Un Chinois à la con a écrit que l'expérience est une lanterne qu'on porte dans son dos et qui n'éclaire que le passé.
Vivre, c'est arpenter un tapis roulant allant en sens inverse de ton déplacement. T'as beau arquer, ce que tu peux espérer de mieux, c'est de pas trop reculer.
Se maintenir est une victoire, avancer, une utopie. Tes forces déclinent, et le moment vient où tu te retrouves à la case départ, la gueule déjà barbouillée de mort.
Cela dit, il n'y a pas de quoi s'affoler : on aura mis tout ce temps-là à cesser, sans avoir l'air d'y croire.
Je réfléchissais à ça, et à une petite Asiatique incroyablement menue. J'avais eu l'impression, en la calçant, de passer un préservatif après avoir soufflé dedans pour le préparer à la manœuvre.
Le car climatisé gravissait peinardement les pentes de la « Montana de Fuego ». L'horizon s'élargissait au fur et à mesure qu'on grimpait, sinistre et magnifique à la fois.
Lanzarote est une île sans arbres, plus glabre que la chaglatte d'une vieillarde. Un essaim de volcans provisoirement éteints compose des sortes de bubons émergeant de cette mer de rocaille. Les rares constructions, blanchies à la chaux, sont alanguies au soleil, entourées de plants de vigne poussant dans des creux sertis de pierres plates.
Monde étrange, unique. Un astre mort ! Pas en plein, mais tout comme.
Et puis on arrête de monter, tourner, virer. Nous atteignons une esplanade haut perchée où se dresse un vaste restau panoramique. En opérant un 360 degrés, tu vois partout la mer. Yes, sir : on est bel est bien dans une île.
A sa manière, notre planète en est une, cernée d'infini, avec des archipels : Mars, Vénus, Jupiter et consorts.
Notre bus pullman se paie un majestueux arc de cercle avant de se ranger entre deux monstres de son espèce.
Les touristes pullulent : des Japs blêmes, des Scandinaves trop blonds, des Teutons trop gras, dont les femelles portent des culottes de cheval consécutives aux excès de lard fumé. Un ramassis de glandus, nantis de coups de soleil et de chapeaux de toile ridicules, coltinant un matériel photo qui achève de les enconner. La horde habituelle !
Installé sur le siège proche de la porte, je suis le premier à quitter le véhicule. Le zef contonde durement. Un vieil ilote nous rameute aussi sec dans un anglais qui n'a plus cours depuis les Plantagenêts, et nous entraîne en direction d'une crevasse.
Près de l'excavation : un tas de foin dans lequel est plantée une fourche.
L'ancêtre explique qu'ici, à Umanfaya, la température du sol atteint trois cents degrés à deux mètres de profondeur. Effectivement, une haleine brûlante monte de la fosse. Un rien théâtral, le vioque saisit la fourche et jette une brassée d'herbe dans la cavité. Un grésillement, et la gerbe s'embrase totalement.
Impressionnante, cette démonstration de la nature. Elle affirme sa puissance avec force et ironie, dirait-on.
Le Canarien est fier de sa flambée, comme d'un exploit physique que lui seul réussirait. Tout juste s'il n'attend pas des ovations. Se résigne à enfouiller quelques pourliches parcimonieux puis, d'un geste autoritaire, nous embarque un peu plus loin, là où s'ouvre une autre faille dont le diamètre n'excède pas dix centimètres.
Il ouvre un jerricane de flotte et verse son contenu dans l'orifice.
Putain d'elle ! T'as pas le temps de compter jusqu'à quatre ! Un sourd grondement monte de la terre et un geyser d'au moins vingt mètres jaillit vers le ciel avant de retomber en fine pluie sur les épaules du groupe hétérogène que nous formons.
L'assistance crie de surprise, de peur peut-être aussi ?
Une ravissante jeune fille accompagnant son père paralysé, a eu un élan de frayeur et s'est blottie contre mon épaule. Aussitôt, elle s'écarte, confuse.
— Excusez-moi ! balbutie-t-elle avec un délicieux accent anglo quelque chose.
— Tout le plaisir a été pour moi, j'y rétroque dans un français se la jouant entre l'inflexion dauphinoise et l'intonation parisienne.
Son kroume paternel, gambe tout plein (puisqu'il est le contraire d'ingambe), ne s'aperçoit même pas de ma présence. En pleine choucroute, il semble se trouver ! N'a pas l'air tellement vieux, mais il a dû morfler un court-jus dans le cigare qui le fait patauger du bulbe. Sa grande fille le drive dans une chaise roulante ultramoderne, télescopique de partout, se pliant menu et pouvant se loger dans une poche de kangourou, voire de pardessus si t'as pas de marsupial à disposition.
Ce gazier a dû être quelqu'un de bien, ça se distingue encore sur ses traits. Cheveux bruns, grisonnants aux tempes, yeux de Delft, pommettes longtemps encaustiquées à l'aquavit. Dommage qu'il soit en pleine crise de décroissance !
Profitant de cette éminence sur laquelle on vient de faire halte, nous panoramons à la ronde. Notre troupeau prend la direction du restau avec une résignation bovine.
On clape morne dans cette ambiance lamentable de touristes au rabais, toujours soucieux d'obtenir le maximum en échange du minimum.
Le pinard de l'île n'a jamais mis en danger la réputation des pomerols et autres richebourgs, mais c'est déjà beau qu'un sol volcanique produise du vin, non ? La nature fait de ces cadeaux inattendus !
Je guigne sans déplaisir la demoiselle au papa déjanté. Si tu saurais ce qu'elle est chouque dans sa robe de lin blanc ! Blonde et bronzée ! T'aimes ? J'imagine son corps gracieux, peint au bain de soleil, avec le mignard triangle d'or de ses Bermudes. Son joli dargif tiendrait dans mes deux mains en conques.
Dis, je vais pas me mettre à goder devant ma tranche d'animal mort ! Je me morigène. C'est toujours du kif avec ma pomme : une bioutifoule polka s'insère dans mon champ visuel et j'ébullitionne du bulbe, trépigne de la bistougne ! La trempe-trempe de chérubin, ça devient systématique, à la longue. Je pourrais tenter de faire un usage différent de ma vie. Me consacrer aux autres sans leur carrer ma bite dans le fion ! Aller au secours des populations sous-alimentées du tiers monde. M'occuper de jeunes délinquants. Convoyer des malades à Lourdes. Aider les veuvasses à couper leur bois pour l'hiver. L'homme de bonne volonté trouve toujours à s'employer. Un moment, que la charité le dispute chez moi à la braguette. N'à force de copuler, tu finis par te vider l'âme plus vite que les bourses. Il avait raison, Machin : faut « servir ». Le jour où Félicie me laissera (en admettant qu'elle déhotte avant moi), je m'engagerai dans une noble cause. Ça ne la remplacera pas, mais me rapprochera d'elle.
Je mange les petites patates de Lanzarote sans les éplucher, tant je les juge savoureuses. A la croque-au-sel !
Mais v'là qu'il se passe quelque chose à l'extérieur, comme dit Alain Térieur. Des mecs se précipitent vers l'excavation où le guide jette ses fagots.
Mû par mon instinct, je quitte la table. Plein de gens agissent de même. L'effervescence se coagule autour de la crevasse. Des badauds font cercle. Je les rejoints, joue des hanches et des épaules pour atteindre le premier rang.
La vacca !
Tu sais quoi ?
Deux chevilles de femme sortent du trou. L'intensité du brasier les a déjà gonflées de vilaines cloques rouges et elles rissolent tel du bacon dans une poêle à frire. Les chaussures racornies éclatent comme des marrons au four.
Une dame s'évanouit ; les mâles la piétinent sans vergogne ; galanterie pas morte.
La police met plus de deux plombes à surviendre (faut dire que l'île mesure soixante kilomètres de long). Elle est représentée par deux pandores dont l'un me paraît demeuré et l'autre pas très intelligent.
Pendant qu'ils accouraient, le personnel du restau et les chauffeurs de cars sont parvenus à extirper du feu quelques restes de la victime : deux jambes (l'une est encore surmontée d'une fesse noircie) achèvent de se consumer en dégageant une odeur de barbecul.
Ça jacasse dur autour de moi. Babel ! Tout le monde questionne n'importe qui dans sa propre langue. Les perdreaux vont avoir beau schpile pour débroussailler cette historiette insulaire.
