TROISIÈME PARTIE PETER ET LE LOUP

1

C’est samedi après-midi et Hodges est au cinéma avec Holly. Ils engagent une âpre négociation dans le hall de l’AMC City Center 7 tout en consultant le programme. La suggestion de Hodges, American Nightmare 2 : Anarchy, est refusée, car trop effrayant. Holly aime bien les films effrayants, dit-elle, mais seulement sur son ordinateur, quand elle peut mettre le film en pause de temps en temps et marcher un peu pour relâcher la tension. Sa propre suggestion, Nos étoiles contraires, est rejetée par Hodges qui dit que ce sera trop sentimental. Ce qu’il veut dire vraiment c’est : trop émouvant. L’histoire d’une jeune fille mourant jeune lui rappellera trop Janey Patterson qui a perdu la vie dans une explosion destinée à le tuer, lui. Ils se décident pour 22 Jump Street, une comédie avec Jonah Hill et Channing Tatum. C’est plutôt bien. Ils rient beaucoup en partageant un grand seau de pop-corn mais l’esprit de Hodges ne cesse de revenir à l’histoire de Tina et de l’argent qui a aidé ses parents à traverser les années difficiles. Où diable Peter Saubers a-t-il pu dénicher vingt mille dollars ?

Tandis que le générique défile, Holly pose sa main sur celle de Hodges et il est quelque peu alarmé en voyant des larmes dans ses yeux. Il lui demande ce qui ne va pas.

« Rien. C’est juste que c’est agréable d’avoir quelqu’un avec qui aller au cinéma. Je suis contente que tu sois mon ami, Bill. »

Hodges est plus que touché.

« Et je suis content que tu sois la mienne. Que vas-tu faire du reste de ton samedi ?

— Ce soir, je me commande du chinois et je me fais toute la saison de Orange is the New Black, répond Holly. Mais cette après-midi, je retourne sur Internet chercher d’autres cambriolages. J’en ai déjà une bonne liste.

— Des pistes vraisemblables, selon toi ? »

Elle secoue la tête.

« Je continue à chercher, mais je crois que c’est autre chose, même si je vois pas trop bien quoi. Tu penses que le frère de Tina va te le dire ? »

Hodges ne répond pas tout de suite. Ils remontent l’allée de la salle de cinéma. Bientôt, ils seront sortis de cette oasis de chimères, et de retour dans le monde réel.

« Bill ? Bill, ici la Terre ?

— Oui, j’espère vraiment, répond-il enfin. Pour son bien. Parce que de l’argent qui tombe du ciel, ça promet quasiment toujours des ennuis. »

2

Tina et Barbara passent leur dimanche après-midi dans la cuisine des Robinson, à faire des boules de pop-corn avec la mère de Barbara, et elles s’amusent comme des petites folles à s’en mettre partout. Pour la première fois depuis qu’elle est venue trouver sa copine, Tina semble oublier ses soucis. Tanya Robinson est contente. Elle ne sait pas ce qui tracasse Tina, mais une foule de petites choses — comment la gamine sursaute chaque fois qu’un courant d’air fait claquer une porte à l’étage, ou la rougeur de ses yeux qui révèle qu’elle a pleuré — lui signalent que quelque chose ne va pas. Elle ignore si ce quelque chose est petit ou gros, mais l’évidence est là : un peu de franche gaieté est tout à fait ce qu’il faut à Tina Saubers en ce moment.

Elles ont fini — et se menacent mutuellement de leurs mains collantes de sirop — quand une voix amusée déclare :

« Toute cette gent féminine à hue et à dia dans la cuisine ! Ma parole ! »

Barbara tourbillonne sur elle-même, voit son frère appuyé contre le chambranle de la porte et glapit :

« Jerome ! »

Elle court vers lui et bondit. Il la rattrape et la fait virevolter deux fois avant de la reposer à terre.

« Je croyais que t’allais à un bal ! »

Jerome sourit.

« Hélas, mon smoking est retourné chez le loueur sans avoir été porté. Après un franc et complet échange de points de vue, Priscilla et moi avons décidé de casser. C’est une longue histoire, et pas très intéressante. Le truc important, c’est que j’ai décidé de rentrer à la maison goûter un peu le graillon de maman.

— Ne dis pas graillon, c’est vulgaire », s’insurge Tanya.

Mais elle aussi paraît totalement enchantée de voir Jerome. Il se tourne vers Tina et s’incline légèrement.

« Ravi de vous rencontrer, mademoiselle. Tous les amis de Barbara…, vous connaissez la suite.

— Je m’appelle Tina. »

Elle parvient à dire ça sur un ton à peu près normal mais ça représente un véritable effort. Jerome est grand, Jerome est large d’épaules, Jerome est extrêmement beau, et Tina Saubers tombe immédiatement amoureuse de lui. Sous peu, elle calculera l’âge qu’il lui faudra atteindre avant qu’il la considère autrement que comme une petite demoiselle en tablier de cuisine trop grand pour elle, les mains toutes collantes d’avoir confectionné des boules de pop-corn. Pour le moment, elle est trop époustouflée par sa beauté pour faire le calcul. Et plus tard ce soir-là, Barbara n’aura pas à insister beaucoup pour que Tina raconte tout à son frère. Même s’il ne lui sera pas toujours facile de s’y retrouver dans son histoire avec les yeux sombres de Jerome fixés sur elle.

3

Le dimanche après-midi de Pete est loin d’être aussi agréable. En fait, il est totalement merdique.

À deux heures, les délégués de classe de trois lycées se trouvent rassemblés dans la plus vaste salle de conférences du Centre de Vacances de River Bend pour que l’un des sénateurs de l’État leur délivre un speech long et barbant intitulé « Délégué de classe au lycée : un tremplin vers la politique et la fonction publique ». Ce mec, costume trois pièces et chevelure blanche coiffée en arrière (« une chevelure de méchant de série télé », pour Pete), a l’air parti pour tenir jusqu’à l’heure du dîner. Peut-être plus. Sa thèse semble être un truc comme quoi ils sont la NOUVELLE GÉNÉRATION et que leur fonction de délégués de classe les préparera à affronter la pollution, le réchauffement climatique, la raréfaction des ressources et, peut-être, le premier contact avec les extraterrestres de Proxima du Centaure. Chaque minute de cet interminable dimanche après-midi meurt dans une lente et misérable agonie tandis que ce mec poursuit sa litanie monocorde.

Pete se fiche pas mal d’endosser la fonction de vice-président des élèves au lycée de Northfield à la rentrée prochaine. En ce qui le concerne, la rentrée pourrait aussi bien avoir lieu là-bas, avec les extra-terrestres, sur Proxima du Centaure. Le seul futur qui lui importe est ce lundi après-midi, quand le moment sera venu de sa confrontation avec Andrew Halliday, un type qu’il aimerait maintenant de tout son cœur n’avoir jamais rencontré.

Mais je peux me sortir de ça, pense-t-il. Enfin, si j’arrive à me contrôler… Et à garder à l’esprit ce que la vieille tante de Jimmy Gold dit dans Le Coureur hisse le drapeau.

Pete a décidé qu’il commencera sa conversation avec Halliday par cette citation : On dit que la moitié d’un pain vaut mieux que pas de pain du tout, Jimmy, mais dans un monde de pénurie, même une seule tranche vaut mieux que rien du tout.

Pete sait ce que veut Halliday, et il va lui proposer davantage qu’une seule tranche, sans aller jusqu’à la moitié, et sûrement pas le pain tout entier. Pas moyen. Maintenant que les carnets sont à l’abri au sous-sol du Centre Aéré de Birch Street, il peut se permettre de négocier, et si Halliday veut tirer quelques marrons du feu, il devra négocier lui aussi.

Plus d’ultimatum.

Je suis prêt à vous donner trente carnets, Pete s’imagine lui dire. Ils contiennent des poèmes, des essais et neuf nouvelles complètes. Je suis même prêt à partager cinquante-cinquante, juste pour en avoir terminé avec vous.

Il faut qu’il exige d’être payé, même si, n’ayant aucun moyen de vérifier combien Halliday demandera exactement à son ou ses acheteurs, Pete suppose qu’il se fera arnaquer, et pas qu’un peu. Mais c’est bon. L’important, c’est de bien faire comprendre à Halliday qu’il plaisante pas. Qu’il sera pas le putain de pigeon de service, pour reprendre l’expression imagée de Jimmy Gold. Encore plus important, faut pas qu’il laisse voir à Halliday à quel point il a peur.

Qu’il crève de peur.

Le sénateur termine sur quelques formules retentissantes comme quoi le TRAVAIL VITAL de la NOUVELLE GÉNÉRATION commence dans les LYCÉES D’AMÉRIQUE, et comme quoi eux, les rares élus, doivent porter en avant LE FLAMBEAU DE LA DÉMOCRATIE. Les applaudissements sont enthousiastes, peut-être bien parce que le speech est enfin terminé et qu’ils vont pouvoir sortir. Pete désire désespérément sortir d’ici pour aller faire une longue balade à pied et passer encore plusieurs fois en revue son plan, à l’affût de failles et de chausse-trapes.

Sauf que c’est pas encore le moment de partir. La proviseure du lycée qui a organisé avec zèle cette après-midi d’interminable parlotte annonce que le sénateur a accepté de rester une heure de plus pour répondre à leurs questions.

« Je suis sûre que vous en avez plein », dit-elle, et les mains des lèche-culs et des gratteurs de bonnes notes — on dirait qu’y en a tout un tas des deux sortes dans l’assistance — se lèvent immédiatement.

Pete pense : Cette connerie c’est vraiment des conneries.

Il regarde vers la porte, calcule ses chances de s’éclipser sans être vu, et se recale dans son siège. Dans une semaine, tout ça sera terminé, se dit-il.

Cette pensée lui apporte un semblant de réconfort.

4

Un certain ex-détenu en libération conditionnelle se réveille à l’heure où Hodges et Holly sortent du cinéma et où Tina tombe amoureuse du frère de Barbara. Morris a dormi toute la matinée et une partie de l’après-midi, dans la foulée d’une nuit d’insomnie agitée. Il n’a fini par sombrer qu’au moment où les premières lueurs de l’aube de ce samedi matin commençaient à filtrer dans sa chambre. Il a fait pire que des mauvais rêves. Dans celui qui l’a réveillé, il ouvrait la malle et la trouvait remplie de veuves noires grouillant par milliers, gorgées de poison et palpitant sous le clair de lune. Elles se déversaient hors de la malle, ruisselaient sur ses mains et remontaient le long de ses bras en bruissant.

Hoquetant, toussant, Morris retrouve peu à peu le chemin de la réalité, étreignant si fort son torse qu’il a peine à respirer.

Il balance ses jambes hors du lit et reste assis là, tête baissée, dans la même position que la veille au MACC après le départ de McFarland des toilettes pour hommes. C’est de pas savoir qui le tue et cette incertitude doit être levée au plus vite.

Andy a forcément dû les prendre, pense-t-il. Y a aucune autre explication logique. Et t’as intérêt à les avoir encore, mon vieux. Que Dieu te vienne en aide si tu les as plus.

Il enfile un jean propre et s’en va prendre un bus pour le South Side, parce qu’il a décidé qu’il veut récupérer au moins un de ses outils, en fin de compte. Il va aussi reprendre les sacs de jardinage. Parce qu’il faut rester positif dans la vie.

Charlie Roberson est de nouveau assis devant la Harley, tellement désossée à présent qu’elle ressemble à peine à une moto. Il a pas l’air terriblement ravi de voir réapparaître l’homme qui l’a aidé à sortir de prison.

« S’est bien passé hier soir ? T’as pu faire ce que t’avais à faire ?

— C’est bon, répond Morris, et il le gratifie d’un sourire qui lui fait l’effet d’être trop large et trop dégagé pour être convaincant. Tout baigne. »

Roberson lui rend pas son sourire.

« Tant que ça coule pas… T’as pas tellement bonne mine, Morrie.

— Boh, tu sais, on réussit pas toujours tout d’un seul coup. Il me reste encore quelques détails à aplanir.

— Si t’as encore besoin de la fourgonnette…

— Non, non. J’ai juste laissé quelques trucs dedans, c’est tout. Ça te dérange pas si je les récupère ?

— Ça risque pas de me causer des ennuis plus tard, hein ?

— Absolument pas. Quelques sacs, c’est tout. »

Et la hachette, mais il néglige de la mentionner. Il pourrait acheter un couteau, mais une hachette, ça fait bien plus peur. Morris la met dans l’un des sacs, dit salut à Charlie et s’en retourne à l’arrêt de bus. La hachette va et vient dans le sac à chaque balancement de son bras.

M’oblige pas à m’en servir, voilà ce qu’il dira à Andy. Je veux pas te faire de mal.

Mais bien sûr, une partie de lui veut s’en servir. Une partie de lui veut faire du mal à son vieux pote. Parce que — carnets mis à part — il a droit à sa vengeance, et la vengeance, ça pardonne pas.

5

Lacemaker Lane et la zone marchande qu’elle longe grouillent de monde en ce samedi après-midi. Il y a des centaines de boutiques avec des noms cucul-la-praline comme Deb ou Buckle ou Forever 21. Il y en a aussi une qui s’appelle ChaBada et qui ne vend que des chapeaux. Morris y fait halte pour acheter une casquette des Groundhogs avec visière extra-longue. Pas loin de chez Andrew Halliday Rare Editions, il fait une deuxième halte au kiosque Sunglass Hut pour s’équiper d’une paire de lunettes de soleil.

Au moment où il aperçoit l’enseigne de l’établissement de son vieux pote, en lettrage à rinceaux doré à la feuille, une pensée décourageante lui vient : Et si Andy ferme de bonne heure le samedi ? Toutes les autres boutiques semblent ouvertes mais certaines librairies de livres rares ont des horaires flexibles, et ça alors, ça serait vraiment sa veine, hein ?

Mais quand il passe devant, balançant ses sacs à bout de bras (clonk et plomp fait la hachette), incognito derrière ses lunettes de soleil neuves, il voit la pancarte OUVERT accrochée à la porte. Il voit aussi autre chose : des caméras de surveillance braquées à droite et à gauche le long du trottoir. Il doit y en avoir d’autres à l’intérieur, mais ça ira : Morris a fait ses classes des décennies durant avec des voleurs.

Il remonte la rue en flânant, contemple la vitrine d’une boulangerie puis examine le contenu de la carriole d’un vendeur de souvenirs ambulant (même si Morris voit pas bien qui pourrait vouloir emporter un souvenir de cette petite ville craspec en bordure de lac). Il s’arrête même pour regarder un mime jongler avec des balles de couleur puis faire mine de grimper un escalier invisible. Morris dépose quelques pièces dans le chapeau du mime. Pour me porter chance, se dit-il. De la musique pop dégouline des haut-parleurs placés aux angles des rues. Il y a un parfum de chocolat dans l’air.

Il fait demi-tour. Il voit deux jeunes types sortir de la librairie de Andy et s’éloigner le long du trottoir. Cette fois, Morris s’arrête pour regarder dans la vitrine où trônent trois livres, ouverts sur des lutrins sous des projecteurs miniatures : Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur, L’Attrape-cœurs et — c’est sûrement de bon augure — Le Coureur voit de l’action. Derrière la vitrine, la boutique est étroite et haute de plafond. Il n’aperçoit aucun autre client mais il voit son vieux pote, le seul et unique Andy Halliday, occupé à lire un livre de poche, assis au bureau qui se trouve à mi-distance du fond du magasin.

Morris se penche comme pour relacer ses chaussures et ouvre la fermeture Éclair du sac qui contient la hachette. Puis il se redresse et sans la moindre hésitation ouvre la porte de Andrew Halliday Rare Editions.

Son vieux pote lève les yeux de son livre et son regard passe des lunettes de soleil à la casquette à longue visière aux sacs de jardinage. Il fronce les sourcils mais à peine, parce que tout le monde dans ce secteur transporte des sacs et que dehors il fait beau et soleil. Morris détecte de la circonspection mais pas le moindre signe de véritable inquiétude, et ça c’est positif.

« Si ça ne vous dérange pas de laisser vos sacs au pied du porte-manteau », le prie Andy. Il sourit. « Règlement intérieur.

— Non, pas du tout », répond Morris.

Il pose ses sacs, retire ses lunettes, replie les branches et les glisse dans sa poche de poitrine. Puis il enlève sa casquette neuve et passe une main dans ses cheveux blancs coupés en brosse. Il pense : Tu vois ? Rien qu’un vieux zigue qui vient d’entrer pour se mettre un peu à l’ombre et feuilleter quelques livres. Aucun souci à te faire de ce côté-là.

« Pffiou ! Ça chauffe dehors aujourd’hui. »

Il recoiffe sa casquette.

« Oui, et la météo dit qu’il va faire encore plus chaud demain. Que puis-je faire pour vous ?

— Oh, je regarde juste. Mais, j’y pense… Ça fait un moment que je cherche un livre assez rare intitulé Un monstre à abattre. De John D. MacDonald, un auteur de romans policiers. »

Les livres de MacDonald étaient très populaires à la bibliothèque de la prison.

« Je connais bien MacDonald ! s’exclame Andy, jovial. Il a écrit toute la série des Travis McGee. Avec des couleurs dans les titres. Publiés en format poche pour la plupart, hein ? Je ne fais pas dans le livre de poche, en règle générale : très peu sont dignes d’être collectionnés. »

Et dans les carnets ? pense Morris. Dans les Moleskine, pour être plus précis. Est-ce que tu fais dans ceux-là, gros connard de voleur ?

« Un monstre à abattre a été publié en édition brochée », dit-il tout haut en examinant une étagère de livres près de la porte.

Il ne veut pas trop s’éloigner de la porte pour le moment. Ni du sac qui contient la hachette.

« Un film en a été tiré. Les Nerfs à vif. J’achèterais bien un exemplaire de cette édition si vous pouvez m’en trouver un en excellent état. Catégorie Très Bon, Comme Neuf, comme vous dites dans le métier, je crois. Et si le prix est correct, bien sûr. »

Andy a l’air intéressé maintenant, et quoi d’étonnant à ça ? Il a ferré un poisson.

« Je suis sûr de ne pas l’avoir en stock mais je peux faire une recherche sur BookFinder pour vous. C’est une base de données. S’il figure au catalogue… et un MacDonald édition brochée y figure sûrement, surtout si un film en a été tiré et si c’est une première édition… je pourrais probablement vous l’avoir pour mardi. Mercredi au plus tard. Voulez-vous que je regarde ?

— Je veux bien, répond Morris. Mais le prix doit être correct.

— Naturellement, naturellement. »

Le gloussement de Andy est aussi gras que son bide. Il baisse les yeux vers l’écran de son portable. Dès qu’il le regarde plus, Morris retourne la pancarte de la porte sur FERMÉ. Il se penche et prend la hachette dans le sac ouvert. Il s’avance dans l’étroite allée centrale en la tenant cachée derrière sa jambe. Il se presse pas. Pas besoin de se presser. Andy tapote sur son clavier d’ordinateur, complètement absorbé par ce qu’il voit sur son écran.

« Je l’ai ! s’exclame son vieux pote. James Graham en a un, Très Bon, Comme Neuf, pour à peine trois cents dol… »

Il s’interrompt à l’instant où le fer de la hachette flotte d’abord à la périphérie de son champ de vision puis se déplace devant ses yeux. Il lève la tête, le visage décomposé par le choc.

« Posez vos mains où je peux les voir, dit Morris. J’imagine qu’il y a une sonnette d’alarme sous votre bureau. Si vous voulez garder tous vos doigts, n’y touchez pas.

— Que voulez-vous ? Pourquoi est-ce…

— Tu me reconnais pas ? » Morris sait pas s’il doit s’en amuser ou s’en offusquer. « Même en gros plan ?

— Non, je… je…

— Pas étonnant, j’imagine. Ça fait un bail depuis l’époque du Happy Cup, pas vrai ? »

Halliday scrute le visage hagard et ridé de Morris avec une horrible fascination. Morris pense : On dirait un oiseau qui fixe un serpent. C’est une idée plaisante, qui le fait sourire.

« Oh mon Dieu », dit Andy. Son visage a pris la couleur d’un vieux fromage. « C’est pas toi. C’est pas possible. T’es en prison. »

Morris secoue la tête, souriant toujours.

« Il doit exister une base de données des détenus en libération conditionnelle, comme il en existe pour les livres rares, mais je suppose que tu l’as jamais consultée. Tant mieux pour moi, dommage pour toi. »

L’une des mains de Andy glisse lentement du clavier de son portable. Morris agite la hachette.

« Fais pas ça, Andy. Je veux voir tes deux mains de chaque côté de ton ordinateur, paumes à plat. Cherche pas non plus à appuyer sur le bouton avec ton genou. Je le saurai si t’essaies, et les conséquences pour toi seront désagréables à l’extrême.

— Qu’est-ce que tu veux ? »

La question l’irrite mais son sourire s’élargit.

« Comme si tu le savais pas.

— Non, Morrie, je sais pas, je te jure ! »

La bouche de Andy ment, mais ses yeux disent la vérité, toute la vérité, rien que la vérité.

« Allons dans ton bureau. Je suis sûr que t’en as un dans le fond.

— Non ! »

Morris agite de nouveau la hachette.

« Tu peux t’en tirer sans une égratignure, ou bien avec quelques doigts en moins. Crois-moi, Andy. Je suis plus celui que tu as connu. »

Andy se lève, ses yeux ne quittent pas le visage de Morris, mais Morris est pas sûr que son vieux pote le voit encore. Il tangue, comme sous l’effet d’une musique inaudible, prêt à s’évanouir. S’il s’évanouit, il pourra répondre à aucune question tant qu’il reprendra pas connaissance. Et en plus, il faudrait que Morris le traîne jusqu’à son bureau. Il est pas sûr d’en être capable : Andy doit pas faire loin de cent cinquante kilos.

« Respire à fond, lui dit-il. Calme-toi. Tout ce que je veux, c’est quelques réponses. Ensuite, je m’en vais.

— Tu me promets ? »

Andy avance sa lèvre inférieure luisante de salive. On dirait un gros petit garçon en bisbille avec son papa.

« Oui. Allez, respire. »

Andy respire.

« Encore. »

La poitrine massive de Andy se soulève, tirant sur les boutons de sa chemise, puis s’abaisse. Il reprend un peu de couleurs.

« Au bureau. Maintenant. Vas-y. »

Andy se retourne et marche d’un pas lourd vers le fond de la boutique, se frayant un chemin entre des cartons et des piles de livres avec cette grâce appliquée que possèdent certains hommes obèses. Morris le suit. Sa colère augmente. Alimentée par cette façon qu’a le derrière de Andy d’osciller et de chalouper comme celui d’une fille sous son pantalon de gabardine grise.

Il y a un clavier mural à côté de la porte. Andy compose quatre chiffres — 9118 — et un voyant vert clignote. Au moment où il franchit le seuil, Morris lit à livre ouvert dans son esprit à travers l’arrière de son crâne chauve.

« T’es pas assez rapide pour me refermer la porte au nez. Si t’essaies, tu vas perdre quelque chose d’irremplaçable. Compte sur moi. »

Les épaules de Andy, qui se sont soulevées exactement dans ce but, se voûtent à nouveau. Il entre. Morris le suit et referme la porte.

C’est un petit bureau aux murs tapissés d’étagères bourrées de livres, éclairé par des globes suspendus. Le sol est couvert d’un tapis turc. La table de travail ici est beaucoup plus belle : acajou ou teck ou quelque autre bois exotique. L’abat-jour de la lampe a l’air d’être en véritable verre Tiffany. À gauche de la porte se trouve une desserte sur laquelle sont posées quatre lourdes carafes en cristal. Morris est pas sûr pour les deux qui contiennent un liquide transparent mais il parie que les deux autres renferment du scotch et du bourbon. Top qualité, aussi, s’il connaît bien son vieux pote. Pour fêter les grosses ventes, sans doute.

Morris se souvient des seules boissons fortes disponibles en prison, alcool frelaté de prune et de raisin, et même s’il picolait seulement en de rares occasions, comme son anniversaire (et celui de John Rothstein qu’il marquait toujours d’une unique rasade), sa colère grandit encore. De la bonne picole et de la bonne bouffe : voilà ce que Andy Halliday a eu pendant que Morris faisait de la teinture de jeans, inhalait les effluves de vernis et vivait dans une cellule à peine plus grande qu’un cercueil. Il était allé en taule pour viol, c’est sûr, mais jamais il se serait trouvé dans cette ruelle, dans un furieux trou noir induit par l’alcool, si ce type avait pas refusé sa demande et l’avait pas envoyé promener. Morris, je devrais même pas être vu avec toi. C’est ce qu’il avait dit ce jour-là. Avant de le traiter de barge.

« Super luxe, mon vieux. »

Andy regarde autour de lui, comme s’il s’apercevait pour la première fois du luxe ambiant.

« Oui, c’est ce qu’on dirait, admet-il. Mais les apparences peuvent être trompeuses, Morrie. La vérité, c’est que je suis quasi fauché. Cette librairie s’est jamais remise de la récession et de… certaines allégations. Tu dois me croire. »

Morris pense rarement aux enveloppes remplies de billets que Curtis Rogers a trouvées avec les carnets cette nuit-là dans le coffre de Rothstein, mais maintenant il y pense. Son vieux pote a chopé le fric en même temps que les carnets. Pour ce qu’en sait Morris, ce fric a servi à payer le bureau, le tapis, et les chics carafes à alcool en cristal.

Là-dessus, la bulle de colère finit par éclater et Morris — sa casquette en dégringole de sa tête — balance la hachette. Celle-ci décrit un arc de cercle oblique, mord l’épaisseur de gabardine grise et dans un chomp, vient se ficher dans la fesse bouffie en dessous. Andy pousse un cri strident et tombe en avant. De ses avant-bras, il amortit sa chute contre l’arête de son bureau, puis tombe à genoux. Un flot de sang se déverse par une fente de quinze centimètres dans son pantalon. Il plaque une main sur sa blessure et le sang ruisselle entre ses doigts. Il tombe sur le côté puis roule sur le tapis turc. Cette tache-là, pense Morris non sans satisfaction, tu réussiras jamais à l’enlever, mon vieux.

Andy piaille :

« T’avais dit que tu me ferais pas de mal ! »

Morris médite ces propos et secoue la tête.

« Je crois pas l’avoir exprimé aussi clairement mais je suppose que j’ai pu le sous-entendre. » Avec un sérieux sincère, il fixe du regard le visage convulsé de Andy. « Considère ça comme de la liposuccion à domicile. Et tu peux encore t’en sortir vivant. Tout ce que t’as à faire, c’est me donner les carnets. Ils sont où ? »

Cette fois-ci, Andy peut plus faire semblant d’ignorer de quoi parle Morris, pas avec le cul en feu et une fontaine de sang qui lui coule sous la hanche.

« Je les ai pas ! »

Morris pose un genou à terre en prenant bien soin d’éviter la mare de sang qui s’étale.

« Je te crois pas. Ils ont disparu, il reste plus que la malle qui les contenait, et personne à part toi savait que je les avais. Alors je te repose la question, et si tu veux pas examiner de près tes tripes et revoir ce que t’as bouffé à midi, tu ferais bien de soigner ta réponse. Où sont les carnets ?

— Un gosse les a trouvés ! C’est pas moi, c’est un gosse ! Il habite dans ton ancienne maison, Morrie ! Il a dû les trouver enterrés dans le sous-sol ou quelque part ! »

Morris regarde son vieux pote bien en face. Il cherche un mensonge sur son visage, mais il cherche aussi à s’adapter à ce soudain revirement d’une situation qu’il pensait maîtriser. C’est comme prendre un virage à cent quatre-vingts degrés au volant d’une voiture qui roule à cent.

« Je t’en prie, Morrie, je t’en prie ! Il s’appelle Peter Saubers ! »

Voilà qui achève de convaincre Morris car il connaît le nom de la famille qui vit maintenant dans la maison où il a grandi. De plus, un type avec une profonde entaille dans le cul pourrait difficilement inventer des détails aussi précis sur l’inspiration du moment.

« Comment tu sais ça ?

Parce qu’il veut me les vendre ! Morrie, j’ai besoin d’aller aux urgences ! Je saigne comme un porc égorgé ! »

T’es un porc, songe Morris. Mais t’en fais pas, vieux pote, dans pas longtemps, tu seras délivré de ta misère. Je m’en vais t’expédier là-haut dans la grande librairie du ciel. Mais pas encore, car Morris entrevoit un brillant rayon d’espoir.

Il veut me les vendre, a dit Andy. Pas il a voulu.

« Raconte-moi tout, dit Morris. Puis je m’en irai. Tu devras appeler l’ambulance toi-même, mais je suis sûr que tu pourras y arriver.

— Comment je peux savoir si tu dis la vérité ?

— Parce que si le gosse a les carnets, tu m’intéresses plus. Évidemment, tu dois me promettre de pas leur dire qui t’a blessé. C’était un type masqué, hein ? Probablement un drogué. Il voulait de l’argent, pas vrai ? »

Andy hoche vigoureusement la tête.

« Rien à voir avec les carnets, hein ?

— Non, rien ! Si tu crois que je veux voir mon nom mêlé à ça !

— J’imagine que non. Mais si tu cherches à inventer une histoire — et que mon nom figure dans cette histoire —, je devrai revenir.

— Je ferai pas ça, Morrie, je ferai pas ça ! » Et là-dessus, il sort une déclaration aussi puérile que cette lippe luisante de salive : « Parole d’Indien !

— Dis-moi tout alors. »

Andy s’exécute. La première visite de Saubers, avec les photocopies des carnets et des Dépêches de l’Olympe pour comparer. Comment, rien qu’avec l’étiquette de bibliothèque collée sur le dos des Dépêches, Andy a pu identifier le gosse se faisant passer pour James Hawkins. La deuxième visite du gosse, quand Andy a donné un tour d’écrou. Le message vocal au sujet du week-end des délégués de classe au Centre de Vacances de River Bend, et sa promesse de repasser le lundi après-midi, dans deux jours à peine.

« Quelle heure, lundi ?

— Il… il l’a pas dit. Après l’école, je dirais. Il va au lycée de Northfield. Morrie, je saigne.

— Oui, dit Morris d’un ton absent. Oui, sûrement. »

Il réfléchit furieusement. Le garçon prétend avoir tous les carnets. Il est possible qu’il mente, mais sans doute pas. Le nombre qu’il a annoncé à Andy paraît juste. Et il les a lus. Voici qui enflamme une étincelle de jalousie empoisonnée dans la tête de Morris Bellamy et déclenche un incendie qui se propage bientôt à son cœur. Le petit Saubers a lu ce qui était destiné à Morris et à Morris seul. C’est une grave injustice, qui doit être punie.

Il se penche sur Andy et demande :

« T’es gay ? T’es gay, hein, que tu l’es ? »

Les cils de Andy papillonnent.

« Si je suis… mais quel rapport ça a ? Morrie, j’ai besoin d’une ambulance !

— Tu vis avec quelqu’un ? »

Son vieux pote est blessé, mais pas idiot. Il voit bien ce qu’implique une telle question.

« Oui ! »

Non, pense Morris, et il balance la hachette : tchomp.

Andy pousse un hurlement et commence à se tortiller sur le tapis sanglant. Morris balance un autre coup et Andy hurle encore. Heureusement que la pièce est tapissée de livres, pense Morris. Les livres font une bonne isolation.

« Tiens-toi tranquille, bougre de toi », dit-il, mais Andy se tient pas tranquille.

Ça prend quatre coups en tout. Le dernier s’abat sur l’arête du nez de Andy, lui éclatant les deux yeux comme des raisins, et enfin le tortillement cesse. Morris retire la hachette dans un grincement étouffé d’os contre acier et la laisse tomber sur le tapis à côté de l’une des mains tendues de Andy.

« Voilà, dit-il. Terminé. »

Le tapis est trempé de sang. Le devant du bureau est constellé d’éclaboussures. L’un des murs aussi, ainsi que Morris lui-même. Le bureau de l’arrière-boutique est une scène d’abattoir. Mais ça ne perturbe pas Morris outre mesure : il est plutôt calme. Ça doit être le choc, pense-t-il, et après ? Il a besoin d’être calme. Les gens perturbés oublient des choses.

Il y a deux portes au fond de la pièce, derrière le bureau. L’une donne sur le cabinet de toilette privé de son vieux pote, l’autre sur un placard. Il y a plein de vêtements dans le placard, y compris deux costumes d’aspect coûteux. Mais ils ne sont d’aucune utilité à Morris. Il flotterait dedans.

Il regrette que le cabinet de toilette ait pas de douche, mais avec des si…, comme on dit. Il se contentera du lavabo. Tandis qu’il retire sa chemise sanglante et se lave, il tente de passer en revue tout ce qu’il a touché depuis qu’il est entré dans la boutique. Il pense pas qu’il y ait grand-chose. Mais faudra pas qu’il oublie d’essuyer la pancarte accrochée à l’entrée. Et aussi les boutons de porte du placard et de ce cabinet de toilette.

Il se sèche et retourne dans le bureau, abandonnant la serviette et sa chemise souillée de sang près du corps. Son jean aussi est éclaboussé, et ce problème est rapidement résolu par ce qu’il trouve sur une étagère du placard : une pile de T-shirts soigneusement pliés et séparés par des feuilles de papier de soie. Il en trouve un XL qui cachera son jean jusqu’à mi-cuisse, c’est-à-dire le plus gros des taches, et le déplie. Imprimé sur le devant, il y a écrit : ANDREW HALLIDAY RARE EDITIONS, plus le numéro de téléphone de la boutique, l’adresse internet et un livre ouvert en guise d’illustration. Morris pense : Il doit en faire cadeau à ses gros acheteurs. Qui les prennent, disent merci, les portent jamais et les oublient.

Il commence à enfiler le T-shirt, puis se dit qu’il a vraiment pas envie de se balader en affichant sur sa poitrine le lieu de son dernier meurtre, et le retourne sur l’envers. Les lettres se voient un peu par transparence, mais pas assez pour qu’on puisse les lire, et le livre ouvert pourrait être n’importe quel objet rectangulaire.

Ses Dockers restent un problème, néanmoins. Les semelles sont souillées de sang et le dessus en est éclaboussé. Morris examine les pieds de son vieux pote, hoche judicieusement la tête, et retourne voir dans le placard. Le tour de ceinture de Andy fait peut-être le double de celui de Morris, mais leur pointure semble à peu près la même. Il choisit une paire de mocassins et les essaie. Ils le serrent un peu, et il aura peut-être bien une ampoule ou deux, mais les ampoules sont un petit prix à payer pour ce qu’il a appris ici et pour la revanche tardive qu’il a extorquée.

Et puis, c’est des chaussures vachement classe.

Il rajoute les siennes à la pile de trucs gluants sur le tapis, puis examine sa casquette. Pas la moindre éclaboussure. Ça c’est une chance. Il la recoiffe et fait le tour du bureau, essuyant les surfaces qu’il sait avoir touchées, et celles qu’il aurait pu avoir touchées.

Il s’agenouille près du corps une dernière fois et lui fouille les poches, conscient qu’il remet du sang sur ses mains et qu’il va devoir les relaver. C’est la vie.

Ça c’est Vonnegut, pense-t-il, pas Rothstein, et il rit. Les allusions littéraires le réjouissent toujours.

Les clés de Andy sont dans une de ses poches de devant, son portefeuille glissé contre la fesse que Morris n’a pas entamée avec la hachette. Toujours de la veine. Pas grand-chose comme argent liquide, moins de trente dollars, mais y a pas de p’tites économies, comme on dit. Morris mets les billets et les clés en lieu sûr. Puis il retourne se laver les mains et essuie les robinets.

Avant de quitter le sanctum sanctorum de Andy, il contemple la hachette. Le fer est englué de sang et de cheveux. Le manche caoutchouté porte clairement l’empreinte de sa paume. Il devrait sans doute l’emporter dans l’un de ses sacs de jardinage, avec sa chemise et ses chaussures, mais une intuition — trop profonde pour être traduite en mots, mais très puissante — lui dit de la laisser, du moins pour le moment.

Morris la ramasse, essuie le fer et le manche pour en ôter toute empreinte, puis la dépose doucement sur le bureau chic. Comme un avertissement. Ou une carte de visite.

« Qui a dit que je suis pas un loup, monsieur McFarland ? demande-t-il au bureau vide. Qui l’a dit ? »

Puis il sort, se servant de la serviette maculée de sang pour tourner la poignée.

6

De retour dans la boutique, Morris range la serviette souillée dans l’un des sacs et remonte la fermeture Éclair. Puis il s’assoit à l’ordinateur de Andy pour en explorer le contenu.

C’est un Mac, beaucoup plus chouette que celui de la bibliothèque de la prison mais fondamentalement le même. Puisqu’il est déjà allumé, pas besoin de perdre du temps à essayer x mots de passe. Il y a quantité de dossiers commerciaux sur l’écran, et une application intitulée SÉCURITÉ dans la barre inférieure. Il devra explorer ça, aussi, et très attentivement, mais d’abord il ouvre un fichier intitulé JAMES HAWKINS et, oui, voici les renseignements qu’il cherche : l’adresse de Peter Saubers (qu’il connaît) et aussi le numéro de portable de Peter Saubers, probablement récupéré par l’intermédiaire du message vocal que son vieux pote a mentionné. Son père s’appelle Thomas. Sa mère Linda. Sa sœur Tina. Il y a même une photo du jeune M. Saubers, alias James Hawkins, posant en compagnie d’un petit groupe de bibliothécaires de la bibliothèque de Garner Street que Morris connaît bien. En dessous de ces données — qui pourraient s’avérer utiles, qui sait, qui sait — figure une bibliographie de John Rothstein à laquelle Morris n’adresse qu’un coup d’œil : il connaît l’œuvre de Rothstein par cœur.

