DEUXIÈME PARTIE LEURS NUITS…

CHAPITRE VII

Plusieurs jours se sont écoulés sans incident. À la nuit frénétique que nous avions vécue a succédé une période ultra-calme. Hélène et moi nous nous sommes comportés exactement comme des fiancés — du moins comme ceux de la bonne société. Nous avons recommencé à nous vouvoyer et il n’a plus été question d’échanger le moindre baiser. Ève semblait avoir fort bien pris son parti de l’aventure et nous parlait sans cesse de notre prochain mariage. Elle nous y encourageait vivement et j’étais même obligé de freiner ses projets.

— Voyons, Ève, lui disais-je ; vous savez très bien qu’on ne peut parler de ça pour le moment…

Je rougissais en prononçant ces mots, car, pour dire vrai, tout à ma félicité, je ne faisais pas grand-chose pour trouver une situation.

Hélène ne disait rien. De nous trois, c’était la plus nerveuse. Un soir, nous étions dans le patio, comme toujours après le dîner, et la vieille Amélie servait le café. Cette acerbe personne ne me portait pas dans son cœur car je chamboulais les habitudes de la maison. Elle flairait l’aventurier en moi. Dans une certaine mesure, elle n’avait peut-être pas tort.

Comme elle se retirait, Ève m’a attaqué :

— Dites donc, Vic !

Elle s’était mise à m’appeler Vic et moi Éva.

— Dites, Vic, au lieu de vous ronger le sang, avec votre histoire de situation introuvable, pourquoi ne prendriez-vous pas un magasin ?…

J’ai fait la grimace.

— Vous en avez de bonnes !

— Je sais bien que vous n’avez pas d’argent, mais quelle importance ? Nous l’achèterions avec notre fric, Hélène et moi… Et vous, vous l’exploiteriez, ce serait épatant, non ?

Hélène, Intéressée, a eu un mouvement joyeux.

— Ève a raison, Victor, voilà la solution idéale…

— Vous m’avez assez fait la charité comme ça…

— Où voyez-vous de la charité ? C’est une affaire commerciale. Si Hélène et moi nous placions de l’argent dans un commerce, il nous faudrait un gérant. Pour calmer vos scrupules, la boutique serait à notre nom, et nous partagerions les bénéfices… On doit bien pouvoir goupiller un truc de ce genre, Hélène ?

— Sûrement.

— Tu téléphoneras au notaire, demain…

Je les ai stoppées.

— Hé, là…

— Quoi encore ! s’est impatientée Ève.

— Vous oubliez une toute petite chose…

— Laquelle ?

— Je ne connais rien au commerce, moi. Tout ce que je sais faire, c’est noircir du papier avec du blabla discutable… Je ne me sens à vrai dire pas l’âme d’un boutiquier.

— Il y a boutique et boutique, a objecté Hélène. Il n’est pas question de vous faire tenir un débit de vin ou une épicerie fine.

— Quoi alors ?

— Moi je sais…

Ève avait les joues en feu, tellement elle était excitée par le projet.

— Oui ?

— Ce qu’il vous faut, Vic, c’est un très grand magasin de classe. Il y aurait un rayon de disques — surtout de disques made in U.S.A. — ici, avec toutes les boîtes, ça se vend dur !

L’idée n’était pas mauvaise.

— Et puis il y aurait une petite salle réservée à la peinture. Bien lancé, ça marcherait, à condition naturellement de sélectionner des peintres de talent… Vous feriez également le livre d’art… Bref, vous pourriez créer une sorte de chapelle artistique que fréquenteraient les snobs et Dieu sait s’il y en a entre Marseille et Menton !

Du coup, je prenais feu pour ce projet.

— Vous pensez à ce que coûterait une plaisanterie de ce genre ?

Elle s’est tournée vers Hélène.

— Chérie, nous sommes riches, n’est-ce pas ?

Hélène était grave. Elle méditait la question et a mis un moment à répondre.

— Assez pour envisager cela, oui, Ève !


Et on s’y est mis immédiatement. La demeure a été jonchée de plans, d’esquisses, de dessins. Amélie allait ouvrir la grille plusieurs fois par jour, au notaire, aux marchands de fonds, aux architectes…

Je suis rentré en correspondance avec les grosses maisons de disques. Là, mon petit nom m’a servi. On trouvait normal qu’un type ayant eu des émissions à la radio se lance dans cette branche, comme on trouve normal qu’un ancien sportif achète un café lorsqu’il se retire de la compétition.

Hélène et moi avons, dans les semaines qui ont suivi, visité un nombre incalculable de pas de portes… Nous ne les trouvions jamais assez grands. Et puis un jour, à force de chercher, nous avons bien entendu découvert l’oiseau rare : un ancien garage en plein centre de Cannes. Les travaux à faire étaient plus importants que ce que nous avions prévu, mais nous pouvions obtenir des résultats supérieurs à ceux initialement envisagés.

Le magasin de vente devait occuper tout le rez-de-chaussée… Tandis que le premier étage était réservé à la Galerie…

L’achat du local a été rapidement conclu. Tandis que les travaux commençaient je me suis occupé de la publicité. Je me suis rendu à la rédaction des journaux niçois et dans les postes régionaux… SI j’y étais allé pour solliciter un job, ainsi que je l’avais prévu en arrivant sur la Côte, on m’aurait sans aucun doute envoyé paître… Mais du moment que je me présentais en grossium, on trouvait mon initiative intéressante. J’ai promis des prix de faveur à ces messieurs, moyennant quoi, ils ont annoncé l’ouverture de « La Boîte aux Rêves » (c’était la raison sociale choisie par Ève). Ils ont rappelé mon activité antérieure, ont célébré mon talent… Certains ont même cru devoir publier ma photographie à la rubrique artistique.

J’ai vu des gens influents qui m’ont présenté à Picasso, d’autres m’ont emmené au Cap Ferrat chez Cocteau et j’ai obtenu des deux maîtres la promesse que mon vernissage serait placé sous leur patronage. Bref, je vivais une merveilleuse aventure, d’autant plus merveilleuse que j’avais le sentiment de revenir de loin. Sans les demoiselles Lecain, il y aurait eu pas mal de chances pour que je fusse devenu clochard. Aussi l’amour que je portais à Hélène se doublait-il d’une reconnaissance sans limite. Quant à Ève, je lui savais gré d’avoir surmonté son… coup de foudre. Sa tendre résignation me touchait au plus haut point et maintenant je nourrissais vraiment à son endroit cette solide affection que je lui avais promise la nuit de la « mise au point ».

Au fur et à mesure que je prenais conscience de ma chance, j’y prenais également goût. Je découvrais que la fortune est une chose irremplaçable ici-bas, car elle ouvre les portes les plus hermétiques et vous donne une puissance agréable à manœuvrer… J’avais été bien inspiré en venant sonner à la grille de cette demeure. Le destin, ce jour-là, guidait mes pas. Certes, je me disais que tout cela ne m’appartenait pas, mais cependant, j’en disposais, et dans le fond, le résultat était identique.

* * *

Tous les matins, levé à six heures, j’allais rejoindre Hélène au portique et nous rivalisions de prouesses tous les deux.

Lorsque nous étions bien fatigués, nous allions prendre une bonne douche et nous retrouvions Ève à la table du patio où Amélie servait le petit déjeuner. C’était, je crois, le plus gai des repas. Tout en grignotant des toasts, nous établissions le programme de la journée. Hélène s’occupait de la partie commerciale ; Ève de la partie artistique. Assise devant une pile de catalogues, elle choisissait les disques et les notait avec leurs références sur un grand registre. Quant à moi, j’allais surveiller les travaux, une partie de la matinée. L’après-midi, je recevais les entrepreneurs à la maison…

Ce matin-là, lorsque nous sommes revenus de la douche, nous avons été surpris de ne pas trouver Ève à sa place coutumière.

Amélie, interrogée, nous répondit qu’elle ne l’avait pas encore aperçue.

— Servez le café, Hélène, je vais aux nouvelles…

Je suis monté jusqu’à la chambre de l’infirme. J’ai frappé et, ne recevant pas de réponse, je suis entré.

Elle dormait profondément, bien que d’ordinaire elle fût levée depuis longtemps à ces heures. Un peu inquiet, je me suis approché du lit pour m’assurer qu’elle n’était pas malade.

Elle respirait très calmement. J’appuyai ma main sur son front : elle n’avait pas de fièvre… Sans doute avait-elle dû lutter plus longtemps que de coutume contre l’insomnie avant d’être terrassée par le sommeil au petit matin.

J’allais me retirer sur la pointe des pieds, lorsque je m’aperçus qu’une de ses pauvres jambes pendait hors du lit. Craignant qu’elle ne puisse la remonter sur sa couche au réveil, je m’en saisis délicatement pour la replacer entre les draps. Je fis alors une surprenante constatation qui me laissa perplexe. Ève avait des éclaboussures de boue sur la cheville.

C’était tellement inattendu, tellement incroyable, que je suis resté un moment immobile, comme pétrifié. Puis j’ai gratté l’une des particules de boue avec l’ongle et je l’ai recueillie dans ma main. Je l’ai écrasée dans ma paume… Elle s’est effritée. C’était bien de la boue !

Ce n’était, me direz-vous, qu’un détail idiot, et pourtant il me bouleversait. Comment cette terre était-elle venue se loger sur cette jambe inerte depuis des années ? Sur cette malheureuse jambe qui ne marchait plus ! Qui fallait jamais sur les chemins ?…

J’ai instinctivement cherché les chaussures d’Ève. Elle mettait toujours de gros chaussons fourrés… Ils se trouvaient près du lit. Je les ai examinés et j’ai pu constater que leur semelle souple était propre…

Ne sachant que penser, je suis descendu rejoindre Hélène.

Elle beurrait des tartines en fredonnant une vieille chanson d’école. Ses cheveux retenus par un ruban de velours noir scintillaient à la lumière. Elle était radieuse et sa beauté s’affermissait.

— Alors ? m’a-t-elle demandé.

Je me suis assis.

— Elle dort très profondément, je n’ai pas eu le courage de la réveiller…

— Vous avez bien fait…

Nous avons pris notre petit déjeuner sans parler. Puis, comme Hélène s’apprêtait à quitter la table, je l’ai saisie par le bras. Elle a eu un regard effrayé en direction de l’ascenseur. Elle avait une frousse bleue que sa cadette surprît une marque d’intimité entre nous.

— Dites, Hélène, à la suite de quoi Ève est-elle paralysée ?

— Polio… À treize ans…

— Je suppose qu’on a tout tenté pour…

— Tout ! Elle est restée trois mois à Garches… Papa, qui vivait encore à cette époque, l’a emmenée à Stockholm, chez un spécialiste de la question… Résultat, vous le savez…

Ce qu’elle me disait a chassé les pensées biscornues qui me hantaient.

— Pauvre gosse…

J’ai suivi Hélène jusqu’au seuil de sa chambre située au fond du couloir, après la salle de bains commune aux deux sœurs. Elle était surprise en constatant que je ne m’en allais pas.

— Vous voulez me parler, Victor ?

Je suis entré et j’ai repoussé la porte du genou. J’avais terriblement envie d’elle. Je ne pouvais plus supporter le platonique de nos relations. Elle m’avait fait vivre des instants que je n’étais pas près d’oublier.

— Hélène, quand nous marions-nous ? Avec cette histoire de magasin, nous parlons de peinture, de disques, de décoration, mais plus du tout de ça…

Elle s’est assise au bord de son lit.

— Rien ne presse, Victor… On ne peut construire deux choses à la fois…

— Vous avez sans doute raison… Mais…

— Mais quoi ?

— Si nous ne parlons pas du mariage, nous pourrions du moins parler de notre amour…

Je me suis assis près d’elle. Elle a reculé légèrement, comme si elle redoutait que je me livre à quelques effusions trop ardentes. Ce mouvement de retrait m’a choqué. Je l’ai regardée avec incrédulité.

— Tu ne m’aimes pas ! me suis-je écrié.

Au lieu de protester, elle a mis un doigt sur ses lèvres.

— Ne criez pas si fort, Victor !

Et c’était vrai, j’avais crié.

Une tristesse sournoise s’est infiltrée en moi. Cela ressemblait plutôt à un mal inconnu auquel on ne prend pas garde tout de suite, mais qui s’installe en vous et vous détruit l’âme avant le corps.

— Tu ne m’aimes pas ! Tu as eu un mouvement de faiblesse que tu regrettes, voilà tout !

Elle a souri.

— Ne dis pas ça, mon chéri… J’ai hâte au contraire d’être à toi pour de bon !

— Vrai ?

C’est elle qui a approché ses lèvres. Elle avait la bouche entrouverte et son baiser a été d’une violence dont je ne la croyais pas capable.

* * *

C’était moi qui pilotais la grosse américaine maintenant.

La conduite de ce mastodonte ne m’enchantait guère, moi qui avait toujours piloté une petite voiture de série.

Impeccable dans mon complet bleu dont Amélie entretenait le pli, je descendais la petite allée conduisant au garage. Mon… tête à tête avec Hélène m’avait mis du soleil au cœur et je sifflotais en admirant la mer immobile sous un ciel décoloré. Soudain j’ai senti un corps étranger sous ma semelle. Je me suis baissé pour ramasser l’objet. Il s’agissait d’un petit ruban de soie rose. Il ne mesurait pas dix centimètres et il formait une boucle. Je le reconnaissais : il appartenait à Ève. La jeune fille s’en servait le soir pour attacher ses cheveux. Elle les divisait en deux énormes tresses maintenues chacune par un morceau de ruban, dont celui-ci.

Il était d’autant plus surprenant de trouver cette bande de soie à un tel endroit, que l’infirme ne venait jamais jusque-là, l’allée conduisant au garage étant beaucoup trop étroite pour son fauteuil roulant.

J’ai tourné le nœud de soie rose entre mes doigts un bon moment avant de le glisser dans ma poche. J’étais très troublé. Les éclaboussures de boue aux chevilles, et maintenant cette trouvaille insolite ! Il y avait de quoi réfléchir…

« Tu te poses, trop de questions, mon petit Vic, me suis-je dit. Et tu as une imagination qui finira par te jouer de vilains tours si tu n’y prends pas garde… »

Refoulant donc mes pensées idiotes, j’ai sorti la voiture du garage.

Puis j’ai refermé la porte derrière moi. J’allais prendre place au volant quand, de nouveau, la surprise m’a immobilisé : les pneus du véhicule et le bas de la caisse de la carrosserie étaient crépis de boue.

Or j’avais fait laver la voiture par le jardinier la veille et personne ne s’en était servi depuis !

