Je me suis arrêté au bord du quai pour regarder l’eau sombre sur laquelle dansaient des lumières. J’avais une fameuse envie de sauter dans cet infini fluide dont la rumeur m’appelait. Envie surtout de m’y précipiter avec un poids de fonte attaché au cou. Seulement, lorsque j’étais enfant, j’avais failli me noyer un jour dans le grand bassin de la piscine où j’avais plongé pour épater les copains.
Je me souvenais intensément d’une atroce sensation d’engloutissement… Mes pensées s’étaient mises à défiler comme un film tourné en accéléré… J’avais eu dans la bouche le goût douceâtre de la mort et, chose pire encore, pendant un laps de temps indéterminable, je m’étais résigné. Cela m’avait laissé un souvenir si désagréable, qu’à cette heure, j’hésitais.
J’ai craché dans l’eau le mégot que je tétais depuis vingt minutes… Il s’est mis à flotter sur le dos d’une vague…
Non, décidément, ça ne serait pas pour ce soir. Je ne me sentais pas le courage nécessaire pour en finir.
Je me suis éloigné de l’eau louche qui me tentait. La nuit était douce et calme. Des nuages mousseux coulaient comme un fleuve de fumée sous les étoiles.
J’ai quitté le port avec ses bateaux de plaisance qui dansaient en troupeau serré contre les pierres moussues du quai et j’ai déniché une route blanche au bord de la mer.
D’un côté, elle était bordée de haies de lauriers, de l’autre c’était la plage qui commençait, avec ses cabines de bain aux ombres géométriques.
J’allais d’une allure incertaine, les mains aux poches, savourant à la fois la touffeur de l’air et mon désespoir. Il me semblait que rien ne pourrait stopper jamais mon morne cheminement à l’ombre des hauts palmiers. Ma marche était aussi éternelle que le bruit lancinant de la mer.
Soudain, deux phares ont illuminé le chemin. Je me suis serré contre la haie pour laisser passer la voiture, mais elle avançait très doucement, comme un convoi funèbre. Je me suis dit que le conducteur s’était égaré et qu’il allait me demander son chemin. Or je n’avais pas la moindre idée de l’endroit où je me trouvais.
L’auto s’est arrêtée à ma hauteur et une portière s’est ouverte, sans déclencher la lumière du plafonnier, comme c’est le cas dans les voitures modernes. J’ai distingué une silhouette de femme penchée en avant. Un parfum délicat est venu enrichir ceux dont la nuit était chargée.
— Où allez-vous ?
La voix était calme, un peu froide. J’ai été médusé par cette question. Puis je me suis dit que la conductrice devait voir mon visage immobile dans la clarté de la lune et j’ai souri au hasard, en tâchant d’éviter l’air niais que donne toujours la stupeur.
— Je me promène sous les étoiles ; je suis du genre lyrique.
— Ça vous amuserait, un tour en voiture ?
Le ton brutal ne correspondait pas à la nature de la proposition. Je peux vous assurer que jamais je ne m’étais senti désorienté à ce point.
— Ça dépend avec qui, ai-je bredouillé.
J’ai aperçu une main pâle sur le volant. Il y avait une tache de lumière juste dessus. Les doigts pianotaient d’énervement sur le cercle de l’avertisseur.
— Avec moi !
Ce que j’éprouvais à cet instant ressemblait bigrement à de la peur. Je flairais quelque chose de louche dans tout ça… Pourtant, je suis monté dans l’auto et j’ai claqué la portière.
La voiture était une énorme américaine, confortable comme un palace. J’ai essayé de voir la conductrice, mais elle avait noué sur sa tête un foulard de soie dont l’une des pointes, en avançant, plongeait le visage dans l’ombre… Néanmoins, je me suis rendu compte qu’elle avait une silhouette très élégante dans sa robe blanche sans manche.
Elle a démarré en souplesse. J’ai failli lui demander où nous allions, mais je devais avoir l’air suffisamment idiot comme ça ; le plus sage maintenant était de me taire et d’attendre la suite des événements.
La puissante voiture glissait sur la route blanche comme un dinghy sur une eau plate. Ses gros pneus produisaient un petit bruit de succion agréable. Nous avons roulé quelques minutes sans échanger le moindre mot. La conductrice semblait parfaitement savoir où nous allions. Parvenue au bout de la route, elle a ralenti et s’est engagée dans une voie étroite plongée dans l’obscurité. Il s’agissait d’une impasse conduisant à la grille d’une propriété inhabitée. Ma compagne a stoppé son véhicule au plus épais de l’ombre, puis elle s’est assise de biais sur la banquette de façon à me faire face. J’aurais donné n’importe quoi pour distinguer ses traits, mais même sans le foulard de soie, c’eût été impossible, car la végétation était si dense à cet endroit qu’elle formait un tunnel au-dessus de nous.
Le silence capiteux de la voiture a été troublé par un bruit menu que je n’ai pu identifier immédiatement. Quand j’ai compris, elle avait fini de dégrafer sa robe blanche, laquelle se boutonnait entièrement par-devant. J’ai eu l’impression qu’elle la partageait en deux comme on éventre l’écorce d’un fruit… Là-dessous, elle était nue comme un ver.
J’ai enfin su ce qu’elle attendait de moi et ma surprise a disparu. Mes doigts se sont refermés sur ses seins, ma bouche a trouvé la sienne. Et puis, ç’a été comme une lutte sauvage de bêtes. À l’ultime seconde, elle a cherché à se défendre, à lutter, mais dans l’état où je me trouvais, il aurait fallu quinze types bien décidés pour m’empêcher de prendre cette garce sur la banquette de son auto.
Après, il y a eu un temps d’hébétude, au cours duquel nous avons essayé de retrouver notre souffle. Je crois que c’est elle qui a récupéré la première… Rapidement, elle a reboutonné sa robe blanche sur sa peau en sueur, puis elle a tourné la clé de contact et opéré une savante marche arrière.
Lorsque l’auto s’est retrouvée sur le chemin, elle m’a dit :
— Descendez !
Je n’en croyais pas mes oreilles.
— Hein ?
— Descendez, espèce de salaud ! Vite !
— Sans blague, vous ne pensez pas qu’on va se quitter comme ça, non ?
N’est-ce pas, je venais de lui prouver que j’étais un mâle, et je tenais à conserver le contrôle de la situation.
J’ai alors perçu un petit claquement et j’ai compris qu’elle venait de prendre quelque chose dans son sac à main posé derrière elle. Le quelque chose en question était un revolver. Sa crosse de nacre luisait dans la pénombre.
— Descendez !
J’ai murmuré :
— Si vous le prenez sur ce ton…
Et j’ai ouvert la portière. Mais au lieu de descendre, j’ai décrit une brusque volte-face et j’ai donné un coup de manchette à sa main qui tenait l’arme. Le revolver est tombé sur le siège arrière. La fille a poussé une exclamation de colère. Je lui ai saisi le menton dans ma main. J’arrivais à distinguer ses yeux brillants de fureur.
— Écoutez, ma belle, que vous soyez une petite hystérique, ça vous regarde et j’aurais mauvaise grâce de m’en plaindre… Mais je n’aime pas vos façons, vous m’entendez ?
Puis ma colère est tombée brusquement. J’ai lâché la fille et je suis descendu. D’un coup de talon, j’ai claqué la portière… L’auto a fait un bond en avant. C’est à cet instant que j’ai eu l’idée d’en noter le numéro. Par chance, il était assez facile à retenir : 98 TU 6.
Je me suis assis dans le sable tiède, tandis que les feux arrière de la voiture s’éloignaient, tissant dans la nuit un halo pourpre.
Je me suis levé tôt le lendemain. En m’éveillant, je me suis demandé si je n’avais pas rêvé. Seulement, les rêves vous laissent des souvenirs moins précis. J’ai pris mon bain en fredonnant, l’aventure m’ayant redonné goût à l’existence.
La mine revêche de l’hôtelier qui m’attendait dans le hall avec ma note à la main, n’a pas réussi à entamer mon optimisme. Ça faisait trois matins de suite que le cher homme me harponnait au passage en brandissant la douloureuse. Et ça faisait trois matins aussi que je lui inventais l’histoire du mandat qui fait le grand tour avant d’arriver.
Après tout, je ne devais pas être son premier client lessivé par le casino. Si l’on n’est pas pourvu d’une bonne dose de philosophie, il vaut mieux ne pas tenir un hôtel sur la Côte d’Azur !
Une fois débarrassé de ses jérémiades et ayant formulé les promesses d’usage, je me suis dirigé vers le commissariat de police. La mer était plus bleue que les autres jours et des odeurs de fleurs sauvages flottaient dans l’air capiteux.
Le commissariat de police semblait en chômage. Il n’y avait que deux inspecteurs en manches de chemise qui parlaient football derrière un bureau poisseux, de crasse.
J’ai eu beau essayer d’attirer leur attention par une toux discrète, ils m’ont laissé poireauter un bon moment avant de s’occuper de moi. Enfin, le plus jeune des deux, un grand brun à la mâchoire carrée, s’est approché avec l’air d’un homme bien résolu à ne pas faire droit à votre demande, quelle qu’elle soit.
— C’que v’voulez ?
Il a eu droit à mon plus cordial sourire.
— Je représente la Société d’Assurances l’Urbaine et la Seine.
— Ah ! Et alors ?
— Voilà ce qui m’amène. Un de nos clients…
J’ai baissé le ton et pris un air respectueux.
— Personnage politique important, vous voyez ce que je veux dire ?
Il ne voyait rien du tout, mais il était intéressé…
— Un de nos clients, disais-je, a eu l’arrière de sa voiture défoncé alors qu’il se trouvait en stationnement régulier…
— C’t’un monde ! a émis le flic.
— Je ne vous le fais pas dire. Un témoin a relevé le numéro de la voiture ayant causé le sinistre. Seulement, ce témoin n’est pas absolument certain de l’avoir bien lu. Je dois donc procéder en douceur…
J’ai cligné de l’œil.
— Tout est question de doigté dans la vie. Dans votre métier, vous devez aussi en savoir, quelque chose, non ?
Ça l’a gagné à ma cause.
— Et alors, qu’est-ce que vous voulez ?
— L’adresse du propriétaire de la voiture 08 TU 6, si c’est possible…
Il a réfléchi.
— 6, c’est les Alpes-Maritimes, ça… Attendez, je vais téléphoner à la préfecture de Nice, service des Cartes Grises…
— Vous êtes bien aimable, monsieur l’inspecteur.
