage fixée dans le béton. De nombreux bateaux s’arrimaient ici au temps du communisme, avant que l’économie ne réussisse là où les bombardiers d’Hitler avaient échoué, c’est-à-dire à dévaster les docks. Son numéro l’avait épuisé. Il essuya la surface rugueuse avec son mouchoir, s’assit et tira de sa poche une photocopie de la déposition de Kelso. Pour avoir écrit autant — deux mille mots peut-être — en si peu de temps et avec une telle clarté, après une telle expérience… il fallait, comme il l’avait supposé, que ce Fluke soit un type intelligent.

Enquiquineur, tenace, intelligent.

Il parcourut à nouveau les pages avec un porte-mine en or, et dressa une liste des points que Netto aurait à vérifier. Il leur faudrait visiter la maison de la rue Vspolnii — le domicile de Beria, bien, bien. Ils devaient aussi retrouver la fille de Rapava. Ils devaient examiner la liste de tous les experts en documents auprès des instances légales de la région de Moscou auxquels Mamantov pourrait faire appel pour authentifier le cahier. Et celle des graphologues aussi. Ils devaient également trouver un ou deux historiens bien formés capables de cerner au plus près le contenu possible du cahier en question. Et, et, et… il avait l’impression d’essayer de remplir à la main un conteneur de gaz.

Il écrivait encore quand Netto revint avec le chauffeur. Il se leva avec raideur et découvrit avec désespoir que la borne métallique avait laissé une trace de rouille au dos de son superbe manteau. Il passa donc la majeure partie de sa journée à Iassenevo à frotter compulsivement la tache pour essayer de la faire disparaître.

CHAPITRE 12

La chambre d’hôtel de Kelso était plongée dans le noir, rideaux tirés. Il ouvrit les pans de nylon bon marché. Une drôle d’odeur flottait dans l’air… du talc ? de l’après-rasage ? Quelqu’un était venu. Blondinet, peut-être ? Eau Sauvage ? Il décrocha le téléphone ; la ligne bourdonnait. Il se sentait le souffle court et avait la chair de poule. Un whisky aurait été le bienvenu, mais le minibar n’avait pas été réapprovisionné après sa nuit avec Rapava ; il n’y restait plus que du soda et du jus d’orange. Il aurait bien pris un bain, mais la bonde avait disparu.

Il devinait à présent qui pouvait être le blondinet. Il connaissait le genre, lisse et vêtu avec recherche, occidentalisé, déraciné, trop fin pour la police secrète. Il y avait plus de vingt ans que Kelso voyait des types comme lui dans des réceptions d’ambassades, qu’il esquivait leurs invitations discrètes à déjeuner ou à prendre un verre et écoutait leurs plaisanteries d’une indiscrétion étudiée sur la vie à Moscou. Autrefois, on les appelait la Première Direction générale du KGB, et maintenant ils se faisaient appeler le SVR. Le nom avait changé, mais la fonction restait la même. Blondinet était un espion. Et il travaillait sur Mamantov. On avait lâché des espions sur Mamantov, ce qui ne dénotait pas un vote de confiance au FSB.

En pensant à Mamantov, il s’avança vivement vers la porte, tourna le gros verrou et mit la chaîne de sûreté. Il jeta par le judas optique un œil écarquillé sur le couloir désert.

« Mais c’est vous qui l’avez tué. C’est vous le tueur. »

Le choc le fit trembler rétrospectivement. Il se sentait sale, comme souillé. Le souvenir de la nuit lui irritait la peau.

Il pénétra dans la petite salle de bains carrelée de vert, se déshabilla et se doucha à l’eau la plus chaude qu’il pût supporter avant de se savonner des pieds à la tête. La crasse moscovite teinta la mousse de gris. Il se mit debout sous le jet fumant et laissa l’eau brûlante lui fouetter les épaules et la poitrine pendant une dizaine de minutes. Puis il sortit de la baignoire, laissant l’eau s’égoutter sur le lino bosselé. Il alluma une cigarette et fuma tout en se rasant, faisant passer le petit cylindre d’un côté puis de l’autre de sa bouche tandis que le rasoir s’activait autour, l’eau formant une flaque à ses pieds. Alors seulement il s’essuya, se mit au lit et remonta les couvertures jusqu’au menton. Mais il ne put dormir.

Un peu après neuf heures, le téléphone se mit à sonner. La sonnerie était perçante et elle retentit longtemps, s’arrêta puis reprit à nouveau. Cette fois, cependant, on raccrocha vite.

Quelques minutes plus tard, on frappait doucement à la porte de sa chambre.

Kelso se sentait vulnérable à présent, nu. Il attendit dix minutes puis repoussa les draps, s’habilla, fit ses bagages (cela ne prit pas longtemps) et s’assit sur l’un des fauteuils en mousse qui faisaient face à la porte. Il remarqua que la housse de l’autre fauteuil était froissée et que le siège portait encore l’empreinte du corps du malheureux Papou Rapava.

A dix heures et quart, sa valise à la main et son imperméable sur le bras, Kelso défit la chaîne et le verrou de sa porte, jeta un coup d’œil dans le couloir et descendit par l’ascenseur express dans le brouhaha du rez-de-chaussée.

Il rendit sa clé à la réception et s’apprêtait à se diriger vers l’entrée quand un homme cria : « Professeur ! »

C’était O’Brian, qui arrivait d’un pas rapide du présentoir à journaux. Il portait toujours ses vêtements de la veille — un jean un peu moins bien repassé, un teeshirt plus très blanc — et tenait deux journaux coincés sous le bras. Il ne s’était pas rasé. Il paraissait plus grand encore à la lumière du jour. « Bonjour, professeur. Alors, quoi de neuf ? »

Kelso émit un grognement du fond de la gorge, mais parvint à afficher un sourire. « On dirait bien que je pars. » Il montra sa valise, sa sacoche et son imperméable.

« Oh, vous m’en voyez désolé. Laissez-moi vous aider.

— Ça va très bien. » Il commença à contourner O’Brian. « Je vous assure.

— Allez, donnez. » La main du journaliste jaillit et s’empara de la poignée, poussant les doigts de Kelso. En une seconde, il avait pris la valise, qu’il transféra aussitôt de l’autre côté, hors d’atteinte de son propriétaire. « Je la porte où, monsieur ? Dehors ?

— À quoi vous jouez, bordel ? » Kelso devait presser le pas pour le suivre. Les gens assis à la réception se mirent à les regarder. « Rendez-moi ma valise…

— Alors, ça a été une sacrée nuit, pas vrai ? Cet endroit ? Ces filles ? » O’Brian secoua la tête et sourit en marchant. « Et puis après vous trouvez le corps et tout ça… ça a dû vous faire un sacré choc. Attention, professeur, on y va. »

Il fonça vers la porte à tambour, et Kelso, après une seconde d’hésitation, le suivit. Lorsqu’il sortit de l’autre côté, O’Brian ne riait plus.

« C’est bon, fit le journaliste, pas la peine de faire des manières. Je sais tout.

— Je vais reprendre ma valise maintenant, merci.

— J’ai décidé de traîner devant le Robotnik hier soir. J’ai renoncé aux plaisirs de la chair.

— Ma valise…

— Disons que j’ai eu une intuition. Je vous ai vu sortir avec la fille. Je vous ai vu l’embrasser. Je l’ai vue vous frapper… quel était le problème, d’ailleurs ? Je vous ai vu monter dans sa voiture. Je vous ai vu entrer dans l’immeuble. Je vous ai vu en ressortir dix minutes plus tard comme si vous aviez les hordes de l’enfer à vos trousses. Et puis j’ai vu arriver les flics. Oh, professeur, vous êtes un sacré personnage. On n’est pas au bout de ses surprises avec vous.

— Et vous, vous êtes une ordure. » Kelso enfila son imperméable en s’efforçant d’avoir l’air dégagé. « Au fait, qu’est-ce que vous faisiez au Robotnik, hier soir ? Ne dites rien : c’était une coïncidence.

— Je fréquente le Robotnik, bien sûr, fit O’Brian. C’est comme ça que j’aime sortir : entre professionnels. Pourquoi avoir une fille gratuitement quand on peut se la faire en payant, voilà ma philosophie.

— Bon Dieu, fit Kelso en tendant la main. Vous allez me rendre ma valise.

— D’accord, d’accord. » O’Brian regarda par-dessus son épaule. Le car était garé à sa place habituelle, attendant de conduire les historiens à l’aéroport. Moldenhauer prenait une photo de Saunders devant l’hôtel. Olga les observait avec affection. « Si vous voulez savoir la vérité, c’est Adelman. »

Kelso retourna lentement la tête. « Adelman ?

— Oui, hier, au symposium, pendant la pause du matin, j’ai demandé à Adelman où vous étiez, et il m’a dit que vous couriez après des papiers ayant appartenu à Staline.

— Adelman vous a dit ça ?

— Oh, allez, ne me dites pas que vous aviez confiance en Adelman ? (O’Brian grimaça un sourire.) Au moindre scoop à l’horizon, vous autres, les historiens, vous feriez passer les paparazzi pour des enfants de chœur. Adelman m’a proposé un marché. Cinquante-cinquante. Il m’a conseillé d’essayer de retrouver les papiers en question, pour voir s’il y avait quelque chose derrière, et si oui, il est prêt à les authentifier. Il m’a répété tout ce que vous lui aviez raconté.

— Y compris le Robotnik ?

— Y compris le Robotnik.

— Le salaud. »

Maintenant, c’était au tour d’Olga de prendre Moldenhauer et Saunders en photo. Ils se tenaient timidement côte à côte, et, pour la première fois, Kelso remarqua qu’ils étaient homosexuels. Pourquoi ne s’en était-il pas aperçu avant ? Décidément, ce voyage offrait bien des surprises…

« Allez, professeur, ne m’en veuillez pas trop. Et n’en veuillez pas trop à Adelman non plus. Ça fait un reportage. Ça fait même un reportage d’enfer. Et ça ne cesse de s’améliorer. Non seulement vous trouvez ce pauvre mec pendu dans la cage d’ascenseur avec sa bite dans la bouche, mais vous dites aussi à la milice que le type qui a fait ça n’est autre que Vladimir Mamantov. Et en plus de ça… toute l’enquête est maintenant verrouillée sur ordre du Kremlin. Ou c’est du moins ce que j’ai entendu. Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ?

— Rien. » Kelso ne pouvait s’empêcher de sourire en pensant à l’espion blondinet. (« On ne voudrait surtout pas que la presse moscovite vienne mettre son nez partout… ») « Eh bien, je peux au moins dire à votre crédit, monsieur O’Brian, que vous êtes bien informé. »

O’Brian écarta le compliment d’un geste. « Il n’y a pas un secret dans cette ville qu’on ne puisse acheter avec une bouteille de scotch et cinquante dollars. Et puis je peux vous dire qu’ils sont furieux là-bas, vous savez ? Du coup, côté fuites, c’est pire qu’un réacteur nucléaire. Ils n’aiment pas du tout qu’on leur dise ce qu’il faut faire. »

Le conducteur du car fit résonner son avertisseur. Saunders était monté à présent. Moldenhauer avait sorti son mouchoir pour l’agiter en signe d’adieu. Kelso distinguait le visage des autres historiens à travers les vitres, comme des poissons blêmes dans un aquarium.

« Il faut vraiment que vous me rendiez ma valise maintenant, annonça-t-il. Je dois y aller.

— Vous ne pouvez pas partir comme ça, professeur. » Mais la défaite s’entendait déjà dans sa voix, et il laissa Kelso reprendre son bien. « Allez, Fluke, juste une petite interview ? Un commentaire rapide ? » Il suivait Kelso pas à pas, pareil à un mendiant importun.

« Il me faut une interview pour créditer mon reportage.

— Ce serait irresponsable.

— Irresponsable ? Des conneries ! Vous ne voulez pas parler parce que vous voulez tout garder pour vous. Eh bien vous êtes dingue. On n’arrivera pas à étouffer l’affaire. Ça va exploser d’un moment à l’autre… et si ce n’est pas aujourd’hui, ce sera demain.

— Mais vous, vous voulez que ce soit aujourd’hui, naturellement, pour être le premier ?

— C’est mon boulot. Allez, professeur. Arrêtez de prendre vos grands airs. On n’est pas si différents… »

Kelso se trouvait devant la porte du car. Elle s’ouvrit avec un petit soupir pneumatique. Une acclamation ironique et peu suivie retentit dans le car.

« Au revoir, monsieur O’Brian. »

Mais O’Brian ne voulait toujours pas renoncer. Il grimpa sur la première marche. « Regardez donc ce qui se passe ici. » Il fourra ses journaux roulés dans la poche de l’imperméable de Kelso. « Jetez un coup d’œil. C’est la Russie de maintenant. Il n’y a rien qui tienne jusqu’à demain, ici. Cet endroit ne sera peut-être carrément plus là demain. Vous êtes… oh et puis merde… »

Il dut sauter pour éviter la porte qui se refermait, et assena un dernier coup désespéré sur la tôle.

« Docteur Kelso, fit Olga d’un ton glacial.

— Olga », rétorqua Kelso.

Il remonta l’allée centrale. Lorsqu’il arriva à la hauteur d’Adelman, il s’arrêta, et Adelman, qui avait dû le voir discuter avec le journaliste, détourna le regard. Derrière la vitre malpropre, O’Brian retournait vers l’hôtel, les mains dans les poches. Le mouchoir blanc de Moldenhauer s’agitait en guise d’au revoir.

