Le Zar’ez

Comme je déjeunais un matin au fort de Boghar chez le capitaine du bureau arabe, un des officiers les plus obligeants et les plus capables qui soient dans le Sud, au dire des gens compétents, on parla d’une mission qu’allaient remplir deux jeunes lieutenants. Il s’agissait de faire un long crochet sur les territoires des cercles de Boghar, Djelfa et Bou-Saada pour déterminer les points d’eau. On craignait toujours une insurrection générale dès la fin du Ramadan et on voulait préparer la marche d’une colonne expéditionnaire à travers les tribus qui peuplent cette partie du pays.

Aucune carte précise n’existe encore de ces contrées. On n’a que les sommaires relevés topographiques faits par les rares officiers qui passent de temps en temps, les indications approximatives des sources et des puits, les notes griffonnées vivement sur le pommeau de la selle, et les rapides dessins faits à l’œil, sans instruments d’aucune sorte.

Je demandai aussitôt l’autorisation de me joindre à la petite troupe. Elle me fut accordée de la meilleure grâce du monde.

Nous sommes partis deux jours plus tard.

Il était trois heures du matin quand un spahi vint m’éveiller en frappant à la porte de la pauvre auberge de Boukhrari.

Quand j’eus ouvert, l’homme se présenta avec sa veste rouge brodée de noir, son large pantalon plissé, finissant au genou, là où commencent les bas en cuir cramoisi des cavaliers du désert. C’était un Arabe de taille moyenne. Son nez courbé avait été fendu d’un coup de sabre et la cicatrice laissait ouverte toute la narine du côté gauche. Il s’appelait Bou-Abdallah. Il me dit :

— Mossieu, ton cheval il est prêt.

Je demandai :

— Le lieutenant est-il arrivé ?

Il me répondit :

— Va venir.

Bientôt, un bruit lointain s’éleva dans la vallée obscure et nue ; puis des ombres et des silhouettes apparurent, passèrent. Je distinguai seulement les trois corps étranges et lents des trois chameaux qui portaient les cantines, nos lits de camps et les quelques objets que nous prenions pour un voyage de vingt jours dans une solitude à peine connue des officiers eux-mêmes.

Puis bientôt, toujours dans la direction du fort de Boghar, retentit le galop rapide d’une troupe de cavaliers ; et les deux lieutenants qui s’en allaient en mission parurent avec leur escorte, composée d’un autre spahi et d’un cavalier arabe appelé Dellis, un homme de grande tente, d’une illustre famille indigène.

Je montai immédiatement à cheval, et l’on partit.

La nuit était encore absolue, calme, on pourrait dire immobile. Après avoir remonté quelque temps vers le nord, en suivant la vallée du Chélif, nous tournâmes à droite dans un vallon, juste au moment où le jour naissait.

En ce pays, soir et matin, le crépuscule n’existe pas. Presque jamais on ne voit non plus ces belles nuées traînantes, empourprées, découpées, bigarrées et bizarres, saignantes ou enflammées, qui colorent nos horizons du Nord au moment où le soleil se lève, ainsi qu’à l’heure où le soleil se couche.

Ici, c’est d’abord une lueur très vague, qui augmente, s’étend, envahit tout l’espace en quelques instants. Puis soudain, à la crête d’un mont, ou bien au bord de la plaine infinie, le soleil apparaît tel qu’il va monter au ciel, et sans avoir cet aspect rougeoyant, comme endormi encore, qu’ont ses levers en nos pays brumeux.

Mais ce qu’il y a de plus singulier dans ces aurores du désert, c’est le silence.

Qui ne connaît, chez nous, ce premier cri d’oiseau bien avant le jour, dès les premières pâleurs du ciel ; puis, cet autre cri qui répond dans l’arbre voisin ; puis enfin cet incessant charivari de sifflets, de ritournelles répétées, de notes vives avec le chant lointain et continu des coqs ; toute cette rumeur du réveil des bêtes, toute cette gaieté des voix dans les feuilles.

Ici, rien. L’énorme soleil s’élève au-dessus de cette terre qu’il a dévastée, et il semble déjà la regarder en maître, comme pour voir si rien de vivant n’existe plus. Pas un cri de bête, sauf parfois le hennissement d’un cheval ; pas un mouvement de vie, sauf, lorsqu’on a campé dans le voisinage d’un puits, le long, lent et muet défilé des troupeaux qui s’en viennent boire.

Tout de suite la chaleur est brûlante. On met, par-dessus le capuchon de flanelle et le casque blanc, l’immense médol, chapeau de paille à bords démesurés.

Nous suivions le vallon, lentement. Aussi loin que la vue allait, tout était nu, d’un gris jaune, ardent et superbe. Parfois, au milieu des bas fonds où croupissait un reste d’eau, dans le lit vidé des rivières, quelques joncs verts faisaient une tache crue et toute petite ; parfois, dans un repli de la montagne, deux ou trois arbres indiquaient une source. Nous n’étions point encore dans la contrée assoiffée que nous devions bientôt traverser.

On montait indéfiniment. D’autres petits vallons se jetaient dans le nôtre ; et, à mesure que nous approchions de midi, les horizons se perdaient un peu dans une légère buée de chaleur, dans une fumée de terre rôtie, qui noyait les lointains en des tons à peine bleus, à peine roses, à peine blancs, mais qui avaient cependant un peu de tout cela, et qui semblaient d’une douceur, d’une tendresse, d’un charme infinis, au-delà de l’éclat aveuglant du paysage immédiat.

Enfin on arriva sur la crête de la montagne, et le caïd El-Akhedar-ben-Yahia, chez qui nous allions camper, apparut, venant vers nous, suivi de quelques cavaliers. C’est un Arabe de sang illustre, le fils du bach’agha Yahia-ben-Aïssa, surnommé le « Bach’agha à la jambe de bois ».

Il nous conduisit au campement préparé auprès d’une source, sous quatre arbres géants dont l’eau sans cesse baignait le pied, seule verdure qu’on aperçut par tout l’horizon de sommets pierreux et secs qui s’étendent à perte de vue autour de nous.

On servit tout de suite le déjeuner, auquel le Ramadan interdisait au caïd de prendre part. Mais, afin de veiller à ce que nous ne manquions de rien, il s’assit en face de nous, à côté de son frère El-Haoués-ben-Yahia, caïd des Oulad-Alane-Berchieh. Alors je vis s’approcher un enfant d’une douzaine d’années, un peu grêle, mais d’une grâce fière et charmante, que j’avais déjà remarquée quelques jours auparavant au milieu des Oulad-Naïl dans le café maure de Boukhrari.

J’avais été frappé par la finesse et l’éclatante blancheur de vêtements de ce frêle petit Arabe, par son allure noble, et par le respect que chacun semblait lui témoigner ; et, comme je m’étonnais qu’on le laissât ainsi rôder, à cet âge, au milieu des courtisanes, on me répondit : « C’est le plus jeune fils du bach’agha. Il vient ici pour apprendre la vie et connaître les femmes ! ! ! » Comme nous voici loin de nos mœurs françaises !

L’enfant me reconnut aussi et vint gravement me tendre la main. Puis, comme son âge ne le contraignait pas encore au jeûne, il s’assit avec nous et se mit, de ses petits doigts fins et maigres, à dépecer le mouton rôti. Et je crus comprendre que ses grands frères, les deux caïds, qui devaient avoir environ quarante ans, le plaisantaient sur son voyage au ksar, lui demandant d’où lui venait cette cravate de soie qu’il portait au cou, si c’était un cadeau de femme ?

Ce jour-là, l’ombre des arbres nous permit de faire la sieste. Je me réveillai comme le soir tombait, et je gravis un monticule voisin pour avoir l’œil sur tout l’horizon.

Le soleil, près de disparaître, se teintait de rouge, au milieu d’un ciel orange. Et partout, du nord au midi, de l’est à l’ouest, les files de montagnes dressées sous mes yeux jusqu’aux extrêmes limites du regard étaient roses, d’un rose extravagant comme les plumes des flamants. On eût dit une féerique apothéose d’opéra d’une surprenante et invraisemblable couleur, quelque chose de factice, de forcé et contre nature, et de singulièrement admirable cependant.

Le lendemain, nous redescendions dans la plaine de l’autre côté de la montagne, une plaine infinie que nous mîmes trois jours à traverser, bien qu’on vît distinctement la chaîne du Djebel-Gada qui la fermait en face de nous.

C’était tantôt une morne étendue de sable, ou plutôt de poussière de terre, tantôt un océan de touffes d’alfa piquées au hasard dans le sol et qui forçaient nos chevaux à ne marcher qu’en zigzag.

Ces plaines d’Afrique sont surprenantes.

Elles paraissent nues et plates comme un parquet, et elles sont, au contraire, sans cesse traversées d’ondulations, comme une mer après la tempête, qui, de loin, semble toute calme parce que la surface est lisse, mais que remuent de longs soulèvements tranquilles. Les pentes de ces vagues de terre sont insensibles ; jamais on ne perd de vue les montagnes de l’horizon, mais dans l’ondulation parallèle, à deux kilomètres de vous, une armée pourrait se cacher et vous ne la verriez point.

C’est ce qui rendit si difficile la poursuite de Bou-Amama sur les hauts plateaux alfatiers du Sud oranais.

Chaque matin, on se remet en marche dès l’aurore à travers ces interminables et mornes étendues ; chaque soir, on aperçoit venir quelques hommes à cheval et drapés de blanc qui vous conduisent vers une tente rapiécée sous laquelle des tapis sont étalés. On mange tous les jours les mêmes choses, on cause un peu, puis l’on dort, ou l’on rêve.

Et, si vous saviez comme on est loin, loin du monde, loin de la vie, loin de tout, sous cette petite tente basse qui laisse voir, par ses trous, les étoiles et, par ses bords relevés, l’immense pays du sable aride !

Elle est monotone, toujours pareille, toujours calcinée et morte, cette terre-là ; et, là, pourtant, on ne désire rien, on n’aspire à rien. Ce paysage calme, ruisselant de lumière et désolé, suffit à l’œil, suffit à la pensée, satisfait les sens et le rêve, parce qu’il est complet, absolu, et qu’on ne pourrait le concevoir autrement. La rare verdure même y choque comme une chose fausse, blessante et dure.