CHAPITRE VIII

Au cours de mes occupations de la matinée j’ai fini par oublier tout ça. Seulement, lorsque je suis rentré déjeuner, et que j’ai vu Ève dans le patio, devant ses catalogues, mes fameuses découvertes m’ont troublé de nouveau.

La jeune fille se trouvait seule. Elle emplissait son registre de sa souple écriture et elle a levé les yeux à mon entrée.

Je lui ai donné une tape sur la joue.

— Bonjour, moustique doré…

— Jour, Vic !

— Hélène n’est pas là ?

— Elle s’est mis dans l’idée de confectionner une tarte à la viande et elle doit transpirer à la cuisine. Sans doute veut-elle vous prouver qu’elle est une parfaite femme d’intérieur…

J’ai sourcillé. Quelque chose, dans sa voix, m’inquiétait. Je retrouvais son ton amer du début. Est-ce que par hasard elle allait recommencer à jouer les innocentes persécutées ?

J’ai feint de ne m’apercevoir de rien.

— Dites, vous vous êtes payé une grasse matinée carabinée ! Je suis allé voir pourquoi vous n’étiez pas descendue déjeuner et je vous ai trouvée, dormant comme un ange…

Elle a secoué la tête.

— J’ai demandé à Hélène de me donner un peu de ma drogue pour dormir, hier soir, et elle a dû avoir la main un peu lourde… Aujourd’hui j’ai un tas de plumes dans la tête…

C’est assez déprimant.

J’ai accroché ma veste au dossier d’un fauteuil.

Puis je me suis assis sur le rebord du bassin ou j’avais piqué une tête le premier jour.

— Pourquoi me regardez-vous ainsi ? a-t-elle demandé.

Ses sourcils froncés se joignaient au-dessus de son nez. Elle paraissait fatiguée et mécontente.

— J’aimerais vous poser une question, Éva…

— J’aime pas ça…

— Qu’on vous pose des questions ?

— Non, qu’on m’annonce qu’on va les poser ; ça leur donne un côté solennel et je ne sais plus quelle attitude adopter pour y répondre.

— C’est bien simple : soyez franche. Je voulais vous demander : avez-vous essayé de… marcher, depuis votre maladie ?

— C’est tout ?

— Oui.

Elle a eu un petit haussement d’épaules.

— C’est une idée qui m’est venue, oui, figurez-vous.

— Quel ont été les résultats ?

— Il n’y en a pas eu ! Je suis inerte comme un sac de sable, Vic. Je crois que ça se voit…

— Et si vous essayiez encore ?

— Pourquoi fiche ?

Cette fois elle avait son air mauvais, rageur. On lisait dans ses yeux une sombre volonté d’être malheureuse à tout prix et de le faire savoir.

— Je ne suis pas médecin, Éva…

— Dommage !

— Ne persiflez pas… Ça me permet d’avoir des raisonnements simplistes touchant la question médicale. Je me dis, de façon très primaire, que du moment que vous avez deux jambes vous devez pouvoir vous en servir.

— Votre raisonnement n’est pas primaire, il est stupide…

— J’en suis persuadé.

— Je voudrais vous voir à ma place… Oh ! deux minutes seulement, car je suis moins méchante que vous ne le supposez !

— Je ne suppose rien de pareil !

Elle a ricané ; ça pouvait vouloir dire n’importe quoi.

— Écoutez, Éva…

— Quoi encore ?

— Je suis costaud, vous savez ?

— Tant mieux, et alors ?

— J’aimerais vous tenir debout… Vous essayeriez de remuer les jambes, pour voir…

— Vous ne verrez rien. Ces jambes-là ne sont pas des jambes, Vic. Seulement des… des ornements.

— Au lieu de discuter, essayons… Ne me refusez pas ça, mon chou…

Elle a hésité un bon moment. Je n’osais plus insister. À la fin, elle a secoué la tête.

— Eh bien… si vraiment ça vous fait plaisir…


Je l’ai attrapée à bras le corps pour la sortir du fauteuil. J’ai senti ses seins drus sous mes mains et ce contact m’a vaguement troublé.

Ce que je tentais était difficile. Comprenez bien : il fallait que je la tienne droite, en veillant à ce que ses pieds fussent posés bien à plat sur le sol.

M’arcboutant bien pour ne pas me laisser entraîner en avant par cette charge, je suis arrivé à la placer dans une position adéquate.

— Vous y êtes ?

Je nous voyais, dans l’eau du bassin. C’était un fidèle miroir, combien déprimant ! Les jambes d’Ève étaient posées sans la moindre notion d’équilibre, comme l’auraient été celles d’un mannequin de son.

— Tâchez d’en placer une devant l’autre, bon Dieu ! me suis-je emporté.

Cette masse inerte, flasque du bas, me désespérait. Et mon désespoir se compliquait d’une étrange rage.

— Je ne peux pas…

— Essayez !

— Je ne peux pas, Vic… C’est comme si je n’avais pas de jambes, comprenez-vous ? Exactement. Je ne sens rien à partir des hanches !

Elle pleurait ; je suais…

La voix sèche d’Hélène a éclaté à mes oreilles.

— Grand Dieu ! que faites-vous !

J’ai regardé par-dessus l’épaule d’Ève et j’ai vu ma… maîtresse, plantée à l’entrée du patio, les bras croisés, l’air infiniment réprobateur.

J’ai déposé l’infirme sur son fauteuil. Je savais bien qu’elle ne pouvait pas marcher… Ce que j’avais tenté là était d’une odieuse barbarie. Je l’ai compris surtout au regard d’Hélène.

— Voyons, Victor, m’a-t-elle simplement dit.

Mais ces deux mots contenaient toute la réprobation du monde…

— Excusez-moi, Éva… Je… J’ai été idiot. Ne voyez là que l’intérêt que je vous porte.

Elle avait caché son visage dans ses deux mains en creuset pour mieux libérer sa peine… J’ai pris ma veste sur le dossier…

Puis j’ai fait signe à Hélène de me suivre. Elle l’a fait au bout d’un moment. Nous avons gagné le living. À travers le vitrage, nous pouvions assister au chagrin de la jeune fille. Si j’avais pu me battre, je l’aurais fait avec plaisir.

— Pourquoi cette tentative stérile, Victor ?

J’ai baissé la tête.

— Une idée folle. Je m’étais mis dans le crâne que votre sœur pouvait marcher…

— Ce matin encore, je vous ai dit…

N’y tenant plus, je lui ai fait part de mes fameuses trouvailles : la boue sur la cheville et sur l’auto… le nœud de soie rose près du garage…

— Vous ne trouvez pas cela troublant, vous ?

— Attendez, Victor, ne nous emballons pas. Il doit y avoir une explication à ces phénomènes…

— S’il y en avait une, ce ne seraient pas des phénomènes !

— Pour l’auto, le jardinier qui vient ici est paresseux, comme tous les méridionaux. Quant au nœud de soie, Ève l’aura perdu depuis sa fenêtre et le vent, qui a soufflé fort cette nuit, l’aura traîné où vous l’avez découvert…

— Admettons. Et pour la boue aux chevilles ?

— Ça doit pouvoir s’expliquer également.

— Eh bien, allez-y, je vous écoute…

— Ève aime aider Amélie… Hier soir, si vous vous en souvenez, nous avons eu des salsifis au dîner… Rien n’est plus boueux que ces légumes-là… Un peu de cette boue a éclaboussé les jambes de ma sœur. Comme elles sont insensibles, elle ne s’en est pas rendu compte…

J’ai été ébranlé. Oui, ma supposition était folle, tout pouvait très bien s’expliquer en effet.

— Vous devez avoir raison, ma chérie…

— Qu’aviez-vous donc imaginé, Victor ? Qu’Ève marchait en secret et se sauvait la nuit au volant de l’auto ?

J’ai souri pour cacher ma gêne.

— Mais, mon cher ami, a repris Hélène, c’est matériellement impossible ! Vous vous en êtes rendu compte aux dépens de la pauvre petite…

— Hélas oui. J’espère qu’elle ne m’en voudra pas trop pour cette ridicule séance de rééducation !

— Pourquoi vous en voudrait-elle ? Seulement elle a de la peine… C’est une fille qui a la pudeur de son infirmité. Du reste, elle n’aime pas qu’on en parle…

— Alors, n’en parlons plus, Hélène.

CHAPITRE IX

La nuit qui a suivi, je ne me suis pratiquement pas couché. Les nerfs tendus, l’oreille aux aguets, je sondais le silence de la maison. Quand je dis le silence, c’est une image, car le silence de ces grandes maisons est toujours entrecoupé de menus bruits difficiles à identifier : craquements du bois, gémissement d’une ferrure bougée par le vent ; soupirs ténus qui semblent exhalés par des bouches d’outretombe… Rien de plus crispant que ces pulsations de la nuit, lorsqu’on ne dort pas.

Je suis allé cent fois de la fenêtre à ma porte entrouverte… Je croyais toujours percevoir le grincement d’une porte, en bas, ou le glissement d’un pas dans le couloir… Mais j’étais chaque fois obligé de reconnaître mon erreur. Amélie, qui occupait une chambre sous les combles, ronflait comme un moteur, avec parfois des difficultés à retrouver le souffle qui m’étouffaient.

Ce n’est qu’au matin que j’ai pu dormir. Et ce jour-là, c’est moi qui ai été en retard au petit déjeuner.

* * *

Plusieurs jours se sont encore écoulés. Tout à mes préoccupations, j’ai fini par oublier l’incident. « La Boîte aux Rêves » prenait forme et, en prenant forme, prenait vie. Elle correspondait exactement à ce que nous avions voulu. Je savais que ce serait un établissement sensationnel comme luxe et comme modernisme.

Il allait coûter la bagatelle de dix-huit millions, mais situé comme il l’était, et sous mon impulsion — que je voulais totale — il ferait des affaires d’or !

Nous étions tous trois très surexcités. Comme Ève refusait de franchir le mur de la propriété, bien que je l’eusse souvent invitée à m’accompagner, je prenais beaucoup de photos des travaux pour lui montrer l’évolution de cette œuvre dont elle avait eu l’idée !

Elle les regardait longuement, faisait des critiques pertinentes, remarquait des détails qui nous échappaient et auxquels je demandais par la suite aux ouvriers de remédier.

Durant cette époque, j’ai pu me rendre compte combien il était grisant de construire. C’est une des joies les plus exaltantes que je connaisse.

Et je ne suis pas prêt de l’oublier… Malgré tout ce qui s’est passé depuis.

* * *

Une nuit que je dormais profondément, je fis un rêve bizarre.

Le rideau de tulle tiré devant ma fenêtre ouverte, était brusquement gonflé par un coup de vent. Mais au lieu de se vider, il prenait des formes humaines, des bras et des jambes lui poussaient ainsi qu’une tête qui ressemblait à s’y méprendre à celle d’Hélène.

Je m’éveillai brutalement, le front en sueur. Et je compris que quelqu’un m’appelait. J’actionnai le commutateur d’une main que l’énervement faisait trembler.

Hélène se tenait debout auprès du lit, mortellement pâle.

— Qu’est-il arrivé ! me suis-je écrié.

Car cette figure de cire ne pouvait qu’annoncer une catastrophe.

— Victor, a balbutié Hélène… C’est… C’est affreux…

Elle semblait défaillante. Effectivement elle s’est écroulée sur mon lit et, appuyée au montant, a tâché de reprendre haleine. Je n’osais la brusquer, car je la devinais au bord de l’évanouissement…

— Ève…

Je pensais brusquement que sa sœur s’était suicidée. Cette idée me fit l’effet d’un coup de poing en pleine poitrine.

— Elle est malade ?

— Non, elle a disparu…

J’ai rejeté mes couvertures.

— Que me racontez-vous là, Hélène… Disparue… Vous plaisantez !

— Oh non ! je vous le jure… Du reste, vous pouvez le constater vous-même…

Je me suis élancé vers la chambre de l’infirme. Effectivement la pièce était vide. Le lit défait, le fauteuil vide, la peau d’ours gisant à terre me firent mal… Ce spectacle était extraordinairement morbide pour moi. Le fauteuil, surtout, dégageait je ne sais quoi de maléfique et de barbare.

Je me suis tourné vers Hélène qui arrivait.

— C’est insensé…

— Insensé !

— Comment avez-vous découvert ?…

Elle a réfléchi à ma question comme si, cette dernière changeait l’aspect des choses.

— Eh bien… depuis des années je dors sur le qui-vive… Je crois toujours qu’Ève m’appelle. Au début de son infirmité, elle le faisait trois ou quatre fois par nuit. Maintenant c’est fini, elle a appris à se débrouiller seule, mais la notion qu’elle a besoin de mon aide subsiste en moi… Vous comprenez ?

— Oui, très bien…

— Tout à l’heure, quelque chose m’a éveillée… Je ne saurais vous dire ce que c’était… Peut-être un bruit, ou bien un appel de mon subconscient… J’ai attendu un instant, mais une impression désagréable m’a empêchée de me rendormir… Alors je me suis levée… Et… je suis venue voir…

Elle s’exprimait avec une voix que je ne lui connaissais pas, qui ne lui appartenait pas… Une voix plus intérieure que formulée.

— Buvez quelque chose, mon amour, vous êtes défaillante…

Je me suis aperçu qu’elle était en chemise de nuit.

— Et habillez-vous…

Elle a hoché la tête. D’une marche automatique, elle a gagné sa chambre pour passer une robe de chambre. Pendant ce temps, je suis descendu au rez-de-chaussée. Les pièces du bas étaient vides, le patio aussi. J’ai constaté que la porte d’entrée n’était pas verrouillée.

Hélène est apparue au sommet des escaliers. Elle est descendue lourdement, en marquant un temps d’arrêt à chaque marche. J’ai couru au bar du living et je lui ai versé une solide rasade d’alcool. Elle a bu sans protester, bien qu’elle eût horreur des boissons fortes. Un peu de rouge est alors monté à ses joues blanches.

— Asseyez-vous, Hélène, il faut regarder les choses en face…

Elle était docile comme un chien dressé. Je voyais que toute volonté l’avait quittée.

— Hélène, je ne m’étais pas trompé l’autre jour… Votre sœur marche !

— Mais c’est impossible, Victor… Im-pos-si-ble ! N’importe quel médecin vous le dira…

— Alors il s’agirait d’un kidnapping ? Vous rêvez, Hélène ! Nous ne sommes pas en Amérique. Et quand bien même nous y serions, je ne crois pas qu’on y enlève quelqu’un d’autre que des bébés.

Plus que l’alcool, ma voix l’a réconfortée. Du moment qu’on faisait appel à son intelligence, à sa raison, elle reprenait vie.