Le gars Mézigue, tu le connais ? Toujours les décisions médianes. Première règle de conduite : fuir la tourbe, la meute, la populace. En vertu de quoi je m'arrange pour coincer le vieux guide à l'écart. Le procédé est simple et radical : montrer discrètement un bifton de diez mil pesetas, qu'il suit jusqu'à l'extrémité de l'esplanade, c'est-à-dire loin de la foule shorteuse.
Histoire de créer un climat harmonieux, j'enfonce la coupure dans la poche supérieure de sa chemise, laquelle hébergeait déjà un stylo Bic et un tronçon de cigarillo.
Le brave homme me regarde avec amitié ; chez l'individu habitué à vivre de pourboires, une gratification de cette qualité charme et intrigue.
— Je suis journaliste, expliqué-je. Français, de surcroît. Si vous acceptiez de répondre à mes questions, je trouverais probablement un autre billet à vous offrir.
Il rit sous sa moustache pinulcienne, roussie par des mégots court-fumés.
— Cette pauvre femme qui a si sottement chuté dans le fuego, vous l'avez vue avant son accident ?
Il réfléchit, puis hasarde :
— Je ne suis pas sûr que ce soit elle, señor.
— Vous ne quittez pas l'endroit, proféré-je, et allez sans trêve du terre-plein des bus à la « bouche de feu » ; elle n'a pu vous échapper.
Il en convient :
— Il me semble en effet l'avoir aperçue.
— Où et quand ? insisté-je.
— Il y a moins d'une demi-heure. Elle venait du parking et se laissait photographier par un jeune homme.
— Quel genre de personne était-ce ?
— Une belle señora d'environ quarante ans, aux cheveux roux. Elle portait une tenue verte avec beaucoup de bijoux, des lunettes de soleil très larges.
— Et le garçon ?
— Un grand brun avec un pantalon blanc et une chemise bleue ; lui aussi avait des lunettes teintées, mais il les avait relevées dans ses cheveux pour prendre les photos.
— Avec tout ce monde qui se presse ici, comment se fait-il que personne n'ait vu basculer la dame ?
— Il y a des moments d'accalmie entre deux arrivées de cars, vous l'aurez remarqué.
— Et son compagnon n'a pas appelé au secours ?
Le dabe rit ; lui reste trois dents fortement noircies par un abus de nicotine.
— Dieu seul le sait, señor.
— Vous pensez qu'on peut tomber dans ce trou tout seul ?
— Pourquoi pas ? Les touristes ont tendance à se pencher pour regarder dans le fond.
— Il y a déjà eu des accidents de ce genre ? insisté-je en lui attriquant un deuxième bifton bleu.
— Un jour, un Américain a failli s'y griller en voulant photographier de trop près la « bouche de feu », mais les gens qui l'entouraient ont pu le retenir et il s'en est sorti avec des brûlures aux pieds.
Je médite, ce qui n'est pas pour plaire à mon éditeur. Puis d'un ton à coup sûr songeur :
— Où est le type brun ?
— Je ne l'ai pas revu, avoue mon terlocuteur, lequel commence à se lasser de mon interro, nonobstant l'argent que je lui consacre.
Le vieux inspecte les alentours et hoche sa tête chenue.
— Il a disparu, señor. Vous pensez qu'il a poussé la femme ?
— Croyez-vous qu'on tue les gens après les avoir pris en photo ?
Le croulant gratte ses joues barbuses.
— Tout est possible, avec les hommes ! répond cet être plein de sagesse.
Sur ces paroles empreintes de scepticisme nous nous séparons.
La badauterie continue de brouhahater au bord de l'excavation fatale. D'une allure d'intellectuel constipé, je gagne le parking. Les conducteurs des cars véhémentent à propos de l'événement. Je me risque à les interrompre, ce qui me vaut des regards de molosses dérangés.
Je demande à la ronde s'ils ont remarqué un grand jeune homme, habillé d'une chemise bleue et d'un futal blanc, porteur d'un appareil photo.
Ils se poilent kif des boscos, les mecs. L'un d'eux me répond que ma question équivaut à chercher un curé sur la place Saint-Pierre.
Contremauvaisefortuneboncœurfaisant, je me retiens de lui dire qu'il charrie une frime de lépreux brûlé au troisième degré par l'explosion d'une lampe à souder, et que je ne distingue aucune différence notoire entre sa gueule et les selles d'un colon rongé par une dysenterie amibienne.
Je vais pour m'éloigner quand une petite voix chevroteuse me hèle :
— Monsieur !
Me retourne. A l'ombre d'un véhicule se trouve une petite vieillarde dont le corps en pas de vis est logé dans une voiture d'infirme. C'est un congrès de paralytiques qu'on a organisé dans la Montagne du feu, tu ne penses pas ?
Ladite personne respire les vapeurs d'essence du terre-plein avec volupté. Une sorte de dais en toile lui assure un poil d'ombre.
— J'ai saisi votre question, me dit-elle avec un délicieux accent méridional, car je comprends l'espagnol. Je crois savoir de qui vous parlez.
Je l'embrasserais, malgré sa barbe à la Tristan Bernard.
— Vraiment ? roucoulé-je, plus charmeur que Rudolf Valentino dans Le fils du Cheik.
— Il avait une décapotable jaune, assure ma grenadière aux cannes fanées.
— Une femme l'accompagnait ?
— Non, il est arrivé seul. Mais il a abordé une fille rousse qui semblait l'attendre.
— Et ensuite ?
— Je ne sais plus, ils se sont éloignés.
— Vous ne les avez pas revus ?
— Le jeune homme seulement. Il a regagné sa voiture au bout d'une vingtaine de minutes et il est reparti.
— Merci pour ce renseignement, chère compatriote. Puis-je vous demander pourquoi vous êtes là, entre ces gros cars chauds et puants ?
Elle rembrunit :
— C'est rapport à mon gendre. Il refuse de pousser ma voiture. Comme ma fille Lucile s'est donné une entorse, elle a du mal à se déplacer, alors je suis restée ici pendant qu'ils visitent.
Soupir profond et long de la dame aux jambes sédentaires. Elle est entrée dans la catégorie des « encombrants », de ceux dont la famille attend le décanillage définitif.
Une recommandation expresse de l'ami Sana : ne jamais s'attarder en ce bas monde. Quand tu deviens gênant pour ton entourage, retire-toi dans un mouroir ou enjambe le parapet du pont Mirabeau sous lequel coulent la Seine et nos amours, tout le monde t'en saura gré.
Je souris tendre à Mémé. Voudrais lui offrir un bouquet de violettes, ou un petit cadeau à trois balles, histoire de lui faire savoir qu'elle n'est pas seule en plein.
C'est l'instant choisi par un des cars pour descendre sur Arrecife.
Dans un élan, je prends place à son bord.
A ce stade de mon récit, ô lecteur frappé de constipation chronique et de gonflement gazeux dans le tissu cellulaire, il serait louable que je te révèle l'objet de mon séjour à Lanzarote.
Ce n'est pas pour pratiquer un tourisme de masse que j'y suis mais pour tenter de combattre l'un des fléaux de la planète. Que ce ton théâtral ne te paraisse point excessif, surtout.
Tu vas croire que je romance, que je fantômasse. Et pourtant, ce que je déclare ici est la sous-expression de la vérité. La certitude qu'un esprit démoniaque étendait sa toile d'araignée sur l'Europe s'est affirmée au cours d'un sommet des polices britannique, allemande, française et italienne. Trop de meurtres importants non élucidés dans ces pays. Trop d'affaires ténébreuses dans lesquelles intervenaient des banques et des holdings cotés en Bourse. Trop de « suicides » de P.-D.G. ont éveillé la suspicion des autorités.
Nous nous sommes donc réunis (les quatre partenaires) pendant une semaine dans un hôtel discret du Connemara pour une mise au point approfondie ; chaque participant était arrivé avec ses dossiers. Au bout d'une longue étude et une méticuleuse confrontation de ces documents, le doute n'était plus possible. Sans une réaction de vaste envergure, le chancre submergerait un jour notre société européenne, comme la Maffia certaines régions italiennes. Rien de plus inquiétant, de plus lancinant, que ces forces malignes qui croissent dans l'ombre en créant lentement un contre-pouvoir.
Notre « bande des quatre » disposait d'un bureau à Londres chargé de coordonner toutes les informations relatives à ce que, d'un commun accord, nous avions appelé « Le Consortium », et d'une équipe de flics spécialisés dans les missions délicates.