Le car démarra avec un sursaut. Kelso se retourna et, moitié marchant, moitié trébuchant, gagna sa place habituelle. Seul à l’arrière.

Pendant cinq minutes, il se contenta de regarder par la fenêtre. Il savait qu’il fallait qu’il écrive tout cela, qu’il prépare un nouveau dossier pendant que tout était encore clair dans son esprit. Mais il ne le pouvait pas, pas encore. Pour le moment, tous les circuits de sa pensée semblaient conduire à cette même image de silhouette pendue dans la cage d’ascenseur.

Pareille à un quartier de bœuf dans une boucherie…

Il tâta ses poches pour trouver ses cigarettes et en sortit les journaux de O’Brian. Il les jeta sur le siège voisin et essaya de ne pas y faire attention. Mais il se surprit bientôt à déchiffrer les manchettes à l’envers alors, à contrecœur, il les reprit.

Ce n’était rien de plus que deux gratuits en langue anglaise, distribués dans tous les halls d’hôtel.

Le Moscow Times.

En Russie : le Président était à nouveau malade, ou à nouveau ivre, ou les deux. On accusait un cannibale en série de la région de Kemerovo d’avoir assassiné puis mangé pas moins de quatre-vingts personnes. D’après Interfax, soixante mille enfants dormaient chaque nuit dans les rues de Moscou. Gorbatchev tournait un autre spot publicitaire pour Pizza Hut. Une bombe avait été posée dans la station de métro Nagomaïa par un groupuscule opposé au projet de déplacement des restes momifiés de Lénine de leur vitrine publique sur la place Rouge.

A l’étranger : le FMI menaçait de retenir 700 millions de dollars sur ses aides, à moins que Moscou ne réduise son déficit budgétaire.

Finances : les taux d’intérêt avait triplé, et les cotations en bourse s’étaient effondrées de moitié.

Religion : une religieuse de dix-neuf ans prédisait à ses dix mille adeptes la fin du monde pour Halloween. Une statue de la Vierge faisait accourir toute la région de la Terre Noire en versant de vraies larmes de sang. Un saint homme de Tarko-Sélé s’était mis à parler en langues étrangères. Il y avait des fakirs, des pentecôtistes, des guérisseurs, des chamans, des faiseurs de miracles, des anachorètes et des marabouts, des adeptes skoptsi[2] qui se prenaient pour l’incarnation du Seigneur… on se serait cru à l’époque de Raspoutine. Le pays tout entier semblait la proie d’augures apocalyptiques et de faux prophètes.

Il prit l’autre journal, The Exile, destiné cette fois aux jeunes Occidentaux qui, comme O’Brian, travaillaient à Moscou. Ici, pas de religion, mais beaucoup de crimes :

Au village de Kamenka, dans l’Oblast de Smolensk où la ferme collective locale est en pleine faillite et les employés de l’État n’ont pas été payés depuis le début de l’année, la grande activité de l’été dernier a été pour les gosses de trainer au bord de l’autoroute Moscou-Minsk en respirant de l’essence achetée à un rouble le demi-litre. Au mois d’août, deux des plus gros sniffeurs d’essence, Pavel Mikheïenkov, onze ans, et Anton Maliarenko, treize ans, sont passés de leur occupation favorite — torturer les chats — à une nouvelle activité : attacher un gosse de cinq ans, Sacha Petrotchenko, à un arbre et le brûler vif.

Maliarenko a été déporté dans son Tachkent d’origine, mais Mikheïenkov a dû rester à Kamenka, impuni : l’envoyer en maison de correction coûterait 15 000 roubles, et la municipalité ne dispose pas de cet argent. La mère de la victime, Svetlana Petrotchenkova, s’est entendu répondre qu’elle pouvait faire déporter le meurtrier de son fils si elle trouvait l’argent elle-même, mais que sinon elle devrait continuer à vivre avec lui, dans le même village. D’après la police, Mikheïenkov buvait régulièrement de la vodka avec ses parents depuis l’âge de quatre ans.

Kelso tourna rapidement la page et trouva un guide des sorties moscovites. Bars gays : la Gouine, les Trois Singes, Homo-land ; boîtes de strip-tease : le nevada, le Raspoutine, le Peep-Show Intime ; night-clubs : le Buchenwald (où le personnel portait l’uniforme nazi), le Boulgakov, l’Utopia. Il chercha le Robotnik : « Aucun autre lieu ne pourrait mieux illustrer les excès de la nouvelle Russie que le Robotnik. Cadre destroy, techno assourdissante, minettes ultra jeunes avec macs au front bas, sécurité d’enfer, caïds aux yeux noirs qui sirotent de l’Evian. Pour tirer un coup et voir quelqu’un se faire buter. »

Pas mal vu, pensa-t-il.

* * *

La salle d’embarquement de Cheremetievo-2 était bondée de gens qui essayaient de sortir de Russie. Des queues se formaient comme des cellules sous la lentille d’un microscope : elles surgissaient à partir de rien, formaient des boucles, se brisaient, se reconstituaient puis se fondaient en d’autres queues — des queues pour la douane, pour les billets, pour la sécurité, pour le contrôle des passeports. On en terminait une pour en commencer une autre.

Le hall était sombre et caverneux, rempli de l’odeur aigre du kérosène pimentée d’une pointe d’acidité donnée par l’inquiétude. Adelman, Duberstein, Byrd, Saunders et Kelso, plus un couple d’Américains qui étaient descendus au Mir — Pete Maddox de Princeton, et Vobster de Chicago —, formaient un groupe au bout de la file la plus proche pendant qu’Olga allait voir si elle ne pouvait pas accélérer les choses.

Quelques minutes plus tard, ils n’avaient toujours pas bougé. Kelso ignorait Adelman, qui s’était assis sur sa valise et lisait une biographie de Tchékhov avec une intensité extravagante. Saunders poussa un soupir et secoua les bras avec énervement. Maddox s’éloigna puis revint en disant que la douane semblait ouvrir tous les sacs.

« Merde, et moi qui ai acheté une icône, se lamenta Duberstein. Je savais que je n’aurais pas dû acheter cette icône. Je n’arriverai jamais à passer avec.

— Où l’as-tu achetée ?

— Dans cette grande librairie, sur Novy Arbat.

— Donne-la à Olga. Elle te la fera passer. Combien tu l’as payée ?

— Cinq cents dollars.

— Cinq cents ? »

Kelso se rappela qu’il n’avait plus d’argent sur lui. Il y avait un kiosque à journaux de l’autre côté du hall et il avait besoin de cigarettes. S’il demandait une place en section fumeurs, il pourrait peut-être rester à l’écart des autres.

« Phil, demanda-t-il à Duberstein, tu ne pourrais pas me prêter dix dollars ? »

Duberstein se mit à rire. « Qu’est-ce que tu veux en faire, Fluke ? Acheter le cahier de Staline ? »

Saunders ricana. Velma Byrd porta la main à la bouche et se détourna.

« Alors, tu le leur as dit à eux aussi ? » Kelso dévisageait Adelman avec incrédulité.

« Et pourquoi pas ? » Adelman mouilla son index et tourna une page de son livre sans même lever les yeux. « C’est un secret ?

— Ecoute, fit Duberstein en sortant son portefeuille. Voilà vingt dollars. Tu n’auras qu’à m’en prendre un aussi. » Ils s’esclaffèrent tous cette fois, et ouvertement, observant Kelso pour voir ce qu’il allait faire. Il prit l’argent.

« D’accord, Phil, répliqua-t-il tranquillement. Ecoute, toi aussi. On va faire un marché. Si le cahier de Staline surgit d’ici à la fin de l’année, je garde ça et on est quittes. Mais si ce n’est pas le cas, je te rembourse mille dollars. »

Maddox émit un léger sifflement.

« Du 5 000 % ? fit Duberstein en déglutissant. Tu me proposes de me rembourser à 5 000 % ?

— Ça marche comme ça ?

— Tu parles, que ça marche ! » Duberstein rit encore, mais un peu nerveusement cette fois. Il lança un coup d’œil aux autres. « Vous avez entendu, tous ? »

Ils avaient entendu. Et ils fixaient Kelso du regard. Ce moment à lui seul valait bien mille dollars — rien que pour voir leur mine : bouche bée, pétrifiés, paniqués. Adelman lui-même semblait avoir oublié son livre.

« Je n’ai jamais gagné vingt dollars aussi facilement », déclara Kelso en empochant les billets. Il prit sa valise. « Gardez-moi une place, d’accord ? »

Avant qu’ils eussent recouvré leurs esprits, il traversa le hall d’un pas rapide, se frayant un chemin entre les voyageurs et les piles de bagages. Il éprouvait une joie enfantine. Quelques victoires fugitives de temps en temps, que pouvait-on espérer de plus dans la vie ?

Une voix de femme aux accents durs annonça le vol de l’Aeroflot pour Delhi dans les haut-parleurs. Au kiosque à journaux, il vérifia rapidement s’ils avaient un exemplaire de poche de son livre. Non. Evidemment. Il reporta alors son attention sur un présentoir de magazines. Le Time et le Newsweek de la semaine précédente, le Der Spiegel de cette semaine. Voilà. Il allait prendre Der Spiegel. Cela lui ferait le plus grand bien. Et il en aurait sans doute pour les onze heures de vol.

Il fouilla dans sa poche pour trouver les vingt dollars de Duberstein puis se tourna vers la caisse. À travers la baie vitrée, il pouvait voir l’aire de béton mouillé devant l’aéroport, les files de voitures, de taxis et de cars, les bâtiments grisâtres, les chariots abandonnés, une fille aux cheveux noirs coupés court, un visage blanc qui le regardait. Il détourna machinalement les yeux. Puis fronça les sourcils. Se ressaisit.

Il reposa le magazine sur le présentoir et revint vers la baie vitrée. C’était bien elle, seule, en jean et blouson de cuir fourré, il faisait de la buée sur la vitre. « Attendez », articula-t-il dans sa direction. Elle le regardait d’un air vide. Il désigna le sol devant ses pieds. « Restez là. »

Pour la rejoindre, il fallait d’abord qu’il s’éloigne en suivant la baie vitrée pour essayer de trouver une sortie. Une première série de portes était fermée par une chaîne. Une porte s’ouvrit enfin. Il sortit dans le froid et l’humidité. Elle se tenait à une cinquantaine de mètres de là. Il regarda derrière lui, vers l’aérogare bondée — il ne voyait pas les autres —, puis se retourna vers elle et vit qu’elle s’éloignait, qu’elle traversait à un passage pour piétons sans faire attention aux voitures. Il hésita : que faire ? Un car la fit momentanément disparaître, et cela le décida. Il reprit sa valise et se lança à la poursuite de la jeune femme, courant presque. Elle restait en vue, conservant toujours la même distance jusqu’à ce qu’ils arrivent devant la grande sortie du parking. Alors, il la perdit.

Lumière grise, neige et boue gelée. La puanteur du kérosène nettement plus forte ici. D’innombrables rangées de voitures trapues, certaines d’un blanc terne, d’autres enveloppées d’un mince film de boue et de saleté. Il avança. L’air vibra. Un gros vieux Tupolev lui passa au ras de la tête, si bas qu’il distingua les traits de rouille à la jonction des plaques du fuselage. Il rentra instinctivement la tête dans les épaules, juste au moment où une Lada couleur de sable émergeait lentement de la file pour s’immobiliser, sans couper le moteur.

Elle ne lui facilita pas la tâche. Elle n’avança pas jusqu’à lui ; c’est lui qui dut marcher jusqu’à elle. Elle ne lui ouvrit pas la portière ; c’est lui qui dut le faire tout seul. Elle ne parla pas ; ce fut à lui de rompre le silence. Elle ne lui donna même pas son nom, pas à ce moment-là du moins, même s’il n’allait pas tarder à le découvrir. Elle s’appelait Zinaïda. Zinaïda Rapava.

Elle savait ce qui s’était passé, cela se voyait à la tension de son visage, et il éprouva un coupable soulagement à ne pas avoir à lui apprendre la tragédie. Il s’était toujours senti très lâche dès qu’il s’agissait d’annoncer de mauvaises nouvelles — c’était l’une des raisons pour lesquelles il s’était marié trois fois. Il prit place à l’avant, sa valise sur les genoux. Le chauffage marchait. L’essuie-glace traversait le pare-brise sale par intermittence. Il savait qu’il allait devoir dire quelque chose. Le retour à New York était l’étape du symposium qu’il n’avait surtout pas envie de rater.

« Dites-moi ce que je peux faire pour vous aider.

— Qui l’a tué ?

— Un certain Vladimir Mamantov. Ex-KGB. Votre père l’avait connu, dans le temps.

— Dans le temps », fit-elle amèrement.

Un silence, assez long pour que l’essuie-glace fasse un aller-retour, puis un autre aller-retour.

« Comment avez-vous fait pour me retrouver ?

— Toujours, toute ma vie, ça a été dans le temps. »

Un autre Tupolev passa très bas au-dessus d’eux.

« Ecoutez, dit-il. Il faut que je parte dans un instant.

J’ai un avion à prendre pour New York. Dès que je serai là-bas, je vais tout mettre par écrit… Vous m’écoutez ? Je vous en enverrai un exemplaire. Dites-moi où vous l’expédier. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, je vous aiderai. »

Il lui était difficile de bouger avec sa valise sur les genoux. Il déboutonna son imperméable et trouva avec peine un stylo dans sa poche intérieure. Elle ne l’écoutait pas. Elle gardait les yeux rivés droit devant elle et semblait presque parler toute seule.