— Mais, Victor, voilà plusieurs semaines que vous la connaissez ! Vous avez essayé de la faire marcher l’autre soir… Vous savez qu’il lui est matériellement impossible de se tenir debout !

— Hélène, nous ne devons pas nous laisser aveugler par une réalité quotidienne. Lorsque Ève est assise dans son fauteuil et qu’elle nous assure ne pas pouvoir marcher, nous la croyons. Pourquoi ? Parce que les apparences et une certaine logique sont pour elle. Mais lorsque nous nous apercevons qu’elle a pu quitter sa chambre sans le concours de son fauteuil orthopédique, nous sommes également en droit d’admettre le contraire, et au même titre, parce que ces apparences et cette logique-là sont en contradiction formelle avec les autres…

Elle faisait de louables efforts pour adopter mon point de vue ; mais c’était impossible. Elle ne me croyait pas.

— Il doit y avoir autre chose, Victor…

— Quoi ? Donnez-moi au moins un semblant d’hypothèse…

— Je ne sais pas…

— Alors !

— Mais ce que je sais, c’est qu’Ève ne marche pas. Voyons, si elle avait retrouvé l’usage de ses jambes, pourquoi jouerait-elle à l’infirme, hein ? Est-ce le genre de secret qu’on garde pour soi ?

Il m’est venu une autre idée.

J’ai fait claquer mes doigts.

J’ai trouvé, Hélène…

Mes grands yeux clairs étaient si lumineux que je m’y voyais comme s’ils eussent été deux minuscules miroirs.

— Hélène, vous avez parlé de votre subconscient tout à l’heure…

— Eh bien ?

— Supposez que celui-ci soit plus fort que l’infirmité d’Ève. Supposez qu’en dormant elle éprouve le besoin de marcher et qu’une volonté intérieure, qu’une volonté obscure fasse qu’elle y parvienne ?

Hélène a hoché la tête. Pourtant elle était ébranlée.

— Hum, vous ne trouvez pas cela un peu tiré par les cheveux ?

— Si, mais c’est tout de même plausible. C’est la version qui préserve la conscience d’Ève. Car si elle sait qu’elle marche, son silence n’a pas de nom !

Hélène s’est levée.

— Il faut la retrouver, Victor, j’ai peur… Quand bien même elle marcherait, comment se débrouillerait-elle dehors, elle qui ne sort jamais…

— Jamais ! Moi je vous dis qu’elle sort la nuit !

Brusquement je me suis rappelé mon aventure nocturne, avec la fille hystérique dans l’auto… Bonté Divine ! est-ce que par hasard ?…

— Je sais à quoi vous pensez, a murmuré Hélène qui me regardait.

— Il vaut mieux pas, ma chérie. Il y a des idées qui font peur…

— Que faisons-nous ?

— Habillons-nous et cherchons-la. Vous, vous allez explorer la propriété, moi je vais aller au garage, puis je draguerai les environs…

— Bon…

Au premier, elle m’a demandé :

— Dois-je éveiller Amélie ?

— Pas pour le moment, ses jérémiades ne nous seraient d’aucune utilité.

* * *

J’avais passé à la hâte un pantalon et un pull montant. Chaussé de Spartiates à lanières, je me suis précipité dehors. Il faisait une nuit lourde qui sentait l’orage. De gros nuages gonflés d’eau sale cachaient la lune et l’air immobile dégageait déjà comme une âcre odeur de pluie.

J’ai couru au garage… L’auto s’y trouvait. Ça m’a un peu soulagé. Puis je suis allé au portail, et je me suis aperçu qu’il n’était pas fermé à clé, contrairement aux autres soirs.

Comme un fou, je me suis précipité dans l’étroite voie bordée de murs de pierres… Je ne savais où aller… N’était-il pas vain de parcourir la région à ces heures, et en pleine obscurité, pour chercher une fille de vingt ans qui logiquement ne pouvait pas marcher ?

Vraiment, la situation était à la fois cocasse et tragique. En parcourant ces ruelles de paradis où s’exaltaient les magnolias, je pensais toujours à la femme qui m’avait enlevé… J’affûtais ma mémoire pour essayer de voir si la silhouette que j’avais étreinte correspondait à celle d’Éva. J’étais bien obligé d’admettre que oui. Mais ma fertile imagination me jouait peut-être des tours ?

* * *

Pendant près d’une heure, j’ai couru au hasard des rues, au hasard des chemins… Criant : Ève ! sitôt que je croyais apercevoir une ombre ou entendre un bruit…

Puis, déprimé, je suis revenu à la maison… Elle brillait de toutes ses lumières. En entrant dans le hall, j’ai appelé Hélène, mais elle n’était pas encore de retour. Sans doute s’obstinait-elle à rechercher sa sœur ?

Je suis monté au premier étage… Par acquit de conscience, j’ai jeté un coup d’œil dans la chambre d’Ève et j’ai poussé un juron. La jeune fille était là. Couchée dans son lit, elle dormait à poings fermés.

En deux bonds j’ai été près d’elle. J’ai rabattu les couvertures et me suis penché sur ses jambes. Elle avait les chevilles encore humides de rosée.

Hors de moi, j’ai crié :

— Ève !

Mais cela n’a pas interrompu son sommeil…

Elle continuait de dormir paisiblement. Je l’ai secouée…

— Ève, cessez de jouer la comédie…

Elle a émis un grognement… Puis, avec effort, elle a battu des paupières…

Son regard trouble semblait ne pas me voir. En tout cas, elle ne me reconnaissait pas…

— Ève, écoutez-moi…

J’ai couru à la salle de bain. J’ai fait couler de l’eau froide sur une serviette de toilette et nuis revenu la lui appliquer sur le visage avec force… Ensuite je l’ai mise sur son séant en la calant avec ses oreillers.

Cette fois elle était éveillée.

Ève, vous m’entendez ?

— Mais oui, Vic…

— Vous savez ce qui s’est produit ?

Elle a froncé les sourcils…

— Attendez, j’ai le crâne embrumé… J’ai rêvé qu’on me promenait dans la campagne…

À cet instant, je ne savais plus si elle parlait sincèrement ou non.

— Vraiment ?

— Oui… J’avais froid… J’étais mal…

Elle a éternué.

— Vous avez eu tellement froid que vous vous êtes enrhumée !

Pourquoi faites-vous cette tête-là, Vic ?

— Je la fais toujours aux gens qui me prennent trop longtemps pour un c…, Ève !

— Quoi !

— Ève, vous pouvez marcher… La preuve en est que vous vous levez la nuit ! Parfaitement, c’est la seconde fois que je vous prends en flagrant délit… Tout à l’heure, votre sœur et moi sommes venus dans cette chambre. Vous n’y étiez pas !

Elle a ouvert la bouche, ses yeux se sont emplis de terreur.

— Ne dites pas ça, Vic…

— Je le dis parce que c’est la vérité ! Votre chambre était vide, et votre fauteuil sans lequel vous ne pouvez pas vous déplacer, paraît-il, s’y trouvait… Comme des fous nous sommes partis à votre recherche, le crâne fourmillant de suppositions extravagantes… Et pendant ce temps-là vous avez tranquillement rejoint votre base, hein, ma belle ? Ni vu ni connu…

Elle a poussé un grand cri qui m’a glacé.

— Menteur ! Vous n’êtes qu’un sale menteur, Vic… Vous essayez de me rendre folle, je le sais ! Vous voulez me faire enfermer pour rester seul avec Hélène et manger notre fortune !

J’ai mis mes mains à plat sur mes oreilles.

— Si je suis fou, Hélène est folle aussi, car elle a pu constater comme moi ce que j’avance. Elle l’a même constaté avant moi, puisque c’est elle qui m’a alerté !

Ce dernier argument l’a terrassée.

— C’est elle qui…

— Parfaitement !

Les yeux d’Ève se sont voilés. Son visage a pris cette teinte grise que je lui avais déjà vu une fois.

— Vic, j’ai peur… C’est Hélène…

— C’est Hélène, quoi ?

— C’est elle qui cherche à me faire passer pour folle, Vic… Elle a dû me droguer, vous avez vu, je ne pouvais pas me réveiller… Et puis elle m’a charriée dehors… Oui, oui… cette impression en dormant, d’être traînée sur le dos de quelqu’un…

Elle semblait en état d’hypnose.

— Ève, je vous défends de porter une telle accusation contre votre sœur ! C’est ignoble… Je vous méprise !

Elle s’est penchée en avant comme si elle voulait se lever… Elle a failli basculer hors du lit, mais elle s’est rattrapée à ses couvertures.

— C’est pourtant la seule solution, Vic…


Je me suis retourné, à cause d’une ombre qui venait de surgir sur le mur. Hélène était là… Sa robe de chambre partait en lambeaux… Elle avait des griffures de ronces aux jambes… Ses cheveux étaient hérissés d’aiguilles de pin…

Elle a mis la main sur son cœur, d’abord parce qu’elle était très essoufflée, ensuite parce qu’elle avait entendu l’accusation dont elle était l’objet et que ça lui faisait bigrement mal.

Un long moment elle a fixé Ève. Cette dernière a baissé la tête. Puis Hélène n’a plus été là et j’ai entendu se fermer bruyamment la porte de sa chambre.

— Ève, ai-je murmuré d’une voix qui s’étranglait. Ève, vous pensez vraiment ce que vous avez dit ?

Elle a secoué la tête.

— Oh ! je ne sais pas, je ne sais plus, Vic… Je… Je dois être un peu folle, en effet…

— Il y a une chose que je sais, moi, Ève…

Elle a relevé un sourcil. Ainsi elle ressemblait à une gamine polissonne qui attend une correction.

— Je sais que vous marchez ! Et je sais aussi que vous êtes la plus sale garce que j’ai jamais vue !

Elle a crié :

— Oh !

Les lèvres en avant, le regard exorbité, on eût dit une bête attaquée.

Elle pouvait toujours me sortir ses simagrées, maintenant il était trop tard… Je ne me contrôlais plus.

J’ai arraché les couvertures… Elle attendait, les paupières palpitantes.

— Vous marchez ! ai-je hurlé… Vous marchez ! Allez-y, montrez-moi comme vous marchez bien, petite grue !

La peur l’enlaidissait. Sa figure contractée perdait son aspect angélique.

— Allons ! Allons, debout ! Mademoiselle Lazare !

Dépassant toute mesure, je l’ai saisie à bras le corps et l’ai arrachée du lit. Puis, d’une secousse je l’ai propulsée à travers la chambre.

J’attendais, le cœur cognant à éclater.

Ève s’est écroulée comme une masse. Sa tête a heurté la roue du fauteuil. Elle a poussé un grand cri et elle s’est tortillée sur le tapis pour essayer de s’asseoir… Mais elle n’y parvenait pas.

Je suis allé la relever. Je l’ai mise debout. J’ai lâché : elle est retombée à mes pieds.

Ça m’a tout à fait calmé. Je l’ai reportée sur son lit.

— Ève, si par hasard je m’étais trompé, je ne me pardonnerais jamais cette minute, lui ai-je dit avant de sortir.

CHAPITRE X

Je suis allé chez Hélène. Je m’attendais à la voir en larmes, et j’ai été surpris de la trouver d’un calme total. Elle était assise dans un fauteuil en tapisserie, les jambes croisées, le menton appuyé sur son poing.

Je me suis assis sur son lit et je l’ai contemplée sans arriver à penser à autre chose qu’à sa beauté.

Malgré sa robe de chambre déchirée et ses jambes lacérées, elle conservait toute sa classe.

— Alors ? ai-je murmuré, que dites-vous de tout ça ?

Elle a eu un sourire pitoyable.

— Voyez-vous, Victor… On passe des années avec un être. On cristallise en lui tout son univers. On lui consacre le meilleur de sa vie… Et puis un jour, vous vous apercevez que, non seulement il ne vous est pas reconnaissant de votre sacrifice, mais encore… qu’il vous hait !

Son calme désespoir m’a navré.

— Hélène…

— Non, laissez, Victor… Laissez…

— Elle a dit ça en désespoir de cause… Parce qu’elle était prise au piège et qu’elle ne savait qu’inventer pour s’en sortir…

— Elle a dit ça parce qu’elle n’a pas de cœur ; elle a dit ça parce qu’elle me hait, Victor. Je savais bien qu’elle ne me pardonnerait jamais de vous avoir pris à elle…

Je flottais.

— Attendez, je crois que mon hypothèse touchant son état second est fondée. Ève ne doit pas se rendre compte de ce qui se passe… Ou alors…

— Ou alors ?

— C’est la plus extraordinaire comédienne qui ait jamais existé…

Hélène a soupiré.

— Qui nous le dira ?

— Nous le saurons bien un jour ou l’autre. Quelle est cette drogue dont elle parle ?

— Un somnifère ordonné par notre médecin traitant…

— Actif ?

— Suivant la dose… Je lui en donne dix gouttes lorsque je la sens énervée… C’est plus un sédatif qu’un somnifère, pris en cette quantité…

— Elle en a bu hier soir ?

— Non… C’est ce qui m’a prouvé qu’elle mentait ! Vous comprenez, Victor, elle ne pouvait pas croire à ce qu’elle disait tout à l’heure, puisqu’elle savait que je ne lui avais rien donné !

— Bon, il faut dormir, maintenant, Hélène. Demain nous essaierons de tirer ça au clair…

— Pour moi, c’est clair, maintenant. Je ne voulais pas ouvrir les yeux, mais elle m’y a bien forcée…

— Il faudra consulter le médecin…

— Avant qu’il vienne, j’aimerais que vous lui rendiez visite, Victor, pour… lui expliquer la situation et recueillir son avis.

— J’irai demain.

Je l’ai forcée à quitter son fauteuil en la tirant par la main ; puis je l’ai prise dans mes bras et un bon moment je l’ai pressée contre moi. Elle avait posé sa tête sur mon épaule, et les brindilles de pin égarées dans sa chevelure me grattaient le cou.

* * *

Au lieu de faire de la corde lisse, le lendemain matin, j’ai pris très tôt le chemin de Cannes, car je voulais voir le médecin de la famille Lecain avant qu’il parte en visite.

Il habitait non loin du port, dans une petite rue relativement calme. Il m’a reçu en robe de chambre. C’était un vieux toubib affable qui devait davantage fréquenter les concours de pétanque que les Congrès médicaux. Il avait un petit bouc grisonnant, des yeux rieurs, un ventre de bouvreuil et des petits bras courts qu’il ne laissait jamais inactifs.

— Docteur Boussique ?

— Pour vous servir…

— Victor Menda… Je suis le fiancé de Mademoiselle Hélène Lecain.

— Té ! donc… Je ne savais pas qu’elle allait se marier…

J’ai souri.