C’est tous les jours, aux mêmes heures, le même spectacle : le feu mangeant un monde ; et, sitôt que le soleil s’est couché, la lune, à son tour, se lève sur l’infinie solitude. Mais, chaque jour, peu à peu, le désert silencieux vous envahit, vous pénètre la pensée comme la dure lumière vous calcine la peau ; et l’on voudrait devenir nomade à la façon de ces hommes qui changent de pays sans jamais changer de patrie, au milieu de ces interminables espaces toujours à peu près semblables.

Chaque jour, l’officier en tournée envoie en avant un cavalier indigène pour prévenir le caïd chez qui il mangera et dormira le lendemain, afin que celui-ci puisse prélever dans sa tribu la nourriture des hommes et des bêtes. Cette coutume, qui équivaut aux billets de logement chez l’habitant des villes en France, devient fort onéreuse pour les tribus par la manière dont elle est pratiquée.

Qui dit Arabe dit voleur, sans exception. Voici donc comment les choses se passent. Le caïd s’adresse à un chef de fraction et réclame cette redevance de ses hommes.

Pour s’exempter de cet impôt et de cette corvée, le chef de fraction paie. Le caïd empoche et s’adresse à un autre qui souvent aussi s’exonère de la même façon. Enfin, il faut bien que l’un d’eux s’exécute.

Si le caïd a un ennemi, la charge tombe sur celui-là, qui procède, vis-à-vis des simples Arabes, de la même façon que le caïd vis-à-vis des cheiks.

Et voilà comment un impôt, qui ne devrait pas coûter plus de vingt à trente francs à chaque tribu, lui coûte quatre à cinq cents francs invariablement.

Et il est impossible encore de changer cela, pour une infinité de raisons trop longues à développer ici.

Dès qu’on approche d’un campement on aperçoit au loin un groupe de cavaliers qui vient vers vous. Un d’eux marche seul, en avant. Ils vont au pas, ou au trot. Puis, tout à coup, ils s’élancent au galop, un galop furieux, que nos bêtes du Nord ne supporteraient pas deux minutes. C’est le galop des chevaux de course, qui ressemble au passage d’un train express. Mais l’Arabe reste presque droit sur sa selle, avec ses vêtements blancs flottants ; et, d’une seule secousse, il arrête l’animal qui fléchit sur ses jambes. Puis, il saute à terre d’un bond, et s’avance respectueux, vers l’officier, dont il baise la main.

Quels que soient le titre de l’Arabe, son origine, sa puissance et sa fortune, il baise presque toujours la main des officiers qu’il rencontre.

Puis le caïd se remet en selle et dirige les voyageurs vers la tente qu’il leur a fait préparer. On s’imagine généralement que les tentes arabes sont blanches, éclatantes au soleil. Elles sont au contraire d’un brun sale, rayé de jaune. Leur tissu très épais, en poil de chameau et de chèvre, semble grossier. La tente est fort basse (on s’y tient tout juste debout) et très étendue. Des piquets la supportent d’une façon assez irrégulière, et tous les bords sont relevés ce qui permet à l’air de circuler librement dessous.

Malgré cette précaution, la chaleur est écrasante, pendant le jour, dans ces demeures de toile ; mais les nuits y sont délicieuses, et on dort merveilleusement sur les épais et magnifiques tapis du Djebel-Amour, bien qu’ils soient peuplés d’insectes.

Les tapis constituent le seul luxe des Arabes riches. On les entasse les uns sur les autres, on en forme des amoncellements, et on les respecte infiniment, car chaque homme retire sa chaussure pour marcher dessus, comme à la porte des mosquées.

Aussitôt que ses hôtes sont assis, ou plutôt étendus à terre, le caïd fait apporter le café. Ce café est exquis. La recette pourtant est simple. On le broie au lieu de le moudre, on y mélange une quantité respectable d’ambre gris, puis on le fait bouillir dans l’eau.

Rien de drôle comme la vaisselle arabe. Quand un riche caïd vous reçoit, sa tente est ornée de tentures inappréciables, de coussins admirables et de tapis merveilleux ; puis vous voyez arriver un vieux plateau de tôle supportant quatre tasses ébréchées, fêlées, hideuses, qui semblent achetées à quelque bazar des boulevards extérieurs, à Paris. Il y en a de toutes les grandeurs et de toutes les formes, porcelaine anglaise, imitation du japon, Creil commun, tout ce qu’on a fait de plus laid et de plus grossier en faïence dans toutes les parties du monde.

Le café est apporté dans un vieux pot à tisane, ou dans une gamelle de troupier, ou dans une inénarrable cafetière en plomb, déformée, bossuée, qui semble malade.

Peuple étrange, enfantin, demeuré primitif comme à la naissance des races. Il passe sur la terre sans s’y attacher, sans s’y installer. Il n’a pour maisons que des linges tendus sur des bâtons, il ne possède aucun des objets sans lesquels la vie nous semblerait impossible. Pas de lits, pas de draps, pas de tables, pas de sièges, pas une seule de ces petites choses indispensables qui font commode l’existence. Aucun meuble pour ne rien serrer, aucune industrie, aucun art, aucun savoir en rien. Il sait à peine coudre les peaux de bouc pour emporter l’eau, et il emploie en toutes circonstances des procédés tellement grossiers qu’on en demeure stupéfait.

Il ne peut même pas raccommoder sa tente que déchire le vent ; et les trous sont nombreux dans le tissu brunâtre que la pluie traverse à son gré. Ils ne semblent attachés ni au sol ni à la vie, ces cavaliers vagabonds qui posent une seule pierre sur la place où dorment leurs morts, une grosse pierre quelconque ramassée sur la montagne voisine. Leurs cimetières ressemblent à des champs, où se serait écroulée, autrefois, une maison européenne.

Les nègres ont des cases, les Lapons ont des trous, les Esquimaux ont des huttes, les plus sauvages des sauvages ont une demeure creusée dans le sol ou plantée dessus ; ils tiennent à leur mère la terre. Les Arabes passent, toujours errants, sans attaches, sans tendresse pour cette terre que nous possédons, que nous rendons féconde, que nous aimons avec les fibres de notre cœur humain ; ils passent au galop de leurs chevaux, inhabiles à tous nos travaux, indifférents à nos soucis, comme s’ils allaient toujours quelque part où ils n’arriveront jamais.

Leurs coutumes sont restées rudimentaires. Notre civilisation glisse sur eux sans les effleurer.

Ils boivent à l’orifice même de la peau de bouc ; mais on présente l’eau aux étrangers dans une collection de récipients invraisemblables. Tout s’y trouve, depuis la casserole de fer jusqu’au bidon défoncé. S’ils s’emparaient, dans quelque razzia, d’un de nos chapeaux parisiens à haute forme, ils le conserveraient assurément pour offrir à boire dedans au premier général qui traverserait la tribu.

Leur cuisine se compose uniquement de quatre ou cinq plats. L’ordre de ces plats ne varie point.

On présente d’abord le mouton rôti en plein air. Un homme l’apporte tout entier sur son épaule au bout d’une perche qui a servi de broche ; et la silhouette de la bête écorchée, juchée en l’air, fait songer à quelque exécution du moyen âge. Elle se profile, le soir, sur le ciel rouge, d’une façon sinistre et burlesque, tenue ainsi par un personnage sévère et drapé de blanc.

Ce mouton est déposé dans une corbeille plate d’alfa tressé, au milieu du cercle des mangeurs assis en rond, à la turque. La fourchette est inconnue ; on dépèce avec les doigts ou avec un petit couteau indigène à manche de corne. La peau rissolée, vernie par le feu et croustillante, passe pour ce qu’il y a de plus fin. On l’arrache par longues plaques et on la croque en buvant soit de l’eau toujours bourbeuse, soit du lait de chamelle coupé d’eau par moitié, soit du lait aigre qui a fermenté dans une peau de bouc, dont il prend le goût fortement musqué. Les Arabes appellent « leben » cette boisson médiocre.

Après l’entrée apparaît, tantôt dans une jatte, tantôt dans une cuvette, tantôt dans une marmite antique, une espèce de pâtée au vermicelle. Le fond de ce potage est un jus jaunâtre où le piment se bat avec le poivre rouge dans un mélange d’abricots secs et de dattes pilés ensemble.

Je ne recommande pas ce bouillon aux gourmets.

Quand le caïd qui vous reçoit est magnifique, on sert ensuite le hamis ; ce mets est remarquable. Je serai peut-être agréable à quelques personnes en en donnant la recette.

On le prépare soit avec du poulet, soit avec du mouton. Après avoir coupé la viande en petits morceaux, on la fait revenir dans le beurre sur la poêle.

On se procure ensuite un très léger bouillon en arrosant cette viande avec de l’eau chaude (Je crois qu’il vaudrait mieux se servir de bouillon faible préparé d’avance.) On ajoute du poivre rouge en grande quantité, un soupçon de piment, du poivre ordinaire, du sel, des oignons, des dattes et des abricots secs, et on fait cuire jusqu’à ce que les dattes et les abricots se soient écrasés naturellement, puis on verse ce jus sur la viande. C’est exquis.

Le repas se termine invariablement par le kous-kous ou kouskoussou, le mets national. Les Arabes préparent le kous-kous en roulant à la main de la farine de façon à en former de petits grains pareils à du plomb de chasse. On cuit ces granules d’une façon particulière et on les arrose avec un bouillon spécial. Je serai muet sur ces recettes, pour qu’on ne m’accuse pas de ne parler que de cuisine.

Quelquefois on apporte encore de petits gâteaux au miel, feuilletés, qui sont fort bons.

Chaque fois qu’on vient de boire, le caïd qui vous reçoit vous dit : Saa ! (à votre santé !). On doit lui répondre : Allah y selmeck ! Ce qui équivaut à notre : « Que Dieu vous bénisse ! » Ces formules sont répétées dix fois pendant chaque repas.