« Ça faisait des années que je ne l’avais pas vu. Pourquoi aurais-je voulu le voir ? Je ne m’étais pas approchée de cette poubelle depuis huit ans quand vous m’avez demandé de vous y conduire. » Elle se tourna vers lui pour la première fois. Elle avait ôté son maquillage et paraissait plus jeune, plus jolie. La fermeture à glissière de son blouson de cuir brun, patiné, était remontée jusqu’au menton. « Après vous avoir laissé, je suis rentrée chez moi. Et puis je suis revenue. Il fallait que je sache ce qui se passait. Je n’ai jamais vu autant de flics de toute ma vie. Vous aviez déjà été emmené. Je n’ai pas dit qui j’étais. Pas aux flics. Il fallait que je réfléchisse d’abord. Je… » Elle s’interrompit. Elle paraissait ahurie, perdue.

« Comment vous appelez-vous ? demanda-t-il. Où puis-je vous joindre ?

— Et puis, ce matin, je suis allée à l’Oukraïna. Je vous ai appelé. Je suis montée à votre chambre. Quand on m’a dit que vous étiez parti, je suis venue vous attendre ici.

— Vous ne voulez pas juste me dire votre nom ? (Il consulta sa montre, impuissant.) C’est qu’il faut vraiment que je prenne cet avion, vous comprenez.

— Je ne vous demande rien, fit-elle avec violence. Je ne demande jamais rien à personne.

— Ecoutez, ne vous en faites pas. Je veux vous aider. Je me sens responsable.

— Eh bien, aidez-moi. Il a dit que vous m’aideriez.

— Il ?

— Le fait est, monsieur, qu’il m’a laissé quelque chose. » Son blouson de cuir crissa lorsqu’elle baissa la fermeture à glissière. Elle plongea la main à l’intérieur et en sortit un bout de papier. « Quelque chose qui vaut beaucoup d’argent ? Dans une boîte à outils ? Il m’a dit que vous pourriez m’expliquer de quoi il s’agit. »

CHAPITRE 13

Ils quittèrent le périmètre de l’aéroport en prenant l’autoroute de Saint-Pétersbourg, puis virèrent au sud, vers Moscou. Un gros poids lourd aux roues aussi hautes que leur toit les dépassa, provoquant un appel d’air qui les fit osciller, et les aspergea d’un jet noirâtre.

Kelso s’était promis de ne pas regarder en arrière, mais il ne put, bien sûr, résister et se retourna pour voir l’aéroport, pareil à un grand paquebot gris, sombrer derrière un rideau de bouleaux ne laissant plus apparaître que quelques lumières voilées, puis plus rien du tout.

Il cilla et faillit demander à sa compagne de le ramener. Il la regarda à la dérobée. Elle avait un air intrépide, dans son blouson d’aviateur éraflé : une pionnière de l’aviation aux commandes de son coucou tout cabossé.

« Qui est Sergo ? demanda-t-il.

— Mon frère. (Elle regarda dans le rétroviseur.) Il est mort. »

Il retourna le message entre ses mains et le relut. Papier grossier, pattes de mouche au crayon. Ecrit à la va-vite. Glissé sous la porte de son appartement, ou c’est du moins ce qu’elle disait : elle l’avait trouvé en rentrant, après avoir lâché Kelso devant l’immeuble de son père.

Salut, ma petite fille !


Tu as raison, je n’ai vraiment pas été un bon père.

Tout ce que tu as dit est vrai. Alors ne t’imagine pas que je ne le sais pas ! Mais là, j’ai une chance de me racheter un peu. Tu ne m’as pas laissé t’en parler hier, alors écoute-moi bien maintenant. Tu te rappelles cet endroit que j’avais quand maman vivait encore ? Eh bien ça existe toujours ! Et il y a là-bas une boîte à outils avec un cadeau pour toi qui vaut beaucoup d’argent.

Tu écoutes, Zinaïda ?

Il ne va rien m’arriver, mais si jamais il m’arrivait quelque chose quand même, prends la boîte et mets-la en sûreté. Mais ça peut être dangereux, alors fais bien attention. Tu comprendras.


Détruis ce message.

Je t’embrasse, ma petite chérie.

Papa.

Il y a un Anglais qui s’appelle Kelso. Tu le trouveras par l’Oukraïna. Il sait de quoi il s’agit. Souviens-toi de ton papa !

Je t’embrasse encore, Zinaïda.

Souviens-toi de Sergo !!

« Alors il est venu vous voir… quand ça ? Avant-hier ? »

Elle acquiesça d’un signe de tête, sans le regarder, se concentrant sur la route. « C’était la première fois que je le revoyais depuis près de dix ans.

— Vous ne vous entendiez pas, c’est ça ?

— Oh, vous êtes futé, vous. » Elle eut un rire bref, sarcastique, simple expulsion d’air. « Non, on ne s’entendait pas. »

Il ne releva pas l’agression. Elle en avait le droit. « Il était comment, la dernière fois que vous l’avez vu ?

— Comment ça ?

— Son comportement.

— Un connard. Comme d’habitude. » Elle plissa les yeux face à la circulation qui arrivait en sens inverse.

« Il avait dû m’attendre toute la nuit devant chez moi. Je suis rentrée vers six heures. J’étais au club, vous savez, je travaillais. Dès qu’il m’a vue, il s’est mis à gueuler. Il a vu mes fringues. Il m’a traitée de pute. » Elle secoua la tête à ce souvenir.

« Et puis, qu’est-ce qui s’est passé ?

— Il m’a suivie. Chez moi. Je lui ai dit : « Tu me cognes et je t’arrache les yeux. Je ne suis plus ta petite fille maintenant. » Ça l’a calmé aussi sec.

— Qu’est-ce qu’il voulait ?

— Parler, il a dit. Ça m’a fait un choc après tout ce temps. Je ne pensais pas qu’il savait où j’habitais. Je ne savais même pas s’il était toujours en vie. Je croyais que j’avais tiré un trait définitif sur lui. Oh, mais lui, il m’a dit qu’il savait depuis longtemps où j’étais. Il m’a dit qu’il venait me regarder de temps en temps. Il m’a dit aussi : “On ne se débarrasse pas de son passé aussi facilement”. Pourquoi est-ce qu’il venait me voir ? » Elle regarda Kelso pour la première fois depuis qu’ils avaient quitté l’aéroport. « Vous pouvez me le dire ?

— De quoi voulait-il vous parler ?

— Je ne sais pas. Je n’ai rien voulu écouter. Je ne voulais pas de lui chez moi, ni qu’il regarde toutes mes affaires. Je ne voulais pas écouter ses histoires. Il a commencé à me parler du temps qu’il a passé dans les camps. Je lui ai donné des cigarettes pour me débarrasser de lui et je lui ai dit de partir. J’étais fatiguée et il fallait que je parte travailler.

— Travailler ?

— Je bosse au GOUM dans la journée. Et j’étudie le droit à la fac le soir. Et il y a des nuits où je baise. Pourquoi ? Ça pose un problème ?

— Vous menez une vie bien remplie.

— Il faut bien. »

Il essaya de se la représenter derrière un comptoir du GOUM. « Qu’est-ce que vous vendez ?

— Quoi ?

— Au magasin. Qu’est-ce que vous vendez ?

— Rien. (Elle regarda à nouveau dans le rétroviseur.) Je suis standardiste. »

A l’entrée de la ville, la route était bloquée. Ils durent rouler au pas. Il y avait eu un accident un peu plus loin. Une toute petite Skoda était rentrée dans l’arrière d’une grosse vieille Jigouli. Du verre brisé et des fragments métalliques jonchaient les deux voies. La milice était sur place. On aurait dit que l’un des conducteurs avait boxé l’autre : il avait des taches de sang sur le devant de la chemise. Kelso détourna la tête en passant devant les policiers. Puis le trafic s’éclaircit et ils purent reprendre de la vitesse.

Il essaya de mettre tout cela en ordre, de reconstituer les deux derniers jours de Papou Rapava sur terre.

Mardi, 27 octobre : il va voir sa fille pour la première fois depuis dix ans parce que, dit-il, il veut lui parler. Elle le fiche dehors en lui donnant des cigarettes et une pochette d’allumettes à l’enseigne du Robotnik. Dans l’après-midi, il surgit justement à l’Institut du marxisme-léninisme et écoute Fluke Kelso donner une conférence sur Joseph Staline. Puis il suit Kelso jusqu’à l’Oukraïna et passe avec lui la nuit à boire. Et à parler. Ça, pour parler, il avait parlé. Peut-être m’a-t-il dit ce qu’il aurait dit à sa fille si elle avait voulu l’écouter.

Puis c’est l’aube et il quitte l’Oukraïna. Nous sommes maintenant le 28 octobre. Que fait-il donc après avoir disparu dans le petit matin ? Se rend-il dans la maison déserte de la rue Vspolnii pour déterrer le secret de sa vie ? Sans doute. Puis il le dissimule, et il laisse un message à sa fille pour lui indiquer où le trouver (« Tu te rappelles cet endroit que j’avais quand maman vivait encore ? »). Alors, plus tard dans l’après-midi, ses assassins viennent le trouver. Soit il leur a tout dit, soit il s’est tu, et si c’est le cas, il n’a pu le faire que par amour, non ? Pour s’assurer que la seule chose qu’il possédait qui puisse valoir quelque chose ne tombe pas entre leurs mains mais revienne à sa fille.

Seigneur, pensa Kelso, quelle fin. Quelle manière de terminer sa vie… et comme c’était en accord avec tout ce qu’il avait vécu.

« Il devait tenir à vous », remarqua Kelso. Il se demanda si elle savait comment son père était mort. Sinon, ce n’était pas lui qui allait le lui révéler. « Il devait tenir à vous, puisqu’il est venu vous trouver.

— Je ne crois pas. Il me battait. Et il battait ma mère aussi. Et mon frère. (Elle ne quittait pas la circulation des yeux.) Il me frappait quand j’étais petite. Qu’est-ce qu’un enfant y peut ? (Elle secoua la tête.) Non, je ne crois pas. »

Il essaya de s’imaginer cette famille de quatre personnes vivant dans le deux pièces. Où les parents devaient-ils dormir ? Sur un matelas, dans le salon ? Et Rapava, après quinze ans passés dans la Kolyma, violent, caractériel, renfermé. Mieux valait ne pas y penser.

« Quand votre mère est-elle morte ?

— Eh, monsieur, ça vous arrive de ne pas poser de question ? »

Ils quittèrent l’autoroute et prirent une bretelle. La moitié de la double voie n’avait jamais été terminée et s’interrompait abruptement, comme une chute d’eau, en un jaillissement de tiges métalliques débouchant, dix mètres plus bas, sur un terrain vague.

« J’avais dix-huit ans, si ça change quelque chose. »

La laideur qui les entourait frisait l’héroïsme. Elle pouvait se le permettre en Russie, elle pouvait se permettre de s’étaler, de prendre tout son temps. La moindre petite route était aussi vaste qu’une autoroute, et les nids-de-poule inondés semblaient de vraies mares. Le moindre grand ensemble de béton, la moindre usine vomissant sa fumée avaient tout un paysage désert à polluer. Kelso se rappela la nuit précédente, la course interminable du bloc 9 au bloc 8 pour donner l’alarme : cela avait duré, duré, comme quand on court dans un cauchemar.

En plein jour, l’immeuble de Rapava paraissait encore plus à l’abandon que la nuit. Des traces noires maculaient le mur au-dessus des fenêtres du deuxième étage, là où un appartement avait flambé. Une petite foule s’était rassemblée devant, et Zinaïda ralentit pour qu’ils puissent jeter un coup d’œil.

O’Brian avait raison. La nouvelle s’était ébruitée. Cela au moins était manifeste. Un milicien solitaire bloquait l’entrée, tenant à distance une douzaine de journalistes et de cameramen, qui eux-mêmes faisaient l’objet de la curiosité d’un demi-cercle assez lâche de voisins apathiques. Des gosses jouaient au ballon sur le terrain vague. D’autres traînaient autour des voitures occidentales, clinquantes, qui avaient amené les journalistes.

« Qu’est-ce qu’il était pour eux ? fît soudain Zinaïda. Qu’est-ce qu’il représentait pour vous tous ? Vous êtes tous des vautours. »

Elle eut une grimace de dégoût, et, pour la troisième fois, Kelso remarqua qu’elle contrôlait son rétroviseur.

« Est-ce qu’on est suivis ? » Il se retourna brusquement.

« Peut-être. Une voiture, depuis l’aéroport. Mais c’est fini.

— Quel genre de voiture ? » Il s’efforçait de paraître calme.

« Une BMW, septième série.

— Vous vous y connaissez en voitures ?

— D’autres questions ? (Elle le gratifia d’un autre regard.) Les voitures étaient la passion de mon père. Les voitures et le camarade Staline. Il a tout de même été chauffeur d’une grosse légume, dans le temps, non ? Vous allez voir. »

Elle appuya le pied au plancher.

Elle ne sait rien, pensa Kelso. Elle n’a aucune idée des risques. Il commença à prendre tout un tas de bonnes résolutions : on jette un rapide coup d’œil pour voir si cette boîte à outils est bien là (elle n’y sera pas), et puis on demande à Zinaïda de retourner à l’aéroport pour voir s’il est possible d’attraper le prochain vol…

A deux minutes de chez Rapava, ils quittèrent la route principale pour prendre un chemin boueux qui traversait un bosquet de bouleaux miteux et débouchait sur un champ divisé en lopins de terre. Un porc fouillait la boue dans un enclos de vieilles portières de voitures attachées ensemble par du fil de fer. Il y avait quelques poulets faméliques, quelques légumes grillés par le gel. Des enfants avaient fait un bonhomme de neige avec ce qu’il était tombé la veille. Il avait à moitié fondu sous la pluie fine qui mouillait à présent le paysage, et paraissait grotesque dans la boue, comme un gros tas de graisse blanche.