À part ce que le jeune M. Saubers garde sous le coude, bien entendu. Ce qu’il a volé à son propriétaire légitime.

Il y a un bloc-notes près de l’ordinateur. Morris inscrit le numéro du garçon et glisse le feuillet dans sa poche. Puis il ouvre l’application SÉCURITÉ et clique sur CAMÉRAS. Six écrans apparaissent. Deux montrent Lacemaker Lane dans toute sa gloire consumériste. Deux sont braquées sur l’intérieur étroit de la boutique. La cinquième montre ce même bureau où Morris est assis dans son T-shirt neuf. La sixième montre le bureau de l’arrière-boutique et le corps vautré sur le tapis turc. En noir et blanc, les flaques et éclaboussures de sang ressemblent à de l’encre.

Morris clique sur l’image, et elle emplit l’écran. Des flèches apparaissent en bas. Il clique sur la flèche retour arrière, attend, puis clique sur PLAY et se regarde, fasciné, commettre à nouveau le meurtre de son vieux pote. Fascinant, vraiment. Mais pas un film amateur dont il a envie qu’il soit vu par n’importe qui, donc le portable repart avec lui.

Il débranche les diverses prises, y compris celle connectée à une boîte brillante estampillée VIGILANT SECURITY SYSTEMS. Les caméras sont directement reliées au disque dur du portable, aucun DVD n’est donc gravé automatiquement. Logique. Un tel système de gravure serait légèrement trop onéreux pour un petit commerce comme Andrew Halliday Rare Editions. Mais l’un des câbles qu’il a ôtés était relié à un graveur de disques, donc son vieux pote devait pouvoir graver lui-même ses DVD, s’il le désirait, à partir de ses enregistrements vidéo.

Morris fouille méthodiquement le bureau pour les trouver. Il y a cinq tiroirs en tout. Il ne trouve rien d’intéressant dans les quatre premiers, mais le tiroir central est fermé à clé. Morris y voit un signe. Il cherche parmi les clés de Andy, choisit la plus petite, déverrouille le tiroir et touche le gros lot. Les sept ou huit photos explicites de son vieux pote en pleine fellation sur un jeune type trapu bardé de tatouages l’intéressent pas, mais le revolver, oui. C’est un SIG Sauer P 238 rouge et noir avec des fleurs gravées et dorées à la feuille tout le long du canon. Morris déverrouille le magasin et voit qu’il est plein. Une cartouche est même déjà engagée. Il reverrouille le chargeur et dépose le revolver sur le bureau — un autre truc à embarquer. Il fouille plus loin dans le tiroir et trouve tout au fond une enveloppe blanche vierge au rabat rentré et non collé. Il l’ouvre, s’attendant à une dizaine d’autres photos cochonnes, et a le plaisir de tomber sur de l’argent — au moins cinq cents dollars. La chance est toujours avec lui. Il pose l’enveloppe à côté du SIG.

Il n’y a rien d’autre et il est sur le point de conclure que si Andy a gravé des DVD, il les a mis à l’abri quelque part dans un coffre. Mais Dame Fortune n’en a pas encore fini avec Morris Bellamy. Quand il se lève, son épaule heurte une étagère surchargée, à gauche du bureau. Quelques vieux livres dégringolent par terre, et, derrière eux, apparaît une petite pile de boîtiers de DVD en plastique maintenus ensemble par des élastiques.

« Comment tu fais ça ? murmure Morris doucement. Comment tu fais ça, mec ? »

Il se rassoit et les fait rapidement passer entre ses mains, comme un joueur bat des cartes. Andy a écrit un nom au marqueur noir sur chacun. Seul le dernier signifie quelque chose pour Morris, et c’est précisément celui qu’il cherchait : « HAWKINS », en capitales sur la surface luisante.

La chance lui a souri plein de fois cette après-midi (peut-être pour compenser l’horrible déception qu’il a connue hier soir) mais il est inutile de la pousser plus loin. Morris emporte l’ordinateur, le revolver, l’enveloppe contenant l’argent et le disque HAWKINS à l’entrée du magasin. Il les fourre dans l’un de ses sacs de jardinage sans regarder les gens qui vont et viennent sur le trottoir. Si t’as l’air d’être chez toi quelque part, la plupart des gens penseront que t’es chez toi. Il sort d’un pas confiant et verrouille la porte derrière lui. La pancarte FERMÉ oscille brièvement, puis s’immobilise. Morris baisse la longue visière de sa casquette des Groundhogs et s’en va.

Il fait une dernière halte avant de regagner le Manoir aux Barges : à L’Octet, un cybercafé. Pour douze des dollars de Andy, il se paie vingt minutes dans un box sur un ordi équipé d’un lecteur DVD, plus un café dégueu et hors de prix. Il lui faut moins de cinq minutes pour s’assurer de ce qu’il détient : son vieux pote en train de parler avec un gosse qui a tout l’air de porter des fausses lunettes et la moustache de son père. Dans la première séquence, Saubers tient à la main un livre, sûrement Les Dépêches de l’Olympe, et une enveloppe qui contient plusieurs feuillets, sûrement les photocopies dont Andy a parlé. Dans la deuxième séquence, Saubers et Andy ont l’air de se disputer. Ces mini-films en noir et blanc sont muets, et c’est très bien comme ça. Le gosse aurait pu proférer n’importe quelle phrase. Dans la deuxième séquence, celle de la dispute, il aurait même pu dire : la prochaine fois, je viendrai avec ma hachette, espèce de gros connard.

Morris quitte L’Octet en souriant.

Le type derrière le comptoir lui rend son sourire en disant :

« J’en déduis que vous vous êtes bien amusé.

— Oui, répond l’homme qui a passé plus des deux tiers de sa vie en prison. Mais ton café était dégueu, crâne d’œuf. J’aurais dû te le verser sur la tête, putain. »

Le sourire s’efface du visage de l’employé. Beaucoup, parmi les clients, sont des consommateurs de crack. Avec ces gens-là, vaut mieux filer doux et espérer qu’ils reviendront jamais.

7

Hodges a dit à Holly qu’il comptait passer au moins une partie du week-end affalé dans son La-Z-Boy à regarder le base-ball à la télé, et le dimanche après-midi, il regarde effectivement les trois premières manches du match des Indians. Mais une certaine nervosité s’empare de lui et il décide de sortir rendre une petite visite. Pas à un vieux pote, mais assurément à une vieille connaissance. Après chacune de ces visites, il se dit : OK, c’est la dernière, tout ça ne rime à rien. Il le pense vraiment, en plus. Et puis — un mois plus tard, ou deux, ou deux et demi — il reprend le même chemin. Quelque chose le pousse à le faire. Et de toute manière, les Indians perdent déjà de cinq points face aux Rangers, et on en est qu’à la troisième manche.

Il éteint la télé, enfile un vieux T-shirt Police Athletic League (du temps où il était costaud, il évitait les T-shirts, mais maintenant il aime leur façon de tomber bien droit sur son ventre quasi plat au-dessus de la ceinture) et il ferme la maison. La circulation est fluide le dimanche et vingt minutes plus tard il enfile sa Prius dans une place de stationnement au deuxième étage du parking visiteurs adjacent à la masse de béton tentaculaire et sans cesse en train de développer des métastases du John M. Kiner Hospital. Tout en se dirigeant vers l’ascenseur du parking, il adresse une prière à Dieu, comme il le fait pratiquement à chaque fois, pour le remercier d’être là en tant que visiteur et pas en tant que client. Non sans être parfaitement conscient, alors même qu’il prononce son très respectueux merci, que la plupart des gens deviennent tôt ou tard des clients, soit ici, soit dans l’un des quatre autres hostos, réputés ou non, de la ville. Personne voyage gratis et, à la fin, même le bateau qui tient le mieux la mer finit par couler, bloup-bloup-bloup. La seule façon de contrebalancer ça, selon Hodges, c’est de tirer parti au mieux de chaque jour en mer.

Mais si cet adage est vrai, alors que fout-il ici ?

Cette idée lui remet en mémoire deux vers d’un poème entendu ou lu il y a bien longtemps, et qui s’est logé dans son cerveau par la vertu de sa simple rime : Oh, chasse cette pensée parasite/Et allons faire notre visite[12].

8

Il est facile de se perdre dans n’importe quel grand hôpital, mais Hodges est venu ici des tas de fois et maintenant, c’est plutôt lui qui renseignerait les gens que le contraire. L’ascenseur du parking le ramène au niveau d’un passage couvert ; le passage couvert le conduit dans un hall d’entrée grand comme une gare ; l’ascenseur du couloir A l’emporte au deuxième étage ; un passage aérien lui fait franchir Kiner Boulevard et le conduit à sa destination finale où la peinture sur les murs est d’un rose apaisant et l’atmosphère feutrée. Le panneau au-dessus du bureau de la réception indique :

BIENVENUE À LA CLINIQUE
DES TRAUMATISÉS DU CERVEAU
DE LA RÉGION DES GRANDS LACS
L’UTILISATION DE TÉLÉPHONES PORTABLES
ET DE TOUT APPAREIL DE TÉLÉCOMMUNICATIONS
EST INTERDITE
CONTRIBUEZ AU MAINTIEN
D’UN ENVIRONNEMENT SILENCIEUX
NOUS VOUS REMERCIONS DE VOTRE COOPÉRATION

Hodges se dirige vers le bureau où son badge de visiteur l’attend déjà. L’infirmière-chef le connaît ; en quatre ans, ils sont presque devenus de vieux amis.

« Comment va la famille, Becky ? »

Elle répond que tout le monde va bien.

« Et le bras du fiston ? »

Elle répond que ça va. On lui a enlevé son plâtre et il pourra retirer son écharpe d’ici une semaine, deux au maximum.

« C’est bien. Mon p’tit gars est dans sa chambre ou en rééducation ? »

Elle répond qu’il est dans sa chambre.

Hodges longe le couloir jusqu’à la chambre 217 où un certain patient réside aux frais de la princesse. Avant de l’atteindre, Hodges croise l’aide-soignant que les infirmières appellent Bibli Al. Il a la soixantaine et — comme à l’accoutumée — il pousse un chariot rempli de journaux et de livres de poche. Depuis peu, un ajout a été fait à son petit arsenal de distractions : un casier en plastique rempli de livres électroniques.

« Salut, Al, dit Hodges, comment ça va aujourd’hui ? »

Al, d’ordinaire bavard, semble à moitié endormi cette après-midi, et il a des cernes violets sous les yeux. La nuit a été rude pour certains, pense Hodges en souriant intérieurement. Il connaît les symptômes, pour en avoir vécu de rudes lui aussi. Il imagine un instant claquer des doigts devant les yeux de Al, à la manière d’un hypnotiseur de cabaret, puis décide que ce serait vache. Laissons cet homme venir à bout de son lendemain de cuite en paix. S’il est encore aussi vasouillard cette après-midi, Hodges n’ose pas imaginer comment il devait se sentir ce matin.

Mais avant que Hodges ait passé son chemin, voici Al qui revient à lui et lui sourit.

« Hé, c’est vous, inspecteur ? Faisait un bail que j’avais pas vu votre trogne dans le quartier !

— C’est seulement monsieur, maintenant, Al. Vous vous sentez bien ?

— Oui, oui. J’étais juste en train de penser… » Al hausse les épaules. « Bigre, j’sais plus à quoi j’étais en train de penser. » Il rit. « Vieillir, c’est pas un boulot pour les mauviettes.

— Vous n’êtes pas vieux, dit Hodges. On a dû oublier de vous annoncer la nouvelle : soixante ans, c’est la nouvelle quarantaine. »

Al renifle.

« Si c’est pas la nouvelle du siècle la plus bidon. »

Hodges est totalement d’accord. Il désigne le chariot du doigt.

« J’imagine que mon p’tit gars demande jamais de livres, si ? »

Al renifle encore.

« Harstfield ? Y saurait même plus lire un album de Petit Ours. » Il se tape gravement le front. « Y a plus que du porridge là-d’dans. Mais des fois, il tend la main pour avoir un de ces machins. » Il se saisit d’une liseuse électronique rose bonbon. « Ces trucs-là sont livrés avec des jeux.

— Il joue à des jeux ? »

Hodges n’en revient pas.

« Oh là là, non. Ses fonctions motrices sont niquées. Mais si je lui mets une démo, genre Barbie top modèle ou Barbie va à la pêche, il peut les regarder pendant des heures. Les démos rejouent toujours la même séquence en boucle, mais qu’est-ce qu’il en sait ?

— Rien, je suppose.

— Bonne supposition. Je crois qu’il aime les bruits aussi — les bips, les boops et les boinks. Quand je reviens, deux heures plus tard, la liseuse est posée sur son lit ou sur l’appui de la fenêtre, écran noir, batterie plate comme une crêpe. Mais c’est pas un problème, elle est pas morte pour autant, trois heures de chargeur et c’est reparti pour un tour. Lui, par contre, il recharge pas. Et c’est tant mieux, probablement. »

Al fronce le nez comme s’il avait flairé une mauvaise odeur.

Peut-être, peut-être pas, pense Hodges. Tant qu’il va pas mieux, il reste ici, dans une jolie chambre d’hôpital. Pas terrible, comme vue, mais il a l’air conditionné, la télé couleur et, de temps en temps, une liseuse rose bonbon à regarder. S’il était sain d’esprit — capable de participer à sa propre défense, selon la définition de la loi —, il devrait passer en jugement pour une dizaine de chefs d’inculpation, dont neuf pour meurtre. Dix, si le procureur décidait d’y ajouter la mère du salopard, morte empoisonnée. Et alors, ça serait la prison d’État de Waynesville pour le restant de ses jours.

Pas d’air conditionné, en taule.

« Ménagez-vous, Al. Vous m’avez l’air fatigué.

— Non, ça va, inspecteur Hutchinson. Bonne visite à vous. »

Al s’éloigne en poussant son chariot et Hodges le suit des yeux en plissant le front. Hutchinson ? Bigre, d’où sort-il ça ? Ça fait des années que Hodges vient ici et Al connaît parfaitement son nom. Ou le connaissait. Bon Dieu, il espère que le bonhomme n’est pas atteint de démence précoce.

Durant les quatre premiers mois, il y a eu deux gardiens à la porte de la chambre 217. Puis un seul. Désormais, il n’y en a plus aucun parce que garder Brady est un gaspillage de temps et d’argent. Quand le criminel peut même pas aller aux toilettes tout seul, y a pas grand danger d’évasion. Chaque année, on reparle de le transférer dans une institution moins onéreuse dans le nord de l’État, mais chaque année, le procureur rappelle aux uns et aux autres que ce charmant personnage, cerveau endommagé ou pas, est toujours techniquement en attente de jugement. Il est facile de le garder ici car la clinique finance une bonne partie de la facture. L’équipe de neurologues — surtout le Dr Felix Babineau, chef de service — trouve que Brady Hartsfield est un cas extrêmement intéressant.

Cette après-midi, il est assis près de la fenêtre, en jean et chemise à carreaux. Il a les cheveux longs et aurait bien besoin d’une visite du coiffeur, mais on vient de les lui laver et ils brillent comme de l’or dans la lumière du soleil. Des cheveux dans lesquels une fille adorerait passer ses doigts, pense Hodges. Si elle ignorait quel monstre c’était.

« Bonjour, Brady. »

Harstfield ne réagit pas. D’accord, il est en train de regarder dehors par la fenêtre, mais voit-il le mur de brique du parking qui constitue son unique panorama ? Sait-il que Hodges se trouve dans la chambre avec lui ? Sait-il seulement que quelqu’un se trouve dans la chambre avec lui ? C’est à ces questions que toute une équipe de neurologues aimerait avoir des réponses. Et aussi Hodges, qui s’assied au pied du lit en se demandant : Quel monstre c’était ? Ou c’est toujours ?

« Ça fait une baille, comme disait l’aumônier de marine à la Mère Supérieure. »

Hartsfield ne répond pas.

« Je sais, elle est un peu éculée. J’en ai des centaines comme ça, demande à ma fille. Comment va, aujourd’hui ? »

Hartsfield ne répond pas. Ses mains sont posées sur ses genoux, longs doigts blancs mollement entrecroisés.

En avril 2009, Harstfield a volé une Mercedes-Benz appartenant à la cousine de Holly et au volant de laquelle il a délibérément foncé dans une foule de demandeurs d’emploi au City Center. Il a tué huit personnes et en a blessé grièvement douze autres, dont Thomas Saubers, le père de Peter et Tina. Il a ensuite pris la fuite sans être inquiété. L’erreur de Hartsfield, cependant, a été d’écrire à Hodges, alors retraité de la police, pour le narguer.

L’année suivante, Brady a assassiné l’autre cousine de Holly, la sœur de la première, une femme délicieuse dont Hodges était en train de tomber amoureux. C’était Holly elle-même, fort opportunément, qui avait arrêté l’horloge interne de Brady en lui réduisant littéralement la cervelle en bouillie à l’aide du Happy Slapper personnel de Hodges avant que Harstfield n’ait pu déclencher le détonateur d’une bombe qui aurait décimé le public adolescent d’un concert pop.

Le premier coup de Slapper avait fracturé le crâne de Hartsfield mais c’était le second qui, de l’avis des spécialistes, avait causé des dégâts irréparables. Dans un profond coma dont il avait peu de chances de sortir un jour — dixit le Dr Babineau —, il avait été admis à la Clinique des Traumatisés du Cerveau. Et puis, par un sombre soir d’orage de novembre 2011, Harstfield avait ouvert les yeux et adressé la parole à l’infirmière occupée à changer la poche de sa perfusion. (Quand il médite sur cet instant, Hodges imagine toujours le Dr Frankenstein s’écriant : « Il est vivant ! Il est vivant ! ») Harstfield avait déclaré avoir mal à la tête et réclamé sa mère. Le Dr Babineau, appelé sur les lieux, avait demandé à son patient de suivre son doigt des yeux afin de vérifier ses mouvements extra-oculaires, et Hartsfield avait été capable de le faire.

Au cours des trente mois écoulés depuis, Brady Hartsfield a parlé en diverses occasions (quoique jamais à Hodges). La plupart du temps, il réclame sa mère. Quand on lui dit qu’elle est morte, il hoche parfois la tête, comme s’il comprenait… et puis un jour, ou une semaine plus tard, il réitère sa demande. Il est capable de suivre des instructions simples en salle de kinésithérapie et a réappris à marcher, même si ça ressemble davantage à un traînement de pieds assisté par un aide-soignant. Les bons jours, il est capable de manger seul mais reste incapable de s’habiller. Il est classé semi-catatonique. La plupart du temps, il reste assis dans sa chambre à regarder soit le parking par la fenêtre, soit une photo de fleurs sur le mur.

Mais au cours de la dernière année, quelques faits étranges se sont également produits qui ont fait de Brady Harstfield une sorte de légende à la Clinique des Traumatisés du Cerveau. Des rumeurs et des spéculations se sont propagées. Le Dr Babineau n’en tient pas compte et refuse même d’en parler… mais certains des aides-soignants et autres infirmières et infirmiers s’épanchent volontiers et un certain inspecteur de police à la retraite s’est montré un auditeur avide au fil des années.

Hodges se penche en avant, mains pendant entre les genoux, et sourit à Hartsfield.

« Tu joues la comédie, Brady ? »

Brady ne répond pas.

« Pourquoi tu te fatigues ? D’une façon ou d’une autre, tu vas passer le restant de ta vie enfermé. »

Brady ne répond pas mais une de ses mains se soulève lentement de ses genoux. Il manque se planter un doigt dans l’œil puis atteint son but et écarte une mèche de cheveux de son front.

« Tu veux pas me demander où est ta mère ? »

Brady ne répond pas.

« Elle est morte. En train de pourrir dans son cercueil. Tu lui as refilé du poison pour les rats. Elle a dû vachement souffrir. Tu l’as vue souffrir ? T’étais là ? Tu l’as regardée ? »

Pas de réponse.

« Ohé, Brady, t’es là ? Toc, toc, toc. »

Pas de réponse.

« Je crois que t’es là. J’espère que t’es là. Hé, j’vais t’dire une chose. J’ai été un buveur sévère. Et tu sais ce que je me rappelle le mieux de mes années de boisson ? »

Pas de réponse.

« Les lendemains de cuite. La lutte pour sortir du lit avec un cognement dans la tête comme un marteau sur une enclume. Aller vidanger le litre du matin en me demandant ce que j’avais fait la veille. Même pas savoir parfois comment j’étais rentré à la maison. Vérifier ma voiture pour d’éventuelles traces d’accrochage. C’était comme d’être perdu à l’intérieur de mon putain de cerveau, à chercher la porte pour pouvoir sortir sans réussir à la trouver avant au moins midi, quand les choses commençaient à s’éclaircir et à redevenir normales. »

Ça lui rappelle momentanément Bibli Al.

« J’espère que t’en es là, Brady. À errer à l’intérieur de ton cerveau à moitié déglingué et à chercher la sortie. Sauf que pour toi, y a pas de sortie. Pour toi, le lendemain de cuite en finit pas de continuer. T’en es là ? Bon sang, j’espère bien que t’en es là. »

Il a mal aux mains. Il les regarde et voit qu’il les tient tellement serrées que ses ongles lui mordent les paumes. Il relâche la pression et observe les croissants blancs se teinter de rouge. Il rafraîchit son sourire.

« Juste pour causer, mon pote. Juste pour causer. T’as què’que chose à répondre ? »

Hartsfield ne répond rien.

Hodges se lève.

« C’est bon. Reste bien assis près de cette fenêtre à essayer de trouver la sortie. La sortie qu’existe pas. Pendant ce temps, moi je vais sortir à l’air libre et respirer à pleins poumons. C’est une belle journée, aujourd’hui. »

Sur la table placée entre la chaise et le lit, il y a une photo que Hodges a vue pour la première fois dans la maison de Elm Street où Hartsfield vivait avec sa mère. Celle-ci est plus petite et entourée d’un cadre argenté. On y voit Brady et sa maman quelque part sur une plage, se tenant enlacés, joue contre joue, plus l’air de deux amoureux que de mère et fils. Au moment où Hodges se retourne pour partir, la photo bascule et tombe en avant avec un son mat. Clac.

Hodges la regarde, regarde Harstfield, puis regarde de nouveau la photo tombée à plat sur la table.

« Brady ? »

Pas de réponse. Y a jamais de réponse. Pas à ses questions, en tout cas.

« Brady, c’est toi qu’as fait ça ? »

Rien. Brady a les yeux baissés vers ses genoux où ses doigts sont de nouveau mollement entrelacés.

« Y a des infirmières qui disent… » Hodges ne termine pas sa phrase. Il repose la photo en position verticale, appuyée sur son petit support. « Si c’est toi qui as fait ça, refais-le. »

Rien du côté de Hartsfield, rien du côté de la photo. Mère et fils en des temps plus heureux. Deborah Ann Hartsfield et son lapin chéri.

« Très bien, Brady. À plus, dans l’bus. J’m’arrache, l’Apache. »

Il s’arrache, referme la porte derrière lui. Au même moment, Brady Hartsfield lève brièvement les yeux. Et sourit.

Sur la table, la photo bascule de nouveau en avant.

Clac.

9

Ellen Bran (surnommée Bran Stoker par les élèves qui ont suivi le cours de littérature fantastique et d’horreur au lycée de Northfield) est postée à la porte du bus scolaire garé dans la cour du Centre de Vacances de River Bend. Elle a son téléphone portable à la main. Il est seize heures, c’est dimanche et elle est sur le point d’appeler le 911 pour signaler la disparition d’un élève. C’est à ce moment que Peter Saubers déboule au pas de course du coin du bâtiment, côté restaurant.

Ellen est toujours impeccablement réglo avec ses élèves, elle s’en tient à son rôle de prof sans jamais essayer de copiner, mais là, elle laisse tomber les bienséances et enlace Peter dans une étreinte si forte et si fervente qu’il en a presque le souffle coupé. De l’intérieur du bus, où attendent les autres délégués et futurs délégués de classe, monte une petite salve d’applaudissements moqueurs.

Ellen relâche son étreinte, attrape Peter par les épaules et fait autre chose qu’elle n’a jamais fait auparavant à aucun de ses élèves : elle le secoue rudement.

« étais-tu ? Tu as raté les trois séminaires de la matinée, tu as raté le repas de midi, j’étais à deux doigts d’appeler la police !

— Je suis désolé, m’dame Bran. J’ai été malade, genre une indigestion. Et j’ai pensé que le grand air me ferait du bien. »

Mme Bran — accompagnatrice et organisatrice de ce week-end car elle est à la fois prof de politique américaine et d’histoire américaine — décide de le croire. Pas seulement parce que Peter est l’un de ses meilleurs élèves et ne lui a jamais causé la moindre difficulté auparavant, mais parce qu’il a vraiment l’air malade.

« Eh bien… tu aurais dû me prévenir, lui dit-elle. Je pensais que tu t’étais mis en tête de retourner chez toi en stop ou quelque chose comme ça. S’il t’était arrivé quoi que ce soit, c’est moi qui aurais porté le chapeau. Tu ne te rends pas compte que vous êtes sous ma responsabilité lors d’une sortie scolaire ?

— J’ai perdu la notion du temps. J’ai vomi et je voulais pas faire ça à l’intérieur. Ça doit être quelque chose que j’ai mangé. Ou un virus, genre gastro fulgurante. »

Ce n’est pas quelque chose qu’il a mangé et il n’a pas attrapé de virus fulgurant, mais l’histoire des vomissements est vraie. C’est la nervosité. La terreur pure, pour être plus précis. Il est terrifié à l’idée d’affronter Andrew Halliday demain. Ça peut bien se passer, il sait qu’il y a une chance pour que ça se passe bien, mais ce sera un peu comme enfiler une aiguille qui arrête pas de bouger. Et si ça se passe mal, il aura des ennuis avec ses parents et des ennuis avec la police. Quant à une bourse universitaire sur critères sociaux ou au mérite ? Des clous. Il se pourrait même qu’il aille en prison. C’est pourquoi il a passé toute la journée à errer sur les sentiers qui sillonnent les quinze hectares de propriété du centre de vacances, en répétant x et x fois dans sa tête l’imminente confrontation. Ce qu’il dira ; ce que dira Halliday ; ce qu’il lui répondra. Et oui, de fait, il a perdu la notion du temps.

Pete aimerait ne jamais avoir posé les yeux sur cette putain de malle.

Il pense : Mais je cherchais seulement à bien faire. Merde, c’est tout !

Ellen aperçoit les larmes qui noient les yeux du garçon et elle remarque pour la première fois — peut-être parce qu’il a rasé cette moustache ridicule — combien son visage est amaigri. Presque émacié. Elle laisse tomber son téléphone portable dans son sac et en sort un paquet de mouchoirs en papier.

« Essuie-toi le visage », dit-elle.

De l’intérieur du bus, une voix lance :

« Hey, Saubers, t’as un ticket !

— La ferme, Jeremy », répond Ellen sans se retourner. Puis, à Pete : « Je devrais te donner une semaine de colle pour cette petite escapade, mais je vais être indulgente. »

Elle va l’être, en effet, car une semaine de colle impliquerait un rapport oral à M. Waters, le proviseur adjoint, qui est aussi chargé de la discipline du lycée. Waters ne manquerait pas de s’informer des propres agissements de Bran et voudrait savoir pourquoi elle n’avait pas sonné l’alarme plus tôt, surtout lorsqu’elle reconnaîtrait ne pas avoir revu Pete Saubers depuis l’heure du dîner au réfectoire la veille au soir. Il s’était soustrait durant presque vingt-quatre heures à sa vue et à sa surveillance, ce qui était totalement hors normes dans le cadre d’un voyage scolaire.

« Merci, m’dame Bran.

— Tu crois que tu as terminé de vomir ?

— Oui. J’ai plus rien dans l’estomac.

— Alors monte dans le bus qu’on rentre à la maison. »

De nouvelles salves d’applaudissements sarcastiques s’élèvent lorsque Pete grimpe à bord et progresse le long du couloir central. Il s’efforce de sourire, comme si de rien n’était. Tout ce qu’il désire, c’est retrouver Sycamore Street et se tapir dans sa chambre en attendant demain et la fin de ce cauchemar.

10

Quand Hodges rentre de l’hôpital, il trouve un beau jeune homme en T-shirt de Harvard installé sur son perron d’entrée, occupé à lire un épais livre de poche à la couverture illustrée d’une bande de Grecs ou de Romains en plein combat. Assis à côté de lui, il y a un setter irlandais à la gueule fendue du genre de sourire insouciant qui semble être l’apanage des chiens élevés dans des foyers affectueux. Jeune homme et chien se lèvent quand Hodges se range dans le petit appentis qui lui sert de garage.

Le jeune homme vient à sa rencontre sur la pelouse, poing tendu. Hodges tape son poing contre le sien, tribut rendu à l’héritage noir de Jerome, puis lui serre la main, tribut rendu à son propre héritage wasp[13].

Jerome recule, tenant Hodges par les avant-bras pour l’examiner.

« Quelle forme ! s’exclame-t-il. Plus mince que jamais !

— Je marche, explique Hodges. Et j’ai acheté un tapis de course pour les jours de pluie.

— Excellent ! Vous allez vivre éternellement !

— J’aimerais bien », dit Hodges en se penchant. Le chien lui tend la patte et Hodges la serre. « Comment tu vas, Odell ? »

Odell répond d’un jappement qui doit signifier qu’il va bien.

« Entre, dit Hodges. J’ai du Coca. À moins que tu préfères une bière.

— Un Coca, ça me va. Et je parie qu’Odell apprécierait un peu d’eau. On est venus à pied. Et Odell marche plus aussi vite qu’avant.

— Sa gamelle est toujours sous l’évier. »

Ils rentrent et trinquent avec des verres de Coca glacé. Odell lape sa gamelle d’eau puis s’étend à sa place habituelle près de la télé. Hodges a été un téléphage compulsif durant ses premiers mois de retraite mais désormais, le poste est rarement allumé, sauf pour le CBS Evening News avec Scott Pelley, et les matchs des Indians.

« Comment ça se passe avec le pacemaker, Bill ?

— Je me rends même plus compte qu’il est là. Et c’est aussi bien comme ça. Et toi, tu devais pas te rendre à un grand bal dans un country club de Pittsburgh avec comment-s’appelle-t-elle-déjà ?

— C’est tombé à l’eau. La version, pour mes parents, c’est que comment-s’appelle-t-elle-déjà et moi, on s’est rendu compte qu’on était pas compatibles, tant sur le plan universitaire que personnel. »

Hodges hausse les sourcils.

« Ça fait très laïus d’avocat, ça, je trouve, pour un étudiant en philosophie avec option cultures antiques. »

Jerome sirote son Coca, étend ses longues jambes devant lui et sourit.

« Vous voulez la vérité ? Comment-s’appelle-t-elle-déjà — alias Priscilla — se servait de moi pour exciter la jalousie de son ex-petit copain de lycée. Et ça a marché. Elle m’a dit qu’elle était désolée de m’avoir fait de fausses promesses, qu’elle espérait qu’on reste bons amis et tout le bla-bla. Un peu embarrassant, mais bon, c’est probablement mieux comme ça. » Il s’interrompt. « Elle a encore toutes ses poupées Barbie et Bratz sur une étagère dans sa chambre et je dois reconnaître que ça m’a donné à réfléchir. J’imagine que ça me dérangerait pas trop si mes parents apprenaient que j’ai été le dindon de sa grosse farce amoureuse, mais si vous dites quoi que ce soit à ma Barbster de sœur, j’aurai pas fini de l’entendre.

— Motus et bouche cousue, dit Hodges. Alors, quels sont tes projets maintenant ? Tu retournes dans le Massachusetts ?

— Non, non, je suis ici pour l’été. J’ai un boulot sur les quais, manutentionnaire de containers.

— C’est pas un boulot pour un étudiant de Harvard, ça, Jerome.

— C’en est un pour moi. J’ai passé mon permis machines de chantier l’hiver dernier, le salaire est super élevé, et Harvard n’est pas donné, même avec une bourse d’études partielle. » Tyrone Feelgood Delight refait une apparition impromptue, bienheureusement brève. « Ce ’tit Noi’-là, missié Hodges, y va twimballer du poids et twanspiwer. » Puis, sans transition, retour à Jerome. « Qui c’est qui vous tond la pelouse ? C’est pas mal fait. Pas aussi bien qu’avec Jerome Robinson, mais pas mal du tout.

— Un gosse du quartier, dit Hodges. Dis-moi, Jerome, c’est juste une visite de courtoisie que tu me fais là, ou bien… ?

— Barbara et sa copine Tina m’ont raconté une drôle d’histoire, enchaîne Jerome. Tina était pas trop chaude pour me le dire, au départ, mais Barbs l’a convaincue. Elle est douée pour ça. Dites, Bill, vous savez que le père de Tina a été blessé dans l’attaque du City Center, pas vrai ?

— Oui.

— Si c’est vraiment son grand frère qui a envoyé l’argent pour maintenir la famille à flot, chapeau… Mais d’où est-ce qu’il tenait ce fric ? J’ai beau chercher, je vois pas.

— Moi non plus.

— Tina dit que vous allez lui demander.

— Après l’école demain, oui, c’est ça le plan.

— Holly est dans le coup ?

— Elle assure la logistique.

— Cool ! » Jerome sourit largement. « Et si je venais avec vous demain ? On reforme le groupe, mon vieux ! Et on rejoue tous les standards ! »

Hodges réfléchit.

« Je sais pas, Jerome. Un seul interlocuteur — un vieux de la vieille comme moi — risque de pas trop perturber le petit Saubers. Mais deux… surtout si l’un d’eux est un grand Black impressionnant de plus d’un mètre quatre-vingt-…

— Quinze rounds et j’ai toujours ma belle gueule ! » proclame Jerome en brandissant ses deux mains nouées au-dessus de sa tête. Odell aplatit les oreilles. « Ma belle gueule d’ange ! Ce vieil ours mal léché de Sonny Liston m’a même pas touché ! Je flotte comme un papillon et je pique comme une… » Jerome considère l’expression patiente de Hodges. « OK, d’accord, désolé, je me laisse un peu emporter, des fois. Où est-ce que vous allez l’attendre ?

— Devant l’entrée principale du lycée, c’était mon idée. C’est bien par là que sortent tous les jeunes, non ?

— Non, pas forcément. Il peut sortir par-derrière, surtout si Tina a laissé échapper qu’elle vous a parlé. » Jerome voit Hodges sur le point de dire quelque chose et lève la main pour l’arrêter. « Elle a promis qu’elle le ferait pas, mais les grands frères connaissent leurs petites sœurs, vous pouvez croire un gars qui en a une. S’il sait que quelqu’un veut lui poser des questions, il peut s’esquiver et couper par le terrain de football pour rejoindre Westfield Street. Je pourrais me garer là, et vous appeler si je l’aperçois.

— Tu saurais le reconnaître ?

— Oui, Tina m’a montré une photo qu’elle avait dans son porte-monnaie. Laissez-moi faire partie de l’équipe, Bill. Barbs aime cette gamine. Et moi aussi, je l’aime bien. Elle a eu du cran de venir vous trouver, même avec ma sœur pour l’aiguillonner.

— Je le sais.

— Et puis, je suis malade de curiosité. Tina dit que l’argent a commencé à arriver alors que son frère n’avait que treize ans. Un gamin si jeune en possession de tant d’argent… » Jerome secoue la tête. « Je suis pas surpris qu’il ait des ennuis aujourd’hui.

— Moi non plus. Bon, si tu veux faire partie de l’équipe, je suppose que c’est OK.

— Super ! »

Cette exclamation appelle un nouvel entrechoquement de poings.

« T’as été élève au lycée de Northfield, Jerome. Est-ce qu’il y a une autre sortie possible en dehors de l’entrée principale et de Westfield Street ? »

Jerome réfléchit.

« S’il passe par le sous-sol, il y a une porte qui donne sur le côté et sur l’ancienne zone fumeurs. S’il passe par là, il peut couper par l’auditorium et ressortir dans Garner Street.

— Je pourrais placer Holly à cet endroit-là, dit Hodges d’un ton pensif.

— Excellente idée ! s’exclame Jerome. Le groupe au complet ! Comme je disais !

— Mais si tu le vois, tu ne l’approches pas, précise Hodges. Tu m’appelles, c’est tout. C’est moi qui l’aborderai. Je donnerai la même consigne à Holly. Pas qu’elle s’y risquerait, de toute façon.

— Du moment qu’on arrive à lui tirer les vers du nez et à connaître toute l’histoire.

— Si j’y arrive, tu la connaîtras, dit Hodges en espérant ne pas faire de promesse inconsidérée. Sois à mon bureau au Turner Building à deux heures et on partira autour de deux heures et quart. Pour être en position à trois heures moins le quart.

— Vous êtes sûr que Holly sera d’accord ?

— Oui. Elle est douée pour l’observation. C’est la confrontation qui lui pose problème.

— Pas toujours.

— Non, confirme Hodges, pas toujours. »

Tous deux repensent à une confrontation en particulier — au MACC, avec Brady Hartsfield — dont Holly s’est brillamment tirée.

D’un bref coup d’œil, Jerome consulte sa montre.