Tous les soirs, vers quatre heures, nous nous installons sous une tente nouvelle ; tantôt au pied d’une montagne, tantôt au milieu d’une plaine sans limite.

Mais, comme la nouvelle de notre arrivée s’est répandue dans la tribu, on aperçoit de tous côtés, dans les lointains, dans la campagne stérile ou sur les collines, des petits points blancs qui s’approchent. Ce sont les Arabes qui viennent contempler l’officier et lui adresser leurs réclamations. Presque tous sont à cheval, d’autres à pieds ; un grand nombre montent des bourricots tout petits. Ils sont à califourchon sur la croupe, contre la queue des bêtes trottinantes, et leurs longs pieds nus traînent à terre des deux côtés.

Aussitôt descendus de leur monture, ils arrivent et s’accroupissent autour de la tente ; puis ils restent là, immobiles, les yeux fixes, attendant. Enfin, le caïd leur fait un signe et les plaignants se présentent.

Car tout officier en tournée rend la justice d’une façon souveraine.

Ils apportent des réclamations invraisemblables, car nul peuple n’est chicanier, querelleur, plaideur et vindicatif comme le peuple arabe. Quant à savoir la vérité, quant à rendre un jugement équitable, il est absolument inutile d’y songer. Chaque partie amène un nombre fantastique de faux témoins qui jurent sur les cendres de leurs pères et mères, et affirment sous serment les mensonges les plus effrontés.

Voici quelques exemples :

Un cadi (la vénalité de ces magistrats musulmans est proverbiale et nullement usurpée) fait appeler un Arabe et lui adresse cette proposition : « Tu me donneras vingt-cinq douros et tu m’amèneras sept témoins qui déposeront par écrit, devant moi, que X… te doit soixante-quinze douros. Je te les ferai remettre. »

L’homme amène les témoins, qui déposent et signent. Alors le cadi appelle X… et lui dit : « Tu me donneras cinquante douros et tu m’amèneras neuf témoins qui déposeront que B… (le premier Arabe) te doit cent vingt-cinq douros. Je te les ferai remettre. » Le second Arabe amène ses témoins.

Alors le cadi appelle le premier devant lui et, fort de la déposition des sept témoins, lui fait donner soixante-quinze douros par le second. Mais, à son tour, le second réclame, et, sur l’affirmation de ses neuf témoins, le cadi lui fait remettre cent vingt-cinq douros par le premier.

La part du magistrat est donc de soixante-quinze douros (trois cent soixante-quinze francs), prélevés sur ses deux victimes.

Le fait est authentique.

Et cependant l’Arabe ne s’adresse presque jamais au juge de paix français, parce qu’on ne peut pas le corrompre, tandis que le cadi fait ce qu’on veut pour de l’argent.

Il éprouve aussi pour les formes tracassières de notre justice une insurmontable répugnance. Toute procédure écrite l’épouvante, car il pousse à l’extrême la peur superstitieuse du papier, sur lequel on peut mettre le nom de Dieu, ou tracer des caractères maléfiques.

Dans les commencements de la domination française, quand les musulmans trouvaient sur leur passage un bout de papier quelconque, ils le portaient pieusement à leurs lèvres et l’enfouissaient dans le sol ou le fourraient dans quelque trou de mur ou d’arbre. Cette coutume amena de si fréquentes et si désagréables surprises que les mahométans s’en guérirent bientôt.

Autre exemple de la fourberie arabe.

Dans une tribu près de Boghar, un assassinat est commis. On soupçonne un Arabe, mais les preuves manquent. Il y avait dans cette tribu un pauvre homme nouvellement venu d’une tribu voisine, établi là pour sauvegarder des intérêts pécuniaires. Un témoin l’accuse du meurtre. Un autre témoin suit le premier, puis un autre. Il en vint quatre-vingt-dix avec les affirmations les plus précises. L’étranger fut condamné à mort et exécuté. On reconnut ensuite l’innocence du décapité. Les Arabes avaient simplement voulu se défaire d’un étranger qui les gênait, et empêcher un homme de leur tribu d’être compromis !

Les procès durent des années sans qu’une lueur de vérité puisse apparaître sous les affirmations des faux témoins. Alors on a recours à un moyen fort simple : on emprisonne les deux familles qui plaident, ainsi que tous les témoins. Puis on les relâche au bout de quelques mois ; et généralement ils restent alors tranquilles pendant près d’une année. Puis ils recommencent.

Il y a dans la tribu des Oulad-Alane, que nous avons traversée, un procès qui dure depuis trois ans, sans qu’aucune lumière ne puisse apparaître. Les deux plaideurs font de temps en temps un petit séjour sous les verrous, et recommencent.

Ils passent, du reste, leur vie à se voler entre eux, à se tromper et à se tirer des coups de fusil. Mais ils nous dissimulent le plus possible toutes les affaires où la poudre a joué son rôle.

Chez les Oulad-Mokhtar, un homme de grande taille se présente en demandant à entrer à l’hôpital français.

L’officier l’interroge sur sa maladie. Alors l’Arabe ouvre son vêtement ; et nous apercevons une plaie horrible, très vieille déjà et purulente, à la hauteur du foie. Ayant invité le blessé à se retourner, un autre trou nous apparut dans son dos, en face du premier, au centre d’une grosseur aussi volumineuse qu’une tête d’enfant. Lorsqu’on appuyait autour, des fragments d’os sortaient. Cet homme avait reçu manifestement un coup de fusil ; et la charge, entrée sous la poitrine, était sortie par le dos, en broyant deux ou trois côtes. Mais il nia avec énergie, protesta et jura que « c’était l’œuvre de Dieu ».

Dans ce pays sec d’ailleurs les plaies ne présentent jamais de gravité. Les fermentations, les pourritures produites par les éclosions de microbe n’existent point, ces animalcules ne vivant que sous les climats humides. À moins d’être tué sur le coup, à moins qu’un organe essentiel ne soit supprimé, les blessures sont toujours guéries.

Nous arrivions le lendemain chez le caïd Abd-el-Kader-bel-Hout, un parvenu. Sa tribu qu’il administre avec sagesse est moins turbulente et moins plaideuse que les autres. Peut-être faut-il chercher une autre cause à ce calme relatif.

Le pays n’ayant de sources que sur le versant sud du Djebel-Gada, qui n’est point habité, l’eau naturellement n’est fournie que par les puits communs à toute la tribu. Il ne peut donc se produire de détournements de cours, ce qui est la principale cause de querelles et de haines dans tout le Sud.

Ici encore un homme se présenta en sollicitant son admission à l’hôpital français. Quand on lui demanda quelle maladie il avait, il releva sa gandoura et montra ses jambes. Elles étaient marbrées de taches bleues, flasques, molles, blettes comme un fruit trop mûr, avec des chairs tellement ramollies que le doigt y pénétrait comme dans une pâte qui gardait longtemps le trou creusé par cette pression. Ce pauvre diable présentait enfin tous les signes d’une syphilis épouvantable. Comme on lui demandait en quelle occasion cette infirmité lui était venue, il leva la main, et jura par la mémoire de ses ancêtres que « c’était l’œuvre de Dieu ».

En vérité le Dieu des Arabes accomplit des œuvres bien singulières.

Lorsque toutes les réclamations ont été entendues, on essaie de dormir un peu sous la chaleur terrible de la tente.

Puis le soir vient ; on dîne. Un calme profond tombe sur la terre calcinée. Les chiens des douars commencent à hurler au loin, et les chacals leur répondent.

On s’étend sur les tapis sous le ciel criblé d’étoiles, qui semblent humides, tant leur clarté scintille ; et alors on cause longtemps, très longtemps. Tous les souvenirs reviennent, doux, précis et faciles à dire, sous ces nuits tièdes si pleines d’astres. Tout autour de la tente de l’officier, des Arabes sont étendus par terre ; et, sur une ligne, les chevaux, entravés par les jambes de devant, restent debout, avec un homme de garde auprès de chacun d’eux.

Ils ne doivent pas se coucher ; et ils restent toujours debout, ces chevaux ; car la monture d’un chef ne peut pas être fatiguée. Sitôt qu’ils essaient de s’étendre, un Arabe se précipite et les force à se relever.

Mais la nuit s’avance. Nous nous allongeons sur les tapis de laine épaisse, et parfois, dans les réveils subits, nous apercevons partout, sur la terre nue qui nous environne, des êtres blancs étendus et dormant, comme des cadavres dans des linceuls.

Un jour, après une marche de dix heures dans la poussière brûlante, comme nous venions d’arriver au campement, auprès d’un puits d’eau bourbeuse et saumâtre qui nous parut cependant exquise, le lieutenant me secoua soudain au moment où j’allais me reposer sous la tente, et me dit, en me montrant l’extrême horizon vers le sud : « Ne voyez-vous rien là-bas ? »

Après avoir regardé, je répondis : « Si, un tout petit nuage gris. »

Alors le lieutenant sourit : « Eh bien ! Asseyez-vous là et continuez à regarder ce nuage. »

Surpris, je demandai pourquoi. Mon compagnon reprit : « Si je ne me trompe, c’est un ouragan de sable qui nous arrive. »

Il était environ quatre heures, et la chaleur se maintenait encore à quarante-huit degrés sous la tente. L’air semblait dormir sous l’oblique et intolérable flamme du soleil. Aucun souffle, aucun bruit, sauf le mouvement des mâchoires de nos chevaux entravés, qui mangeaient l’orge, et les vagues chuchotements des Arabes qui, cent pas plus loin, préparaient notre repas.

On eût dit cependant qu’il y avait autour de nous une autre chaleur que celle du ciel, plus concentrée, plus suffocante, comme celle qui vous oppresse quand on se trouve dans le voisinage d’un incendie considérable. Ce n’étaient point ces souffles ardents, brusques et répétés, ces caresses de feu qui annoncent et précèdent le siroco, mais un échauffement mystérieux de tous les atomes de tout ce qui existe.

Je regardais le nuage qui grandissait rapidement, mais à la façon de tous les nuages. Il était maintenant d’un brun sale et montait très haut dans l’espace. Puis il se développa en large, ainsi que nos orages du Nord. En vérité, il ne me semblait présenter absolument rien de particulier.