Et c’est ainsi que tout a commencé.
C’était une grande maison riche et sans style défini qui s’accrochait comme elle pouvait aux pentes en fleurs de la colline.
La courbure du toit avait quelque chose de chinois, le patio quelque chose d’espagnol et le tout quelque chose d’insolite et de majestueux. Un grand jardin plein de citronniers, de palmiers et de cactus dévalait jusqu’à la route.
J’ai contemplé la propriété avant de tirer sur la chaîne de la cloche. Franchement, à ce moment-là, j’ai eu envie de prendre mes cliques et mes claques ; seulement, vous avez toujours un mauvais génie à vos côtés pour vous pousser à accomplir les gestes idiots de votre vie.
Le tintement de la cloche m’a fait l’effet d’un glas.
J’ai vu sortir une vieille domestique de derrière la maison. Elle a dévalé l’allée. Au fur et à mesure qu’elle approchait, je me rendais compte à quel point elle avait l’air ennuyé par ma visite. Aller ouvrir la porte, dans cette demeure, constituait une véritable expédition.
Elle s’est arrêtée, de l’autre côté du portail, méfiante. L’ombre de la grille mettait des zébrures verticales sur son visage ridé. Cette femme était petite, maigre, avec de minuscules yeux de reptile.
— Vous désirez ?
Si elle avait pu me l’apprendre, ça m’aurait sans doute rendu un fier service.
— Je voudrais voir M. Lecain…
Deux plis se sont instantanément formés de chaque côté de ses lèvres.
— Il n’y a pas de M. Lecain…
Ça démarrait bien !
— Alors, Mme Lecain…
Elle a tout de même eu pitié de ma mine ahurie.
— Il n’y a que deux demoiselles Lecain…
— Ah ! très bien… Pouvez-vous m’annoncer ?
— C’est à quel sujet ?
— Personnel !
Que pouvais-je prétexter d’autre ?
Ça devait être rudement difficile de pénétrer dans une maison comme celle-là. La vieille a hésité.
— Peut-être me présenté-je un peu tôt ?
Elle a ouvert la porte sans me répondre. Je suis entré. Il y avait dans les arbres une tripotée d’oiseaux qui menaient une bacchanale de tous les diables. On s’entendait à peine.
La bonne m’a examiné après avoir reverrouillé la grille. Mon complet bleu, ma chemise blanche, ma cravate unie lui ont inspiré confiance. Mon petit air grave aussi sans doute. Elle a entrepris l’ascension de la grande allée qui menait au perron. Nous avons grimpé une volée de marches d’un blanc éblouissant. Puis nous sommes entrés dans l’ombre fraîche d’un hall garni de plantes vertes.
— Quel nom ? a grommelé la vieille servante.
— Victor Menda…
J’ai lu sur sa figure grise une ultime hésitation. Elle m’a fait signe d’attendre et elle est entrée dans une grande pièce baignée de lumière. J’ai perçu un chuchotement… Discrètement, je me suis dirigé au fond du hall, vers le patio. Près d’un bassin revêtu de mosaïque verte, se tenait une merveilleuse créature blonde qui ne devait pas avoir plus de vingt ans. Elle était assise dans un fauteuil roulant avec une peau d’ours blanc sur les jambes. Son visage très pâle était illuminé par des yeux plus verts que l’eau du bassin. Ses longs cheveux d’un blond presque blanc formaient comme une auréole autour de sa tête… Elle fixait une branche de citronnier agitée par les oiseaux en folie.
— Si vous voulez vous donner la peine d’entrer !
La voix revêche de la servante m’a fait sursauter. Tout à ma contemplation, je l’avais oubliée. Je l’ai suivie dans la vaste pièce, un immense living-room plein de fauteuils aux couleurs vives. Il était vitré sur tout un côté et ce vitrage donnait sur le patio.
Assise à une table de verre, une jeune femme écrivait. Elle devait avoir une trentaine d’années, mais elle paraissait un peu plus âgée à cause de son air grave et de sa mise austère : elle portait une robe mauve, comme en ont les femmes mûres lorsqu’elles finissent une période de deuil. Elle n’était pas fardée.
Ça ne pouvait être la fille qui m’avait « levé » cette nuit.
Le regard gris et pénétrant de mon interlocutrice m’a fait perdre le peu d’assurance qui me restait.
— Mademoiselle…
J’espérais qu’elle me questionnerait, mais elle est restée immobile, avec un air de curiosité mécontente qui ne me disait rien de bon.
J’ai balbutié :
— Ma visite doit vous surprendre ?
Elle a attendu, patiente comme l’éternité. Bon Dieu, était-elle muette ou quoi ?
— Je viens pour… pour recueillir un… un certain renseignement. Possédez-vous une automobile immatriculée 98 TU 6 ?
J’ai enfin entendu sa voix. Une voix chaude et profonde, un peu triste aussi.
— Qui êtes-vous, monsieur ?
— Pardonnez-moi… Victor Menda…
Naturellement, ça ne lui disait rien. Le contraire eût été surprenant.
— À quel titre vous occupez-vous de ma voiture, monsieur Menda ?
Indirectement, elle répondait par l’affirmative à ma question.
J’ai regardé l’infirme immobile dans le patio… Ce ne pouvait non plus être elle, la femme de la nuit.
Mon regard s’est posé sur mon interlocutrice.
— Cette nuit, j’ai été… renversé par votre voiture, madame…
— Mademoiselle !
C’était cassant. Il y avait sur ses lèvres une petite moue méprisante. J’ai vu ce qu’elle pensait. Elle croyait que je venais lui soutirer un peu de fric d’une façon ou d’une autre, et elle se tenait sur la défensive.
— Cette nuit !
— Oui.
— Ça m’étonnerait. Voilà trois jours que l’auto n’est pas sortie du garage…
— C’est une voiture américaine, n’est-ce pas ? ai-je demandé, saisi d’un doute.
Après tout, il était possible que j’aie mal lu l’un des chiffres. Une éclaboussure a vite fait de transformer un huit en six, la nuit surtout.
— Parfaitement.
— Alors, je ne me suis pas trompé, c’est bien de votre auto qu’il s’agit. Elle m’a renversé sur une route bordant la plage… Je n’ai eu aucun mal…
— C’est heureux, a-t-elle ironisé. Mais vous allez sans doute me dire que votre costume a été gâché ?
Un bref instant j’ai cru reconnaître sa voix cinglante. Pourtant non, ça ne se pouvait pas. J’avais en face de moi une femme équilibrée qui ne se livrait sûrement pas à des équipées nocturnes de cette nature.
— Non, mademoiselle… Je n’ai pas eu de costume endommagé… Je voulais simplement voir la conductrice de cette voiture… et je ne pense pas que ce soit vous. Excusez-moi donc de vous avoir importunée…
J’ai esquissé une petite courbette et j’ai fait demi-tour…
À peine avais-je descendu deux marches du perron que sa voix retentissait.
— Monsieur Menda, s’il vous plaît…
Je me suis retourné. Elle se tenait immobile au milieu du hall, les bras croisés.
— Mademoiselle ?
— Voulez-vous venir un instant ?
Je l’ai rejointe. Elle m’a fait entrer dans le living et m’a désigné un fauteuil moelleux.
— Asseyez-vous !
Elle a pris place dans un siège en face du mien et elle est parvenue à croiser les jambes sans me montrer ses genoux.
— Je ne comprends rien à cette histoire, a-t-elle murmuré. J’habite seule ici avec ma sœur infirme… et la vieille servante que vous avez vue. Ni l’une ni l’autre ne sont capables de conduire, bien entendu… Et en ce qui me concerne, je suis certaine de ne pas avoir pris l’auto cette nuit. D’ailleurs, je ne sors jamais le soir.
Elle paraissait sincèrement troublée. J’ai hoché la tête.
— Quelqu’un aura emprunté votre voiture…
— Je l’aurais entendu.
— Pas nécessairement. J’ai remarqué que votre garage donnait sur la route ; d’autre part, le moteur de votre auto est silencieux…
Elle a réprimé un haussement d’épaule.
— Mais…
— Oui ?
— La clé du garage ?
— Celui-ci est pourvu d’un rideau de fer. Il arrive fréquemment que des graviers empêchent le rideau de toucher le sol. On croit fermer à clé et, en réalité, le pêne n’est pas engagé… Vous ne vérifiez jamais, je parie ?
— Non, en effet…
— Et vous laissez votre clé de contact sur le tableau de bord ?
— Oui…
— Alors, ne cherchez pas, mademoiselle… Une personne du voisinage s’offre des promenades au clair de lune avec votre auto.
— C’est inouï…
Moi, ça ne me surprenait pas outre mesure. La souris de cette nuit avait un comportement qui laissait le champ libre à toutes les suppositions.
— Vous croyez que je doive porter plainte ?
— Êtes-vous sûre que votre auto soit au garage ?
— Elle y était tout à l’heure… Je suis allée prendre un colis dans le coffre.
— Alors, ôtez la clé de contact à l’avenir, et assurez-vous du bon fonctionnement de la porte. Les policiers ne comprendraient pas que vous les dérangiez pour si peu.
J’allais me lever. Il y a eu un petit grincement en provenance du hall. J’ai tourné la tête dans cette direction, et j’ai vu la jeune fille blonde du patio qui arrivait en actionnant les roues de son fauteuil. Vue de près, elle était plus belle encore !
Elle m’a fixé droit dans les yeux. Je me suis senti rougir. C’était un personnage de légende nordique. Sa blondeur, sa pâleur dégageaient quelque chose d’irréel.
La sœur aînée a fait les présentations.
— Voici monsieur Menda, Ève…
Et à moi :
— Ève, ma sœur…
L’infirme attendait des explications au sujet de ma visite. L’autre lui a résumé la situation. Cette histoire bizarre n’a pas semblé inquiéter la fille blonde…
D’un mouvement preste, elle a propulsé son fauteuil jusqu’à moi.
— Menda, a-t-elle dit… Seriez-vous Victor Menda ?
Je crois que la sœur a été plus stupéfaite que moi.
— Comment, Ève, tu connais monsieur ?
— De nom, oui… Vous aviez bien une émission à la radio l’an dernier ?
— En effet… Vous l’écoutiez ?
— Oui, régulièrement. Tu te souviens, Hélène la petite causerie du soir intitulée « Bonsoir, vous tous » ?