« Faut que j’y aille. J’ai promis d’emmener ma Barbster de sœur au centre commercial. Elle veut s’acheter une Swatch. »

Il roule des yeux. Hodges sourit.

« J’adore ta sœur, Jerome. »

Jerome sourit aussi.

« Moi aussi, je l’adore. Allez, Odell, on y va. »

Odell se lève et se dirige vers la porte. Jerome saisit la poignée, puis se retourne. Son sourire a disparu.

« Vous revenez de là où je pense ?

— Peut-être bien.

— Est-ce que Holly sait que vous allez le voir ?

— Non. Et tu lui diras rien. Elle en serait terriblement affectée.

— Oui. Vrai. Comment va-t-il ?

— Toujours pareil. Même si… » Hodges pense à la photo et comment elle a basculé en avant. Ce son mat. Clac.

« Même si ?

— Rien. Toujours pareil. Tu veux bien me rendre un service ? Dis à Barbara de me prévenir si Tina l’appelle pour lui dire que son frère sait que les filles sont venues me parler vendredi.

— J’y manquerai pas. À demain, Bill. »

Jerome s’en va. Hodges allume la télé et a le plaisir de voir que les Indians jouent toujours. Ils ont remonté le score et on joue les prolongations.

11

Holly passe son dimanche après-midi dans son appartement à essayer de regarder Le Parrain 2 sur son ordinateur. Ça devrait être une occupation très agréable pour elle, étant donné qu’elle considère ce film comme l’un des deux ou trois meilleurs du monde, du même tonneau que Citizen Kane et Les Sentiers de la gloire. Mais ce soir, elle n’arrête pas de mettre en pause pour se lever et faire les cent pas en cercles angoissés dans son salon. Ce n’est pas l’espace qui manque pour déambuler. Cet appartement n’est pas aussi luxueux que celui de la copropriété en bordure du lac où elle a vécu un temps après avoir emménagé en ville, mais il est situé dans un bon quartier et il est très spacieux. Elle a les moyens de se payer le loyer : selon les termes du testament de sa cousine Janey, Holly a hérité d’un demi-million de dollars. Un peu moins après prélèvement des impôts, naturellement, mais le pécule reste encore très conséquent. Et grâce à son travail avec Bill Hodges, elle peut se permettre de laisser le magot faire des petits.

Tandis qu’elle va et vient, elle marmonne quelques-unes des meilleures tirades du film.

« Je n’ai pas envie de tuer tout le monde. Uniquement mes ennemis. »

« Comment on dit Banana Daïquiri en espagnol ? »

« Ton pays, c’est pas ta famille, souviens-toi de ça. »

Et, évidemment, celle dont tout le monde se souvient : « Je sais que c’est toi, Fredo. Tu m’as brisé le cœur. »

Si elle était en train de regarder un autre film, elle entonnerait un couplet de citations totalement différent. C’est une forme d’auto-hypnose qu’elle a commencé à pratiquer à l’âge de sept ans après avoir vu La Mélodie du bonheur. (Sa réplique favorite dans ce film : « Je me demande quel goût a l’herbe. »)

En fait, elle pense au carnet Moleskine que le frère de Tina a caché précipitamment sous son oreiller. Bill est convaincu que ce carnet n’a rien à voir avec l’argent que Pete envoyait à ses parents, mais Holly n’en est pas si sûre.

Elle a tenu des journaux intimes la majeure partie de sa vie, énumérant tous les films qu’elle a vus, tous les livres qu’elle a lus, tous les gens à qui elle a parlé, l’heure à laquelle elle s’est levée, l’heure à laquelle elle s’est couchée. Même toutes les fois où elle est allée à la selle, sous le nom de code EFP, pour Été Faire Popo (parce qu’on ne sait jamais, quelqu’un pourrait tomber sur ses journaux après sa mort). Elle sait que ce genre de comportement relève du trouble obsessionnel compulsif — elle a abordé avec sa thérapeute la question des listes obsessionnelles qui, en réalité, ne sont rien d’autre qu’une forme de pensée magique — mais ça ne fait de mal à personne, pas vrai ? Et si elle préfère rédiger ses listes dans des carnets Moleskine, qui est-ce que ça regarde, à part elle ? Le truc, c’est qu’elle s’y connaît un peu en Moleskine et elle sait par conséquent qu’ils ne sont pas donnés. Avec deux dollars cinquante, tu te payes un carnet à spirale chez Walgreens, mais pour un Moleskine du même nombre de pages, il te faut en débourser dix. Pourquoi un gosse voudrait-il un carnet aussi cher, surtout un gosse venant d’une famille qui tire le diable par la queue ?

« C’est pas logique », observe Holly à voix haute. Puis, comme si c’était la suite logique de cette réflexion : « Laisse le flingue. Prends les cannellonis. » Celle-là, elle sort du film original Le Parrain, mais c’est quand même une bonne réplique. L’une des meilleures.

Envoie le fric. Garde le carnet.

Un carnet coûteux, fourré vite fait sous l’oreiller quand la petite sœur fait inopinément irruption dans la chambre. Plus elle y pense, plus Holly est d’avis qu’il y a quelque chose à en tirer.

Elle remet le film en route mais n’arrive pas à suivre son intrigue pourtant archiconnue et archi-aimée, à cause de cette histoire de carnet qui lui trotte dans la tête. Holly fait alors un geste inédit, du moins avant l’heure d’aller au lit : elle éteint son ordi. Puis elle se remet à faire les cent pas, mains nouées derrière le dos.

Envoie le fric. Garde le carnet.

« Et le décalage ! s’exclame-t-elle à l’adresse de la pièce déserte. N’oublie pas le décalage ! »

Oui. Les sept mois de dormance entre la fin de l’argent et le moment où le petit Saubers a commencé à être tendu comme une arbalète. Parce qu’il lui avait fallu sept mois pour imaginer un moyen de se procurer davantage d’argent ? C’est ce que pense Holly. Elle pense qu’il a eu une idée mais que c’était pas une bonne idée. Que c’est une idée qui lui a attiré des ennuis.

« Qu’est-ce qui attire des ennuis aux gens, quand il s’agit d’argent ? » demande Holly à la pièce déserte tout en accélérant le pas. « Le vol. Le chantage aussi. »

Est-ce que c’était ça ? Pete Saubers avait-il tenté de faire du chantage à quelqu’un au sujet de quelque chose figurant dans le carnet Moleskine ? Quelque chose concernant l’argent volé, peut-être ? Mais s’il avait volé cet argent lui-même, comment Pete aurait-il pu faire un quelconque chantage à quelqu’un ?

Holly s’approche de son téléphone, tend la main pour le saisir, la retire. Pendant près d’une minute, elle se tient là, sans bouger, à se mordiller les lèvres. Elle n’a pas l’habitude de prendre des initiatives. Peut-être qu’elle devrait appeler Bill d’abord pour lui demander si elle fait bien ?

« Mais Bill ne pense pas que le carnet ait une quelconque importance, annonce-t-elle à son salon. Moi, je pense différemment. Et j’ai le droit de penser différemment si je veux. »

Elle s’empare de son téléphone portable posé sur la table basse et appelle Tina Saubers avant de se dégonfler.

« Allô ? » interroge Tina prudemment. Chuchotant presque. « Qui est à l’appareil ?

— Holly Gibney. Tu n’as pas vu mon numéro s’afficher car il est sur liste rouge. Je suis très prudente en ce qui concerne mon numéro, mais je serai heureuse de te le donner, si tu le veux. On peut parler à tout moment, parce qu’on est amies, et que ça sert à ça, les amis. Ton frère est rentré de son week-end ?

— Oui. Il est arrivé vers six heures alors qu’on terminait de dîner. Maman lui a dit qu’il restait plein de rôti et de pommes de terre, qu’elle pouvait les lui réchauffer, s’il voulait, mais il a dit qu’ils s’étaient arrêtés chez Denny’s sur le chemin du retour. Et il est monté directement dans sa chambre. Il a même pas voulu de la tarte aux fraises qu’il adore pourtant. Je me fais vraiment du souci pour lui, m’zelle Holly.

— Tu peux juste m’appeler Holly, Tina. »

Holly déteste ce m’zelle qui lui évoque un moustique zonzonnant autour de sa tête.

« D’accord.

— Il t’a dit quelque chose ?

— Juste salut, répond Tina d’une petite voix.

— Et tu ne lui as pas dit que tu es venue au bureau avec Barbara vendredi ?

— Oh, non !

— Où est-il maintenant ?

— Toujours dans sa chambre. Il écoute les Black Keys. J’ai horreur des Black Keys.

— Oui, moi aussi. »

Holly n’a aucune idée de qui sont ces Black Keys mais elle pourrait réciter le générique complet de Fargo. (Meilleure réplique de ce film, dans la bouche de Steve Buscemi : « Fous-moi la paix, vieux ! Va fumer le calumet de la paix ! »)

« Dis-moi, Tina, est-ce que Pete a un meilleur ami à qui il aurait pu raconter ce qui le perturbe ? »

Tina réfléchit. Holly en profite pour piquer une Nicorette dans le paquet ouvert à côté de son ordinateur et se la fourrer dans la bouche.

« Je crois pas, dit finalement Tina. J’imagine qu’il a des copains et des copines au lycée, il a plutôt la cote, mais son seul vrai ami, c’était Bob Pearson, qui habitait pas loin de chez nous. Mais ils ont déménagé à Denver l’an dernier.

— Et une petite amie ?

— Il est sorti avec Gloria Moore mais ils ont cassé après Noël. Pete a dit qu’elle aimait pas lire et qu’il pourrait jamais rester avec une fille qui aime pas les livres. » Nostalgique, Tina ajoute : « J’aimais bien Gloria. Elle m’avait montré comment me maquiller les yeux.

— Les filles n’ont pas besoin de se maquiller les yeux avant trente ans », déclare autoritairement Holly qui ne s’est elle-même jamais maquillé les yeux. Sa mère dit que seules les catins se maquillent les yeux.

« Ah oui ? » Tina a l’air stupéfait.

« Et ses profs ? Est-ce qu’il a un ou une prof préférée à qui il aurait pu se confier ? »

Holly n’est pas sûre qu’un grand frère ait pu parler à sa petite sœur de ses profs préférés ou que la petite sœur ait écouté s’il l’avait fait. Elle pose cette question parce que c’est la seule chose qui lui vient à l’esprit.

Mais Tina n’hésite même pas.

« Ricky le Hippie », répond-elle tout de go, et elle pouffe de rire.

Holly s’arrête, pied en l’air.

« Qui ?

— M. Ricker, c’est ça son vrai nom. Pete dit que certains élèves l’appellent Ricky le Hippie parce qu’il porte des chemises et des cravates à fleurs rétro. Pete l’a eu quand il était en première. Ou en seconde. Je me souviens plus. Il disait que M. Ricker s’y connaissait en bons livres. M’zelle… heu, je veux dire, Holly, est-ce que M. Hodges a toujours l’intention de parler à Pete demain ?

— Oui. Ne t’inquiète pas pour ça. »

Mais Tina s’inquiète beaucoup, au contraire. Elle paraît même au bord des larmes et Holly sent son propre estomac se contracter comme une petite balle dure.

« Oh, là, là, j’espère qu’il va pas me détester.

— Mais non », la rassure Holly. Elle mâchonne sa Nicorette à la vitesse de l’éclair. « Bill va trouver ce qui ne va pas et arranger ça. Et ensuite ton frère t’aimera encore plus qu’avant.

— Vous me promettez ?

— Oui ! Aïe !

— Qu’est-ce qu’y a ?

— Rien. » Elle s’essuie la bouche et regarde le sang sur ses doigts. « Je me suis mordu la lèvre. Il faut que j’y aille, Tina. Tu m’appelleras si tu penses à quelqu’un à qui il a pu se confier au sujet de l’argent ?

— Non, y a personne, dit Tina d’un ton désolé, et elle se met à pleurer.

— Bon… OK. » Et sentant qu’elle ne doit pas en rester là : « T’en fais pas pour tes yeux. Ils sont super jolis comme ça. T’as pas besoin de les maquiller. Au revoir. »

Elle coupe la communication sans attendre la réponse de Tina et recommence à faire les cent pas. Elle crache le reste de Nicorette dans la corbeille près de son bureau et se tamponne les lèvres à l’aide d’un mouchoir en papier, mais le saignement a déjà cessé.

Pas d’ami intime et pas de petite copine régulière. Aucun nom, sauf celui de ce prof, le hippie aux chemises à fleurs.

Holly se rassoit et rallume son ordinateur. Elle ouvre Firefox, va sur le site du lycée de Northfield, clique sur NOTRE ÉQUIPE PÉDAGOGIQUE, et voilà Howard Ricker, en chemise à motif floral et manches évasées, tout comme Tina l’a décrit. Et une cravate parfaitement ridicule. Est-il réellement impensable que Pete Saubers ait parlé à son prof d’anglais préféré, surtout si cela concerne ce qu’il écrivait (ou lisait) dans un carnet Moleskine ?

Quelques clics plus tard, le numéro de téléphone de Howard Ricker s’affiche sur l’écran de l’ordinateur. Il est encore tôt mais elle ne se sent pas d’appeler de but en blanc un total inconnu. Appeler Tina lui a déjà coûté et cet appel-là s’est conclu sur des larmes.

J’en parlerai à Bill demain, décide-t-elle. Il pourra appeler Ricky le Hippie s’il pense que ça en vaut la peine.

Elle retourne à son volumineux dossier films et se retrouve de nouveau bien vite absorbée dans Le Parrain 2.

12

Ce dimanche soir, Morris se rend dans un deuxième cybercafé et se livre à sa petite enquête perso. Quand il a trouvé ce qu’il cherche, il repêche le bout de papier où il a noté le numéro de portable de Peter Saubers et y inscrit l’adresse de Andrew Halliday. Coleridge Street est dans le West Side. Dans les années soixante-dix, c’était une enclave essentiellement classe moyenne blanche où toutes les maisons essayaient d’avoir l’air un peu plus coûteuses qu’elles ne l’étaient en réalité, et au final, toutes avaient l’air à peu près pareilles.

Un petit détour par quelques sites d’agences immobilières locales apprend à Morris que les choses n’ont guère changé de ce côté-là de la ville, même si un centre commercial haut de gamme, Valley Plaza, y a été construit. La voiture de Andy est peut-être restée garée devant sa maison là-bas. À moins qu’elle ne soit sur le parking derrière sa boutique, Morris n’a pas pensé à regarder (bon Dieu, on peut pas tout vérifier, pense-t-il), mais ça lui semble peu probable. Qui s’embêterait à prendre sa voiture matin et soir pour faire cinq bornes avec la circulation des heures de pointe alors que pour dix dollars tu peux te payer une carte de bus mensuelle et pour cinquante une carte valable six mois ? Morris a les clés de la maison de son vieux pote mais il ne prendra pas le risque de s’en servir : la maison a largement plus de chances d’être sous alarme que le Centre Aéré de Birch Street.

Il a aussi les clés de la voiture de Andy et une caisse pourrait bien lui être utile.

Il retourne à pied au Manoir aux Barges, convaincu que McFarland l’y attend et que, non content de faire pisser Morris dans son petit gobelet en plastique, il a l’intention cette fois de fouiller sa chambre. Et là, il trouvera le sac de jardinage contenant l’ordinateur volé, la chemise et les chaussures couvertes de sang. Sans parler de l’enveloppe de billets qu’il a prise dans le tiroir de bureau de son vieux pote.

Je le tuerai, songe Morris — qui est maintenant (du moins dans son propre esprit) Morris le Loup.

Mais il pourrait pas se servir du flingue : des tas de gens, au Manoir aux Barges, savent reconnaître un coup de feu, même le petit p-pan poli d’un mini-flingue de pédale comme le P238 de son vieux pote, et il a laissé la hachette dans le bureau de Andy. La hachette ferait peut-être pas l’affaire de toute manière, même s’il l’avait. McFarland est aussi balèze que Andy, mais pas gras ramollo comme Andy. McFarland est costaud.

C’est OK, se rassure Morris. Cette connerie c’est que des conneries. Parce qu’un vieux loup est un loup sournois, et que c’est comme ça qu’y faut que j’agisse, maintenant : sournoisement.

McFarland n’attend pas sous le porche, mais Morris n’a pas le temps de pousser un soupir de soulagement qu’il s’est déjà convaincu que son agent de probation l’attend en haut de l’escalier. Pas dans le vestibule. Car il est probablement nanti d’un passe qui lui donne accès à toutes les chambres de ce taudis minable empestant la pisse.

Viens me chercher, pense-t-il. Essaie juste pour voir, espèce d’enculé.

Mais sa porte est fermée à clé, la chambre est déserte et elle a pas l’air d’avoir été fouillée, même si McFarland a dû faire ça proprement… sournoisement…

Puis Morris se traite d’idiot. Si McFarland avait fouillé sa chambre, il l’aurait attendu en compagnie de deux flics, deux flics avec des menottes.

Quand bien même, il ouvre grand la porte du placard pour vérifier que les sacs de jardinage sont toujours là. Ils y sont. Il sort l’argent de l’enveloppe et le compte. Six cent quarante dollars. Pas des masses, même pas le dixième de ce qu’il y avait dans le coffre de Rothstein, mais c’est toujours ça de pris. Il le remet dans l’enveloppe, referme le sac, puis s’assied sur son lit et tend ses mains devant lui. Elles tremblent.

Faut que je sorte ça d’ici, pense-t-il, et faut que je le fasse demain matin. Mais pour l’emmener où ?

Morris reste allongé sur son lit, les yeux au plafond, à réfléchir. Il finit par s’endormir.

13

Lundi, le jour point, tiède et clair. Le thermomètre placé en façade du City Center affiche déjà vingt et un degrés alors que le soleil n’a pas encore totalement émergé de l’horizon. Ce ne sont pas encore les vacances d’été, il y en a encore pour deux semaines d’école, mais aujourd’hui risque d’être le premier jour de canicule de l’été, de ces jours où les gens s’épongent la nuque en plissant les yeux en direction du soleil et en parlant de réchauffement climatique.

Quand Hodges arrive à son bureau, à huit heures trente, Holly est déjà là. Elle lui raconte sa conversation téléphonique de la veille avec Tina et demande à Hodges s’il parlera à Howard Ricker, alias Ricky le Hippie, dans le cas où il n’arriverait pas à obtenir le fin mot de l’histoire de Pete lui-même. Hodges approuve l’idée et félicite Holly de l’avoir eue (elle s’empourpre sous le compliment), mais se dit en son for intérieur qu’il ne sera pas nécessaire de parler à Ricker. S’il n’arrive pas à faire craquer un gamin de dix-sept ans — un gamin qui meurt probablement d’envie de confier à quelqu’un ce qui le tourmente — il n’a plus qu’à arrêter de bosser et à déménager en Floride, lieu de villégiature de tant de flics retraités.

Il demande à Holly si elle voudra bien guetter le petit Saubers dans Garner Street à la sortie de l’école. Elle accepte, du moment qu’elle a pas à l’accoster elle-même.

« Non, ça c’est mon boulot, la rassure Hodges. Si tu le vois, t’auras juste à m’appeler. Je ferai le tour du bloc et je lui couperai la route. On a des photos de lui ?

— J’en ai téléchargé six sur mon ordi. Cinq de l’annuaire du lycée et une de la bibliothèque de Garner Street où il travaille comme élève-assistant ou quelque chose comme ça. Viens les voir. »

Le meilleur cliché — un gros plan de Pete Saubers en cravate et blazer foncé — a pour légende : VICE-PRÉSIDENT DES ÉLÈVES, CLASSE 2015. Il est brun et joli garçon. La ressemblance avec sa petite sœur n’est pas flagrante mais elle est néanmoins perceptible. Des yeux bleus intelligents fixent Hodges d’un regard direct. On y détecte même une infime pointe d’humour.

« Tu peux les envoyer par mail à Jerome ?

— C’est fait. »

Holly sourit et Hodges se dit — comme il se le dit à chaque fois — qu’elle devrait sourire plus souvent. Quand elle sourit, Holly est presque belle. Avec un peu de mascara, elle le serait probablement.

« Ouah ! Ça va me faire plaisir de revoir Jerome.

— Quel est mon programme de ce matin, Holly ? Quelque chose de prévu ?

— Tribunal à dix heures. L’inculpation pour coups et blessures.

— Ah, oui. Le gars qui s’en est pris à son beau-frère. Kelson le Cogneur Chauve.

— C’est pas gentil de donner des surnoms aux gens », dit Holly.

C’est sans doute vrai, mais aller au tribunal est toujours un emmerdement, et devoir y aller ce matin est particulièrement emmerdant. Même si ça ne devrait pas lui prendre plus d’une heure, sauf si la juge Wiggins a ralenti le rythme depuis l’époque où Hodges était flic. Pete Huntley avait surnommé Brenda Wiggins « FedEx » parce qu’elle assurait toujours la livraison dans les temps.

Le Cogneur Chauve s’appelle James Kelson et sa photo devrait figurer dans le dictionnaire à côté de la définition racaille blanche. Il habite le secteur de Edgemont Avenue, parfois désigné sous le nom de Paradis des Pedzouilles. Dans le cadre de son contrat avec l’un des concessionnaires auto de la ville, Hodges avait eu pour mission de saisir l’Acura MDX de Kelson pour laquelle ce dernier avait cessé tout paiement plusieurs mois auparavant. Quand Hodges s’était présenté à la maison délabrée de Kelson, Kelson n’était pas là. La voiture non plus. Mme Kelson — une dame avec un air de cheval fourbu remisé encore fumant à l’écurie — lui avait expliqué que son frère Howie avait volé l’Acura de son mari. Elle lui avait donné l’adresse, située aussi dans le Paradis des Pedzouilles.

« J’ai pas un sou d’affection pour Howie, avait-elle confié à Hodges, mais faudrait ’t’être mieux que vous y arrivez avant que Jimmy le tue. Quand Jimmy est colère, il sait pas parler. Il sait que cogner. »

Quand Hodges était arrivé, James Kelson était effectivement en train de cogner Howie. Il s’était armé d’un manche de râteau et son crâne chauve luisait de sueur sous le soleil. Le beau-frère de Kelson était étendu par terre dans son allée envahie d’herbes folles au pied du pare-chocs arrière de l’Acura, se défendant en vain à coups de pied en tentant de protéger de ses mains son visage ensanglanté et son nez cassé. Hodges s’était approché de Kelson par-derrière et l’avait calmé à l’aide du Happy Slapper. À midi, l’Acura avait réintégré le parking du concessionnaire auto et Kelson le Cogneur Chauve répondait maintenant d’une inculpation pour coups et blessures volontaires.

« Son avocat va essayer de te faire passer pour le méchant, dit Holly. Il va te demander comment tu as neutralisé M. Kelson. Tu dois te préparer à ça, Bill.

— Oh, je t’en prie, réplique Hodges. Je lui en ai collé une pour l’empêcher de tuer son beau-frère, c’est tout. “Usé de la force et appliqué la contrainte par nécessité.”

— Mais tu as employé une arme pour ce faire. Une chaussette remplie de billes de roulement, pour être plus précis.

— Exact, mais Kelson ne le sait pas. Il avait le dos tourné. Et l’autre était semi-conscient, au mieux.

— D’accord… » Mais Holly paraît soucieuse et ses dents s’acharnent sur l’endroit qu’elle mordillait quand elle parlait à Tina. « Je ne veux pas que tu t’attires des ennuis. Promets-moi de rester calme et de ne pas crier, ou agiter les bras, ou…

— Holly. » Il la prend par les épaules. Gentiment. « Sors. Va fumer une cigarette. Coolos. Tout se passera bien au tribunal ce matin et avec Pete Saubers cette après-midi. »

Elle lève de grands yeux vers lui.

« Tu me promets ?

— Oui.

— Très bien. Je vais juste fumer une demi-cigarette. » Elle part vers la porte en fouillant dans son sac. « On ne va pas avoir une minute à nous, aujourd’hui.

— C’est bien possible. Une dernière chose, avant que tu sortes. »

Elle se retourne, le regard interrogatif.

« Tu devrais sourire plus souvent. T’es belle quand tu souris. »

Holly rougit jusqu’à la racine des cheveux et se précipite dehors. Mais elle sourit encore une fois, et Hodges en est tout heureux.

14

Morris non plus n’a pas une minute à lui et ça fait du bien d’être occupé. Tant qu’il est actif, ses doutes et ses frayeurs n’ont pas le loisir de s’insinuer. D’autant plus qu’il s’est réveillé avec une certitude absolue : c’est aujourd’hui qu’il devient pour de bon un loup. Il en a fini de rafistoler le système informatique obsolète du MACC pour que son gros connard de chef puisse se la péter auprès de son chef à lui, et il en a fini de jouer le petit agneau de compagnie de M. Ellis McFarland, aussi. Fini de bêler oui, m’sieur, non m’sieur, tout ce que vous voudrez, m’sieur, chaque fois que McFarland débarque. Terminée, la probation. Dès qu’il aura récupéré les carnets de Rothstein, il se taillera de cette ville de merde. Filer au nord, direction le Canada, ne l’intéresse pas, mais il a le choix entre les quarante-huit États inférieurs. Il se dit qu’il optera peut-être pour la Nouvelle-Angleterre. Qui sait, peut-être même le New Hampshire. Aller lire les carnets là-bas, près des montagnes mêmes que Rothstein a dû contempler en écrivant : voilà qui vous avait un certain panache littéraire, pas vrai ? Oui, c’était précisément ça, la qualité supérieure des romans : leur panache. Comment au final, tout s’emboîtait. Il aurait dû savoir que Rothstein pouvait pas laisser Jimmy travailler indéfiniment dans cette putain d’agence de pub parce qu’y avait aucun panache là-dedans, rien qu’une bonne grosse dose de laideur. Peut-être que tout au fond de son cœur, Morris l’avait su. Peut-être que c’était ça qui l’avait gardé sain d’esprit toutes ces années.

Il s’est jamais senti aussi sain d’esprit de toute sa vie.

Quand son gros connard de chef verra qu’il est pas venu bosser ce matin, il préviendra sûrement McFarland. C’est ce qu’il est censé faire en tout cas, en cas d’absence non justifiée. Morris doit donc disparaître. Passer sous le radar. Éteindre les lumières.

Parfait.

Génial, même.

À huit heures ce matin-là, il prend le bus dans Main Street, parcourt toute la ligne et descend tout au bout, dans Lower Main où le bus repart en sens inverse, et il continue à pied jusqu’à Lacemaker Lane. Morris a enfilé son seul blazer et noué sa seule cravate, et ils sont en assez bon état pour coller avec le paysage, même s’il est encore trop tôt pour qu’aucune des boutiques huppées et prétenchieuses soit ouverte. Il s’engage dans la ruelle qui sépare Andrew Halliday Rare Editions et la boutique voisine, La Bella Flora Children’s Boutique. Il y a trois places de stationnement dans la courette à l’arrière du bâtiment, deux pour la boutique de vêtements et une pour la librairie. Une Volvo est garée côté Bella Flora. L’autre place est vide. Idem pour celle réservée à Andrew Halliday.

Ça aussi, c’est parfait.

Morris repart du même pas alerte avec lequel il est arrivé, s’arrête pour jeter un coup d’œil réconfortant à la pancarte FERMÉ suspendue à l’intérieur de la porte vitrée de la librairie, et poursuit son chemin jusqu’à Lower Main où il attrape un bus vers le nord de la ville. Deux changements plus tard, il descend devant le centre commercial Valley Plaza, à deux blocs du domicile de feu Andrew Halliday.

Il marche de nouveau d’un pas alerte. Comme s’il savait où il se trouve, où il va, et qu’il avait tous les droits d’être là. Coleridge Street est quasi déserte, ce qui ne le surprend pas. Il est neuf heures et quart (son gros connard de chef doit en ce moment même regarder le bureau inoccupé de Morris et fulminer). Les mômes sont en classe ; les papas et mamans travailleurs sont en train de se casser le cul pour ne pas laisser la dette se creuser sur leur carte de crédit ; la plupart des livreurs et des fournisseurs de services ne commenceront à circuler dans le quartier qu’à partir de dix heures. Le seul autre meilleur moment serait les heures assoupies du milieu de l’après-midi mais il peut pas se permettre d’attendre si longtemps. Trop d’endroits à voir, trop de choses à faire. C’est le grand jour de Morris Bellamy. Sa vie a pris un long, long chemin de traverse, mais aujourd’hui, il est pratiquement revenu sur la piste principale.

15

Tina commence à se sentir mal à peu près à l’heure où Morris remonte tranquillement l’allée de feu Drew Halliday et aperçoit la voiture de son vieux pote rangée dans son garage. Tina n’a presque pas dormi de la nuit tellement elle s’inquiète de la façon dont Pete prendra le fait qu’elle l’a cafardé. Son petit déjeuner lui pèse comme une grosse boule sur l’estomac et tout à coup, pendant que Mme Sloan déclame « Annabel Lee » de Poe (Mme Sloan peut pas se contenter de lire), cette grosse boule indigeste commence à lui remonter dans la gorge et à chercher la sortie.

Tina lève la main. Qui lui semble peser au moins cinq kilos. Mais elle la tient en l’air jusqu’à ce que Mme Sloan lève les yeux.

« Oui, Tina ? Qu’est-ce qu’il y a ? »

Elle paraît agacée mais Tina s’en fiche. S’en contrefiche.

« Je me sens pas bien. Il faut que j’aille aux toilettes.

— Eh bien, vas-y, je t’en prie, mais reviens vite. »

Tina s’esquive en vitesse. Certaines filles pouffent de rire — à treize ans, les visites impromptues aux toilettes sont toujours amusantes — mais Tina est trop concentrée sur cette boule qui lui monte dans la gorge pour éprouver de l’embarras. Dès qu’elle est dans le couloir, elle se met à courir aussi vite qu’elle peut en direction des toilettes mais la boule est plus rapide qu’elle. Elle se plie en deux avant de les atteindre et vomit son petit déjeuner sur ses tennis.

M. Haggerty, chef de l’entretien du collège, arrive juste en haut de l’escalier. Il la voit se reculer en titubant de la flaque fumante à ses pieds et s’élance au trot vers elle, sa ceinture porte-outils cliquetant autour de sa taille.

« Hé, petite, ça va ? »

Tina cherche le mur d’un bras qui lui paraît mou comme du caoutchouc. Le monde ondoie autour d’elle. C’est en partie dû au fait qu’elle a vomi assez fort pour en avoir les larmes aux yeux. Mais pas seulement. Elle regrette aussi amèrement d’avoir laissé Barbara la persuader de parler à M. Hodges, elle regrette amèrement de pas avoir laissé Pete se débrouiller tout seul pour arranger ce qui cloche. Et s’il refusait de lui adresser la parole pour toujours ?

« Ça va, dit-elle. Je suis désolée, j’ai tout sal… »

Mais le monde continue d’ondoyer et de se brouiller autour d’elle. Elle ne s’évanouit pas vraiment mais sent le monde se retirer très loin, devenir quelque chose qu’elle regarderait à travers une vitre sale plutôt qu’un lieu dans lequel elle se trouverait. Elle glisse le long du mur, surprise de voir ses genoux en collants verts monter à sa rencontre. C’est à ce moment-là que M. Haggerty la rattrape et l’emporte au rez-de-chaussée vers l’infirmerie du collège.

16

La petite Subaru verte de Andy est parfaite, de l’avis de Morris — personne ne lui prêtera deux secondes d’attention, ni même une. Il y en a à peine quelques milliers comme elle. Il recule dans l’allée et prend la route du North Side, l’œil aux aguets afin de repérer des flics et respectant toutes les limitations de vitesse.

Au début, c’est presque la réplique du vendredi soir. Il fait de nouveau halte au centre commercial de Bellows Avenue et entre de nouveau chez Home Depot. Il se rend au rayon outillage où il sélectionne un tournevis à longue lame et un ciseau à bois. Puis il reprend la voiture et roule jusqu’au cube de briques massif qui abritait naguère le Centre Aéré de Birch Street où il se gare à nouveau dans l’emplacement marqué RÉSERVÉ AUX VÉHICULES DU CENTRE.

C’est un bon emplacement pour se livrer à des activités illicites. Il y a un quai de chargement d’un côté et une haute haie de l’autre. Il n’est visible que de l’arrière — du terrain de base-ball et des terrains de basket craquelés — mais comme les gosses sont à l’école, toutes ces zones sont désertes. Morris va directement à la fenêtre du sous-sol qu’il a repérée précédemment, il s’accroupit et enfonce la lame du tournevis dans la fente du haut. Elle pénètre facilement parce que le bois est pourri. Il se sert du ciseau à bois pour agrandir la fente. Le carreau remue dans son cadre mais ne se brise pas, le mastic est vieux et il y a du jeu. L’éventualité de la présence d’une alarme dans cette vieille bâtisse s’éloigne davantage à chaque seconde.

Morris repose le ciseau à bois pour reprendre le tournevis. Il le fait pénétrer en force dans la brèche qu’il a pratiquée, touche le verrou et le repousse. Il regarde autour de lui pour s’assurer qu’il n’est pas observé — c’est un bon emplacement, certes, mais commettre une effraction en plein jour reste risqué — et ne voit rien d’autre qu’un corbeau perché sur un poteau téléphonique. Il insère le ciseau à bois à la base de la fenêtre, le tapotant de la paume pour le faire pénétrer le plus loin possible, puis appuie dessus pour faire levier. Un moment, rien ne se passe. Puis la fenêtre glisse vers le haut dans un crissement de bois et une pluie de poussière. Bingo. Il essuie la sueur sur son visage et scrute l’intérieur, les chaises empilées, les tables de jeu, les cartons de bazar, vérifiant qu’il lui sera facile de se glisser par l’ouverture et de se laisser choir sur le sol.

Mais c’est pas pour tout de suite. Pas tant qu’il reste la plus infime possibilité qu’une alarme silencieuse s’allume quelque part.

Morris ramène ses outils à la petite Subaru verte, reprend le volant et s’en va.

17

À l’école élémentaire de Northfield, Linda Saubers est en train de surveiller l’heure d’activités manuelles du milieu de la matinée quand Peggy Moran entre pour lui dire que le collège de Dorton a appelé pour l’avertir que sa fille est malade.

« Elle est à l’infirmerie, la renseigne Peggy à voix basse. D’après ce que j’ai compris, elle a vomi et perdu connaissance pendant quelques minutes.

— Oh, mon Dieu, dit Linda. Elle était toute pâle ce matin au petit déjeuner, mais quand je lui ai demandé si ça allait, elle m’a dit que oui.

— C’est toujours comme ça avec eux, commente Peggy en levant les yeux au ciel. Soit c’est le mélodrame, soit c’est Je vais bien, m’man, lâche-moi les baskets. Va la chercher et ramène-la à la maison. Je te remplace pour ce matin et M. Jablonski a déjà demandé un remplaçant pour cette après-midi.

— Tu es une sainte. »

Linda rassemble ses livres et les range dans son cartable.

« Ça doit être un genre de gastro », dit Peggy en s’installant au bureau que vient de libérer Linda. « Tu peux l’amener chez le docteur mais à quoi bon dépenser trente dollars ? Le virus traîne dans le coin.

— Je sais », dit Linda… mais elle se pose des questions.

Tom et elle se sont lentement mais sûrement dégagés de deux écueils majeurs : l’écueil financier et l’écueil du divorce. L’année qui a suivi l’accident de Tom, ils ont dangereusement frôlé la séparation. C’est là que l’argent-mystère a commencé à arriver, une espèce de miracle, et que la situation a commencé à s’inverser. Ils ne sont pas encore complètement sortis de ces deux tourmentes mais Linda pense maintenant qu’ils y parviendront.

Avec leurs deux parents concentrés sur la survie pure et simple (et Tom, bien sûr, confronté au défi supplémentaire de guérir de ses blessures), les gosses ont passé largement trop de temps à voler de leurs propres ailes, et en pilote automatique. C’est seulement maintenant, alors qu’elle a le sentiment d’avoir enfin de l’espace pour respirer et du temps pour regarder autour d’elle, que Linda perçoit clairement que quelque chose ne va pas chez Pete et Tina. Ce sont de chouettes gosses, des gosses intelligents, et elle ne pense pas que l’un ou l’autre se soit laissé prendre aux pièges qui menacent les jeunes ados — alcool, drogue, vol à l’étalage, sexe — mais il y a quelque chose et elle croit savoir ce que c’est. Et elle a comme l’intuition que Tom le sait aussi.

Dieu a envoyé la manne aux Israélites quand ils jeûnaient dans le désert mais l’argent ne tombe pas du ciel ; il provient de sources beaucoup plus prosaïques : banque, famille et amis en position de vous dépanner, héritage… L’argent-mystère ne provenait d’aucune de ces sources. Et sûrement pas de membres de la famille. À l’époque, en 2010, tous les membres de leurs familles respectives étaient aussi pris à la gorge que Tom et Linda eux-mêmes. Mais les enfants sont aussi des membres de la famille, non ? Il est facile de l’oublier parce qu’ils sont tellement proches. Mais ils le sont pourtant. Il est absurde d’imaginer que l’argent venait de Tina qui n’avait que neuf ans quand les enveloppes ont commencé à arriver et qui jamais n’aurait pu garder un tel secret, de toute façon.

Pete, en revanche… C’est lui le taiseux. Linda se souvient de sa propre mère disant de Pete alors qu’il n’avait que cinq ans : « Celui-ci a un verrou sur les lèvres. »

Seulement, d’où un gamin de treize ans avait-il pu sortir autant d’argent ?