Enfin, il barra tout le sud. Sa base était d’un noir opaque, son sommet cuivré paraissait transparent.

Un grand remuement derrière moi me fit me retourner. Les Arabes avaient fermé notre tente, et ils en chargeaient les bords de lourdes pierres. Chacun courait, appelait, se démenait avec cette allure effarée qu’on voit dans un camp au moment d’une attaque.

Il me sembla soudain que le jour baissait ; je levai les yeux vers le soleil. Il était couvert d’un voile jaune et ne paraissait plus être qu’une tache pâle et ronde s’effaçant rapidement.

Alors, je vis un surprenant spectacle. Tout l’horizon vers le sud avait disparu, et une masse nébuleuse qui montait jusqu’au zénith venait vers nous, mangeant les objets, raccourcissant à chaque seconde les limites de la vue, noyant tout.

Instinctivement, je me reculai vers la tente. Il était temps. L’ouragan, comme une muraille jaune et démesurée, nous touchait. Il arrivait, ce mur, avec la rapidité d’un train lancé ; et soudain il nous enveloppa dans un tourbillon furieux de sable et de vent, dans une tempête de terre impalpable, brûlante, bruissante, aveuglante et suffocante.

Notre tente, maintenue par des pierres énormes, fut secouée comme une voile, mais résista. Celle de nos spahis, moins assujettie, palpita quelques secondes, parcourue par de grands frissons de toile ; puis soudain, arrachée de terre, elle s’envola et disparut aussitôt dans la nuit de poussière mouvante qui nous entourait.

On ne voyait plus rien à dix pas à travers ces ténèbres de sable. On respirait du sable, on buvait du sable, on mangeait du sable. Les yeux en étaient remplis, les cheveux en étaient poudrés ; il se glissait par le cou, par les manches, jusque dans nos bottes.

Ce fut ainsi toute la nuit. Une soif ardente nous torturait. Mais l’eau, le lait, le café, tout était plein de sable qui craquait sous notre dent. Le mouton rôti en était poivré ; le kous-kous semblait fait uniquement de fins graviers roulés ; la farine du pain n’était plus que de la pierre pilée menu.

Un gros scorpion vint nous voir. Ce temps, qui plaît à ces bêtes, les fait toutes sortir de leurs trous. Les chiens du douar voisin ne hurlèrent pas ce soir-là.

Puis, au matin, tout était fini ; et le grand tyran meurtrier de l’Afrique, le soleil, se leva, superbe, sur un horizon clair.

On partit un peu tard, cette inondation de sable ayant troublé notre sommeil.

Devant nous s’élevait la chaîne du Djebel-Gada qu’il fallait traverser. Un défilé s’ouvrait sur la droite ; on suivit la montagne jusqu’au passage, où l’on s’engagea. Nous retrouvions l’alfa, l’horrible alfa. Puis soudain je crus découvrir la trace effacée d’une route, des ornières de roues. Je m’arrêtai, surpris. Une route ici, quel mystère ? J’en eus l’explication. Un ancien caïd de cette tribu, ayant été grisé par l’exemple des Européens habitant Alger, voulut se donner le luxe d’un carrosse dans le désert. Mais, pour avoir une voiture, il faut posséder des routes, aussi cet ingénieux potentat occupa-t-il pendant des mois tous les Arabes, ses sujets, à des travaux de grande voirie. Ces misérables, sans pioches, sans pelles, sans outils, terrassant le plus souvent avec leurs mains, parvinrent cependant à aplanir plusieurs kilomètres de chemin. Cela suffisait à leur maître, qui s’offrit ainsi des promenades à travers le Sahara dans un stupéfiant équipage, en compagnie de beautés indigènes qu’il envoyait quérir à Djelfa par son favori, un jeune Arabe de seize ans.

Il faut avoir vu ce pays pelé, rongé, dénudé ; il faut connaître, l’Arabe avec son introublable gravité, pour comprendre le comique infini de ce débauché à tête de vautour, de cet élégant du désert promenant des cocottes aux pieds nus, dans une carriole de bois brut, à roues inégales, conduite à fond de train par son… mignon. Cette élégance du tropique, cette débauche saharienne, ce chic enfin en pleine Afrique me parurent d’une inoubliable drôlerie.

Notre troupe était nombreuse ce matin-là. Outre le caïd et son fils, nous étions accompagnés de deux cavaliers indigènes et d’un vieil homme maigre, à barbe en pointe, à nez crochu, avec une physionomie de rat, des manières obséquieuses, une échine courbe et des yeux faux. C’était encore, celui-là, un autre ancien caïd de la tribu cassé pour concussion. Il devait nous servir de guide le lendemain, la route que nous allions suivre étant peu fréquentée des Arabes eux-mêmes.

Cependant nous arrivions peu à peu au sommet du défilé. Un pic droit barrait la vue ; mais, aussitôt que nous l’eûmes contourné, je fus frappé par la plus violente surprise, assurément, que me réservait ce voyage.

Une vaste plaine s’étendait devant nous, puis un lac, un lac immense, éblouissant au soleil, aveuglant, dont je ne voyais pas l’autre bout, perdu à l’horizon vers la gauche, et dont l’extrémité ouest se trouvait presque en face de moi. Un lac en cette contrée, en plein Sahara ? Un lac dont personne ne m’avait parlé, que n’indiquait aucun voyageur ? Étais-je fou ?

Je me tournai vers le lieutenant.

— Quel est ce lac ? lui demandai-je.

Il se mit à rire et répondit :

— Ce n’est pas de l’eau, c’est du sel. Tout le monde s’y tromperait, en effet, tant l’illusion est parfaite. Cette Sebkra, qu’on appelle ici Zar’ez (le Zar’ez-Chergui), a environ cinquante à soixante kilomètres de longueur sur vingt, trente ou quarante kilomètres de largeur, suivant les endroits. Ces chiffres sont, bien entendu, approximatifs, ce pays n’ayant été que rarement et rapidement traversé, comme il l’est par nous aujourd’hui. Ces lacs de sel (ils sont deux, l’autre se trouve plus à l’ouest) donnent d’ailleurs leur nom à toute cette contrée, qu’on appelle le Zar’ez. À partir de Bou-Saada, la plaine s’appelle le Hodna, baptisée alors par le lac salé de Msila.

Je regardais avec une stupéfaction émerveillée l’immense nappe de sel étincelant sous le soleil enragé de ces contrées. Toute cette surface, plane et cristallisée, luisait comme un miroir démesuré, comme une plaque d’acier ; et les yeux brûlés ne pouvaient supporter l’éclat de ce lac étrange, bien qu’il fût encore à vingt kilomètres de nous, ce que j’avais peine à croire, tant il me paraissait proche.

Nous finissions de descendre de l’autre côté du Djebel-Gada, et nous approchions du poste fortifié abandonné, dit poste de la Fontaine (Bordj-el-Hammam), où nous devions camper, cette étape étant, par extraordinaire, fort courte.

Le bâtiment à créneaux, construit au commencement de la conquête, afin de pouvoir occuper cette contrée perdue en cas d’insurrection et y laisser une troupe à peu près en sûreté, est aujourd’hui fort détérioré. Le mur d’enceinte reste pourtant en assez bon état, et quelques pièces ont été maintenues habitables.

Comme les jours précédents, nous vîmes jusqu’au soir défiler des Arabes qui venaient exposer à « l’officier » des affaires infiniment embrouillées ou des griefs imaginaires dans la seule intention de parler au chef français.

Une folle, sortie on ne sait d’où, vivant on ne sait comment en ces solitudes désolées, rôdait sans cesse autour de nous. Sitôt que nous sortions, nous la retrouvions, accroupie en des postures singulières, presque nue, hideuse.

Les voyageurs poétisants ont beaucoup parlé du respect des Arabes pour les fous. Or, voici comment on les respecte : dans leur famille… on les tue ! Plusieurs caïds, pressés de questions, nous l’ont avoué. Quelques-uns de ces misérables idiots arrivent, il est vrai, à la sainteté par le crétinisme. Ces exemples ne sont pas absolument particuliers à l’Afrique. La famille, généralement, se débarrasse des déments. Et les tribus restant pour nous un monde fermé, grâce au système des grands chefs indigènes, nous ne pouvons, le plus souvent, avoir même le soupçon de ces disparitions.

Comme j’avais peu marché dans la journée, j’écrivis une partie de la nuit. Vers onze heures, ayant très chaud, je sortis pour étaler un tapis devant la porte et dormir sous le ciel.

La pleine lune emplissait l’espace d’une clarté luisante qui semblait vernir tout ce qu’elle frôlait. Les montagnes, jaunes déjà sous le soleil, les sables jaunes, l’horizon jaune, semblaient plus jaunes encore, caressés par la lueur safranée de l’astre.

Là-bas, devant moi, le Zar’ez, le vaste lac de sel figé, semblait incandescent. On eût dit qu’une phosphorescence fantastique s’en dégageait, flottait au-dessus, une brume lumineuse de féerie, quelque chose de surnaturel, de si doux, captivant le regard et la pensée, que je restai plus d’une heure à regarder, ne pouvant me résoudre à fermer les yeux. Et partout autour de moi, éclatants aussi sous la caresse de la lune, les burnous des Arabes endormis semblaient d’énormes flocons de neige tombés là.

On partit au soleil levant.

La plaine conduisant vers la Sebkra était faiblement inclinée, semée d’alfa maigre et roussi. Le vieil Arabe à figure de rat prit la tête, et nous le suivions d’un pas rapide. Plus nous approchions, plus l’illusion de l’eau était parfaite. Comment cela pouvait-il n’être pas un lac, un lac géant ? Sa largeur, sur notre gauche, occupait tout l’espace entre les deux montagnes, distantes de trente à quarante kilomètres. Nous marchions droit vers son extrémité car nous ne devions le traverser que sur une courte étendue.

