Bou-Amama

Bien malin celui qui dirait, même aujourd’hui, ce qu’était Bou-Amama. Cet insaisissable farceur, après avoir affolé notre armée d’Afrique, a disparu si complètement qu’on commence à supposer qu’il n’a jamais existé.

Des officiers dignes de foi, qui croyaient le connaître, me l’ont décrit d’une certaine façon ; mais d’autres personnes non moins honnêtes, sûres de l’avoir vu, me l’ont dépeint d’une autre manière.

Dans tous les cas, ce rôdeur n’a été que le chef d’une bande peu nombreuse, poussée sans doute à la révolte par la famine. Ces gens ne se sont battus que pour vider les silos ou piller des convois. Ils semblent n’avoir agi ni par haine, ni par fanatisme religieux, mais par faim. Notre système de colonisation consistant à ruiner l’Arabe, à le dépouiller sans repos, à le poursuivre sans merci et à le faire crever de misère, nous verrons encore d’autres insurrections.

Une autre cause peut-être à cette campagne est la présence sur les hauts-plateaux des alfatiers espagnols.

Dans cet océan d’alfa, dans cette morne étendue verdâtre, immobile sous le ciel incendié, vivait une vraie nation, des hordes d’hommes à la peau brune, aventuriers que la misère ou d’autres raisons avaient chassés de leur patrie. Plus sauvages, plus redoutés que les Arabes, isolés ainsi, loin de toute ville, de toute loi, de toute force, ils ont fait, dit-on, ce que faisaient leurs ancêtres sur les terres nouvelles ; ils ont été violents, sanguinaires, terribles envers les habitants primitifs.

La vengeance des Arabes fut épouvantable.

Voici, en quelques lignes, l’origine apparente de l’insurrection.

Deux marabouts prêchaient ouvertement la révolte dans une tribu du Sud. Le lieutenant Weinbrenner fut envoyé avec la mission de s’emparer du caïd de cette tribu. L’officier français avait une escorte de quatre hommes. Il fut assassiné.

On chargea le colonel Innocenti de venger cette mort, et on lui envoya comme renfort l’agha de Saïda.

Or, en route, le goum de l’agha de Saïda rencontra les Trafis qui se rendaient également auprès du colonel Innocenti. Des querelles s’élevèrent entre les deux tribus ; les Trafis firent défection et allèrent se mettre sous les ordres de Bou-Amama. C’est ici que se place l’affaire de Chellala qui a été cent fois racontée. Après le sac de son convoi, le colonel Innocenti, qui semble avoir été accusé bien légèrement par l’opinion publique, remonta à marches forcées vers le Kreïder, afin de refaire sa colonne, et laissa la route entièrement libre à son adversaire. Celui-ci en profita.

Mentionnons un fait curieux. Le même jour, les dépêches officielles signalaient en même temps Bou-Amama sur deux points distants l’un de l’autre de cent cinquante kilomètres.

Ce chef, profitant de l’entière liberté qu’on lui donnait, passa à douze kilomètres de Géryville, tua en route le brigadier Bringeard, envoyé avec quelques hommes seulement en plein pays révolté pour établir les communications télégraphiques ; puis il remonta au nord.

C’est alors qu’il traversa le territoire des Hassassenas et des Harrars, et qu’il donna vraisemblablement à ces deux tribus le mot d’ordre pour le massacre général des Espagnols, qu’elles devaient exécuter peu après.

Enfin, il arriva à Aïn-Kétifa, et deux jours plus tard il campait à Haci-Tirsine, à vingt-deux kilomètres seulement de Saïda.

L’autorité militaire, inquiète, enfin, prévint le 10 juin au soir, la Compagnie franco-algérienne de faire rentrer tous ses agents, le pays n’étant pas sûr. Des trains circulèrent toute la nuit jusqu’à l’extrême limite de la ligne ; mais on ne pouvait, en quelques heures, faire revenir les chantiers disséminés sur un territoire de cent cinquante kilomètres, et le 11, au point du jour, les massacres commencèrent.

Ils furent accomplis surtout par les deux tribus des Hassassenas et des Harrars exaspérés contre les Espagnols qui vivaient sur leurs territoires.

Et cependant, sous prétexte de ne point les pousser à la révolte, on a laissé tranquilles ensuite ces tribus, qui ont égorgé près de trois cents personnes, hommes, femmes et enfants. Des cavaliers arabes trouvés chargés de dépouilles avec des robes de femmes espagnoles sous leurs selles, ont été relâchés, dit-on, sous prétexte que les preuves manquaient.