— Il y a un mois, je l’ignorais également, Docteur…

Ça lui a plu. Il est parti d’un grand éclat de rire.

— Vous ne venez pas pour l’examen prénuptial, je pense ?

— Hélas non…

— Comment, hélas, c’est la santé qui vous amène ?

— C’est autre chose…

Sentant sa curiosité bien à point, je lui ai déballé l’histoire. J’ai commencé par mes remarques au sujet des éclaboussures sur les chevilles… et j’ai enchaîné par l’aventure de cette nuit, sans rien omettre.

Il était devenu grave et tirait les poils de son bouc avec un petit air mécontent.

Lorsque j’ai eu terminé, il a murmuré :

— Par exemple !

Puis il s’est plongé dans une brève méditation d’où il s’est arraché pour aller chercher un dossier.

J’ai lu à l’envers sur une fiche, deux mots calligraphiés en belle ronde fleurie. « Ève Lecain ».

Il a étudié la feuille.

Pour que ce vieux méridional cessât de jacasser, il fallait que ses pensées fussent terriblement sollicitées par ce mystère.

J’attendais, immobile, son verdict.

— Si je m’en réfère à la nature et à la gravité de son mal, a enfin murmuré le praticien, il est peu probable que cette petite marche… Du moins normalement… Qu’elle puisse se déplacer avec des appareils et des cannes, c’était l’espoir optimum ! Et son traitement à Garches a été négatif…

— Pourtant, les faits sont là, Docteur… Elle marche !

— Les miracles ne sont pas faits pour les chiens, a bougonné Boussique.

Venant d’un médecin, l’argument m’a quelque peu déconcerté.

Il l’a compris et m’a souri.

— Miracle est une façon de parler. Vous savez que la poliomyélite est encore mal connue, elle l’était en tout cas très mal lorsque la petite Lecain a eu son attaque. Il se peut qu’elle ait senti une amélioration… Il se peut aussi qu’elle ait en secret travaillé à sa rééducation musculaire…

— Pourquoi en secret ?

— Si la polio est mal connue, l’âme humaine est encore plus secrète, mon cher Monsieur… Surtout celle d’une gamine qui a pratiquement été élevée à la cuillère dans un fauteuil roulant…

Il s’est levé.

— Je passerai la voir un de ces jours. Une visite trop rapide pourrait la choquer…

Le vieillard me plaisait. Malgré sa faconde et son apparente insouciance, c’était un grand psychologue.

— Alors à bientôt, Docteur. Et ravi de vous avoir connu.


En descendant son escalier où flottaient déjà des senteurs de safran, j’ai pensé qu’il ne m’avait rien appris de positif, sinon que la guérison secrète d’Ève n’était pas absolument impossible !

* * *

Ce jour-là, Eve n’est pas descendue déjeuner, mais en fin de l’après-midi, pourtant, elle est apparue. Je l’ai trouvée un peu pâle. Elle avait un bleu à la tempe, qu’elle s’était fait en tombant contre le fauteuil.

Quand son ascenseur a atterri, Hélène et moi étions en train de discuter de l’aménagement d’un bar dans la Galerie de la « Boîte aux Rêves » en prévision des jours de vernissage.

Nous avons levé les yeux d’un commun accord. Ève avait mis une jupe-portefeuille en velours noir commode à passer, et une casaque bleu ciel qui soulignait sa blondeur. Elle était sensationnelle ainsi.

— Salut tout le monde ! a-t-elle lancé, claironnante, en se propulsant hors de la cage d’acier.

Elle s’est arrêtée et a ajouté.

— Je me présente : l’émule de Zatopeck ! Je suis la terreur des stades… Celle qui pulvérise les records des courses de fond !

— Pour l’amour de Dieu, tais-toi ! a crié Hélène.

— L’amour de Dieu…

Ève s’est tue…

— Bon, je ne dis plus rien…

Je suis allé à elle.

— Pardonnez ma brutalité de cette nuit, Ève. Je ne suis pas très fier de moi.

— Bast, je n’en suis pas morte, vous le voyez… Et ça ne m’empêchera pas d’aller gambader dans la campagne avec les elfes une de ces nuits…

— J’ai pensé à une chose, Ève, vous avez peut-être des crises de somnambulisme au cours desquelles il vous est possible de marcher ?…

— Quelle belle idée !

— Je cherche à comprendre…

— Et c’est le somnambulisme qui me plongerait dans ce sommeil pesant d’où vous n’arriviez pas à me tirer ?

J’ai bondi.

— Comment savez-vous que je ne parvenais pas à vous éveiller si vous dormiez vraiment ?

— Mais…

— Mais quoi, Ève ?

— Dans mon sommeil, je sentais bien qu’on me secouait, qu’on m’appelait…

— Voyez-vous !

— Seulement je n’arrivais pas à ouvrir mes yeux… J’étais lourde et mes pensées fichaient le camp…

— Voyez-vous !

— Oh ! que vous êtes agaçant avec votre scepticisme…

J’ai haussé les épaules.

— Laissons tomber, on se dirait encore des trucs désagréables. Changeant de ton, j’ai murmuré.

— Vous avez fait beaucoup de peine à votre sœur, Éva… J’espère que vous vous souvenez au moins de ça ?

— Je m’en souviens…

Les deux sœurs se sont regardées. Il y avait quelque chose d’inquiet sur leurs visages.

— Oh ! Hélène, a balbutié Ève… Mon Hélène… Je te demande pardon… Pardon…

Hélène est allée l’embrasser. Elles s’étreignaient farouchement, pleurant dans les bras l’une de l’autre.

Amélie, qui dressait le couvert, me regardait sans comprendre.

Gêné, je suis sorti. L’orage en suspens depuis la veille était passé au-dessus de nos têtes sans éclater… Maintenant, le ciel délivré était plein d’oiseaux et de soleil…

J’ai contourné la maison pour gagner le portique… D’un geste décidé, j’ai noué mes mains sur la corde lisse.

Jamais je ne m’étais élevé à l’équerre avec autant d’aisance. Il me semblait que j’étais dégagé de ma pesanteur. Les dents serrées, vibrant d’une vaste force inemployée, j’aurais pu grimper jusqu’au ciel.

CHAPITRE XI

Il ne se produisit rien la nuit qui suivit. Lorsque Ève monta se coucher, je lui souhaitais le bonsoir comme d’habitude, en évitant toute allusion. Mais lorsqu’elle eut disparu, je tins conseil avec sa sœur.

— Il faut que nous en ayons le cœur net, Hélène. Je pense qu’elle attendra plusieurs nuits avant de sortir si elle est consciente ; seulement, si elle ne l’est pas, elle peut ficher le camp à tout moment. N’y aurait-il pas moyen de l’enfermer en douce dans sa chambre ?

Hélène a secoué la tête.

— Elle s’en apercevrait, et alors ce serait terrible !

— Alors, je vais dormir dans le couloir.

— De cela aussi elle s’apercevra, vous pouvez être sûr. Ève possède un sixième sens qui l’avertit de tout ce qui se produit d’anormal autour d’elle.

— En ce cas je dormirai sur le canapé du hall.

— Comme vous voudrez, Victor, mais vous serez mal…

— Ne vous tracassez pas pour mon confort, ma chérie. J’aime coucher sur la dure : ça me rappellera le service militaire…

Je suis monté dans ma chambre, d’abord pour donner le change à Ève, ensuite parce que je voulais me mettre en pyjama et me munir d’une couverture… J’ai attendu une petite heure en grillant des cigarettes à la croisée ; puis je suis redescendu sans faire plus de bruit qu’une mouche sur du velours.

J’ai très bien dormi, quoi qu’en pense Hélène et, le matin, je me suis payé une séance de portique carabinée. Cet exercice matinal me réussissait. Je perdais le peu de graisse due à la vie sédentaire des studios. Mon ventre était plat et ferme. J’avais des muscles d’acier et vraiment je ne m’étais jamais senti dans une telle condition physique.

Les jours, les nuits se sont succédé… Je continuais de coucher dans le hall. J’étais décidé à agir ainsi des mois durant s’il le fallait. Mais je voulais surprendre Ève sur le fait car je savais qu’elle réitérerait. Il était impossible qu’elle ne recommence pas ses fugues une nuit ou l’autre…

Le docteur, selon sa promesse, était venu la visiter… Il m’avait adressé une grimace significative en sortant de chez Ève. Lorsque je l’avais reconduit en compagnie d’Hélène jusqu’au portail, il nous avait parlé :

— Je ne crois pas qu’elle puisse marcher… Vous avez dû vous tromper…

— C’est impossible, docteur ! Impossible !

C’est alors qu’il a eu cette question très simple, mais dont l’implacable logique m’a terrifié :

L’avez-vous vue ?

Parbleu non, je ne l’avais pas vue. Tout ce dont j’étais certain, c’est que, pendant un laps de temps indéterminé, Ève ne tétait plus trouvée dans sa chambre. Il y avait une fameuse différence ! Et c’est à cette différence que songeait le docteur en caressant sa barbiche de diplomate russe.

Du portail à la maison, nous sommes restés sans parler, Hélène et moi. Je pensais à l’accusation qu’Ève avait portée contre elle, la fameuse nuit ; et elle savait que j’y songeais. Comme nous gravissions le perron, elle a secoué la tête.

— Non, Victor… Vous faites erreur…

J’allais protester, mais elle ne m’en a pas laissé le temps.

* * *

Le surlendemain de la visite du médecin, il s’est produit quelque chose. Dans la nuit, j’ai été éveillé par un grand bruit en provenance du premier. En quatre enjambées je me suis retrouvé à l’étage supérieur, juste au moment où Hélène frappait à la chambre de sa sœur.

— Qu’est-il arrivé, Victor ?

— Je n’en sais fichtre rien… Vous avez entendu ?

Elle secouait violemment le loquet, mais Ève s’était barricadée à l’intérieur…

— Elle a mis le verrou…

— Je vais le faire sauter, voulez-vous ! ai-je crié…

— Inutile, passez par ma chambre, la salle de bains communique…

J’ai couru au fond du couloir, traversé la chambre d’Hélène, puis la salle de bains… Mais la seconde porte, celle qui donnait chez Ève était, comme celle du couloir, fermée de l’intérieur.

— C’est fermé ! ai-je crié à la cantonade.

— Alors, revenez ici, Victor ! m’a répondu la voix angoissée d’Hélène.

Je l’ai rejointe. Elle continuait de secouer ce loquet dérisoire.

— Écartez-vous !

J’ai pris mon élan et je me suis jeté, l’épaule droite en avant, contre la porte. Il y a eu un craquement, puis le panneau s’est ouvert et nous nous sommes jetés littéralement dans la pièce. L’électricité brillait. J’ai d’abord vu le lit et le fauteuil vides… Ensuite je me suis avancé. De l’autre côté de la table, Ève gisait sur le sol. Sa tête avait porté contre le radiateur, provoquant une plaie sur le sommet du crâne. Elle avait beaucoup saigné et son sang se diluait dans ses beaux cheveux d’or…

Je l’ai chargée d’un seul effort sur mes bras et l’ai portée sur son lit.

— Elle est habillée ! s’est exclamée Hélène.

Sur le coup de la surprise, je n’avais pas remarqué. En effet, Ève portait un pantalon de toile et un pull rayé.

— Prévenez vite le docteur, je vais essayer de la ranimer…

Courant à la salle de bains, j’ai déniché un vulnéraire très fort dans la pharmacie de verre dépoli. J’en ai fait boire une gorgée à Ève. Elle a eu une espèce de petit hoquet provoqué par la répulsion et a ouvert les yeux.

— Mal, a-t-elle balbutié.

— Ce ne sera rien, mon chou : juste une vilaine bosse…

Elle m’a découvert à son chevet.

— Qu’est-ce qu’il y a eu ? Je suis tombée du lit ?

Elle était tombée à l’autre bout de la chambre. Et elle s’était rendue là sans l’aide du fauteuil. Seulement, l’heure des précisions n’avait pas encore sonné.

— Oui…

— En dormant ?

— Bien entendu…

Le docteur Boussique est arrivé une demi-heure après. Il a nettoyé la plaie et nous a rassurés sur la nature de la blessure. Ensuite il s’est fait expliquer les circonstances de l’accident. Hélène l’a fait en termes précis.

— Vous entendez, docteur, ai-je renchéri lorsqu’elle a eu fini. Ève était enfermée dans sa chambre de l’intérieur… Cette fois, il ne subsiste pas le plus léger doute : elle marche…

— En tout cas, elle marche mal, puisqu’elle est tombée.

— Les gens les plus ingambes tombent ?

— C’est juste… D’ailleurs, en examinant ses jambes paralysées depuis tantôt sept ans, on est surpris de constater qu’elles ont conservé l’une et l’autre des mollets assez musclés…

— Vous voyez bien !

— Je vois… Vraiment, c’est un cas. J’aimerais qu’on la montre à un spécialiste éminent… Feriez-vous les frais d’une visite depuis Paris, Mademoiselle Hélène ?

— Naturellement !

— Alors, je vais écrire à Famaud-Reynoud, c’est le number one de la question !

Il est parti, très ébranlé.

Nous avons rejoint Ève dans sa chambre. Son pansement formait autour de sa tête un turban blanc, qui commençait à être maculé de rouge.

— Pourquoi ces chuchotements ? a-t-elle demandé… Quelque chose de louche, encore ?

— Autant vous le dire tout de suite, Ève… Vous n’êtes pas tombée du lit…

— D’où alors ?

De votre hauteur !

— Ah oui !

— Oui. Votre tête a porté contre le radiateur… Et voyez où se trouve le radiateur : à l’autre bout de la pièce. Il y a encore un peu de votre sang sur la moquette à cet endroit ! Or, comme les deux portes de votre chambre étaient fermées au verrou de l’intérieur…

— Hein !

Elle avait compris que cette fois c’était sérieux.

— La preuve de ce que j’avance, la voici, Ève : j’ai été obligé d’enfoncer votre porte pour pouvoir entrer.

Elle a regardé la porte qui pantelait sur ses gonds.

— Hélène, a-t-elle crié… Hélène, sauve-moi, j’ai peur ! J’ai peur de moi ! À partir de maintenant je coucherai dans ta chambre, tu veux bien ?

— Oui, ma chérie…

— C’est mieux, en effet, ai-je assuré… Mais ne vous tourmentez pas, ma petite poule, on va s’occuper sérieusement de vous et vous allez guérir très vite… de tous vos maux !

CHAPITRE XII

Tout s’est passé ainsi que nous l’avions décidé : le lit d’Ève a été installé dans la chambre d’Hélène, et moi j’ai repris mes quartiers au second étage…

Une nouvelle période de paix s’est alors écoulée. J’ai pu me consacrer à l’organisation de notre magasin en voie d’achèvement.