— C’était vous ? s’est écriée Hélène.
Elle souriait pour la première fois et j’ai été surpris de voir à quel point ça l’embellissait. Vous savez, parfois, vous vous promenez dans une campagne maussade, sans prendre garde au paysage. Et puis voilà un coup de soleil et tout se met à vivre, à vibrer, à chanter…
Il s’est produit le même phénomène pour elle. Elle m’a semblé jeune, belle et ardente…
— C’était moi… Je ne pensais pas avoir laissé un souvenir quelconque dans la mémoire de certains auditeurs.
— Vous avez une voix sensationnelle, a déclaré Ève Lecain, il est difficile de l’oublier… Pourquoi ne produisez-vous plus rien à la radio ? C’était bien, votre truc !
— C’est au comité qu’il faut poser la question. On n’a pas aimé le côté un peu… intimiste de mon émission et elle a sauté des programmes.
— C’est dommage, a affirmé Hélène.
J’ai ricané :
— Personne ne le regrette plus que moi…
— Et que faites-vous maintenant ?
J’ai joint mon pouce et mon index en les arrondissant pour décrire un cercle parfait.
— Ça… Las de Paris, j’ai abandonné tout ce que j’avais, c’est-à-dire pas grand-chose, pour venir tenter ma chance sur la Côte. On m’avait laissé miroiter une situation à Radio Monte-Carlo… Mais ça n’a pas abouti… J’ai provoqué la malchance en duel au casino… Elle m’a battu à plates coutures… Voilà…
Je me suis levé. Je commençais à avoir des fourmis dans les jambes.
— Je vais vous demander la permission de prendre congé.
— Où allez-vous ?
— Nulle part… C’est un endroit que je commence à bien connaître.
Ève a regardé sa sœur.
— Tu sais à quoi je pense, Hélène ?
Son aînée semblait rêvasser. Elle a tourné vers l’infirme un regard flottant.
— Ce serait magnifique si M. Menda pouvait enregistrer mes poèmes sur mon magnétophone, tu ne crois pas ?
— Certainement, ma chérie.
La jeune fille blonde était surexcitée tout à coup.
— Ça vous ennuierait ? m’a-t-elle demandé… Avec votre voix si prenante, je suis certaine que mes pauvres vers feraient illusion. Vous resteriez à déjeuner avec nous ?
Le mot était magique pour mon estomac vide. Je n’avais rien absorbé depuis la veille et j’aurais fait n’importe quoi contre un steack saignant sur un lit de pommes frites. Néanmoins, un vieux fond de probité m’a poussé à objecter :
— Vous savez, je ne sais pas déclamer…
Ève a secoué sa merveilleuse chevelure pâle.
— Justement, les poèmes que je compose ne doivent pas l’être.
De toute évidence, c’était une fille capricieuse devant laquelle tout le monde pliait.
Alors, j’ai fait comme tout le monde…
L’après-midi, je fumais une cigarette dans le patio en compagnie de mes hôtesses. J’avais enregistré quatre petits textes qu’Ève appelait poèmes, mais qui étaient bien davantage les cris de désespoir d’une ravissante fille de vingt ans clouée dans un fauteuil de paralytique. Leur lecture m’avait quelque peu déprimé. Ils contenaient un si amer désenchantement que le soleil me paraissait moins joyeux.
L’existence de ces deux filles, dans cette grande maison baroque, ne devait pas être drôle, malgré la fortune dont visiblement elles jouissaient. Au bout de quelques heures, sans qu’aucune des deux m’eût fait de confidence, j’avais compris la situation… Ève était restée paralysée à la suite d’une attaque de polio et sa sœur aînée lui avait consacré sa vie. Mais les infirmes sont égoïstes. Ève en voulait à Hélène de son abnégation. Ce cadeau-là devait être difficilement acceptable.
J’ai fermé à demi les yeux. Je ne voulais pas songer au futur qui se préparait ! Il fallait que je savoure la rare qualité de cet instant.
Tout était fameux à vivre : la paix blonde du patio, le murmure de l’eau dans le bassin de mosaïque, le ramage des oiseaux froissant les feuillages vernissés et, plus que tout le reste, la présence de ces deux filles…
À travers mes paupières mi-closes je les observais. Hélène ressemblait à une statue grecque. Elle avait un beau visage calme et noble. Chacun de ses traits donnait une impression de perfection absolue. Assise, très droite dans sa chaise de jardin, elle paraissait écouter quelque voix intérieure et son air attentif me plaisait. J’aurais voulu être peintre afin de pouvoir l’immortaliser sur une toile. Quant à Ève, elle triturait la peau d’ours couvrant ses jambes. Une peau d’ours sous un tel soleil ! Je ne comprenais pas très bien… Évidemment ses pauvres jambes n’étaient plus sensibles au chaud ni au froid, mais pourquoi cet anachronisme ? Par coquetterie ? Par bravade vis-à-vis d’elle-même ?
Son infortune était d’autant plus terrible qu’on la devinait faite pour vivre une vie exceptionnelle. Elle était idéalement belle et possédait une intelligence très vive. Bien qu’il m’inspirât une espèce de vague répulsion, son corps admirable sollicitait mon regard malgré moi. Je ne pouvais m’empêcher d’admirer ses seins parfaits sur lesquels aucune main d’homme ne se promènerait jamais.
— À quoi songez-vous, Monsieur Menda ? m’a-t-elle brusquement demandé.
J’ai écrasé ma cigarette dans le cendrier fixé à l’accoudoir de mon fauteuil.
— Je ne songeais pas : je flottais sur un nuage…
Hélène est sortie de sa torpeur. Ses yeux contenaient quelque chose de pathétique, comme l’appel d’un être en perdition.
— C’est mon premier jour de bonheur depuis des mois, ai-je ajouté.
J’étais sincère, elles l’ont bien senti.
— Il ne tient qu’à vous qu’il se renouvelle, a assuré Hélène Lecain.
— Vous êtes très gentille, merci…
— C’est nous qui vous remercions, n’est-ce pas, Ève ?
L’infirme n’a pas répondu. Elle semblait préoccupée.
Il y a eu un silence huileux, puis Ève a fait claquer ses doigts.
— Pourquoi ne vous installeriez-vous pas quelque temps ici, en attendant de trouver une situation ?
La proposition m’a coupé le souffle.
— Y songez-vous !
— Depuis deux bonnes heures je ne songe qu’à ça !
— Mais à quel titre ?…
— À titre d’ami. Nous n’en avons pas, il faut un début à tout, pas vrai, Hélène ?
Ce qu’il y avait d’étrange dans la conversation de ces deux filles, c’était que jamais l’une n’émettait une idée sans solliciter l’approbation de l’autre. À force de vivre ensemble et de se consacrer mutuellement leurs vies, elles avaient fini par constituer une espèce d’individualité à deux visages. Au point que lorsque je m’adressais à l’une, automatiquement je regardais l’autre.
— Certainement, ma chérie…
J’ai secoué la tête…
— C’est tout à fait impossible, Made…
Elle a frappé rageusement la roue de son fauteuil.
— Et pour l’amour du Ciel, ne me donnez plus du Mademoiselle. Je m’appelle Ève, vous Victor, ma sœur Hélène… Bon, maintenant expliquez-moi pourquoi c’est impossible ? Vous êtes un garçon sympathique et nous avons besoin d’une présence étrangère dans cette maison… J’en ai assez, du visage sinistre d’Amélie !
— Voyons, Ève…
La jeune fille a haussé les épaules.
— Je dis ce que je pense. Ma vie est déjà assez moche, non ? Tu ne t’en rends pas compte ? Je suis comme un oiseau sans pattes dans une cage dorée… Cette propriété me sort par les yeux… Je connais cette fontaine par cœur… Le bruit de son jet d’eau me ronge les nerfs…
— Calme-toi, Ève !
Hélène avait retrouvé sa voix grave, son air de maîtresse de maison organisée.
L’infirme a donné quelques petits coups secs sur l’une de ses roues et le fauteuil a pivoté sur place. C’était sa façon de nous tourner le dos.
— Monsieur Menda, a-t-elle repris, vous êtes fauché…
— Ève ! s’est écriée Hélène, scandalisée…
— Complètement fauché ! a hurlé la jeune fille… Si vous ne restez pas ici, demain vous ne saurez pas où manger… Vous croyez que ça ne se voit pas, peut-être ?
J’ai fait la seule chose qui me restait à faire. Je me suis levé. M’adressant à Hélène, j’ai déclaré :
— Merci pour votre excellent repas…
Puis je suis parti à grandes enjambées, digne comme un lord-maire.
Logiquement, c’était la cassure. Mes relations avec les demoiselles Lecain étaient terminées. L’insulte d’Ève était si grave qu’Hélène n’a même pas cherché à l’excuser. Seulement le hasard veillait. Et il s’est manifesté de la façon la plus cocasse qui soit.
Comme je passais en bordure de la pièce d’eau pour éviter le fauteuil de la jeune fille, mon pied s’est pris dans l’anneau servant à soulever la dalle qui protégeait la robinetterie. J’ai essayé de rattraper mon équilibre compromis. Mon autre pied a dérapé sur le rebord poli du bassin et j’y suis allé de mon plongeon.
Je vous conseille ce genre de numéro lorsque vous voulez divertir vos invités. Avec la tarte à la crème, il constitue un effet infaillible.
Je me suis retrouvé assis dans quarante centimètres d’eau, avec l’air ahuri d’un égoutier en tenue de travail qui débarquerait dans un club londonien.
Les deux sœurs riaient aux larmes. Je me suis levé, ruisselant, furieux après moi et après elles. Une violente envie de gifler ces deux oisives me faisait trembler la main.
Seulement, vous ne l’ignorez pas, de toutes les réactions humaines, le rire est la plus communicative. Ma colère a soudain fait place au plus formidable fou rire de ma vie… J’ai été obligé de m’asseoir sur le bord du bassin, les pieds dans l’eau, plié en deux par l’hilarité…
La première, Hélène a récupéré son sérieux. Elle m’a tendu la main pour m’aider à sortir de la pièce d’eau…
Debout sur les dalles de pierre du patio, le pantalon plaqué sur les jambes, je continuais d’être grotesque.
— Il faut vous changer, m’a dit Hélène, venez… Je vais vous prêter un peignoir de bain et nous enverrons Amélie chercher des vêtements à votre hôtel… Où êtes-vous descendu ?