Maintenant que je t'ai exposé l'affaire, cher confident aux glandes défaillantes, tu vas me demander pourquoi Lanzarote ?
Changeons de page, je te vas narrer la chose.
Décidé à ne pas faire appel à mes effectifs habituels, jusqu'à nouvel ordre du moins, j'avais constitué un commando pour entreprendre cette croisade.
Maigre troupe de départ, mais je savais que, le moment venu, je n'aurais qu'un geste à faire pour qu'elle atteigne les proportions de celle du Cid.
Je m'étais délesté d'une grosse part du quotidien sur Jérémie Blanc, dont les qualités de chef ne sont plus à prouver. Pour un ancien balayeur des rues[1], il offre une gamme étendue de performances : malin, psychologue, courageux, déterminé.
Après l'avoir mis au courant de ce qui se perpétrait en secret, il m'a promis son entier dévouement en me confiant qu'il brûlait de se lancer lui aussi à l'assaut de cette nouvelle plaie d'Egypte.
« — Patiente, lui ai-je dit. Attends que les vieux briscards des R.G. mis en piste commencent à déblayer le terrain. Plus tard, tu participeras à la kermesse. »
Il a branlé le chef (sans toucher à ma braguette).
Parmi les durs rameutés pour me prêter main-forte, se signalait Franck Blando, un gus rayé des services à la suite de combines torves. Ce mec avait eu sa vie sentimentale saccagée par le jeu, bien avant de se faire virer de la Poule pour la même raison. Dans la Rousse, on l'avait surnommé « l'As de Pique » car c'était sa brème fétiche. Elle avait fini par lui porter la scoume puisqu'il se trouvait au tapis avec une ragouze en forme de clopinette cintrée.
Illico, son nom m'était venu à l'esprit. Blando possédait du chou, du culot et un minimum de scrupules, qualités indispensables pour réussir dans la partie « immergée » de nos activités.
Lorsque je l'ai contacté, il jouait à la passe anglaise dans l'arrière-salle du Rintintin, où une douzaine de cancrelats de son espèce flambaient leurs ultimes piastres. En m'apercevant, il s'est humidifié, réalisant d'emblée que si je venais à la relance, c'était pour du labeur marginal. A le voir avec ses potes dans cette ambiance cafardeuse, les pupilles dilatées par la concentration, j'ai ressenti une poussée d'altruisme. Je savais que ma propose allait lui insuffler une énergie nouvelle, au gars Franck.
De le trouver, brèmes en main, pareil à un hareng d'aquarium dont on n'a pas changé l'eau, m'a flanqué un coup de buis sur le cassis. Y a rien de plus con que les cartes !
Comme c'était l'heure de la jaffe, je l'ai emmené bouffer au restau de mon pote Louis Prin, boulevard Haussmann qui, question vins de comptoir, ne craint personne. Je me rappelais qu'il raffolait du muscadet sur lie, l'artiste. On s'en est sifflé deux boutanches en savourant des cochonnailles. Tout en mastéguant, j'ai exposé le topo.
T'aurais vu l'aurore boréale qui lui a illuminé la tronche ! Transfiguré il paraissait, l'ami Blando. Ruy Blas auquel on ordonne de calcer la reine d'Espagne ! Soudain, il n'en avait plus rien à cirer de ses flushes et de ses brelans. Le positif, chez lui, c'est qu'il pige les choses d'instinct. Je lui proposai une mensualité de vingt-cinq raides, plus le remboursement de ses frais. Son calbute douteux a dû être à la peine davantage qu'à l'honneur, espère !
« — Seulement, y a un petit détail à régler, ajoutai-je : tu vas me donner ta parole que pendant cette campagne, tu ne toucheras plus aux cartons, Francky. J'ai besoin d'un mec totalement disponible. Si je te prends à manier les biseautées, je t'envoie chez Plumeau ! »
Il a juré.
Il s'est passé quelques semaines, au cours desquelles j'ai charpenté mon commando de l'ombre. Deux autres recrues d'un style différent : Magnol et Handermic. Le premier avait baroudé sur les cinq continents avant de marner pour les Renseignements généraux. Un casse-cou à qui il suffisait de crier « Chiche ! » pour le faire sauter d'un douzième étage avec un pébroque en guise de parachute. Quant à Handermic, c'était un furtif, un peu teigneux, qui haïssait la terre entière et évitait de se regarder dans une glace pour ne pas avoir à s'insulter. Mais à côté de cette particularité, un flic de première : madré comme un maquignon dauphinois et d'une témérité de roquet prenant à partie un doberman.
Mon équipe réduite et moi nous réunissions tous les deux jours pour faire le point ; mais à vrai dire l'enquête piétinait. Sitôt que nous pensions lever une piste, elle tournait court. Quoi de plus éprouvant que de rechercher un ennemi dont on ne sait rien, sinon qu'il existe ?
Il en allait de même pour mes homologues étrangers.
Et puis, une nuit, alors que je dormais profondément (m'man m'avait préparé un bœuf en daube hallucinant), mon biniou a carillonné. C'était Franck Blando.
« — Boss, m'a-t-il dit, je crois tenir quelque chose. »
« — Raconte vite ! »
« — Je ne peux pas. Vous pouvez passer chez moi demain, en début d'après-midi ? »
« — Naturellement. Mais pourquoi pas tout de suite ? »
« — Je suis en province. »
Il a raccroché brusquement. La scène était assez saisissante, très film d'espionnage, si tu vois le genre ?
J'ai eu du mal à me rendormir.
Le lendemain, il faisait un temps à ne pas mettre sa belle-mère dehors. Tu sais ce que ça veut dire, des trombes d'eau ? Eh bien ça ! Dix minutes dans les rues et, imper ou pas, la raie du cul te servait de cheneau.
Après ma douche, j'ai tubophoné à notre permanence de Londres ; le préposé m'a répondu que le R.A.S.[2] continuait toujours.
Dans sa cuisine, m'man épluchait des asperges en écoutant la radio où un animateur pour noces et banquets s'efforçait d'amuser des ménagères indifférentes.
« — Si je t'invitais à déjeuner ? » ai-je proposé à ma Féloche.
« — Quand ? » m'a-t-elle demandé.
« — A midi. J'ai envie de manger une andouillette qui ne sente pas trop la fosse d'aisance. Toi, tu prendrais des ris de veau. »
Elle a eu son sourire troublé et ébloui habituel qui faisait comprendre pourquoi mon dabe l'avait épousée toute vive quelques décennies plus tôt.
« — Et ton travail ? » a-t-elle objecté.
« — J'ai fait mes devoirs et appris mes leçons », lui ai-je assuré.
Elle a regardé l'heure à l'horloge dont le balancier régulier me fait songer au cœur de ma Féloche (ils battent sur le même rythme).
« — Dix heures dix, a-t-elle murmuré ; j'ai le temps de finir mes asperges. »
Nous sommes allés claper au Bistrot Saint-Honoré. On était dans la petite salle derrière, en amoureux, et m'man baignait dans les azurs.
Un curé sympa, escorté de Mlle Long-Bec et du neveu de la bicyclette à Jules nous a adressé un petit signe. C'est touchant, un grand garçon de mon âge en compagnie de sa mother. Ça fait vieille tradition française. Le brave prêtre se sentait optimiste quant au devenir d'une nation en si bon chemin.
Au caoua, j'ai demandé à ma Gentille si ça lui dirait qu'on se paie une toile pour continuer la fiesta.
Elle n'en revenait pas. Ça faisait combien de temps que je ne l'avais pas emmenée au cinoche ?
« — Auparavant, lui ai-je dit, il faut que je passe voir un de mes collaborateurs ; j'en aurai pour dix minutes. »
Quand on est parvenus devant la crèche de Franck Blando, je me suis mis sur un stationnement interdit en priant m'man de m'attendre dans la voiture.
La pluie venait de cesser, mais l'air ressemblait à une éponge ; même mes organes étaient imbibés de flotte.
Mon collaborateur suppléant piogeait au second étage d'une maison banale à Montparnasse. De la faïence bleue entourait les fenêtres sans égayer l'ensemble. T'avais l'impression que les habitants de cet immeuble étaient promis à des destins morbides.
L'escadrin schlinguait le chou et le produit pharmaceutique, kif un hosto de sous-préfecture. Jusqu'au premier, les marches étaient en pierre ; à partir du second, le promoteur avait jugé que du bois garni d'un Bulgomme suffisait.