Ève ne s’y intéressait plus que fort distraitement. Maintenant qu’elle avait eu la preuve de son étrange somnambulisme, elle vivait au ralenti. Je la surprenais à tout bout de champ, les yeux perdus dans le vague, guettant, semblait-il, quelque écho ténu perceptible d’elle seule.

Confusément, je devinais que j’avais une grosse part de responsabilité dans son état. En somme, ces crises nocturnes ne s’étaient jamais produites avant mon arrivée chez les demoiselles Lecain. Ma présence avait chamboulé la quiétude, pour ne pas dire la torpeur, dans laquelle elles flottaient et qui leur permettait de supporter le vide doré de leur existence. J’avais causé un choc à cette nature farouche qui ignorait tout des hommes avant mon coup de sonnette à la grille.

La furtive, la grise, l’hostile Amélie savait bien que j’étais coupable. Elle ne me le cachait pas. Maintenant, elle me regardait le moins possible et s’enfermait dans un silence haineux. À cause de sa surdité, elle n’avait jamais participé aux aventures nocturnes de la maison, pourtant elle devinait ce qu’on lui cachait grâce à ce sens aigu des vieux domestiques qui leur permet de ne rien ignorer de ce qui concerne leurs maîtres.

Je me promettais bien de patronner la mise à la retraite de cette chouette triste lorsque j’aurais épousé Hélène…

En attendant, je feignais d’ignorer son antipathie.

L’ouverture de « La Boîte aux Rêves » était imminente et je ne tenais plus en place. Jamais je ne m’étais trouvé en face de pareilles responsabilités. Je souffrais d’un extraordinaire besoin de bien faire. Je me lançais dans cette aventure commerciale, comme un gars casse-cou souscrit un engagement dans des troupes de choc… Je savais que je tenais la chance de ma vie et je ne voulais absolument pas la laisser échapper. Ma fièvre croissante m’empêchait de me consacrer à mes hôtesses. Mon amour pour Hélène se trouvait comme en veilleuse. Je l’aimais en sourdine, sachant que l’instant n’était point venu de donner libre cours à mes sentiments. Il me plaisait d’être raisonnable ; un homme faible exploite toujours les occasions qu’il a de se croire volontaire. Et puis, il y a eu la troisième nuit.

* * *

Hélène m’appelait depuis le premier étage. Je dormais profondément et sa voix anxieuse m’a fait l’effet d’un coup de fouet.

En dévalant l’escalier, je savais qu’il s’agissait d’Ève, et je me demandais ce qu’elle avait bien pu faire de nouveau.

Hélène s’est jetée contre moi.

— Victor, elle a encore disparu…

— Mais comment, puisqu’elle couche dans votre chambre !

— Je dormais… Que voulez-vous, je ne peux tout de même pas veiller des nuits entières !

— Naturellement, ma chérie… Aussi, n’est-ce pas un reproche que je vous fais !

« Alors ?

— Alors, rien… Une sensation pénible m’a éveillée… Je rêvais que je m’étais perdue dans une immense cathédrale vide… C’était affreux… J’ai allumé et j’ai vu la porte ouverte, le lit vide…

— Vous êtes partie à sa recherche ?

— Non, je viens de découvrir la chose à l’instant… Je vous ai aussitôt appelé…

— Et ses vêtements ?

— Disparus aussi…

J’ai couru dans le hall. La porte du bas battait, soufflée par un courant d’air…

Je suis sorti sur le perron et j’ai appelé de toutes mes forces :

— Ève ! Ève ! Revenez !

Mais pour toute réponse j’ai eu droit au froufrou des feuilles de citronniers agitées par la brise marine.

Comme j’étais nu-pieds, je suis remonté auprès d’Hélène.

— Que faisons-nous ? a-t-elle questionné.

— Je ne sais pas… Il est difficile de la chercher en pleine nuit…

Elle rentrera d’elle-même, comme les autres fois…

— C’est ce que je pense…

J’étais revenu à la chambre occupée par les deux sœurs et je contemplais ces deux lits vides… Ils avaient un aspect un peu tragique. J’ai ressenti une pénible sensation d’étouffement !

— Vous êtes inquiet, n’est-ce pas, Victor ?

— Mon Dieu, il y a de quoi, non ?

— Moi aussi, j’ai peur… Il me semble…

— Il vous semble quoi, Hélène ?

Elle a secoué la tête comme pour repousser une vilaine pensée…

— Non, ce serait trop affreux…

— Vous ne fermiez pas à clé ?

— Non, tout de même… Comme mon lit se trouvait entre le sien et la porte, je pensais…

— Bien sûr. Comment se fait-il que vous ne l’ayez pas entendu s’habiller ?

— Je suppose qu’elle est allée le faire dans la salle de bains ?

Je m’y suis rendu. La pièce carrelée de faïence jaune et noire était en ordre et sentait l’eau de cologne riche.

Je n’y ai pas trouvé de vêtements. Je m’apprêtais à sortir lorsque mon attention a été attirée par un verre à dents posé sur la tablette du lavabo. Les parois du verre étaient sillonnées d’un filet brun. J’ai reniflé. Une odeur douceâtre s’est insinuée dans mes narines… Surpris, je me suis retourné. Hélène me considérait d’un œil vague. J’ignore pourquoi, son attitude m’a semblée équivoque. Elle avait le visage de quelqu’un qui s’efforce de penser à autre chose pour ne pas se laisser deviner.

— C’est le somnifère que vous administrez à Ève, n’est-ce pas ?

Elle a hoché la tête.

— Je l’ignore…

— Comment, mais puisque ce verre en contient encore, c’est donc que vous lui en avez fait prendre !

— Jamais de la vie… Elle en aura pris d’elle-même, se sentant mal à l’aise… Et puis elle sera sortie…

L’explication pouvait être plausible, pourtant elle ne m’a pas satisfait.

— Où est le flacon ?

— Dans la pharmacie, je suppose ?…

J’ai fait coulisser la porte à glissière. Je connaissais par cœur cette minuscule bouteille conique à étiquette rouge et au bouchon de caoutchouc. Elle ne se trouvait pas dans l’armoire à médicaments.

— Hélène, il s’est produit quelque chose de grave…

— Victor ! s’est-elle exclamée, vous m’affolez…

Elle avait le teint cireux, de grands cernes bleus soulignaient son regard fiévreux…

Il y a eu quelques secondes d’un silence épais… Il ruisselait sur mes nerfs comme du goudron…

— Hélène, vous me cachez quelque chose…

— Mais voyons, Victor !

Je tremblais. Pour avaler ma salive, je devais faire des efforts prodigieux… Et je ressentais cette mollesse dans les jambes qui est le plus fort symptôme de la peur.

— Où est le flacon ?

— Je vous répète que…

— Écoutez, si Ève avait bu du somnifère, elle aurait été incapable de descendre l’escalier. Ce qui subsiste dans le verre suffirait à endormir un régiment ! Or, voyez, il y a des traces de rouge à lèvres sur le verre. Et c’est le rouge-cyclamen qu’emploie votre sœur, vous êtes d’accord !

Hélène n’a rien répondu. Je l’ai refoulée jusqu’à sa chambre…

Vous avez entendu vibrer les antennes de certains insectes au cours d’une belle journée d’été, n’est-ce pas ? On a l’impression que c’est l’air immobile qui frissonne et produit ce bruit… Eh bien, à cet instant mon corps a été parcouru d’une vibration identique… Je grésillais comme un pylône à haute tension.

J’ai regardé la chambre, je suis sorti dans le couloir… Ma respiration devenait de plus en plus haletante. Elle emplissait le silence creux de la maison… Un silence de sanctuaire… La cathédrale à laquelle Hélène avait, paraît-il, rêvé !

Je suis entré dans la chambre abandonnée d’Ève. Elle était vide. La porte n’avait pas encore été réparée bien que nous ayons téléphoné plusieurs fois au menuisier.

J’ai vérifié quelque chose… Une toute petite chose qui soudain prenait des proportions fantastiques. Une chose à laquelle je n’avais pas pris garde, l’autre nuit, tout au tragique de la situation… Le verrou adhérait toujours à la porte enfoncée, ainsi que la clenche sur le montant. Comprenez bien : cela signifiait que, lorsque j’avais fait sauter cette porte, elle était fermée à clé et non au verrou comme l’avais cru sur le moment. Et cru cela parce qu’Hélène me l’avait dit…

Elle me considérait d’un air atone tandis que j’examinais le verrou.

— Hélène…

— Oui ?

— L’autre nuit, lorsque je suis arrivé ici, j’ai cru que vous secouiez le loquet, en réalité vous fermiez à clé après être sortie de cette pièce…

— Vous êtes fou !

— Je commence à me demander si ça n’est pas vous !

— Je vous interdis de m’insulter !

Je l’ai prise par le bras et je l’ai secouée.

— Et vous m’avez dit de passer par la salle de bains avant d’enfoncer la porte pour bien me montrer qu’Ève s’était enfermée ! Vous avez voulu créer une psychose de local clos, n’est-ce pas…

— Mais c’est invraisemblable, Victor… Qu’est-ce qui vous prend, tout à coup ?

Au lieu de répondre, je lui ai levé une jambe et j’ai arraché l’une de ses pantoufles de cuir. Renversant la chaussure, j’ai fait couler sur le tapis le sable qu’elle contenait.

— Hélène, vous prétendez ne pas être sortie cette nuit, et pourtant il y a du sable dans vos pantoufles !

C’est ce qui l’a clouée !

Elle a ouvert la bouche, mais aucun son n’en est sorti.

— Vous détestez votre sœur, n’est-ce pas ?

Alors elle s’est mise à pleurer, doucement. Elle a reculé jusqu’à une banquette et s’y est laissée choir.

— Je n’en pouvais plus, a-t-elle chuchoté, si bas que je lisais ses paroles sur ses lèvres plus que je ne les entendais… Non, je n’en pouvais vraiment plus, Victor…

Que pouvais-je dire ? Je voyais bien qu’elle arrivait au terme d’un long voyage dans des limbes grises. Elle n’en pouvait plus, en effet.

— Depuis des années, j’étais prisonnière de ce sale fauteuil à roulettes. Vous comprenez ?

J’ai répondu « oui ». Je comprenais très bien, en effet, ce drame du devoir fraternel. Hélène avait fait le sacrifice de sa liberté, de sa jeunesse… Et puis, un jour, cette situation lui était apparue dans toute sa désespérante inertie…

— L’infirme, c’était en réalité moi, Victor…

— Pourquoi cette mascarade ? Pourquoi avoir tourmenté Ève alors qu’il vous suffisait de la quitter ?

— Je n’aurais pas eu le courage de la quitter.

— Mais vous avez eu celui de lui jouer la plus atroce des comédies ! Vous avez cherché à lui faire croire qu’elle était folle, qu’elle marchait sans le savoir ! Vous rendez-vous compte de la cruauté d’un tel acte ?

— Ce n’est pas à elle que j’ai voulu faire croire ça…

— C’est à qui, à moi ?

— Oui, Victor, à vous.

— Mais, pourquoi, grand Dieu ?

Elle a baissé la tête sans répondre. Son front était traversé d’une ride mauvaise. Sa mâchoire saillait, et je ne l’ai plus trouvée belle du tout.

— Parce que, pour l’accomplissement de mon plan, il fallait qu’on croie à ces fugues nocturnes… Voilà pourquoi j’ai fait toute cette mise en scène… L’idée m’en est venue le jour où vous m’avez fait part de vos doutes… J’y ai vu l’occasion rêvée de me débarrasser d’elle.

— Vous débarrasser d’elle !

J’ai bondi, fou d’angoisse.

— Où est-elle, Hélène ?

Comment se pouvait-il que j’ai oublié de lui poser cette question avant toutes les autres !

— Je l’ignore…

— En voilà assez ! Où est Ève ?

— Je… je l’ai sortie dehors…

— Où ?

— Dans le bois de pins…

— Très bien, allons la chercher…

Un vaste écœurement s’emparait de moi. Je trouvais la vie infiniment laide ; l’acte odieux d’Hélène me révoltait à un tel point que mon amour pour elle se muait en mépris.

— Allez, venez !

Elle secouait la tête.

— Non, non… Allez-y, Victor… Je ne m’en sens pas la force…

Je l’ai soulevée par un bras et l’ai entraînée.

— Suffit, arrivez !

Sans la lâcher, je lui ai fait dévaler l’escalier. Nous avons traversé le hall, descendu le perron… Elle n’avait qu’une pantoufle et j’étais pieds nus, mais ça n’avait pas d’importance. Je sentais, — une voix mystérieuse me le chuchotait —, que je devais faire vite…

Coupant à travers les pelouses, j’ai foncé vers la pinède. La nuit était assez claire et peuplait le bois de longues ombres inquiétantes. Hélène me suivait en gémissant.

— Laissez-moi, Victor… Je vous en supplie.

— Où l’avez-vous déposée ?

— Par là…

J’avais beau regarder, je ne voyais rien. Je regrettais de ne pas m’être muni d’une lampe électrique.

— Si vous l’aviez laissée ici, ai-je grondé au bout d’un moment, je l’apercevrais… Vous me mentez…

Elle n’a rien répondu. Elle prêtait l’oreille et ses traits se crispaient. Un immense vide béait dans ses yeux. J’ai écouté à mon tour. Et je me suis mis à hurler… J’avais compris. Ce qu’on entendait, c’était le halètement d’un train tout proche. Je me suis rappelé que la voie ferrée passait au bas de la pinède…

— Salope ! vous l’avez déposée sur la voie, hein ?

Elle a eu un aveu très bref. Je me suis élancé, sans prendre garde aux aiguilles de pin qui se plantaient dans mes pieds…

Le grondement du train s’intensifiait, dominant le puissant murmure de la mer… Je courais tellement vite que, sous mes pieds, le monde était pareil à un tapis roulant qui aurait fonctionné à toute allure.

Je fonçais à travers les buissons de lentisques, j’escaladais les monticules, n’ayant en tête qu’une idée : trouver Ève avant le passage de ce train qui grondait non loin de là dans l’ombre. J’ignorais de quel côté il arrivait car à cet endroit la voie décrivait une courbe et la colline renvoyait le bruit du convoi. Mais je savais qu’il était proche…

Enfin je suis arrivé au pied de la colline, il restait une lamentable barrière de fils de fer à franchir, je l’ai sautée. J’ai pris durement contact avec les cailloux pointus de la voie ferrée. Au loin, sur la droite, les fanaux du convoi arrivaient à ma rencontre, surmontés d’un panache de fumée qui embrumait le ciel… J’ai regardé les rails luisants sur lesquels glissait un clair de lune de carte-postale…

J’ai poussé un gémissement. Une forme claire barrait le parallélisme de la voie entre le train et moi…

J’ai respiré bien à fond, car je ne pourrais plus m’offrir ce luxe avant un moment. Puis, les jambes folles à force de vélocité, je me suis rué vers Ève…

Je bondissais de traverses en traverses, ignorant le danger effroyable qui me menaçait pour ne songer qu’à cette paralytique endormie sur les rails.