— Les Flots bleus…
Je l’ai suivie jusqu’à la salle de bain, au premier étage. Pendant que je me débarrassais de mon complet mouillé, je l’ai entendue qui donnes instructions à la servante. C’est alors que j’ai pensé à ma note d’hôtel impayée. Jamais le propriétaire de cet honorable établissement ne laisserait embarquer mes bagages dans de telles conditions ! Mort de honte, j’ai entrouvert la porte de la salle de bain.
— Mademoiselle Lecain !
Elle se trouvait sur le seuil de la chambre.
— Oui ?
Le peignoir blanc, trop étroit pour mes larges épaules, devait me faire paraître ridicule… Il était beaucoup trop court et les manches kimono m’arrivaient presque aux coudes…
— Je… Je crois inutile de déranger votre bonne… Si elle voulait simplement donner un petit coup de fer à mon pantalon, juste pour me permettre de traverser la ville…
Hélène a secoué la tête.
— Vous n’y songez pas ! Il est trempé… Dans deux jours il sera encore humide…
— Tant pis… Je…
Elle s’apprêtait à protester encore, puis elle a brusquement compris. Je me suis senti rougir. Le sang de la honte me brûlait le visage.
Hélène s’est détournée et a rappelé la servante.
— Amélie !
La vieille a passé sa figure chafouine à travers les barreaux de la rampe.
— Mademoiselle ?
— Monsieur Menda va s’installer ici quelque temps. Vous réglerez son hôtel et prendrez un taxi pour ramener ses bagages…
Amélie a failli s’évanouir de surprise.
— Ici… a-t-elle balbutié. Puis, se reprenant :
— Bien, Mademoiselle.
— Je pense que vous ne refuserez pas cette joie à Ève, m’a demandé Hélène.
Elle se forçait à sourire. Mais ce n’était pas le même sourire que le matin. Celui-ci était un peu crispé.
Si je ne m’étais pas trouvé dans une tenue aussi grotesque, j’aurais refusé une fois de plus cette offre. Mais ainsi fagoté, je n’avais qu’une idée en tête : me cacher en attendant de pouvoir m’habiller décemment.
— Nous en reparlerons tout à l’heure, ai-je soupiré…
Elle est passée devant moi et a ouvert une porte donnant sur un escalier de bois, peint en faux marbre.
— Je vais vous montrer votre chambre.
Ma chambre !
Franchement, c’était une drôle d’aventure !
En tout cas, j’ai fort bien dormi cette nuit-là…
Le lendemain, j’ai été éveillé par un petit grincement provenant du dehors. J’ai sauté du lit et me suis approché de la fenêtre. Celle-ci donnait sur l’arrière de la maison. À cet endroit se trouvait un portique avec des anneaux et une corde lisse.
J’ai béé de surprise. Hélène, la grave Hélène, était en train d’exécuter une foule de mouvements gymniques impeccables.
Elle était vêtue d’un petit short bleu et d’un maillot à raies bleues et blanches qui moulait une poitrine admirable.
Il fallait voir ça de près !
Je me suis habillé en vitesse après de rapides ablutions. J’ai mis un pantalon de lin et un sweater blanc. En quelques jours j’avais terriblement bronzé, malgré les heures consacrées au casino, et cette tenue immaculée faisait ressortir mon hâle.
La maison était silencieuse comme un sanctuaire. J’ai descendu l’escalier à pas de loup. Une bonne odeur de café frais flottait dans le hall.
Une horloge a sonné six coups. Jamais depuis des années je ne m’étais éveillé aussi tôt. Traversant le patio, je suis parvenu sur l’autre face de la demeure. On y avait ménagé un terre-plein sablé pour le portique, mais tout de suite après, la colline violette de thym continuait de grimper à l’assaut du ciel.
Les anneaux gémissaient toujours sous le poids d’Hélène. Ce petit bruit rouillé ressemblait au cri nostalgique de certains oiseaux d’hiver. Hélène me tournait le dos. J’ai allumé ma première cigarette de la journée et je me suis assis sur une grosse pierre pour la regarder. Elle réussissait des trucs comme on n’en voit exécuter que sur les stades.
À un certain moment, elle a mis ses pieds en flèche, s’est soulevée à la force des poignets, puis elle a écarté progressivement les anneaux et s’est renversée d’un mouvement impeccable. C’est alors seulement que, la tête en bas, elle m’a aperçu. Vite elle a pirouetté pour retomber sur ses pieds. Elle avait le visage rougi par l’effort et sa poitrine se soulevait sur un rythme accéléré.
— Bravo, c’est du beau travail !
Elle aurait voulu parler, mais elle avait du mal à retrouver son souffle.
— Vous faites ça tous les matins ?
Signe affirmatif.
— Vous avez raison : rien de tel pour rester en forme…
J’ai jeté ma cigarette. La première, je ne la fume jamais qu’à moitié. Je n’arrivais pas à me rassasier de mon hôtesse. Ses longues jambes, sa taille mince, sa poitrine drue sous le maillot collant me faisaient courir un frisson le long de l’échine.
— Et vous vous levez en même temps que le jour pour faire ça ?
— Oui… À cause de ma sœur… Je ne tiens pas à ce qu’elle assiste à cet exercice.
Bêtement, j’ai demandé pourquoi.
Et puis, j’ai compris combien un numéro de cet ordre pouvait énerver une infirme aigrie.
— Oh ! oui, naturellement…
Comme moi, la veille, lorsque je me trouvais en peignoir de bain, elle avait envie d’aller s’habiller. Elle ne devait pas aimer se laisser regarder dans cette tenue légère et c’était bougrement dommage.
— Dites, Hélène, je peux vous poser une question impolie ?
— Allez-y…
— Quel âge avez-vous ?
Elle a essuyé son front en sueur d’un revers du bras. Ensuite elle a dû craindre que sa chaussure gauche se délace car elle a tiré sur la boucle du lacet bien qu’elle me parût parfaite. Tout ça lui a permis de me répondre sans me regarder :
— Trente-deux…
— Ma question ne vous a pas fâchée ?
— Pas le moins du monde.
— Alors je peux vous en poser une seconde ?
Là elle a souri.
— Pourquoi pas !
— En général, Hélène, à trente-deux ans, une fille non mariée est une vieille fille… Pas vous ! D’où ça vient ?…
J’ai tout de suite réalisé que j’étais allé un peu trop loin. Elle est devenue pâle. Une lueur mauvaise a brillé dans son regard.
— Je mène une vie saine, régulière… Je fais de l’exercice, vous le voyez…
À cet instant, je l’ai sentie désemparée et j’ai eu envie de la prendre dans mes bras.
— Excusez-moi, je suis idiot… Vous êtes mieux que jolie, Hélène : vous êtes belle !
Elle s’est fâchée.
— J’ai horreur qu’on me fasse des compliments. Ça n’est pas mon genre…
Elle s’est enfuie en courant et je suis resté tout penaud à côté du portique. J’ai entendu un éclat de rire et j’ai découvert le visage d’Ève à une fenêtre du premier. Elle n’avait rien perdu de la scène. Je lui ai adressé un signe de la main. Au lieu d’y répondre, elle s’est écartée de la croisée.
Au fond du hall, on avait construit en additif une sorte de monte-charge pour hisser le fauteuil de l’infirme au premier.
Cet engin ressemblait plus à un remonte-plats de restaurant qu’à un ascenseur. À la place de la porte il n’y avait qu’une chaîne de sûreté comme sur les anciens tramways.
Au moment où je pénétrai dans le hall, Ève atterrissait. Tout en m’apitoyant sur elle, je ne pouvais m’empêcher d’admirer l’aisance de ses gestes. Elle manœuvrait son fauteuil aussi aisément que vous marchez. On sentait qu’il était devenu son prolongement direct.
Ce matin, elle portait une chemise écossaise incomplètement boutonnée, ce qui permettait d’apercevoir son soutien-gorge blanc.
Cette vision de ses « dessous » m’a incommodé, comme m’avait incommodé la veille la contemplation de ses formes idéales.
Je me suis avancé vers elle, m’efforçant de sourire.
— Bien dormi, Ève ?
Elle a ricané.
— Vous plaisantez, je suppose ? Voilà des années que je dors mal.
— À votre âge ?
— Mon âge n’a rien à voir dans cette insomnie, vous devez vous en douter…
— C’est la nuit que vous composez ?
— Oui.
— Voilà donc pourquoi vos poèmes sont si… noirs ? Rien n’est plus mauvais que les idées horizontales.
Elle dardait sur moi son regard limpide. Ce matin-là, il était encore plus clair que la veille.
— J’aimerais avoir des idées… verticales, Victor. Seulement, c’est tout à fait impossible.
Que pouvais-je dire ? Dans son cas, elle avait droit à l’amertume.
— Vous ne me demandez pas mon âge, à moi, a-t-elle murmuré…
J’ai rougi.
— Parce qu’on le lit sur votre frimousse : vous avez dix-huit ans, non ?
— Erreur : vingt !
— C’est la même chose…
— Et vous ?
— Vingt-huit…
Elle me détaillait avec une superbe impudeur, poussant son examen jusqu’à tourner autour de moi dans son damné fauteuil.
— Vous êtes plus que beau, m’a-t-elle dit enfin, parodiant ma déclaration à Hélène… Vous êtes presque joli.
Furieux, j’ai protesté.
— C’est pour vous foutre de ma figure que vous m’avez demandé de rester ?
— Non, c’est plutôt pour vous regarder… Je finissais par me demander si les hommes existaient.
Amélie est apparue. Elle ne pouvait pas me souffrir et ses petits yeux en boutons de bottine ne me le dissimulaient pas.
— Le petit déjeuner est servi…
J’ai marché à côté du fauteuil d’Ève jusqu’au living. Hélène nous y attendait. Elle avait troqué son short contre une jupe paysanne et son maillot contre un corsage blanc. Elle faisait de plus en plus jeune fille.
Après avoir dégusté un bol de café fort, j’ai écarté ma chaise de la table.
— Cette fois, c’est décidé : je vous quitte…
Elles se sont immobilisées simultanément avec la même expression consternée.
— Le voilà qui recommence, a soupiré Ève.
Je me suis levé pour arpenter la pièce car je ne tenais plus en place.
— Il est inutile de souligner l’inconvenance de ma présence ici, ai-je poursuivi. Je n’ai pas le tempérament d’un maquereau et je ne me laisserai jamais goberger par des femmes.