Face à cette scène campagnarde se dressait une rangée de garages fermés. Les vestiges d’une demi-douzaine de petites voitures — squelettes rouillés, dépouillés de leurs vitres, moteur, pneus et habillage intérieur — étaient perchés sur le toit plat.

Zinaïda coupa le moteur et ils sortirent dans la boue. Un vieux les regardait, appuyé sur sa pelle. Zinaïda se planta devant lui, les mains sur les hanches. Il finit par cracher par terre et se remit à creuser.

Elle avait une clé. Kelso examina le chemin désert, derrière eux. Il avait les mains engourdies et les fourra dans les poches de son imperméable. C’était elle la plus calme des deux. Elle portait des bottes de cuir qui lui arrivaient au genou et avança précautionneusement, entre les flaques, pour ne pas les salir. Kelso jeta un nouveau coup d’œil autour de lui. Tout cela ne lui plaisait pas : les arbres trop proches, les carcasses de voitures, cette femme étonnante avec son kaléidoscope de rôles différents, standardiste au GOUM, future juriste, prostituée à mi-temps, et maintenant, fille sans cœur.

« Où avez-vous eu la clé ? demanda-t-il soudain.

— Elle était avec la lettre.

— Je ne comprends pas pourquoi vous n’êtes pas venue ici tout de suite. Pourquoi avez-vous besoin de moi ?

— Parce que je ne sais même pas ce que je cherche. Alors, vous venez ou pas ? » Elle introduisait la clé dans un gros cadenas fermant le box le plus proche. « Bon, au fait, qu’est-ce qu’on cherche ?

— Un cahier.

— Quoi ? » Elle cessa de forcer sur la clé et se tourna vers lui.

« Un cahier à couverture de toile cirée noire qui appartenait à Joseph Staline. » Il débita la phrase familière, qui prenait peu à peu la forme d’un mantra. (Il se répéta que le cahier ne serait pas là. C’était le Saint Graal. La quête seule comptait et l’on n’était pas censé le trouver.)

« Un cahier de Staline ? Et qu’est-ce que ça vaut ?

— Qu’est-ce que ça vaut ? » Il essaya de faire comme si la question ne l’avait jamais effleuré. « Qu’est-ce que ça vaut ? répéta-t-il. Il est difficile de donner un chiffre précis. Il y a de riches collectionneurs. Ça dépend de ce qu’il y a dedans. (Il écarta les mains.) Je ne sais pas, un demi-million.

— De roubles ?

— De dollars.

— De dollars ? Putain. Putain ! » Maintenant impatiente, elle reprit maladroitement ses efforts pour ouvrir le cadenas.

Soudain, en la regardant, il se sentit gagné par son excitation, et sut bien sûr pourquoi il était venu. Parce que cela représentait tout pour lui, non ? C’était bien davantage que de l’argent C’était une justification. La justification de vingt ans passés à se geler les fesses dans des archives en sous-sol, à se traîner à des conférences le soir en plein hiver — d’abord pour les écouter, ensuite pour les donner —, de vingt ans d’enseignement et de politique universitaire, d’acharnement à écrire des livres qui ne se vendent pas en espérant tout le temps produire un jour quelque chose de valable — quelque chose de grand, de vrai et de définitif —, un morceau d’histoire qui pourrait expliquer pourquoi les choses se sont passées ainsi.

« Tenez, dit-il en la poussant presque, laissez-moi essayer. »

Il agita doucement la clé dans la serrure. Elle finit par tourner, et l’arceau se souleva. Kelso fit glisser la chaîne à l’intérieur des gros pitons qui la retenaient.

Une obscurité froide, grasse. Pas de fenêtre. Pas d’électricité. Une antique lampe à pétrole pendue à un clou, près de la porte.

Il prit la lampe et la secoua ; elle était pleine. La jeune femme assura qu’elle savait l’allumer. Elle s’agenouilla sur le sol en terre battue, craqua une allumette et l’approcha de la mèche. Une flamme bleue, puis jaune. Elle souleva la lampe pendant qu’il refermait la porte.

Le garage formait un cimetière de pièces détachées empilées contre les murs. Tout au fond, dans l’ombre, des sièges de voitures étaient disposés pour former un lit, avec un sac de couchage et une couverture, soigneusement pliés. Accrochée à une poutre, il y avait une poulie et tout un système de levage, une chaîne, un crochet. Sous le crochet, un plancher formait un rectangle d’environ un mètre et demi sur deux.

« J’ai toujours connu cet endroit, expliqua-t-elle. Il couchait ici, quand ça allait mal.

— Et ça allait mal jusqu’à quel point ?

— Mal. »

Il prit la lampe et fit le tour de la pièce en éclairant chaque coin. Il ne voyait rien qui ressemblât à une boîte à outils. Sur un établi, il découvrit un plateau en fer-blanc contenant une brosse métallique, quelques tiges de fer, un cylindre, un petit rouleau de fil de cuivre : à quoi cela pouvait-il servir ? L’ignorance de Fluke Kelso en matière de mécanique était insondable et soigneusement entretenue.

« Et lui, il avait une voiture ?

— Je ne sais pas. Il en réparait pour des gens. On lui donnait des choses. »

Il s’arrêta près du lit de fortune. Quelque chose brillait juste au-dessus. Il appela : « Regardez ça ! » Et il approcha la lumière du mur.

Le visage austère de Staline les contemplait sur une vieille affiche. Il y avait encore une bonne dizaine d’autres photos du secrétaire général, arrachées à des journaux. Staline, la mine pensive, derrière un bureau. Staline en chapka. Staline serrant la main d’un général. La dépouille de Staline, exposée.

« Et ça, qui est-ce ? C’est vous ? »

Il désignait une photo de Zinaïda à environ douze ans, en uniforme scolaire. Elle s’en approcha, étonnée.

« Qui aurait cru une chose pareille ? (Elle eut un rire gêné.) Moi, là-haut, en compagnie de Staline. »

Elle contempla encore un instant le portrait.

« Allez, on trouve ce truc, dit-elle en se détournant. Je veux sortir d’ici. »

Kelso tâta l’une des lames du plancher du bout du pied. Elle était simplement posée sur un cadre de bois fiché dans le sol. Il se dit que ce devait être ça. Que c’était sûrement la cachette.

Ils s’y mirent ensemble sous l’œil impavide de Staline, empilant les planches contre le mur pour découvrir une fosse de mécanicien. Elle était profonde. Dans la pénombre, on aurait dit une tombe. Kelso leva la lampe. Le sol était en sable lisse et tassé, couvert de taches d’huile noires. Les côtés étaient étayés de vieilles pannes de bois entre lesquelles Rapava avait ménagé des alcôves pour ranger ses outils. Il donna la lampe à Zinaïda et s’essuya les paumes sur son manteau. Pourquoi donc se sentait-il si nerveux ? Il s’assit un instant sur le bord, jambes pendantes, puis se laissa prudemment glisser à l’intérieur de la fosse. Ses articulations craquèrent quand il s’agenouilla au fond et chercha à tâtons autour de lui, dans l’obscurité humide. Ses mains tombèrent sur un sac de toile.

Il appela : « Eclairez-moi par ici. »

L’étoffe grossière s’en alla facilement, découvrant quelque chose de solide, enveloppé dans du papier journal. Il passa le paquet à Zinaïda. Elle posa la lampe et le défit pour révéler un pistolet. Elle le maniait, remarqua-t-il, avec une dextérité surprenante, sortant le chargeur et le vérifiant — huit cartouches pleines — avant de le remettre en place, abaissant puis soulevant le cran de sûreté.

« Vous savez comment ça marche ?

— Bien sûr. C’est le sien. C’est un Makarov. Il nous a appris à le démonter, à le nettoyer et à tirer quand on était petits. Il le gardait toujours près de lui. Il disait qu’il tuerait s’il le fallait.

— Joli souvenir. » Il crut entendre un bruit à l’extérieur. « Vous avez entendu ? »

Mais elle secoua la tête, trop concentrée sur le pistolet.

Il se laissa retomber à genoux.

Et là, coincé dans l’orifice, il trouva le bout carré d’une boîte métallique, couverte de rouille et de boue séchée. Sans savoir exactement quoi chercher, il ne s’en serait sûrement pas préoccupé. Rapava l’avait bien cachée. Il agrippa les mains de chaque côté et entreprit de tirer. En tout cas, c’était lourd. Que ce soit la boîte ou ce qu’il y avait dedans. La rouille avait aplati les poignées et elle était difficile à saisir. Il la traîna vers le centre de la fosse et la hissa vers le bord. Il avait la joue tout contre le métal et sentait l’odeur de l’acier rouillé, comme s’il avait du sang dans la bouche. Zinaïda se pencha pour l’aider.

Et là, il se passa quelque chose d’étrange : pendant un instant, il crut que la boîte diffusait une sorte de lumière bleu-gris, irréelle. Il y eut un courant d’air froid et il s’aperçut alors que la porte du garage était ouverte et que la silhouette d’un homme s’y encadrait, en train de les observer.

Par la suite, Kelso dut reconnaître que ce fut là le moment décisif, celui où il perdit le contrôle des événements. S’il ne s’en aperçut pas tout de suite, c’est parce que son principal souci était d’empêcher la jeune femme de faire un trou dans la poitrine de R.J. O’Brian.

Le journaliste se tenait appuyé contre le mur du garage, les mains au-dessus de la tête. Kelso ne savait trop s’il croyait vraiment qu’elle allait tirer. Mais une arme à feu restait une arme à feu. Le coup pouvait partir tout seul. Et ce pistolet n’était plus tout jeune.

« Faites-moi plaisir, professeur, dites-lui de poser ce truc, d’accord ? »

Mais Zinaïda braqua de plus belle son arme sur la poitrine de O’Brian, et celui-ci leva les mains plus haut encore en gémissant.

Ça allait, ça allait, assura-t-il. Il était désolé. Il les avait suivis depuis l’aéroport. Bon Dieu, ça n’avait pas été sans mal. Mais il faisait simplement son boulot. Désolé.

Son regard glissa vers la boîte à outils. « C’est ça ? »

La première réaction de Kelso en reconnaissant l’Américain avait été le soulagement. Dieu merci, ce n’était que O’Brian qui les avait suivis depuis Cheremetièvo, et pas Mamantov. Mais Zinaïda avait saisi le Makarov et avait fait reculer l’Américain contre le mur.

Elle intima : « La ferme !

— Écoutez, professeur, j’ai déjà vu partir ce genre de pétoire, et je peux vous dire que ça fait de sacrés dégâts. »

Kelso dit alors, en russe : « Zinaïda, posez ça. » C’était la première fois qu’il l’appelait par son prénom. « Posez votre arme et tirons ça au clair.

— Il ne m’inspire pas confiance.

— À moi non plus. Mais qu’est-ce qu’on peut y faire ? Lâchez ce truc !

— Zinaïda ? Qui est-ce ? Je la connais, non ?

— Elle va au Robotnik. » Kelso parlait sans desserrer les dents. « Vous allez me laissez régler ça ?

— Ah bon Dieu, c’est ça. » O’Brian passa la langue sur ses lèvres épaisses. À la lumière jaune de la lampe, sa figure large et bien nourrie évoquait une citrouille de Halloween. « C’est vrai. Bien sûr. C’est la petite avec qui vous étiez la nuit dernière. Il me semblait bien que je la connaissais.

— La ferme », répéta-t-elle.

O’Brian sourit de toutes ses dents. « Écoutez, Zinaïda, on n’a pas besoin d’être les uns contre les autres. On peut partager, non ? On coupe la poire en trois. Moi, tout ce que je veux, c’est mon reportage. Dites-lui, Fluke. Dites-lui que je peux éviter de citer son nom. Elle me connaît. Elle comprendra. Elle comprend les affaires, comme fille, pas vrai, chérie ?

— Qu’est-ce qu’il dit ? »

Il lui traduisit les paroles du journaliste.

« Niet », fit-elle. Puis, en anglais, à l’adresse de O’Brian : « Pas question.

— Vous me faites rire, tous les deux, grinça O’Brian. L’historien et la putain. D’accord, vous pouvez lui dire. Dites-lui aussi qu’elle peut traiter avec moi ou bien qu’on peut rester comme ça pendant une heure ou deux et avoir toute la presse de Moscou qui va rappliquer ici. Et la milice. Et les types qui ont tué le vieux, peut-être. Dites-lui ça. »

Mais Kelso n’eut pas besoin de traduire. Elle avait compris.

Elle resta encore trente secondes immobile, le front plissé, puis remit le cran de sûreté et abaissa lentement le canon de son arme. O’Brian respira.

« À propos, qu’est-ce qu’elle vient faire là-dedans ?

— C’est la fille de Papou Rapava.

— Ah. » O’Brian hocha la tête. Maintenant, il avait saisi.

La boîte à outils gisait sur le sol de terre battue.

O’Brian ne voulait pas qu’ils l’ouvrent, pas tout de suite. Il voulait capturer ce grand moment, expliqua-t-il, « pour la postérité et le journal du soir ». Il alla chercher sa caméra.