Deux lourdes par niveau ; celle de mon collaborateur se trouvait être la plus proche de l'escalier. Pas de plaque de cuivre, mais une carte de visite aux caractères gravés, témoignage d'un confort disparu.
On fait beaucoup de gestes innocents dans la vie courante, relevant de la banalité grise des jours. Par exemple appuyer sur le bistougnet d'une sonnette.
J'ai pressé le timbre couleur d'ivoire.
Putain d'elle, ce bigntz !
Tu sais ce que c'est qu'une déflagration, ta pomme ? C'est une explosion accompagnée de projection de matières enflammées.
Ecoute, c'est pas dif' : j'ai pris la porte en pleine poire. Le boum s'accompagnait d'un nuage de fumaga et d'une pluie de flammèches. J'ai senti du sang sur ma frime, et me suis mis à tousser comme un sanatorium d'avant-guerre. Les châsses me cuisaient ; j'étouffais.
L'odeur était révélatrice : le gaz ! Devait y avoir une forte fuite dans le logement de Blando ; l'étincelle déclenchée par mon coup de sonnette avait vérolé tout le circus et provoqué le « vraaaaoum ! ».
Prenant mon courage à deux mains, la droite plus haute que l'autre afin d'avoir davantage de prise, je suis entré dans l'apparte.
On y jouait Désolation, production russe à moyen budget : meubles disloqués, vitres retournées à l'état de silicates alcalins, rideaux à moitié cramés. Mon collaborateur gisait dans sa cuisine avec, au thorax, une brèche dans laquelle un couple de vautours aurait pu nidifier sans problème.
Te dire qu'il était mort, l'ami Franck, ressemblerait à une lapalissade.
J'ai bondi à son réchaud et coupé l'arrivée du gaz.
Je me sentais infiniment bité. En moins de temps qu'il n'en faut à un lapin de clapier pour éjaculer, j'ai réalisé : Blando avait mis le nez sur une piste et s'était fait repérer…
Ça bramait et cavalcadait dans l'immeuble. Des chiares, effrayés par la trouille de leurs mamans, pleuraient aussi fort qu'elles.
Un vieux nœud a passé une frime hagarde dans l'entrée et m'a assuré avec pertinence :
« - Ça sent le gaz ! »
« — Appelez les pompiers ! »
Il a eu une seconde d'indécision.
« — Je vais en parler à la concierge », a-t-il décidé.
A ce moment-là, il s'est produit un fait banal en soi mais qui, compte tenu du bouleversement ambiant, m'a paru incongru : la sonnerie du téléphone.
J'ai déniché l'appareil dans le minuscule living et décroché.
Une voix de femme, avenante, a gazouillé :
« — Je suis chez M. Blando ? »
« — En plein », lui ai-je répondu.
« — Ici l'agence de voyages Moulasse, boulevard Montparnasse. J'ai pu vous obtenir une place Paris-Arrecife via Malaga, pour demain matin. »
« — Bravo, ai-je bafouillé, je passe la prendre. »
J'eusse aimé inspecter le logement en détail, histoire de mieux piger ce qui s'était passé, mais le feu gagnait à toute vibure et je devais planquer mes abattis dare-dare.
Me suis attelé entre les cannes du pauvre Franck et l'ai halé sur le palier juste au moment où Félicie, folle d'inquiétude, y débouchait, plus blême que le fantôme rendant visite à Mme Macbeth.
« — Tu es blessé ! » s'écria-t-elle en découvrant ma frime ensanglantée.
« — Un bobo ! » la rassurai-je.
Elle voulut néanmoins me traîner dans une pharmacie où une gente dame à blouse blanche et aux yeux myosotis s'est occupée de mon entaille. Nous nous tenions assis face à face et je serrais ses jambes entre les miennes en chuchotant des fadaises mouillantes.
Pour finir, je lui ai demandé si elle vendait de l'Aspirine. Sur sa réponse affirmative, je promis de venir en acheter très prochainement.
Son sourire me donna à penser qu'elle envisageait ce projet avec bienveillance.
Un quart d'heure plus tard, je déboulais à l'Agence Moulasse. Une brune platinée (mais les racines de ses crins commençaient à la trahir) achevait de fourguer un voyage sur le Rhin à un vieux couple en déliquescence avancée.
Je lui expliquai que j'entendais quérir la réservation de mon pote et voulus savoir dans quelle île des Canaries se situait Arrecife. Je ne suis pas nullard en géo, mais une défaillance de mémoire peut se produire chez tout individu, fût-il un surdoué de mon espèce. « Lanzarote », me répondit-elle. Ça m'a fait plaisir car il s'agissait d'un des rares coins de la planète m'étant encore inconnus.
La blonde en cours de déplatinage, selon la demande instante de Blando, avait réservé une chambre à l'Atlantico Palace de Puerto del Carmen. Un voucher accompagnait le billet d'avion.
J'ai hésité à faire remplacer le nom de mon pote défunt par le mien. Prudent, je m'en suis abstenu.
Tu me croiras si tu as le temps, mais j'ai bel et bien payé une toile à m'man cet après-midi-là.
Le soir, on a bouffé ses asperges. Je les ai clapées de bon appétit malgré le remords consécutif à la fin tragique de mon collègue. Enfin, il se produisait QUELQUE CHOSE dans cette mystérieuse affaire !
Les objets les plus neufs sont des épaves en puissance. Je me philosophais cette pensée sur les berges de la piscine. Une horde de zozos en slip de bain soulageaient leur vessie dans l'eau bleue. Rien n'est davantage débectant qu'une piscaille. Je ne m'y trempe plus depuis lurette, les bipèdes y batifolant me flanquent la gerbe. Quand je les regarde, bedonnants et variqueux, j'imagine leur oignon douteux, leur sexe suintant, toutes leurs saloperies mal gérées ; je me sens cruellement organique et propagateur de sanies.
Je chiquais au bain de soleil, allant jusqu'à m'oindre d'huile empestant le benjoin.
N'en fait, j'observais la foule au forfait tirant partie de cet eden, et songeais qu'après une longue immersion dans la médiocrité, je prendrai un pied éléphantesque dans le nouveau cimetière de Saint-Chef-en-Dauphiné où j'irai attaquer mon éternité à l'ombre de « la Tour du Poulet » (XIIe).
J'avais loué une chignole à l'aéroport, une petite Renault bleu pervenche, trop exiguë pour qu'on y puisse tirer un coup convenable sans excès de souplesse et d'ingéniosité. Me souviens, y a pas si naguère, avoir embroqué la secrétaire de mon conseiller fiscal dans une tire du même type, une grande fille qui avait voulu jouer à la femme-serpent. Quand elle eut chopé son foot, il fallut une heure pour arriver à la dénouer. Ambitieuse, elle tenait à se faire emmancher en plaçant son talon gauche derrière sa nuque, ce qui eut pour effet de lui tordre la moniche comme la bouche d'une personne frappée de convulsions.
Après le coup de rapière joli, y avait plus mèche de la rectifier. Des crampes, ou j'ignore quoi, la forçaient à conserver cette position d'acrobate ayant raté son numéro. J'ai dû rechercher un garaco pour démonter les sièges avant de l'auto. Bon zig, il m'a ensuite aidé à la masser, tout en lui glissant (je m'en suis aperçu, tu penses !) le médius dans le gouffre de Padirac. C'était un vieux gazier, ravi de l'aubaine. Le restant de la journée, il ferait sentir ses doigts à des potes, leur prouver qu'il s'expliquait toujours dans la galanterie poussée. Sans les aubaines qu'il nous accorde, le monde ne serait pas existable.
— Bonjour ! me susurre une voix frêle comme un murmure de source sourdant sur un lit de mousse.
Pointalaligne.
J'arrache mon regard des nues où folâtrent d'aimables cumulus chantilly.
La jeune fille de la veille : celle qui voiturait son dabuche aux guitares fanées. En maillot de bain. Payant ! Sa poitrine est plus présente qu'elle ne m'avait semblé. Taille exquise, peau veloutée, ambrée ; le rêve. Un triangle de panne irréprochable, presque maçonnique. Son corps bronzé stimule sa blondeur ophélienne. Elle porte un léger deux-pièces jaune souci. En une fraction de seconde, je décide de le lui ôter dans les meilleurs des laids. En état second, le Sana. Visionnaire, je contemple sa chattounette à la cressonnière d'or.