« Que voulez-vous, ça n’est pas mon genre !
— Vous employez des mots qui gâchent tout, a murmuré Hélène.
— J’emploie ceux qui s’appliquent à la situation, voilà tout ! Bon Dieu ! réfléchissez un tout petit instant… Me voici chez vous, que je ne connais pas, mangeant à votre table, dormant sous votre toit, sans posséder un centime en poche et sans avoir la moindre idée de la façon dont je vais m’en procurer… Vous estimez que c’est normal ?
Ève me contemplait comme on admire un tableau. C’est tout juste si elle ne mettait pas sa main en viseur devant ses yeux.
— J’aime quand il se fâche, a-t-elle soupiré. Il est formidable, ainsi, tu ne trouves pas ?
— Tais-toi donc ! a crié Hélène.
Je ne l’avais pas encore vue aussi excitée. Ses joues étaient toutes rouges. Dans son regard brillant on pouvait voir tournoyer de minuscules bulles d’or.
— Écoutez, Victor, je regrette que vous n’ayez pas compris à qui vous avez à faire. Nous sommes deux pauvres filles malgré notre argent. Nous vivons dans cette maison un peu comme des prisonnières…
— De la faute à qui ? lui ai-je rétorqué. Pourquoi vous être enfoncées dans cet isolement ? Tout le monde a des amis !
— Tout le monde sauf nous… Si vous saviez… Il y a les circonstances… Notre père était un renfermé. Il a eu, je dois le reconnaître, pas mal de déboires… Ma mère est morte en me donnant le jour… Il l’a pleurée pendant dix ans avant de se remarier… Sa seconde femme aurait presque pu être sa fille. Elle est restée avec lui le temps de donner le jour à Ève… puis elle s’est sauvée avec un homme. Alors il est venu ici avec ses filles… Il ressemblait à une bête malade. Il a creusé un formidable fossé entre nous et… l’extérieur…
Hélène s’est tue. Des larmes zigzaguaient sur ses joues en feu. Elle ne les sentait pas couler…
D’un seul coup j’ai tout compris… Elles n’avaient jamais connu la bonne vie chaude et bruyante du dehors. Elles ne savaient pas « faire »… C’est pourquoi elles s’accrochaient brusquement à moi… À moi qui représentais le reste du monde !
— Et puis, la maladie d’Ève n’a rien arrangé, a ajouté Hélène.
— Sans moi, tu aurais pu avoir ta chance, a murmuré l’infirme… J’y pense très souvent, tu sais… Tu as mon fauteuil roulant accroché au cou comme une entrave… Si au moins tu n’avais pas ce grand cœur qui te pousse à tous les sacrifices…
Quelque chose d’amer, d’aigre-doux, perçait dans ces paroles.
Je me suis assis, fatigué soudain par cette notion aiguë de leur détresse.
— Bon, écoutez…
Elles se sont tues.
— Ça va, je reste encore quelque temps… Mais à la condition que je trouve un emploi par ici…
— Merci, a murmuré Hélène…
— Un emploi, a grommelé Ève, c’est facile, je vous engage…
Pourquoi fallait-il qu’elle dise toujours des mots maladroits ?
— Comme jardinier ? j’ai demandé.
— Non, comme secrétaire… Nous allons écrire un livre ensemble… Combien voulez-vous ?…
Hélène était au supplice une fois de plus. Comme elle ne pouvait constamment désavouer sa sœur, elle se contentait de détourner les yeux d’un air résigné.
— Malgré votre fortune, Ève, je suis trop cher pour vos moyens… Bon, je file, à ce soir…
Je suis parti sans ajouter un mot.
Cela m’a fait du bien de retrouver le mouvement des rues, la mer, la foule bigarrée des baigneurs. Le climat de la maison était débilitant. Je sentais bien que je ne pourrais y demeurer très longtemps, car mes nerfs ne tiendraient pas le coup.
Je n’avais pas un sou vaillant, mais cela ne m’effrayait pas trop. Par opposition à la vie végétative des demoiselles Lecain, la mienne me paraissait riche d’espoir et je ne comprenais plus mon désir d’en finir, l’autre soir.
Je suis allé à la plage en musardant par les petites rues brûlantes. L’air était immobile et le ciel paraissait blanc. J’ai trouvé un petit endroit escarpé dans les rochers. Je m’y suis allongé, les mains derrière la nuque, afin de me laisser bercer par le chant monstrueux de la mer…
À midi, la faim s’est mise à me tenailler. J’ai eu envie alors de regagner mon nouveau gîte, mais une élémentaire fierté d’homme m’a retenu. J’ai réfléchi à ma situation. Quand je parlais de « trouver du travail » ici, j’émettais plus un souhait qu’un projet. Je ne voyais pas très bien le genre d’emploi pouvant me convenir, à moins, naturellement, d’abdiquer toute ambition et de me faire loueur de pédalos ou garçon de restaurant !
J’avais une certaine instruction et je balbutiais l’anglais. C’était plutôt chétif. Je mesurais combien j’avais été mal inspiré de quitter la capitale sur un coup de tête. À Paris, tout le monde « fait son trou ». Il suffit de s’acharner. Tandis que dans ce pays de vacances…
J’ai brusquement dressé la tête. Sur la route bordant la plage, une grosse voiture américaine venait de stopper et klaxonnait à vous fracasser le tympan. J’ai mis ma main en visière, à cause de l’éblouissante lumière et j’ai reconnu Hélène derrière le volant. Je me suis levé, heureux tout à coup à la pensée de la revoir, et surtout de la voir seule.
Elle portait un petit tailleur de toile bleue qui lui allait à ravir… Une lueur de contentement brillait dans son regard.
— Je me doutais que vous étiez là, a-t-elle murmuré…
— Ah oui ?
— Où peut aller un homme sans argent, sinon au bord de la mer ?
— Bien raisonné, Miss Sherlock-Holmes !
J’étais mécontent d’avoir été surpris en flagrant délit de farniente. Après ça, je pourrais toujours me faire péter le bec au sujet du soi-disant travail que je cherchais…
— Vous voyez, ai-je grommelé, je suis sur le sable, au sens exact du terme !
Je la contemplais soudain avec défiance, me demandant très confusément si elle n’était pas l’hystérique de l’autre nuit. En la voyant au volant, j’avais éprouvé un petit frisson dans le dos qui m’avait alerté.
— Pourquoi me regardez-vous avec ces yeux méchants ? s’est-elle inquiétée.
— Je… je pensais à quelque chose, Hélène…
— Peut-on savoir à quoi ?
J’ai planté mon regard dans le sien ; je me suis en quelque sorte « installé » dans son entendement.
— Je me demandais si vous n’étiez pas la femme de l’autre soir.
— Celle qui vous a renversé ?
— Oui, celle qui m’a… renversé, Hélène !
Elle n’a pas cillé. Aucun muscle de son visage n’a bronché. Ses yeux restaient limpides et tristes…
— Vous êtes entêté… Je vous ai déjà dit que je ne sortais jamais la nuit. Et puis, vous vous imaginez que si je renversais un piéton je prendrais la fuite ? Vous avez une bien piètre opinion de moi, Victor.
— Excusez-moi… Je suis très porté sur l’imagination, Hélène… Où alliez-vous ?
— Je vous cherchais…
— Moi !
J’étais stupéfait.
— Oui, vous !
— Qu’est-ce qui se passe ?
Au lieu de répondre, elle est descendue de l’auto. Elle avait des souliers sans talon, en cuir bleu… Elle a fait quelques pas dans le sable et s’est assise sur un rocher.
— Il se passe que ma sœur est en pleine dépression. Cela lui arrive souvent, mais jamais aussi fort. Je crois que votre arrivée chez nous l’a troublée…
— Troublée ?
Hélène a fait un geste d’acquiescement.
— Vous voyez, il faut que je m’en aille… Ma présence ne lui vaut rien !
— Vous ne comprenez donc pas, Victor, qu’elle a eu le coup de foudre pour vous ?
J’ai ressenti un immense écœurement. Quelque chose s’est noué dans ma gorge. L’idée m’était intolérable comme une pensée incestueuse…
— Alors, il n’y a plus à hésiter… Je vais disparaître en quatrième vitesse.
Elle m’a regardé d’un œil méprisant.
— Vous n’êtes guère charitable, Monsieur Menda !
— Il y a des charités impossibles, Mademoiselle Lecain !
Elle est restée pensive un instant, puis elle a pris le parti de sourire.
— Quelle curieuse rencontre que la nôtre, a-t-elle murmuré. Depuis que vous avez franchi notre seuil, nous ne pouvons pas prononcer dix paroles sans nous jeter des choses cinglantes au visage.
— C’est vrai, nos relations ont démarré du mauvais pied…
Un silence gêné s’est alors établi, à peine troublé par le bruit de concassage des cigales. Hélène ne bougeait pas. J’admirais son port plein de noblesse, la façon racée qu’elle avait de tenir la tête droite… Tout en elle donnait une impression d’élégance aisée. Elle possédait ce qui manque par-dessus tout à tant de femmes : la classe.
— Alors, vous allez disparaître ? a-t-elle questionné au bout d’un moment infernal.
— Il le faut bien. Malgré ses vingt ans, votre sœur est une gamine… Il serait dangereux de laisser se développer en elle un sentiment de cet ordre… Jusqu’ici, ce soi-disant coup de foudre dont vous pariez n’est qu’une idée de gosse chimérique. Elle s’intéresse à moi comme elle s’intéresserait à un livre qui lui a plu…
— Vous ne la connaissez pas. C’est trop tard, Victor !
J’ai saisi une poignée de sable. Les grains brûlants coulaient entre mes doigts serrés.
— « Voilà à quoi ressemble son amour, Hélène…
J’ai ouvert la main…
Quelques particules de silex s’étaient incrustées dans ma paume. Hélène a eu alors un geste imprévu. Elle a posé sa main sur la mienne. Les grains de sable ont griffé notre peau sous ce contact. Mon cœur devenait tellement gros que je ne pouvais plus le contenir. Il envahissait tout mon être.
J’ai essayé de la regarder, mais ses yeux pâles demeuraient braqués sur l’horizon bercé par la mer.
— Hélène !
— Oui ?
— Ce n’est pas à cause d’Ève que je dois partir…
— Ah ?