Dès qu’il fut parti, Kelso sortit une cigarette de son paquet à moitié vide et la proposa à Zinaïda. Elle la prit et se pencha vers lui, le regardant bien en face pendant qu’il lui donnait du feu, la flamme se reflétant dans ses yeux sombres. Il pensa que moins de douze heures plus tôt, elle était prête à aller au lit avec lui pour deux cents dollars… merde, qui était-elle donc ?

Elle demanda : « À quoi pensez-vous ?

— À rien. Ça va ?

— Il ne m’inspire pas confiance », insista-t-elle. Elle rejeta la tête en arrière et souffla la fumée vers le plafond. « Qu’est-ce qu’il fait ?

— Je vais lui dire de se dépêcher. »

Dehors, O’Brian était assis à l’avant d’un 4 x 4 Toyota Land Cruiser et changeait la pile d’une toute petite caméra vidéo. La vue de la Toyota donna à Kelso une nouvelle suée d’inquiétude.

« Vous ne conduisez pas une BMW ?

— Une BMW ? Je ne suis pas un homme d’affaires. Pourquoi ? »

Le champ était désert. Le vieux qui creusait tout à l’heure avait disparu.

« Zinaïda avait l’impression que nous étions suivis depuis l’aéroport par une BMW, septième série.

— Septième série ? C’est une voiture de la Mafia. » O’Brian descendit de la Toyota et porta la caméra à son œil. « Si j’étais vous, je ne ferais pas attention à ce que raconte Zinaïda. Elle est folle. » Le porc sortit de son enclos et s’approcha d’eux au petit trot, espérant obtenir à manger. « Eh, cochonnet, cochonnet, par ici ! » Il se mit à le filmer. « Vous savez ce qu’on dit ? “Un chien lève les yeux vers vous, un chat baisse les yeux vers vous, mais un cochon, ça vous regarde droit dans les yeux.” » Il se tourna et pointa sa caméra sur Kelso. « Souriez, professeur. Je vais vous rendre célèbre. »

Kelso posa la main sur l’objectif. « Ecoutez, monsieur O’Brian…

— R.J.

— Ce sont les initiales de quoi ?

— Tout le monde m’appelle R.J.

— D’accord, R.J., voilà ce que je vais faire. Je vais vous laisser me filmer. Si vous insistez. Mais à trois conditions.

— Qui sont ?

— Un, vous cessez de m’appeler professeur. Deux, vous laissez son nom en dehors de tout ça. Et trois, rien de tout cela ne doit être montré — pas une seconde, vous m’entendez ? — tant que ce cahier, ou je ne sais ce qu’on va trouver, n’aura pas été légalement authentifié.

— Accordé. » O’Brian glissa la caméra dans sa poche. « En fait, ça va peut-être vous surprendre, mais j’ai une réputation à défendre. Et d’après ce que j’ai entendu dire, docteur, elle est sacrément meilleure que la vôtre. »

Il pointa sa clé électronique vers la Toyota. Un bip se fit entendre et les portières se verrouillèrent. Kelso jeta un dernier regard alentour et le suivit dans le garage.

O’Brian demanda à Kelso de remettre la boîte à outils dans sa cachette puis de la ressortir. Il le fit recommencer deux fois, le filmant une fois de face, l’autre de profil. Zinaïda les observait attentivement, mais prenait garde de ne pas se trouver dans le champ de la caméra. Elle fumait cigarette sur cigarette, un bras crispé défensivement sur le ventre. Quand O’Brian eut enfin ce qu’il voulait, Kelso porta la boîte sur l’établi et en rapprocha la lampe. Il n’y avait pas de serrure, mais deux fermoirs à ressort de chaque côté du couvercle. Ils avaient été nettoyés très récemment, et graissés. L’un d’eux était cassé. L’autre s’ouvrit. Nous y voilà, mon petit gars.

« Ce que je veux, dit O’Brian, c’est que vous décriviez ce que vous voyez. Parlez-nous tout le temps. » Kelso examina la boîte.

« Avez-vous des gants ? demanda-t-il.

— Des gants ?

— Si ce qu’il y a à l’intérieur est authentique, il devrait y avoir les empreintes de Staline dessus. Et celles de Beria aussi. Je ne voudrais pas abîmer les preuves.

— Les empreintes de Staline ?

— Évidemment. Vous n’avez jamais entendu parler des doigts de Staline ? Le poète bolchevique Demian Bedni s’est plaint un jour qu’il n’aimait pas prêter ses livres à Staline parce qu’on les lui rendait toujours couverts de traces de doigts grasses. Ossip Mandelstam — un bien plus grand poète — a entendu parler de cette histoire, et il l’a mise dans un poème sur Staline : “Ses doigts sont gros comme des asticots.”

— Et qu’est-ce que Staline en a pensé ?

— Mandelstam a fini dans un camp de travail.

— D’accord. J’imagine que j’aurais dû trouver ça tout seul. (O’Brian fouilla dans ses poches.) Bon, des gants. On y va. »

Kelso les enfila. Ils étaient en cuir bleu sombre, légèrement trop grands, mais ils feraient l’affaire. Il plia les doigts tel un chirurgien avant une transplantation, un pianiste avant un concert. Cette pensée le fit sourire. Il adressa un coup d’œil à Zinaïda. Elle avait le visage fermé. L’expression de O’Brian était dissimulée par la caméra.

« Bon, je tourne. C’est quand vous voulez.

— D’accord. J’ouvre le couvercle, qui… résiste, comme on pouvait… s’y attendre. »

Kelso cilla sous l’effort. Le haut se souleva légèrement, juste assez pour qu’il puisse glisser ses doigts dans la fente, et il lui fallut alors toute sa force pour écarter les deux parois métalliques. Elles cédèrent brusquement, comme une mâchoire brisée, avec un hurlement de métal oxydé. « Il n’y a qu’un seul objet à l’intérieur… une sorte de sac… en cuir, apparemment… pas mal moisi. »

La serviette n’était plus qu’un suaire de champignons divers, filaments végétaux bleu pâle, verts et gris, et taches blanches piquetées de noir. Il s’en dégageait une odeur de pourriture. Kelso la sortit de la boîte et la retourna devant la lumière. Il en frotta la surface avec le pouce. Très effacé, le spectre d’une image commença à apparaître. « Il y a ici un embossage de marteau et de faucille… cela suggérerait qu’il s’agit bien d’une sorte de serviette officielle… la boucle ici a été graissée… on a retiré une partie de la rouille. » Il s’imaginait les doigts sans ongles de Rapava, fébriles dans son excitation à découvrir ce qui lui avait coûté tant d’années de sa vie.

La courroie glissa sur le métal piqué, laissant un résidu farineux. La serviette s’ouvrit. Le mycélium s’était répandu à l’intérieur, se nourrissant du cuir humide, et Kelso sut, en retirant le contenu du sac, qu’il ne pourrait être qu’authentique, qu’aucun faussaire n’aurait laissé son œuvre se détériorer à ce point : cela aurait été contre nature. Ce qui avait été une liasse de papier s’était aggloméré, avait gonflé et avait été recouvert par le même cancer de spores destructrices que le cuir. Les pages du cahier s’étaient elles aussi déformées, mais dans une moindre mesure, grâce à la protection de la couverture de toile cirée noire.

La couverture s’ouvrit, le dos se déchira.

Sur la première page : rien.

Sur la deuxième : une photographie soigneusement découpée dans un magazine, et collée au milieu de la page. Un groupe de jeunes femmes de moins de vingt ans, en tenue de sport — short, maillot, écharpe en bandoulière — défilant au pas, le regard fixe, en brandissant un portrait de Staline. La parade avait visiblement lieu sur la place Rouge. La légende indiquait : « Unité du Komsomol n° 2 de l’Oblast d’Arkhangelsk donne le pas ! Au premier rang, de gauche à droite : I. Primakova, A. Safanova, D. Merkoulova, K. Til, M. Arsenieva… » Une petite croix rouge avait été tracée devant le jeune visage de A. Safanova.

Kelso prit le cahier et souffla pour séparer la deuxième page de la troisième. Ses mains transpiraient à l’intérieur des gants. Il se sentait d’une maladresse absurde, comme s’il essayait de passer un fil dans le chas d’une aiguille en portant des moufles.

Sur la troisième page : de l’écriture, au crayon à demi effacé.

O’Brian lui toucha l’épaule, le pressant de dire quelque chose.

« Ce n’est pas l’écriture de Staline, de ça je suis sûr… on dirait plutôt que c’est quelqu’un qui écrit sur Staline. » Il approcha les feuillets de la lampe. « “Il se tient à l’écart des autres, sur le toit du tombeau de Lénine. Il lève la main en signe de salut. Il sourit. Nous passons devant lui, en bas. Son regard nous touche comme les rayons du soleil. Il me regarde dans les yeux. Je suis transpercée par son pouvoir. Tout autour de nous, la foule éclate en un tonnerre d’applaudissements.” La suite est brouillée. Puis on peut lire : “Le grand Staline a vécu, le grand Staline vit, le grand Staline vivra toujours !…” »

CHAPITRE 14

Le grand Staline a vécu !

Le grand Staline vit !

Le grand Staline vivra toujours !


12/5/51. Nous avons notre photo dans Ogoniok ! Maria a fait irruption à la fin de la première heure de cours pour me le montrer. Je me trouve affreuse, et M. me reproche ma vanité. (Elle dit toujours que j’accorde trop d’importance au fait d’être jolie : cela ne convient pas à une future membre du Parti. Elle peut toujours dire ça, elle qui ressemble toujours à un char !) Toute la matinée, les camarades passent nous voir pour nous féliciter. Le côté pénible de cette période est oublié, pour une fois. Nous sommes si heureuses…


5/6/51. Il fait chaud et ensoleillé. La Dvina est dorée. Je rentre de l’institut. Papa est là, bien plus tôt que d’habitude, mais la mine grave. Maman est forte, comme toujours. Il y a un étranger avec eux, un camarade des organes du Comité central de Moscou ! Je n’ai pas peur de lui. Je sais que je n’ai rien fait de mal. Et l’étranger sourit. Il est petit de taille… Il me plaît bien. Il porte un chapeau, des gants et un manteau de cuir malgré la chaleur. L’étranger s’appelle Mekhlis, je crois. Il explique qu’après enquête complète j’ai été choisie pour une mission spéciale en relation avec les plus hautes instances du Parti. Il ne peut en dire plus pour raison de sécurité. Si j’accepte, je devrai me rendre à Moscou et y rester un an, peut-être deux. Puis je pourrai rentrer à Arkhangelsk et reprendre mes études. Il me propose de revenir chercher ma réponse demain matin, mais je la lui donne maintenant, de tout mon cœur : Oui ! Mais comme j’ai dix-neuf ans, il lui faut la permission de mes parents. Oh, je t’en prie papa ! S’il te plaît, s’il te plaît ! Papa est très ému. Il sort avec le camarade Mekhlis dans le jardin, et quand il revient son visage est grave. Si c’est ce que je veux, et si c’est la volonté du Parti, il ne me retiendra pas. Maman est tellement fière.

A Moscou alors, pour la deuxième fois de ma vie !

Je sais que Sa main est derrière tout cela.

Je suis si heureuse que je pourrais mourir…


10/6/51. C’est maman qui me conduit à la gare. Papa est resté à la maison. J’embrasse ses joues si chères. Adieu ma mère, adieu mon enfance. Les voitures sont bondées. Le train part. Certains courent le long du quai, mais maman reste immobile et disparaît rapidement. Nous traversons la Dvina. Je suis seule. Pauvre Anna ! Et il n’y a pas pire journée pour voyager. Mais j’ai mes vêtements, de quoi manger, un livre ou deux, et ce journal, à qui je confierai toutes mes pensées… qui sera mon ami. Nous nous enfonçons vers le sud, dans la forêt et la toundra. Un grand soleil rouge luit comme un incendie à travers les arbres. Isakogorka. Obozerski. Voilà, j’ai écrit tout ce qui s’est passé jusqu’à maintenant, et je ne vois plus assez clair pour continuer.


11/6/51. Lundi matin. La ville de Vojega surgit avec l’aube. Des passagers se lèvent pour se dégourdir les jambes, mais je reste à ma place. Une odeur de fumée provient du couloir. Un homme, assis en face de moi, me regarde écrire. Il fait semblant de dormir. Je l’intrigue. Si seulement il savait ! Et il reste encore onze heures de voyage avant d’arriver à Moscou ! Comment un seul homme peut-il diriger une telle nation ? Comment une telle nation pourrait-elle exister sans un tel homme pour la diriger ?


Kharovsk. Sokol. Autant de noms sur la carte qui deviennent des villes bien réelles.

Vologda. Danilov. Iaroslavl.

La peur me prend. Je suis si loin de chez moi. La dernière fois, nous étions vingt filles, qui riions bêtement. Oh, papa !


Aleksandrov.

Maintenant, nous arrivons dans la banlieue de Moscou. Un frémissement d’excitation parcourt tout le train. Les grands ensembles et les usines s’étendent de toutes parts, et cela paraît aussi vaste que la toundra. Il y a une brume chaude de métal et de fumée. Le soleil de juin est beaucoup plus chaud ici que chez nous. Je suis à nouveau très excitée.


4 h 30 ! La gare Iaroslavskaïa ! Et maintenant ?