Alors qu’elle roule vers le collège de Dorton pour aller chercher sa fille malade, Linda réfléchit. Nous n’avons jamais posé aucune question, pas vraiment, parce que nous avions peur de le faire. Il faut avoir vécu ces mois terribles d’après l’accident de Tom pour comprendre ça et je ne me sens pas coupable. Nous avions des raisons de faire l’autruche. Plein de raisons. Les deux plus importantes vivaient sous notre toit et comptaient sur nous pour assurer leur survie. Mais le moment est venu de poser cette question-ci : qui assurait la survie de qui ? Si c’était Pete, et que Tina l’a découvert et que c’est ça qui la perturbe, il faut que j’arrête de faire l’autruche. Il faut que j’ouvre les yeux.

Et que j’obtienne des réponses.

18

Milieu de matinée.

Hodges est au tribunal et son comportement est exemplaire. Holly serait fière de lui. Il répond aux questions de l’avocat du Cogneur Chauve avec une concision cassante. L’avocat lui a fourni plein d’occasions de réagir à l’emporte-pièce, et même si c’est un piège dans lequel Hodges est souvent tombé quand il était inspecteur en exercice, il l’évite à présent adroitement.

Linda Saubers ramène sa fille silencieuse et blême à la maison où elle lui fera boire un verre de ginger ale pour soulager son estomac avant de la mettre au lit. Elle a finalement pris la décision de demander à Tina ce qu’elle sait de l’argent-mystère mais pas avant que sa fille se sente mieux. Elles auront largement le temps dans l’après-midi et elle devrait aussi associer Pete à la conversation, quand il rentrera de l’école. Ils ne seront que tous les trois et c’est probablement mieux. Tom est en visite avec un groupe de clients dans un complexe de bureaux récemment libéré par IBM à quatre-vingts kilomètres au nord de la ville et il ne sera pas rentré avant dix-neuf heures. Plus tard, même, s’ils s’arrêtent en route pour dîner.

Pete est en troisième heure de cours, et même s’il a les yeux fixés sur M. Norton, son prof de physique, qui est en train de déblatérer avec extase sur le boson de Higgs et l’accélérateur de particules construit par le CERN en Suisse, il a l’esprit beaucoup plus près de chez lui. Il est en train de réviser encore une fois son scénario pour l’entrevue de cette après-midi et de se rappeler, encore une fois, que c’est pas parce qu’il a un scénario prêt que Halliday le suivra. Halliday est dans la profession depuis longtemps et c’est probablement pas la première fois qu’il frôle les marges de la loi. Pete n’est qu’un gosse et il aura tout intérêt à pas l’oublier. Il devra faire preuve de prudence et compenser d’une façon ou d’une autre son manque d’expérience. Il devra réfléchir avant de parler, à chaque fois.

Par-dessus tout, il devra se montrer courageux.

Il commence par dire à Halliday : La moitié d’un pain vaut mieux que pas de pain du tout, mais dans un monde de disette, même une seule tranche vaut mieux que rien du tout. Je vous offre trois dizaines de tranches. Réfléchissez bien à ça.

Il continue en disant à Halliday : Je serai pas le putain de pigeon de service, réfléchissez bien à ça, aussi.

Et en disant : Si vous croyez que je bluffe, allez-y, cherchez-moi. Mais si vous faites ça, on est perdants tous les deux.

Il pense : Si j’arrive à garder mon sang-froid, je peux m’en sortir. Et je le garderai. Je le peux. Je le dois.

Morris Bellamy s’en va garer la Subaru volée à deux pâtés de maisons du Manoir aux Barges et retourne à sa crèche à pied. Il s’attarde devant la vitrine d’une boutique d’occasion le temps de s’assurer que McFarland est pas dans le coin puis détale vers le bâtiment misérable et monte laborieusement les huit volées de marches. Les deux ascenseurs sont en panne aujourd’hui, ce qui est dans l’ordre des choses. Il fourre des vêtements au hasard dans l’un des deux sacs de jardinage puis quitte sa chambre minable pour la dernière fois. Sur tout le trajet jusqu’au coin de la rue, son dos le brûle et il a la nuque raide comme une planche à repasser. Il trimballe un sac dans chaque main et ils lui font l’effet de peser cinquante kilos chacun. Il s’attend toujours à entendre McFarland le héler. Sortir de l’ombre d’un porche et lui demander pourquoi il est pas au travail. Lui demander à quoi il joue, là. Lui demander ce qu’il trimballe dans ces sacs. Et puis lui annoncer qu’il retourne en prison : ne passez pas par la case Départ, ne touchez pas deux cents dollars. Morris ne se détend pas avant que le Manoir aux Barges ne soit définitivement hors de vue.

Tom Saubers déambule avec sa petite meute d’agents immobiliers à travers le complexe IBM vide, leur désignant tour à tour ses divers atouts et les invitant à prendre des photos. Tous sont enthousiasmés par l’énorme potentiel des lieux. Quand viendra la fin de la journée, ses jambes et ses hanches reconstituées chirurgicalement le feront souffrir comme tous les diables de l’enfer mais pour le moment, il se sent bien. Ce complexe industriel et ces bureaux abandonnés pourraient être le tournant de sa carrière. La chance de sa vie, enfin.

Jerome a débarqué à l’improviste au bureau de Hodges pour faire la surprise à Holly, qui glapit de joie en le voyant, puis de frayeur quand il l’enlace pour la faire tournoyer comme il le fait avec sa petite sœur. Ils bavardent pendant une bonne heure, se racontant les dernières nouvelles, et Holly lui fait part de ses impressions sur l’affaire Saubers. Elle est heureuse de voir Jerome prendre au sérieux son sentiment à propos du carnet Moleskine et encore plus heureuse quand elle découvre qu’il a vu 22 Jump Street. Ils lâchent le sujet Pete Saubers et discutent du film en long et en large, le comparant aux autres opus de Jonah Hill. Puis la discussion évolue vers diverses applications informatiques.

Andrew Halliday est le seul à ne pas être occupé. Les premières éditions n’ont plus aucun intérêt pour lui, pas plus que les jeunes serveurs en pantalons noirs moulants. Pour lui maintenant, le pétrole et l’eau ne sont guère différents du vent et de l’air. Il dort du grand sommeil dans une mare de sang coagulé qui attire les mouches.

19

Onze heures. Il fait vingt-six degrés en ville et la radio annonce que le mercure risque de monter jusqu’à trente-deux. C’est sûr, c’est le réchauffement climatique, disent les gens.

Morris passe deux fois devant le Centre Aéré et constate avec satisfaction (et sans réelle surprise) que l’endroit est plus désert que jamais : rien qu’un tas de briques en train de cuire au soleil. Pas de voitures de police, ni de vigiles. Même le corbeau est parti vers des contrées plus tempérées. Il fait le tour du pâté de maisons et remarque qu’une mignonne petite Ford Focus est maintenant stationnée dans l’allée de son ancienne maison. M. ou Mme Saubers a débauché de bonne heure. Bigre, peut-être même les deux. Ça ne fait ni chaud ni froid à Morris. Il retourne au Centre Aéré et s’engage cette fois dans l’allée pour aller se garer à l’arrière du bâtiment dans ce qu’il considère maintenant comme « son » emplacement.

Il est certain de pas être observé mais c’est quand même plus prudent de pas traîner. Il emporte ses deux sacs au pied de la fenêtre qu’il a forcée et les laisse choir sur le ciment du sous-sol où ils atterrissent dans un claquement sec et deux nuages jumeaux de poussière. Il jette un bref coup d’œil autour de lui puis se glisse à plat ventre, pieds en avant, par l’ouverture de la fenêtre.

Un léger vertige l’étourdit lorsqu’il aspire sa première bouffée d’air frais au parfum de moisi. Il titube un peu et écarte les bras pour garder l’équilibre. C’est la chaleur, pense-t-il. Tu as été trop occupé pour t’en apercevoir mais tu dégoulines de sueur. Et puis, t’as rien pris au petit déjeuner.

Tout cela est vrai mais la raison principale est plus simple et plus évidente : il n’est plus aussi jeune qu’il l’était et les efforts physiques qu’il faisait à la teinturerie de la prison sont derrière lui depuis des années. Il doit ralentir le rythme. Près de la chaudière, il aperçoit deux gros cartons marqués USTENSILES CUISINE sur les côtés. Morris s’assoit sur l’un d’eux jusqu’à ce que son cœur ralentisse et que l’étourdissement passe. Puis il tire sur la fermeture Éclair du sac qui contient le petit automatique de Andy, glisse le revolver dans la ceinture de son pantalon, contre ses reins, et fait bouffer sa chemise par-dessus. Il prélève cent dollars de l’argent de Andy, juste au cas où il ait à faire face à des dépenses imprévues, et laisse le reste pour plus tard. Il reviendra ici ce soir, y passera peut-être même la nuit. Ça dépend plus ou moins du gosse qui a volé ses carnets et des mesures que Morris devra employer en vue de les récupérer.

Tous les moyens seront bons, petit con, pense-t-il. Tous les moyens seront bons.

Pour l’heure, il est temps de décarrer. Plus jeune, il se serait hissé sans difficulté jusqu’à cette fenêtre de sous-sol, mais c’est plus le cas. Il tire l’un des cartons USTENSILES CUISINE en dessous de la fenêtre — il le trouve étonnamment lourd, il doit contenir un vieil appareil déglingué — et s’en sert comme marchepied. Cinq minutes plus tard, il est en route pour Andrew Halliday Rare Editions où il rangera la voiture de son vieux pote dans l’emplacement réservé de son vieux pote, avant de rentrer se gaver d’air conditionné en attendant que le jeune voleur de carnets arrive.

James Hawkins, tu parles, pense-t-il.

20

Deux heures et quart.

Hodges, Holly et Jerome sont en route pour rejoindre leurs postes de surveillance autour du lycée de Northfield : Hodges devant l’entrée principale, Jerome au coin de Westfield Street, Holly dans Garner Street de l’autre côté de l’auditorium du lycée. Quand ils seront en position, ils préviendront Hodges.

Dans la librairie de Lacemaker Lane, Morris rajuste sa cravate, tourne la pancarte sur OUVERT et déverrouille la porte. Il retourne au bureau et s’assoit. Si un client se présente pour flâner parmi les rayons — moins que probable à cette heure torpide de la journée, mais possible — il se fera un plaisir de l’aider. S’il y a un client dans la boutique au moment où le gosse arrive, il imaginera quelque chose. Il improvisera. Son cœur bat fort mais ses mains ne tremblent pas. Ne tremblent plus. Je suis un loup, se dit-il. Je mordrai s’il le faut.

Pete est en cours d’écriture créative. Ils étudient le texte de Strunk et White, The Elements of Style, et discutent aujourd’hui la célèbre règle 13 : Omettre les mots inutiles. Ils ont reçu comme consigne de lire la nouvelle de Hemingway Les Tueurs et la discussion de classe est animée. Quantité de mots sont échangés sur la façon dont Hemingway omet les mots inutiles. Pete les entend à peine. Il n’arrête pas de surveiller la pendule dont les aiguilles avancent régulièrement vers son rendez-vous avec Andrew Halliday. Et il n’arrête pas de réviser son scénario.

À deux heures vingt-cinq, son téléphone vibre contre sa cuisse. Il le glisse hors de sa poche et regarde l’écran.

M’man : Rentre directement à la maison après l’école, il faut qu’on parle.

Une crampe lui contracte l’estomac et son cœur passe la vitesse supérieure. C’est peut-être juste une corvée à faire mais Pete n’y croit pas. Il faut qu’on parle, c’est la Formule à M’man pour dire Houston, nous avons un problème. Ça pourrait être l’histoire de l’argent, et en fait ça lui paraît plus que probable, parce que les problèmes arrivent jamais seuls. Si c’est ça, alors Tina a craché le morceau.

D’accord. Si c’est comme ça, d’accord. Il va rentrer à la maison et ils vont parler, mais il doit d’abord régler le problème Halliday. Ses parents ne sont pas responsables de la merde dans laquelle il s’est mis et il refuse de les en rendre responsables. Il refuse de se culpabiliser, aussi. Il a fait ce qu’il avait à faire. Si Halliday refuse de s’entendre avec lui, s’il appelle la police en dépit des bonnes raisons que Pete peut lui donner de pas le faire, alors moins ses parents en sauront, mieux ce sera. Il tient pas à ce qu’ils soient inculpés de complicité ou autre.

Il pense un instant éteindre son portable puis décide que non. Si elle lui envoie un autre texto — ou Tina —, il vaut mieux qu’il le sache. Il lève les yeux vers la pendule et voit qu’il est trois heures moins vingt. La cloche va bientôt sonner et il va quitter le lycée.

Pete se demande s’il y reviendra jamais.

21

Hodges range sa Prius à une quinzaine de mètres de l’entrée principale du lycée. La bordure du trottoir est peinte en jaune mais il a une vieille carte POLICIER EN FACTION dans sa boîte à gants, qu’il garde précisément pour les problèmes de stationnement de ce genre. Il la place bien en vue sur le tableau de bord. Quand la cloche sonne, il descend de voiture et s’appuie contre le capot, bras croisés, yeux rivés sur les portes. Gravée au-dessus de l’entrée figure la devise du lycée : L’ÉDUCATION EST LE FLAMBEAU DE LA VIE. Hodges a son téléphone à la main, prêt à passer ou à recevoir un appel, selon qui sort ou ne sort pas du lycée.

L’attente est brève car Pete Saubers figure parmi le premier groupe de lycéens à se précipiter au-dehors dans la chaleur de cette journée de juin et à dévaler les larges marches de granit. La plupart des jeunes vont par deux ou trois. Le petit Saubers est seul. D’autres vont solo, bien sûr, mais lui a une expression butée sur le visage comme s’il vivait déjà dans le futur et non dans l’ici et maintenant. Les yeux de Hodges sont toujours aussi bien entraînés et il trouve que ça pourrait être le visage d’un soldat se préparant au combat.

Ou alors le petit est juste tracassé par ses notes de fin d’année.

Au lieu de se diriger vers les bus jaunes rangés le long du bâtiment sur la gauche, il tourne à droite vers où Hodges est garé. Hodges s’avance tranquillement à sa rencontre tout en appelant Holly grâce à la touche de raccourci.

« Je l’ai. Préviens Jerome. »

Il coupe la communication sans attendre sa réponse.

Le gosse s’écarte pour éviter Hodges sur le trottoir. Hodges fait un pas de côté pour lui couper la route.

« Hé, Pete, t’as une minute ? »

Les yeux du gosse se fixent sur lui. Il est joli garçon mais son visage est trop mince et il a le front grêlé d’acné. Ses lèvres sont si étroitement serrées qu’on ne voit presque plus sa bouche.

« Qui êtes-vous ? » demande le garçon.

Ni Oui, monsieur ou Que puis-je faire pour vous. Juste Qui êtes-vous. Sa voix est aussi tendue que son visage.

« Je m’appelle Bill Hodges. J’aimerais te parler. »

Des gamins les dépassent, bavardant, se bousculant, riant, déconnant, rajustant leurs bretelles de sac à dos. Quelques-uns jettent un bref coup d’œil à Pete et au vieux mec aux cheveux blancs clairsemés mais aucun ne manifeste un quelconque intérêt. Ils ont d’autres choses à faire et d’autres gens à voir.

« De quoi ?

— Dans ma voiture, ce sera mieux. Nous serons plus tranquilles. »

Il désigne la Prius du doigt.

Le gosse répète :

« De quoi ? »

Il ne bouge pas.

« Je t’explique en deux mots, Pete. Ta sœur Tina est copine avec Barbara Robinson. Je connais la famille Robinson depuis des années, ce sont des amis, et Barb a persuadé Tina de venir me parler. Elle est très inquiète pour toi.

— Pourquoi ?

— Si tu veux savoir pourquoi moi, c’est parce que j’ai été inspecteur de police dans ma vie d’avant. »

Une lueur d’alarme s’allume dans les yeux du gosse.

« Si tu veux savoir pourquoi Tina s’inquiète, il vaudrait vraiment mieux qu’on en discute pas dans la rue. »

Sans transition, la lueur d’alarme disparaît des yeux du gosse et son visage est de nouveau inexpressif. C’est le visage d’un bon joueur de poker. Hodges a déjà questionné des suspects capables de neutraliser l’expression de leur visage comme ça et ce sont habituellement ceux qui sont les plus durs à faire craquer. Pour peu qu’on arrive à les faire craquer.

« Je ne sais pas ce que Tina vous a dit mais elle n’a aucune raison de s’inquiéter.

— Si ce qu’elle m’a dit est vrai, elle pourrait bien en avoir. » Hodges gratifie Pete de son plus franc sourire. « Allons, Pete. Je vais pas te kidnapper. Je te le jure. »

Pete hoche la tête à contrecœur. Quand ils arrivent devant la Prius, le gosse s’arrête net. Il a vu la carte sur le tableau de bord.

« Vous avez été inspecteur de police ou vous l’êtes toujours ?

— Je l’ai été, confirme Hodges. Cette carte… disons que c’est un souvenir. Elle m’est bien utile, parfois. Je suis à la retraite depuis cinq ans. Monte, je t’en prie, on parlera plus à l’aise. Je suis venu en ami. Si on reste debout là plus longtemps, je vais fondre.

— Et si je veux pas ? »

Hodges hausse les épaules.

« Alors t’es libre.

— Bon d’accord, pas plus d’une minute alors, dit Pete. Je dois rentrer à la maison à pied aujourd’hui pour pouvoir passer à la pharmacie chercher un médicament pour mon père. Il prend du Vioxx. Parce qu’il a été grièvement blessé il y a quelques années. »

Hodges hoche la tête.

« Je sais. Au City Center. J’étais l’inspecteur en charge.

— Ah ouais ?

— Ouais. »

Pete ouvre la portière passager et monte dans la Prius. Être dans la voiture d’un inconnu ne semble pas le rendre nerveux. Il est prudent et sur ses gardes, mais pas nerveux. Hodges, qui a conduit environ dix mille interrogatoires de suspects et de témoins au fil des années, est à peu près sûr que le gosse a pris sa décision, mais il ne saurait dire s’il a choisi de lâcher ce qu’il a sur le cœur ou de le garder pour lui. D’une façon ou d’une autre, il ne va pas tarder à le savoir.

Il contourne le véhicule et monte au volant. Ça ne paraît pas déranger Pete, mais quand Hodges met le moteur en route, le gosse se raidit et saisit la poignée de la portière.

« Relax. C’est juste pour avoir l’air conditionné. Il fait une foutue chaleur au cas où t’aurais pas remarqué. Surtout si tôt dans l’année. Ça doit être le réchauffement clim…

— Bon, traînons pas, que je puisse passer prendre le médicament de mon père et rentrer chez moi. Que vous a dit ma sœur ? Vous savez qu’elle a que treize ans, hein ? Je l’aime à mort mais ma mère appelle Tina la Reine du Drame. » Et il ajoute, comme si ça expliquait tout : « Avec sa copine Ellen, elle rate jamais un épisode de la série Pretty Little Liars[14]. »

OK, donc la décision initiale est de ne pas parler. Pas très surprenant. Le boulot, maintenant, c’est de le faire changer d’avis.

« Parle-moi de l’argent qui est arrivé par la poste, Pete. »

Pas de raidissement du corps ; pas de petit sourire entendu. Il savait que j’allais parler de ça, pense Hodges. Il l’a su dès que j’ai prononcé le nom de sa sœur. Il a peut-être même été prévenu à l’avance. Tina a pu changer d’avis et lui envoyer un texto.

« Vous voulez dire l’argent-mystère, dit Pete. C’est comme ça qu’on l’appelle.

— Ouais. C’est ça que je veux dire.

— Ça a commencé à arriver il y a à peu près quatre ans. Je devais avoir l’âge qu’a Tina aujourd’hui. Une enveloppe adressée à mon père tous les mois environ. Jamais de lettre d’explication, juste l’argent.

— Cinq cents dollars.

— Une ou deux fois il a dû y avoir un peu moins, ou un peu plus, je crois. J’étais pas toujours là quand l’enveloppe arrivait et après les trois ou quatre premières fois, papa et maman ont arrêté d’en parler.

— De peur que ça leur porte malheur ?

— Ouais, genre. Et à un moment donné, Teenie s’est mis dans la tête que c’était moi qui l’envoyais. Comme si j’aurais pu. J’avais même pas d’argent de poche, à l’époque.

— Si ce n’est pas toi, qui est-ce ?

— J’en sais rien. »

On dirait qu’il va s’en tenir à ça, et puis il continue. Hodges écoute paisiblement, espérant que Pete en dise trop. Ce gosse est intelligent, de toute évidence, mais parfois même les plus intelligents en disent trop.

« Vous savez, à Noël, aux informations, on entend toujours des histoires de gens qui distribuent des billets de cent dollars dans un Walmart ou un autre ?

— Ouais, je sais.

— Je pense que c’est un truc comme ça. Quelqu’un de riche a décidé de jouer les Père Noël pour un des blessés du City Center et il a choisi mon père au hasard dans la liste. »

Il se tourne pour regarder Hodges en face pour la première fois depuis qu’ils sont montés dans la voiture. Il a les yeux écarquillés, le regard grave… et totalement pas crédible.

« Pour ce que j’en sais, il envoie peut-être de l’argent aux autres, aussi. Probablement ceux qui ont été le plus grièvement blessés et ont dû arrêter de travailler. »

Hodges pense : Bien joué, petit. Ça pourrait être assez logique, en effet.

« Distribuer des billets de cent dollars à dix ou vingt personnes au hasard à Noël est une chose. Distribuer vingt mille dollars à une seule famille pendant quatre ans en est une autre. Si on rajoute d’autres familles, on arrive à une petite fortune.

— C’est peut-être quelqu’un qui est à la tête d’un fonds d’investissement, dit Pete. Vous savez, de ces gens qui se sont enrichis pendant que tous les autres s’appauvrissaient et qui se sentent coupables. »

Il ne regarde plus du tout Hodges. Maintenant il regarde droit devant lui à travers le pare-brise. Il dégage une odeur particulière, semble-t-il à Hodges. Pas une odeur de sueur, mais de fatalisme. De nouveau, Hodges pense à un soldat se préparant au combat sachant qu’il a cinquante pour cent de chances d’être blessé ou tué.

« Écoute-moi, Pete. C’est pas l’argent qui m’intéresse.

— C’est pas moi qui l’ai envoyé ! »

Hodges en rajoute une louche. Ça a toujours été sa meilleure stratégie.

« Ça a été une aubaine et tu l’as utilisé pour aider tes parents à se sortir d’une situation difficile. Ce n’est pas une mauvaise action, c’est une action admirable.

— C’est pas tout le monde qui penserait ça, dit Pete. Si c’était vrai, je veux dire…

— Tu te trompes. C’est ce que penseraient la plupart des gens. Et je vais te dire une chose que tu peux prendre pour une certitude absolue parce qu’elle est basée sur quarante ans d’expérience de flic. Aucun procureur dans cette ville, aucun procureur dans ce pays n’oserait inculper un gamin qui aurait trouvé de l’argent et l’aurait utilisé pour aider sa famille, sachant que son père avait d’abord perdu son travail puis eu les jambes écrasées par un cinglé. La presse exécuterait l’homme ou la femme qui chercherait à engager des poursuites pour ça. »

Pete se tait, mais sa gorge remue comme s’il retenait un sanglot. Il veut parler, mais quelque chose le retient. Pas l’argent, mais quelque chose lié à l’argent. Ça doit être ça. Hodges est curieux de savoir d’où venait cet argent envoyé chaque mois par la poste — n’importe qui serait curieux de le savoir — mais il est bien plus concerné par ce que trame ce gosse maintenant.

« Tu leur as envoyé l’argent…

— Je vous répète que non !

— … et ça a été comme sur des roulettes. Et puis tu as remporté un autre gros lot mais qui t’a moins bien réussi. Dis-moi ce que c’est, Pete. Laisse-moi t’aider à arranger ça. »

Un instant le gosse tremble, au bord de la révélation. Puis ses yeux se déplacent vers la gauche. Hodges les suit et voit la carte qu’il a laissée sur le tableau de bord. Elle est jaune, la couleur de la prudence. La couleur du danger. POLICIER EN FACTION. Il regrette amèrement de pas l’avoir laissée dans la boîte à gants et de pas être allé se garer cent mètres plus loin. Bon Dieu, il fait de la marche tous les jours. Qu’est-ce que c’est que cent mètres à pied ? Il les aurait facilement parcourus.

« Y a rien à arranger », dit Pete. Il parle maintenant d’une façon aussi mécanique que la voix générée par ordinateur qui sort du GPS de bord de Hodges, mais on voit son pouls battre à ses tempes, il tient ses mains étroitement crispées sur ses genoux et son visage est perlé de sueur en dépit de l’air conditionné. « J’ai pas envoyé l’argent. Il faut que j’aille chercher les médicaments de mon père.

— Écoute, Peter. Même si j’étais encore flic, cette conversation n’aurait aucune valeur dans un tribunal. Tu es mineur et il n’y a aucun adulte présent pour te conseiller. En plus, je ne t’ai pas fait connaître tes droits… »

Hodges voit le visage du gosse se fermer comme un coffre-fort de banque. Il a suffi d’une formule : fait connaître tes droits.

« Je vous remercie de votre sollicitude », dit Pete de cette même voix de robot polie. Il ouvre la portière. « Mais j’ai pas besoin de votre aide. Vraiment.

— Et pourtant si », dit Hodges. Il extrait une de ses cartes professionnelles de sa poche de poitrine et la lui tend. « Prends ça. Appelle-moi si tu changes d’avis. Quel que soit le problème, je pourrai t’aid… »

La portière se referme. Hodges voit Pete Saubers s’éloigner d’un pas vif, il remet lentement la carte dans sa poche et pense : Merde, j’ai tout fait foirer. Il y a encore six ans, peut-être même deux, je l’aurais eu.

Mais incriminer son âge est trop facile. Il sait, à un niveau plus profond, plus analytique et moins émotif, qu’il n’a vraiment bien joué à aucun moment. Penser qu’il aurait pu obtenir un résultat était une illusion. Pete s’est armé si solidement pour le combat qu’il est psychologiquement incapable de faire machine arrière.

Le gosse est déjà devant la pharmacie City Drug, il sort l’ordonnance de son père de sa poche arrière et entre. Hodges appelle Jerome.

« Bill ! Comment ça s’est passé ?

— Pas bien. Tu connais City Drug ?

— Ouais, bien sûr.

— Il entre chercher des médicaments. Ramène-toi devant la pharmacie aussi vite que possible. Il m’a dit qu’il rentrait chez lui ensuite mais ça peut être vrai ou pas, et je veux savoir il va. Tu penses pouvoir le filer ? Il connaît ma voiture mais pas la tienne.

— Pas de problème. J’arrive. »

Moins de trois minutes plus tard, Jerome tourne le coin de la rue. Il se glisse dans une place de stationnement que vient de libérer une maman après avoir récupéré deux crevettes qui ont l’air bien trop jeunes pour être au lycée. Hodges démarre, adresse un salut à Jerome au passage et se dirige vers le poste d’observation de Holly dans Garner Street tout en appuyant sur la touche raccourci de son numéro. Ils pourront attendre ensemble le rapport de Jerome.

22

Le père de Pete prend effectivement du Vioxx, depuis qu’il s’est sevré de l’OxyContin, mais il en a toujours en réserve. Le papier plié que Pete sort de sa poche arrière pour y jeter un coup d’œil avant d’entrer dans la pharmacie est une note sévère du proviseur adjoint rappelant aux élèves de terminale que le Jour de Grâce des Terminales est un mythe et que toutes les absences de ce jour-là seront examinées avec le plus grand soin par la scolarité.

Pete ne brandit pas ostensiblement le papier : Bill Hodges est peut-être retraité mais il a sûrement pas l’air d’un attardé. Non, Pete le consulte brièvement, comme pour s’assurer que c’est le bon, avant d’entrer dans la pharmacie. Il va directement au comptoir de délivrance des ordonnances, dans le fond, où M. Pelkey le salue amicalement.

« Hé, Pete. Je te sers quoi aujourd’hui ?

— Rien, monsieur Pelkey, on a tout ce qu’il faut. Mais je suis suivi par des mecs qui m’en veulent de pas les avoir laissés copier les réponses du devoir d’histoire qu’on avait à faire à la maison. Je me demandais si vous pourriez m’aider. »

M. Pelkey fronce les sourcils et se dirige aussitôt vers le portillon pivotant. Il aime bien Peter qui est un garçon toujours joyeux et avenant alors que sa famille a traversé des temps incroyablement durs.

« Tu vas me les montrer. Je vais leur dire d’aller se faire voir ailleurs.

— Non, je me débrouillerai avec eux demain. Quand ils se seront calmés. Je voulais juste vous demander si je peux m’échapper par la porte de derrière… »

M. Pelkey lui glisse un clin d’œil de conspirateur pour lui signifier que lui aussi a eu dix-sept ans.

« Bien sûr. Viens, passe par le portillon. »

Il conduit Pete entre des rayonnages garnis de boîtes de comprimés et de flacons puis à travers un petit bureau dans l’arrière-boutique. Là, une porte affiche un grand avertissement en rouge : ATTENTION ALARME. D’une main, M. Pelkey abrite le clavier mural fixé à côté, et entre le code de l’autre. On entend un bourdonnement.

« Vas-y, file », dit-il à Pete.

Pete le remercie, se glisse sur le quai de chargement à l’arrière de la pharmacie et de là saute sur le ciment craquelé du trottoir. Une ruelle le conduit dans Frederick Street. Il regarde des deux côtés, cherchant des yeux la Prius de l’ex-flic, ne la voit pas et s’élance au pas de course. Il lui faut vingt minutes pour atteindre Lower Main Street et même s’il ne voit à aucun moment la Prius bleue, il fait deux ou trois crochets de diversion en chemin, juste pour être sûr. Il vient de tourner dans Lacemaker Lane quand son téléphone vibre à nouveau. Cette fois, c’est un texto de sa sœur.

Tina : Ta parlé à M. Hodges ? Jespère ke oui. M’man sait. Je lui é pas dit. Elle SAVAIT. Sois pas faché. Ste plé.

Comme si je pouvais, pense Pete. S’ils étaient plus proches en âge, peut-être qu’ils auraient pu avoir ce genre de rivalité qui oppose parfois frères et sœurs, et encore. Il arrive qu’elle l’agace mais il est jamais vraiment fâché contre elle, même quand elle fait sa chipie.

Bon, la vérité sur l’argent est éventée, mais peut-être qu’il peut encore dire qu’il a seulement trouvé de l’argent et cacher le fait qu’il a essayé de vendre les biens les plus intimes d’un mort juste pour que sa sœur puisse aller dans une école où elle aurait pas à se doucher en commun. Et où sa débilos de copine Ellen disparaîtrait enfin dans le rétroviseur.

Il sait que ses chances de s’en tirer sans encombre sont quasiment nulles, mais à un certain moment — peut-être cette après-midi même, en classe, alors qu’il regardait les aiguilles de la pendule avancer régulièrement vers trois heures — c’était devenu secondaire. Ce qu’il veut vraiment faire, c’est envoyer les carnets, surtout ceux qui contiennent les deux derniers romans de Jimmy Gold, à la NYU[15]. Ou peut-être au New Yorker, puisque c’est eux qui ont publié presque toutes les nouvelles de Rothstein dans les années cinquante. Et baiser Andrew Halliday. Oui, l’enculer bien profond. Et à sec. Y a pas moyen que Halliday vende le moindre écrit de la dernière période de Rothstein à un quelconque collectionneur riche et cinglé qui les enfermera dans une pièce secrète à l’hygrométrie contrôlée à côté de ses Renoir, ses Picasso, ou sa précieuse bible du quinzième siècle.

Quand il était plus jeune, Pete voyait dans les carnets un simple trésor enterré. Son trésor. Il est plus avisé aujourd’hui, et pas seulement parce qu’il est tombé amoureux de la prose ravageuse, drôle et parfois follement émouvante de John Rothstein. Les carnets n’ont jamais été seulement à lui. Pas plus qu’ils n’ont été uniquement ceux de Rothstein, peu importe ce que pouvait en penser l’auteur lui-même, planqué dans sa ferme du New Hampshire. Ils méritent d’être vus et lus par tous. Peut-être que le petit glissement de terrain qui avait révélé la présence de la malle, en ce fameux jour d’hiver, n’était rien d’autre qu’un hasard, mais Pete n’y croit pas. Il croit que les carnets, comme le sang d’Abel, criaient depuis leur tombeau. Si c’est être un indécrottable romantique de penser comme ça, eh ben, soit. Y a des conneries, c’est pas des conneries.

À mi-parcours de Lacemaker Lane, il repère l’enseigne de la librairie, en forme de parchemin à l’ancienne. Ça ressemble à l’enseigne d’un pub anglais même si celle-ci indique : Andrew Halliday Rare Editions et pas : Le Repos du Laboureur, ou autre. En la voyant, les derniers doutes de Pete se dissipent comme de la fumée.

Il pense : John Rothstein non plus sera pas le pigeon de service, m’sieur Halliday. Ni maintenant, ni jamais. T’auras aucun des carnets. Drèck, mon goy, comme dirait Jimmy Gold. Si t’appelles les flics, je leur raconterai tout, et après les emmerdes que t’as eues à cause du bouquin de James Agee, on verra qui ils préféreront croire.

Un poids — invisible mais très lourd — semble lui être ôté des épaules. Quelque chose dans son cœur semble s’être remis d’aplomb pour la première fois depuis bien longtemps. Pete s’élance vers la librairie Halliday d’un pas redoublé, sans avoir conscience qu’il a les poings serrés.

23

Il est trois heures passé de quelques minutes — à peu près l’heure où Pete monte dans la Prius de Hodges — quand un client entre dans la boutique. C’est un type joufflu dont les grosses lunettes et la barbiche poivre et sel ne peuvent masquer sa ressemblance avec Elmer, le chasseur sachant chasser.

« Puis-je vous aider ? demande Morris alors que ce qui lui vient tout de suite à l’esprit c’est plutôt : Euh, quoi d’neuf, docteur ?

— Je ne sais pas encore, répond Elmer prudemment. Où est Drew ?

— Il a eu une sorte d’urgence familiale dans le Michigan. » Morris sait que Andy est originaire du Michigan donc de ce côté-là, ça va, mais il doit faire gaffe à pas en rajouter côté famille : si Andy a un jour parlé de ses proches avec lui, Morris a tout oublié. « Je suis un vieil ami. Il m’a demandé de garder la boutique cette après-midi. »

Elmer est dubitatif. La main gauche de Morris, pendant ce temps, se glisse au creux de ses reins et tâte la forme rassurante du petit automatique. Il veut pas flinguer ce mec, pas prendre le risque d’une détonation, mais s’il doit le faire, il le fera. Y a plein de place pour Elmer à l’arrière, dans le bureau privé de Andy.

« Il devrait avoir reçu un livre pour moi pour lequel j’ai versé un acompte. Un édition originale de On achève bien les chevaux. De…

— Horace McCoy », complète Morris.

Les bouquins posés sur l’étagère à gauche du bureau — ceux derrière lesquels se cachaient les DVD de sécurité — avaient des languettes de papier qui dépassaient des pages et, depuis son arrivée au magasin aujourd’hui, Morris les a tous examinés. C’est des commandes de clients et le McCoy y figure.

« Joli exemplaire signé. Simple signature, sans dédicace. Quelques piqûres sur la tranche. »

Elmer sourit.

« C’est celui-là. »

Morris descend le livre de l’étagère, tout en jetant un petit coup d’œil à sa montre. 3 :13. Les cours finissent à trois heures au lycée de Northfield, ce qui signifie que le gosse pourrait être là au maximum à trois heures et demie.

Il retire la languette de papier et lit Irving Yankovic, $750. Il tend le livre à Elmer, en l’accompagnant d’un sourire.

« Celui-ci a un statut spécial. Andy — je crois qu’il préfère se faire appeler Drew dorénavant — m’a dit qu’il vous le laissait pour cinq cents. Comme il a pu le négocier à un meilleur prix que ce qu’il escomptait, il voulait vous faire profiter de l’aubaine. »

La perspective d’économiser deux cent cinquante dollars fait s’évaporer tout ce qui restait des soupçons d’Elmer tombant sur un inconnu à la place habituelle de Drew. Il sort son chéquier de sa poche.

« Donc… avec l’acompte, ça nous fait… »

Morris a un geste magnanime de la main.

« Il a oublié de me préciser le montant de l’acompte. Déduisez-le vous-même. Je suis sûr qu’il vous fait confiance.

— Après toutes ces années, oui, j’espère bien. »

Elmer se penche sur le comptoir et entreprend de rédiger son chèque. Avec une lenteur exaspérante. Morris consulte la pendule de l’ordinateur. 3 :16.

« Vous avez lu On achève bien les chevaux ? demande l’autre.

— Non, répond Morris. Je suis passé à côté de celui-là. »

Que fera-t-il si le gosse arrive pendant que ce prétentieux connard à barbiche est encore en train de pérorer au-dessus de son chéquier ? Il pourra pas dire à Saubers que Andy l’attend dans l’arrière-boutique, pas après avoir dit à Elmer qu’il est parti dans le Michigan. La sueur commence à lui dégouliner sur le front et les joues. Il le sent. Il suait comme ça en prison, quand il attendait de se faire violer.