— C’est à cause de vous…
Ne pensez pas qu’elle ait poussé un soupir ou qu’elle m’ait jeté un regard de circonstance. Elle a attendu un instant, puis sa main a quitté la mienne, comme un oiseau s’envole d’une branche.
— Vous me comprenez, Hélène ?
— Je ne sais pas.
— Vous le savez très bien…
— Bon, mettons que je le sache, et alors ?
Était-ce par jeu qu’elle compliquait mon embarras ? Ou bien voulait-elle me conduire par les chemins de la vérité jusqu’au fond de moi-même ?
— Alors rien, Hélène… Si j’étais un aventurier, je pourrais jouer le jeu… Mais, hélas, je ne suis qu’un honnête garçon… Trop de conscience et pas suffisamment de culot pour vivre convenablement notre époque, vous voyez ce que je veux dire ?
— Conclusion ?
— Conclusion : nous n’avons pas intérêt, les uns et les autres, à prolonger cette situation. En tout cas, je ne m’en sens pas capable.
Elle s’est levée…
— Ce sera comme vous voudrez, Victor… Je ne vous demande que deux ou trois jours de répit ; le temps que vous déceviez Ève… avec le maximum de doigté. Il va falloir semer de la désillusion dans cette âme rêveuse, comme on sème de la poudre à tuer l’herbe… Vous venez ?
Je l’ai suivie. Lorsque nous avons été dans l’auto, j’ai évoqué très fort cette étreinte de l’avant-dernière nuit. Non, la femme en rut qui m’avait levé, comme un marin en bordée lève une catin, ne pouvait pas être Hélène…
Ou plutôt : Hélène ne pouvait pas être cette femme-là !
Ève nous attendait sur le perron. Dans son fauteuil, avec sa peau d’ours blanc et ses cheveux d’or, elle semblait poser pour un peintre.
Lorsqu’elle m’a vu descendre de l’auto, elle a fait demi-tour et s’est catapultée à force de roues à l’intérieur de la maison. Quand nous sommes arrivés dans le hall, l’ascenseur parvenait déjà au premier étage.
Je me suis tourné vers Hélène.
— À quoi joue-t-elle ?
— Peut-on le savoir, avec elle ? Elle était anxieuse, et maintenant que la voici rassurée, elle joue la désinvolture. Il est probable qu’elle boudera jusqu’à demain…
— « C’est ce que nous allons voir. Où se trouve sa chambre ?
— C’est la première porte à gauche de l’ascenseur…
Je me suis élancé dans l’escalier, bien résolu à commencer mon travail de désenchanteur. J’allais fly-toxer son coup de foudre, à cette petite crétine…
D’un poing rageur j’ai martelé sa porte.
Elle n’a pas répondu. J’ai alors tenté d’ouvrir, mais elle avait poussé la targette.
— Ève, ouvrez-moi tout de suite !
Le silence était chargé de confuses menaces.
— Si vous ne m’ouvrez pas, je vous préviens que je fiche le camp pour tout de bon ! Vous pourrez toujours envoyer votre sœur à mes trousses !
Elle s’est décidée. Elle se tenait derrière la porte, la main sur le verrou, car celui-ci a été actionné instantanément.
J’ai pénétré dans cet espèce de sanctuaire rose qu’est une chambre de jeune fille. Il y flottait un parfum tendre… Les murs étaient tendus de rose très pâle. Des tentures vieux-rose et des tapis pourpres complétaient l’harmonie… Les meubles Charles X en bois clair étaient garnis de bibelots en opaline rose ou blanche.
— Que voulez-vous ?
— Une explication…
J’ai eu peur qu’elle soit malade car son visage était presque blanc. L’émotion décolorait ses lèvres délicates… Et une peur mystérieuse la rendait absente.
J’ai refermé la porte en prenant soin de repousser le verrou. Le fauteuil roulant était collé au mur. J’ai commencé par saisir un coin de la peau d’ours et j’ai envoyé promener celle-ci à travers la chambre.
— Vous vous croyez au Labrador, Ève ?
Je n’osais pas regarder ses jambes. Pourtant, il le fallait. Je m’étais imaginé qu’elles étaient atrophiées, mais pas du tout : elle avait des chevilles très normales, des mollets bien faits, bien ronds, comme la plupart des jeunes filles.
— C’est honteux ! a-t-elle balbutié, vous avez des façons…
— Je suis venu ici pour vous parler des vôtres, ma petite !
Maintenant que ma première colère était tombée, j’étais obligé de me forcer un peu pour rester sous pression.
— Vraiment ?
— Puisque vous m’avez élu comme ami, je vais me comporter comme un ami, c’est-à-dire vous déballer vos quatre vérités !
Elle a réprimé un hoquet dû à l’oppression.
Puis elle a voulu dire quelque chose de vache mais n’a rien trouvé.
— Ève, vous croyez que votre infirmité vous donne des droits, alors qu’elle ne donne que des devoirs à celle qui s’occupe de vous ! Au lieu de faire front à la situation — qui, je le reconnais, n’est pas drôle — vous adoptez la solution de facilité : l’amertume.
— Vous voudriez quoi ? Que je fasse pitié ? On peut me coller à un carrefour avec une sébile à la main, si vous croyez ?
— Taisez-vous ! Et essayez de comprendre que ce n’est pas en haïssant ceux qui marchent que vous leur ferez oublier que vous, vous ne marchez pas !
— C’est un mot d’auteur ?
Elle était odieuse à force de se montrer impertinente. Je l’ai giflée. C’était la première fois que je portais la main sur une femme. Je n’aurais jamais cru que ce fût possible.
Je l’ai giflée comme on gifle une sale gosse qui s’attache à vous faire sortir de vos gonds. Seulement après, il m’a semblé que mon bras était en plomb. Je l’ai laissé tomber le long de mon corps, écœuré par mon geste. Je n’osais plus la regarder. J’ai cherché à tâtons la poignée de la porte. J’avais comme un brouillard devant les yeux.
Elle a crié :
— Victor !
Je me suis détourné. Sa joue droite était toute rouge. Elle avait un sourire radieux et son regard ressemblait de nouveau à l’eau verte du bassin.
Elle a eu un geste de la main.
— Approchez !
Je lui ai obéi. Je m’imaginais qu’elle allait jeter ses mains sur ma figure, toutes griffes dehors. J’éprouvais à l’avance la cuisante douleur de ses ongles arrachant ma chair. Elle m’a saisi la tête et m’a forcé d’approcher mes lèvres. Puis elle a brutalement plaqué sa bouche sur la mienne. Nos dents ont crissé sous le choc et ma lèvre supérieure a éclaté. J’ai eu instantanément l’âcre goût du sang dans la bouche… J’ai essayé de reculer mais elle m’a tiré si fort à elle que, dans ma position inclinée, je n’ai pas pu me dégager. J’ai senti son souffle tiède entrer en moi… Son baiser est devenu frénétique… Au début il m’a causé une grande répulsion, mais ensuite j’ai oublié que c’était à elle que je le devais… Et je le lui ai rendu avec autant de violence qu’elle me l’avait donné.
Lorsqu’enfin j’ai pu me soustraire à cette étreinte, j’avais la tête qui tournait. Je me suis tamponné la lèvre avec mon mouchoir.
— C’est malin, ai-je grondé en la regardant d’un œil meurtrier.
Je crois qu’à cet instant, sa mort m’eût été agréable. Elle gardait les yeux mi-clos et, la tête appuyée au dossier de son siège mobile, ne perdait pas un de mes gestes.
— En me giflant, Victor, vous m’avez traité comme une personne normale, suivant vos grands principes… Alors, excusez-moi si, pendant quelques secondes, je me suis comportée effectivement comme une personne normale.
Quand ma lèvre a cessé de saigner, j’ai rouvert la porte.
— Allez, ouste, on redescend…
Elle n’a pas protesté. Je me suis effacé pour la laisser passer.
Ève s’est montrée très enjouée pendant le repas et a fait les frais de la conversation. Elle se comportait comme si elle avait été ivre : criant, gesticulant, se mettant à rire sans raison… Nos baisers l’avaient rendu complètement folle. Maintenant, je ne pouvais plus partir. Elle aurait tout dit à Hélène et j’étais prêt à faire n’importe quoi pour que celle-ci ne sache jamais ce qui s’était passé là-haut. Il existe certainement des minutes de la vie qu’on aimerait pouvoir anéantir. C’était celles-là que je répudiais.
Après le dîner, nous sommes allés respirer l’air du soir dans le patio. Ève, brusquement tarie, restait figée. On la sentait aux limites d’une crise. Hélène a proposé que nous allions nous coucher. Et nous avons sauté sur cette occasion d’échapper au maléfice pesant sur notre petit groupe.
Naturellement, je n’avais pas sommeil. Du reste, je dors peu et tard. Cette émission qui terminait le programme du poste où je travaillais avait fait de moi un noctambule. La réadaptation à une existence paisible s’avérait difficile…
J’ai essayé de lire un roman policier emprunté à Ève, mais à la fin de chaque page je m’apercevais que je n’avais prêté aucune attention au texte. Je suis allé fumer une cigarette à la fenêtre… Il faisait un clair de lune de cinéma. J’entendais les lointains flonflons d’un bal, près de la plage… Bien que j’aie horreur de la danse, j’aurais aimé me trouver au bord de la piste pour voir tournoyer des couples dans la lumière…
J’étais torse nu, à cause de la touffeur de ma chambre… À pas de loup, j’ai descendu le petit escalier de bois conduisant au premier. Plusieurs heures s’étaient écoulées depuis que nous avions regagné nos chambres. Aucun rai de lumière ne filtrait sous les portes. Prenant grand soin de ne pas faire craquer les lattes du parquet, j’ai gagné le hall, puis, de là, le patio où la pleine lune étalait un grand carré blême. L’eau glougloutait dans le silence. Son bruit plus que son mince filet donnait de la fraîcheur à l’air engourdi de la nuit.
Nu-pieds et vêtu de ma seule culotte de pyjama, j’ai sauté le muret sommé de tuiles creuses qui s’interposait entre le patio et la colline. Les touffes de thym me raclaient la plante des pieds, mais je n’en avais cure. J’ai gravi la pente rêche comme un tapis brosse. Une fois en haut, je me suis retourné et vraiment je n’ai plus regretté mon escapade. De mon point de vue, je dominais la demeure endormie, puis le chemin bordé de pins conduisant à l’entrée… Plus bas, il y avait les autres villas, les toits décolorés du village, et enfin la mer immense et scintillante cernée de lumières… J’entendais mieux la musique du bal. Parfois elle était comme happée par l’horizon, et puis elle me sautait à nouveau dans les oreilles avec le mugissement de ses cuivres en délire et la plainte canaille de son accordéon.