Donc, le 10 au soir, Bou-Amama campait à Haci-Tirsine, à vingt-deux kilomètres de Saïda. À la même heure, le général Cérez télégraphiait au gouverneur que le chef révolté tentait de repasser dans le sud.

Les jours suivants le hardi marabout pilla les villages de Tafraoua et de Kralfallah, chargeant tous ses chameaux de butin, emportant la valeur de plusieurs millions en vivres et en marchandises.

Il remonta de nouveau à Haci-Tirsine pour reconstituer sa troupe ; puis il divisa son convoi en deux parties, dont l’une se dirigea vers Aïn-Kétifa. Là, elle fut arrêtée et pillée par le goum de Sharraouï (colonne Brunetière).

L’autre section, commandée par Bou-Amama lui-même, se trouvait prise entre la colonne du général Détrie campée à El-Maya et la colonne Mallaret postée près du Kreïder, à Ksar-el-Krelifa. Il fallait passer entre les deux, ce qui n’était pas facile. Bou-Amama envoya alors un parti de cavaliers devant le camp du général Détrie qui le poursuivit, avec toute sa colonne, jusqu’à Aïn-Sfisifa, bien au-delà du Chott, persuadé qu’il tenait le marabout devant lui. La ruse avait réussi. La voie était libre. Le lendemain du départ du général, le chef insurgé occupait son camp, c’était le 14 juin.

De son côté le colonel Mallaret, au lieu de garder le passage du Kreïder, s’était campé à Ksar-el-Krelifa, quatre kilomètres plus loin. Bou-Amama envoya aussitôt un fort détachement de cavaliers défiler devant le colonel qui se contenta de tirer les six coups de canon légendaires. Et, pendant ce temps, le convoi de chameaux chargés passait tranquillement le chott au Kreïder, seul point où la traversée fût facile. De là le marabout dut aller mettre ses provisions à l’abri chez les Mograr, sa tribu, à quatre cents kilomètres au sud de Géryville.

D’où viennent, dira-t-on, des faits si précis ? De tout le monde. Ils seront naturellement contestés par l’un sur un point, par l’autre sur un autre point. Je ne puis rien affirmer, n’ayant fait que recueillir les renseignements qui m’ont paru les plus vraisemblables. Il serait d’ailleurs impossible d’obtenir en Algérie un détail certain sur ce qui se passe ou s’est passé à trois kilomètres du point où l’on se trouve. Quant aux nouvelles militaires, elles semblaient, pendant toute cette campagne, fournies par un mauvais plaisant. Le même jour, Bou-Amama a été signalé sur six points différents par six chefs de corps qui croyaient le tenir. Une collection complète des dépêches officielles avec un petit supplément contenant celles des agences autorisées constituerait un recueil tout à fait drôle. Certaines dépêches, dont l’invraisemblance était trop évidente, ont d’ailleurs été arrêtées dans les bureaux, à Alger.

Une caricature spirituelle, faite par un colon, m’a paru expliquer assez bien la situation. Elle représentait un vieux général, gros, galonné, moustachu, debout en face du désert. Il considérait d’un œil perplexe le pays immense, nu et vallonné, dont les limites ne s’apercevaient point, et il murmurait : « Ils sont là !.. quelque part ! » Puis, s’adressant à son officier d’ordonnance, immobile dans son dos, il prononçait d’une voix ferme : « Télégraphiez au gouvernement que l’ennemi est devant moi et que je me mets à sa poursuite. »

Les seuls renseignements un peu certains qu’on se procurait venaient des prisonniers espagnols échappés à Bou-Amama. J’ai pu causer, au moyen d’un interprète, avec un de ces hommes, et voici ce qu’il m’a raconté.

Il s’appelait Blas Rojo Pélisaire. Il conduisait avec des camarades, le 10 juin au soir, un convoi de sept charrettes, quand ils trouvèrent sur la route d’autres charrettes brisées, et, entre les roues, les charretiers massacrés. Un d’eux vivait encore. Ils se mirent à le soigner ; mais une troupe d’Arabes se jeta sur eux. Les Espagnols n’avaient qu’un fusil ; ils se rendirent ; ils furent néanmoins massacrés, à l’exception de Blas Rojo, épargné sans doute à cause de sa jeunesse et de sa bonne mine. On sait que les Arabes ne sont point indifférents à la beauté des hommes. On le conduisit au camp où il trouva d’autres prisonniers. À minuit on tua l’un d’eux, sans raison. C’était un homme de mécanique (un de ceux chargés de serrer les freins des charrettes) nommé Domingo.