Mais, de l’autre côté du Zar’ez, je distinguais une sorte de colline ou plutôt de bourrelet d’un jaune doré qui semblait le séparer de la montagne. Sur notre gauche, cette ligne suivait jusqu’à l’horizon la ligne blanche du sel ; et, sur notre droite, où s’étendait une plaine infinie et nue serrée entre les deux montagnes, je distinguais jusqu’à perte de vue cette même traînée jaune. Le lieutenant me dit : « Ce sont les dunes. Ce banc de sable a plus de deux cents kilomètres de long sur une largeur très variable. Nous le traverserons demain. »

Le sol devenait singulier, couvert d’une croûte de salpêtre que crevaient les pieds des chevaux. Des herbes se montraient, des joncs ; on sentait qu’une nappe d’eau s’étendait à fleur de terre. Cette plaine enfermée par des monts, buvant quatre rivières (des rivières périodiques), et recevant toutes les averses furieuses de l’hiver, serait un immense marécage si le terrible soleil n’en desséchait quand même la surface. Parfois, dans les creux, des flaques d’eau saumâtre apparaissaient ; et des bécassines s’envolaient devant nous avec ce crochet rapide qui leur est propre.

Puis soudain nous fûmes au bord de la Sebkra ; et nous nous engageâmes sur cet océan tari.

Tout était blanc devant nous, d’un blanc d’argent neigeux, vaporeux et miroitant. Et même, en avançant sur cette surface cristallisée, poudrée d’une poussière de sel pareille à de la neige fine, et qui parfois s’enfonçait un peu sous le pied des bêtes, comme une glace molle, on gardait l’impression singulière qu’on avait devant les yeux une nappe d’eau. Une seule chose pouvait à la rigueur indiquer à un œil expérimenté que ce n’était point une étendue liquide : l’horizon. Ordinairement, la ligne qui sépare l’eau du ciel reste sensible, l’une étant toujours plus ou moins foncée que l’autre. Quelquefois, il est vrai, tout : semble se mêler ; la mer alors prend une teinte, une vague de nuée bleue fondue qui se perd dans l’azur pâlissant du vide infini. Mais il suffit de regarder attentivement pendant quelques instants pour toujours distinguer la séparation, si faible, si enveloppée quelle soit. Ici, on ne voyait rien. L’horizon était voilé entièrement dans une brume blanche, une sorte de vapeur de lait d’une douceur intraduisible ; et tantôt on cherchait dans l’espace la limite terrestre, tantôt on croyait la voir beaucoup trop bas, au milieu de la plaine salée sur laquelle flottaient ces buées crémeuses et singulières.

Tant que nous avions dominé le Zar’ez, nous avions gardé la perception nette des distances et des formes ; dès que nous fûmes dessus, toute certitude de la vue disparut ; nous nous trouvions enveloppés dans les fantasmagories du mirage.

Tantôt on croyait distinguer l’horizon à une distance prodigieuse ; et on apercevait soudain au milieu du lac figé, qui tout à l’heure semblait uni, vide et plat comme un miroir, d’énormes rochers bizarres, des roseaux démesurés, des îles aux berges escarpées. Puis, à mesure qu’on avançait, ces visions étranges disparaissaient brusquement comme englouties par un truc de théâtre ; et, à la place des blocs de rochers, on découvrait quelques toutes petites pierres. Les roseaux, en approchant, n’étaient plus que des herbes sèches, hautes comme le doigt, démesurément grandies par ce curieux effet d’optique ; les berges devenaient de légers renflements de la croûte saline, et cet horizon qu’on supposait à trente kilomètres était fermé à cent mètres de nous par ce voile de buée tremblante que le furieux soleil du désert faisait sortir de la couche brûlante du sel.

Cela dura une heure environ, puis on toucha l’autre rive.

Ce fut d’abord une petite plaine ravinée, couverte d’une croûte d’argile sèche, et mêlée encore de salpêtre.

Nous montions une pente insensible, des herbes parurent, puis des espèces de joncs, puis une petite fleur bleue ressemblant au myosotis rustique, montée sur une longue tige mince comme un fil, et tellement odorante que son parfum couvrait le pays. Cette exquise senteur me donna l’impression franche d’un bain ; on la respirait longuement et la poitrine semblait s’élargir pour boire ce souffle délicieux.

On aperçut enfin un rang de peupliers, un vrai bois de roseaux ; d’autres arbres, puis nos tentes, plantées sur la limite des sables dont les ondulations inégales, hautes jusqu’à huit ou dix mètres, se dressaient comme des flots remués.

La chaleur devenait féroce, doublée sans doute par les réverbérations de la Sebkra. Les tentes, de vraies étuves, étaient inhabitables ; et, aussitôt descendus de cheval, nous partîmes, pour chercher de l’ombre sous les arbres. Il fallut traverser d’abord une forêt de roseaux. Je marchais en avant et soudain je me mis à danser en poussant des cris de joie. Je venais d’apercevoir des vignes, des abricotiers, des figuiers, des grenadiers couverts de fruits, toute une suite de jardins autrefois prospères, aujourd’hui envahis par les sables, et qui appartenaient à l’agha de Djelfa. Pas de mouton rôti pour déjeuner ! Quel bonheur ! Pas de kous-kous ! Quel délire ! Du raisin ! Des figues ! Des abricots ! Tout cela n’était pas très mûr. N’importe, ce fut une orgie, dont nous ressentîmes, je crois, quelque malaise. L’eau, par exemple, laissait à désirer. De la boue peuplée de larves. On n’en but guère.

Chacun s’enfonça dans les roseaux et s’endormit. Une sensation froide me réveilla en sursaut ; une énorme grenouille venait de me cracher un jet d’eau dans la figure. En cette contrée il faut être sur ses gardes et il n’est pas toujours prudent de dormir ainsi sous les rares verdures, surtout dans le voisinage des sables, où pullule la léfaa, dite vipère céraste ou vipère à cornes, dont la piqûre est mortelle et presque foudroyante. L’agonie souvent ne dure pas une heure. Ce reptile d’ailleurs est très lent et ne devient dangereux que si on marche dessus sans le voir, ou si on se couche dans son voisinage. Quand on le rencontre sur sa route, on peut, même avec de l’habitude et des précautions, le prendre à la main en le saisissant rapidement derrière les oreilles.

Je ne me suis pas offert cet exercice.

Cette petite et terrible bête habite aussi l’alfa, les pierres, tout endroit où elle trouve un abri. Quand on couche pour la première fois sur la terre, la pensée de ce reptile vous préoccupe ; puis on n’y songe plus. Quant aux scorpions, on les méprise. Ils sont d’ailleurs aussi communs là-bas que les araignées chez nous. Lorsqu’on en apercevait un auprès de notre campement, on l’entourait d’un cercle d’herbes sèches auquel on mettait le feu. La bête affolée, se sentant perdue relevait sa queue, la ramenait en cercle au-dessus de sa tête et se tuait en se piquant elle-même. On m’a du moins affirmé qu’elle se tuait, car je l’ai toujours vue mourir dans la flamme.

Voici en quelle occasion je vis cette vipère pour la première fois.

Un après-midi, comme nous traversions une immense plaine d’alfa, mon cheval donna plusieurs fois de vives marques d’inquiétude. Il baissait la tête, reniflait, s’arrêtait, semblait suspecter chaque touffe. Je suis, je l’avoue, fort mauvais cavalier, et ces brusques arrêts, outre qu’ils m’emplissaient de méfiance sur mon équilibre, me jetaient brusquement dans l’estomac l’énorme piton de ma selle arabe. Le lieutenant, mon compagnon, riait de tout son cœur. Soudain ma bête fit un bond et se mit à regarder par terre quelque chose que je ne voyais point, en refusant obstinément d’avancer. Prévoyant une catastrophe, je préférai descendre, et je cherchai la cause de cet effroi. J’avais devant moi une maigre touffe d’alfa. Je la frappai, à tout hasard, d’un coup de bâton ; et soudain, un petit reptile s’enfuit qui disparut dans la plante voisine.

C’était une léfaa.

Le soir de ce même jour, dans une plaine rocheuse et nue, mon cheval fit un nouvel écart. Je sautai à terre, persuadé que j’allais trouver une autre léfaa. Mais je ne vis rien. Puis, en remuant une pierre, une haute araignée, blonde comme le sable, svelte, singulièrement rapide, s’enfuit et disparut sous un roc avant que je pusse l’atteindre. Un spahi qui m’avait rejoint la nomma « un scorpion du vent », terme imagé pour exprimer sa vélocité. C’était, je crois, une tarentule.

Une nuit encore, pendant mon sommeil, quelque chose de glacé me toucha la figure. Je me dressai d’un bond, effaré ; mais le sable, la tente, tout était perdu dans l’ombre, je ne distinguais que les grandes taches blanches des Arabes endormis autour de nous. Avais-je été mordu par une léfaa qui se promenait près de mon visage ? Était-ce un scorpion ? D’où venait ce contact froid sur ma face ? Très anxieux j’allumai notre lanterne ; je baissai les yeux, le pied levé, prêt à frapper, et je vis un monstrueux crapaud, un de ces fantastiques crapauds blancs qu’on rencontre dans le désert, qui, le ventre gonflé, les pattes carrées, me regardait. La vilaine bête m’avait trouvé sans doute sur sa route habituelle et était venue se heurter à ma figure.

Comme vengeance, je le contraignis à fumer une cigarette. Il en est mort d’ailleurs. Voici comment on procède. On ouvre de force sa bouche étroite ; on y introduit un bout de fin papier plein de tabac roulé, et on allume l’autre bout. L’animal suffoqué souffle de toute sa vigueur pour se débarrasser de cet instrument de supplice, puis, bon gré mal gré, il est ensuite contraint d’aspirer. Alors il souffle de nouveau, enflé, expirant et comique ; et jusqu’au bout il faut qu’il fume, à moins qu’on n’ait pitié de lui. Il expire généralement étouffé et gros comme un ballon.

Comme sport saharien on fait souvent assister les étrangers à la lutte d’une léfaa et d’un ouran.