J’ai retrouvé l’âcre bien-être que j’avais ressenti, la veille, dans le patio, en compagnie de mes deux nouvelles amies. Sous les étoiles de cette nuit méditerranéenne, Ève et son baiser vénéneux n’a été qu’un souvenir improbable qui ne me persécutait plus. J’ai respiré aussi profondément que j’ai pu l’air sucré. J’aurais voulu aspirer la nuit entière… Elle était grisante et d’une infinie richesse…
Au bout d’un instant, il m’a semblé percevoir un frémissement dans le patio.
Tout de suite, j’ai cru qu’un chat venait rôder là, mais, en y regardant de plus près, je me suis aperçu que quelqu’un longeait le mur afin d’éviter la lumière de la lune.
Je ne suis pas plus courageux que la moyenne des hommes ; seulement je pense sincèrement que la moyenne des hommes est courageuse. Plié en deux, j’ai dévalé la colline en prenant soin de rester dans l’axe de la maison afin d’éviter que le rôdeur m’aperçoive. Parvenu près du patio, j’ai coulé un regard par-dessus le muret pour voir où se trouvait l’individu. Je n’ai plus vu personne. Était-il rentré ? Si oui, ça lui avait été facile, car je n’avais pas refermé la porte du hall derrière moi.
Et pourtant, mon instinct aiguisé par l’appréhension me disait que la silhouette furtive se trouvait encore à l’extérieur.
La nuit était soudain d’un calme effrayant. Les flonflons du bal s’étaient tus et il ne subsistait que la plainte creuse de la mer, là-bas, et les petits cris nostalgiques des grenouilles.
J’ai contourné le patio… et je suis parvenu sur la face principale de la demeure. La forme était là… Mais, au lieu de chercher à s’introduire dans la maison, elle s’en éloignait en évitant l’allée pour ne pas faire de bruit. Il s’agissait d’une silhouette féminine… Je me suis ramassé sur moi-même afin de piquer un sprint décisif. Aussitôt que je serais à découvert, la femme s’enfuirait, et comme elle possédait une fameuse avance sur moi, je ne voulais pas risquer de la perdre.
Contrairement à la fugitive, j’ai choisi les dalles de l’allée à cause de mes pieds nus. Une ultime aspiration, puis j’ai foncé…
Le claquement de mes pieds sur le ciment l’a fait se retourner. J’ai failli prendre mal au cœur en reconnaissant Hélène. Mon élan s’en est trouvé coupé net, et mes muscles m’ont été douloureux de cet arrêt brutal. Au lieu de s’enfuir, Hélène m’attendait. Je me suis avancé vers elle d’un pas un peu flottant. Lorsque j’ai été tout près d’elle, je me suis aperçu qu’elle souriait. Elle portait une jupe provençale, lourde et ample, avec un léger pull à col montant.
— Vous m’avez fait peur ! a-t-elle soupiré…
— Où alliez-vous ?
Ma voix était rauque. Elle contenait quelque chose de brutal qui m’a fait un peu peur. J’ai senti que mes mains tremblaient.
— Faire un tour…
— Je croyais que vous ne sortiez jamais la nuit ?
— En effet, mais ce soir je n’arrivais pas à dormir…
— Alors, vous alliez sortir la voiture pour racoler un type sur la plage !
Je vous jure que, dans la pénombre, j’ai vu saillir sa mâchoire. En tout cas ses yeux se sont mis à étinceler.
— Êtes-vous devenu fou, Victor ?
— Je me le demande ! On sent en effet sa raison chanceler lorsqu’on découvre qu’une fille comme vous n’est en réalité qu’une putain !
Elle m’a rendu la gifle que j’avais administrée à sa cadette. Son geste a été tellement rapide que je n’ai pu l’éviter. Une chaleur intense a embrasé la partie gauche de mon visage. Cette réaction m’a calmé instantanément.
— Qu’est-ce qui vous a pris de m’insulter ? a-t-elle questionné de sa voix mesurée. Pourquoi m’avez-vous dit que j’allais racoler un homme ? Comment avez-vous pu avoir une pareille pensée ? Comment avez-vous osé me la jeter ainsi à la face…
J’ai respiré un grand coup. L’odeur du thym m’a paru beaucoup moins agréable que tout à l’heure… J’avais quelque mal à rajuster mes pensées.
— Écoutez, Hélène, je vous ai menti en vous disant que j’avais été renversé par votre voiture…
— Je m’en doutais…
Surpris, j’ai questionné :
— Pourquoi ?
— Mais parce que je suis une femme ordonnée, Victor, je verrouille toujours mon garage et je suis bien certaine que personne n’emprunte nuitamment ma voiture !
À la véhémence de cette protestation, j’ai réalisé l’étendue de mon erreur. Si ç’avait été elle, la désaxée de l’autre nuit, elle aurait tâché au contraire de renforcer mon hypothèse au lieu de la repousser.
— Vous ne m’avez pas laissé finir, Hélène…
C’est à ce moment-là que nous avons vu une lumière s’éclairer au premier étage de la maison.
— C’est chez Ève, a-t-elle chuchoté… Pourvu qu’elle ne nous ait pas entendus…
Réalisant que nous étions plantés au beau milieu d’une zone de clarté, elle m’a entraîné sur la gauche, en direction d’une pinède. Une fois dans l’ombre des arbres, nous nous sommes assis sur le sol sableux jonché de vieilles pommes de pins. Un long moment nous avons surveillé la lumière du premier. Elle a fini par s’éteindre et alors nous avons été délivrés d’une vague angoisse.
— Vous disiez ? a enchaîné Hélène…
— Oui… La fameuse nuit, votre voiture est bel et bien sortie malgré vos précautions… Seulement, elle… elle ne m’a pas renversé, Hélène… Il s’est produit autre chose…
— Autre chose ?
Dieu, qu’il était difficile de lui raconter la vérité ! Ce regard clair posé sur moi m’ôtait toute possibilité d’expression.
— Que vous est-il arrivé, Victor ?
— Je me promenais. La voiture a stoppé près de moi… Il y avait, je vous l’ai dit, une femme à l’intérieur, une femme dont je n’ai pas pu voir le visage… Elle m’a prié de monter avec elle, vous… vous comprenez ?
Je me suis tu. Elle a baissé la tête. Sa voix était bizarre lorsqu’elle m’a demandé :
— Et… vous êtes monté ?
J’ai hésité.
— Oui.
J’ai eu peur qu’elle insiste, qu’elle me pousse aux détails, mais au lieu de ça elle a mis sa tête dans ses mains et j’ai senti qu’elle pleurait.
Je lui ai relevé la tête en appuyant du plat de la main sur son front.
— Hélène…
— C’est pour cela que vous êtes venu ici, n’est-ce pas ? Vous espériez retrouver cette fille ?
— Oui, Hélène, mais je voulais la retrouver uniquement pour voir à quoi elle ressemblait dans la vie courante. Je pensais que c’était une folle. Je le pense toujours, du reste…
— Et si j’avais été cette femme, qu’auriez-vous fait ?
— Je ne sais pas… Je suppose que je vous aurais insultée, que j’aurais fait du scandale !
— Alors, tout à l’heure, vous avez cru…
Elle n’était pas indignée, mais désespérée plutôt.
— Mettez-vous à ma place, Hélène… Quand je vous ai vue quitter la maison en vous cachant, vous diriger vers le garage…
— Oui, bien sûr…
— Et déjà tantôt, puisque nous en sommes aux confidences, j’ai eu cette pensée lorsque nous nous sommes trouvés tous deux dans la voiture…
— C’est pour cela que vous vous êtes levé ? Vous me surveilliez ?
— Grand Dieu, non ! Tout comme vous, je n’arrivais pas à m’endormir… J’ai été sollicité par cette belle nuit.
J’ai levé les yeux. À travers les branches aériennes des pins, on voyait un ciel qui avait ensorcelé Van Gogh.
Hélène a regardé aussi. Alors j’ai passé ma main sur son épaule et je l’ai attirée contre moi sans penser que ma poitrine était nue. Au contact de sa joue contre ma peau, elle a eu un sursaut et s’est jetée en arrière.
— Hélène… Je voudrais vous dire…
— Non, taisez-vous…
— Hélène, je crois bien que je vous aime… Tout à l’heure, quand j’ai pensé que vous étiez la folle en question, j’ai failli tomber…
Elle s’était adossée au tronc rêche d’un arbre. Je ne voyais plus son visage. Je me suis agenouillé devant elle et sans qu’elle esquisse un geste de défense j’ai posé mes mains sur ses épaules. Je l’ai sentie trembler.
— Hélène, je vais vous embrasser…
Je me suis penché en avant. Ma bouche a trouvé la sienne dans le noir ; une bouche d’ombre… Je l’ai serrée contre mon torse nu. Alors, sans plus lutter, elle a noué ses bras dans mon dos et quelques instants plus tard nous nous débattions dans le sable comme deux bêtes saoules de désir.
J’étais étendu, les bras en croix, contemplant de nouveau la nuit étoilée. Hélène avait posé sa tête sur mon ventre. Ses mains serraient mon torse, farouchement.
— Voilà qui va renforcer ton doute au sujet de ma vie nocturne, a-t-elle soupiré.
— Non, Hélène…
Pouvais-je lui dire qu’au contraire, en s’abandonnant, elle m’avait administré la preuve contraire ? Notre étreinte n’avait rien eu de commun avec ce bas accouplement de l’autre nuit. Hélène s’était donnée comme une fille chaste sait se donner : calmement, de tout son corps certes, mais surtout de toute son âme.
Je lui ai caressé les cheveux, et j’ai répété :
— Non, Hélène, je sais que ça n’était pas toi…
Je ne saurais vous dire combien de temps nous sommes restés ainsi rivés l’un à l’autre, jouissant de cette plénitude morale plus que de l’amour lui-même.
— Hélène…
— Oui ?
— Tu m’aimes ?
Lorsqu’un homme pose en pareille circonstance cette question à une femme, vous pouvez être assuré que, neuf fois sur dix, elle lui répond un truc dans le genre de « Aurais-je fait “ça” sinon ? »
Hélène s’est contentée de dire oui. Mais elle l’a bien dit.