« Merveilleux bouquin, commente Elmer en s’interrompant, stylo en l’air au-dessus du chèque à moitié rédigé. Merveilleux roman noir doublé d’une formidable critique sociale de l’envergure des Raisins de la colère. » Il se tait, réfléchissant au lieu d’écrire, et maintenant il est 3 :18. « Bon… peut-être pas Les Raisins, j’exagère peut-être un peu, mais ça rivalise nettement avec En un combat douteux qui ressemble plus à un tract socialiste qu’à un roman, vous ne trouvez pas ? »

Morris donne son assentiment. Ses mains sont comme ankylosées. S’il doit dégainer le revolver, il risque de le lâcher. Ou de se tirer un coup directement dans la raie des fesses. Voilà qui le fait soudain japper de rire, un son surprenant dans cet espace tapissé de livres.

Elmer lève les yeux, sourcils froncés.

« Quelque chose de drôle ? Concernant Steinbeck, peut-être ?

— Non, non, pas du tout, dit Morris. C’est… Je souffre d’une maladie rare. » Il se passe une main sur une joue moite. « Je commence par transpirer, puis je me mets à rire. » La mine d’Elmer le fait rire à nouveau. Il se demande si Andy et Elmer ont déjà couché ensemble et l’idée de toute cette chair rebondissant et claquant le fait redoubler de rire. « Je suis désolé, monsieur Yankovic. Vous n’y êtes pour rien. Et, au fait… êtes-vous apparenté au célèbre chanteur pop humoriste Weird Al Jankovic ?

— Non, pas du tout. »

Yankovic griffonne sa signature en vitesse, déchire le chèque du talon et le tend à Morris tout sourire qui se dit que c’est une scène qu’aurait pu écrire John Rothstein. Durant l’échange, Yankovic veille à ce que leurs doigts ne se touchent pas.

« Désolé pour le rire », dit Morris en riant encore plus fort. Il vient de se souvenir qu’ils appelaient le célèbre chanteur pop humoriste Weird Al Yank-My-Dick[16]. « Je ne peux absolument pas le contrôler. » La pendule indique maintenant 3 :21, et même ça, c’est drôle.

« Je comprends. » Elmer bat en retraite, le livre serré contre sa poitrine. « Merci. »

Il se hâte vers la porte. Morris le rappelle :

« N’oubliez pas de dire à Andy que je vous ai fait la réduction. Quand vous le verrez. »

Et ça fait rire Morris encore plus fort parce qu’elle est bien bonne, celle-là. Quand vous le verrez ! T’as pigé ?

Lorsque la crise finit par passer, il est 3 :25 et, pour la première fois, il vient à l’esprit de Morris qu’il a peut-être bousculé M. Irving « Elmer » Yankovic sans aucune raison. Peut-être que le gosse a changé d’avis. Peut-être qu’il viendra pas, et ça, ça n’a rien de drôle.

Bon, pense Morris, s’il se ramène pas ici, va falloir que j’aille le voir à la maison. Et là, rira bien qui rira le dernier. Pas vrai ?

24

Quatre heures moins vingt.

Plus besoin de stationner contre une bordure de trottoir jaune maintenant : les parents qui encombraient tout à l’heure le secteur du lycée, attendant pour récupérer leurs gosses, sont tous partis. Les bus scolaires aussi. Hodges, Holly et Jerome sont installés dans une berline Mercedes qui appartenait naguère à Olivia, la cousine de Holly. Cette voiture a servi d’arme au City Center, mais aucun d’entre eux ne pense à ça en cet instant. Ils ont bien d’autres choses en tête, à commencer par le fils de Thomas Saubers.

« Ce gamin, dit Jerome, il a peut-être des ennuis, mais il réfléchit vite, on peut lui reconnaître ça. » Après avoir stationné dix minutes dans la rue sans perdre de vue le City Drug, Jerome est entré dans la pharmacie pour constater que le lycéen qu’il avait pour mission de suivre était parti. « Un pro n’aurait pas fait mieux.

— Vrai », fait Hodges.

Le gamin s’est transformé en défi, un défi assurément bien plus grand que Madden le voleur d’avion. Hodges n’a pas interrogé le pharmacien lui-même et n’a nul besoin de le faire. Pete passe prendre les médicaments de son père depuis des années : il connaît le pharmacien et le pharmacien le connaît. Il aura inventé une histoire à la con et le pharmacien l’aura laissé sortir par la porte de derrière, et hop ! fait la belette. Ils n’ont même pas pensé à surveiller Frederick Street parce que ça ne semblait pas nécessaire.

« Alors, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demande Jerome.

— Je crois qu’on devrait aller faire un tour à la maison des Saubers. On avait une faible chance de laisser les parents en dehors de ça, à la demande de Tina, mais je pense que la promesse ne tient plus.

— Ils doivent déjà se douter que c’est lui, dit Jerome. Je veux dire, ce sont ses parents. »

Hodges a envie de dire : Il n’y a pas plus aveugle que celui qui ne veut pas voir, mais il préfère hausser les épaules.

Holly n’a encore rien dit, elle est juste assise au volant de son paquebot de voiture, bras croisés sur la poitrine, se tapotant légèrement les épaules du bout des doigts. Voilà qu’elle se tourne vers Hodges, affalé sur la banquette arrière.

« Tu as parlé du carnet à Peter ?

— J’ai même pas eu le temps », répond Hodges. Holly a une idée derrière la tête avec ce carnet et il aurait dû en parler au gosse, rien que pour la satisfaire, mais la vérité vraie, c’est qu’il y a même pas pensé. « Il a décidé de filer et il a décarré vite fait. Même pas pris la carte que je lui tendais. »

Holly montre le lycée du doigt.

« Je crois qu’on devrait aller parler à Ricky le Hippie avant de partir. » Et comme ni l’un ni l’autre ne répond : « La maison des Saubers sera encore là, vous savez. Elle ne va pas s’envoler, ni rien.

— J’imagine que ça peut pas faire de mal », dit Jerome.

Hodges soupire :

« Pour lui dire quoi exactement ? Qu’un de ses élèves a trouvé ou volé une grosse galette et qu’il a distribué l’argent à ses parents sous forme de pension mensuelle ? C’est les parents qui devraient découvrir ça avant un quelconque prof qui probablement ne se doute de rien. Et c’est Pete qui devrait le leur dire. Ça allégerait la pression qui pèse sur sa sœur, pour commencer.

— Oui, mais si Pete se trouve dans une sorte d’impasse… et qu’il veut pas que ses parents le sachent mais qu’il a quand même envie d’en parler à quelqu’un… vous savez, un adulte… »

Jerome a quatre ans de plus qu’il n’en avait lorsqu’il a aidé Hodges à débrouiller l’affaire Brady Harstfield, il a l’âge de voter et d’acheter légalement de l’alcool mais il est encore assez jeune pour se rappeler comment c’est d’avoir dix-sept ans et de s’apercevoir soudain qu’on s’est fourré dans le pétrin. Quand ce genre de chose arrive, on a envie de parler à quelqu’un qui a un peu de bouteille.

« Jerome a raison », dit Holly. Elle se tourne vers Hodges. « Allons parler à ce prof et voir si Pete lui a demandé conseil pour quoi que ce soit. S’il nous demande pourquoi on veut savoir ça…

— Bien sûr qu’il nous demandera pourquoi, dit Hodges, et je peux difficilement invoquer le secret professionnel. Je suis pas avocat.

— Ni prêtre, ajoute Jerome sans grande utilité.

— Tu peux lui dire qu’on est des amis de la famille, réplique fermement Holly. Et c’est vrai. »

Elle ouvre la portière.

« Tu flaires quelque chose, dit Hodges. Ou je me trompe ?

— Non, tu vois juste. Appelons ça le Holly-flair. Allons-y. »

25

Alors qu’ils sont en train de grimper les larges marches de l’entrée du lycée et de passer sous la devise L’ÉDUCATION EST LE FLAMBEAU DE LA VIE, la porte de Andrew Halliday Rare Editions s’ouvre à nouveau et Pete Saubers entre. Il remonte l’allée centrale puis s’arrête, sourcils froncés. C’est pas M. Halliday qui est assis au bureau. Par bien des aspects, le type qui le remplace est même l’exact opposé de M. Halliday, pâle au lieu de rougeaud (sauf ses lèvres qui sont étrangement rouges), les cheveux blancs au lieu de chauve, et mince au lieu de gros. Presque squelettique. Merde. Pete s’attendait à ce que son scénario foire, mais pas aussi vite.

« Où est M. Halliday ? J’avais rendez-vous avec lui. »

L’inconnu lui sourit.

« Oui, bien sûr, sauf qu’il ne m’a pas donné votre nom. Il m’a juste parlé d’un jeune homme. Il vous attend dans son bureau de l’arrière-boutique. » Ce qui est vrai. Dans un certain sens. « Allez-y, frappez juste et entrez. »

Peter se détend un peu. Il trouve logique que Halliday ne tienne pas à avoir une entrevue aussi cruciale ici, où n’importe quel client en quête d’un exemplaire d’occasion de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur peut entrer et les interrompre. Il fait preuve de prudence, de prévoyance. Si Pete n’en fait pas autant, il pourra dire au revoir à ses maigres chances de se sortir de tout ça indemne.

« Merci », dit-il, et il se dirige vers le fond du magasin entre les hauts rayonnages de livres.

Dès qu’il a dépassé le bureau, Morris se lève et file discrètement à l’entrée du magasin. Il retourne la pancarte accrochée à la vitre pour qu’elle indique FERMÉ et non plus OUVERT.

Puis il tourne le verrou.

26

Au bureau de la scolarité du lycée de Northfield, la secrétaire jette un regard curieux au trio de visiteurs qui se présente après les heures de cours mais elle ne pose aucune question. Peut-être imagine-t-elle que ce sont des gens apparentés à un élève en difficulté et qui viennent plaider sa cause. Qui qu’ils soient, du reste, c’est le problème de Howie Ricker, pas le sien.

Elle consulte un tableau magnétique couvert d’étiquettes multicolores et dit :

« Il devrait encore être dans sa salle. La 209, au deuxième étage, mais s’il vous plaît, jetez un coup d’œil par la fenêtre avant d’entrer pour vous assurer qu’il n’est pas avec un élève. Il assure des permanences aujourd’hui jusqu’à seize heures. Et comme la fin de l’année approche, les élèves sont nombreux à venir trouver leurs professeurs pour des conseils de dernière minute sur leurs devoirs de fin d’année, ou pour leur demander un sursis. »

Hodges la remercie et ils empruntent l’escalier où leurs pas résonnent dans l’établissement quasi désert. Quelque part dans les étages inférieurs, un quatuor de musiciens joue « Greensleeves ». Quelque part au-dessus d’eux, une cordiale voix masculine s’exclame jovialement : « Tu déconnes, Malone ! »

La salle 209 est située à mi-couloir au deuxième étage et M. Ricker, cravate desserrée sur une chemise à motifs cachemire acidulés et col déboutonné, est en pleine conversation avec une jeune fille qui s’explique avec de grands gestes mélodramatiques. Ricker lève les yeux, note qu’il a de la visite, et reporte son attention sur sa jeune élève.

Ses visiteurs attendent, debout contre le mur du couloir tapissé d’affiches pour des cours d’été, des ateliers d’été, des camps d’été et un bal de fin d’année. Deux filles, toutes deux en maillot et casquette de soft-ball, arrivent en dansant du fond du couloir. L’une d’elles jongle avec un gant de receveur, qu’elle fait passer d’une main dans l’autre comme dans le jeu de la patate chaude.

Le téléphone de Holly se met à sonner, diffusant une poignée de notes menaçantes du thème des Dents de la mer. Sans ralentir, une des deux filles lance : « Vous allez avoir besoin d’un plus gros bateau », et toutes deux de rire.

Holly consulte son téléphone et le range.

« Texto de Tina », dit-elle.

Hodges hausse les sourcils.

« Sa mère sait, pour l’argent. Et son père saura aussi dès son retour du boulot. » Du menton, elle désigne la porte fermée de la salle de M. Ricker. « On n’a plus besoin d’y aller à demi-mot, maintenant. »

27

La première chose qui frappe Pete lorsqu’il ouvre la porte du bureau plongé dans l’ombre, c’est la puanteur qui monte par vagues. Une odeur à la fois métallique et organique, comme des copeaux de métal mélangés à du chou pourri. La deuxième, c’est le bruit, un bourdonnement bas. Des mouches, pense-t-il, et même s’il ne peut voir ce qu’il y a dans la pièce, la rencontre du bruit et de l’odeur dans son esprit produit un choc sourd comme la chute d’un meuble lourd. Il se retourne pour fuir.

L’employé aux lèvres rouges est là, debout sous l’un des globes suspendus qui éclairent le fond de la boutique, et il tient à la main un drôle de petit revolver rouge et noir avec des motifs en guirlandes dorées. La première pensée de Pete c’est : On dirait un faux. Ils ont jamais l’air faux dans les films.

« Pas de panique, Peter, dit l’employé. Ne fais aucun geste inconsidéré et tu t’en tireras sans être blessé. C’est juste une conversation entre nous. »

La deuxième pensée de Pete c’est : Tu mens. Je le vois dans tes yeux.

« Retourne-toi, fais un pas en avant et allume la lumière. L’interrupteur est à gauche de la porte. Puis entre. Mais n’essaie pas de claquer la porte derrière toi, sauf si tu veux recevoir une balle dans le dos. »

Pete fait un pas en avant. Tout en lui, de la poitrine jusqu’aux talons, lui paraît désarticulé et branlant. Il espère qu’il va pas se pisser dessus comme un bébé. Bon, ça serait sûrement pas si grave — il serait sûrement pas le premier à mouiller sa culotte sous la menace d’une arme à feu —, mais à lui, ça lui paraît grave. Il tâtonne de la main gauche, trouve l’interrupteur et l’actionne. Quand il voit ce qui est étendu sur le tapis souillé, il veut crier mais les muscles de son diaphragme refusent de coopérer et tout ce qui sort de lui est une plainte larmoyante. Des mouches tournoient et se posent sur ce qui reste du visage de M. Halliday. Autrement dit, pas grand-chose.

« Je sais, dit l’employé avec commisération. Pas très joli, hein ? Les leçons de choses le sont rarement. Il m’a énervé, Pete. Toi aussi, tu veux m’énerver ?

— Non », répond Pete d’une voix aiguë et tremblante. Ça ressemble plutôt à la voix de Tina. « Je veux pas.

— Dans ce cas, t’as bien appris ta leçon. Vas-y, entre. Très lentement. Mais te sens pas obligé de marcher dans le sang. »

Pete avance sur des jambes qu’il sent à peine, prenant à gauche le long d’un des rayonnages de livres, tâchant de poser ses mocassins sur la partie du tapis qui n’est pas souillée de sang. Elle n’est pas très étendue. Sa panique initiale a été remplacée par une nappe de terreur vitreuse. Il n’arrête pas de penser à ces lèvres rouges. De se représenter le Grand Méchant Loup disant au Petit Chaperon rouge : C’est pour mieux t’embrasser, mon enfant.

Il faut que je réfléchisse, se dit-il. Il faut que je réfléchisse, sinon je vais mourir dans cette pièce. Je risque d’y mourir de toute façon, mais si j’arrive pas à réfléchir, c’est sûr que c’est ce qui va m’arriver.

Il continue de contourner la tache violacée jusqu’à ce qu’une desserte en merisier lui bloque le passage, et il s’arrête là. Aller plus loin impliquerait de poser le pied sur la partie ensanglantée du tapis qui risque d’être encore assez humide pour faire sleurp. Sur la desserte sont posées des carafes en cristal remplies d’alcool et plusieurs gros verres à whisky. Sur le bureau, il aperçoit une hachette dont le fer renvoie un éclat de lumière du plafonnier. C’est sûrement l’arme que le type aux lèvres rouges a employée pour assassiner M. Halliday. Pete suppose que cette révélation devrait le terrifier encore davantage mais étrangement, la vue de la hachette lui éclaircit les idées comme une bonne gifle.

La porte se referme derrière lui dans un clic. L’employé qui n’est probablement pas un employé s’est adossé contre elle et pointe son joli petit revolver sur Pete.

« Très bien, dit-il, et il sourit. Maintenant on peut parler.

— De… de… » Pete s’éclaircit la voix, essaie encore et se reconnaît un peu plus, cette fois. « De quoi ? Parler de quoi ?

— Fais pas ton malin. Des carnets. Ceux que t’as volés. »

Tout converge dans l’esprit de Pete. Sa bouche s’ouvre en grand.

L’employé qui n’est pas un employé sourit.

« Ah. Ça y est, je vois que t’as pigé. Dis-moi où ils sont et tu peux encore t’en sortir vivant. »

Non, Pete ne le pense pas.

Ce qu’il pense, c’est qu’il en sait déjà trop pour ça.

28

Quand la fille émerge de la salle de M. Ricker, elle a le sourire, preuve que son entrevue s’est bien passée. Elle esquisse même un petit signe dans leur direction — s’adressant peut-être à eux trois, mais plus vraisemblablement à Jerome seul — tout en se hâtant vers le bout du couloir. M. Ricker, qui l’a accompagnée à la porte, dévisage Hodges et ses associés.

« Madame, messieurs, puis-je vous aider ?

— Peu probable, répond Hodges, mais ça coûte rien d’essayer. On peut entrer ?

— Je vous en prie. »

Ils s’installent aux pupitres du premier rang tels des lycéens attentifs. Ricker se perche sur le coin de son bureau, familiarité dont il s’est dispensé lors de son entretien avec sa jeune élève.

« Je suis à peu près sûr que vous n’êtes pas des parents d’élèves, alors qu’est-ce qui vous amène ?

— C’est au sujet d’un de vos élèves, dit Hodges. Un garçon nommé Peter Saubers. Nous pensons qu’il pourrait s’être attiré des ennuis. »

Ricker fronce les sourcils.

« Pete ? Ça ne lui ressemble pas. C’est un des meilleurs élèves que j’aie jamais eus. Témoignant d’un authentique amour de la littérature, tout spécialement la littérature américaine. Tableau d’honneur tous les trimestres. Quel genre d’ennuis pensez-vous qu’il se soit attirés ?

— C’est bien ça la question. Nous l’ignorons. Je l’ai interrogé, mais il m’a opposé une fin de non-recevoir. »

Le froncement de sourcils de Ricker s’accentue.

« Ça ne ressemble pas du tout au Peter Saubers que je connais.

— Cela concerne une somme d’argent dont il est semble-t-il entré en possession il y a quelques années. Je peux vous communiquer ce que nous savons à ce sujet. Ce ne sera pas long.

— Je vous en prie, mais ne me dites pas que c’est lié à un trafic de drogue.

— Non, ça ne l’est pas. »

Ricker paraît soulagé.

« Bien. J’ai trop vu ce genre de choses et nos gamins les plus intelligents courent les mêmes risques que les plus idiots. En courent même davantage, dans certains cas. Racontez-moi. Je vous aiderai si je le peux. »

Hodges commence par l’argent qui s’est mis à arriver quand les Saubers traversaient ce qu’il faut bien appeler une période noire. Il raconte à Ricker comment sept mois après la fin des livraisons mensuelles d’argent-mystère, Pete a commencé à paraître perturbé et malheureux. Il termine par la conviction de Tina selon laquelle son frère aurait essayé d’obtenir davantage d’argent, peut-être en captant la même source que celle de l’argent-mystère, et qu’il se serait retrouvé dans une situation inextricable.

« Il s’est laissé pousser la moustache, remarque Ricker, songeur, lorsque Hodges a terminé. Il est dans la classe d’écriture créative de Mme Davis, cette année, mais je l’ai croisé dans le couloir et je l’ai chambré à ce sujet.

— Il l’a pris comment ? demande Jerome.

— Je ne suis pas sûr qu’il m’ait entendu. Il semblait sur une autre planète. Ce qui n’est pas inhabituel chez les adolescents, comme vous devez le savoir. Surtout quand les vacances d’été se rapprochent à grands pas. »

Holly demande :

« Vous aurait-il parlé d’un carnet ? Un carnet Moleskine ? »

Ricker réfléchit pendant que Holly le considère d’un œil plein d’espoir.

« Non, répond-il enfin. Je ne crois pas. »

Elle se rembrunit.

« Vous aurait-il parlé de quoi que ce soit ? demande Hodges. N’importe quel sujet qui aurait pu le tracasser, si mineur soit-il ? J’ai élevé une fille et je sais que parfois les enfants s’expriment en langage codé. Vous devez le savoir, vous aussi. »

Ricker sourit.

« Le fameux ami-qui.

— Pardon ?

— Comme dans : “J’ai un ami qui a peut-être mis sa copine enceinte.” ou : “J’ai un ami qui sait qui a bombé les graffitis homophobes sur le mur des toilettes des garçons.” Au bout de quelques années d’enseignement, tous les profs connaissent le fameux ami-qui. »

Jerome demande :

« Est-ce que Pete Saubers a eu un ami-qui ?

— Pas que je me souvienne. Je suis vraiment désolé. Je vous aiderais volontiers si je le pouvais. »

D’une petite voix quelque peu vidée d’espoir, Holly demande :

« Il ne vous a jamais parlé d’un ami qui tenait un journal secret ou qui aurait peut-être découvert des informations inestimables dans un carnet intime ? »

Ricker secoue la tête.

« Non. Je regrette vraiment beaucoup. Bon Dieu, je déteste penser que Pete ait pu s’attirer des ennuis. Il m’a écrit l’un des meilleurs devoirs de fin d’année qu’il m’ait été donné de lire. C’était sur la trilogie Jimmy Gold.

— John Rothstein, dit Jerome en souriant. J’ai eu un T-shirt qui disait…

— Ne m’en dites pas plus, le coupe Ricker. Cette connerie c’est des conneries.

— En fait, non. C’était la citation qui dit qu’on est pas le pigeon de service.

— Ah, fait Ricker en souriant. Celle-là. »

Hodges se lève.

« Je suis plus branché Michael Connelly. Merci de nous avoir accordé de votre temps. »

Il tend sa main à Ricker qui la serre. Jerome se lève aussi, mais Holly reste assise.

« John Rothstein, dit-elle. C’est lui qui a écrit ce roman sur ce gamin en rupture avec ses parents qui s’enfuit à New York, c’est ça ?

— Oui, c’était le premier tome de la trilogie Gold. Pete était dingue de Rothstein. Il l’est probablement toujours. Il se découvrira certainement d’autres héros à l’université, mais quand il était dans ma classe, il pensait que Rothstein marchait sur l’eau. Vous l’avez lu ?

— Non, jamais, dit Holly en se levant à son tour. Mais je suis une grande fan de cinéma et je vais tout le temps sur le site Deadline. Pour connaître les dernières nouvelles d’Hollywood. Il y a eu un article sur tous ces producteurs qui ont voulu faire un film sur Le Coureur. Sauf qu’ils ont beau lui avoir offert des sommes astronomiques, il leur a dit à tous d’aller se faire foutre.

— Ça ressemble bien à Rothstein, ça, dit Ricker. L’ours mal léché. Il détestait le cinéma. Prétendait que c’était un art de dégénérés. Il ironisait sur le mot pellicules. Il a même écrit un essai là-dessus, je crois. »

Holly s’est illuminée.

« Et puis il a été assassiné et comme il n’a pas laissé de testament, ils ne peuvent toujours pas faire de film à cause des implications légales.

— Holly, il faudrait qu’on y aille », dit Hodges.

Il veut aller sonner chez les Saubers sans tarder. Où que soit Pete en ce moment, c’est chez lui qu’il finira par revenir.

« OK… oui… »

Elle soupire. Bien qu’elle approche de la cinquantaine et qu’elle prenne des régulateurs de l’humeur, Holly passe encore trop de temps sur les montagnes russes de l’émotion. Tout à coup, la lumière s’est éteinte dans ses yeux et elle paraît terriblement déprimée. Hodges est désolé pour elle et il voudrait lui dire que même si toutes les intuitions n’aboutissent pas, cela ne signifie pas qu’il faut cesser d’être à leur écoute. Parce que celles qui aboutissent dévoilent parfois des trésors. Ça n’est pas spécialement une perle de sagesse, mais plus tard, quand il aura un moment d’intimité avec elle, il la lui offrira. Pour tenter d’atténuer un peu sa déception.

« Merci pour le temps que vous nous avez consacré, monsieur Ricker. »

Hodges ouvre la porte. Faiblement, comme de la musique entendue dans un rêve, leur parvient l’air de « Greensleeves ».

« Oh, nom de Dieu, s’exclame Ricker. Attendez une minute. »

Tous se tournent vers lui.

« Pete est effectivement venu me parler de quelque chose, et il n’y a pas si longtemps que ça. Mais je vois passer tellement d’élèves… »

Hodges hoche la tête d’un air compréhensif.

« Et puis, ça n’était pas un gros dilemme, rien d’un Sturm und Drang adolescent. En fait, je me souviens plutôt d’une conversation très agréable. Ça vient juste de me revenir à l’esprit parce que vous avez mentionné ce roman, madame Gibney. Le Coureur. » Il esquisse un sourire. « Pete n’avait pas un ami-qui mais un oncle-qui. »

Hodges sent soudain une étincelle chaude et crépitante flamber en lui, telle une amorce qui s’enflamme.

« Qu’avait donc cet oncle qui méritait discussion ?

— Pete m’a raconté que son oncle possédait une édition originale signée du Coureur. Et qu’il la lui avait offerte parce que Pete était fan de Rothstein — c’est l’histoire qu’il m’a servie, en tout cas. Pete m’a confié qu’il avait l’intention de la vendre. Je lui ai demandé s’il voulait vraiment se séparer d’un livre signé par son idole littéraire et il m’a confirmé qu’il y pensait sérieusement. Il espérait que l’argent pourrait aider sa petite sœur à entrer dans une école privée, dont j’ai oublié le nom…

— Chapel Ridge », dit Holly.

La lumière s’est rallumée dans ses yeux.

« Oui, je crois que c’est ça. »

Hodges retourne à pas lents vers le bureau de Ricker.

« Racontez-moi… racontez-nous… tout ce dont vous vous souvenez de cette conversation.

— C’est vraiment tout, excepté un détail qui m’a comme qui dirait chatouillé le déconomètre. Il m’a dit que son oncle avait gagné le livre au poker. Je me rappelle avoir pensé que c’est le genre de trucs qui arrivent dans les romans et dans les films, mais rarement dans la vraie vie. Mais bien sûr, il arrive que la vie imite l’art. »

Hodges s’apprête à poser la question évidente mais Jerome le devance :

« Il vous a interrogé sur d’éventuels acheteurs ?

— Oui, c’était pour ça, en fait, qu’il était venu me voir. Il avait une petite liste de négociants locaux, sans doute glanée sur Internet. Je l’ai dissuadé de s’adresser à l’un d’eux. Réputation légèrement louche. »

Jerome regarde Holly. Holly regarde Hodges. Hodges regarde Howard Ricker et pose l’évidente question suivante. Il est complètement focalisé maintenant, l’amorce flambe brillamment dans son esprit.

« Quel est le nom de ce négociant en livres à la réputation louche ? »

29

Pete ne voit plus qu’une seule chance de s’en sortir vivant. Tant que le type aux lèvres rouges et au teint cireux ignore où sont les carnets de Rothstein, il n’appuiera pas sur la détente de son revolver, qui fait moins joujou de minute en minute.

« Vous êtes l’associé de M. Halliday, c’est ça ? dit-il sans exactement regarder le cadavre — cette vision est trop ignoble — mais en donnant un coup de menton dans cette direction. Vous êtes de mèche avec lui ? »

Lèvres Rouges lâche un rire bref puis fait une chose choquante pour Peter qui pensait pourtant que plus rien ne pouvait le choquer. Il crache sur le corps.

« Il a jamais été mon associé. Même s’il aurait pu l’être, à une époque, quand je lui ai donné sa chance. T’étais pas encore une étincelle dans l’œil de ton père, Peter. Je dois dire que je trouve ta tentative de diversion admirable mais je te demanderais de t’en tenir à notre sujet. Où sont les carnets ? Planqués dans ta maison ? Qui, soit dit en passant, était ma maison. C’est-y pas une coïncidence intéressante, ça ? »

Encore un choc.

« Votre…

— Encore de l’histoire ancienne. Peu importe. C’est là-bas qu’ils sont ?

— Non. Ils y ont été un moment, mais je les ai déménagés.

— Et je devrais te croire ? Non, je te crois pas.

— À cause de lui. » Pete désigne à nouveau le cadavre du menton. « J’ai essayé de lui en vendre quelques-uns et il a menacé de me dénoncer à la police. Il fallait que je les déménage. »

Lèvres Rouges réfléchit à ça, puis hoche la tête.

« D’accord, je peux comprendre ça. Ça colle avec ce qu’il m’a raconté. Alors, tu les as mis où ? Crache le morceau, Peter. Déballe tout. On se sentira mieux après, tous les deux. Surtout toi. “Si, une fois fait, c’était fini, il serait bon que ça soit vite fait.” Macbeth, Acte I. »

Pete ne déballe rien. Tout déballer, c’est mourir. Voici l’homme qui, le premier, a volé les carnets, Pete le sait maintenant. Volé les carnets et assassiné John Rothstein il y a plus de trente ans. Et maintenant il a assassiné M. Halliday. Aura-t-il des scrupules à ajouter Pete Saubers à sa liste ?

Lèvres Rouges n’a aucun mal à lire dans ses pensées.

« J’ai pas besoin de te tuer, tu sais. Pas tout de suite, du moins. Je peux te coller une balle dans la jambe. Si ça te délie pas la langue, je peux t’en coller une dans les parties. Sans ses bijoux de famille, un jeune type comme toi a plus grand-chose à espérer de la vie, si ? »

Poussé dans ses derniers retranchements, Pete n’a plus rien sur quoi se rabattre que l’indignation brûlante, désespérée, que seuls les adolescents savent éprouver.

« Vous l’avez tué ! Vous avez tué John Rothstein ! » Des larmes lui montent aux yeux ; elles roulent sur ses joues en ruisselets tièdes. « Le meilleur écrivain du vingtième siècle et vous avez cambriolé sa maison et vous l’avez tué ! Pour de l’argent ! Rien que pour de l’argent !

Non, pas pour l’argent ! riposte Lèvres Rouges. Il a trahi ! »

Il fait un pas en avant et le canon de son arme pique légèrement du nez.

« Il a envoyé Jimmy Gold en enfer et il a appelé ça la publicité ! Et puis d’ailleurs, qui t’es pour me donner des leçons ? Toi-même t’as cherché à vendre les carnets ! Moi, je veux pas les vendre. J’ai peut-être voulu, par le passé, quand j’étais jeune et bête, mais c’est fini, ça. Je veux les lire. Ils sont à moi. Je veux caresser l’encre et sentir les mots qu’il a écrits de sa main. C’est de penser à ce moment qui m’a empêché de devenir fou pendant trente-six ans ! »

Il fait un autre pas en avant.

« Oui, et parlons-en de l’argent. L’argent dans la malle ! Tu l’as pris aussi ? Bien sûr que tu l’as pris ! C’est toi le voleur, pas moi ! Toi ! »

À ce moment-là, Pete est trop furieux pour penser à s’enfuir, parce que cette dernière accusation, si injuste soit-elle, est on ne peut plus vraie. Il se saisit soudain d’une des carafes d’alcool et la lance de toutes ses forces sur son bourreau. Lèvres Rouges ne s’attend pas à ça. Il se baisse, en pivotant légèrement sur la droite, et la bouteille le frappe à l’épaule. Le bouchon de verre saute quand elle heurte le tapis. L’odeur âpre et piquante du whisky se mêle à celle du vieux sang. Leur festin interrompu, les mouches bourdonnent en une nuée agitée.

Pete s’empare d’une autre carafe et se précipite sur Lèvres Rouges en la brandissant telle une matraque, tout revolver oublié. Il trébuche sur les jambes écartées de Halliday, tombe sur un genou et, quand Lèvres Rouges fait feu — le bruit, dans la pièce close, résonne comme un claquement de mains mat — la balle frôle sa tête, passant assez près pour balayer ses cheveux. Pete l’entend siffler : zzzzz. Il lance la deuxième carafe et celle-ci frappe Lèvres Rouges juste en dessous de la bouche et il se met à saigner. Dans un cri, il titube en arrière, heurte le mur.

Les deux dernières carafes sont derrière lui maintenant et Pete n’a plus le temps de se retourner pour s’en saisir. Il pousse sur ses jambes afin de se relever et attrape la hachette sur le bureau, non par son manche gainé de caoutchouc mais par le fer. Il sent la morsure du fil dans sa paume mais c’est une douleur lointaine, ressentie par quelqu’un qui vit dans un autre pays. Lèvres Rouges n’a pas lâché le revolver et il le retourne vers Pete pour viser et tirer. Pete n’a pas exactement la possibilité de réfléchir mais une partie profonde de son esprit, qui n’a peut-être jamais été sollicitée jusqu’à ce jour, comprend que s’il était plus près, il pourrait saisir Lèvres Rouges à bras-le-corps et lui arracher son arme. Facilement. Il est plus jeune, plus fort. Mais il y a le bureau entre eux, alors il lance plutôt la hachette. Elle tournoie en direction de Lèvres Rouges, cul par-dessus tête, tel un tomahawk.

Lèvres Rouges hurle et rentre la tête dans les épaules afin de lui échapper, levant la main qui tient le revolver afin de protéger son visage. Le côté contondant du fer heurte son avant-bras. Le revolver s’envole, frappe l’un des rayonnages et tombe sur le sol dans un claquement. Un autre claquement se fait entendre lorsque la balle part. Pete ignore où est partie cette deuxième balle, mais elle n’est pas dans sa peau, et pour lui c’est tout ce qui compte.

Lèvres Rouges rampe vers le revolver, ses fins cheveux blancs en travers des yeux, du sang goutte de son menton. Il est d’une rapidité surnaturelle, un peu comme un lézard. Pete calcule, toujours sans réfléchir, et comprend que s’il essaie de prendre Lèvres Rouges de vitesse pour récupérer le revolver, il perdra. Il s’en faudra d’un cheveu, mais il perdra. Il a peut-être une chance de saisir le bras de l’homme avant que celui-ci ne tourne le revolver vers lui et tire, mais elle est faible.

Il préfère bondir vers la porte.

« Reviens, petit merdeux ! braille Lèvres Rouges. On a pas terminé ! »

Une pensée cohérente fait brièvement surface. Oh, que si, se dit Pete.

Il ouvre la porte à la volée et franchit le seuil en courbant le dos. Il claque la porte derrière lui d’un violent geste de la main gauche et pique un sprint vers l’entrée du magasin en direction de Lacemaker Lane, des autres gens et de leurs vies bénies. Il entend un autre coup de feu — étouffé — et il voûte un peu plus les épaules, mais il ne ressent ni impact, ni douleur.

Il tire sur la poignée de la porte. Elle résiste. Il jette un coup d’œil affolé par-dessus son épaule et voit Lèvres Rouges sortir en trébuchant du bureau de Halliday, le menton festonné d’une barbiche de sang. Il a le revolver à la main et il tente de viser. Pete s’en prend au verrou avec des doigts qui ne sentent rien, parvient à s’en saisir, et tourne. L’instant d’après, il est sur le trottoir ensoleillé. Personne ne le regarde ; il n’y a personne dans les environs. En cette chaude après-midi de semaine, la zone piétonne de Lacemaker Lane est quasi déserte.

Pete court aveuglément, sans du tout savoir où il va.

30

C’est Hodges qui conduit la Mercedes de Holly. Il respecte la signalisation et ne change pas de voie à tout bout de champ. Il n’est pas du tout surpris que cette course du North Side jusqu’à la librairie de Halliday dans Lacemaker Lane lui en rappelle une autre, bien plus folle, à bord du même véhicule. C’était Jerome qui conduisait, cette fois-là.

« Comment tu peux être sûre que le frère de Tina est allé voir ce Halliday ? » demande Jerome.

Il est assis à l’arrière cette après-midi.

« Parce que, répond Holly sans lever les yeux de son iPad qu’elle a retiré de la spacieuse boîte à gants de la Mercedes. J’en suis sûre, et je pense même savoir pourquoi. C’était même pas un livre signé, en plus. » Elle tapote l’écran et marmonne : « Allez allez allez. Connecte-toi, couillounousse !

— Qu’est-ce que tu cherches, Hollyberry ? » demande Jerome en se penchant entre les deux sièges.

Elle se retourne pour le fusiller du regard.

« M’appelle pas comme ça, tu sais que je déteste.

— OK, OK, désolé. »

Jerome lève les yeux au ciel.

« Je te le dirai dans une minute, répond-elle. J’y suis presque. J’aimerais juste avoir une connexion Wi-Fi au lieu de cette saloperie de connexion réseau. C’est tellement lent et caca boudin. »

Hodges éclate de rire. C’est plus fort que lui. Cette fois, c’est vers lui que Holly se tourne pour le fusiller du regard, non sans continuer à taper sur l’écran de sa tablette. Hodges est déjà sur la rampe d’accès au périphérique intérieur et il s’adresse à Jerome :

« Je commence à y voir clair. En supposant que le livre dont Pete a parlé à Ricker soit en fait un carnet d’écrivain : celui que Tina l’a vu cacher précipitamment sous son oreiller.

— Oh oui, c’était ça, intervient Holly sans quitter des yeux son iPad. Holly Gibney est formelle là-dessus. » Elle tape autre chose, fait défiler l’écran et lâche un cri de dépit qui fait sursauter ses deux compagnons. « Oooh, ces toufues pubs ! Ça me rend dingo !