Le lendemain 11, Blas apprit que d’autres prisonniers avaient été tués dans la nuit. C’était le jour des grands massacres. On resta au même endroit ; puis, le soir, les cavaliers amenèrent deux femmes et un enfant.

Le 12, on leva le camp et on marcha tout le jour.

Le 13 au soir on campait à Dayat-Kereb.

Le 14, on marchait dans la direction de Ksar-Krelifa. C’est le jour de l’affaire Mallaret. Le prisonnier n’a pas entendu le canon. Ce qui laisse supposer que Bou-Amama a fait défiler un parti de cavaliers seulement devant le corps expéditionnaire français, tandis que le convoi de butin où se trouvait Blas passait le chott quelques kilomètres plus loin, bien à l’abri.

Pendant huit jours, on marcha en zigzag. Une fois arrivés à Tis-Moulins, les goums dissidents se séparèrent, emmenant chacun ses prisonniers.

Bou-Amama se montra bienveillant pour les prisonniers, surtout pour les femmes, qu’il faisait coucher dans une tente spéciale et garder.

Une d’elles, une belle fille de dix-huit ans, s’unit en route avec un chef Trafi, qui la menaçait de mort si elle résistait. Mais le marabout refusa de consacrer leur union.

Blas Rojo fut attaché au service de Bou-Amama, qu’il ne vit pas cependant. Il ne vit que son fils, qui dirigeait les opérations militaires. Il semblait âgé de trente ans environ. C’était un grand garçon maigre, brun, pâle, aux yeux larges et qui portait une petite barbe.

Il possédait deux chevaux alezans, dont un français qui semble avoir appartenu au commandant jacquet. Le prisonnier n’a pas eu connaissance de l’affaire du Kreïder.

Blas Rojo se sauva dans les environs de Bas-Yala mais, ne connaissant pas bien le pays, il fut forcé de suivre les rivières à sec, et, après trois jours et trois nuits de marche, il arriva à Marhoum. Bou-Amama avait avec lui cinq cents cavaliers et trois cents fantassins, plus un convoi de chameaux destinés à porter le butin.

Pendant quinze jours après les massacres, des trains ont circulé jour et nuit sur la petite ligne du chemin de fer des chotts. On recueillait à tout moment de misérables espagnols mutilés, de grandes et belles filles nues, violées et ensanglantés. L’autorité militaire aurait pu, disent tous les habitants de la contrée, éviter cette boucherie avec un peu de prévoyance. Elle n’a pu, dans tous les cas, venir à bout d’une poignée de révoltés. Quelles sont les causes de cette impuissance de nos armes perfectionnées contre les matraques et les mousquets des Arabes ? À d’autres de les pénétrer et de les indiquer.

Les Arabes, dans tous les cas, ont sur nous un avantage contre lequel nous nous efforçons en vain de lutter. Ils sont les fils du pays. Vivant avec quelques figues et quelques grains de farine, infatigables sous ce climat qui épuise les hommes du Nord, montés sur des chevaux sobres comme eux et comme eux insensibles à la chaleur, ils font, en un jour, cent ou cent trente kilomètres. N’ayant ni bagages, ni convois, ni provisions à traîner derrière eux, ils se déplacent avec une rapidité surprenante, passent entre deux colonnes campées pour aller attaquer et piller un village qui se croit en sûreté, disparaissent sans laisser de traces, puis reviennent brusquement alors qu’on les suppose bien loin.

Dans la guerre d’Europe, quelle que soit la promptitude de marche d’une armée, elle ne se déplace pas sans qu’on puisse en être informé. La masse des bagages ralentit fatalement les mouvements et indique toujours la route suivie. Un parti arabe, au contraire, ne laisse pas plus de marques de son passage qu’un vol d’oiseaux. Ces cavaliers errants vont et viennent autour de nous avec une célérité et des crochets d’hirondelles.

Quand ils attaquent, on les peut vaincre, et presque toujours on les bat malgré leur courage. Mais on ne peut guère les poursuivre ; on ne peut jamais les atteindre quand ils fuient. Aussi évitent-ils avec soin les rencontres, et se contentent-ils en général de harceler nos troupes. Ils chargent avec impétuosité, au galop furieux de leurs maigres chevaux, arrivant comme une tempête de linge flottant et de poussière.

Ils déchargent, tout en galopant, leurs longs fusils damasquinés, puis, soudain décrivant une courbe brusque, s’éloignent ainsi qu’ils étaient venus, ventre à terre, laissant sur le sol derrière eux, de place en place, un paquet blanc qui s’agite, tombé là comme un oiseau blessé qui aurait du sang sur ses plumes.

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