CHAPITRE XIV

Hawkes prit le relais, décrivant les détails de l’opération à un Alan complètement désembrumé :

— Vendredi prochain, un transport de fonds partira de la Banque Mondiale de Réserve. C’est un fourgon blindé qui se chargera de l’argent, au moins dix millions de crédits, pour le répartir entre les différentes succursales.

« Hollis, ici présent, s’est débrouillé pour découvrir les longueurs d’onde des robflics assurant la protection du chargement. Al Webber, lui, dispose de tout l’appareillage nécessaire à leur neutralisation, si, précisément, nous connaissons cette longueur d’onde. Nous n’aurons donc aucun mal de ce côté-là ; nous attendrons que le camion soit chargé ; à ce moment-là, on paralyse les robots, on empêche les gardiens humains de nuire et il ne reste plus qu’à se tirer avec la fourgonnette. »

Alan faisait grise mine.

— Et pourquoi ma présence est-elle indispensable dans votre magouille ? Je n’ai aucune envie de devenir pilleur de banque, ou quoi que ce soit du même style, moi !

— Parce que tu es le seul parmi nous à ne pas être enregistré au Fichier. Comme tu ne possèdes pas de numéro de biocode, personne ne pourra jamais remonter jusqu’à toi.

Pour Alan, ce fut une amère illumination :

— Alors, c’est pour ça que vous n’avez pas voulu que je me fasse enregistrer ! Et si vous vous occupez de moi depuis tout ce temps, c’est uniquement pour ça !

De la tête, Hawkes acquiesça.

— Aux yeux de la Terre entière, tu n’existes pas. Si n’importe lequel d’entre nous se tirait au volant de ce camion, il leur suffirait de programmer les coordonnées du fourgon et de suivre le conducteur avec son biocode. À tous les coups, il serait bon ! Mais si toi, tu es à bord de la fourgonnette, ils n’ont aucun moyen de suivre sa trace, tu piges ?

— Oh ! oui, je pige ! répondit lentement Alan.

« Et je n’aime pas ça du tout », poursuivit-il intérieurement.

— Mais j’ai besoin de réfléchir à tout ça quelque temps. Laissez-moi dormir là-dessus, et demain, je vous dirai si je marche ou pas.

La stupéfaction se peignit sur les traits des invités de Hawkes. Webber allait pour dire quelque chose, mais Hawkes le devança en toute hâte :

— Ce jeune homme n’est pas encore très bien réveillé, les gars, c’est tout. Il a besoin d’un petit moment pour se faire à l’idée d’être millionnaire. Je vous passerai un coup de fil à chacun demain matin, d’accord ?

Hawkes les congédia rapidement et dès qu’ils furent tous partis, il se retourna vers Alan. Envolées l’amitié débonnaire, la chaleureuse fraternité qu’avait jusqu’ici manifestée le joueur. Son visage émacié ne reflétait plus à présent que l’attitude placide de l’homme d’affaires, et lorsqu’il prit la parole, sa voix était brutalement tranchante :

— Qu’est-ce que c’est que ce baratin ? Réfléchir ? Non mais dis donc, qui t’a dit que tu avais le choix ?

Alan, furieux, s’emporta soudain :

— J’ai tout de même mon mot à dire sur ce qui engage ma propre vie, non ! Et si je ne veux pas devenir braqueur, moi ? Vous ne m’avez jamais dit…

— Je n’en voyais pas la moindre nécessité ! Écoute-moi bien, maintenant, mon petit gars : ce n’est pas pour mon plaisir que je t’ai fait venir ici. Tu es venu habiter là parce que j’ai compris que tu avais le potentiel requis pour cette affaire. Ça fait maintenant trois mois que je t’engraisse. Je t’ai appris à te débrouiller plus que correctement sur cette planète. À présent, je ne te demande que de me renvoyer l’ascenseur, et encore, c’est pas grand-chose ! Byng a dit l’exacte vérité : tu es absolument indispensable à la réalisation de ce projet. Et tes petits sentiments personnels n’ont strictement pas à entrer en ligne de compte.

— Ah oui ? Et qui va en décider ainsi ?

— Moi !

Alan posa sur Hawkes, transfiguré, un regard froid.