PLUS TARD. Le train s’arrête. L’homme d’en face, qui m’a observée pendant tout le voyage, se penche en avant. « Anna Mikhaïlovna Safanova ? » Pendant un instant, je suis trop éberluée pour parler. « Oui ? — Bienvenue à Moscou. Venez avec moi, s’il vous plaît. » Il est vêtu d’un manteau de cuir, comme le camarade Mekhlis. Il porte ma valise jusqu’à l’entrée de la gare, place Komsomolskaïa. Une voiture attend, avec un chauffeur. Nous roulons longtemps. Au moins une heure. Je ne sais pas où. Il me semble qu’on traverse toute la ville puis qu’on en sort de nouveau. Par une grande route qui mène à une forêt de bouleaux. Il y a une haute clôture, et des soldats qui contrôlent nos papiers. Nous roulons encore un peu. Et puis il y a une maison, dans un grand jardin.

(Eh oui, maman, c’est une maison modeste ! Deux étages seulement. Ton bon cœur bolchevique se réjouirait devant tant de simplicité !)

On me conduit derrière la maison en passant par le côté. C’est l’aile des domestiques, reliée à l’habitation principale par un long couloir. Là, dans la cuisine, il y a une femme qui attend. Elle a les cheveux gris et elle est presque vieille. Gentille. Elle m’appelle « petite ». C’est Valetchka Istomina. Un repas simple a été préparé, de la viande froide et du pain, des harengs marinés, du kvas. Elle m’observe. (Tout le monde observe tout le monde ici : c’est drôle de lever les yeux et de toujours trouver un regard braqué sur soi.) De temps en temps, il y a des gardes qui s’approchent pour me voir. Ils ne disent pas grand-chose, mais quand ils parlent, ils ont l’accent géorgien. Il y en a un qui demande : « Alors, Valetchka, le patron était de bonne humeur, ce matin ? » Mais Valetchka le fait taire et me désigne d’un signe de tête.

Je ne suis pas assez bête pour poser des questions. Pas déjà.

Valetchka dit : « Nous parlerons demain. Repose-toi, maintenant. »

J’ai une chambre pour moi toute seule. La fille qui l’occupait avant est partie. Elle a laissé deux jupes et deux chemisiers noirs pour moi.

Ma chambre donne sur un coin de pelouse, un kiosque minuscule et les bois. Les oiseaux chantent en cette soirée d’été naissant. C’est si paisible. Et pourtant, un garde passe devant la fenêtre toutes les deux minutes.

Je suis allongée sur mon petit lit, en pleine chaleur, et j’essaie de dormir. Je pense à Arkhangelsk en hiver : les lanternes de couleur disposées sur la Dvina gelée, le patin à glace, les craquements de la glace, la nuit, la cueillette des champignons dans la forêt. Je voudrais être à la maison, Mais ce sont des idées stupides.

Il faut que je dorme.

Pourquoi cet homme, dans le train, m’a-t-il observée pendant tout ce temps ?


PLUS TARD. Dans le noir, un bruit de voitures.

Il est rentré.


12/6/51. Quelle journée. J’arrive à peine à écrire. Mes mains tremblent trop. (Elles ne tremblaient pas tout à l’heure, mais maintenant, oui.) À sept heures, je vais dans la cuisine. Valetchka est déjà levée, en train de trier un grand fouillis de porcelaine, de verres brisés et de restes de nourriture rassemblés en tas au milieu d’une nappe. Elle m’explique comment on débarrasse la table chaque soir : deux gardes prennent chacun deux coins de la nappe et emportent le tout ! Notre première tâche est donc chaque matin de sauver ce qui n’est pas cassé pour le laver. Pendant que nous travaillons, Valetchka m’explique la routine de la maison. Il se lève assez tard et aime parfois à travailler dans le jardin. Puis il va au Kremlin et l’on en profite pour faire le ménage de ses appartements. Il ne revient jamais avant neuf ou dix heures du soir, et il y a alors un dîner. Il va se coucher vers deux ou trois heures du matin. C’est ainsi sept jours sur sept. Les règles à suivre : quand on s’approche de Lui, le faire ouvertement. Il déteste qu’on arrive sans bruit près de Lui. Quand il faut frapper à une porte, frapper fort. Ne pas traîner. Ne parler que si l’on vous adresse la parole. Et quand on a besoin de Lui dire quelque chose, toujours Le regarder dans les yeux.

Elle prépare un petit déjeuner tout simple avec café, pain et viande, qu’elle emporte. Plus tard, elle me demande d’aller chercher le plateau. Avant de me laisser sortir, elle me demande d’attacher mes cheveux et me fait tourner en m’examinant. Elle décrète que ça ira. Elle m’explique qu’Il travaille à une table qui se trouve au bout de la pelouse, au sud de la maison. Ou qu’Il travaillait là. Il bouge tout le temps, change sans cesse de place. C’est Son habitude. Les gardes sauront où regarder.

Comment pourrais-je décrire ce moment ? Je suis calme. Tu aurais été fier de moi. Je me souviens très bien de ce qu’il faut faire. Je fais le tour de la pelouse et je me dirige vers Lui, bien en vue. Il est assis, seul, sur un banc, penché au-dessus d’une liasse de papiers. Le plateau est posé sur une table, à côté de Lui. Il lève les yeux à mon approche puis se replonge dans Son travail. Mais, alors que je m’éloigne sur la pelouse… Eh bien je jure que je sens ses yeux sur mon dos, pendant tout le chemin, jusqu’à ce que je sois hors de vue. Valetchka rit en voyant mon visage livide.

Je ne Le revois pas ensuite.

Maintenant (il est dix heures passées) : un bruit de voitures.


14/6/51. La nuit dernière. Tard. Je suis dans la cuisine avec Valetchka quand Lozgatchev (un garde) arrive en courant, tout en nage, pour annoncer que le patron n’a plus d’Ararat. Valetchka prend une bouteille, mais au lieu de la donner à Lozgatchev, elle me la donne à moi : « Laisse Anna la porter. » Elle veut m’aider… Chère Valetchka ! Lozgatchev me conduit donc par le couloir dans la maison principale. J’entends des voix masculines. Des rires. Il frappe fort à la porte et se range de côté. J’entre. Il fait chaud dans la pièce, étouffant. Il y a sept ou huit hommes autour de la table, rien que des visages familiers. L’un d’eux — le camarade Khrouchtchev, je crois — est debout et propose un toast. Il a la figure empourprée, couverte de sueur. Il s’interrompt. Il y a de la nourriture partout, comme s’ils s’étaient amusés à la lancer. Tous me regardent. Le camarade Staline préside à la table. Je pose la bouteille près de lui. Il a la voix douce et bonne. Il me dit : « Et comment t’appelles-tu, jeune camarade ? — Anna Safanova, camarade Staline. » Je pense à le regarder droit dans les yeux. Il les a d’une grande profondeur. L’homme à côté de lui dit : « Elle vient d’Arkhangelsk, patron. » Et le camarade Khrouchtchev ajoute : « Tu peux faire confiance à Lavrenti pour savoir d’où elle vient ! » Des rires encore. « Ne fais pas attention à ces personnages grossiers, me dit le camarade Staline. Merci, Anna Safanova. » Je ferme la porte et ils reprennent leur conversation. Valetchka m’attend au bout du couloir. Elle met son bras autour de moi et nous retournons à la cuisine. Je tremble ; ce doit être de joie.


16/6/51. Le camarade Staline a demandé qu’à partir de maintenant ce soit moi qui lui porte son petit déjeuner.


21/6/51. Il est, comme d’habitude, dans le jardin ce matin. Comme je voudrais qu’on puisse le voir ici ! Il aime écouter le chant des oiseaux, tailler les massifs de fleurs. Mais ses mains tremblent. Je l’entends jurer pendant que je pose le plateau. Il s’est coupé. Je prends la serviette et la lui porte. Il me regarde d’abord d’un air soupçonneux. Puis il tend sa main et je l’enveloppe dans la serviette blanche. De petites taches de sang apparaissent dessus. « Tu n’as pas peur du camarade Staline, Anna Safanova ? — Pourquoi aurais-je peur de vous, camarade Staline ? — Les médecins ont peur du camarade Staline. Quand ils doivent changer un bandage au camarade Staline, leurs mains tremblent tellement qu’il doit le faire lui-même. Ah, mais si leurs mains ne tremblaient pas… eh bien, qu’est-ce que cela pourrait bien vouloir dire ? Merci, Anna Safanova. »

Oh, maman et papa, il est si seul ! Votre cœur ne manquerait pas de s’ouvrir pour lui. Il n’est fait que de chair et de sang après tout, comme nous tous. Et, de près, il est vieux. Beaucoup plus vieux qu’il n’apparaît sur les photos. Ses moustaches sont grises, avec du jaune sur les bords, à cause de la fumée de sa pipe. Il n’a presque plus de dents. Sa poitrine fait du bruit quand il respire. J’ai peur pour lui. Pour nous tous.


30/6/51. Trois heures du matin. Un coup à ma porte. Valetchka est devant, en chemise de nuit, une lampe de poche à la main. Il était dans le jardin, en train de tailler ses fleurs au clair de lune, et il s’est coupé encore ! Il m’appelle ! Je m’habille rapidement et la suis dans le couloir. Il fait doux. Nous traversons la salle à manger et pénétrons dans ses appartements privés. Il a trois chambres et il en change sans cesse, une nuit dans une chambre, la suivante dans une autre. Personne ne sait jamais dans laquelle. Il dort sur un divan, avec une simple couverture. Valetchka nous laisse. Il est assis sur le divan, la main tendue. Ce n’est qu’une égratignure. Il ne me faut pas plus de trente secondes pour le bander avec son mouchoir. « L’intrépide Anna Safanova… »

Je sens qu’il veut que je reste. Il m’interroge sur là d’où je viens, sur mes parents, mon travail au Parti, mes projets d’avenir. Je lui dis que je m’intéresse au droit. Il a un reniflement de mépris : il n’a pas beaucoup de considération pour les juristes ! Il voudrait en savoir plus sur la vie à Arkhangelsk en hiver. Ai-je déjà vu les lueurs de l’aurore boréale ? (Bien sûr !) Quand tombent les premières neiges ? Je lui réponds que c’est à la fin du mois de septembre, et que dès la fin octobre la ville est prise dans les neiges et que seuls les trains peuvent y pénétrer. Il est avide de détails. La Dvina qui gèle et les chemins de planches qu’on aménage dessus. La lumière du jour qui ne dure que quatre heures sur vingt-quatre. La température qui tombe à -35 °C et les gens qui vont pêcher sous la glace, en forêt…

Il écoute avec beaucoup d’attention. « Le camarade Staline pense que l’âme de la Russie réside dans les glaces et la solitude du Grand Nord. L’exil du camarade Staline — cela se passait avant la Révolution, à Koureika, dans le cercle Arctique — a été la période la plus heureuse de sa vie. C’est là que le camarade Staline a appris à chasser et à pêcher. Ce porc de Trotski soutenait que le camarade Staline ne se servait que de pièges. C’est un sale mensonge ! Le camarade Staline pose des pièges, oui, mais il met aussi des lignes dans des trous de glace, et il était tellement doué pour trouver les poissons que les gens du cru le croyaient doté de pouvoirs surnaturels. En un jour, le camarade Staline a parcouru quarante-cinq verstes à skis et tué douze couples de perdrix en tirant vingt-quatre coups. Le camarade Trotski pourrait-il en dire autant ? »

Je voudrais pouvoir me souvenir de tout ce qu’il a dit. Peut-être est-ce ma destinée : enregistrer ses propos pour la postérité.

Lorsque je le quitte pour retourner au lit, il fait jour.


8/7/51. Même scénario que la dernière fois. Valetchka devant ma porte à trois heures du matin. Il s’est coupé, il veut que je vienne. Mais quand j’arrive auprès de lui, je ne vois aucune blessure. Il rit de sa plaisanterie et me demande de nouer tout de même le mouchoir sur sa main. Il me caresse la joue puis la pince. « Tu vois, intrépide Anna Safanova, quel prisonnier tu as fait de moi ?! »

Il n’est pas dans la même chambre que la dernière fois. Il y a des photos d’enfants sur les murs, découpées dans des journaux. Des enfants qui jouent dans une cerisaie. Un garçon sur des skis. Une petite fille qui boit du lait de chèvre dans une corne. Beaucoup de photos. Il remarque que je les regarde, et cela l’encourage à me parler franchement de ses propres enfants. Un de ses fils est mort. Un autre est un ivrogne. Sa fille s’est mariée deux fois, la première fois à un juif : il ne lui a jamais permis de franchir le seuil de la maison ! Qu’a donc fait le camarade Staline pour mériter cela ? La plupart des hommes engendrent des enfants normaux. Est-ce le sang qui n’allait pas ou l’éducation ? Y avait-il un problème au départ avec les mères ? (C’est ce qu’il pense, en se fondant sur le reste de leurs familles, qui n’ont cessé de lui causer des difficultés.) Ou était-il simplement impossible pour les enfants du camarade Staline d’évoluer normalement, étant donné sa position élevée au sein de l’État et du Parti ? C’est toujours le vieux dilemme, plus ancien même que la lutte des classes.

Il me demande si j’ai entendu parler du discours de 1948 du camarade Trofime Lyssenko devant l’Académie pan-soviétique Lénine des sciences de l’agriculture. Je lui réponds que oui. Il paraît satisfait.

« Mais c’est le camarade Staline qui a écrit ce discours ! Après toute une vie d’étude et de lutte, le camarade Staline est arrivé à la conclusion que les caractères acquis finissent par devenir innés. Mais bien sûr, ces découvertes doivent être formulées par d’autres, de même que c’est aux scientifiques de tirer de ce principe une science d’application.