Vaguement, j’ai perçu derrière moi la voix aiguë d’Hélène qui m’appelait.

— Victoooor ! N’y va pas ! Attention ! Laisse-la… Laisse-la !

Ça m’a, je crois, stimulé. Il fallait qu’elle ait le meurtre chevillé à l’âme pour vouloir encore la mort de sa sœur à cet instant. Le train arrivait. Les lumières de ses fanaux luttaient maintenant avec le clair de lune sur l’acier poli du rail. J’ai eu un suprême élan et je suis tombé sur Ève.

Je ne me souviens plus l’avoir saisie… À partir de cet instant, il y a un blanc dans ma tête… Tout ce dont je me souviens, c’est d’avoir avalé une âcre fumée charbonneuse, d’avoir été brûlé dans le dos par un jet de vapeur en même temps que tout le fracas de notre planète explosait sous mon crâne.

À bout de souffle, vidé, anéanti, j’ai dû, je pense, m’évanouir plus ou moins après mon ultime effort.

Quand le calme est revenu en moi, je tenais Ève serrée contre mon corps et son souffle me chauffait le visage.

* * *

Je l’ai poussée contre le talus et je me suis levé. Je croyais que plus jamais je ne pourrais respirer normalement. J’avais un brasier dans la poitrine et je tremblais comme jamais vous n’avez vu trembler quelqu’un…

La fraîcheur a fini par me calmer un peu. Mon souffle s’est assagi. De ma manche, je me suis essuyé le front…

Ensuite, j’ai secoué Ève pour tâcher de la réveiller. Avec la dose de somnifère qu’Hélène lui avait collée, c’était impossible…

Courageusement, je l’ai saisie dans mes bras. Peut-être valait-il mieux qu’elle ne s’aperçoive pas de l’horreur de la situation.

D’une allure chancelante, je l’ai charriée le long de la voie jusqu’à l’endroit où cette dernière bordait la propriété. Maintenant je sentais la meurtrissure de mes pieds et l’étendue de ma faiblesse.


Je tenais Ève à bras le corps, comme on porte un enfant, et il m’était impossible de voir devant moi. J’ai pris le parti de la charger sur mes épaules, tel un sac. Cela me serait plus commode pour escalader la pinède.

En accomplissant ce mouvement, j’ai découvert à mes côtés, une masse sombre allongée contre le remblai.

Je me suis penché : c’était le corps déchiqueté d’Hélène.

CHAPITRE XIII

Elle avait dû croire que j’avais passé sous la locomotive, lorsqu’elle me courait après en m’appelant. Cela l’avait stoppée, et cette fraction de seconde d’indécision lui avait été fatale. Lorsqu’elle avait pensé à se jeter de côté, il était trop tard, la locomotive l’avait harponnée en biais. On aurait pu enfoncer deux poings dans la plaie qui béait dans sa poitrine. Elle avait une jambe presque arrachée, qui gisait perpendiculairement à son corps, comme jamais ne pourrait le faire la jambe d’un vivant… Seul son visage se trouvait épargné. À la lumière lunaire il était calme, presque souriant. Mais n’est-il pas puéril de vouloir découvrir des expressions sur la face mystérieuse des morts ?

Au loin, dans la ligne droite succédant à la courbe de la voie, je voyais se diluer le feu rouge du train. Et ce feu m’a fait songer à celui de l’auto pilotée par la mystérieuse femme blanche.

J’ai dominé ma répulsion et me suis agenouillé auprès d’Hélène après avoir adossé sa sœur au talus.

— C’était donc toi ? ai-je balbutié… C’était toi, fille tourmentée ? C’était toi, âme trouble cachée derrière ce beau masque…

Je me sentais dithyrambique. J’étais gonflé d’un noir lyrisme… Au lieu de m’épouvanter, cette dépouille criminelle exerçait encore sur moi son louche maléfice.

Le sens des réalités m’est tout de même revenu. Mes douleurs aux jambes m’ont arraché à la morbide extase de ce cadavre aimé. Je devais penser à la vie qui continuait. Ma vie, compliquée par celle des autres…

J’ai chargé Ève sur mon dos et je suis rentré à la maison.

* * *

Je l’ai étendue sur son lit, puis je l’ai dévêtue et bordée. Ensuite j’ai soigneusement brossé ses vêtements avant de les ranger sur un dossier de chaise. Quoi encore ? Oh ! oui… J’ai rincé le verre à dents pour faire disparaître les traces du somnifère, après quoi j’ai gagné ma chambre en laissant toutes les lumières éclairées. Je tenais à ce qu’Amélie, demain, découvrît la maison ainsi… Par la suite, cela renforcerait la thèse du suicide… On penserait, — j’y comptais du moins —, qu’Hélène avait agi sous le coup d’une dépression nocturne…


Inutile de vous dire qu’il m’a été impossible de fermer l’œil. J’ai tressailli en entendant sonner les heures et plus encore en percevant le passage des trains sur l’autre versant de la colline.

J’avais sans trêve devant les yeux le pauvre cadavre de « ma » fiancée.

Pauvre Hélène ! Comme elle avait dû souffrir pour en arriver là… Je frémissais à l’idée de cette immense haine accumulée au fil des jours, tissée, pensée après pensée, dans cette grande maison construite pour le bonheur. Le cas d’Hélène relevait plus du cabanon que de la justice… En tout cas, celle du ciel était intervenue au bon moment. Dans quelle inextricable situation me serais-je trouvé, si le destin n’avait été si opportun ? Je n’aurais pu livrer Hélène à la police ? Je n’aurais pu non plus abandonner Ève dans ses griffes…

Sa fin tragique me laissait insensible. L’avais-je seulement aimée ? Franchement, j’en doutais… Vue à l’envers, notre liaison me semblait factice et improbable. Elle m’avait troublé ! Elle m’avait charmé… J’avais connu avec elle des instants frénétiques… Mais était-ce bien cela, l’amour ?

* * *

Le jour a blanchi mes vitres. Les oiseaux ont recommencé leur ramage… J’ai accueilli l’aube avec soulagement.

J’ai entendu Amélie se lever. Tous les matins elle toussait et, en s’habillant, marmonnait je ne sais quels mots sur un ton d’imprécations…

Elle est descendue. J’ai fermé les yeux pour mieux guetter son cheminement dans la maison.

Elle a eu une exclamation en parvenant au premier. Elle a appelé Hélène sur plusieurs tons. Ensuite elle a dû descendre au rez-de-chaussée, car le bruit de sa petite vie s’est englouti pour moi dans le bruit chantant du jour.

Je me suis alors assoupi, assis dans mon lit, épuisé.

* * *

Je n’ai dormi que quelques minutes, mais cette trêve m’a ragaillardi. Comme j’achevais ma toilette, la vieille toupie est venue frapper à ma porte. Avant de lui crier d’entrer, j’ai glissé mes pieds en compote dans des baskets.

C’était la première fois qu’elle « me rendait visite » si je puis dire. Sur sa face ridée, l’inquiétude avait fait place à l’hostilité…

— Je me suis oublié ? ai-je candidement demandé.

Ça allait, cette phrase me servait de test, elle m’apprenait que j’étais parfaitement maître de moi.

— Non, c’est pas ça…

— Qu’y a-t-il, vous paraissez inquiète ?

— Je le suis, Mademoiselle Hélène a disparu…

J’ai eu le courage de rire.

— Disparue ! En voilà une histoire… Elle fait sa culture physique comme chaque matin ?

— Non !

— Alors un peu de footing…

— Non !

Elle me cisaillait avec ses nons aussi tranchants qu’elle.

— Qu’en savez-vous, Amélie ?

— Ses affaires de sport sont dans sa chambre… Ses vêtements aussi. Elle a dû partir en chemise de nuit… J’ai trouvé juste une de ses savates dans le couloir… Quand je suis descendue, toutes les lumières brillaient en bas…

— Oh ! Oh ! Et mademoiselle Ève ?

— Elle dort. Pas moyen de la réveiller… Probable qu’elle a eu son somnifère.

— Descendons, nous allons bien voir…

Une fois en bas, j’ai ouvert plusieurs portes, au petit bonheur, histoire de donner le change à la vieille.

— Ne bougez pas de là, je vais faire le tour de la propriété…

J’ai pris le chemin de la pinède. De nuit, je pouvais avoir laissé des traces de mon passage, et c’était le moment ou jamais de les brouiller…

Effectivement, j’ai trouvé la pochette de soie de mon pyjama accrochée à des ronces et je l’ai récupérée avec soulagement.

Je n’ai pas osé pousser mon incursion jusqu’à la voie ferrée, craignant d’être aperçu. C’était déjà une veine que le mécanicien de la locomotive n’ait rien vu cette nuit…

Au bout d’une heure, je suis rentré. J’ai trouvé un agent de police et un employé de gare dans le living, en grande conversation avec Amélie. J’ai compris alors que ça y était !

* * *

— Vous êtes un parent ? m’a demandé l’agent.

— Presque… Enfin, je suis le fiancé de Mademoiselle Hélène Lecain.

— Elle est morte ! m’a crié Amélie.

J’ai dû avoir exactement la gueule qui convenait, car les deux visiteurs m’ont appris « l’affreux malheur » avec un certain ménagement.

« Ce qui est plus surprenant que tout, a dit le policier pour conclure, c’est qu’elle se soit promenée sur la voie en chemise de nuit… Elle était somnambule ou quoi ? »

Je me suis tourné vers Amélie pour solliciter d’elle la réponse. Elle s’est fait répéter la question, puis elle a eu un vague haussement d’épaules…

— Quand elle était petite, oui… Mais jamais, depuis…

L’agent était philosophe.

— Bon, la Sûreté verra, moi, hein ?

Et il s’est retiré, flanqué de l’employé de gare qui louchait sur le mobilier.


J’ai ressenti une certaine gêne lorsque j’ai été seul avec Amélie. La vieille éprouvait un réel chagrin et je ne trouvais rien à dire. J’aurais voulu pouvoir pleurer, moi aussi, non pas pour faire vrai, mais parce que ça m’aurait soulagé. Seulement j’étais bloqué. Rien ne m’atteignait.

Elle s’est approchée de moi.

— Le jour où vous avez franchi la porte de cette maison, le malheur est entré en même temps, a-t-elle articulé.

À travers ses larmes, son regard était dur.

— Je le crois aussi, Amélie…

— Ces petites ont été folles de vous… Elles…

J’ai attendu la suite avec inquiétude. Flairait-elle la vérité ?

— Elles ne s’aimaient plus comme avant. Je suis certaine que ma pauvre petite Hélène s’est tuée ! Elle savait que vous l’arracheriez à sa sœur, elle ne pouvait pas se faire à une telle idée !

Les sanglots l’ont étouffée.

— Vous êtes un envoyé du diable ! a-t-elle encore hoqueté avant de s’effondrer sur un canapé.

Je suis monté dans la chambre pour essayer d’éveiller Ève. Elle dormait toujours du même sommeil abrutissant. Je lui ai fait respirer de l’ammoniaque… Elle a pu ouvrir les yeux…

— Vous m’entendez, Ève ?

Elle a fait un léger mouvement qui pouvait passer pour une affirmation.

— Ne vous rendormez pas, attendez…

J’ai trouvé du Maxiton dans la pharmacie. Je lui en ai donné pour la doper un peu. Puis j’ai longuement bassiné son front avec de l’eau fraîche. Le résultat ne s’est pas fait trop attendre. Elle a été tout à fait lucide au bout de cinq minutes.

— J’ai encore fait une bêtise ? a-t-elle murmuré.

— Non, ma petite Ève…

Je me suis assis tout contre elle dans le lit et j’ai caressé ses longs cheveux d’or pâle.

— J’ai une chose très pénible à vous apprendre…

Dominant sa curiosité, elle a gardé le silence.

— Une chose affreuse, même, ai-je risqué.

Elle a regardé autour d’elle. Ses yeux se sont portés sur le lit défait d’Hélène.

— Hélène ?

J’ai approuvé.

— Elle… Elle est partie ?

Quelle curieuse supposition !

— Dans un sens, oui, Ève, elle est partie…

— Morte !

— Oui.

Elle n’a pas piqué de crise de nerfs. Ses yeux se sont fermés. Ses lèvres sont devenues pâles sous la mince couche de fard qu’elle se passait depuis quelque temps.

— Ève !

— Oui ?

— Vous vous sentez mal ?

— Non… Comment est-ce arrivé ?

— Ève, c’était elle qui… qui faisait du somnambulisme… Elle qui se levait la nuit… On l’a retrouvée… ce matin, sur la voie ferrée…

Elle s’est écriée, rouvrant instantanément les yeux :

— Sur la voie ferrée !

— Oui…

— J’ai rêvé toute la nuit d’une voie ferrée, Victor…

— Comme c’est étrange…

Après, je lui ai dit de ces trucs qu’on trouve en pareil cas… Des mots creux, qu’on veut réconfortants… et que personne n’entend, pas même celui qui les prononce…

Cela a duré…

Puis Amélie est venue faire son numéro de pleureuse. Ç’a été la soupape de sûreté. Ève a fondu en larmes dans les bras de la vieille domestique.

Je me suis reculé jusqu’au fond de la chambre.

Et je les ai regardées pleurer en me disant tristement que je n’avais plus rien à faire ici !

CHAPITRE XIV

L’enquête n’a pas traîné. Deux inspecteurs nonchalants sont venus nous poser quelques vagues questions après avoir enfilé leurs vestes à la grille. Tout était « en ordre » dans ce drame, du point de vue de la justice… D’abord Hélène avait été percutée dans la position debout, ce qui écartait l’idée de meurtre, ensuite, exceptée Ève, personne dans la maison ne tirait un intérêt matériel de sa disparition. Or il n’était pas question, bien entendu, que la paralytique ait pu prendre une part quelconque à… la catastrophe…

« Accidentée alors qu’elle se trouvait en état de somnambulisme », telle fut la conclusion élégante des policiers qui durent trouver le mot « suicide » choquant pour l’appliquer à une personne dotée de gros moyens d’existence.

Les obsèques d’Hélène eurent lieu trois jours plus tard. Peu de monde y assistait. Outre Amélie et le Docteur Boussique, je n’ai vu autour de moi que quelques voisins d’âge mûr.