— Je ne vous ai plus revu, hier ? remarque-t-elle sur un ton interrogationneur.
— J'ai pris un autre bus pour rentrer.
— Vous savez qu'il est arrivé un accident dans le trou inflammable ?
— En effet.
Je me lève galamment et lui désigne une chaise longue voisine de la mienne (en anglais : the mine).
— Si ma compagnie ne vous importune pas…
Elle s'installe. Pose son sac de plage entre nos deux sièges avec un long soupir de détente.
— Monsieur votre père va bien ?
— Il se repose. Depuis sa maladie, il vit à contre-courant, passe ses nuits éveillé pour s'endormir à l'aube…
— Attaque cérébrale ?
— Exactement.
Elle fait comme toutes les dames au soleil : se crème d'un air appliqué. Puis revient à ses moutons (des béliers à tête noire, aux cornes de mouflon).
— A-t-on su ce qui est arrivé à cette femme ?
— Selon la presse locale, elle se serait trop approchée du cratère et serait tombée, tête la première…
— Quelle affreuse mort ! Elle était étrangère ?
— Irlandaise, aux dires du journal. Elle voyageait pour distraire son récent veuvage. Est-il indiscret de vous demander votre nom ?
— Nouhr.
— N'est-ce point un prénom arabe ?
— Nous sommes égyptiens.
Ma stupeur, en apprenant cela, n'a d'égale que la dimension de mon sexe.
— Vous n'avez rien d'une Arabe ! m'exclamé-je-t-il.
— Parce que ma mère est anglaise.
Tout s'explique.
— L'union de vos parents a donné un magnifique résultat ! appréciai-je.
Elle eut l'air gênée de mon compliment. Il fallait éviter de la brusquer, manier le madrigal avec tact.
Nous devisâmes sobrement. Je la contemplais avec une telle avidité que j'aurais pu dresser le bilan de ses plus menus grains de beauté, et de tous ses poils follets. Nous nous exprimions d'un ton sérieux, lorsque je risquais un trait d'esprit, elle souriait poliment, sans y faire un sort.
J'appris que ses vieux avaient divorcé cinq ans auparavant, après l'accident cérébral de son father. La maman britiche menait depuis toujours une vie « particulière », en tout cas d'égoïste. Repoussant ce qui troublait son confort. Sans doute avait-elle des amants ? Nouhr resta muette sur ce point. Depuis que sa mère les avait largués, elle s'occupait du mari abandonné, se vouait à lui, ce qui me peina, car il est triste de voir un enfant sacrifier sa jeunesse, malgré la grandeur du geste.
Au bout d'un couple d'heures musicales dans le charivari des tritons et naïades survoltés, Nouhr me confia qu'elle fêterait l'anniversaire de son daron. Accepterais-je de prendre une coupe de champagne en leur compagnie afin de marquer l'événement ?
Je sautis sur l'occasion, tel le loup cruel sur la grand-mère du Petit Chaperon Rouge. Parce qu'il faut toujours que j'en rajoute (c'est dans ma nature), je contre-proposas de les inviter à La Choza, un restaurant de poisson, dont les guides disaient le plus grand bien.
Elle y consentit avec un plaisir non dissimulé, comme on l'écrit dans les books d'avant la Quatorze. Cette délicieuse demoiselle devait se plumer à piloter le carrosse nickelé de son père.
Peu après, elle réunit ses quelques bricoles plageuses en m'annonçant qu'il était temps pour elle de retourner auprès du handicapé. Je sautis dans sa roue, alléguant que je n'étais pas un forcené du coup de soleil.
Nous regagnîmes l'hôtel où la fraîcheur des climatiseurs nous donna une sensation d'euphorie charnelle.
Le palace comportait trois étages. Le Seigneur, dans Sa bienveillance (ou bien le Démon, dans sa malignité) avait permis que nos appartements se trouvassent au second, à un jet de foutre l'un de l'autre… Nouhr créchait au 222 et moi au 228.
Je pris provisoirement congé d'elle, ma main ne se pressant pas de libérer la sienne, non plus que mes yeux de s'arracher aux siens ; aussi amorçai-je une érection prometteuse en parcourant les mètres linéaires séparant nos deux suites.
Une douche froide allait remettre ma pendule du bas à l'heure (c'est-à-dire sur six heures et demie).
Comme j'enfonçais ma clé dans la fente destinée à la recevoir, je fus hélé par une voix aussi douce qu'angoissée. Je vis la ravissante jeune fille dans le couloir, la mine défaite[3].
Tout en me dirigeant vers elle, je supposai que son paternel venait de clamser pendant son sommeil. Cela arrive communément. Personnellement, j'aspire à une mort consciente, voire acceptée. Déposer mon bilan en pleine dorme me donnerait le sentiment d'être floué.
— Votre père ? fis-je.
Elle acquiesça.
— Une crise cardiaque ?
Elle secouit négativement la tête, puis sans un mot, pénétrit dans l'appartement. Ce dernier se composait de deux chambres reliées par une salle de bains. Nouhr entra dans la première dont elle avait laissé la porte ouverte. Effectivement, le lit défait était vide. Les choses se compliquaient car la petite voiture d'infirme stationnait toujours dans la pièce.
Je me précipita dans la chambre, puis dans la salle d'eau et enfin sur le balcon. J'inventoria les penderies, les goguemuches et, en désespoir de cause, le réduit destiné aux bagages ; tout cela en vain. Il n'y avait pas plus de papa dans cette suite qu'il n'existe de mansuétude dans l'œil valide de M. Jean-François Le Pen.
La pâleur de ma voisine de couloir tournait à la chlorophylle. Je la sentis près de défaillir et n'eus aucun scrupule à la prendre dans mes bras, bien que je fusse torse nu. Elle y fondit en larmes, lesquelles se perdirent dans la toison de ma poitrine, refuge naturel des âmes en peine, pour peu qu'elles soient féminines et non octogénaires.
Je m'abstins de lui rouler une pelle, les circonstances ne s'y prêtant pas, mais ne pus empêcher Miss Zifolette de se frotter à son pubis.
— Ecoutez, mon doux cœur, fis-je en ajustant mon étreinte, il ne faut rien dramatiser. Il existe une explication à tout, même quand elle semble inconcevable.
Je lui fis subir un interrogatoire en règle, car dans notre profession, il n'est pas possible de progresser sans en passer par là. Je débutis par la condition physique de son daron : lui était-il possible de se déplacer seul ?
Nouhr fut formelle : c'était inenvisageable, sa paralysie des membres inférieurs était complète et irréversible.
— Donc, notai-je, pour quitter cette suite il a fallu qu'on le porte ?
— Oui, répondit-elle dans un souffle.
— Pour le déplacer, deux hommes sont nécessaires, à moins qu'un seul le charge sur ses épaules ?
Elle en convint.
— Croyez-vous que l'on puisse coltiner un infirme dans un grand hôtel bondé sans attirer l'attention ? insistai-je. Non, n'est-ce pas ?
D'un geste délibéré, je sonnis la femme de chambre.
La préposée ne tarda pas. Il s'agissait d'une personne courtaude, aux cheveux d'encre et à la moustache virile.
Ayant fait précéder mes questions d'un billet de deux mille pesetas qu'agrémentait le portrait d'un certain José Celestino Mutis, dont j'ignore tout, et même davantage, je fis parler l'aimable ancillaire.
En pures pertes, aurait dit Blanche.
Cette soubrette s'occupait de notre étage en compagnie d'un valet marocain ; elle vaquait d'une chambre l'autre et n'avait rien décelé d'anormal. Sachant que ce client dormait une grande partie de la matinée, elle « faisait » la 222 dans l'après-midi.
J'interviewai ensuite son coéquipier, lequel me fit la même réponse.
Pourtant, me dis-je avec l'obstination de Galilée, on est bel et bien venu chercher le handicapé dans cette pièce pour l'emmener vers une destination inconnue !
L'angoisse de ma compagne devenait convulsive. Je prévoyais la crise de nerfs en bonne et due forme ; cette perspective me tartinait la prostate au beurre d'anchois. J'ai, de par mon rude métier, assisté à bien des scènes du genre et elles m'ont toujours fait chier la bitoune ! Je ne peux pas souffrir les gaziers qui disjonctent, même quand il y a de bonnes raisons à cela.