« Rappelle-toi les paroles historiques de Staline à Gorki : “Il incombe à l’État prolétaire de produire les ingénieurs de l’âme humaine”.

« Es-tu une bonne bolchevique, Anna Safanova ? »

Je lui jure que je le suis.

« Veux-tu le prouver ? Veux-tu danser pour le camarade Staline ? »

Il y a un gramophone dans un coin de la pièce. Il s’en approche. Je…

CHAPITRE 15

« Et ça finit comme ça ? demanda O’Brian. (Sa voix exprimait un profond dépit.) Juste comme ça ?

— Voyez par vous-même. » Kelso tourna le fascicule pour le leur montrer. « Les vingt pages suivantes ont été arrachées. Et là, regardez, on voit comment ça a été fait. Les fragments qui restent attachés à la reliure sont de longueurs différentes.

— Et alors, qu’est-ce que ça veut dire ?

— Cela signifie qu’on ne les a pas arrachées d’un coup mais une par une. Méthodiquement. » Kelso reprit son examen. « Il reste des pages à la fin, une cinquantaine, mais on n’a pas écrit dessus. On a dessiné — griffonné serait plus exact — dessus au crayon rouge. Et c’est toujours le même dessin, vous voyez ?

— Qu’est-ce que c’est ? » O’Brian s’approcha, la caméra tournant toujours. « On dirait des loups.

— Ce sont des loups. Des têtes de loups. Staline dessinait souvent des loups dans la marge de documents officiels quand il réfléchissait.

— Bon sang. Alors, vous pensez que c’est authentique ?

— Tant qu’il n’y a pas eu d’expertise légale, je ne me prononcerai pas. Je suis désolé. Pas officiellement.

— Officieusement alors — ça ne sera pas cité —, qu’est-ce que vous en pensez ?

— Oh, c’est authentique, répliqua Kelso sans hésiter. J’en donnerais ma tête à couper. »

O’Brian arrêta sa caméra.


Ils avaient déjà quitté le garage et se trouvaient dans les locaux moscovites de Satellite News System, qui occupaient le dixième et dernier étage d’un immeuble situé juste au sud du stade Olympique. Une cloison de verre séparait le bureau de O’Brian de la production principale, où une secrétaire paraissait s’ennuyer devant un écran d’ordinateur. À côté d’elle, un téléviseur muet branché sur SNS passait des extraits des matchs de base-ball de la veille au soir. Par un vasistas, Kelso voyait une grande antenne satellite présentée comme un plat à offrandes aux nuages rebondis de Moscou.

« Et combien de temps ça va prendre de faire examiner ce document ? demanda O’Brian.

— Deux semaines peut-être, répondit Kelso. Un mois.

— Impossible, répliqua O’Brian. Impossible d’attendre si longtemps.

— Enfin, réfléchissez. Tout d’abord, techniquement, ce document appartient au gouvernement russe. Ou aux héritiers de Staline. Ou à je ne sais qui. En tout cas, il n’est pas à nous — à Zinaïda, je veux dire. »

Zinaïda se tenait près de la fenêtre et regardait par un espace qu’elle avait pratiqué en écartant deux lames du store. En entendant son nom, elle jeta un bref coup d’œil en direction de Kelso. Elle avait à peine prononcé un mot au cours de la dernière heure — et aucun lorsqu’ils se trouvaient encore dans le garage ni même pendant le trajet jusqu’à Moscou, roulant bien sagement derrière O’Brian.

« Il n’est donc pas prudent de le garder ici, poursuivit Kelso. Nous devons le sortir de ce pays. C’est la première priorité. Dieu seul sait qui le cherche à présent Et, en ce qui me concerne, le simple fait de se trouver dans la même pièce est déjà sacrément dangereux. Quant aux tests eux-mêmes… on peut les faire faire n’importe où. Je connais des gens à Oxford qui peuvent analyser l’encre et le papier. Il y a des spécialistes en Allemagne, en Suisse… »

O’Brian semblait ne pas écouter. Il avait les pieds posés sur son bureau, son corps longiligne carré dans son fauteuil et les mains nouées derrière la tête. « Vous savez ce qu’il faut qu’on fasse, en fait ? hasarda-t-il. Il faut qu’on retrouve la fille. »

Kelso le dévisagea un instant. « Qu’on retrouve la fille ? Mais qu’est-ce que vous racontez ? Il n’y aura pas de fille. La fille sera morte.

— On ne peut pas en être sûrs. Elle n’aurait que — combien ? — soixante ans et quelques.

— Elle aurait soixante-six ans. Mais ce n’est pas le problème. Ce n’est pas de vieillesse qu’elle sera morte. Avec qui croyez-vous qu’elle faisait joujou, là-bas ? Le prince charmant ? Elle n’aura certainement pas vécu heureuse et eu beaucoup d’enfants.

— Peut-être pas, mais il faut quand même qu’on apprenne ce qui lui est arrivé. Ce qu’est devenue sa famille. L’aspect humain. C’est ça, le sujet. »

Le mur, derrière la tête de O’Brian, était tapissé de photos : O’Brian avec Yasser Arafat, O’Brian avec Gerry Adams, O’Brian en gilet pare-balles près d’une fosse commune quelque part dans les Balkans, et une autre le montrant, en attirail de protection, en train de traverser un champ de mines en compagnie de la princesse de Galles. O’Brian en smoking, recevant une récompense — pour son pur génie d’être simplement O’Brian, peut-être ? Des coupures de O’Brian. Des reportages de O’Brian. Un panégyrique signé par le P-DG de SNS, louant O’Brian pour son « engagement incessant dans la compétition contre nos adversaires ». Pour la première fois, et bien trop tard, Kelso commença à prendre la mesure de l’ambition du personnage.

« Rien, fit Kelso très nettement, afin qu’il ne pût subsister aucune ambiguïté, rien ne doit être rendu public tant que ces documents n’ont pas quitté le pays et été légalement authentifiés. Vous m’entendez ? Nous étions d’accord là-dessus. »

O’Brian fit claquer ses doigts. « Oui, oui, oui. D’accord. Mais entre-temps, il faut qu’on trouve ce que cette fille est devenue. Il faut qu’on fasse ça de toute façon. Si on file avec le cahier avant d’avoir découvert ce qui est arrivé à Anna, quelqu’un d’autre le fera et nous soufflera la meilleure partie du gâteau. » Il retira ses pieds du bureau et fit tourner son fauteuil vers la bibliothèque qui se trouvait à côté. « Bon, où se trouve cette putain d’Arkhangelsk, maintenant ? »

* * *

Tout se passa avec une sorte de logique inexorable, de sorte que par la suite, lorsque Kelso eut le temps de passer en revue chacune de ses actions, il ne put jamais déterminer l’instant précis où il aurait pu arrêter la catastrophe, détourner les événements vers un cours différent…

« “Arkhangelsk”, lut O’Brian dans son guide. “Ville portuaire du nord de la Russie. Population : quatre cent mille habitants. Située sur la Dvina du Nord, à une cinquantaine de kilomètres de la mer Blanche. Principales industries : le bois, la construction navale et la pêche. Arkhangelsk est prise dans les neiges de la fin octobre au début du mois d’avril.” Merde ! On est le combien ?

— Le 29 octobre. »

O’Brian décrocha le téléphone et tapa un numéro. De sa place, sur le canapé, Kelso regarda à travers l’épaisse cloison de verre la secrétaire décrocher silencieusement son combiné.

« Ma chérie, fit O’Brian, tu veux bien me rendre un service ? Branche-toi sur le centre météo de Floride et donne-moi les dernières prévisions pour le temps qu’il va faire à Arkhangelsk. (Il lui épela le nom.) C’est ça. Aussi vite que tu peux. »

Kelso ferma les yeux.

Le problème — il le savait tout au fond de lui-même — était que O’Brian avait raison. Le vrai sujet, c’était la fille. Et l’on ne pouvait retracer ce sujet-là à Moscou. Si l’on devait retrouver la piste quelque part, ce ne pourrait être que dans le Nord, chez elle, là où il pouvait encore rester de la famille, des amis susceptibles de se souvenir d’elle : de la fille de dix-neuf ans membre active du Komsomol et de sa soudaine convocation à Moscou pendant l’été 1951…

« “Arkhangelsk, reprit O’Brian, fut fondée par Pierre le Grand et baptisée du nom de l’archange Michel, l’ange guerrier. Voir le Livre des Révélations, chapitre XII, versets 7 et 8 : Et il y eut une guerre dans le ciel : Michel et ses anges combattirent contre le dragon ; et le dragon et ses anges combattirent, mais ils ne furent pas les plus forts. Dans les années 1930…”

— On doit vraiment écouter ça ? »

Mais O’Brian leva le doigt.

« “Dans les années 1930, Staline exila deux millions de koulaks ukrainiens dans l’Oblast d’Arkhangelsk, région de toundra et de forêts plus vaste que la France. Après la guerre, on effectua dans cette vaste région des essais nucléaires. Arkhangelsk a pour avant-port Severodvinsk, centre du programme russe de construction de sous-marins nucléaires. Arkhangelsk était, jusqu’à la chute du communisme, une ville fermée, interdite à tous les visiteurs étrangers. Conseil au voyageur : quand vous arrivez à la gare d’Arkhangelsk, vérifiez toujours le compteur numérique de radiation ; s’il affiche moins de 15 microrads par heure, il n’y a pas de problème.” » O’Brian referma l’ouvrage avec un claquement joyeux. « Ça a l’air sympa comme coin. Qu’est-ce que vous en pensez ? Vous êtes partant ? » Je suis coincé, pensa Kelso. Je suis victime de l’inexorabilité historique. Le camarade Staline aurait apprécié.

« Vous savez que je n’ai pas d’argent…

— Je vous en prêterai.

— Pas de vêtements d’hiver…

— On a des vêtements chauds.

— Pas de visa…

— Un détail.

— Un détail ?

— Allons, Fluke. C’est vous, le spécialiste de Staline. J’ai besoin de vous.

— C’est très touchant. Mais si je dis non, je suppose que vous irez quand même ? »

O’Brian grimaça un sourire. Le téléphone sonna. Il décrocha, écouta, fronça les sourcils et prit quelques notes. Lorsqu’il raccrocha, il avait le front soucieux et Kelso entretint brièvement l’espoir d’un répit. Mais non.

Le temps à Arkhangelsk à onze heures, heure de Greenwich (quinze heures, heure locale), était aujourd’hui légèrement nuageux, température -4 °C, avec des vents légers et un peu de neige. Mais une profonde dépression arrivait par l’est, de Sibérie, et on annonçait assez de neige pour que la ville soit fermée à la circulation d’ici un jour ou deux.

Autrement dit, fit O’Brian, ils devaient se dépêcher.

Il prit un atlas et l’ouvrit sur son bureau.

La façon la plus rapide d’atteindre Arkhangelsk était de toute évidence l’avion, mais le vol de l’Aeroflot ne partait que le lendemain matin, et la compagnie exigerait de voir le visa de Kelso, qui expirait le soir même, à minuit. C’était donc exclu. Le voyage en train prenait plus de vingt heures, et O’Brian lui-même comprit les risques que cela comportait : se retrouver coincé à bord d’un wagon-lit trop lent pendant la majeure partie de la journée.

Ce qui ne laissait que la route, en l’occurrence la M8, soit près de onze cents kilomètres plus ou moins directs : d’après la carte, elle faisait un léger détour pour passer par Iaroslavl avant de suivre les lits de la Vaga et de la Dvina, à travers les immenses étendues de taïga, de toundra et de forêts vierges de la Russie du Nord, pour s’arrêter dans la ville même d’Arkhangelsk.

« Ce n’est pas une autoroute, vous savez, intervint Kelso. Il n’y aura pas de motel sur le bord.

— C’est rien du tout, mec. Promis, ce sera de la petite bière. Voyons, qu’est-ce qu’il nous reste ? Encore deux heures de jour ? Ça va nous permettre de laisser Moscou loin derrière. Vous conduisez ?

— Oui.

— Eh bien voilà. On fera des tours. Ces trajets, je vous le dis, moi, ça fait toujours peur sur le papier. Et puis une fois qu’on y est, on bouffe du kilomètre. Vous allez voir. (Il faisait des calculs sur un bloc.) Je crois qu’on pourrait arriver à Arkhangelsk vers neuf ou dix heures demain matin.

— En roulant toute la nuit alors ?

— C’est ça. Ou on peut faire une étape, si vous préférez. Le truc, c’est d’arrêter de discuter et de se mettre en route. Plus tôt on partira, plus tôt on sera là-bas. Il faut qu’on enveloppe ce bouquin dans quelque chose… »

Il fit le tour de son bureau et se dirigea vers le cahier qui était posé sur la table basse, à côté de la masse de papiers agglomérés. Mais Zinaïda s’en empara avant qu’il puisse l’atteindre.

« Ça, fit-elle en anglais, à moi.

— Quoi ?

— À moi.

— C’est vrai, intervint Kelso. Son père le lui a laissé.

— Mais je veux seulement l’emprunter.

— Niet ! »

O’Brian prit Kelso à témoin. « Elle est folle ou quoi ? Et si on trouve Anna Safanova ?

— “Et si on la trouve ?” Qu’est-ce que vous imaginez exactement ? La vieille maîtresse de Staline dans son fauteuil à bascule, en train de lire son journal tout haut pour les téléspectateurs ?