Qui de nous n’a rencontré dans le Midi ces pauvres petits lézards à queue coupée courant le long des vieux murs ? On se demande d’abord quel est le mystère de ces queues absentes. Puis, un jour, comme on lisait à l’ombre d’une haie, on vit soudain une couleuvre jaillir d’une crevasse et s’élancer vers l’innocente et gentille bête se chauffant sur une pierre. Le lézard fuit, mais, plus rapide, le reptile l’a saisi par la queue, par sa longue queue mobile, et la moitié de ce membre reste entre les dents pointues de l’ennemi tandis que l’animal mutilé disparaît dans un trou.

Eh bien ! L’ouran, qui n’est autre chose que le crocodile de terre dont parle Hérodote, sorte de gros lézard du Sahara, venge sa race sur la terrible léfaa.

Le combat de ces animaux est d’ailleurs plein d’intérêt. Il a lieu généralement dans une vieille caisse à savon. On y dépose le lézard qui se met à courir avec une singulière vitesse, cherchant à fuir ; mais, dès qu’on a vidé dans la boite le petit sac contenant la vipère, il devient immobile. Son œil seul remue très vite. Puis il fait quelques pas rapides, comme s’il glissait, pour se rapprocher de l’ennemi, et il attend. La léfaa, de son côté, considère le lézard, sent le danger et se prépare à la bataille ; puis d’une détente elle se jette sur lui. Mais il est déjà loin, filant comme une flèche, à peine visible dans sa course. Il attaque à son tour, revenu d’une lancée avec une surprenante rapidité. La léfaa s’est retournée et tend vers lui sa petite gueule ouverte, prête à mordre de sa morsure foudroyante. Mais il a passé, frôlant le reptile qu’il regarde de nouveau, hors d’atteinte, de l’autre bout de la caisse.

Et cela dure un quart d’heure, vingt minutes, parfois davantage. La léfaa, exaspérée, se fâche, rampe vers l’ouran qui fuit sans cesse, plus souple que le regard, revient, tourne, s’arrête, repart, épuise et affole son redoutable adversaire. Puis, soudain, ayant choisi l’instant, il file dessus si vite qu’on aperçoit seulement la vipère convulsée, étranglée par la forte mâchoire triangulaire du lézard, qui l’a saisie par le cou, derrière les oreilles, juste à la place où la prennent les Arabes.

On songe en voyant la lutte de ces petites bêtes au fond d’une caisse à savon, aux courses de taureaux d’Espagne dans les cirques majestueux. Il serait plus terrible cependant de déranger ces infimes combattants que d’affronter la colère beuglante de la grosse bête armée de cornes aiguës.

On rencontre souvent dans le Sahara un serpent affreux à voir, long souvent de plus d’un mètre et pas plus gros que le petit doigt. Aux environs de Bou-Saada ce reptile inoffensif inspire aux Arabes une terreur superstitieuse. Ils prétendent qu’il perce comme une balle les corps les plus durs, que rien ne peut arrêter son élan dès qu’il aperçoit un objet brillant. Un Arabe m’a raconté que son frère avait été traversé par une de ces bêtes qui du même choc avait tordu l’étrier. Il est évident que cet homme a simplement reçu une balle juste au moment où il apercevait le reptile.

Aux environs de Laghouat ce serpent n’inspire au contraire aucune terreur et les enfants le prennent dans leurs mains.

La pensée de tous ces redoutables habitants du désert m’empêcha quelque peu de dormir sous les roseaux de Raïane Chergui. Tout frôlement auprès de mes oreilles me faisait me dresser brusquement.

Le jour baissait, je réveillai mes compagnons pour aller nous promener dans les dunes et tâcher de trouver quelque léfaa ou quelque poisson de sable.

L’animal qu’on appelle le poisson de sable et que les Arabes nomment dwb (on prononce dob) est une autre sorte de gros lézard qui vit dans les sables, y creuse son trou, et dont la chair est assez bonne, dit-on. Nous avons souvent suivi ses traces sans parvenir à en trouver un. Dans le sable on rencontre encore un tout petit insecte dont les mœurs sont bien curieuses : le fourmi-lion. Il forme un entonnoir un peu plus large qu’une pièce de cent sous, creux en proportion, et il s’installe dans le fond en embuscade. Dès qu’une bête quelconque, araignée, larve ou autre glisse sur les bords rapides de sa tanière, il lui lance coup sur coup des décharges de sable, l’étourdit, l’aveugle, la force à dégringoler jusqu’au bas de la pente ! Alors il s’en empare et la mange.

Le fourmi-lion fut, ce jour-là, notre plus grande distraction. Puis le soir ramena le mouton rôti, le kous-kous et le lait aigre. Quand l’heure des repas approchait, je pensais souvent au café Anglais.

Puis on se coucha sur les tapis devant les tentes, la chaleur ne permettant pas de rester dessous. Et nous avions, l’un devant nous, l’autre derrière, ces deux voisins étranges : le sable houleux comme une mer agitée et le sel uni comme une mer calme.

Le lendemain on traversa les dunes. On eût dit l’Océan devenu poussière au milieu d’un ouragan ; une tempête silencieuse de vagues énormes, immobiles, en sable jaune. Elles sont hautes comme des collines, ces vagues, inégales, différentes, soulevées tout à fait comme des flots déchaînés, mais plus grandes encore et striées comme de la moire. Sur cette mer furieuse, muette et sans mouvement, le dévorant soleil du sud verse sa flamme implacable et directe.

Il faut gravir ces lames de cendre d’or, dégringoler de l’autre côté, gravir encore, gravir sans cesse, sans repos et sans ombre. Les chevaux râlent, enfoncent jusqu’aux genoux et glissent en dévalant l’autre versant des surprenantes collines.

Nous ne parlions plus, accablés de chaleur et desséchés de soif comme ce désert ardent.

Parfois, dit-on, on est surpris dans ces vallons de sable par un incompréhensible phénomène que les Arabes considèrent comme un signe assuré de mort.

Quelque part, près de soi, dans une direction indéterminée, un tambour bat, le mystérieux tambour des dunes. Il bat distinctement, tantôt plus vibrant, tantôt affaibli, arrêtant, puis reprenant son roulement fantastique.

On ne connaît point, paraît-il, la cause de ce bruit surprenant. On l’attribue généralement à l’écho grossi, multiplié, démesurément enflé par les ondulations des dunes, d’une grêle de grains de sable emportés dans le vent et heurtant des touffes d’herbes sèches, car on a toujours remarqué que le phénomène se produit dans le voisinage de petites plantes brûlées par le soleil et dures comme du parchemin.

Ce tambour ne serait donc qu’une sorte de mirage du son.

Dès que nous fûmes sortis des dunes, nous aperçûmes trois cavaliers qui venaient au galop vers nous. Quand ils arrivèrent à cent pas environ, le premier mit pied à terre et s’approcha en boitant un peu. C’était un homme d’environ soixante ans, assez gros (ce qui est rare en ce pays), avec une dure physionomie arabe, des traits accentués, creusés, presque féroces. Il portait la croix de la Légion d’honneur. On le nommait Si Cherif-ben-Vhabeizzi, caïd des Oulad-Dia.

Il nous fit un long discours d’un air furieux pour nous inviter à entrer sous sa tente et prendre une collation.

C’était la première fois que je pénétrais dans l’intérieur d’un chef nomade.

Un amoncellement de riches tapis de laine frisée couvrait le sol ; d’autres tapis étaient dressés pour cacher la toile nue ; d’autres tendus sur nos têtes formaient un épais, un imperméable plafond. Des sortes de divans ou plutôt de trônes étaient aussi recouverts d’étoffes admirables ; et une cloison faite de tentures orientales, coupant la tente en deux moitiés égales, nous séparait de la partie habitée par les femmes dont nous distinguions par moments les voix murmurantes.

On s’assit. Les deux fils du caïd prirent place auprès de leur père, qui se levait lui-même de temps en temps, disait un mot dans l’appartement voisin par-dessus la séparation ; et une main invisible passait un plat fumant que le chef nous présentait aussitôt.

On entendait jouer et crier des petits enfants auprès de leurs mères. Quelles étaient ces femmes ? Elles nous regardaient sans doute par d’invisibles ouvertures, mais nous ne les pûmes point voir.

La femme arabe, en général, est petite, blanche comme du lait, avec une physionomie de jeune mouton. Elle n’a de pudeur que pour son visage. On rencontre celles du peuple allant au travail la figure voilée avec soin, mais le corps couvert seulement de deux bandes de laine tombant l’une par devant, l’autre par derrière, et laissant voir, de profil, toute la personne.

À quinze ans, ces misérables, qui seraient jolies, sont déformées, épuisées par les dures besognes. Elles peinent du matin au soir à toutes les fatigues, vont chercher l’eau à plusieurs kilomètres avec un enfant sur le dos. Elles semblent vieilles à vingt-cinq ans.

Leur visage, qu’on aperçoit parfois, est tatoué d’étoiles bleues sur le front, les joues et le menton. Le corps est épilé, par mesure de propreté. Il est fort rare d’apercevoir les femmes des Arabes riches.

On repartit aussitôt la collation achevée, et, le soir, nous arrivâmes au rocher de sel Khang-el-Melah.

C’est une sorte de montagne grise, verte, bleue, aux reflets métalliques, aux coupes singulières ; une montagne de sel ! Des eaux plus salées que l’Océan s’échappent de son pied et, volatilisées par la chaleur folle du soleil, laissent sur le sol une écume blanche, pareille à la bave des flots, une mousse de sel ! On ne voit plus la terre, cachée sous une poudre légère, comme si quelque colosse se fût amusé à râper ce mont pour en semer la poussière alentour ; et de gros blocs détachés gisent dans les enfoncements, des blocs de sel !

Sous ce rocher extraordinaire se creusent, paraît-il, des puits fort profonds qu’habitent des milliers de colombes.

Le lendemain nous étions à Djelfa.

Djelfa est une vilaine petite ville à la française, mais habitée par des officiers fort aimables qui en rendent charmant le séjour.

Après un court repos, nous nous sommes remis en route.