À la sortie du cimetière, le médecin m’a pris le bras, sans façon, exactement comme si nous revenions d’une partie fine. Avec son petit ventre rond, sa verve et sa barbiche, il faisait plus provençal qu’un film de Marcel Pagnol.

— Vous permettez que je vous raccompagne ?

— Volontiers, Docteur…

Il est parvenu à parcourir une dizaine de mètres sans parler… Puis, n’y tenant plus, il s’est arrêté.

— Dites, Monsieur Menda, vous ne trouvez pas que la vie est sardonique quand elle s’y met ?

— N’est-ce pas ?

— Vous me faites venir pour les crises de la cadette et c’est l’aînée qui disparaît…

J’ai hésité à le laisser sur son trouble.

— Écoutez, Monsieur Boussique, je peux vous faire une confidence, à vous…

— Dites vite ! Je veux bien mourir de n’importe quoi, sauf de curiosité, mon brave ami !

— Eh bien, les crises d’Ève…

— Oui ?

— Je crois qu’elles étaient l’œuvre d’Hélène…

Il m’a lâché le bras pour me coller une bourrade.

— Et vous vous figurez que je n’y ai pas pensé ?

— Je m’en étais rendu compte… Voilà pourquoi je vous parle de ça… Je pense que cette pauvre Hélène avait le système nerveux tout à fait démoli… Elle a essayé de se venger de sa sœur en la faisant passer pour une simulatrice… Et comme elle n’arrivait pas à ses fins…

— Tout ça est bien triste, a soupiré le Docteur. Pourtant, la vie est simple quand on ne la prend pas au sérieux. Qu’est-ce qu’ils ont donc, les gens, à ne pas le comprendre ?

Nous avons continué notre marche au soleil. Amélie trottinait devant nous. C’était la seule tache noire dans ce paysage éclatant de couleurs.

— Et vous, mon brave ami, qu’allez-vous faire ?

— Ma valise, Docteur… Que puis-je faire d’autre maintenant ?

Il a eu geste de méridional pour balayer des considérations informulées. Mais il a laissé retomber sa main le long de son pantalon de coutil gris.

— Je vous souhaite bonne chance, jeune homme…

Il m’a laissé au carrefour. Après une courte hésitation, j’ai pressé le pas pour rejoindre Amélie. Nous avons gravi la rue bordée de murets en pierres plates. Nous nous taisions… Qu’aurions-nous pu nous dire ? Il n’existait que du silence entre nous, depuis le jour de mon arrivée.

Tête basse, le front en sueur, nous sommes parvenus à la grille. Ève était sur le perron, immobile, dans sa robe noire avec la peau d’ours jetée à nouveau sur ses jambes.

À sa vue, j’ai senti mon cœur se serrer.

Elle semblait infiniment précaire et vulnérable, vue de la grille.

Infiniment seule surtout. Cette maison sans style, avec son patio, son toit chinois, son parc et sa colline, ressemblait brusquement à une monstrueuse citadelle tentaculaire dont elle était à jamais captive…

Oui, Ève dans ce triste fauteuil ; Ève et sa robe noire, Ève et sa fortune qui ne lui donnerait pas de bonheur, c’était le visage de la solitude.

— Pourquoi est-elle venue au monde, celle-là, a soupiré Amélie.

Je n’ai pas pu me dominer davantage. J’ai empoigné les barreaux de la grille et je me suis mis à pleurer aussi fort que le voulait ma peine, en me cognant le front contre les barres rouillées.

* * *

Amélie me considérait avec surprise. Elle ne s’attendait pas à ce coup de cafard…

— Allons, entrez ! a-t-elle chuchoté. Si des gens vous voyaient…

J’ai avancé jusqu’au perron, guidé par le regard tendre et calme d’Ève.

Elle a étendu la main, m’a pris par mon revers et j’ai eu sa belle chevelure d’or sur la poitrine.

— Vous l’aimiez tant que cela, a soupiré l’infirme.

J’ai hésité.

— Ce n’est pas sur elle que je pleure, Ève… C’est sur vous…

Sa main qui agrippait mon vêtement est retombée sur la roue du fauteuil.

— Vous êtes sincère, Vic ?

— Oui…

Je lui ai caressé la tête, doucement, tendrement. Ensuite je suis monté préparer mes bagages sans rien dire. J’ai tout fourré pêle-mêle dans les deux valises. Ma petite chambre coquette dégageait une profonde tristesse malgré le soleil qui entrait à flot. Elle avait abrité les heures les plus extraordinaires et les plus douces de ma vie… Je n’oublierais jamais son papier cretonne, ses meubles délicats et le petit grincement du portique le matin sous ma fenêtre…

Quand je suis arrivé en bas, Ève se tenait dans le patio. Elle me guettait et son regard a piqué droit sur mes valises.

— Vic ! a-t-elle crié.

Je me suis approché d’elle.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Vous… vous partez ?

— Naturellement, vous comprenez bien que ma présence sous ce toit est désormais impossible !

— Que racontez-vous là ! Impossible… Pourquoi impossible ? Vous n’allez pas fuir comme un lâche ! Vous n’allez pas m’abandonner…

— N’importe qui vous dira que…

— Je me fous de n’importe qui, Vic ! Je ne veux pas rester seule ici !

— Vous avez Amélie !

— Vous appelez ça quelqu’un ?

— Voyons, Ève, il ne serait pas convenable que je prolonge mon séjour chez vous. Pour le coup, on me prendrait pour ce que je me refuse d’être !

— Et « la Boîte aux Rêves » ?

— Je crains qu’elle n’ait été qu’un rêve, précisément…

— Vous pensez me la laisser sur les bras ?

J’ai posé mes valises et me suis assis dans un fauteuil à bascule.

— C’est vrai, Éva… Dans le fond, je peux être votre employé… Seulement j’habiterai l’hôtel… Je viendrai souvent vous voir et…

Ève a mis ses mains en porte-voix :

— Améliiie !

La vieille ne devait pas se trouver très loin du patio, car elle a surgi presque aussitôt.

Ève possédait soudain l’autorité de sa sœur.

Elle a désigné les deux valises.

— Remontez les bagages de Monsieur Menda dans sa chambre.

Je me suis insurgé devant cette domination.

— Laissez-les, Amélie, je pars…

— Victor, si vous partez je fais un malheur !

— Vous trouvez qu’il n’y en a pas assez comme ça, de malheur, a bougonné la vieille.

Elle s’est attelée à mes valises.

— Où voudriez-vous aller ? m’a-t-elle jeté comme une gifle.

Je l’ai laissée partir avec mes effets. Dans le fond, je me sentais soulagé. Je le savais bien, que j’étais prisonnier de cette maison. Je n’en avais jamais douté. Cette notion d’emprisonnement, loin de me terrifier, me rassurait. J’avais toujours été un être assez flottant qui se laissait démonter par les aléas de l’existence. Ici, j’étais en sûreté.

Un sourire triomphant a égayé le visage d’Ève.

— Je ne pourrais plus vivre sans vous, Vic…

Elle prononçait ma condamnation. Maintenant que sa sœur n’était plus, je prenais la relève. C’était moi désormais le captif du fauteuil roulant.

— Ève, je vais vous proposer quelque chose…

— Non, non, Vic, pas de compromis…

— Ève, voulez-vous m’épouser ?

Elle a rougi, puis pâli… Un petit rictus a tordu sa bouche.

— Vous vous fichez de moi ?

— Non… Ève… C’est la seule façon de nous en sortir, vous et moi… Marions-nous, ainsi je ne serai plus tenté de fuir… Ou bien, si je l’étais, je ne le ferais pas… Bien entendu, nous ferons un contrat de mariage qui vous assure l’intégralité de vos biens. Il me serait insupportable qu’on me croie capable de vous épouser pour votre argent.

— Mais, Vic, on n’épouse pas une fille paralysée… Ça ne s’est jamais vu !

— Eh bien, cela se verra !

Elle luttait entre sa fierté et cette fabuleuse proposition. La femme l’a emportée.

— Pourquoi ce sacrifice, Vic ?

— Qui vous dit que c’en est un ?

— Vous… Vous m’aimez ?

— J’ai une infinie tendresse pour vous…

— Mais pas d’amour !

— Faut-il à tout prix coller une étiquette sur ses sentiments ? Je n’ai pas envie de vous quitter, c’est déjà un signe rassurant, non ?

Elle est restée un instant pensive, les sourcils froncés.

Moi, je vous aime depuis… depuis la première fois que je vous ai vu…

— Alors il ne faut plus hésiter.

— Je n’hésite pas !

— Que faites-vous alors !

— Je cherche seulement à comprendre. Vous êtes jeune, vous êtes très beau…

— Merci…

— Vous le savez bien, vous avez déjà eu l’occasion de vous rencontrer dans une glace !

Il y avait une sourde rancœur dans la voix.

— Très beau, Victor…

— Vous êtes très belle, Éva…

— Comme un bibelot cassé…

— Je vous ai déjà demandé d’oublier votre infirmité…

— Excusez-moi.

Elle a tapoté les roues de son fauteuil.

— Seulement comme pense-bête on ne fait pas mieux, vous savez !

J’ai souri.

— Alors, d’accord, on se mariera ?

— Quand ?

— Dans quelque temps, il serait plus convenable d’attendre que votre deuil ait cessé.

— Vous croyez sérieusement qu’un deuil peut cesser ?

Il y a eu brusquement des larmes sur ses joues. J’ai tiré mon mouchoir et les ai épongées délicatement. Je ne pouvais pas tout lui dire ! Je préférais lui voir pleurer sa sœur que de lui apprendre à haïr une morte.

CHAPITRE XV

La cérémonie a eu lieu deux mois plus tard dans ce qu’il est convenu d’appeler « la plus stricte intimité ».

Nous sommes allés seuls à l’église et à la mairie où nos témoins ont été réquisitionnés sur place.

Vous dire que dans l’intervalle je n’ai pas été tenté de ficher le camp serait vous mentir. Combien de fois ne me suis-je pas rabâché les mêmes mots : « Tu es jeune, Victor, tu es beau… Tu ne vas pas t’enchaîner à une infirme ! ».

« C’est de la folie ! Tu n’as pas le droit de faire ça ! Le mariage, c’est autre chose qu’une bonne action. C’est fait pour sanctifier un amour, pour lui donner un prolongement… Comment peux-tu accepter la stérilité d’une pareille union ! »

Plusieurs fois, la nuit, j’ai bouclé mes valises et ouvert la porte de ma chambre… Pourtant, à la dernière minute, quelque chose me retenait… Et ce n’était jamais la même chose… Tantôt je restais parce que les grillons aiguisaient leurs élytres dans le thym de la colline ; tantôt parce que le vent faisait crier les ferrures du portique… Ou bien, simplement, à cause de ce profond soupir qu’exhalait la maison endormie…

À la fin, j’ai compris qu’il était vain de s’insurger.

* * *

En regagnant la propriété, au volant de la voiture, je surveillais « ma femme » du coin de l’œil. Elle se tenait bien droite à mes côtés, soucieuse de ne pas perdre l’équilibre dans les virages. Un sourire heureux l’embellissait encore.

J’en voulais à la Fatalité de l’avoir rendue impotente. Sans cette infirmité, elle eût été la plus belle fille de la Côte d’Azur. Je l’imaginais en maillot de bain, courant sur la plage…

Maintenant que nous étions mariés, j’éprouvais un gros soulagement. Le plus dur, lorsqu’on prend une décision de cette importance, c’est la période précédant l’exécution… Ensuite, on est devant le fait accompli et tout devient extrêmement simple. Bon, j’étais marié à une belle infirme… J’acceptais…

Cette fille, je l’avais soustraite à la mort au péril de ma vie. Je ne pouvais pas faire autrement que de la garder pour moi !

On est lié aux gens qu’on sauve. Donner la vie ou la conserver sont des actes incalculables qui soudent les individus.


La grille était restée ouverte. Je l’ai franchie en souplesse et j’ai remonté l’allée principale jusqu’au perron. Puis je suis descendu et j’ai contourné la voiture pour prendre Ève dans mes bras. C’est elle-même qui a ouvert la portière ; je n’ai eu qu’à me pencher pour la saisir. Elle s’est plaquée contre moi. Tandis que je gravissais les marches elle m’a embrassé. Ses lèvres étaient fraîches et son souffle parfumé. Depuis nos fiançailles, c’était le premier baiser que nous échangions. Ce contact charnel m’a fait songer… au reste.

J’ai eu peur de la nuit qui se préparait.

* * *

Elle est venue pourtant, cruelle et angoissante. Amélie, qui subissait nos caprices sons réagir, vaincue semblait-il par ces extravagances, est montée se coucher et nous sommes restés en tête à tête dans la grande maison silencieuse.

Ève m’a souri. Elle était très émue, mais moins que moi cependant, je puis vous l’assurer. Je ne souhaite à aucun homme de se trouver dans une pareille situation.

— Eh bien, faisons comme cette digne personne, ai-je murmuré ; nous avons droit au repos, nous aussi, n’est-ce pas, ma chérie…

Elle n’a rien répondu. Elle est allée se placer dans son ascenseur. Comme il n’y avait pas de place pour deux, moi j’ai gravi l’escalier et je suis arrivé au premier avant elle.

Devant la porte de sa chambre (réparée depuis belle lurette), je me suis arrêté. Jamais mon envie de fuir n’avait été aussi impérieuse.

J’ai songé :

« Plus que cette minute, Victor, et ce sera fini… »

Elle a poussé la porte avec le repose-pieds du fauteuil ; elle est entrée, a actionné la lumière…

— Victor !

C’était moi le paralytique. Mes jambes de plomb me refusaient tout service…

Sa voix fraîche a retenti de nouveau.

— Victor !

Je suis entré.

Elle avait rangé son fauteuil contre le lit, ainsi qu’elle le faisait chaque soir pour procéder à son coucher. Deux taches de vermillon enflammaient ses pommettes.

— Vous n’osez pas entrer dans la chambre nuptiale, a-t-elle ricané.

— Je vous en prie, Ève !

— Oh ! vous pouvez me tutoyer, je suis votre femme…

— Ève !

— Je vous fais peur, n’est-ce pas ? Vous redoutez de consommer notre union, pour employer le langage officiel.

— Ève, ne trouvez-vous pas stupide que deux êtres, parce qu’ils ont répondu oui à la question d’un magistrat municipal, soient jetés brusquement dans le même lit ?

— C’est ainsi depuis bien longtemps, Victor… Mais là n’est pas la question ; ayez la franchise d’avouer votre répulsion, elle se lit dans vos yeux… Vous seriez incapable de posséder l’infirme que je suis, n’est-ce pas ?