— Oh, très drôle. Ecoutez-moi : on nous parlera beaucoup plus facilement si on a quelque chose à montrer. Je suis sûr qu’on doit emporter ce bouquin avec nous. Et puis pourquoi serait-il à elle ? Il n’est pas plus à elle qu’à moi. Ou à qui que ce soit d’autre.

— Parce que c’est ce que nous avons convenu, vous vous souvenez ?

— Ce que nous avons convenu ? J’ai plutôt l’impression que c’est vous deux qui avez convenu quelque chose, pour l’instant. (Il reprit son ton enjôleur :) Allez, Fluke. Et puis c’est dangereux pour elle de rester à Moscou. Où est-ce qu’elle le cacherait ? Et si Mamantov lui tombait dessus ? »

Kelso dut reconnaître qu’il avait raison sur ce point. « Alors pourquoi ne viendrait-elle pas avec nous ? » Il se tourna vers Zinaïda. « Accompagnez-nous à Arkhangelsk…

— Avec lui ? rétorqua-t-elle en russe. Pas question. Il nous tuera tous. »

Kelso commençait à perdre patience. « Alors remettons Arkhangelsk à plus tard, dit-il, énervé, à O’Brian, le temps de faire une copie du document.

— Mais vous avez entendu la météo ? Dans deux jours maxi, on ne pourra plus aller là-bas. Et puis c’est un bon sujet, et les bons sujets, ça n’attend pas. » Il leva les bras au ciel, écœuré. « Merde, on ne va quand même pas perdre tout l’après-midi à s’engueuler ! Il faut que je prenne du matériel. On a besoin de provisions. Faut se bouger. Putain de bordel, faites-lui donc entendre raison ! »

« Je vous avais dit, déclara Zinaïda après que le journaliste fut sorti d’un pas bruyant et en claquant la porte de verre derrière lui, je vous avais dit qu’on ne pouvait pas se fier à lui. »

Kelso se laissa tomber sur le canapé et se frotta le visage à deux mains. Il se dit que tout cela commençait à devenir dangereux. Pas physiquement — curieusement, ce danger-là lui paraissait toujours irréel —, mais professionnellement. Il analysait maintenant le piège d’un point de vue professionnel. Adelman avait raison : ces grosses arnaques se passaient presque toujours de la même façon. Et cela se terminait généralement devant la justice. Voilà où il en était, lui, historien averti — ou censé l’être —, et qu’avait-il fait ? Il avait lu le cahier une fois. Une fois. Il n’avait même pas pris la peine de faire les vérifications les plus élémentaires, à savoir contrôler que les dates mentionnées dans le journal correspondaient à l’emploi du temps connu de Staline en été 1951. Il imaginait sans peine la réaction de ses anciens collègues, qui quittaient sans doute l’espace aérien russe en ce moment même. S’ils pouvaient voir comment il abordait cette affaire…

Cette idée le dérangeait plus qu’il n’aurait voulu l’admettre.

Puis il y avait l’autre liasse de papiers posée sur la table, moisie et agglomérée. Il n’y avait même pas jeté un coup d’œil.

Il enfila les gants de O’Brian et se pencha en avant. Il fit courir un index expérimenté sur les spores grisâtres de la première page. Il y avait quelque chose d’écrit en dessous. Il frotta encore, et les lettres NKVD apparurent.

« Zinaïda », appela-t-il.

Elle était assise derrière le bureau de O’Brian et tournait les pages du cahier, de son cahier. Elle leva les yeux en entendant son nom.

Kelso lui emprunta sa pince à épiler pour écarter la couche externe de papier. Celle-ci s’arracha comme de la peau morte, laissant quelques lambeaux ici et là, mais partant assez proprement pour qu’on pût lire les mots de la page juste en dessous. Il s’agissait d’un document tapé à la machine, visiblement un rapport de surveillance, daté du 24 mai 1951 et signé par le commandant I.T. Mekhlis, du NKVD.

« … Résumé des informations à la demande du 23… Anna Mikhaïlovna Safanova, née à Arkhangelsk le 27/2/1932… Académie Maxime-Gorki… réputation (cf. ci-joint). Santé : bonne… diphtérie à l’âge de huit ans et trois mois… Rubéole à dix ans et un mois… pas d’antécédents familiaux de problèmes génétiques. Travail au sein du Parti : remarquable… Pionniers… Komsomol… »

Kelso éplucha ainsi d’autres pages. Certaines venaient seules, d’autres par blocs de deux ou trois. C’était laborieux. Par la cloison vitrée, il aperçut à plusieurs reprises O’Brian traînant des valises jusqu’à l’ascenseur, mais il était trop absorbé par sa lecture pour lui prêter la moindre attention. Ce qu’il déchiffrait, en fait, c’était un dossier aussi complet que possible de la police secrète retraçant la vie tout entière d’une jeune fille de dix-neuf ans. Et il s’en dégageait quelque chose de quasi pornographique. Il y avait un compte rendu de toutes ses maladies infantiles, le détail de son groupe sanguin (O), l’état de ses dents (excellent), sa taille, son poids, sa couleur de cheveux (châtain clair), ses aptitudes physiques (« Elle fait preuve en gymnastique d’excellentes dispositions… »), ses capacités intellectuelles (« Un total de 90 sur 100… »), sa conformité idéologique (« Très bonne maîtrise de la théorie marxiste… »), et des entretiens avec son médecin, son entraîneur sportif, ses professeurs, son chef de groupe au Komsomol, ses camarades de lycée.

Le pire que l’on trouvait sur elle était qu’elle était peut-être d’un « tempérament légèrement rêveur » (camarade Oborine) et qu’elle manifestait « une certaine tendance à la subjectivité et au sentimentalisme bourgeois plutôt qu’à l’objectivité dans toutes ses relations personnelles » (Elena Satsanova). Près d’une autre critique de la même camarade Satsanova, qui jugeait Anna trop « naïve », un commentaire avait été rajouté dans la marge à l’encre rouge : « Bien ! » puis, en dessous, « Qui est cette vieille bique ? » Il y avait encore des mots soulignés, des points d’exclamation, des points d’interrogation et autres remarques : « Ah ! Ah ! Ah ! », « Et alors ? », « Acceptable ! »

Kelso avait passé suffisamment de temps dans les archives pour reconnaître à la fois l’écriture et le style. Ces pattes de mouche découpées étaient celles de Staline. Il n’y avait aucun doute.

Au bout d’une demi-heure, il remit les feuillets dans l’ordre original et retira les gants. Il avait les mains rouges et trempées de sueur, avec la sensation d’avoir des griffes à la place des doigts. Il se fit soudain l’impression d’être un charognard.

Zinaïda l’observait.

« Qu’est-ce qui lui est arrivé, d’après vous ?

— Rien de bon.

— Il l’a fait venir du Nord pour la baiser, c’est ça ?

— C’est une façon de voir les choses.

— Pauvre gosse.

— Pauvre gosse, concéda-t-il.

— Mais pourquoi a-t-il conservé son cahier ?

— Par obsession ? Par tendresse ? (Il haussa les épaules.) Qui peut le dire ? Il était malade à cette époque. Il ne lui restait plus que vingt mois à vivre. Peut-être qu’elle décrivait tout ce qui lui est arrivé et puis qu’elle a réfléchi et préféré tout arracher. Ou, plus vraisemblablement, c’est lui qui aura trouvé le cahier et arraché les pages. Il n’aimait pas qu’on en sache trop sur lui.

— Oui, eh bien, je peux vous dire une chose : il ne l’a pas baisée cette nuit-là. »

Kelso éclata de rire. « Mais comment pouvez-vous savoir une chose pareille ?

— Facile. Regardez. (Elle ouvrit le cahier.) Ici, le 12 mai, elle parle du “côté pénible de cette période”, d’accord ? Et là, elle dit qu’“il n’y a pas pire journée pour voyager”, et on est le 10 juin. Bon, vous pouvez calculer tout seul, non ? Cela fait exactement vingt-huit jours entre les deux. Et vingt-huit jours après le 10 juin, ça donne le 8 juillet, ce qui correspond à la dernière date du cahier. »

Kelso se leva lentement et s’approcha du bureau. Il regarda par-dessus l’épaule de la jeune femme l’écriture enfantine.

« Qu’est-ce que vous racontez ?

— Que c’était une petite fille bien réglée. Une bonne petite pionnière parfaitement réglée. »

Kelso digéra l’information, remit les gants, lui prit le cahier et passa d’une page à l’autre. Franchement, c’était complètement dingue, non ? C’était dégueulasse. Il avait peine à formuler le soupçon qui germait dans sa tête. Mais, s’il se trompait, pourquoi Staline se serait-il intéressé au fait de savoir si elle avait eu la rubéole ? Ou si sa famille avait jamais souffert de problèmes génétiques ?

« Dites-moi, articula-t-il lentement. À quel moment aurait-elle été fertile, alors ?

— Quatorze jours plus tard. Le 22. »

Mais, soudain, elle sentit qu’elle n’en pouvait plus de rester là. Il fallait qu’elle sorte.

Elle repoussa le siège et regarda le cahier avec répulsion.

« Prenez cette saloperie, dit-elle. Prenez-le. Gardez-le. »

Elle ne voulait plus y toucher. Elle ne voulait même plus le voir.

Il était maudit.

Deux secondes plus tard, elle avait son sac sur l’épaule et ouvrait la porte à toute volée. Kelso dut courir pour la rattraper alors qu’elle se dirigeait rapidement vers les ascenseurs. O’Brian sortit d’une salle de rédaction pour voir ce qui se passait. Il portait une grosse veste imperméable et deux paires de jumelles passées autour de son cou de taureau. Il entreprit de les suivre, mais Kelso lui fit signe de rester en dehors de ça.

« Je m’en occupe. »

Elle se tenait dans le couloir, lui tournant le dos.

« Écoutez, Zinaïda », commença-t-il. La porte de l’ascenseur s’ouvrit, et il monta avec elle. « Écoutez, c’est dangereux pour vous de vous balader comme ça… » Presque aussitôt, la cabine s’immobilisa et un homme monta, massif, âge moyen, manteau de cuir noir, casquette de cuir noir. Il se plaça entre eux, jeta un coup d’œil sur Zinaïda, puis sur Kelso, sentant visiblement leur silence contraint. Il regarda droit devant lui, le menton redressé, un léger sourire aux lèvres. Kelso devinait ce qu’il était en train de penser : querelle d’amoureux, mais c’était la vie, ça passerait.

Lorsqu’ils arrivèrent au rez-de-chaussée, il s’écarta poliment pour les laisser sortir les premiers, et Zinaïda traversa rapidement le hall, ses bottes de cuir martelant bruyamment le sol de marbre. Un agent de sécurité pressa un bouton pour ouvrir les portes.

« Vous, dit-elle en remontant la fermeture Éclair de son blouson, vous feriez mieux de vous inquiéter pour vous-même. »

Il était juste après seize heures. Les employés commençaient à partir. Dans les bureaux qui se trouvaient dans l’immeuble d’en face, Kelso voyait l’éclat vert des écrans d’ordinateur. Une femme s’était tapie dans l’encoignure d’une porte pour parler dans un téléphone mobile. Une moto passa, lentement.

« Zinaïda, écoutez. » Il lui saisit le bras pour l’arrêter. Elle ne voulait pas le regarder. Il l’attira près du mur. « Votre père a eu une mort affreuse, vous comprenez ce que je vous dis ? Les gens qui ont fait ça… Mamantov et sa bande… ils veulent ce cahier. Ils savent qu’il contient quelque chose d’important… ne me demandez pas comment ils le savent S’ils découvrent que votre père avait une fille, et ils le découvriront sûrement parce que Mamantov avait accès à son dossier, eh bien, réfléchissez. C’est après vous qu’ils en auront.

— Et c’est pour ça qu’ils l’ont tué ?

— Ils l’ont tué parce qu’il ne voulait pas leur révéler où était le cahier. Et il ne voulait pas leur révéler où il était parce qu’il voulait que ce soit vous qui l’ayez.

— Mais ça ne valait pas la peine de mourir pour ça. Quel vieux fou stupide. » Elle le foudroya du regard. Ses yeux étaient humides pour la première fois de la journée. « Vieux fou stupide et borné.

— Vous avez quelqu’un chez qui aller ? de la famille ?

— Ils sont tous morts.

— Un ami, peut-être ?

— Un ami ? J’ai ça, vous vous rappelez ? » Elle souleva le rabat de son sac, montrant le pistolet de son père.

Aussi calmement qu’il put, Kelso insista : « Donnez-moi au moins votre adresse, Zinaïda. Votre numéro de téléphone… »

Elle l’examina d’un air soupçonneux. « Pourquoi ?

— Parce que je me sens responsable. » Il regarda autour de lui. C’était de la folie, de parler comme ça, dans la rue. Il chercha un stylo dans sa poche, ne trouva pas de papier et arracha le côté d’un paquet de cigarettes. « Ecrivez-moi ça là-dessus, vite. »

Il crut qu’elle n’allait pas le faire. Elle parut sur le point de partir. Mais alors, d’un mouvement brusque, elle se tourna vers lui et griffonna quelque chose. Il vit qu’elle habitait près du parc Izmaïlovo, là où se tenait le marché aux puces.

Sans un au revoir, elle remonta la rue et traversa rapidement le passage pour piétons. Il ne la quitta pas des yeux, attendant de voir si elle allait se retourner. Elle n’en fit rien, évidemment. Il en était sûr. Elle n’était pas du genre à regarder en arrière.

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