— Max, il n’a jamais été question que j’entre dans une bande de truands. Il est absolument exclu que je participe à ce hold-up. Restons-en là, vous voulez bien ? Vous avez quelques milliers de crédits que j’ai honnêtement gagnés sur votre compte. Alors, vous m’en rendez cinq cents et vous pouvez garder le reste. Considérez que c’est pour la location de ma chambre, la nourriture et les leçons de ces trois mois. Dorénavant, faites ce que vous voudrez de votre côté, moi, j’irai du mien.

Hawkes, soudain, éclata de rire.

— Ben voyons ! C’est tout simple, hein ? J’empoche ton fric, et tu te barres d’ici ! Mais tu me prends vraiment pour le dernier des abrutis ! Tu connais les noms de tous les gars du syndicat, nos projets, tu sais tout de nous… Figure-toi qu’il y a pas mal de gens qui paieraient un bon paquet pour un tuyau comme ça ! (Il secoua la tête.) Je suis ma route, sûr, mais tu la suis aussi, Alan. Ou alors… Et tu vois ce que je veux dire par cet « ou alors », n’est-ce pas…

Alan, outré, répondit :

— Vous me tueriez si je tentais de faire machine arrière, hein ? L’amitié ne signifie rien du tout, pour vous ! C’est : « Tu fais le hold-up avec nous, ou bien…» !

L’expression de Hawkes changea de nouveau et lorsqu’il parla, sa voix était presque enjôleuse, et son sourire affectueux.

— Écoute, Alan. Cela fait des mois que nous sommes sur ce coup. J’ai versé sept mille crédits pour libérer ton frère de ses entraves, rien que pour m’assurer ta collaboration. Je te promets qu’il n’y a aucun risque. Je n’avais pas la moindre intention de te menacer, mais essaie de te mettre à ma place ! Tu dois nous aider.

Alan l’observa d’un regard étonné.

— Pourquoi ce hold-up vous passionne-t-il à ce point, Max ? Chaque nuit, vous gagnez une fortune ! Vous n’avez pas besoin d’un million de crédits en plus.

— Non, je n’en ai pas besoin. Mais quelques-uns, parmi les autres, oui ! Johnny Byng, par exemple… et puis Kovak, qui doit trente sacs à Bryson. Mais c’est moi qui ai tout organisé… (C’était un plaidoyer auquel se livrait maintenant Hawkes.) Je m’ennuie, Alan. Je m’ennuie à mourir. Jouer n’est plus jouer pour moi, je suis trop bon. Je ne perds jamais que je ne le veuille. Alors, j’ai besoin de prendre mon pied d’une autre manière. Voilà tout. Mais sans toi, rien ne peut se faire.

Pendant un moment, il n’y eut plus entre eux que le silence. Alan se rendit compte que Hawkes, dans son genre, était un type désespéré : s’il refusait de marcher avec eux, ils n’accepteraient jamais de le laisser en vie. Il n’avait aucune alternative. Découvrir que Hawkes ne l’avait pris sous son aile que dans le but de se servir de lui dans son forfait représentait une cinglante désillusion.

Il essaya bien de se raisonner, en se disant que ce monde était une jungle où la moralité n’avait aucune valeur, et que le million de crédits qu’il allait empocher lui serait bien utile dans sa quête de l’hyperpropulsion ; mais c’étaient là de bien maigres arguments qui ne faisaient vraiment pas le poids. Il n’existait aucune possibilité de justifier ce qu’il allait faire. Aucune, par quelque bout qu’on aborde le problème.

Mais Hawkes l’avait acculé dans une impasse. Absolument impossible de s’en sortir. Il était tombé au beau milieu d’un ramassis de malfrats, et qu’il le veuille ou non, il allait être forcé de rejoindre la corporation !…

— Très bien ! fit-il avec amertume. Je le conduirai votre fourgon. Mais après ça, terminé ; je prends ma part et je file. Je ne veux plus jamais vous revoir.

Hawkes sembla peiné, mais il se maîtrisa très vite.

— Comme tu voudras, Alan. Mais je suis content de t’avoir avec nous. Sinon, cela aurait été vraiment dur pour nous deux. Bon ! Si nous allions dormir, maintenant ?

Alan passa le reste de la nuit à essayer de trouver le sommeil. Il ruminait sans cesse les mêmes réflexions qui tempêtaient dans sa tête ; au bout d’un moment, son vœu le plus cher était de pouvoir se déboulonner la calotte crânienne pour que tout ce qui ressemble à une pensée s’en échappe.