Au fond de la pinède, il y avait la voie ferrée. Un train est passé, rompant l’enchantement dans lequel nous flottions.
— Il faudrait peut-être rentrer ? ai-je demandé.
— Ce serait raisonnable, en effet…
Lorsque nous avons été debout, je l’ai embrassée. Ses vêtements étaient chiffonnés et pleins de sable… J’ai senti son corps tiède et vibrant contre le mien et je crois avoir été sur le point de perdre la tête une seconde fois, mais elle s’est écartée de moi.
— Viens…
Elle m’a pris la main pour m’entraîner. Nous avons marché vers la maison. Une petite brise marine s’était levée qui agitait des ombres sur le flanc de la colline.
Avant d’entrer, je l’ai obligée de s’arrêter.
— Hélène, je voudrais te dire quelque chose…
— Moi aussi, Victor…
— Eh bien, dis !
— Non, toi d’abord…
— Hélène, je n’ai jamais été aussi totalement heureux que ce soir. Bon, voilà, à toi, maintenant…
— Je voulais te dire la même chose, Victor.
Nous sommes entrés. Machinalement, le hall étant obscur, elle a actionné le commutateur. Nous nous sommes arrêtés, pétrifiés. Ève se tenait immobile dans son fauteuil, près de l’escalier. Elle nous a considérés et j’ai senti que pas un seul détail de notre équipée ne lui échappait. Elle a vu les brindilles de pin accrochées aux poils de ma poitrine, les vêtements froissés de sa sœur, le sable qui coulait de nos cheveux… Elle a vu nos figures dévastées par l’amour…
Hélène l’a fixée sans faiblir. C’est Ève qui, la première, a détourné le regard.
Elle a hésité, puis, manœuvrant ses roues, elle s’est jetée dans son monte-charge et a tiré le cordon qui l’actionnait. Nous l’avons regardée s’élever lentement. Ses yeux froids allaient d’Hélène à moi, alternativement. Et puis nous n’avons plus aperçu que ses pauvres jambes mortes, et elle a tout à fait disparu.
Hélène a porté une main à son front.
— C’est affreux, a-t-elle balbutié…
Je ne me sentais pas très fier, je vous l’avoue. Déjà, sans le fameux baiser de l’après-midi, cette sorte de flagrant délit eût été terriblement gênant ; mais après ce qui s’était passé entre Ève et moi, il créait ce qu’on appelle une situation sans issue.
— Qu’allons-nous faire ? a soupiré Hélène…
— Allons nous coucher, demain nous verrons bien…
— C’est que…
— Oui ?
— J’ai peur, Victor.
— De quoi ?
— Qu’elle fasse une bêtise. Avec son tempérament… Je… Je redoute le pire !
— Ne te mets pas martel en tête, elle va pleurer un bon coup et s’endormir. Demain, on essaiera de lui faire comprendre.
— Lui faire comprendre quoi ?
— Mais, que nous nous aimons !
— Tu t’imagines peut-être qu’elle en doute encore ?
— Non, bien sûr. Je voulais dire, nous lui expliquerons qu’il est normal que tu aimes un homme et qu’elle doit accepter cette idée…
Hélène semblait terriblement désemparée. J’avais beau essayer de la raisonner, ma voix sonnait aussi faux qu’une pièce de plomb.
— Elle n’acceptera jamais cette idée-là !
— Ne dis pas de bêtises…
Elle se tordait les mains. Je la trouvais terriblement belle et je vous jure bien que j’étais fou d’elle.
— Victor…
Je l’ai encouragée du regard.
— Victor, il faut absolument que tu ailles la trouver… Que… Que tu lui expliques, puisque tu crois pouvoir lui faire comprendre…
Demain…
Demain il sera peut-être trop tard. Tu ne la connais pas. Elle serait capable de…
— De quoi ?
— De faire n’importe quoi, rien que pour se venger… Si tu ne veux pas la voir, je vais y aller, moi.
C’était cela qu’il fallait éviter avant toute chose.
— Très bien… Couche-toi, je vais lui parler.
Le fauteuil roulant d’Ève avait été astucieusement conçu pour permettre à l’infirme le maximum de liberté. Il était pourvu d’un système à bascule permettant de renverser le dossier et d’un élévateur sous le siège, qu’une manivelle actionnait. Grâce à ces deux opérations, Ève pouvait se hisser au niveau de son lit et s’y laisser rouler ; inversement, elles lui permettaient par le même mouvement d’aller du lit au fauteuil sans le concours d’un tiers.
Lorsque je suis entré dans sa chambre, elle était au lit, et le fauteuil vide avait un aspect sinistre. Elle devait s’attendre à la visite de l’un de nous, car elle avait volontairement omis de tirer la targette.
Elle m’a regardé approcher d’un air d’intense jubilation.
— Tiens, s’est-elle écriée… Voilà l’homme de la maison !
L’allusion m’a cueilli à froid et j’ai bredouillé un lamentable :
— Ne faites pas l’idiote.
Elle m’a montré du doigt.
— Vous vous exhibez dans les foires, Monsieur Menda… Avec votre torse nu, on dirait un briseur de chaînes…
Elle a ricané.
— Alors qu’en réalité, tout ce que vous êtes capable de briser, c’est la paix d’une maison.
J’ai tiré une chaise près du lit et je me suis assis.
— On est jalouse, petite fille ?
Elle a éclaté d’un rire très proche des larmes.
— Jalouse, moi ! Et de vous encore ? Dites, mon vieux, vous feriez un petit complexe de supériorité que ça ne m’étonnerait pas !
— J’aime votre sœur, Ève !
On l’a clouée. Elle croyait que j’allais ergoter, mais ma cruelle franchise a stoppé son ironie.
Ce n’est pas vrai…
Si. Je n’y peux rien… Franchement je ne l’ai pas cherché. Elle m’aime aussi.
— Vous allez vous marier et avoir de nombreux enfants, a-t-elle ricané d’une voix hachée par des sanglots rentrés.
— Ève… Je n’épouserai une femme que lorsque ma situation me le permettra…
— Alors ça menace de s’éterniser.
— Laissez choir les sarcasmes. Vous feriez mieux de pleurer…
— Hein !
— Parfaitement, car vous en avez terriblement besoin…
Comme si elle n’avait attendu que ce conseil, elle s’est mise à chialer. Le visage enfoui dans son oreiller, elle hoquetait. Moi, j’évitais d’intervenir car j’avais peur qu’elle me refasse le coup du baiser-surprise.
J’ai donc attendu que ça se tasse. Il ne pouvait rien se produire de meilleur que ce chagrin pour aplanir les choses.
Enfin elle s’est calmée. Mais elle avait honte de ses yeux rougis et elle évitait de tourner son fin visage vers moi.
— Bon, je peux vous parler encore, Ève ?
Elle a fait signe que oui.
— Écoutez, j’éprouve pour vous…
— Une vive amitié, hein ! a-t-elle crié… Allez-y, dites-le, c’est la formule usuelle.
— Non, Ève, ça n’est pas de l’amitié mais autre chose de plus nuancé. Mettons de l’affection. Je ne veux pas que vous vous sépariez, Hélène et vous… Jamais, m’entendez-vous ? J’essaierai de créer un climat agréable dans la maison… Vous verrez, nous entreprendrons des tas de trucs…
Elle me regardait, étonnée.
— Souvenez-vous de ce que je vous ai dit tantôt avant… heu… cette folie que nous avons faite…
Un mince sourire a plissé sa bouche.
— Dites, Victor.
— Oui ?
— Supposez que je raconte la folie en question à Hélène ?
Depuis le début de la scène, je pressentais ce coup de chantage.
Je me suis senti pâlir, mais j’ai continué de la regarder calmement comme s’il ne s’agissait que d’un petit badinage sans importance.
Eh bien, supposons, ai-je dit gaiement. Mais ma voix était rauque.
— Savez-vous ce qu’elle ferait ?
— J’écoute…
— Elle vous montrerait la porte et vous n’auriez plus qu’à sauter sur votre valise…
J’ai senti que je devais faire quelque chose immédiatement pour enrayer le mal. Quelque chose d’efficace, de déterminant.
Je suis allé jusqu’au couloir et j’ai appelé :
— Hélène ! Vous voulez venir un instant… Ève a, je crois, quelque chose à vous dire !
Lorsque je me suis retourné, j’ai vu à sa mine décomposée et à ses yeux éperdus que c’était gagné.
Hélène est arrivée, penaude, dans une robe de chambre blanche et bleue. Elle s’est arrêtée dans l’encadrement de la porte, regardant sa cadette avec un petit air craintif qui m’a fait de la peine.
— Je t’écoute, ma chérie…
Ève s’est raclé la gorge.
— Victor m’a tout dit…
— Ah ?
— Il paraît que vous vous aimez l’un et l’autre et que vous vous marierez un jour prochain… Enfin, lorsqu’il aura trouvé du travail ?
Ça, c’était nouveau pour Hélène. Elle m’a regardé, surprise. J’ai eu un battement de cils rassurant.
Ève tortillait le coin de son drap. Ses cheveux blonds emmêlés ruisselaient sur ses épaules.
— Il paraît aussi, a-t-elle poursuivi, que vous me garderiez avec vous…
Hélène s’est approchée du lit. Elle a pris les cheveux d’or à pleine main et les a écartés du visage d’Ève.
— Mais naturellement, ma chérie…
— Alors il faut que Victor trouve rapidement une situation. Ensuite ce sera merveilleux, n’est-ce pas ?
Hélène a acquiescé. Ève a éclaté en sanglots… Leur violence m’a effrayé. Son lit en frémissait. Elle étouffait. Hélène savait ce qu’il convenait de faire en pareil cas. Elle est allée chercher un verre d’eau dans la salle de bain attenante et a versé dedans dix gouttes d’un petit flacon brun posé sur une tablette. Ensuite elle a forcé sa sœur à avaler le breuvage. Puis elle l’a bordée maternellement.
— Dors, ma chérie. Nous reparlerons de tout cela demain…
Nous avons attendu un peu avant de quitter la chambre. Ce n’est que lorsque les hoquets de la jeune fille se sont transformés en soupirs que nous sommes sortis. J’étais en sueur malgré ma tenue légère.
— Merci, a murmuré Hélène. Ça a dû être terrible, n’est-ce pas ?
J’ai haussé les épaules.
— Ça a seulement failli l’être, Hélène.