Mes craintes se révélèrent infondées. Nouhr retrouva son self-control, quelques couleurs réapparurent, son regard se coagula, le léger cliquetis de ses dents cessa.
Pour l'aider à cette reprise d'énergie, je lui mordillis le lobe de l'oreille. Elle mit un certain temps à s'écarter de moi, ce qui se révélait de bon augure pour l'avenir.
Je m'installis au petit bureau de bambou, m'emparis d'un stylo, d'une feuille de papier à l'en-tête de L'Atlantico Palace pour noter quelques points essentiels.
Son père se nommait Alouf Zagazi. Il était issu d'une famille d'Alexandrie enrichie dans le commerce des pierres précieuses. Depuis son accident vasculaire, la boîte marchait au ralenti, sous l'impulsion de Nouhr, assistée du directeur commercial : un vieil oncle blanchi sous le harnois.
Alouf Zagazi ne s'était jamais compromis en politique. Fortement imprégné de culture occidentale (au point d'avoir marié une Britannique), il avait mené une existence « rangée », partageant son temps entre les affaires et la littérature. Quelques recueils de poésies rédigés en arabe et en anglais l'avaient fait élire à une académie, en qualité de docteur honoris causa. Aux dires de sa fille unique, il s'agissait d'un homme tourné vers les autres. On pouvait constamment lui demander de l'aide avec la certitude d'être entendu.
Nouhr ne voyait plus sa mère depuis la séparation de ses parents et souffrait de son indifférence. Ce genre de déception cause des plaies à l'âme auxquelles on finit par s'habituer, sans jamais les oublier.
A vingt-deux ans, elle ne connaissait de l'amour que ce que lui en avait enseigné un ami de son père, diamantaire romain d'une quarantaine d'années, beau et ardent. Elle n'avait pas su lui résister. Cet amant possédait une ravissante épouse et des enfants dont certains étaient encore en bas âge ; Nouhr savait, dès le début de leur liaison, qu'elle ne pourrait envisager le moindre avenir avec lui et s'était résignée. Il constituait un initiateur inventif pour lequel elle éprouvait davantage de reconnaissance que de passion.
Je fus frappé par la simplicité de ses confidences. Cela dénotait un besoin de franchise que j'appréciai. Je lui conseillis d'attendre dans sa chambre un éventuel signe de son paternel.
Les gens de la réception ne purent rien m'apprendre, non plus que le personnel en cours de branlage de couenne. Nul n'avait vu l'infirme dans la matinée.
Pendant que je décochais mes questions, je vis, tout en haut du hall, deux gaziers du service d'entretien, occupés à nettoyer l'immense coupole de verre coiffant l'établissement.
Au sommet de leur échafaudage d'apparence branlante, ils jouissaient d'une vue panoramique absolue.
Je pris l'ascenseur jusqu'au troisième et ultime niveau afin de m'approcher d'eux le plus possible et les interpellai. Le plus jeune, à qui il manquait déjà trente-quatre dents depuis lurette, se pencha pour m'entendre. Je lui expliquai que le papa paralysé d'une amie avait disparu ; est-ce qu'il l'avait vu ?
Le fourbisseur de verrière me répondit négativement et me fit remarquer que ses occupations le contraignaient à regarder en l'air plutôt qu'en bas.
Je n'insista point. Pourtant, au lieu de redescendre, je demeuris accoudé à la balustrade. L'Atlantico Palace était distribué par des couloirs en étoile aboutissant à ce hall, comme les rayons ceignant la tronche de la Statue de la Liberté. Une fois de plus, je mesurai l'impossibilité de véhiculer discrètement, dans cette architecture, un homme hors d'état de se mouvoir.
Ecrasé par le poids d'un tel mystère, je gagnai ma suite et téléphonai aux deux membres de mon commando.
Je n'obtins qu'Handermic, dit La Fouinasse. Il me répondit que les différents indices relevés tournaient court. L'éternelle image de « la poignée de sable » : je connaissais la chanson, paroles et musique, comme dirait mon cher Fred Hidalgo, le plus féal de mes féaux. Je le proclame ici Grand Connétable de la San-Antoniaiserie, titre dont il pourra se parer sa vie durant et orner ses pièces d'identité.
— En ce cas, saute dans un zinc et viens me rejoindre à Lanzarote, Atlantico Palace, enjoins-je à mon collaborateur. Attends que je te contacte ; rien ne doit laisser soupçonner qu'il existe une collusion entre nous, quand bien même nous nous trouverions seuls dans un ascenseur. Ça joue ?
— En plein !
— Il y a une gonzesse dans ta vie ?
— Y en a même plusieurs.
— Fais-toi accompagner par la moins chiante et venez filer le parfait amour.
— Volontiers.
— Avant de partir, cherche-moi un max d'infos à propos d'un certain Alouf Zagazi, diamantaire à Alexandrie, Egypte.
Je raccroche et écluse une forte lampée de « Pacharan » (cette liqueur qui me fait aimer l'Espagne), avant de rejoindre ma protégée.
Je la trouvai prostrée, le visage tuméfié par les larmes. Petite orpheline abandonnée dans une onde mauvaise à boire.
Elle occupait un fauteuil d'osier de la terrasse et s'abandonnait au soleil avec une telle expression de détresse que j'en eus le cœur coincé comme dans le chambranle d'une porte.
Toujours romantique, je m'agenouillai devant elle, humant son odeur de fille saine et d'eau de toilette raffinée.
Saisis ses deux mains, les élevai jusqu'à mes lèvres pour les baisoter avec une sobre passion.
— Vous n'avez rien appris de nouveau ? interrogea-t-elle.
— Non. A croire que votre papa s'est volatilisé !
En proférant ces mots, j'ai ressenti une secousse semblable à celle résultant du contact avec un fil électrique dénudé. Une brusque révélation ! Un phénomène tellurique ! La moelle de mes os s'est transformée en caoutchouc fusé. Les mecs de Pompeï et ceux d'Hiroshima ont dû éprouver la même impression au sein de l'immense lumière de mort.
Alarmée, la petite a demandé :
— Qu'avez-vous ?
— Lorsque je réfléchis intensément, il m'arrive de me fourvoyer dans une autre dimension, avouai-je.
Mais elle avait déjà oublié sa question.
— Estimez-vous que mon père soit en danger ?
Cette bonne blague !
Tant de candeur m'a fait enfler la couille droite.
— Pas nécessairement, ai-je répondu charitablement. Quand on enlève quelqu'un, c'est généralement pour l'utiliser comme monnaie d'échange.
— Alors, on va me réclamer une rançon ?
— Probablement.
— J'espère que nous pourrons la payer, murmura Nouhr.
Ces paroles me touchèrent. Elle possédait une grande pureté d'âme. Un instant, le coupable désir me prit de caresser sa chatte du plat de la main. Une fois encore je refoulis l'âpre pulsion, l'heure n'étant pas aux ébats charneux.
— Il faut que je vérifie quelque chose, annonçai-je en abandonnant cette innocente proie (dirait La Fontaine).
J'allis au concierge et réclama du ton rugueux qu'adopte un con pédant en toutes circonstances :
— Deux cent vingt-quatre et deux cent vingt-six !
Le galonné racontait des horaires à un Britannique ressemblant au duc d'Edimbourg en train de filer le dur à sa rombiasse, les mains au dos.
J'empara sans vergogne la carouble qu'il me tendit. Il s'agissait de la 226, la 224 n'était pas au tableau. La pris avec un naturel habitué à revenir au galop lorsque je le chasse.
Douze secondes plus tard, je violis (pour la énième fois de ma vie) le provisoire domicile d'un couple d'origine batave, équipé d'un enfant de sexe mâle. Le môme avait une tronche de veau cloné sur la photo dont ses parents ne se séparaient jamais. Les individus entretiennent un culte pour ce qu'ils produisent, y compris leurs excréments.
De toute évidence, la famille Van Tulipp n'avait aucun rapport avec le disparu. Cela dit, sa chambre offrait l'avantage de jouxter la 224 : les balcons communs étaient séparés par une plaque de verre dépoli.
J'enjambis ladite sans meurtrir l'objet si convoité de ma virilité. Il me fallut précautionner, l'usager se trouvant chez lui.
Je rampis jusqu'à la porte-fenêtre ouverte et risquis une pupille dilatée par la curiosité. Madoué ! comme s'exclament les Bretons dans les albums de Bécassine (qui firent la joie de Félicie). Que découvris-je là !