Il savait dorénavant que Hawkes l’avait « adopté » essentiellement parce qu’il répondait à certaines conditions indispensables à la réalisation d’un plan mûri de longue date ; et non, comme il l’avait cru, en raison d’une affection particulière. Cette prise de conscience l’avait bouleversé et mis hors de lui à la fois. Jusque dans ses moindres détails, l’entraînement que le joueur lui avait donné ne devait pas seulement lui servir à l’endurcir, mais surtout à le préparer à tenir correctement la place qu’on lui avait assignée dans le projet de hold-up.

Le fait même de ce vol le désespérait. Qu’on le force à y participer n’en faisait pas moins de lui un criminel ; cela allait à l’encontre de tout le système de valeurs sur lequel il avait fondé sa vie depuis bien des années. Il ne serait pas moins coupable que Hawkes ou Webber ; et aucune échappatoire envisageable.

Finalement, il décida que c’était idiot de se faire autant de mouron. Lorsque tout serait consommé, il serait à la tête de suffisamment d’argent pour commencer réellement la quête qui lui tenait à cœur : découvrir un système viable d’hyperpropulsion. Il laisserait complètement tomber Hawkes ; peut-être irait-il s’installer dans une autre ville… L’acte criminel qu’il devait perpétrer se trouverait, dans une certaine mesure, compensé, si ses recherches étaient couronnées de succès. « Mais, songeait-il, dans une certaine mesure seulement ! »

La semaine traîna en longueur, et Alan n’eut que peu de réussite dans son travail nocturne. Son esprit vagabondait à cent parsecs de l’écran scintillant ; permutations et combinaisons s’obstinaient à le fuir. Pourtant, ses pertes, si elles furent régulières, restèrent modérées.

Les dix membres du syndicat se rencontraient toutes les nuits dans l’appartement de Hawkes, pour planifier scrupuleusement chaque phase de l’opération ; ils ressassèrent à n’en plus finir les actions les plus insignifiantes jusqu’à ce que chacun puisse réciter son rôle spécifique comme un robot infaillible. Celui d’Alan était en même temps le plus simple et le plus difficile : il ne devait pas bouger tant que les autres n’auraient pas fini, mais à partir de cet instant-là, il lui faudrait se précipiter dans le fourgon blindé, puis semer tout éventuel poursuivant. Il conduirait le camion à une distance confortable de la cité pour retrouver Byng et Hollis qui embarqueraient le fric. Après quoi, il abandonnerait l’engin n’importe où, et rentrerait en ville par les transports en commun.

Le jour fatidique se leva dans un petit froid sec d’automne ; l’air semblait transparent comme du cristal. Alan ressentait une sorte de nervosité provoquée par l’attente, mais il était somme toute plus détendu que ce à quoi il s’attendait ; d’un calme presque fataliste. Ce soir-là, il serait devenu un criminel activement recherché. Il se demandait encore si, même pour un million de crédits, le jeu en valait la chandelle. Ne valait-il pas mieux défier Hawkes et tenter d’une manière ou d’une autre, de prendre la poudre d’escampette ?

Mais on aurait dit que Hawkes, toujours aussi perspicace dans ses jugements sur l’esprit humain, avait deviné ce qui s’agitait dans la tête d’Alan. Il gardait toujours un œil sur lui, ne le laissait jamais seul. Le joueur ne voulait prendre aucun risque : il forcerait Alan à tenir son rôle comme prévu.

D’après les informations de source sûre qu’Hollis avait récoltées, le transfert de fonds devait se dérouler à 12 40. Peu après midi, Hawkes et Alan quittèrent l’appartement pour aller prendre le Métro à destination du centre ville, où la Banque Mondiale de Réserve se trouvait.

Ils y arrivèrent à 12 30. Le camion blindé luisant, forteresse apparemment imprenable, attendait, sagement rangé et entouré de quatre robflics en alerte, un à chaque roue. Trois policiers se tenaient là également, mais c’était surtout à titre dissuasif ; en cas de coup dur, les robflics étaient censés faire le plus gros du travail.

La banque était sans aucun doute un édifice impressionnant : il avait plus de cent étages, s’amincissant par piliers jusqu’à sa pointe effilée qui se perdait dans l’aveuglante clarté du ciel de midi. Alan avait appris que c’était le centre névralgique de tout le commerce mondial.