Nous avons recommencé notre long voyage par les longues plaines nues. De temps en temps on rencontrait des troupeaux. Tantôt c’étaient des armées de moutons de la couleur du sable ; tantôt à l’horizon se dessinaient des bêtes singulières que la distance faisait petites et qu’on eût prises, avec leur dos en bosse, leur grand cou recourbé, leur allure lente, pour des bandes de hauts dindons. Puis, en approchant, on reconnaissait des chameaux avec leur ventre gonflé des deux côtés comme un double ballon, comme une outre démesurée, leur ventre qui contient jusqu’à soixante litres d’eau. Eux aussi avaient la couleur du désert comme tous les êtres nés dans ces solitudes jaunes. Le lion, l’hyène, le chacal, le crapaud, le lézard, le scorpion, l’homme lui-même prennent là toutes les nuances du sol calciné, depuis le roux brûlant des dunes mouvantes jusqu’au gris pierreux des montagnes. Et la petite alouette des plaines est si pareille à la poussière de terre qu’on la voit seulement quand elle s’envole.

De quoi vivent donc les bêtes dans ces contrées arides, car elles vivent ?

Pendant la saison des pluies, ces plaines se couvrent d’herbes en quelques semaines, puis le soleil, en quelques jours, dessèche et brûle cette rapide végétation. Alors ces plantes prennent elles-mêmes la couleur du sol ; elles se cassent, s’émiettent, se répandent sur la terre comme une paille hachée menu et qu’on ne distingue même plus. Mais les troupeaux savent la trouver et s’en nourrissent. Ils vont devant eux, cherchant cette poudre d’herbes sèches. On dirait qu’ils mangent des pierres.

Que penserait un fermier normand en face de ces singuliers pâturages ?

Puis nous avons traversé une région où on ne rencontrait même plus guère d’oiseaux. Les puits devenaient introuvables.

Nous regardions passer au loin de singulières petites colonnes de poussière qui ont l’air d’une fumée, tantôt droites, tantôt penchées ou tordues et qui courent rapidement sur le sol, hautes de quelques mètres, larges au sommet et minces du pied.

Les remous de l’air, formant ventouse, soulèvent et entraînent ces nuées transparentes et vraiment fantastiques, qui seules mettent un mouvement en ces lieux lamentablement déserts.

Cinq cents mètres en avant de notre petite troupe, un cavalier servant de guide nous dirigeait à travers la morne et toute droite solitude. Pendant dix minutes, il allait au pas, immobile sur la selle, et chantant, en sa langue, une chanson traînante, avec ces rythmes étranges de là-bas. Nous imitions son allure. Puis soudain il partait au trot, à peine secoué, son grand burnous voltigeant, le corps d’aplomb, debout sur les étriers. Et nous partions derrière lui, jusqu’au moment où il s’arrêtait pour reprendre un train plus doux.

Je demandai à mon voisin :

— Comment peut-il nous conduire à travers ces espaces nus, sans points de repère ?

Il me répondit :

— Quand il n’y aurait que les os des chameaux.

En effet, de quart d’heure en quart d’heure, nous rencontrions quelque ossement énorme, rongé par les bêtes, cuit par le soleil, tout blanc, tachant le sable. C’était parfois un morceau de jambe, parfois un morceau de mâchoire, parfois un bout de colonne vertébrale.

— D’où viennent tous ces débris ? — demandai-je.

Mon voisin répliqua :

— Les convois laissent en route chaque animal qui ne peut plus suivre ; et les chacals n’emportent pas tout.

Et pendant plusieurs journées nous avons continué ce voyage monotone, derrière le même Arabe, dans le même ordre, toujours à cheval, presque sans parler.

Or, un après-midi, comme nous devions, au soir, atteindre Bou-Saada, j’aperçus, très loin devant nous, une masse brune, grossie d’ailleurs par le mirage, et dont la forme m’étonna. À notre approche, deux vautours s’envolèrent. C’était une charogne encore baveuse malgré la chaleur, vernie par le sang pourri. La poitrine seule restait, les membres ayant été sans doute emportés par les voraces mangeurs de morts.

— Nous avons des voyageurs devant nous, dit le lieutenant.

Quelques heures après, on entrait dans une sorte de ravin, de défilé, fournaise effroyable, aux rochers dentelés comme des scies, pointus, rageurs, révoltés, semblait-il, contre ce ciel impitoyablement féroce. Un autre corps gisait là. Un chacal s’enfuit qui le dévorait.

Puis, au moment où l’on débouchait de nouveau dans une plaine, une masse grise, étendue devant nous, remua, et lentement, au bout d’un cou démesuré, je vis se dresser la tête d’un chameau agonisant. Il était là, sur le flanc, depuis deux ou trois jours peut-être, mourant de fatigue et de soif. Ses longs membres qu’on aurait dit brisés, inertes, mêlés, gisaient sur le sol de feu. Et lui, nous entendant venir, avait levé sa tête, comme un phare. Son front, rongé par l’inexorable soleil, n’était qu’une plaie, coulait ; et son œil résigné nous suivit. Il ne poussa pas un gémissement, ne fit pas un effort pour se lever. On eût cru qu’il savait, qu’ayant vu mourir ainsi beaucoup de ses frères dans ses longs voyages à travers les solitudes, il connaissait bien l’inclémence des hommes. C’était son tour, voilà tout. Nous passâmes.

Or, m’étant retourné longtemps après, j’aperçus encore, dressé sur le sable, le grand col de la bête abandonnée regardant jusqu’à la fin s’enfoncer à l’horizon les derniers vivants qu’elle dût voir.

Une heure plus tard, ce fut un chien tapi contre un roc, la gueule ouverte, les crocs luisants, incapable de remuer une patte, l’œil tendu sur deux vautours qui, près de lui, épluchaient leurs plumes en attendant sa mort. Il était tellement obsédé par la terreur des bêtes patientes, avides de sa chair, qu’il ne tourna pas la tête, qu’il ne sentit pas les pierres qu’un spahi lui lançait en passant.

Et soudain, à la sortie d’un nouveau défilé, j’aperçus devant moi l’oasis.

C’est une inoubliable apparition. On vient de traverser d’interminables plaines, de franchir des montagnes aiguës, pelées, calcinées, sans rencontrer un arbre, une plante, une feuille verte, et voici, devant vous, à vos pieds, une masse opaque de verdure sombre, quelque chose comme un lac de feuillage presque noir étendu sur le sable. Puis, derrière cette grande tache, le désert recommence, s’allongeant à l’infini, jusqu’à l’insaisissable horizon, où il se mêle au ciel.

La ville descend en pente jusqu’aux jardins.

Quelles villes, ces cités du Sahara ! Une agglomération, un amoncellement de cubes de boue séchée au soleil. Toutes ces huttes carrées de fange durcie sont collées les unes contre les autres, de façon à laisser seulement entre leurs lignes capricieuses des espèces de galeries étroites, les rues, semblables à ces couloirs que trace un passage régulier de bêtes.

La cité entière, d’ailleurs, cette pauvre cité de terre délayée, fait songer à des constructions d’animaux quelconques, à des habitations de castors, à des travaux informés construits sans outils, avec les moyens que la nature a laissés aux créatures d’ordre inférieur.

De place en place un palmier magnifique s’épanouit à vingt pieds du sol. Puis tout à coup on entre dans une forêt dont les allées sont enfermées entre deux hauts murs d’argile. À droite, à gauche, un peuple de dattiers ouvre ses larges parasols au-dessus des jardins, abritant de son ombre épaisse et fraîche la foule délicate des arbres fruitiers. Sous la protection de ces palmes géantes que le vent agite comme de larges éventails, poussent les vignes, les abricotiers, les figuiers, les grenadiers et les légumes inestimables.

L’eau de la rivière, gardée en de larges réservoirs, est distribuée aux propriétés, comme le gaz en nos pays. Une administration sévère fait le compte de chaque habitant, qui, au moyen de rigoles, dispose de la source pendant une ou deux heures par semaine selon l’étendue de son domaine.

On estime la fortune par tête de palmier. Ces arbres, gardiens de la vie, protecteurs des sèves, plongent sans cesse leur pied dans l’eau tandis que leur front baigne dans le feu.

Le vallon de Bou-Saada qui amène la rivière aux jardins est merveilleux comme un paysage de rêve. Il descend, plein de dattiers, de figuiers, de grandes plantes magnifiques entre deux montagnes dont les sommets sont rouges. Tout le long du rapide cours d’eau, des femmes arabes, la tête voilée et les jambes découvertes, lavent leur linge en dansant dessus. Elles le roulent en tas dans le courant, et le battent de leurs pieds nus, en se balançant avec grâce.

Le fleuve, le long de ce ravin, court et chante. En sortant de l’oasis, il est encore abondant ; mais le désert qui l’attend, le désert jaune et assoiffé, le boit tout à coup, aux portes des jardins, l’engloutit brusquement en ses sables stériles.

Quand on monte sur la mosquée, au coucher du soleil, pour contempler l’ensemble de la ville, l’aspect est des plus singuliers. Les toits plats et carrés forment comme une cascade de damiers de boue ou de mouchoirs sales. Là-dessus s’agite toute la population qui grimpe sur ses huttes dès que le soir vient. Dans les rues, on ne voit personne, on n’entend rien ; mais sitôt que vous découvrez l’ensemble des toits d’un lieu élevé, c’est un mouvement extraordinaire. On prépare le souper. Des grappes d’enfants en loques blanches grouillent dans les coins ; ce paquet informe de linge sale qui représente la femme arabe du peuple fait cuire le kous-kous ou bien travaille à quelque ouvrage.

La nuit tombe. On étend alors sur ce toit les tapis du Djebel-Amour, après avoir soigneusement chassé les scorpions qui pullulent dans ces taudis ; puis toute la famille s’endort en plein air sous l’étincelant fourmillement des astres.

L’oasis de Bou-Saada, bien que petite, est une des plus charmantes de l’Algérie. On peut, aux environs, chasser la gazelle qu’on y rencontre en quantité. On y trouve aussi en abondance la redoutable léfaa et même la hideuse tarentule aux longues pattes, dont en voit courir l’ombre énorme, le soir, sur les murs des cases.

On fait, en ce ksar, un commerce assez considérable, parce qu’il se trouve un peu sur la route du Mzab.