— Calme-toi », lui dit Hodges.

Elle ne l’écoute pas.

« Attendez. Attendez, vous allez voir.

— L’argent et le carnet étaient ensemble, dit Jerome. Le petit Saubers les a trouvés en même temps. C’est ça que vous pensez ?

— Ouais, confirme Hodges.

— Et le contenu du carnet valait encore plus d’argent. Sauf pour un négociant en livres rares à la réputation intacte qui aurait refusé de s’en approcher à moins de…

JE L’AI ! » hurle Holly, les faisant à nouveau sursauter.

La Mercedes fait une embardée. Le conducteur sur la voie de gauche lance un coup d’avertisseur irrité et décoche un geste éloquent de la main.

« Quoi ? demande Jerome.

— Pas quoi, Jerome, qui ! John Rothstein, nom de Dieu ! Assassiné en 1978 ! Trois hommes, apparemment, se sont introduits dans sa ferme — dans le New Hampshire, c’était — et l’ont tué. Ils ont aussi forcé son coffre. Écoutez ça. Publié dans le Union Leader de Manchester trois jours après le meurtre. »

Tandis qu’elle lit, Hodges quitte le périph’ à la sortie Lower Main.

« “Il semble de plus en plus certain que les cambrioleurs recherchaient autre chose que de l’argent. ‘Il est possible qu’ils aient emporté un certain nombre de carnets contenant des écrits réalisés par M. Rothstein après son retrait de la vie publique’, indique une source proche de l’enquête. Ces carnets, dont la présence a été confirmée hier par la femme de ménage de John Rothstein, pourraient se négocier à prix d’or au marché noir.” »

Les yeux de Holly flamboient. Elle est en pleine révélation divine, un de ces moments où elle s’oublie complètement elle-même.

« Les cambrioleurs ont planqué leur butin, dit-elle.

— Les vingt mille dollars, dit Jerome.

Et les carnets. Pete en a trouvé certains, peut-être même tous. Il s’est servi de l’argent pour aider ses parents et il s’est attiré des ennuis seulement quand il a essayé de vendre les carnets pour aider sa sœur. Halliday est au courant. À l’heure qu’il est, c’est peut-être lui qui détient les carnets. Dépêche, Bill. Dépêche dépêche dépêche ! »

31

Morris titube jusqu’à la porte du magasin, un cognement dans le cœur, un battement dans les tempes. Il lâche le revolver de Andy dans la poche de son blazer, attrape un livre sur l’un des présentoirs, l’ouvre et se le colle sur le menton pour éponger le sang. Il aurait pu s’essuyer de la manche de son blazer, il a failli le faire, mais il a recommencé à réfléchir et il s’est retenu. Il va devoir se montrer en public et il tient pas à le faire avec du sang sur lui. Le gosse en avait sur son pantalon, et ça c’est un bon point. Un super point, en fait.

Je retrouve mes esprits, et le gosse a intérêt à retrouver les siens. S’il fait ça, je peux encore sauver la situation.

Il ouvre la porte du magasin et regarde des deux côtés de la rue. Aucune trace de Saubers. Il ne s’attendait pas à moins. Les adolescents sont rapides. Ils ressemblent à des cafards, pour ça.

Morris fouille dans sa poche pour retrouver le bout de papier où il a noté le numéro de portable de Pete et vit un moment de panique pure en ne le trouvant pas. Enfin, ses doigts palpent quelque chose, ratatiné dans un coin tout au fond, et il pousse un soupir de soulagement. Il a le cœur qui cogne, cogne, et il frappe sa poitrine osseuse du plat de la main.

Me lâche pas maintenant, pense-t-il. T’as pas intérêt à me lâcher.

Il se sert du téléphone fixe pour appeler Saubers parce que ça aussi ça colle avec l’histoire qu’il est en train de fabriquer dans sa tête. Morris trouve que c’est une bonne histoire. Il se demande si John Rothstein aurait pu en écrire une meilleure.

32

Quand Pete revient complètement à lui, il se trouve dans un endroit que Morris Bellamy connaît bien : Government Square, en face du Happy Cup Café. Il s’assoit pour reprendre son souffle, regardant anxieusement dans la direction d’où il vient. Il ne voit pas trace de Lèvres Rouges, ce qui ne le surprend pas. Pete aussi a retrouvé ses esprits et il sait que l’homme qui a essayé de le tuer ne manquerait pas d’attirer l’attention dans la rue. Je l’ai bien chopé, pense Pete sombrement. Lèvres Rouges c’est Menton Sanglant maintenant.

Pas mal jusque-là, mais ensuite ?

Comme en réponse, son téléphone portable se met à vibrer. Pete l’extrait de sa poche et regarde le numéro affiché. Il reconnaît les quatre derniers chiffres — 8877 — de la fois où il a appelé Halliday pour lui laisser le message au sujet du week-end au Centre de Vacances de River Bend. Ça doit être Lèvres Rouges : c’est sûr que ça peut pas être M. Halliday. Cette pensée est tellement horrible qu’elle le fait rire, même si le son qui sort de sa bouche ressemble plus à un sanglot.

Son premier réflexe est de ne pas répondre. Ce qui le fait changer d’avis, c’est quelque chose que Lèvres Rouges a dit : Ta maison c’était ma maison. C’est-y pas une coïncidence intéressante, ça ?

Le texto de sa mère lui enjoignait de rentrer à la maison directement après l’école. Le texto de Tina lui disait que leur mère savait pour l’argent. Donc elles sont ensemble à la maison, à l’attendre. Pete ne tient pas à les alarmer inutilement — surtout quand c’est lui la cause de leur alarme — mais il doit connaître le motif de cet appel, surtout sachant que son père n’est pas là pour les protéger toutes les deux au cas où le cinglé déciderait de se pointer à Sycamore Street. Son père est parti dans le comté de Victor pour une de ses visites guidées.

Je vais appeler la police, pense Pete. Quand je vais lui dire ça, il va décamper. Il sera bien obligé. Cette idée le réconforte un peu et il appuie sur la touche ACCEPTER.

« Salut, Peter, dit Lèvres Rouges.

— J’ai rien à vous dire, dit Peter. Vous feriez mieux de décamper parce que j’appelle les flics.

— Je suis content que tu m’aies répondu avant de commettre une erreur aussi grossière. Tu ne me croiras pas, mais je te dis ça en ami.

— Vous avez raison, dit Pete. Je vous crois pas. Vous avez voulu me tuer.

— Je vais te dire autre chose que tu ne croiras pas : je suis content de ne pas l’avoir fait. Parce que sinon, je n’aurais jamais pu savoir où tu caches les carnets de Rothstein.

— Vous le saurez jamais », dit Pete. Et il ajoute : « Je vous dis ça en ami. »

Il se sent un peu plus calme maintenant. Lèvres Rouges ne le pourchasse pas et il n’est pas non plus en route pour Sycamore Street. Il se planque dans la librairie et téléphone sur le fixe.

« C’est ce que tu penses maintenant parce que tu n’as pas une vue à long terme des choses. Moi, oui. Je t’expose la situation : Tu es allé voir Andy pour lui vendre les carnets. Il a essayé de te faire du chantage et tu l’as liquidé. »

Pete ne dit rien. Il en est incapable. Il est soufflé.

« Peter ? Tu es là ? Tu ferais mieux si tu veux pas passer un an au Centre de Détention pour Mineurs de Riverview suivi de vingt de plus à Waynesville. J’ai fait les deux et je peux te dire que c’est pas des endroits pour des jeunes mecs au cul vierge. L’université t’irait beaucoup mieux, tu crois pas ?

— J’étais même pas en ville le week-end dernier, dit Pete. J’étais en voyage scolaire. Je peux le prouver. »

Lèvres Rouges n’a pas la moindre hésitation.

« Alors, tu l’as fait avant de partir. Ou peut-être à ton retour, dimanche soir. La police va trouver ton message vocal — j’ai bien fait attention à pas l’effacer. Il y a aussi le DVD de sécurité où on te voit te disputer avec lui. J’ai pris les disques mais je peux faire en sorte que la police les reçoive si on arrive pas à un accord, toi et moi. Et puis, il y a tes empreintes. Ils vont les trouver sur les poignées de porte de son bureau. Mieux même, ils vont les trouver sur l’arme du crime. Je crois que tu es fait, même si tu arrives à rendre compte de chaque minute de ton emploi du temps du week-end. »

Pete s’aperçoit avec consternation qu’il peut même pas faire ça. Il a tout loupé du programme du dimanche. Il revoit Mme Bran — alias Bran Stoker — debout à la porte du bus, il y a à peine vingt-quatre heures, son téléphone portable à la main, prête à appeler le 911 pour signaler la disparition d’un élève.

Je suis désolé, lui a-t-il dit. J’étais malade. J’ai pensé que le grand air me ferait du bien. J’ai vomi.

Il la voit très clairement au tribunal dire que oui, Peter avait l’air malade cette après-midi-là. Et il entend le procureur signaler au jury que n’importe quel adolescent aurait inévitablement l’air malade après avoir découpé un vieux libraire avec une hachette pour en faire du petit bois.

Mesdames et messieurs les jurés, je vous soumets l’hypothèse que Pete Saubers a rejoint la ville en auto-stop ce dimanche matin-là parce qu’il avait rendez-vous avec M. Halliday, lequel pensait que M. Saubers avait finalement décidé de céder à ses tentatives de chantage. Sauf que M. Saubers n’avait aucunement l’intention d’y céder.

C’est un cauchemar, pense Pete. Comme recommencer depuis le commencement les tractations avec Halliday, mais en mille fois pire.

« Peter ? Tu es là ?

— Personne voudra vous croire. Jamais. Pas quand ils sauront qui vous êtes.

— Et qui je suis, exactement ? »

Le Loup, pense Pete. Vous êtes le Grand Méchant Loup.

Des gens ont dû l’apercevoir, ce dimanche, déambuler sur le terrain du Centre de Vacances. Plein de gens, parce qu’il n’est quasiment pas sorti des sentiers balisés. Certains se souviendront sûrement de lui et se manifesteront pour témoigner. Mais, comme l’a dit Lèvres Rouges, cela laisse encore la possibilité d’avant et après le voyage scolaire. Surtout le dimanche soir, quand il est allé directement s’enfermer dans sa chambre. Dans Les Experts et Esprits criminels, la police scientifique est toujours capable de calculer le jour et l’heure exacts de la mort d’une personne assassinée, mais dans la vraie vie, comment savoir ? Pete ne sait pas. Et si la police tient un bon suspect, dont les empreintes se trouvent sur l’arme du crime, l’heure de la mort peut fort bien être négociable.

Mais je pouvais pas faire autrement que lui lancer la hachette ! pense-t-il. J’avais que ça !

Persuadé que les choses ne peuvent qu’empirer, Pete baisse les yeux et voit une tache de sang sur son genou.

Le sang de M. Halliday.

« Je peux arranger ça, dit Lèvres Rouges d’une voix onctueuse. Et si on arrive à s’entendre, je le ferai. Je peux effacer tes empreintes. Je peux effacer ton message vocal. Je peux détruire les DVD de sécurité. Tout ce que tu as à faire, c’est me dire où sont les carnets.

— Comme si je pouvais vous faire confiance !

— Tu devrais. » Voix basse. Câline et raisonnable : « Réfléchis, Pete. Si tu disparais du tableau, le meurtre de Andy apparaît comme un cambriolage qui a mal tourné. Le geste d’un consommateur de crack ou de meth. C’est bon pour nous deux. Si tu restes dans le tableau, l’existence des carnets est dévoilée. Pourquoi est-ce que je voudrais ça ? »

Tu t’en fous, pense Pete. Tu t’en foutras puisque tu seras déjà plus dans les environs quand on découvrira Halliday mort dans son bureau. T’as dit que t’as été à Waynesville. Du coup, ça fait de toi un ex-repris de justice, et tu connaissais M. Halliday. Tout ça mis ensemble, ça fait de toi un suspect, aussi. Tes empreintes sont partout, comme les miennes, et je crois pas que tu puisses les effacer toutes. Ce que tu peux faire — si je te laisse faire — c’est prendre les carnets et te tirer. Et une fois que tu te seras tiré, qu’est-ce qui t’empêche d’envoyer les DVD de sécurité à la police, par pure méchanceté ? Pour te venger de moi de t’avoir frappé avec la carafe de whisky et de m’être sauvé ? Si j’accepte ce que tu proposes…

Il conclut sa pensée à voix haute :

« Je m’enfoncerai un peu plus. Peu importe ce que vous prétendez.

— Je t’assure que ce n’est pas vrai. »

Il a un ton d’avocat, de ces avocats véreux avec des coiffures pas possibles qui font des pubs, tard le soir, sur les chaînes privées. La fureur de Pete revient et le fait se redresser sur le banc comme sous l’effet d’un électrochoc.

« Allez vous faire foutre. Vous aurez jamais ces carnets. »

Et il coupe la communication. Le téléphone vibre de nouveau dans sa main presque aussitôt, même numéro, Lèvres Rouges qui rappelle. Pete appuie sur REFUSER et éteint son téléphone. Là, tout de suite, il faut qu’il réfléchisse plus vite et plus fort qu’il a jamais réfléchi de toute sa vie.

Maman et Tina, c’est elles le plus important. Il faut qu’il parle à sa mère, lui dire qu’elle et Tina doivent quitter la maison tout de suite. Aller dans un motel, n’importe où. Il faut qu’elles…

Non, pas maman. C’est à sa sœur qu’il doit parler, du moins pour commencer.

Il n’a pas pris la carte de M. Hodges mais Tina doit savoir comment entrer en contact avec lui. Et si ça, ça marche pas, il devra appeler la police et prendre ses responsabilités. Il mettra sa famille en danger sous aucun prétexte.

Pete appuie sur la touche raccourci de son téléphone pour appeler sa sœur.

33

« Allô ? Peter ? Allô ? Allô ? »

Rien. Ce salaud de voleur a raccroché. Le premier réflexe de Morris est de vouloir arracher le téléphone fixe de la prise murale et de le balancer contre l’un des rayonnages, mais il se retient au dernier moment. Il a mieux à faire que de se laisser aller à la rage.

Alors ? Que faire maintenant ? Est-ce que Saubers va appeler la police en dépit de toutes les preuves accumulées contre lui ?

Morris peut pas se permettre de croire ça, car sinon, les carnets sont perdus pour lui à jamais. Et il y a ça aussi : le gosse prendrait-il une décision aussi irrévocable sans en parler d’abord à ses parents ? Sans leur demander conseil ? Sans les prévenir ?

Je dois agir vite, pense Morris.

Et tout haut, tandis qu’il essuie ses empreintes sur le téléphone :

« Si, une fois fait, c’était fini, il serait bon que ça soit vite fait. »

Et il serait bon qu’il se lave le visage et sorte par la porte de derrière. Il ne pense pas que les coups de feu aient été entendus de la rue — le bureau de l’arrière-boutique doit être plutôt bien insonorisé, tapissé de bouquins comme il est — mais il ne tient pas à prendre ce risque.

Il frictionne sa barbiche de sang dans le cabinet de toilette de Halliday, prenant bien soin de laisser la serviette souillée dans le lavabo à l’intention de la police, pour quand elle se décidera à venir. Cela fait, il longe un couloir étroit en direction d’une porte surmontée d’un boîtier lumineux SORTIE et avec plein de cartons de livres empilés devant. Il les déplace en se disant qu’il est stupide de condamner une sortie de secours avec des cartons de livres. Stupide et inconséquent.

Ça pourrait être l’épitaphe de mon vieux pote, songe Morris. Ci-gît Andrew Halliday, homosexuel obèse, stupide et inconséquent. Il sera pas regretté.

La chaleur du milieu de l’après-midi l’assomme tel un marteau et il titube. Sa tête l’élance d’avoir été frappée par cette foutue carafe mais son cerveau tourne à plein régime à l’intérieur. Il monte dans la Subaru, où il fait encore plus chaud, et allume l’air conditionné au maximum aussitôt qu’il a démarré. Il s’examine dans le rétroviseur. Il a un horrible bleu violet autour d’une coupure en forme de croissant au menton mais il ne saigne plus, et au final, ça pourrait être plus vilain. Il regrette de pas avoir un ou deux cachets d’aspirine, mais ça peut attendre.

Il recule hors de la place de stationnement de Andy et remonte la ruelle qui débouche sur Grant Street. Grant est moins classe que Lacemaker Lane avec ses boutiques chic, mais au moins, on peut y rouler en voiture.

Au moment où Morris s’arrête à l’entrée de la ruelle, Hodges et ses deux partenaires débouchent de l’autre côté de l’immeuble et se plantent devant la pancarte FERMÉ accrochée à la porte de Andrew Halliday Rare Editions. La circulation sur Grant Street s’interrompt juste au moment où Hodges essaie d’entrer dans la librairie et trouve la porte ouverte. Sans attendre, Morris tourne à gauche et prend la direction du périphérique intérieur. C’est tout juste le début de l’heure de pointe et il peut être dans le North Side en quinze minutes. Peut-être même douze. Il faut qu’il empêche Saubers d’aller voir la police — à condition qu’il l’ait pas déjà fait — et y a un seul moyen sûr de l’en empêcher.

Tout ce qu’il a à faire, c’est de coiffer au poteau le voleur de carnets et rejoindre avant lui sa petite sœur.

34

Derrière la maison des Saubers, près de la clôture qui sépare leur jardin de la friche, il y a un vieux portique rouillé que Tom Saubers a prévu de démonter depuis longtemps, maintenant que ses deux enfants sont trop grands pour y jouer. Cette après-midi, Tina est assise dans la nacelle d’enfant et elle se balance lentement d’avant en arrière. Divergente est ouvert sur ses genoux mais elle a pas tourné une seule page au cours des cinq dernières minutes. Sa mère a promis de regarder le film avec elle dès qu’elle aura fini le livre mais aujourd’hui, Tina n’a pas envie de lire des histoires d’adolescents errant dans les ruines de Chicago. Aujourd’hui, ça lui semble atroce plutôt que romantique. Se balançant toujours lentement, elle ferme le livre. Et les yeux.

S’il te plaît, Dieu, prie-t-elle, ne laisse pas Pete s’attirer des super graves ennuis. Et le laisse pas me détester. Je mourrai s’il me déteste, alors s’il te plaît, fais qu’il comprenne pourquoi je l’ai dit. S’il te plaît.

Dieu lui répond aussitôt. Dieu lui dit que Pete ne lui en voudra pas parce que maman a deviné toute seule, mais Tina est pas sûre de vouloir Le croire. Elle ouvre à nouveau son livre mais ne peut toujours pas lire. La journée semble suspendue au-dessus d’elle, attendant que quelque chose d’atroce se produise.

Le téléphone portable qu’elle a eu pour ses onze ans est en haut dans sa chambre. C’est un modèle bon marché, pas l’iPhone avec toutes les sonneries et les applications dont elle rêvait, mais il représente son bien le plus précieux et elle s’en sépare rarement. Sauf cette après-midi. Elle l’a laissé dans sa chambre quand elle est sortie, aussitôt après avoir envoyé un texto à Pete. Il fallait qu’elle lui envoie ce message, elle pouvait pas le laisser arriver, innocent, sans savoir, mais elle supporte pas l’idée de recevoir une réponse accusatrice et fâchée. Elle devra l’affronter dans un petit moment, c’est inévitable, mais sa mère sera avec elle à ce moment-là. Et maman dira à Pete que c’est pas la faute de Tina et il la croira.

Probablement.

Maintenant le téléphone commence à vibrer et à tressauter sur son bureau. Elle a une chouette musique des Snow Patrol en sonnerie mais — avec son estomac tout retourné et sa mortelle inquiétude pour Pete —, elle a pas pensé à modifier le mode silencieux, obligatoire pour l’école, lorsqu’elle est rentrée à la maison avec sa mère, et Linda Saubers, qui est au rez-de-chaussée, ne l’entend pas. L’écran s’allume et affiche la photo de son frère. Finalement, le téléphone se tait. Au bout de trente secondes, il recommence à vibrer. Puis encore une troisième fois. Puis il s’arrête pour de bon.

La photo de Pete disparaît de l’écran.

35

Dans Government Square, Peter fixe son téléphone, incrédule. C’est la première fois que Teenie répond pas à son portable en dehors des heures de cours.

Maman, alors… ou peut-être que non. Pas encore. Elle voudra lui poser un million de questions, et le temps est compté.

Et puis (encore qu’il veuille pas tout à fait l’admettre), il a pas envie de lui parler tant qu’il y sera pas absolument obligé.

Il va sur Google pour essayer de trouver le numéro de M. Hodges. Il tombe sur neuf William Hodges dans cette ville, mais celui qu’il cherche doit être K. William, dont la société s’appelle Finders Keepers. Pete appelle et tombe sur un répondeur. À la fin du message — qui lui semble durer au moins une heure — Holly dit : « Si vous avez besoin d’une assistance immédiate, veuillez composer le 555-1890. »

Pete hésite encore une fois à appeler sa mère, puis décide d’essayer d’abord le numéro donné par la voix enregistrée. Ce qui emporte sa conviction, ce sont ces deux mots : assistance immédiate.

36

« Euurgh, fait Holly lorsqu’ils approchent du bureau désert au centre de l’étroite boutique de Andrew Halliday. C’est quoi, cette odeur ?

— Du sang », répond Hodges. Ça sent aussi la viande avariée, mais il a pas envie d’en rajouter. « Vous deux, vous restez là.

— Vous êtes armé ? demande Jerome.

— J’ai mon Slapper.

— C’est tout ? »

Hodges hausse les épaules.

« Alors je viens avec vous.

— Moi aussi », dit Holly et elle s’empare d’un bouquin volumineux intitulé Plantes et fleurs sauvages d’Amérique du Nord.

Elle le tient brandi comme si elle comptait s’en servir pour claquer un insecte piqueur.

« Non, leur oppose Bill patiemment. Vous allez rester sagement ici. Tous les deux. Et faire la course pour voir lequel des deux appelle le 911 le premier si je vous crie de le faire.

— Bill… tente Jerome.

— Discute pas, Jerome, et perdons pas de temps. J’ai idée que le temps pourrait être compté.

— Une intuition ? demande Holly.

— Peut-être même un peu plus. »

Hodges sort le Happy Slapper de la poche de son veston (il l’emporte quasiment toujours à présent, alors qu’il porte rarement sur lui son ancienne arme de service) et l’empoigne au-dessus du nœud. Il avance rapidement et silencieusement en direction de la porte qu’il pense être celle du bureau privé de Andrew Halliday. Elle est légèrement entrebâillée. L’extrémité chargée de billes du Slapper se balance au bout de sa main droite. Il se poste légèrement en retrait d’un côté de la porte et frappe de sa main gauche. Et comme cet instant semble être de ceux où la stricte vérité s’impose, il lance d’une voix forte :

« C’est la police, monsieur Halliday. »

Pas de réponse. Il frappe une deuxième fois, plus fort, et, toujours sans réponse, il pousse la porte. L’odeur est immédiatement plus forte : sang, décomposition et alcool renversé. Autre chose, aussi. Poudre brûlée, une odeur qu’il connaît bien. Et un bourdonnement de mouches somnolentes. Les lumières sont allumées, tels des projecteurs dirigés vers le corps étendu au sol.

« Oh, merde, il lui manque presque la moitié de la tête ! » s’écrie Jerome.

Il est si proche que Hodges sursaute de surprise, élevant le Slapper pour le rabaisser aussitôt. Mon pacemaker vient de s’emballer, pense-t-il. Il se retourne et ils sont là tous les deux, bouchant le passage. Jerome a la main devant la bouche. Les yeux exorbités.

Holly, quant à elle, a l’air calme. Elle serre contre sa poitrine Plantes et fleurs sauvages d’Amérique du Nord et paraît évaluer le carnage sanglant étalé sur le tapis. Elle dit à Jerome :

« Dégobille pas. C’est une scène de crime.

— Je compte pas dégobiller. »

La voix de Jerome est étouffée par sa main.

« On peut pas vous faire confiance, dit Hodges. Si j’étais votre prof, je vous expédierais au bureau du proviseur. J’entre. Vous deux, vous bougez pas de là. »

Il franchit le seuil. Jerome et Holly, côte à côte, lui emboîtent aussitôt le pas. On dirait les foutus Jumeaux Bobbsey, pense Hodges.

« C’est le frère de Tina qui a fait ça ? demande Jerome. Bon Dieu, Bill, vous croyez que c’est lui ?

— Si c’est lui, ça date pas d’aujourd’hui. Le sang est quasi sec. Et il y a des mouches, même si je vois pas encore d’asticots… »

Jerome s’étrangle.

« Jerome, non », prévient Holly d’un ton sévère. Puis à Hodges : « J’aperçois une petite hache. Une hachette. Peu importe comment ça s’appelle. C’est l’arme du crime. »

Hodges ne répond pas. Il évalue la scène. Il pense que Halliday — s’il s’agit bien de Halliday — est mort depuis au moins vingt-quatre heures, peut-être plus. Probablement plus. Mais il s’est passé quelque chose ici depuis, parce que les odeurs d’alcool renversé et de poudre brûlée sont fraîches et fortes.

« Bill, c’est un impact de balle, ça ? » demande Jerome.

Il désigne du doigt une étagère à gauche de la porte, près d’une petite desserte en merisier. Il y a un petit trou rond dans un exemplaire de Catch-22. Hodges s’en approche, l’examine attentivement et pense : Ça risque de faire baisser le prix de revente. Puis il regarde la desserte. Deux carafes en cristal sont posées dessus, probablement des Waterford. La desserte est légèrement poussiéreuse et il distingue la trace laissée par deux autres carafes qui s’y trouvaient. Il regarde de l’autre côté de la pièce, au-delà du bureau, et, ouais, elles sont là, renversées par terre.

« Sûr, c’est un impact de balle, dit Holly. Je sens l’odeur de poudre.

— Il y a eu une bagarre », dit Jerome, puis il désigne du doigt le cadavre sans le regarder. « Mais lui était déjà hors circuit.

— Oui, confirme Hodges. Et les deux adversaires sont déjà partis.

— Est-ce que l’un des deux était Peter Saubers ? »

Hodges pousse un gros soupir.

« C’est pratiquement certain. Je pense qu’il est venu ici après nous avoir semés à la pharmacie.

— Quelqu’un a pris l’ordinateur de M. Halliday, annonce Holly. Il y a encore son branchement DVD là-bas, à côté de la caisse enregistreuse, et la souris sans fil — je vois aussi une petite boîte avec des clés USB dedans — mais l’ordinateur a disparu. Il y a un espace vide sur son bureau là-bas. Ça devait être un ordinateur portable.

— Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? demande Jerome.

— On appelle la police. »

Hodges n’en a pas envie, il pressent que Pete Saubers a de graves ennuis et qu’appeler la police ne pourrait que les aggraver, du moins dans un premier temps, mais il a déjà joué les justiciers solitaires dans l’affaire du Tueur à la Mercedes et ça a bien failli coûter la vie à quelques milliers d’adolescents.

Il sort son téléphone portable, mais avant qu’il ait pu s’en servir, celui-ci s’allume et sonne dans sa main.

« Peter », dit Holly. Elle a les yeux qui brillent et la voix empreinte d’une certitude absolue. « Je vous parie six mille dollars que c’est lui. Maintenant il veut te parler. Vas-y, bouge, Bill, réponds à ton toufu téléphone. »

Hodges s’exécute.

« J’ai besoin d’aide, débite Peter Saubers d’une voix rapide. S’il vous plaît, monsieur Hodges. J’ai vraiment besoin d’aide.

— Une seconde. Je mets le haut-parleur pour que mes associés puissent t’entendre.

— Vos associés ? » Peter prend un ton plus alarmé que jamais. « Quels associés ?

— Holly Gibney. Ta sœur la connaît. Et Jerome Robinson. C’est le grand frère de Barbara Robinson.

— Ah. Alors… alors, ça va. Je crois. » Et comme se parlant à lui-même : « Au point où j’en suis, ça peut pas être pire.

— Peter, nous sommes à la librairie de Andrew Halliday. Il y a un cadavre dans son bureau. J’imagine que c’est le sien, et j’imagine que tu es au courant. Je me trompe ? »

Il y a un instant de silence. Sans la faible rumeur de circulation à l’endroit où Pete se trouve, Hodges pourrait croire qu’il a coupé la communication. Puis le garçon se remet à parler, et ses mots roulent comme un torrent :

« Il était mort quand je suis arrivé. C’est l’homme aux lèvres rouges. Il m’a dit que M. Halliday m’attendait derrière, alors je suis allé dans son bureau, il m’a suivi et il avait un revolver et il a essayé de me tuer parce que je voulais pas lui dire où étaient les carnets. Je voulais pas… parce qu’il mérite pas de les avoir et en plus, il m’aurait tué quand même, je le voyais bien à ses yeux. Il… je…

— Tu t’es défendu en lui lançant les carafes, c’est ça ?

— Oui ! Les bouteilles de whisky ! Et il m’a tiré dessus ! Il m’a manqué mais c’est passé si près que j’ai entendu les balles siffler. J’ai réussi à m’enfuir en courant mais il m’a rappelé par téléphone pour me dire qu’on m’accuserait, que la police m’accuserait, parce que je lui ai lancé la hachette aussi… vous avez vu la hachette ?

— Oui, dit Hodges. Je suis en train de l’examiner.

— Et… il y a mes empreintes dessus, vous savez… parce que je l’ai prise pour lui lancer… et il a des vidéos de moi et M. Halliday en train de s’engueuler… parce qu’il a essayé de me faire du chantage ! Halliday, je veux dire, pas le bonhomme aux lèvres rouges, sauf que maintenant, lui aussi il essaie de me faire du chantage !

— Cet homme aux lèvres rouges a les vidéos de sécurité du magasin ? demande Holly. C’est ça que tu veux dire ?

Oui ! Il a dit que la police allait m’arrêter et c’est vrai parce que je suis allé à aucune des réunions de dimanche à River Bend et il a aussi un message vocal et je sais plus quoi faire !

— Où es-tu, Peter ? demande Hodges. Où es-tu à cet instant précis ? »

Il y a un autre silence et Hodges sait exactement ce que fait Pete : il cherche des repères. Il a beau avoir toujours vécu dans cette ville, il est tellement affolé qu’il ne sait plus reconnaître sa droite de sa gauche.

« Government Square, dit-il enfin. En face du restaurant là, le Happy Cup ?

— Vois-tu l’homme qui a tiré sur toi ?

— N-non. J’ai couru et je crois pas qu’il aurait pu me poursuivre longtemps à pied. Il est plutôt vieux et on peut pas conduire dans Lacemaker Lane, c’est une rue piétonne.

— Ne bouge pas de là, dit Hodges. Nous allons venir te chercher.

— S’il vous plaît, n’appelez pas la police. Mes parents en mourraient, après tout ce qui leur est déjà arrivé. Je vous donnerai les carnets. J’aurais jamais dû les garder, et j’aurais jamais dû essayer d’en vendre. J’aurais dû juste m’en tenir à l’argent. » Sa voix se brouille, il est en train de craquer : « Mes parents… ils étaient tellement en galère. Y avait tout qui partait en vrille ! Je voulais juste les aider !

— Je suis sûr que tu dis la vérité, mais je dois appeler la police. Si tu n’as pas tué Halliday, les preuves le montreront. Tu seras innocenté. Je vais venir te chercher et nous allons aller chez toi. Tes parents seront là ?

— Papa est en déplacement mais ma mère et ma sœur seront là, oui. » Pete doit inspirer brusquement avant de continuer : « Je vais aller en prison, hein ? Ils me croiront jamais pour l’histoire de l’homme aux lèvres rouges. Ils penseront que je l’ai inventée.

— Tout ce que tu as à faire, c’est de dire la vérité, intervient Holly. Bill ne laissera rien de mal t’arriver. » Elle saisit la main de Bill et la presse farouchement. « C’est vrai, hein ? »

Hodges répète :

« Si tu ne l’as pas tué, tu seras innocenté.

— Je l’ai pas tué ! Je vous le jure !

— Le coupable est l’autre homme. Celui aux lèvres rouges.

— Oui. Il a tué John Rothstein aussi. Il dit que Rothstein était un vendu. »

Hodges aurait un million de questions, mais c’est pas le moment.

« Écoute-moi, Pete. Très attentivement. Reste où tu es. On sera à Government Square dans quinze minutes.

— Si vous me laissez conduire, dit Jerome, on peut y être dans dix. »

Hodges ne l’écoute pas.

« Nous irons chez toi ensemble, tous les quatre. Tu nous raconteras toute l’histoire, à ta mère, à moi et à mes associés. Elle voudra peut-être appeler ton père et voir avec lui pour te trouver un avocat. Ensuite, on appellera la police. C’est le mieux que je puisse faire. »

Et mieux que ce que je devrais faire, pense-t-il, les yeux fixés sur le cadavre défiguré, se rappelant qu’il a bien failli aller en prison lui-même il y a quatre ans. Pour le même genre d’histoire, aussi : de justicier solitaire à la con. Mais bon, trente ou quarante-cinq minutes de plus peuvent pas faire grand mal. Et ce qu’a dit le garçon à propos de ses parents n’est pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Hodges était au City Center ce jour-là. Et ce qu’il a vu n’était pas beau à voir.

« D-d’accord. Faites vite.

— On arrive. »

Il coupe la communication.

« Qu’est-ce qu’on fait pour nos empreintes ? demande Holly.

— On les laisse, dit Hodges. Allons chercher ce gosse. J’ai hâte d’entendre son histoire. »

Il lance la clé de la Mercedes à Jerome.

« Me’ci, missié Hodges ! glapit Tyrone Feelgood. Ce nègwe-là, c’est le meilleu’ chauffeu’ du pays ! Y va vous conduiwe où vous…

— Ferme-la, Jerome. »

Hodges et Holly ont parlé en même temps.

37

Pete respire à fond en tremblant et referme son téléphone portable. Tout tourne dans sa tête comme dans un manège de cauchemar et il est sûr d’avoir parlé comme un imbécile. Ou comme un meurtrier effrayé à l’idée d’être pris et prêt à inventer n’importe quelle histoire à dormir debout.

Il a oublié de dire à M. Hodges que Lèvres Rouges a habité dans la maison où il habite aujourd’hui, et il aurait dû le lui dire. Il pense rappeler Hodges puis se dit que c’est pas la peine, vu qu’il va arriver avec les autres dans pas longtemps.

Ce type ira pas à la maison, de toute façon, se convainc Pete. Il peut pas. Il doit rester invisible.

Mais il pourrait quand même. S’il pense que j’ai menti en disant que j’ai déplacé les carnets, il pourrait vraiment. Parce qu’il est fou. Totalement déjanté.

Il essaie encore le portable de Tina, et n’obtient rien que son message d’accueil : « Salut, c’est Teenie, désolée chuis pas là, laissez-moi un message. » Biiip.

Bon, d’accord.

Alors maman.

Mais avant qu’il puisse l’appeler, il voit arriver un bus et lit sa destination : NORTH SIDE, comme un cadeau du ciel. Pete décide brusquement qu’il ne va pas rester assis là à attendre M. Hodges. Le bus l’emmènera là-bas plus vite et il veut rentrer à la maison tout de suite. Il rappellera M. Hodges une fois dans le bus, et lui demandera de le rejoindre chez lui, mais d’abord il va appeler sa mère pour lui dire de verrouiller toutes les portes.

Le bus est pratiquement vide mais Pete s’en va quand même dans le fond. Et il n’a pas besoin d’appeler sa mère, après tout : son téléphone sonne dans sa main au moment où il s’assoit. M’MAN s’affiche à l’écran. Il respire un grand coup et appuie sur ACCEPTER. Elle commence à parler avant même qu’il ait dit allô.

« Où es-tu, Peter ? » Peter, pas Pete. Mauvais signe. « Je t’attends à la maison depuis une heure.

— J’arrive, dit-il. Je suis dans le bus.

— Ne me mens pas, tu veux ? Le bus est arrivé et reparti. Je l’ai vu.

— Non, pas le bus scolaire, le bus de la ville. Du North Side. J’avais… » Quoi ? Une course à faire ? C’est tellement absurde qu’il a envie de rire. Sauf qu’y a pas de quoi rire. Loin de là. « J’avais quelque chose à faire avant. Tina est là ? Elle est pas allée chez Ellen ou un truc comme ça ?

— Elle est dans le jardin, elle lit son livre. »

Le bus dépasse des travaux sur la voirie, il roule avec une lenteur exaspérante.

« Maman, écoute-moi. Tu…

— Non, toi tu vas m’écouter. C’est toi qui envoyais l’argent ? »

Il ferme les yeux.

« Alors ? J’attends. Un simple oui suffira. Nous pourrons approfondir les détails plus tard. »

Les yeux toujours fermés, il dit :

« Oui. C’était moi. Mais…

— D’où venait cet argent ?

— C’est une longue histoire, et c’est pas le problème maintenant. C’est pas l’argent le problème. Y a un type…

— Qu’est-ce que ça veut dire, c’est pas le problème ? Y en a eu pour plus de vingt mille dollars ! »

Il réprime une envie de dire : Tu viens juste de t’en rendre compte ?

Le bus continue de se traîner comme un escargot à travers le chantier. De la sueur dégouline sur le visage de Pete. Il voit clairement la tache de sang sur son genou, brun sombre maintenant et plus rouge, mais quand même aussi voyante que le nez au milieu de la figure. Coupable ! hurle-t-elle. Coupable, coupable !