Les gardes armés s’affairaient à transborder des sacs d’argent de la banque à l’intérieur du fourgon. Alan sentit son cœur s’accélérer. Les rues regorgeaient d’employés de bureau qui sortaient déjeuner. Ne serait-ce pas un obstacle à sa fuite ?

Tout était synchronisé à la fraction de seconde près. Tandis que Hawkes et Alan se dirigeaient vers la banque en flânant comme de simples promeneurs, le jeune homme aperçut Kovak qui traversait tranquillement la rue en lisant un télex. C’était le seul visible.

Alan savait que Webber, à cet instant précis, était dans un bureau dont les fenêtres donnaient sur l’entrée de la banque, les yeux braqués sur ce qui se passait en dessous de lui. À 12 40 précises, Webber enfoncerait l’interrupteur qui paralyserait les quatre robflics.

À la seconde même où ils se figeraient, les autres malfaiteurs entreraient en action. Jensen, Mac Guire, Freeman et Smith, tous masqués, bondiraient sur les trois policiers humains et les cloueraient au sol. Byng et Hawkes, qui auraient pénétré dans la banque un peu auparavant, improviseraient une pseudo-bagarre entre eux juste dans l’entrée principale pour faire diversion et gêner les gardiens qui tenteraient de se ruer à l’extérieur en renfort.

Hollis et Kovak seraient planqués à l’entrée de la banque également, mais à l’extérieur. Dès que les quatre complices auraient immobilisé les trois policiers, ils se précipiteraient vers le conducteur du fourgon qu’ils jetteraient à bas de la cabine. C’est alors qu’Alan y entrerait, par l’autre portière, et s’enfuirait au volant, tandis que les neuf autres s’égailleraient au sein de la foule dans autant de directions différentes. Byng et Hollis, s’ils parvenaient à s’enfuir, fonceraient jusqu’au lieu du rendez-vous avec Alan où ils récupéreraient l’argent.

Si tout se passait comme prévu, l’opération ne prendrait pas plus de trente secondes, de l’instant où Webber aurait actionné le commutateur jusqu’à celui où Alan démarrerait avec le fourgon. Si tout se passait comme prévu…

Les secondes n’en finissaient plus. Il était 12 35 maintenant. À 12 37, Hawkes et Byng entreraient sans hâte dans la banque, venant de deux directions différentes.

Dans trois minutes maintenant… Le calme apparent d’Alan l’abandonna complètement ; il se mit à imaginer une infinité de catastrophes.

12 38… Toutes les montres étaient synchrones, à la seconde près.

12 39… 12 39-30…

Plus que trente secondes. Alan prit position comme convenu au beau milieu de la foule de flâneurs désœuvrés qui observaient le chargement du fourgon… Quinze secondes… Dix… Cinq.

12 40. Les robflics étaient en train de verrouiller l’arrière du camion : ils avaient achevé le transbordement à la seconde prévue. L’engin fut fermé, puis scellé.

Les robflics se figèrent…

Webber avait été parfaitement exact. Alan se contracta, pris par la fièvre de cet instant d’action, ne pensant plus qu’à ce qu’il devait faire.

Les trois policiers se consultèrent du regard, l’air un peu ahuri. Jensen et Mac Guire bondirent… et les robflics revinrent à la vie.

À l’intérieur de la banque retentit le fracas de plusieurs détonations. Alan fit volte-face, terrorisé. Quatre gardiens, l’arme au poing en sortaient à toute allure. Qu’était-il advenu de Hawkes et de Byng ? Pourquoi ne bloquaient-ils pas l’entrée suivant leur rôle ?

La rue était maintenant le théâtre d’une monumentale débandade : les gens se précipitaient dans toutes les directions. Alan entrevit Jensen qui se débattait sous la poigne inébranlable d’un robflic. L’appareil de Webber avait-il flanché ? Certainement !…

Alan était paralysé sur place. Il vit Freeman et Mac Guire piquer un sprint effréné au bout de la rue, les policiers sur leurs talons. Hollis fixait l’intérieur de la banque, comme foudroyé. Alan vit Kovak courir vers lui.

— Tout est foutu. (Sa voix n’était qu’un murmure éraillé.) Les bourres nous attendaient ! Byng et Hawkes ont été descendus ! Tire-toi ! Cavale, si tu tiens à ta peau !

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