Les Mozabites et les Juifs sont les seuls marchands, les seuls négociants, les seuls êtres industrieux de toute cette partie de l’Afrique.

Dès qu’on avance dans le sud, la race juive se révèle sous un aspect hideux qui fait comprendre la haine féroce de certains peuples contre ces gens, et même les massacres récents. Les Juifs d’Europe, les Juifs d’Alger, les Juifs que nous connaissons, que nous coudoyons chaque jour, nos voisins et nos amis, sont des hommes du monde, instruits, intelligents, souvent charmants. Et nous nous indignons violemment quand nous apprenons que les habitants d’une petite ville inconnue et lointaine ont égorgé et noyé quelques centaines d’enfants d’Israël. Je ne m’étonne plus aujourd’hui ; car nos juifs ne ressemblent guère aux juifs de là-bas.

À Bou-Saada, on les voit, accroupis en des tanières immondes, bouffis de graisse, sordides et guettant l’Arabe comme une araignée guette la mouche. Ils l’appellent, essaient de lui prêter cent sous contre un billet qu’il signera. L’homme sait le danger, hésite, ne veut pas. Mais le désir de boire et d’autres désirs encore le tiraillent. Cent sous représentent pour lui tant de jouissances !

Il cède enfin, prend la pièce d’argent, et signe le papier graisseux.

Au bout de trois mois, il devra dix francs, cent francs au bout d’un an, deux cents francs au bout de trois ans. Alors le Juif fait vendre sa terre, s’il en a une, ou sinon, son chameau, son cheval, son bourricot, tout ce qu’il possède enfin.

Les chefs, Caïds, Aghas ou Bach’agas, tombent également dans les griffes de ces rapaces qui sont le fléau, la plaie saignante de notre colonie, le grand obstacle à la civilisation et au bien-être de l’Arabe.

Quand une colonne française va razzier quelque tribu rebelle, une nuée de Juifs la suit, achetant à vil prix le butin qu’ils revendent aux Arabes dès que le corps d’armée s’est éloigné.

Si l’on saisit, par exemple, six mille moutons dans une contrée, que faire de ces bêtes ? Les conduire aux villes ? Elles mourraient en route, car comment les nourrir, les faire boire pendant les deux ou trois cents kilomètres de terre nue qu’on devra traverser ? Et puis, il faudrait, pour emmener et garder un pareil convoi, deux fois plus de troupes que n’en compte la colonne.

Alors les tuer ? Quel massacre et quelle perte ! Et puis les Juifs sont là qui demandent à acheter, à deux francs l’un, des moutons qui en valent vingt. Enfin le trésor gagnera toujours douze mille francs. On les leur cède.

Huit jours plus tard les premiers propriétaires ont repris à trois francs par tête leurs moutons. La vengeance française ne coûte pas cher.

Le Juif est maître de tout le sud de l’Algérie. Il n’est guère d’Arabes, en effet, qui n’aient une dette, car l’Arabe n’aime pas rendre. Il préfère renouveler son billet à cent ou deux cents pour cent. Il se croit toujours sauvé quand il gagne du temps. Il faudrait une loi spéciale pour modifier cette déplorable situation.

Le Juif, d’ailleurs, dans tout le Sud, ne pratique guère que l’usure par tous les moyens aussi déloyaux que possible ; et les véritables commerçants sont les Mozabites.

Quand on arrive dans un village quelconque du Sahara, on remarque aussitôt toute une race particulière d’hommes qui se sont emparés des affaires du pays. Eux seuls ont les boutiques ; ils tiennent les marchandises d’Europe et celles de l’industrie locale ; ils sont intelligents, actifs, commerçants dans l’âme. Ce sont les Beni-Mzab ou Mozabites. On les a surnommés les « Juifs du désert ».

L’Arabe, le véritable Arabe, l’homme de la tente, pour qui tout travail est déshonorant, méprise le Mozabite commerçant ; mais il vient à époques fixes s’approvisionner dans son magasin ; il lui confie les objets précieux qu’il ne peut garder dans sa vie errante. Une espèce de pacte constant est établi entre eux.

Les Mozabites ont donc accaparé tout le commerce de l’Afrique du Nord. On les trouve autant dans nos villes que dans les villages sahariens. Puis, sa fortune faite, le marchand retourne au Mzab, où il doit subir une sorte de purification avant de reprendre ses droits politiques.

Ces Arabes, qu’on reconnaît à leur taille, plus petite et plus trapue que celle des autres peuplades, à leur face souvent plate et fort large, à leurs fortes lèvres et à leur œil généralement enfoncé sous un sourcil droit et très fourni, sont des schismatiques musulmans. Ils appartiennent à une des trois sectes dissidentes de l’Afrique du Nord, et semblent à certains savants être les descendants actuels des derniers sectaires du kharedjisime.

Le pays de ces hommes est peut-être le plus étrange de la terre d’Afrique.

Leurs pères, chassés de Syrie par les armes du Prophète, vinrent habiter dans le Djebel-Nefoussa, à l’ouest de Tripoli de Barbarie.

Mais, repoussés successivement de tous les points où ils s’établirent, jalousés partout à cause de leur intelligence et de leur industrie, suspectés aussi en raison de leur hétérodoxie, ils s’arrêtèrent enfin dans la contrée la plus aride, la plus brûlante, la plus affreuse de toutes. On l’appelle en arabe Hammada (échauffée) et Chebka (filet) parce qu’elle ressemble à un immense filet de rochers et de rocailles noires.

Le pays des Mozabites est situé à cent cinquante kilomètres environ de Laghouat.

Voici comment M. le commandant Coÿne, l’homme qui connaît le mieux tout le sud de l’Algérie, décrit son arrivée au Mzab dans une brochure des plus intéressantes :

« À peu près au centre de la Chebka se trouve une sorte de cirque formé par une ceinture de roches calcaires très luisantes et à pentes très raides sur l’intérieur. Il est ouvert au nord-ouest et au sud-est par deux tranchées qui laissent passer l’Oued-Mzab. Ce cirque, d’environ dix-huit kilomètres de long sur une largeur de deux kilomètres au plus, renferme cinq des villes de la confédération du Mzab, et les terrains que cultivent exclusivement en jardins les habitants de cette vallée.

Vue de l’extérieur et du côté du nord et de l’est, cette ceinture de rochers offre l’aspect d’une agglomération de koubbas étagées, les unes au-dessus des autres, sans aucune espèce d’ordre ; on dirait une immense nécropole arabe. La nature elle-même paraît morte. Là, aucune trace de végétation ne repose l’œil ; les oiseaux de proie eux-mêmes semblent fuir ces régions désolées. Seuls les rayons d’un implacable soleil se reflètent sur ces murailles de rochers d’un blanc grisâtre et produisent par les ombres qu’ils portent, des dessins fantastiques.

Aussi quel n’est pas l’étonnement, je dirai même l’enthousiasme du voyageur lorsque, arrivé sur la crête de cette ligne de rochers, il découvre dans l’intérieur du cirque cinq villes populeuses entourées de jardins d’une végétation luxuriante, se découpant en vert sombre sur les fonds rougeâtres du lit de l’Oued-Mzab.

Autour de lui, le désert dénudé, la mort ; à ses pieds, la vie et les preuves évidentes d’une civilisation avancée. »

Le Mzab est une république ou plutôt une commune dans le genre de celle que tentèrent d’établir les révolutionnaires parisiens en 1871.

Personne au Mzab n’a le droit de rester inactif ; et l’enfant, dès qu’il peut marcher et porter quelque chose, aide son père à l’arrosage des jardins, qui forme la constante et la plus grande occupation des habitants. Du matin au soir, le mulet ou le chameau tire dans le seau de cuir l’eau déversée ensuite dans une rigole ingénieusement organisée de façon que pas une goutte du précieux liquide ne soit perdue.

Le Mzab compte en outre un grand nombre de barrages pour emmagasiner les pluies. Il est donc infiniment plus avancé que notre Algérie.

La pluie ! C’est le bonheur, l’aisance assurée, la récolte sauvée pour le Mozabite ; aussi, dès qu’elle tombe, une espèce de folie s’empare des habitants. Ils sortent par les rues, tirent des coups de fusil, chantent, courent aux jardins, à la rivière qui se remet à couler, et aux digues, dont l’entretien est assuré par chaque citoyen. Dès qu’une digue est menacée, tout le monde doit s’y porter.

Et ces gens-là, par leur travail constant, leur industrie et leur sagesse, ont fait, de la partie la plus sauvage et la plus désolée du Sahara, un pays vivant, planté, cultivé, où sept villes prospères s’étalent au soleil. Aussi le Mozabite est-il jaloux de sa patrie, il en défend autant que possible l’entrée aux Européens. Dans certaines Villes, comme Beni-Isguem, nul étranger n’a le droit de coucher même une seule nuit.

La police est faite par tout le monde. Personne ne refuserait de prêter main-forte en cas de besoin. Il n’y a en ce pays ni pauvres ni mendiants. Les nécessiteux sont nourris par leur fraction.

Presque tout le monde sait lire et écrire.

On voit partout des écoles, des établissements communaux considérables. Et beaucoup de Mozabites, après avoir passé quelque temps dans nos villes, reviennent chez eux, sachant le français, l’italien et l’espagnol.

La brochure du commandant Coÿne contient sur ce curieux petit peuple un nombre infini de surprenants détails.

À Bou-Saada, comme dans toutes les oasis et toutes les villes, ce sont les Mozabites qui font le commerce, les échanges, tiennent des boutiques de toute espèce et se livrent à toutes les professions.

Après quatre jours passés dans cette petite cité saharienne, je suis reparti pour la côte.

Les montagnes qu’on rencontre en se dirigeant vers le littoral ont un singulier aspect. Elles ressemblent à de monstrueux châteaux forts qui auraient des kilomètres de créneaux. Elles sont régulières, carrées, entaillées d’une façon mathématique. La plus haute est plate, et paraît inaccessible. Sa forme l’a fait surnommer « le Billard ». Peu de temps avant mon arrivée, deux officiers avaient pu l’escalader pour la première fois. Ils ont trouvé sur le sommet deux énormes citernes romaines.

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