« Maman, je t’en prie, tais-toi et écoute-moi. »

Silence choqué au bout du fil. Il a plus dit à sa mère de se taire depuis l’époque de ses colères de bébé.

« Y a un type, il est dangereux. » Il pourrait lui préciser l’étendue du danger, mais il veut juste la mettre en alerte, pas dans tous ses états. « Je crois pas qu’il va venir à la maison, mais il pourrait. Tu devrais faire rentrer Tina et fermer toutes les portes à clé. Le temps que j’arrive. Et d’autres personnes aussi. Des gens qui vont nous aider. »

Du moins, j’espère, pense-t-il.

Mon Dieu, oui, j’espère.

38

Morris Bellamy tourne dans Sycamore Street. Il a conscience que sa vie est rapidement en train de se rétrécir à la dimension d’un point. Tout ce qu’il a, c’est quelques centaines de dollars volés, une voiture volée, et le désir de mettre la main sur les carnets de Rothstein. Ah, il a autre chose aussi : une cachette temporaire où il peut se réfugier, pour lire et découvrir ce qui est arrivé à Jimmy Gold après que cette campagne de pub pour le Duzzy-Doo l’a propulsé au sommet de leur tas de fumier, les mains pleines de Billets d’Or. Morris se rend bien compte que c’est un objectif complètement fou, ce qui doit signifier qu’il est lui-même un individu complètement fou, mais c’est tout ce qu’il a, et ça lui suffit.

Voici son ancienne maison, qui est maintenant la maison du voleur de carnets. Avec une petite voiture rouge dans l’allée.

« La folie c’est que des conneries, dit tout haut Morris Bellamy. La folie c’est que des conneries. TOUT est des conneries. »

Devise inoubliable.

39

« Bill, dit Jerome. Je suis navré de le dire mais j’ai l’impression que notre oiseau s’est envolé. »

Hodges sort de ses pensées et lève les yeux pendant que Jerome traverse Government Square. Il y a pas mal de monde assis sur les bancs — à lire le journal, à bavarder en buvant un café, à nourrir les pigeons —, mais il n’y a aucun adolescent de l’un ou l’autre sexe.

« Je ne le vois assis à aucune table en terrasse non plus, rapporte Holly. Il est peut-être entré prendre un café ?

— Prendre un café doit être le cadet de ses soucis en cet instant précis », commente Hodges.

Il se flanque un coup de poing sur la cuisse.

« Les bus du North Side et du South Side passent ici tous les quarts d’heure, dit Jerome. Si j’étais dans ses baskets, je sais que rester assis là, à attendre que quelqu’un arrive pour me récupérer, serait de la torture. J’aurais qu’une envie, c’est de bouger. »

C’est à ce moment-là que le téléphone de Hodges sonne.

« Un bus est arrivé et j’ai décidé de pas attendre », dit Pete. Il a la voix plus calme maintenant : « Je serai chez moi quand vous y arriverez. Je viens juste de parler à ma mère au téléphone. Elle et Tina vont bien. »

Hodges n’aime pas ça.

« Pourquoi n’iraient-elles pas bien, Peter ?

— Parce que ce type aux lèvres rouges sait où on habite. Il m’a dit qu’il habitait dans notre maison avant. J’avais oublié de vous le dire. »

Hodges vérifie où ils se trouvent.

« Combien jusqu’à Sycamore Street, Jerome ?

— On y sera dans vingt minutes. Peut-être moins. Si j’avais su qu’il prendrait le bus, j’aurais pris par le périph’. »

« Monsieur Hodges ? »

Pete encore.

« Je suis là.

— Il serait con d’aller chez moi, de toute façon. S’il fait ça, je serai plus le coupable idéal. »

Pas bête, ce gosse.

« Tu leur as dit de bien s’enfermer à l’intérieur ?

— Oui.

— Et tu as donné son signalement à ta mère ?

— Oui. »

Hodges sait que s’il appelle les flics, M. Lèvres Rouges s’évanouira dans la nature, laissant Pete tributaire de l’analyse scientifique pour le disculper. Et de toute manière, ils peuvent peut-être encore prendre les flics de vitesse.

« Dis-lui d’appeler ce type », dit Holly.

Elle se penche vers Hodges et braille :

« Appelle-le pour lui dire que tu as changé d’avis et que tu vas lui donner les carnets !

— Pete, t’as entendu ?

— Ouais, mais je peux pas. Je sais même pas s’il a un portable. Il m’a appelé avec le fixe de la librairie. On a pas vraiment eu le temps d’échanger nos coordonnées, vous voyez.

— Oh, si c’est pas caca boudin ça ? demande Holly à personne en particulier.

— Très bien. Appelle-moi dès que tu arrives chez toi et que tu as vérifié que tout va bien. Sans nouvelles de toi, je me verrai contraint d’appeler la police.

— Je suis sûr qu’elles vont b… »

Déjà dit. Hodges coupe la communication et se penche en avant.

« Mets la gomme, Jerome.

— Aussitôt que je peux. » Il désigne le trafic, trois voies dans chaque sens, chromes étincelants au soleil. « Dès qu’on aura passé le rond-point, là-bas, on sera partis comme Enron. »

Vingt minutes, pense Hodges. Vingt minutes maximum. Que peut-il se passer en vingt minutes ?

La réponse — il en a fait l’amère expérience — c’est : beaucoup. La vie et la mort. Tout ce qu’il peut faire, en cet instant précis, c’est espérer que ces vingt minutes ne reviendront jamais le hanter.

40

Linda Saubers est allée attendre Pete dans le petit bureau de son mari parce qu’elle peut y jouer au solitaire sur son ordinateur. Elle est trop perturbée pour pouvoir lire.

Après avoir parlé à Pete, elle est plus perturbée que jamais. Effrayée, aussi, mais pas par quelque sinistre méchant d’opérette rôdant dans Sycamore Street. Elle a peur pour son fils, parce qu’il est clair que lui y croit, à son sinistre méchant d’opérette. Tout a commencé à s’éclaircir pour elle. La pâleur de son fils, sa perte de poids… la moustache stupide qu’il s’est laissé pousser… le retour de son acné et ses longs silences… tout ça se tient, maintenant. S’il est pas en train de faire une dépression nerveuse, il en prend le chemin.

Elle se lève et regarde sa fille par la fenêtre. Tina a mis sa plus jolie tunique aujourd’hui, la jaune à manches bouffantes, et franchement, elle ne devrait pas la porter sur cette vieille balançoire crasseuse qui aurait dû être démontée depuis des années. Elle a un livre ouvert sur les genoux mais n’a pas l’air de lire. Elle a les traits tirés et l’air triste.

Quel cauchemar, pense Linda. D’abord Tom, si grièvement blessé qu’il boitera jusqu’à la fin de sa vie, et maintenant notre fils, qui voit des monstres tapis dans l’ombre. Cet argent, c’était pas la manne tombée du ciel, c’était une pluie acide. Peut-être qu’il lui faut juste soulager sa conscience. Nous raconter d’où venait l’argent, toute l’histoire. Une fois qu’il aura fait ça, le processus de guérison pourra commencer.

Entre-temps, elle va faire ce qu’il lui a demandé : rappeler Tina à l’intérieur et barricader la maison. Ça ne peut pas faire de mal.

Une lame de plancher crisse derrière elle. Elle se retourne, s’attendant à voir son fils, mais ce n’est pas Pete. C’est un homme au teint pâle, aux cheveux blancs clairsemés, et aux lèvres rouges. C’est l’homme que son fils a décrit, le sinistre méchant d’opérette, et la première réaction de Linda n’est pas la terreur mais un puissant et absurde sentiment de soulagement. Son fils n’est pas en train de faire une dépression, en fin de compte.

Puis elle voit l’arme dans la main de l’homme, et la terreur survient, brûlante et aveuglante.

« Vous devez être la maman, dit l’intrus. La ressemblance ne trompe pas.

— Qui êtes-vous ? demande Linda Saubers. Que faites-vous ici ? »

L’intrus — là, en chair et en os, sur le seuil du bureau de son mari et pas dans l’esprit dérangé de son fils — jette un coup d’œil par la fenêtre et Linda doit réprimer l’envie de dire : Je vous interdis de la regarder.

« C’est votre fille ? demande Morris. Hé, elle est jolie. J’ai toujours aimé les petites filles en jaune.

— Que voulez-vous ? demande Linda.

— Ce qui m’appartient », répond Morris et il lui tire dans la tête.

Du sang gicle et éclabousse la vitre de gouttelettes rouges. Ça fait un bruit de pluie.

41

Tina entend un pan ! inquiétant en provenance de la maison et elle court vers la porte de la cuisine. C’est la cocotte-minute, se dit-elle. Maman a encore oublié cette fichue cocotte-minute. Ça lui est déjà arrivé avant, un jour qu’elle faisait des conserves. C’est une vieille cocotte-minute, du genre avec soupape qui se bloque, et Pete avait dû passer tout un samedi après-midi perché sur un escabeau à gratter la confiture de fraises séchée au plafond. Maman était en train de passer l’aspirateur au salon quand c’était arrivé : une chance. Tina espère qu’elle n’était pas non plus dans la cuisine cette fois-ci.

« Maman ? »

Elle se précipite à l’intérieur. Y a rien sur le gaz.

« Mam… »

Un bras se referme autour de sa taille, brutal. Tina expulse l’air de ses poumons dans un souffle explosif. Ses pieds se soulèvent du sol et se débattent. Elle sent des poils de barbe contre sa joue. Elle renifle une odeur de transpiration, âcre et brûlante.

« Ne crie pas et je te ferai pas de mal dit l’homme au creux de son oreille et ces mots lui hérissent la peau. Tu comprends ? »

Tina réussit à faire oui de la tête mais son cœur bat la chamade et le monde s’obscurcit.

« Laissez-moi… respirer », lâche-t-elle dans un hoquet et l’étau se desserre.

Ses pieds retouchent terre. Elle se retourne et voit un homme à la figure pâle et aux lèvres rouges. Il a une coupure au menton, qui est pas jolie-jolie. Tout le tour de la plaie est boursouflé et violacé.

« Ne crie pas, répète-t-il et il lève un doigt menaçant. Ne crie surtout pas. »

Il sourit, et s’il pense que ça va la rassurer, il se trompe. Il a les dents jaunes. Ça ressemble plus à des crocs qu’à des dents.

« Qu’est-ce que vous avez fait à ma mère ?

— Elle va bien, dit l’homme aux lèvres rouges. Où est ton téléphone portable ? Une jolie petite fille comme toi a forcément un portable. Tous ces petits copains et petites copines à appeler et à textoter. Il est dans ta poche ?

— N-n-non. En haut. Dans ma chambre.

— Allons le chercher, dit Morris. Tu vas appeler quelqu’un. »

42

L’arrêt de Pete est sur Elm Street, à deux rues de chez lui, et le bus y est presque. Il remonte le couloir central vers la porte quand son portable sonne. Son soulagement est tel, quand il voit le visage souriant de sa sœur sur l’écran, que ses genoux faiblissent et il doit se retenir à une poignée.

« Tina ! Je serai là dans…

— Il y a un homme ici ! » Tina hurle si fort qu’il la comprend à peine. « Il est dans la maison ! Il… »

Et puis Tina n’est plus là et il reconnaît trop bien la voix qui remplace la sienne. Il préférerait tellement ne pas la connaître.

« Salut, Peter, dit Lèvres Rouges. T’es en route ? »

Peter est incapable de dire quoi que ce soit. Sa langue est collée à son palais. Le bus s’arrête à l’angle de Elm et de Breckenridge Terrace, mais Pete reste figé sur place.

« Te fatigue pas à répondre, et te fatigue pas à rentrer chez toi, parce que personne sera là pour toi.

— Il ment ! hurle Tina. Maman est… »

Puis elle hurle de douleur.

« Lui faites pas de mal », dit Pete. Les quelques autres passagers ne lèvent pas les yeux de leurs journaux ni de leurs portables parce qu’il a à peine proféré un murmure. « Faites pas de mal à ma sœur.

— Je lui ferai pas de mal si elle la ferme. Il faut qu’elle se taise. Toi aussi, tu dois te taire et m’écouter. Mais d’abord, tu dois répondre à deux questions. As-tu appelé la police ?

— Non.

— As-tu appelé quelqu’un ?

— Non. »

Pete ment sans hésiter.

« Bien. Excellent. C’est maintenant que tu dois écouter. T’écoutes ? »

Une grosse dame chargée d’un sac de commissions grimpe dans le bus en soufflant. Pete descend dès qu’elle a libéré le passage. Il marche comme dans un rêve, le téléphone collé à l’oreille.

« J’emmène ta sœur avec moi dans un endroit sûr. Un endroit où on pourra se rencontrer, quand tu auras les carnets. »

Pete s’apprête à lui dire que non, c’est pas la peine qu’il fasse ça, qu’il va lui dire tout de suite où sont les carnets, quand il se rend compte de la grossière erreur que ce serait. Une fois que Lèvres Rouges saura que les carnets sont au sous-sol du Centre Aéré, il n’aura plus aucune raison de garder Tina en vie.

« T’es là, Peter ?

— Ou-oui.

— T’as intérêt. Crois-moi, tu as intérêt. Récupère les carnets. Quand tu les auras — et pas avant — appelle-moi sur le portable de ta sœur. Si t’appelles pour n’importe quoi d’autre, c’est elle qui prend.

— Ma mère va bien ?

— Elle va bien. Mise hors d’état de nuire, c’est tout. T’en fais pas pour elle et te fatigue pas à passer par la maison. Va juste chercher les carnets et appelle-moi. »

Là-dessus, Lèvres Rouges disparaît. Pete n’a pas le temps de lui dire qu’il doit passer à la maison. Prendre le petit chariot de Tina. Pour retransporter les cartons. Il faut aussi qu’il récupère la clé du Centre Aéré. Il l’a raccrochée au tableau dans le bureau de son père et il en a besoin pour y retourner.

43

Morris glisse le petit portable rose de Tina dans sa poche et arrache le cordon d’alimentation de son ordinateur de bureau.

« Tourne-toi. Mains derrière le dos.

— Vous l’avez tuée ? » Des larmes roulent sur les joues de Tina. « C’est ça, le bruit que j’ai entendu ? Vous avez tiré sur ma mè… »

Morris la gifle, fort. Du sang gicle du nez de Tina et du coin de sa bouche. Ses yeux se dilatent sous le choc.

« Ferme ton clapet et tourne-toi, je t’ai dit. Mains derrière le dos. »

Tina s’exécute en sanglotant. Morris lui attache les poignets derrière le dos en serrant vicieusement les nœuds.

« Aïe ! Aaaïe, monsieur ! C’est trop serré !

— Débrouille-toi avec ça. »

Il se demande combien de balles il reste dans le revolver de son vieux pote. Deux suffiraient : une pour le voleur et une pour la sœur du voleur.

« Avance. Redescends l’escalier. Sors par la porte de la cuisine. On y va. Hop hop hop. »

Elle se retourne pour le regarder, les yeux dilatés, injectés de sang et noyés de larmes.

« Vous allez me violer ?

— Non », dit Morris.

Puis il ajoute quelque chose qui est d’autant plus terrifiant qu’elle ne le comprend pas :

« Je referai pas cette erreur deux fois. »

44

Linda revient à elle, les yeux fixés au plafond. Elle sait où elle se trouve : dans le bureau de Tom, mais elle sait pas ce qui lui est arrivé. Le côté droit de sa tête est en feu et quand elle porte une main à son visage, elle la ramène couverte de sang. La dernière chose qu’elle se rappelle, c’est Peggy Moran lui disant que Tina est tombée malade à l’école.

Va la chercher et ramène-la à la maison, lui a dit Peggy. Je te remplace.

Non, elle se rappelle autre chose. Quelque chose concernant l’argent-mystère.

J’allais en parler à Pete, pense-t-elle. Lui tirer quelques réponses. Je jouais au solitaire sur l’ordinateur de Tom, juste pour tuer le temps en attendant qu’il rentre du lycée, et puis…

Et puis, trou noir.

Et maintenant, cette terrible douleur à la tête, comme une porte qui arrête pas de battre. C’est encore pire que les migraines auxquelles elle est parfois sujette. Pire que les douleurs d’accouchement. Elle essaie de soulever la tête, y parvient, mais le monde se met à apparaître et à disparaître au rythme de son pouls, d’abord se contractant, puis se dilatant, chaque oscillation accompagnée d’une si épouvantable agonie…

Elle baisse les yeux et voit que le devant de sa robe grise a viré au pourpre boueux. Elle se dit : Oh, mon Dieu, ça fait beaucoup de sang. Est-ce que j’ai eu une attaque ? Une sorte d’hémorragie cérébrale ?

Non, sûrement pas, les hémorragies cérébrales sont seulement des saignements internes, mais quoi qu’il en soit, elle a besoin d’aide. Elle a besoin d’une ambulance mais elle n’arrive pas à diriger sa main vers le téléphone. Elle se soulève, tremble et retombe à terre.

Elle entend un jappement de douleur non loin d’elle puis des pleurs qu’elle reconnaîtrait entre tous, même à l’heure de sa mort (qui, soupçonne-t-elle, est peut-être arrivée). C’est Tina.

Elle parvient à se soulever sur une main sanglante, suffisamment pour regarder par la fenêtre. Elle voit un homme pousser Tina devant lui pour descendre les marches de derrière et traverser le jardin. Tina a les mains liées dans le dos.

Linda oublie sa douleur, oublie qu’elle a besoin d’une ambulance. Un homme s’est introduit chez elle et maintenant il est en train d’enlever sa fille. Il faut qu’elle l’arrête. Il faut qu’elle appelle la police. Elle tente de se hisser dans la chaise de bureau pivotante mais ses doigts glissent et n’arrivent pas à s’accrocher au siège. Alors elle se propulse en position assise et, sur le moment, la douleur est si intense que le monde vire au blanc tandis qu’elle se cramponne à sa conscience et aux accoudoirs de la chaise. Quand sa vision s’éclaircit, elle voit l’homme ouvrir le portail et pousser Tina de l’autre côté. L’aiguillonner, comme un animal qu’on mène à l’abattoir.

Ramenez-la ! hurle Linda. Ne faites pas de mal à mon bébé !

Mais elle hurle seulement dans sa tête. Quand elle tente de se mettre debout, la chaise tourne et elle lâche les accoudoirs. Le monde s’obscurcit. Elle entend l’horrible son d’un haut-le-cœur avant de perdre connaissance et elle a juste le temps de penser : C’était moi, ça ?

45

C’est pas tout rose après le rond-point. Au lieu d’une rue dégagée, ils tombent sur des voitures à l’arrêt et deux panneaux de signalisation orange. L’un annonce ATTENTION SIGNALEUR. L’autre ATTENTION TRAVAUX. Leur file attend pendant que le signaleur donne la priorité aux véhicules se dirigeant vers le centre. Après trois minutes d’attente, qui toutes semblent durer une heure, Hodges dit à Jerome de prendre par les rues adjacentes.

« J’aimerais bien, mais on est bloqués. »

Jerome indique du pouce la file de voitures immobilisée derrière lui jusqu’au rond-point. Holly, penchée jusque-là sur son iPad qu’elle martèle sans relâche, lève les yeux.

« Prends par le trottoir, dit-elle avant de replonger vers sa tablette magique.

— Y a des boîtes à lettres, Hollyberry, dit Jerome. Et aussi une chaîne de sécurité. Je pense pas qu’on ait la place. »

Holly lève à nouveau brièvement les yeux.

« Si, t’as la place. Tu risques de frotter un peu, mais cette voiture en a vu d’autres. Ce ne sera pas la première fois. Fonce.

— Qui paiera l’amende si je me fais arrêter pour conduite en état de négrosité ? Toi ? »

Holly lève les yeux au ciel. Jerome se tourne vers Hodges qui soupire et fait oui de la tête.

« Elle a raison. T’as la place. Je paierai la foutue amende. »

Jerome bifurque vers la droite. La Mercedes frotte le pare-chocs de la voiture arrêtée juste devant et franchit le bord du trottoir dans une secousse. Et voici la première boîte à lettres. Jerome dévie encore un peu sur la droite, il est complètement sorti de la chaussée à présent. On entend un choc sourd lorsque le côté gauche de la voiture renverse la boîte, puis une rafale de cliquetis lorsque le côté droit caresse la chaîne de sécurité. Une femme en train de tondre sa pelouse, en short et débardeur, se met à leur crier après quand le géant U-Boot allemand de Holly emporte une pancarte indiquant ENTRÉE INTERDITE, DÉMARCHAGE ET PORTE-À-PORTE INTERDITS. La femme se rue dans son allée, hurlant toujours. Puis elle se contente de les suivre du regard, yeux plissés sous sa main en visière. Hodges voit ses lèvres continuer à remuer.

« Oh, mamma mia, dit Jerome. Elle relève ta plaque.

— Roule, lui dit Holly. Roule roule roule. » Et, sans transition : « Lèvres Rouges s’appelle Morris Bellamy. Voilà son nom. »

Maintenant, c’est le signaleur qui hurle après eux. Les ouvriers de la voirie, occupés à dégager une canalisation d’égout sous la chaussée, se sont arrêtés de travailler pour les fixer avec intérêt. Certains rigolent. L’un d’eux fait un clin d’œil à Jerome, assorti du geste de la bouteille qu’on incline. Et les voilà passés. Dans une secousse, la Mercedes reprend contact avec la chaussée. La circulation en direction du North Side demeurant entravée derrière eux, la route s’ouvre, merveilleusement dégagée devant eux.

« J’ai consulté les archives de la ville, dit Holly. À l’époque du meurtre de John Rothstein, les impôts locaux du 23 Sycamore Street étaient payés par une certaine Ellaine Anita Bellamy. J’ai fait une recherche Google sur ce nom et obtenu une cinquantaine de pages — Mme Bellamy est une universitaire plutôt réputée — mais une seule digne d’intérêt. Son fils a été jugé et condamné pour viol aggravé l’année du meurtre. Ici, dans cette même ville. Il a écopé d’une peine de prison à vie. Il y a une photo de lui dans l’un des articles. Regarde. »

Elle tend l’iPad à Hodges.

Sur le cliché, Morris Bellamy descend les marches d’un palais de justice dont Hodges se souvient bien, quoi qu’il ait été remplacé il y a quinze ans par la monstruosité de béton qui défigure maintenant Government Square. Bellamy y apparaît flanqué de deux inspecteurs de police. Hodges se rappelle l’un d’eux, Paul Emerson. Bon flic, à la retraite depuis longtemps. Il est en costume. L’autre aussi, mais celui-là a jeté son veston sur les mains de Bellamy pour dissimuler ses menottes. Bellamy aussi est en costume, ce qui signifie que la photo a été prise soit pendant la durée du procès, soit juste après l’annonce du verdict. C’est une photo en noir et blanc, ce qui rend encore plus saisissant le contraste entre le teint pâle de Bellamy et sa bouche sombre. On dirait presque qu’il a du rouge à lèvres.

« Ça doit être lui, dit Holly. Si tu appelles la prison d’État, je te parie six mille dollars qu’il a été libéré.

— Je parie rien, répond Hodges. Combien de temps jusqu’à Sycamore Street, Jerome ?

— Dix minutes.

— Catégorique ou optimiste ? »

À contrecœur, Jerome répond :

« Ben… peut-être légèrement optimiste.

— Fais de ton mieux en essayant d’écraser personne en… »

Le portable de Hodges sonne. C’est Pete. Il paraît hors d’haleine.

« Vous avez appelé la police, monsieur Hodges ?

— Non. »

Même si la police doit déjà avoir reçu le numéro d’immatriculation de Holly, mais il ne voit aucune raison de le signaler à Pete. Le gamin a l’air plus perturbé que jamais. Presque affolé.

« Ne le faites pas. Il faut pas. En aucun cas. Il a enlevé ma sœur. Il dit que si je lui donne pas les carnets, il va la tuer. Alors je vais les lui donner.

— Pete, ne… »

Mais il parle dans le vide. Peter a coupé la communication.

46

Morris bouscule Tina dans le chemin. Une branche qui dépasse déchire sa tunique de mousseline jaune et écorche son bras qui se met à saigner.

« Ralentissez, monsieur ! Je vais tomber ! »

Morris lui flanque une tape derrière la tête, juste au-dessus de sa queue de cheval.

« Économise ta salive, salope. Et sois reconnaissante que je te fasse pas courir. »

Il la tient par les épaules pour traverser le ruisseau, la maintenant en équilibre pour qu’elle ne tombe pas, et quand ils arrivent à l’endroit où la friche et les arbres rabougris débouchent sur l’espace du Centre Aéré, il lui ordonne de s’arrêter.

Le terrain de base-ball est désert mais quelques garçons courent sur l’asphalte craquelé des terrains de basket. Ils sont torse nu, leurs épaules luisent de sueur. Il fait vraiment très chaud pour jouer dehors, ce qui explique, selon Morris, qu’ils soient si peu nombreux.

Il délie les mains de Tina. Elle lâche une petite plainte soulagée et frictionne doucement ses poignets zébrés de profondes marques rouges.

« On va marcher le long des arbres, lui dit-il. Le seul moment où ces garçons pourront bien nous voir, c’est quand on sortira de l’ombre des arbres pour s’approcher du bâtiment. S’ils nous saluent, ou s’il y en a un que tu connais, tu leur fais juste un signe de la main et tu continues à marcher. Pigé ?

— Ou-oui.

— Si tu cries ou que t’appelles à l’aide, je te colle une balle dans la tête. Ça aussi, t’as pigé ?

Oui. Ma mère aussi ? Vous lui avez tiré dessus ?

— Mais non, j’ai juste tiré dans le plafond pour qu’elle se calme. Elle va bien et t’iras bien aussi si tu fais ce que je te dis. Allez, avance. »

Ils marchent sous le couvert des arbres. L’herbe haute du terrain de base-ball bruisse contre le pantalon de Morris et le jean de Tina. Les garçons sont totalement absorbés par leur jeu et ne regardent même pas autour d’eux, mais s’ils le faisaient, il est sûr que la tunique jaune vif de Tina contre le vert des arbres la signalerait comme un fanal.

Lorsqu’ils arrivent derrière le Centre Aéré, Morris lui fait contourner la Subaru de son vieux pote tout en gardant un œil sur les garçons. Une fois que le mur de brique du bâtiment se trouve entre eux et les terrains de basket, il rattache les mains de Tina dans son dos. Pas question de prendre des risques si près de Birch Street. Y a des tas de maisons dans Birch Street.

Voyant Tina prendre une profonde inspiration, il lui saisit l’épaule.

« Crie pas, fillette. Si t’ouvres la bouche, je te l’arrache d’une baffe.

— S’il vous plaît, ne me faites pas de mal, chuchote Tina. Je ferai tout ce que vous voudrez. »

Morris hoche la tête, satisfait. S’il a jamais entendu une réponse sensée, c’est bien celle-là.

« Tu vois cette fenêtre du sous-sol ? Celle qu’est ouverte ? Mets-toi à plat ventre, tu vas entrer par là. »

Tina s’accroupit et scrute les ombres. Puis elle tourne vers lui son visage enflé et ensanglanté.

« C’est trop haut ! Je vais tomber ! »

Exaspéré, Morris lui décoche un coup de pied dans l’épaule. Elle pousse un cri. Il se penche et applique le canon de l’automatique contre sa tempe.

« T’as dit que tu ferais tout ce que je voudrais, et c’est ça que je veux. Tu passes par cette fenêtre tout de suite ou j’enfonce une balle dans ta minuscule cervelle de morveuse. »

Morris se demande s’il a vraiment l’intention de le faire. Il décide que oui. Les petites filles aussi, c’est que des conneries.

En larmes, Tina se faufile par la fenêtre ouverte. Elle hésite, moitié dedans, moitié dehors, implorant Morris du regard. Il fait mine de vouloir lui donner de l’élan d’un coup de pied au visage. Elle se laisser tomber et hurle, malgré l’interdiction de Morris.

« Aïe ! Ma cheville ! Je me suis cassé la cheville ! »

Morris se fout royalement de sa cheville. Il jette un regard circulaire pour s’assurer qu’il n’est toujours pas observé puis se glisse par la fenêtre du sous-sol du Centre Aéré de Birch Street où il atterrit sur le carton fermé qu’il a utilisé la dernière fois comme marchepied. La sœur du voleur a dû mal atterrir sur le carton et rouler par terre. Son pied est de traviole et il commence déjà à enfler. Pour Morris Bellamy, ça aussi c’est que des conneries.

47

M. Hodges a mille questions à poser mais Pete n’a le temps de répondre à aucune. Il coupe la communication et s’élance au pas de course dans Sycamore Street en direction de chez lui. Il a décidé qu’aller récupérer le chariot de Tina lui prendrait trop de temps : il trouvera un autre moyen de transporter les carnets quand il arrivera au Centre Aéré. Tout ce dont il a réellement besoin, c’est de la clé du bâtiment.

Il se précipite dans le bureau de son père pour la récupérer et s’arrête net. Sa mère est couchée par terre à côté de la table de travail, ses yeux bleus luisent au milieu d’un masque de sang. Il y a aussi du sang sur l’ordinateur de son père et sur le devant de sa robe, le fauteuil de bureau et la fenêtre derrière elle sont aussi tout éclaboussés. De la musique tintinnabule dans les haut-parleurs de l’ordinateur et, même dans sa détresse, Peter reconnaît la mélodie. Maman jouait au solitaire. Elle faisait de mal à personne, elle jouait juste au solitaire en attendant que son fils rentre à la maison.

« Maman ! »

Il court vers elle en pleurant.

« Ma tête, dit-elle. Regarde ma tête. »

Il se penche, écarte délicatement des mèches de cheveux sanglantes et voit un sillon courir de sa tempe vers l’arrière de sa tête. À un endroit, presque au milieu du sillon, il aperçoit une zone trouble blanc-gris. C’est son crâne, pense-t-il. C’est vilain, mais au moins c’est pas son cerveau, non, mon Dieu, faites que ça soit pas son cerveau, le cerveau c’est mou, ça sortirait. Non, c’est juste son crâne.

« Un homme est arrivé, dit-elle, parlant avec grand effort. Il… a emmené… Tina. Je l’ai entendue crier. Il faut que tu… oh, Seigneur Jésus, ma tête résonne comme une enclume. »

Pete hésite, le temps d’une interminable seconde, balançant entre son besoin de porter secours à sa mère et son besoin de protéger sa sœur, de la ramener à la maison. Si seulement ça pouvait être un cauchemar, pense-t-il. Si seulement je pouvais me réveiller.

Maman d’abord. Maman tout de suite.

Il attrape le téléphone sur le bureau de son père.

« Chut, maman. Ne parle plus, et ne bouge pas. »

Elle ferme les yeux avec lassitude.

« Il venait pour l’argent ? Il venait pour l’argent que tu as trouvé ?

— Non, répond Pete. Pour ce qui était avec l’argent. »

Et il enfonce les touches des trois chiffres qu’il a appris à l’école primaire.

« Neuf cent onze j’écoute, répond une femme. Quelle est votre urgence ?

— Ma mère a reçu une balle, dit Pete. Vingt-trois Sycamore Street. Envoyez une ambulance. Tout de suite. Elle saigne à mort.

— Donnez-moi votre nom, s’il… »

Pete raccroche.

« Il faut que j’y aille, maman. Il faut que j’aille chercher Tina.

— Fais attention… à toi… »

Elle a la voix pâteuse maintenant. Ses yeux sont toujours fermés et il remarque avec horreur qu’elle a même du sang dans les cils. C’est sa faute, tout ça c’est de sa faute.

« Et… à Tina… »

Elle se tait mais elle respire. Oh, mon Dieu, faites qu’elle continue à respirer.

Pete attrape la clé du Centre Aéré de Birch Street sur le tableau de son père.

« Ça va aller, maman. L’ambulance va arriver. Des amis aussi. »

Il commence à se diriger vers la porte, puis une idée lui vient et il se retourne.

« Maman ?

— Qu-oi…

— Est-ce que papa fume toujours ? »

Sans ouvrir les yeux, elle dit :

« Il croit… que je le sais… pas. »

À toute vitesse — il faut qu’il soit parti avant que Hodges arrive et essaie de l’empêcher de faire ce qu’il doit faire — Pete se met à fouiller les tiroirs du bureau de son père.

Au cas où, se dit-il.

Juste au cas où.

48

Le portail de derrière est entrouvert. Pete ne le remarque pas. Il dévale le sentier. À l’approche du ruisseau, il dépasse un lambeau de mousseline jaune accroché à une branche qui dépasse sur le chemin. Quand il atteint le ruisseau, il se retourne, presque sans s’en rendre compte, pour regarder l’endroit où la malle est enterrée. La malle qui a causé toute cette horreur.

Au niveau des pierres du gué, Pete s’arrête soudain. Ses yeux s’écarquillent. Ses jambes, soudain en coton, se dérobent. Il se laisse choir durement sur le sol, les yeux fixés sur le courant peu profond et écumeux qu’il a traversé tant de fois, souvent avec sa petite sœur babillant sur tel ou tel sujet qui l’intéressait à ce moment-là. Mme Beasley ou Bob l’Éponge. Sa copine Ellen ou son casse-croûte préféré pour l’école.

Ses vêtements préférés.

Comme la tunique en mousseline jaune aux manches bouffantes, par exemple. Maman lui dit toujours qu’elle ne devrait pas la porter aussi souvent parce qu’il faut la faire nettoyer à sec. Est-ce que Teenie la portait, ce matin, en partant pour l’école ? Ça lui paraît dater d’il y a un siècle, mais il pense…

Il pense que oui.

Je l’emmène dans un endroit sûr, a dit Lèvres Rouges. Un endroit où on pourra se rencontrer, quand tu auras les carnets.

Est-ce possible ?

Bien sûr que oui. Si Lèvres Rouges a grandi dans la maison de Pete, il a dû passer du temps au Centre Aéré. Tous les enfants de ce quartier y ont passé du temps avant qu’il ferme. Et il devait connaître ce sentier puisque la malle était enterrée à moins de vingt pas du passage à gué.

Mais il sait pas pour les carnets, pense Pete. Pas encore.

À moins qu’il les ait découverts depuis son dernier appel. Dans ce cas, il les aura déjà emportés. Il sera parti. Ça serait parfait s’il a laissé la vie sauve à Tina. Et pourquoi pas ? Quelle raison aurait-il de la tuer une fois qu’il a trouvé ce qu’il cherche ?

La vengeance, pense froidement Pete. Pour se venger de moi. Je suis le voleur qui lui a pris les carnets. Je l’ai frappé avec une carafe et je me suis enfui de la librairie et je mérite d’être puni.

Il se lève et titube, pris de vertige. Quand le malaise passe, il traverse le ruisseau. De l’autre côté, il se remet à courir.

49

La porte d’entrée du 23 Sycamore Street est grande ouverte. Hodges descend de la Mercedes avant que Jerome ne se soit complètement arrêté. Il court à l’intérieur, une main dans sa poche, refermée sur le Happy Slapper. Il entend une musique tintinnabulante qu’il connaît bien pour avoir passé des heures à jouer au solitaire sur son ordinateur.

Il s’oriente au son et découvre une femme assise — affalée — contre un bureau dans une alcôve aménagée en espace de travail. Un côté de son visage est enflé et couvert de sang. Elle le regarde en essayant d’accommoder.

« Pete », dit-elle. Puis : « Il a emmené Tina. »

Hodges s’agenouille et écarte prudemment les cheveux de la femme. Ce qu’il voit est vilain, mais nettement moins vilain que ça aurait pu l’être : cette femme a gagné à la seule loterie qui compte vraiment. La balle a creusé un sillon de dix centimètres de long dans son cuir chevelu, mettant son crâne à nu à un endroit, mais c’est pas une blessure du cuir chevelu qui va la tuer. Elle a perdu beaucoup de sang, cependant, et elle souffre autant du choc psychologique que de la commotion cérébrale. Le moment est mal choisi pour l’interroger, mais il doit le faire. Morris Bellamy est en train de laisser derrière lui un sillage de violence et Hodges se situe encore à la mauvaise extrémité.

« Holly. Appelle une ambulance.

— Pete… l’a fait », dit Linda. Et, comme si sa voix faible l’avait fait apparaître comme par enchantement, ils entendent une sirène. Elle est encore lointaine, mais elle se rapproche rapidement. « Avant… de partir.

— Madame Saubers, est-ce que Pete a emmené Tina ? C’est cela que vous avez dit ?

— Non. L’autre. L’homme.

— Un homme aux lèvres rouges, madame Saubers ? demande Holly. L’homme qui a emmené Tina, avait-il des lèvres rouges ?

— Des lèvres… d’Irlandais, dit Linda. Mais pas… rouquin. Des cheveux blancs. Il était vieux. Je vais mourir ?

— Non, dit Hodges. Les secours arrivent. Mais vous devez nous aider. Savez-vous où est allé Peter ?

— Il est sorti… par derrière. Le portail. Je l’ai vu. »

Jerome regarde par la fenêtre et voit le portail ouvert.

« Qu’y a-t-il par là ?

— Un sentier, dit-elle d’une voix lasse. Les enfants… l’empruntaient… pour aller au Centre Aéré. Avant qu’il soit fermé. Il a pris… je crois qu’il a pris la clé.

— Pete a pris la clé du Centre Aéré ?

— Oui… »

Ses yeux se tournent vers un tableau où sont pendues de nombreuses clés. Un crochet est vide. La bande Dymo collée en dessous indique CTR AR BIRCH ST.

Hodges prend une décision.