Un monsieur et une dame, en train de jouer à la bête à deux dos du Gévaudan !
Enfourchement de toute beauté ! Une niquée pareille aurait décroché le prix d'excellence de la Baise classique au Conservatoire de Fouzitou, à Tokyo. Le mâle avait installé sa gonzière sur son goume viandu et la promenait dans la pièce. La pécore, rejetée en arrière pour mieux bénéficier du pal, se cramponnait au cou de son sparring-partner et gémissait sous ses assauts répétés. Il avait la santé ce julot : larder Ninette de son guiseau tout en lui faisant visiter Venise, bonjour l'exploit ! Un superbe tâcheron du braque ! Assez costaud et grand, avec des muscles onduleurs sous la peau. On l'aurait souhaité bronzé, las ! il était blanchâtre, style levantin.
N'ayant pas un tempérament de voyeur, je me rapatria dans l'autre suite, vaguement amer. L'idée m'était venue qu'on avait évacué Monsieur Papa tout simplement dans une piaule proche de la sienne, ce qui aurait expliqué la discrétion du rapt. Je faisais provisoirement chou blanc car j'imaginais mal la famille néerlandaise ou le couple d'amoureux en folie mêlés à cette ténébreuse affaire.
Je remis la bouclarde en place et revins arpenter notre couloir. Dans le sens opposé à mon apparte, après celui de Nouhr, se situait la tisanerie, puis les ascenseurs, flanqués de l'escalier. Poursuivant dans cette direction, on retrouvait la cohorte des autres chambres. Face à elles, l'immense espace circulaire du hall évoquant une salle d'opéra évidée. Je n'étais pas en mesure d'exploiter toutes les piaules ! Ç'aurait fini par faire jaser !
Une fois encore, je retournis auprès de la ravissante Anglo-Egyptienne. Elle téléphonait en arbi et semblait quelque peu rassérénée. C'était curieux de voir cette jouvencelle aux cheveux d'or employer la langue du Prophète. Ces inflexions gutturales convenaient peu à un être aussi charmant. La conversation me parut interminable.
Emporté par mon élan, je pressis sa tête contre moi. J'aimais sa frêleur, sa douceur veloutée. Quoi de plus noble et émouvant qu'une ado à la féminité débutante ?
Ne pouvant résister davantage à la tentation, je posis ma bouche sur la sienne et n'eus pas grand mal à forcer l'obstacle de ses dents. J'essayai de conserver une certaine chasteté à ce baiser, mais tu connais le Petit Raymond, le démon de la chair ? En moins de temps qu'il n'en faut à un écureuil pour grimper au faîte d'un chêne, je disposa d'une courgette de deux livres dont je me demandis anxieusement ce que j'allais en faire. Ce fut la ravissante qui me tira d'embarras. Percevant cet accessoire monolithique contre son pubis, elle y porta la main. A compter de cet instant fatal les choses s'enchaînèrent implacablement.
Médusée par le volume et l'ardeur de cet objet contondant, elle le dégagea timidement de mon maillot de bain. De mon côté, je lui rendis la politesse, souleva la jupette de plage (en espagnol playa), fis craquer le mince slip de mon index en crochet. Aussitôt, je glissis mon corps diplomatique entre ses cuisses serrées que, fort heureusement, nos aimables bricolages lubrifiaient d'abondance. Exquise pratique, taquinerie innocente. Popaul retrouvant Verginie ! Ce délicat manège la fit pâmer en moins de jouge. Je suppose que cette gamine, tourneboulée par l'angoisse, avait les sens perturbés. Elle émit de brefs gémissements et partit dans les azurs.
Loin de l'abandonner à cette rapide délivrance, je décida de l'exploiter à fond la caisse.
T'ai-je indiqué qu'elle se tenait sur le sofa de sa chambre pour téléphoner ? Non ? Je manque à tous mes devoirs de romancier sous contrat ! Je m'agenouillai devant elle, tirai sur ses jambes pour placer sa blonde chattounette au bord du siège et me livrai à une dégustation de super-pro, en comparaison de laquelle celle d'un commandeur du Taste-vin n'est que gobage d'huîtres.
Te dire la durée de cette séance m'est impossible, tellement je m'y consacris et y déploya de frénésie passionnée. Sa minouche survoltée possédait un goût de fraise des bois ! Elle m'enivrait davantage qu'un alcool raffiné ; je ne parvenais pas à m'en rassasier.
La gosse prenait fade sur fade et râlait de plaisir, presque de douleur, essayant de repousser ma tête, se tordant, protestant. Mais, inexorable (de lièvre), je continuais de la brouter, d'enfouir ma bouche goulue dans sa béanterie femelle. J'étanchais ma soif inextinguible à sa fabuleuse source, elle repartait une fois de plus dans l'apothéose sensorielle.
Pour conclure, je touchai mes dividendes avec discrétion et nous titubâmes jusqu'au lit. Deux animaux exténués par trop de débordements, trempés de foutre et de sueur, provisoirement inexistants.
Ressentis-je de l'amour, au fond de cet anéantissement ?
Qui pouvait le dire ?
Un léger bruit de sanglots m'éveilla.
Elle pleurait dans mon bras replié, le nez sous mon aisselle gauche. Je me pris à lui caresser doucement la nuque en chuchotant des tendreries. Elle m'émouvait jusqu'à l'os. Je la sentais tellement fragilisée par la disparition de son pauvre papa !
Je lui demandai à qui elle avait si longuement téléphoné la veille. Elle me répondit : à son oncle d'Alexandrie pour le mettre au courant des événements.
— Que pense-t-il de cette disparition ? m'enquis-je.
— Il est très inquiet et craint une action des Frères de Memphis.
— De qui s'agit-il ?
— D'une organsation secrète se donnant pour mission de défendre l'intégrité de la culture arabe. Les écrits pro-occidentaux de mon père lui ont déjà valu pas mal de brimades.
— Pour quelle raison l'organisation en question viendrait-elle opérer ses exactions loin de sa base ? Et de surcroît dans une si petite île ? Ce serait courir des dangers superflus !
Elle hocha la tête, totalement désemparée.
Je regardai l'heure à ma montre étanche, une élégante Mathey Tissot indiquant trois plombes du matin. Je lui conseilla de prendre un bain et de se recoucher, car il était indispensable qu'elle retrouve ses forces avant d'affronter une période que je pressentais rude.
Sais-tu pourquoi les draupers mènent si souvent leurs enquêtes à bon terme ?
Qu'est-ce que tu dis ? Parce qu'ils sont cocus ?
En ce qui me concerne, je te ferai remarquer qu'étant farouchement célibataire, cette clause ne saurait jouer pour moi. Toujours est-il que les instants à venir te prouveront que j'ai le fion serti de nouilles…[4]
L'existence se joue sur des fils ténus. Tu en veux la preuve ?
O.K. ! A la fraction de seconde ou je débonde la lourde de Nouhr, j'avise, tout près de moi, le dos d'un mec en train de sortir de la piaule 224, celle même, je te le rappelle, où j'ai vu un couple occupé à bien faire.
Le gars est le sabreur émérite de tout à l'heure. Il porte un jean et un blouson de toile blanche. Arc-bouté, il traîne une chose probablement lourde. Je prends le risque de « guigner » encore et j'aperçois une grande cantine de fer. A l'autre extrémité, la névropathe lui prête son concours.
Ce que j'éprouve ressemble au coup de panais velouté que les baiseuses expertes te passent sous les roustons en guise de préambule, façon de marquer leur territoire.
Un chant d'allégresse éclate dans mon âme rassérénée.
Se peut-il ?
JE SAIS que l'Egyptien se trouve dans cette malle. Question à cent roupies : est-il vivant ou mort ?
Le plus étrangement curieux c'est que l'homme d'action que je suis, si déterminé en toute occasion, est totalement désemparé par sa découverte. Dois-je intervenir illico, au risque de morfler un mauvais coup ? Ou bien attendre un peu et filocher ces drôles de pèlerins ?
J'opte pour la seconde soluce : les laisse prendre du champ.
Je veux bien que ce soit l'heure inerte de la noye dans un hôtel, cependant il y a partout des noctambules, surtout dans un endroit comme celui-ci, et une rencontre pourrait se produire, perturber dangereusement leur manœuvre.
Les deux porteurs ne parcourent que cinq ou six mètres et s'escamotent en plein couloir. Je ne l'avais pas remarquée de prime abord : une porte étroite se confond avec la fresque peinte sur le mur (ça représente un rivage enchanteur : mer bleue, cocotiers verts, vahinés brunes).