Je restais debout contre le chambranle de la porte, terrifié par cette scène. Elle disait vrai : toute étreinte avec elle m’aurait été impossible. Pourtant je l’avais épousée. Ce faisant, n’avais-je pas perpétré un forfait plutôt qu’un noble sacrifice ? N’eût-il pas mieux valu la laisser seule à ses rêves et à son désespoir ?

Elle a dégrafé son corsage. En un tournemain le vêtement de soie s’est trouvé par terre. Elle a alors saisi les brides de sa combinaison et de son soutien-gorge et a tiré brutalement dessus. Un craquement s’est produit ; les brides ont lâché et deux petits seins virginaux me sont apparus.

Ils étaient fermes et tendus ; leurs pointes ocres se dilataient comme des bourgeons.

J’ai détourné les yeux.

— Non, Ève… Ne faites pas ça… Je… Je vous en supplie…

Je suis sorti de la pièce d’un pas saccadé et j’ai gagné l’escalier, poursuivi par le rire acide d’Ève.

Un peu plus tard, je l’ai entendue sangloter.

* * *

Comme chaque fois que je suis énervé, je me suis endormi au matin. Ève était depuis un bon moment déjà dans le living lorsque je suis descendu.

Elle paraissait calme et détendue.

— Bien dormi, mon chéri ?

J’ai haussé les épaules.

— Écoutez, Ève, nous allons parler…

— Bien sûr, « ça » nous le pouvons… Amélie qui m’apportait mon plateau m’a obligé d’interrompre le dialogue. Elle savait que nous n’avions pas couché dans la même chambre et cette découverte la ravissait.

Elle m’a souri.

— Vous avez passé une bonne nuit, Monsieur Menda ?

— Excellente, Amélie… Je vous ai à peine entendue ronfler !

Choquée, elle est repartie à son aspirateur.

— Menda, a récité Ève… Je m’appelle Madame Menda… Madame Victor Menda… C’est un joli nom… Vous êtes d’origine italienne ?

— Je n’en sais rien et je m’en moque. Ève, il faut que vous sachiez que… que cet état de chose est temporaire… Comprenez que j’ai besoin de…

Pourquoi m’étais-je embarqué dans ces fumeuses explications ! Il n’y avait rien à expliquer.

— De vous acclimater ?

Elle offrait son vilain visage de petite fille capricieuse qui voulait régner sur la maison.

— Peut-être, en effet !

— Mais prenez votre temps, mon chéri, n’avons-nous pas toute la vie devant nous ?

Toute la vie ! J’ai fermé les yeux…

— Et puis, a-t-elle poursuivi, vous m’avez donné votre nom, c’est déjà un très beau cadeau, Vic, d’autant plus, je vous le répète, qu’il me plaît beaucoup !

— N’adoptez pas cette attitude, Ève. Je vous aime et je vous jure bien que vous serez ma femme un jour. Je vous demande en attendant d’être juste !

Je me suis approché d’elle et je l’ai embrassée. Mais elle a gardé les lèvres serrées et j’ai cru un moment qu’elle allait me cracher mon baiser au visage.

* * *

À la mort d’Hélène nous avions fait stopper les travaux de « la Boîte aux Rêves » en attendant que fussent réglées les histoires de succession. Mais ils avaient repris quelques jours avant notre mariage et maintenant il ne restait plus qu’à laisser sécher les peintures avant de recevoir le stock…

J’avais beaucoup de démarches à faire. Celles-ci vinrent me soustraire à la torpeur de la maison. Je me calmai les nerfs en me jetant à corps perdu dans les soucis commerciaux.

Je ne me rassasiais pas de notre Galerie. C’était notre œuvre à Ève et à moi ; oui nous avions réussi tout de même quelque chose ensemble.

J’arpentais le local vide en humant l’odeur obsédante de la peinture et du bois frais. Il me rassurait me parlait de l’avenir…

Je lui consacrerais ma foi et ma santé. J’en ferais une affaire prospère et utile… Je m’abîmerais dans le travail parce que c’est l’unique évasion réelle des hommes.


Lorsque je rentrais le soir j’étais heureux de retrouver ma femme. J’aimais son intelligence, sa vivacité…

Le souvenir funeste d’Hélène planait encore, mais très haut, comme les corbeaux au printemps. Ç’avait été mon ange noir…

Qui n’a pas le sien ?

CHAPITRE XVI

Et voici le moment venu pour moi de vous parler de la dernière nuit.

* * *

Ce soir-là, j’étais rentré du magasin incommodé par les remugles d’essence qui y flottait. Je prolongeais trop mes séjours à « La Boîte aux Rêves ». Mon écœurement était tel que je ne me mis pas à table pour dîner… Très tôt, je souhaitai le bonsoir à Ève et j’allai me coucher. Je trouvai une position commode dans mon lit et parvins rapidement à m’endormir. Seulement, dans le courant de la nuit, mon malaise changea de forme. Je me mis à souffrir de tiraillements d’estomac qui m’éveillèrent. Je savais que je ne pourrais jamais me rendormir si je ne m’alimentais pas un peu, la faim étant chez moi l’antidote du sommeil. Je me levais donc et, faisant le moins de bruit possible, je descendis à l’office pour visiter le frigidaire.

Cela m’était arrivé déjà à plusieurs reprises et je trouvais agréable ces repas solitaires, pris avec les doigts.

Je mis une solide tranche de rosbif entre deux biscottes et me versai un grand verre de vin rouge… Je portai le tout dans le patio pour déguster confortablement ma collation…

Il faisait doux. En grignotant mon sandwich, j’appréciais le charme de cette belle nuit de fin d’été. La chaleur déclinait et l’on respirait mieux.

Quand j’eus fini de manger, je restai un bon moment dans le noir, le front alourdi de sommeil. J’étais bien… Combien de temps ai-je flotté ainsi sur ma chaise longue, comme sur l’un de ces nuages roses dont je parlais autrefois à Ève ? Je ne puis le préciser… L’horloge du hall égrenait des coups que je ne comptais même pas…

Soudain, un craquement m’a fait frémir… J’ai cru tout de suite qu’il s’agissait d’un de ces bruits indéfinissables dont les grandes maisons résonnent. Je me suis penché en avant. Mon ouïe survoltée percevait des frémissements confus.

Le bruit a recommencé. Cette fois, j’étais certain qu’il provenait de l’escalier.

Des marches craquaient…

Je me suis levé, j’ai ôté mes Spartiates et, nu-pieds, me suis avancé dans l’ombre épaisse du hall.

Je ne m’étais pas trompé, il s’agissait bien des marches. Je me suis emparé d’un chandelier de cuivre posé sur une console, je l’ai assuré dans ma main droite et, de la gauche, j’ai cherché le commutateur.

Un flot de lumière a jailli. J’ai plissé les paupières et mon chandelier m’est tombé de la main.

Au milieu de l’escalier, il y avait Ève… Une Ève inconnue, dont le regard brillait… Une Ève très à son aise sur ses jambes. Une Ève vêtue d’une robe blanche boutonnée par-devant et coiffée d’un foulard en pointe.

J’ai saisi la rampe de bois et j’ai posé mon menton sur ma main. Le trou qui venait de se creuser dans ma poitrine était plus grand que celui qui avait causé la mort d’Hélène…

Quand j’ai eu la force de relever la tête, elle n’était plus là. La porte de sa chambre a claqué. Je me suis précipité dans l’escalier… Elle avait tiré le verrou, mais cette porte n’avait pas de chance avec moi. D’un nouveau coup d’épaule je l’ai disloquée.

Ève s’était réfugiée dans son fauteuil, comme si celui-ci avait eu le pouvoir de la protéger, comme si, entre ses bras elle était hors d’atteinte…

J’ai comprimé à deux mains les battements fous de mon cœur.

— Alors, c’était donc toi, la putain !

Mes dents s’entrechoquaient comme si j’avais été enfermé dans une chambre froide.

Je ne pouvais que bégayer :

— C’est donc toi… C’est donc toi !

Et pourtant, je pensais mille choses à la fois. Je pensais que cette petite garce blonde avait dupé tout le monde pendant des années. Elle avait fait perdre la raison à sa sœur… Elle avait saccagé ma vie… Oui, je venais d’épouser une roulure, une névrosée !

Je la regardais éperdument, et je la revoyais dans l’auto, au bord de la mer… Comment n’avais-je pas reconnu ses seins, sa bouche, son odeur de garce ? Et dire que depuis plusieurs jours qu’elle était ma femme, je ne l’avais pas touchée… Alors que je l’avais prise comme un soudard sur la banquette de sa voiture…

Elle se faisait toute petite dans sa chaise.

— C’est donc toi ! C’est donc toi !

J’ai fait un pas en avant. Avec sa prestesse coutumière, elle a fait tourner le fauteuil pour m’empêcher de la coincer contre le mur. Elle se trouvait maintenant, dos à la porte béante. Un nouveau geste et elle a été dans le couloir.

Je fonçais, les dents serrées, le souffle court. Mes poings crispés devenaient denses comme du bronze.

— Depuis combien de temps joues-tu cette comédie, petite ordure ?

J’ai flanqué un coup de pied dans le fauteuil, le véhicule a roulé dans le couloir sur deux mètres. Ève l’a bloqué habilement des deux mains.

— Hein, réponds ?

Son visage fixe s’est un peu détendu.

— Depuis toujours, Vic…

— Ça n’est pas vrai !

— Si !

— Explique !

— À treize ans j’ai été malade… Une mauvaise angine et du rhumatisme articulaire sans doute… Le docteur disait à mon père qu’il redoutait une attaque de polio… Il lui découvrait les symptômes… J’ai tout entendu…

— Et tu as simulé ?

— Tu le vois…

— Pendant sept ans ! Comment as-tu pu ?

— J’ai pu parce que j’ai voulu.

L’argument m’a fait frémir.

— Car je peux tout ce que je veux, Vic… Tu le sais bien ?

— Oui, je le sais… Pourquoi cette longue comédie ?

— Mon père préférait ma sœur. Il ne me pardonnait pas la fugue de ma mère, tu comprends ?

— Et alors tu as voulu coûte que coûte te rendre intéressante ?

— Oui. Et je crois pouvoir te dire que j’y suis parvenue !

— À merveille, ma jolie… À merveille. Tu es la plus grande comédienne de tous les temps…

— N’exagérons rien, Vic…

— Alors tu vas chercher de l’amour, la nuit, quand les autres dorment ici ?

— Et alors ?

Elle m’a coulé un regard qui m’a brûlé.

— Ça n’était pas bon, nous deux, dis, Vic ? Tu te souviens ?… C’est pour ça que j’ai voulu que tu restes. Tu es un amant incomparable… J’ai eu le coup de foudre, quoi…

— Comme une chienne, ai-je soupiré… Une sale chienne en chaleur !

— Mais oui, Vic… J’ai besoin d’amour, n’est-ce pas normal à mon âge ?

— Avec le premier venu !

— Oh non…

Elle m’a montré du doigt.

— La preuve ! Je sais bien choisir.

Ça m’a secoué.

— Tu oses te moquer encore, après ce que je viens de découvrir !

— Je ne me moque pas ! Je t’explique… Puisque j’étais paralysée, il fallait bien que je me débrouille…

— Puisque tu prétends m’aimer, pourquoi continuer ces folles équipées ?

— Elles sont tellement grisantes !

— Mais, Ève, tu es donc vraiment folle ?

— Qu’est-ce que ça veut dire « être folle » ?

Et comme je restais sans voix, elle a crié :

— Eh bien, réponds !

— Tu n’as jamais eu envie de… de guérir officiellement ?

Son rire m’a navré.

— Un petit peu parfois, quand je te vois… Mais tu ne peux pas t’imaginer ce qu’on est bien dans ce fauteuil ! La vie ne vient pas jusqu’à moi… Je la domine… Je roule dessus comme sur cette moquette !

« Parfois, la nuit, quand ça me tente trop, je marche… C’est pénible… Comment pouvez-vous rester sur vos deux pattes comme des cigognes, vous autres !

Une autre idée m’a traversé l’esprit.

— Tu sais conduire ?

— À dix ans, ma sœur m’avait déjà appris, pour s’amuser…

— Et jamais personne ne t’a pincée sur le fait ?

— Question de chance, Victor… Tu es le premier… Surtout n’en parle pas ! D’ailleurs, si tu en parlais, on ne te croirait pas…

Elle a souri.

— Quand je pense que cette idiote d’Hélène se mettait l’imagination à la torture pour faire croire que je simulais…

L’insulte posthume m’a restitué toute la rage qui bouillonnait dans mon cœur.

— Je te défends de parler d’elle. Tu n’es qu’une sale vipère, Ève !

Elle est redevenue sérieuse. D’une voix nette elle a affirmé :

— Je suis peut-être la vipère, en tout cas c’est toi le venin !

— Moi !

— Avec tes yeux de velours et ta gueule de mâle, c’est toi qui as tué Hélène !

— Répète !

Elle a mis ses mains en cornet devant sa bouche. De toutes ses forces elle a hurlé :

— C’est toi qui as tué Hélène !

J’ai balancé un nouveau coup de pied dans le fauteuil. Comme elle avait les mains à la hauteur de la bouche, elle n’a pu les abaisser à temps pour stopper le siège. Il a roulé jusqu’à l’escalier. J’ai bondi pour essayer de le retenir, mais je suis arrivé trop tard. Tel un bolide de toboggan, le fauteuil dévalait les marches avec son chargement. Il dansait de la rampe au mur, sautait, tanguait, et les hurlements de peur d’Ève paraissaient accélérer sa course.

Parvenu au coude de l’escalier sa roue droite a buté contre le pilier de la rampe et il s’est renversé. Son parcours s’est achevé par un bond de trois mètres. Enfin il s’est écrasé sur les carreaux du hall. Ève ne criait plus. J’ai regardé un instant, depuis le premier étage… Puis je me suis hasardé dans l’escalier…

Elle gisait sous les décombres du chariot. La robe blanche déchirée laissait voir sa poitrine et ses cuisses.

— Ève ! Tu es blessée ?

Son regard m’a rassuré. Dieu merci, elle vivait.

J’ai culbuté la carcasse du fauteuil et, quand elle a été dégagée, j’ai tendu la main à Ève.

Elle s’en est emparée, a fait un effort, puis elle s’est renversée en criant.

— J’ai les reins brisés, Vic !

— Ne dis pas de bêtises, relève-toi, bon Dieu ! Allez, relève-toi ! Mais relève-toi donc !

Elle a secoué la tête.

— Je te jure que c’est impossible, Vic : je ne sens plus mes jambes !

FIN
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