« Jerome, tu viens avec moi. Holly, tu restes avec Mme Saubers. Trouve un linge froid à appliquer sur le côté de sa tête. » Il inspire un grand coup. « Mais avant de faire ça, appelle la police. Demande à parler à mon ancien coéquipier. Huntley. »

Il s’attend à ce qu’elle regimbe mais Holly hoche simplement la tête et décroche le téléphone.

« Il a pris le briquet de son père aussi », dit Linda. Elle semble un peu plus présente maintenant. « Je ne sais pas pourquoi. Et le petit bidon de Ronson. »

Du regard, Jerome questionne Hodges qui répond :

« C’est de l’essence à briquet. »

50

Pete marche dans l’ombre des arbres, tout comme Morris et Tina avant lui, même si les gars qui jouaient au basket sont rentrés chez eux, laissant les terrains déserts, à l’exception de quelques corneilles occupés à nettoyer des chips éparpillées. Il aperçoit une petite voiture engagée sur le quai de chargement. Planquée là, en fait. Et la plaque d’immatriculation personnalisée suffit à faire disparaître les derniers doutes que Pete aurait pu avoir. Lèvres Rouges est bel et bien là, et il n’a pas pu faire entrer Tina par la porte de devant. Cette porte donne sur la rue, où il doit y avoir pas mal de passage à cette heure-ci, et de toute façon, il n’a pas la clé.

Pete dépasse la voiture et, au coin du bâtiment, il s’agenouille et regarde alentour. Une des fenêtres du sous-sol est ouverte. La pelouse et les mauvaises herbes qui poussaient devant ont été piétinées. Il entend une voix d’homme. Ils sont bel et bien là, en bas. Avec les carnets. La seule question est de savoir si Lèvres Rouges les a déjà trouvés.

Pete recule et s’adosse contre les briques chauffées par le soleil en se demandant quoi faire maintenant. Réfléchis, s’intime-t-il. T’as mis Tina dans ce merdier et maintenant tu dois l’en sortir, alors réfléchis, putain !

Sauf qu’il y arrive pas. Son cerveau est saturé de bruit blanc.

Dans une de ses rares interviews, l’irascible John Rothstein avait exprimé son agacement face aux questions du genre où-trouvez-vous-vos-idées. Les idées d’histoires viennent de nulle part, affirmait-il. Elles surgissent hors de l’influence polluante de l’intellect de l’auteur. L’idée qui vient soudain à Peter semble elle aussi surgir de nulle part. Elle est tout à la fois horrible et horriblement attirante. Elle ne marchera pas si Lèvres Rouges a déjà découvert les carnets, mais s’il les a découverts, plus rien ne marchera.

Pete se lève et contourne le gros cube de brique par l’autre côté, dépassant une fois de plus la voiture verte à la plaque révélatrice. Il s’arrête au coin avant droit du cube de brique abandonné pour observer la circulation dans Birch Street. C’est comme contempler un monde différent par la fenêtre, un monde où les choses seraient normales. Il se livre à un rapide inventaire : portable, briquet, essence à briquet. Le bidon d’essence à briquet était dans le tiroir avec le Zippo de son père. Il n’est qu’à moitié plein, à en juger par le bruit du liquide à l’intérieur quand il l’agite, mais ça suffira amplement.

Il tourne le coin, complètement exposé à la vue depuis Birch Street maintenant, essayant de marcher normalement et espérant que personne — du genre M. Evans, son entraîneur de Petite Ligue — ne le hélera.

Personne ne le hèle. Cette fois, il sait laquelle des deux clés utiliser et cette fois, elle tourne facilement dans la serrure. Il ouvre lentement la porte, pose le pied dans le hall d’entrée, et la referme silencieusement. L’odeur de renfermé et la chaleur sont brutales. Il pense à Tina et espère qu’il fait plus frais au sous-sol. Elle doit être terrifiée, se dit-il.

Si elle est encore en vie pour éprouver quoi que ce soit, lui murmure une petite voix diabolique. Lèvres Rouges était peut-être en train de parler tout seul, debout au-dessus de son cadavre. Il est fou et c’est bien ce que font les fous.

Sur sa gauche, il y a l’escalier qui monte au premier étage, lequel consiste en un vaste espace ouvert occupant toute la longueur du bâtiment. Son nom officiel est Salle Communautaire du North Side, mais les jeunes lui ont toujours donné un nom différent, un nom que Lèvres Rouges doit se rappeler.

Pete s’assoit sur les marches pour retirer ses chaussures (faudrait pas que le bruit de ses pas résonne à travers le plafond) et il pense encore : C’est moi qui l’ai mise dans ce merdier, c’est mon boulot de l’en sortir. Et le boulot de personne d’autre.

Il appelle le portable de sa sœur. D’en dessous lui parvient, étouffée mais bien reconnaissable, la sonnerie des Snow Patrol de Tina.

Lèvres Rouges répond aussitôt :

« Salut, Peter. » Il paraît plus calme maintenant. Maître de lui. Ce qui pourrait être bon ou mauvais pour son plan. Pete ne sait pas trop quoi en penser. « T’as les carnets ?

— Oui. Ma sœur va bien ?

— Elle va très bien. Où es-tu ?

— C’est plutôt marrant », dit Pete. Et quand on y pense, c’est vraiment marrant. « Jimmy Gold trouverait ça super marrant, je parie.

— Je suis pas d’humeur pour les énigmes fantaisistes. Faisons ce qu’on a à faire et séparons-nous, tu veux bien ? Où es-tu ?

— Le Samedi Cinéma Palace, ça vous dit quelque chose ?

— Qu’est-ce que tu… » Lèvres Rouges s’interrompt. Réfléchit. « Tu parles de la Salle Communautaire où ils nous passaient tous ces navets… » Il s’interrompt encore, pigeant. « T’es ici ?

— Oui. Et vous êtes au sous-sol. J’ai vu votre voiture dehors. Et vous étiez à deux étages des carnets tout du long. » Même plus près que ça, pense Pete. « Montez les chercher. »

Il coupe la communication avant que Lèvres Rouges essaie d’imposer des conditions plus à sa convenance. Pete court à la cuisine sur la pointe des pieds, ses chaussures à la main. Il doit être hors de vue avant que Lèvres Rouges ait monté l’escalier du sous-sol. S’il y arrive, tout peut bien se passer. S’il y arrive pas, lui et sa sœur mourront probablement ici ensemble.

D’en bas, plus fort que la sonnerie de son portable — beaucoup plus fort — il entend Tina pousser un cri de douleur.

Toujours en vie, pense Pete, et puis : Ce salaud lui a fait mal. Sauf que non, c’est pas ça la vérité.

C’est moi qui lui ai fait mal. Tout ça c’est ma faute. La mienne, la mienne, la mienne.

51

Morris, assis sur un carton marqué USTENSILES CUISINE, referme le portable de Tina et ne fait d’abord rien d’autre que le regarder. Une seule question se pose, vraiment. Une seule exige une réponse. Le gosse dit-il la vérité ou ment-il ?

Morris pense qu’il dit la vérité. Ils ont tous les deux grandi dans Sycamore Street et ils ont tous les deux assisté aux séances de cinéma du samedi à l’étage, assis sur des chaises pliantes, en mangeant du pop-corn vendu par la troupe locale des filles scouts. Il est logique de penser que tous les deux aient choisi pour cachette ce bâtiment désaffecté tout proche à la fois de la maison qu’ils ont en commun et de la malle enterrée. Ce qui emporte la conviction de Morris, c’est la pancarte qu’il a vue sur la pelouse devant le Centre Aéré lors de sa première tournée de reconnaissance : APPELEZ THOMAS SAUBERS IMMOBILIER. Si le père de Peter est l’agent chargé de la vente, le gosse pourrait facilement lui avoir fauché la clé.

Il attrape Tina par le bras et la traîne jusqu’à la chaudière, énorme relique poussiéreuse tapie dans le coin. La petite lâche un autre de ces glapissements énervants quand elle essaye de s’appuyer sur sa cheville enflée et que celle-ci se dérobe sous elle. Il la gifle à nouveau.

« Ferme-la, dit-il. Arrête de faire ta salope pleurnicharde. »

Le câble d’ordinateur n’est pas assez long pour l’attacher là mais il y a une lampe baladeuse suspendue au mur avec plusieurs mètres de câble orange enroulés autour. Morris n’a pas besoin de la lampe mais le cordon électrique est un don du ciel. Il pensait qu’il pourrait pas être plus furax contre le voleur, mais il se trompait. Jimmy Gold trouverait ça super marrant, je parie, qu’il avait dit, et de quel droit il se permettait de faire référence à l’œuvre de John Rothstein ? L’œuvre de Rothstein est à lui. À lui.

« Tourne-toi. »

Tina ne bouge pas assez vite au goût de Morris, toujours fou de colère contre son frère. Il l’attrape aux épaules et la fait pivoter. Tina ne crie pas cette fois, mais un grognement s’échappe de ses lèvres étroitement serrées. Sa tunique jaune adorée est maintenant toute tachée de poussière et de saleté.

Morris noue le câble électrique orange au cordon d’ordinateur qui lui entrave les poignets puis lance la baladeuse par-dessus l’un des tuyaux de la chaudière. Il tire d’un coup sec sur le câble, arrachant un autre grognement à la fillette dont les mains attachées remontent brutalement presque au niveau de ses omoplates.

Morris fixe le nouveau câble à l’aide d’un double nœud en pensant : Ils étaient là tout le temps et il trouve ça marrant ? S’il veut se marrer, je vais lui donner de quoi se marrer, il pourra crever en se marrant.

Il se penche, mains en appui sur les genoux, pour regarder la sœur du voleur les yeux dans les yeux.

« Je monte à l’étage récupérer ce qui m’appartient, fillette. Et aussi liquider ton emmerdeur de frère. Puis je reviens te liquider, toi. » Il pique une bise sur le bout de son nez. « Ta vie est terminée. Je veux que tu réfléchisses à ça pendant mon absence. »

Il file au trot vers l’escalier.

52

Pete est dans la réserve. La porte est seulement entrebâillée mais c’est suffisant pour voir Lèvres Rouges passer en se hâtant, le petit revolver noir et rouge dans une main, le portable de Tina dans l’autre. Pete écoute l’écho de ses pas tandis qu’il traverse les pièces vides du rez-de-chaussée, et dès qu’il entend le ploum-ploum-ploum des pieds gravissant l’escalier pour rejoindre ce qu’ils appelaient naguère le Samedi Cinéma Palace, il se précipite vers l’escalier du sous-sol. Il abandonne ses chaussures en chemin. Il veut avoir les mains libres. Il veut aussi que Lèvres Rouges sache exactement où il est allé. Peut-être que ça le ralentira un peu.

Tina écarquille les yeux en le voyant.

« Pete ! Aide-moi à sortir d’ici ! »

Il la rejoint et examine l’enchevêtrement de nœuds — cordon blanc, câble orange — qui retient ses mains derrière son dos et à la chaudière. Les nœuds sont serrés et il sent le désespoir l’envahir en les regardant. Il desserre l’un des nœuds orange, permettant ainsi aux mains de Tina de descendre un peu et de soulager la tension sur ses épaules. Alors qu’il s’attaque au deuxième, son portable vibre. Le Loup n’a rien trouvé à l’étage et il le rappelle. Au lieu de répondre, Pete court au carton placé en dessous de la fenêtre. Son écriture est visible sur le côté : USTENSILES CUISINE. Il distingue des empreintes de chaussures sur le dessus et il sait qui les a laissées.

« Qu’est-ce que tu fais ? demande Tina. Détache-moi ! »

Mais la libérer n’est qu’une partie du problème. Le reste, c’est la faire sortir d’ici, et Pete ne pense pas avoir suffisamment de temps pour les deux avant que Lèvres Rouges revienne. Il a vu la cheville de sa sœur, tellement enflée maintenant qu’elle ne ressemble plus du tout à une cheville.

Lèvres Rouges ne se fatigue même plus à utiliser le portable de Tina. Il braille depuis là-haut. Hurle depuis là-haut.

« T’es où, enfoiré de fils de pute ? »

Deux Petits Cochons au sous-sol et le Grand Méchant Loup en haut, pense Pete. Et on a même pas une maison de paille, sans parler d’une maison de brique.

Il transporte jusqu’au milieu de la pièce le carton que Lèvres Rouges utilisait comme marchepied et en déplie les rabats pendant que des bruits de pas cavalent à travers la cuisine au-dessus d’eux, martelant le plancher assez fort pour faire osciller les vieilles bandes d’isolant qui pendent entre les poutres. Le visage de Tina est un masque d’horreur. Pete renverse le carton, libérant un flot de carnets Moleskine.

« Pete ! Qu’est-ce que tu fais ? Il arrive ! »

À qui le dis-tu, pense Pete, et il ouvre le deuxième carton. Alors qu’il rajoute le reste des carnets à la pile renversée sur le ciment du sous-sol, les bruits de pas s’arrêtent. Il a vu les chaussures. Lèvres Rouges ouvre la porte du sous-sol. Il est prudent maintenant. Il essaye de réfléchir à la situation.

« Peter ? Tu es venu voir ta sœur ?

— Oui, répond Pete. Je suis venu la voir avec un revolver à la main.

— Tu sais quoi ? dit le Loup. Je te crois pas. »

Pete dévisse le bouchon du bidon d’essence à briquet et renverse le contenu sur la pile de carnets, aspergeant le fouillis d’histoires, de poèmes et de divagations énervées et à moitié ivres qui bien souvent s’interrompent en milieu de phrase. Et aussi les deux romans qui parachèvent l’histoire d’un Américain déglingué nommé Jimmy Gold traversant tant bien que mal les années soixante en quête d’une sorte de rédemption. En quête — selon ses propres mots — de conneries qui soient pas que des conneries. D’une main fébrile, Pete cherche le briquet qui lui glisse d’abord entre les doigts. Merde, il aperçoit déjà l’ombre du bonhomme là-haut. Et aussi l’ombre du revolver.

Tina, entravée comme un animal, le nez et les lèvres barbouillés de sang, a les yeux dilatés par la terreur. Ce salaud l’a battue, pense Pete. Pourquoi il a fait ça ? C’est qu’une petite fille.

Mais il sait. Sa sœur est un substitut semi-acceptable de celui que Lèvres Rouges veut vraiment battre.

« Vous feriez mieux de me croire, dit Pete. C’est un quarante-cinq, beaucoup plus gros que le vôtre. Il était dans le bureau de mon père. Vous feriez mieux de partir. Ça serait la chose la plus intelligente à faire. »

Mon Dieu, Seigneur, faites que ça marche.

Mais la voix de Pete flanche sur les derniers mots et monte dans les aigus incertains du garçon de treize ans qu’il était quand il a trouvé les carnets. Lèvres Rouges entend ça, rigole, et commence à descendre les marches. Pete se saisit à nouveau du briquet — solidement, cette fois — et fait sauter le clapet du pouce au moment où Lèvres Rouges apparaît entièrement à sa vue. Il actionne la molette qui produit les étincelles, s’apercevant soudain qu’il a oublié de vérifier si le briquet était plein, un oubli qui pourrait signer la fin de sa vie, et de celle de sa sœur, dans les dix secondes qui viennent. Mais l’étincelle produit une robuste flamme jaune.

Peter lève le briquet trente centimètres au-dessus de la pile de livres.

« Vous avez raison, dit-il. J’ai pas de revolver. Mais j’ai trouvé ça dans le bureau de mon père. »

53

Hodges et Jerome traversent le terrain de base-ball au pas de course. Jerome prend de l’avance mais Hodges n’est pas bien loin derrière. Jerome s’arrête à l’angle du petit terrain de basket décrépit et désigne du doigt une Subaru verte garée près du quai de chargement. Hodges lit la plaque d’immatriculation personnalisée — BOOKS4U[17] — et hoche la tête.

Ils viennent à peine de reprendre leur course quand un hurlement furieux leur parvient de l’intérieur : « T’es où, enfoiré de fils de pute ? »

Ça, ça doit être Bellamy. Et l’enfoiré de fils de pute est sans aucun doute Peter Saubers. Le garçon s’est introduit dans les lieux avec la clé de son père, ce qui veut dire que la porte d’entrée est ouverte. Hodges se désigne du doigt, puis désigne le bâtiment. Jerome hoche la tête mais dit à voix basse :

« Vous avez pas de revolver.

— Exact, mais mes pensées sont pures et ma force est pareille à la force de dix[18].

— Hein ?

— Tu restes ici, Jerome. Et je plaisante pas.

— Vous êtes sûr ?

— Oui. Tu aurais pas un couteau, par hasard ? Même juste un canif ?

— Non. Désolé.

— C’est pas grave, regarde autour de toi. Et trouve une bouteille. Il doit y en avoir, les jeunes viennent probablement boire des bières ici en cachette après la tombée de la nuit. Casse-la. Et puis amuse-toi à crever des pneus. Si ça part en vrille, il reprendra pas la voiture de Halliday pour se tirer. »

Le visage de Jerome indique qu’il aime pas trop les implications possibles d’un tel ordre. Il saisit le bras de Hodges et le serre.

« Pas de mission kamikaze, Bill, vous m’entendez ? Parce que vous n’avez rien à racheter.

— Je sais. »

La vérité, c’est qu’il ne sait rien de tel. Il y a quatre ans de ça, une femme qu’il aimait est morte dans une explosion qui lui était destinée. Il ne se passe pas un jour sans qu’il pense à Janey, pas une nuit sans qu’il reste les yeux ouverts dans son lit à penser : Si seulement j’avais été un peu plus rapide. Un peu plus malin.

Cette fois-ci non plus, il a pas été assez rapide, et pas assez malin, et c’est pas de se dire que la situation a évolué trop vite qui va sortir ces gosses de l’impasse potentiellement mortelle dans laquelle ils sont coincés. Tout ce qu’il sait, c’est que ni Tina ni son frère ne peuvent mourir aujourd’hui alors qu’il est de quart. Il fera tout ce qu’il faudra pour empêcher que ça arrive.

Il tapote la joue de Jerome.

« Fais-moi confiance, petit. Je ferai ma part. Toi, tu t’occupes de ces pneus. Tu peux aussi arracher quelques câbles de démarrage, tant que tu y es. »

Hodges commence à s’éloigner et ne se retourne qu’une fois qu’il a atteint l’angle du bâtiment. Jerome le regarde d’un air mécontent, mais cette fois, il reste où il est. Ce qui est une bonne chose. Ce qui serait encore pire que si Bellamy tuait Peter et Tina, ce serait qu’il tue Jerome.

Hodges tourne au coin du bâtiment et court vers l’entrée principale.

La porte, ici comme au 23 Sycamore Street, est grande ouverte.

54

Lèvres Rouges, comme hypnotisé, regarde fixement la pile de carnets Moleskine. Enfin, il lève les yeux vers Pete. Il lève aussi le revolver.

« Allez-y, dit Pete. Tirez et vous verrez ce qui arrivera aux carnets quand je lâcherai le briquet. J’ai versé l’essence sur le dessus mais elle a eu le temps de s’infiltrer jusqu’au centre. Et ils sont vieux. Ils vont flamber comme une torche. Et peut-être tout le bordel qu’il y a ici avec.

— C’est une impasse mexicaine alors, dit Lèvres Rouges. Le seul problème, Peter — et je me mets dans tes godasses, là —, c’est que mon revolver va tenir plus longtemps que ton briquet. Qu’est-ce que tu feras quand il s’éteindra ? »

Il essaie d’avoir le ton calme du mec qui gère la situation mais ses yeux arrêtent pas de faire du ping-pong entre le Zippo et les carnets. Les couvertures de ceux du dessus luisent d’un éclat humide, comme de la peau de phoque.

« Je saurai quoi faire le moment venu, dit Pete. À la seconde où la flamme commencera à baisser et virera au bleu, je le lâcherai. Et là, vouff !

— Tu le feras pas. »

La lèvre supérieure du Loup se soulève, découvrant ses dents jaunes. Ses crocs.

« Pourquoi non ? C’est que des mots. Comparés à la vie de ma sœur, c’est que des conneries.

— Ah oui ? » Lèvres Rouges oriente le revolver sur Tina. « Alors éteins ton briquet ou je la tue sous tes yeux. »

À la vue du revolver pointé sur le ventre de sa sœur, des mains de fer étreignent douloureusement le cœur de Pete, mais il ne referme pas le Zippo. Il se penche, l’abaissant très lentement vers la pile de carnets.

« Vous saviez qu’il y a deux autres romans du cycle Jimmy Gold là-dedans ?

— Tu mens. » Lèvres Rouges garde le revolver pointé sur Tina mais ses yeux sont de nouveau attirés — c’est plus fort que lui, apparemment — vers les carnets Moleskine. « Y en a qu’un. Où il part vers l’Ouest.

— Deux, répète Pete. Le Coureur part vers l’Ouest est bien mais Le Coureur relève le drapeau est ce qu’il a écrit de meilleur. C’est un long roman, aussi. Une épopée. Ça serait dommage que vous puissiez jamais le lire. »

Les joues pâles de l’homme sont en train de s’empourprer.

« Comment oses-tu ? Comment oses-tu me provoquer ? J’ai donné ma vie pour ces livres ! J’ai tué pour ces livres !

— Je sais, dit Pete. Et puisque vous êtes un si grand fan, voici une petite gâterie pour vous. Dans le dernier bouquin, Jimmy retrouve Andrea Stone. Ça vous fait quoi ? »

Les yeux du Loup s’agrandissent.

« Andrea ? Il la retrouve ? Comment ? Qu’est-ce qui se passe ? »

Vu les circonstances, cette question est au-delà du bizarre, mais elle est aussi totalement sincère. Honnête. Pete se rend compte que cette Andrea de fiction, le premier amour de Jimmy, est plus réelle pour ce type que ne l’est sa sœur. Aucun être humain n’est plus réel pour Lèvres Rouges que Jimmy Gold, Andrea Stone, M. Meeker, Pierre Retonne (surnommé aussi le Vendeur de Voitures de la Perdition) et tous les autres. C’est sûrement un indicateur de profonde et authentique folie, mais dans ce cas, ça fait également de Pete un fou parce qu’il sait ce que ressent ce cinglé. Il sait exactement ce qu’il ressent. Il a été embrasé par la même excitation, saisi par la même incrédulité lorsque Jimmy a aperçu Andrea dans Grant Park pendant les émeutes de Chicago en 1968. Des larmes lui sont même montées aux yeux. Ces larmes-là, Pete s’en rend compte — oui, il s’en rend compte juste à cet instant, surtout à cet instant car leurs vies y sont suspendues —, ces larmes sont l’indicateur du pouvoir suprême de la fiction. Ce même pouvoir qui a tiré des larmes à des centaines de milliers de gens apprenant que Charles Dickens était mort d’une attaque. Le même qui, durant des années, a poussé un inconnu à venir poser une rose sur la tombe d’Edgar Allan Poe tous les 19 janvier, jour de l’anniversaire de Poe. Le même aussi qui conduirait Peter à haïr ce type même s’il n’était pas en train de braquer un revolver sur le ventre vulnérable et tremblant de sa sœur. Lèvres Rouges a ôté la vie à un grand écrivain, et pour quelle raison ? Parce que Rothstein avait osé suivre un personnage dans une direction que désapprouvait Lèvres Rouges ? Oui, c’était exactement ça. En le tuant, il avait obéi à sa croyance intime : que l’écriture est en quelque sorte plus importante que l’écrivain.

Lentement et délibérément, Pete secoue la tête.

« Tout est dans les carnets. Seize pour Le Coureur relève le drapeau. Vous pourriez le lire ici, mais comptez pas sur moi pour vous en dire plus. »

Pete se fend même d’un sourire.

« Pas de spoiler.

— Les carnets sont à moi, espèce de salaud ! À moi !

— Ils vont se transformer en cendres si vous laissez pas partir ma sœur.

Pitou, je peux même plus marcher ! » gémit Tina.

Pete peut pas se permettre de la regarder, il doit seulement regarder Lèvres Rouges. Seulement le Loup.

« C’est comment votre nom ? Il me semble que je mérite de le savoir. »

Lèvres Rouges hausse les épaules, comme si ça n’avait plus d’importance.

« Morris Bellamy.

— Jetez votre revolver, monsieur Bellamy. Faites-le glisser sous la chaudière. Une fois que vous aurez fait ça, je fermerai le briquet. Je détacherai ma sœur et on s’en ira. Je vous laisserai plein de temps pour vous enfuir avec les carnets. Tout ce que je veux, c’est ramener Tina à la maison et emmener ma mère aux urgences.

— Et je suis censé te faire confiance ? » ironise Lèvres Rouges.

Pete abaisse encore le briquet.

« Faites-moi confiance, ou regardez les carnets brûler. Décidez-vous vite. Je sais pas quand mon père a rechargé ce briquet pour la dernière fois. »

Du coin de l’œil, Pete voit quelque chose bouger. Quelque chose dans les escaliers. Il ose pas regarder. S’il regarde, Lèvres Rouges regardera aussi. Et je le tiens presque, se dit Pete.

C’est bien ce qu’il semble. Lèvres Rouges commence à abaisser le revolver. L’espace d’un instant, chaque ride de son visage accuse son âge, et plus. Puis il relève l’arme et la pointe à nouveau sur Tina.

« Je la tuerai pas. » Il a le ton catégorique du général qui vient de prendre une décision stratégique cruciale. « Pas tout de suite. Je lui tirerai d’abord dans la jambe. Comme ça, tu pourras l’entendre crier. Si tu mets le feu aux carnets après ça, je lui tirerai dans l’autre jambe. Et ensuite dans le ventre. Elle mourra mais elle aura largement le temps de te détester d’abord, si c’est pas déj… »

Un double claquement retentit sur la gauche de Morris. Ce sont les chaussures de Pete qui viennent d’atterrir au bas des marches. Morris, sur la défensive, pivote dans cette direction et tire. Le revolver est petit mais dans l’espace clos du sous-sol, la détonation est puissante. Pete sursaute malgré lui et lâche le briquet. On entend un whoumff explosif et les carnets du sommet de la pile se coiffent soudain d’une couronne de feu.

« Non ! » hurle Morris en tournant le dos à Hodges qui dévale l’escalier à sa rencontre, si vite qu’il manque perdre l’équilibre.

Morris a Pete en droite ligne. Il lève le revolver pour l’ajuster mais avant qu’il ait pu tirer, Tina propulse tout son corps vers l’avant à l’extrême limite de ses liens et lui décoche un coup de son pied valide à l’arrière de la jambe. La balle passe entre le cou et l’épaule de Pete.

Les carnets, pendant ce temps, brûlent avec vigueur.

Hodges rejoint Morris avant qu’il puisse tirer à nouveau et se saisit de la main tenant le revolver. Hodges est le plus lourd des deux et il est en meilleure forme physique mais Morris Bellamy est doté de la force de la folie. Ils décrivent une valse soûle à travers le sous-sol, Hodges maintenant le poignet droit de Morris de telle sorte que le petit automatique soit dirigé vers le plafond, Morris se servant de sa main gauche pour griffer Hodges au visage, tentant de lui arracher les yeux.

Pete contourne les carnets à toute vitesse — ils flambent maintenant, alors que s’embrase l’essence qui s’est infiltrée au cœur de la pile — et s’attaque à Morris par-derrière. Morris tourne la tête, montre les dents et essaie de le mordre. Ses yeux roulent dans leurs orbites.

« Sa main ! Attrape sa main ! » crie Hodges.

Ils sont arrivés en titubant sous l’escalier. Le visage de Hodges est strié de sang, plusieurs lambeaux de chair pendent de sa joue.

« Attrape sa main avant qu’il m’écorche vif ! »

Pete attrape la main gauche de Bellamy. Derrière eux, Tina hurle. Hodges envoie son poing dans la face de Bellamy, à deux reprises : deux solides uppercuts. Voilà qui semble l’achever : son visage devient flasque et ses genoux se dérobent. Tina continue à hurler et le sous-sol s’illumine de plus en plus.

« Le plafond, Pitou ! Le plafond prend feu ! »

Morris est à genoux, la tête baissée, du sang jaillit de son menton, de ses lèvres et de son nez cassé. Hodges saisit son poignet droit et le tord. On entend un craquement lorsque le poignet de Morris se rompt, laissant choir le petit automatique qui tombe à terre en cliquetant. Hodges a juste le temps de penser que c’est fini quand le salopard, d’un geste brusque du tranchant de sa main libre, le frappe dans les parties. Hodges sent son ventre s’emplir d’une douleur liquide. Morris détale entre ses jambes écartées. Hodges hoquette, mains en coquille sur son entrejambe qui le lance.

« Pitou, Pitou, le plafond ! »

Pete pense que Bellamy court récupérer son revolver mais le type dédaigne complètement son arme. Son objectif, c’est les carnets. Ils flambent à présent comme un feu de joie, leurs couvertures rebiquant, leurs pages brunissant et faisant monter des étincelles qui ont enflammé plusieurs bandes de l’isolant qui pendouille. Le feu commence à se propager au plafond, laissant choir des serpentins embrasés. L’un d’eux atterrit sur la tête de Tina et une odeur de cheveux roussis s’ajoute à l’odeur de papier et d’isolant carbonisés. Avec un cri de douleur, Tina secoue la tête pour s’en débarrasser.

Pete court vers elle, expédiant au passage le petit automatique à l’autre bout du sous-sol d’un coup de pied. Il tape sur les cheveux de sa sœur pour les éteindre puis recommence à se bagarrer avec les nœuds.

« Non ! » hurle Morris mais ce n’est pas à Pete qu’il s’adresse.

Il tombe à genoux devant les carnets tel un zélote devant un autel où flambe un brasier. Il plonge la main dans les flammes, cherchant à atteindre le cœur de la pile. De nouveaux essaims d’étincelles montent en spirale vers le plafond.

« Non non non non ! »

Hodges voudrait courir vers Pete et sa sœur mais tout ce dont il est capable, c’est de tituber comme un ivrogne. La douleur dans son entrejambe est en train de se propager à ses jambes, amollissant des muscles qu’il a bossé dur pour raffermir. Il arrive malgré tout à les rejoindre et s’attaque à l’un des nœuds du câble orange. À nouveau, il regrette de pas avoir de couteau, mais il faudrait plutôt un tranchoir de boucher pour sectionner ça. Costaud, cette connerie, merde.

D’autres bandes d’isolant enflammé tombent autour d’eux. Hodges les frappe de la main pour en protéger la fillette, terrifiée à l’idée que sa tunique en mousseline prenne feu. Le nœud est en train de céder, de céder enfin, mais la gamine se débat…

« Arrête, Teenie », lui dit Pete. De la sueur ruisselle sur son visage. L’air dans le sous-sol commence à être brûlant. « C’est des nœuds coulants, tu les resserres, arrête de te débattre. »

Les cris de Morris se changent en hurlements de douleur. Hodges n’a pas le temps de le regarder. La boucle sur laquelle il tirait vient de céder brusquement et il entraîne Tina, mains toujours liées derrière le dos, à l’écart de la chaudière.

La sortie par l’escalier s’annonce impossible : les marches inférieures brûlent déjà et celles du haut sont en train de prendre. Les tables, les chaises, les cartons de documents : tout est en train de brûler. Morris Bellamy aussi. Son blazer et la chemise qu’il porte en dessous sont en flammes. Pourtant, il continue de fouiller au cœur du brasier, tentant d’atteindre les quelques carnets encore intacts au bas de la pile. Ses doigts commencent à noircir. Malgré la douleur, qui doit être atroce, il continue. Hodges a le temps de penser au conte dans lequel le Loup descend par la cheminée et atterrit dans un chaudron d’eau bouillante. Sa fille Alison refusait qu’il lui lise cette histoire. Elle disait qu’elle était horr…

« Bill ! Bill ! Par ici ! »

Hodges aperçoit Jerome à l’une des fenêtres du sous-sol. Il se rappelle avoir pensé : On peut pas vous faire confiance, et il est soudain ravi de constater que c’était faux. Jerome est à plat ventre, il leur tend les bras par la fenêtre.

« Soulevez-la ! Soulevez-la que je l’attrape ! Dépêchez-vous, vous allez tous griller ! »

C’est Pete presque à lui tout seul qui emporte Tina vers la fenêtre ouverte, à travers des gerbes d’étincelles et des écharpes d’isolant en flammes. L’une d’elles atterrit sur les épaules du garçon et Hodges la balaye de la main. Pete soulève sa sœur. Jerome l’attrape sous les aisselles et la tire dehors, la prise du câble d’ordinateur dont Morris s’est servi pour lui attacher les mains se balançant et cognant derrière elle.

« À toi maintenant », souffle Hodges.

Pete secoue la tête. « Vous d’abord. » Il lève les yeux vers Jerome. « Tu tires, je pousse.

— OK, dit Jerome. Levez les bras, Bill. »

Pas le temps de tergiverser. Hodges lève les bras et se sent empoigné. Il a le temps de penser : On dirait qu’on me passe les menottes, puis il se sent hissé vers le haut. Lentement d’abord — il est beaucoup plus lourd que la fillette — mais soudain deux mains se plaquent fermement sur son cul et poussent. Il s’élève et débouche à l’air libre, l’air libre et clair — chaud, certes, mais nettement plus frais que celui du sous-sol —, et atterrit près de Tina Saubers. Jerome tend à nouveau les bras par la fenêtre.

« À toi, petit ! Dépêche ! »

Pete lève les bras et Jerome lui saisit les poignets. Le sous-sol est en train de se remplir de fumée et Pete se met à tousser, presque à en vomir, tandis qu’il s’aide de ses pieds en pédalant contre le mur. Il glisse à travers l’ouverture et se retourne pour plonger le regard dans le sous-sol.

Un épouvantail carbonisé y est agenouillé, fouillant parmi les carnets en feu avec des bras de flammes. Le visage de Morris est en train de fondre. Il pousse un cri strident et se met à serrer contre sa poitrine embrasée les restes brûlants et fumants de l’œuvre de Rothstein.

« Regarde pas ça, petit », dit Hodges en posant une main sur son épaule. « Regarde pas. »

Mais Pete veut regarder. Il a besoin de regarder.

Il pense : Ça aurait pu être moi, là, en train de brûler.

Il pense : Non. Parce que je sais faire la différence. Je sais ce qui compte.

Il pense : Mon Dieu, je t’en prie, si t’es là… fais que ça soit vrai.

55

Pete laisse Jerome porter Tina jusqu’au terrain de base-ball puis lui dit :

« Passe-la-moi, s’il te plaît. »

Jerome le jauge du regard : le visage blême marqué par le choc, une oreille cloquée, le T-shirt brûlé de trous.

« T’es sûr ?

— Ouais. »

Tina lui tend déjà les bras. Elle n’a pas dit un mot depuis que Jerome l’a hissée hors du sous-sol en flammes mais quand Pete la prend contre lui, elle noue ses bras autour de son cou, enfouit son visage contre son épaule et éclate en sanglots.

Holly surgit en courant au bout du sentier.

« Dieu merci ! s’exclame-t-elle. Vous êtes là ! Où est Bellamy ?

— Là-bas, dans le sous-sol, répond Hodges. Et s’il est pas encore mort, il doit espérer l’être vite. T’as ton portable sur toi ? Appelle les pompiers.

— Est-ce que maman va bien ? demande Pete.

— Je crois qu’elle est tirée d’affaire », lui dit Holly en décrochant son téléphone de sa ceinture. « L’ambulance l’a emmenée à Kiner Memorial. D’après les médecins urgentistes, ses signes vitaux étaient bons.

— Seigneur, merci », dit Pete. Maintenant, c’est lui qui se met à pleurer, ses larmes traçant des sillons clairs sur ses joues barbouillées de suie. « Si elle était morte, je me serais tué. Parce que tout ça, c’est de ma faute.

— Non », lui dit Hodges.

Pete le regarde. Tina le regarde aussi, ses bras toujours refermés autour du cou de son frère.

« T’as trouvé l’argent et les carnets, c’est bien ça ?

— Oui. Par hasard. Ils étaient enterrés dans une malle au bord du ruisseau.

— Ce que tu as fait, tout le monde l’aurait fait, dit Jerome. C’est pas vrai, Bill ?

— Si, affirme l’intéressé. Pour sa famille, on fait tout ce qu’il est possible de faire. Comme tu l’as fait en prenant Bellamy en chasse lorsqu’il a enlevé Tina.

— J’aurais préféré ne jamais trouver cette malle », dit Pete.

Ce qu’il ne dit pas, ne dira jamais, c’est à quel point ça lui fait mal de savoir que les carnets n’existent plus. Ça le brûle comme du feu de savoir ça. Il comprend parfaitement ce qu’a pu éprouver Morris, et ça aussi, ça brûle comme du feu.

« J’aurais préféré qu’elle reste enterrée. Si seulement je l’avais jamais trouvée…

— Avec des si, dit Hodges, on referait le monde. Allons-y. J’ai besoin d’appliquer de la glace avant que ça n’enfle trop.

— Avant que quoi n’enfle ? » s’enquiert Holly.

Hodges passe un bras autour de ses épaules. Parfois, Holly se raidit quand il fait ça, mais aujourd’hui non, alors il pose aussi un baiser sur sa joue. Lequel baiser fait naître un sourire hésitant sur ses lèvres.

« Est-ce qu’il t’a frappé là où ça fait mal aux garçons ?

— Oui. Maintenant, chut. »

Ils marchent lentement, en partie pour ménager Bill, en partie pour ménager Pete. Sa sœur commence à peser mais il ne veut pas la lâcher. Il veut la porter jusqu’à la maison sans s’arrêter.

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