L'huis n'étant pas complètement fermé, je le pousse. Parviens sur le palier d'un escadrin de secours. J'entends les heurts de la cantine dans les profondeurs. M'engage dans l'escadruche. Je porte des espadrilles, comme toujours en pays de soleil. Ce qui m'accorde une démarche de mouche.
Un étage !
Puis deux !
Et trois !
Nous sommes dans le parking souterrain de l'Atlantico, éclairé en permanence. J'avise mes « voisins » et leur foutue malle. Ils se la coltinent lentement dans les travées jusqu'à un véhicule bizarre : espèce de pick-up haut sur pattes, équipé d'une cabine et d'un plateau arrière muni de ridelles.
Les amants ont le plus grand mal à charger leur fardeau, la fille n'ayant pas la force de le lever si haut. Le mecton finit par résoudre son problème : il place le coffre à la verticale, ce qui amène l'une des anses au niveau du plateau, puis il tire le « sarcophage » jusqu'à ce qu'il repose sur le véhicule.
Cette dure tâche accomplie, il saute à terre et, accompagné de sa pouliche, gagne l'habitacle.
Ronflade du moteur. Le véhicule, immatriculé dans l'île (je mémorise le numéro aussitôt) a connu des jours meilleurs car il dégage un âcre nuage de fumée noire, huileuse.
Ce que fait ton Tantonio divin, Manchaburne ? Il se hisse en souplesse sur la plate-forme et s'y allonge, blotti contre la cantine métallique. Je risque peu d'être détecté par le couple car une simple lucarne, aux dimensions d'un calendrier des Postes, permet à l'arrière de comuniquer avec l'avant du pick-up.
On teufe-teufe hors du parking. Une rampe raide et courbe nous projette contre une ridelle, M. Alouf Zagazi et moi. Je me blesse au pouce droit. La douleur est si intense que je faillis hurler. Puis nous surgissons dans la nuit étoilée, fraîche et odoriférante.
Alors une relaxation bienfaisante s'opère, en dépit de ma souffrance. Je me mets à respirer à pleins chaudrons cette campagne insulaire où il pousse davantage de cailloux que de plantes.
Hélas ! je ne dispose d'aucune autre arme que de mon intelligence ; mais cette dernière, espère, vaut la production d'un arsenal.
L'intérêt d'habiter une petite île réside dans l'abrogation des longues distances. Après un quart d'heure de route, la voiture ralentit. Nous avons traversé quelques menues agglomérations endormies sous cette voûte céleste chantée si magnifiquement par Dubois-Donton[5].
Je ni-une-hideuse : saute en souplesse du plateau et me planque dans l'ombre d'un buisson de dicotylédones dialypétales, également connus sous le nom de cactus.
Il était temps ! Le duo, déjà dévoituré, vient récupérer la cantine.
Je coule une œillerie goulue sur mon environnement. Découvre la mer à droite, un massif du genre montagneux-en-bas-âge à gauche. Les baiseurs saisissent leur mallouze par les oreilles et s'engagent dans un souterrain dont la bouche lance un cri silencieux ![6]
Cette constatation m'agrée. Tout se dévide le mieux possible. Ne me reste que d'attendre leur retour.
Les minutes s'égrènent. Les insectes nocturnes bruissent. La lune qui, cette nuit-là, fait les choses à moitié, s'appesantit sur le paysage minéral.
Enfin, les deux tourtereaux reviennent sans leur fardeau, se tenant par la taille, heureux de leur besogne, semble-t-il. Je les regarde monter dans leur tire, laquelle disparaît avec des pétarades fumeuses.
Tu devines si le gars Moi-Même, l'être le plus fabuleux que j'aie rencontré, s'engouffre dans le terrier. Le souterrain de Jameos del Agua mesure six kilomètres de long et servit de refuge à la population de Lanzarote lors de l'éruption de 1730[7].
Etourdi que je suis !
M'enfoncer tel un gros dard poilu dans les entrailles de la terre sans la moindre loupiote ! Faut être scrafé du bulbe, conviens-en ! Je ne dispose pas même d'une pochette d'allumettes ! Y a de quoi bouffer de la pâte dentifrice en tartines pour son goûter, non ?
Vingt mètres à tituber dans le fion d'Amin Dada[8]. Impossible !
Penaud comme un homme qui a trop pris d'huile de ricin avant d'aller baiser, je rebrousse chemin.
Une demi-heure que j'arque le long des cailloux en fleur. Et puis, ô divine Providence à intérêts compensés : un vrombissement. Je distingue un phare, loin derrière. Bientôt, une moto sort des vapes matinales.
Geste auguste du stoppeur.
Un curé !
Franchement, c'est mon ange gardien qui me l'envoie : il ne pouvait faire mieux.
Le prêtre s'arrête. Il est mince et ressemble au Fernandel de l'époque Don Camillo.
Charitablement, ce vaillant représentant de l'Eglise s'enquiert de mes desiderata. J'invente une faiblarde histoire de panne de voiture et hasarde qu'il pourrait me prendre sur le porte-bagages de son palefroi. Il y consent et me confie la mallette carrée contenant son matériel à extrêmonctionner. Je m'en empare avec d'autant plus de ferveur qu'à l'époque de la Saint-Barthélemy, mes ancêtres balançaient les protestants par les fenêtres sans les ouvrir.
Nous partons après quelques zigzags consécutifs à la surcharge ; mais les cycles et motocycles des pays situés au-dessous du 45e parallèle n'ont rien à foutre de cette sotte considération.
Tout en drivant, le brave ecclésiastique me parle, malgré le vacarme de son bolide, m'explique qu'il va administrer les ultimes sacrements à une vieillarde d'Arrieta, en fin de parcours. Il me demande où je compte me rendre ? J'y réponds à l'Atlantico Palace. M'annonce alors qu'un bus venant d'Orzola passe par Arrieta à destination d'Arrecife. Bingo !
En arrivant à l'hôtel, je toque à l'huis de ma belle. M'y reprends à quatorze fois, tant est intense son épuisement.
Ses chers yeux ont beaucoup pleuré et évoquent des fenêtres gothiques. Pâle, marquée de cernes bleus, le cheveu collé par la sueur, elle ressemble à une Ophélie qui aurait tenté de se suicider au gaz.
— Oh ! mon Dieu ! fait-elle avant de se jeter dans mes bras, comme un parachutiste dans le vide.
Mon étreinte compte dans la vie d'une presque ado dont on vient tout juste de craquer la bagouze ! Les effusions se prolongent davantage que celles de Mère Teresa et du Saint-Père. Nous n'en finissons pas de bouffer nos baisers à leur source, et d'en bouffer encore ! Puis d'en inventer de nouveaux que, ni Roméo, ni Juliette, ni même la Queen d'Angleterre n'avaient imaginés.
— Je pensais que vous m'aviez abandonnée ! murmure-t-elle après avoir essuyé les stalactites consécutant de nos frénésies labiales.
Et çui-là ? Tu crois qu'il peut t'abandonner, fillette ? En comparaison, les colonnes du Parthénon s'apparentent à du nougat.
Tu sais déjà qu'une fois de plus, je lui fais fumer la charnière !
La crise d'épilepsie forniqueuse surmontée, je narre mon aventure avec les voisins. Elle gémit d'angoisse. Et nous qu'on s'en payait une tranche pendant ce temps !
Elle se slipe, poloche, pantalone tandis que je réunis le matériel nécessaire à une visite poussée de la grotte de Los Verdes.
Je ne devrais pas entraîner la jeune fille dans une exploration dont on peut craindre qu'elle nous conduise à une funeste découverte, tu m'objecteras ?
Tu n'as pas tort.
C'est pourquoi j'ai raison d'agir ainsi.
Tout souterrain recèle un mystère car il représente une anomalie géologique. Notre planète est faite pour rester dure et compacte. Qu'elle abrite en ses profondeurs (lieu présumé des enfers) des galeries au cheminement bizarre, assez semblable à celui du ver dans un fruit, nous déconcerte, et aussi nous effraie. Aussi marchons-nous silencieusement dans l'interminable terrier, tantôt aisément, parfois courbés. Les faisceaux de nos loupiotes dansent de-ci, de-là, à la recherche du coffre.
Me crois dans un récit de mon enfance. Fascicules périodiques tant attendus, le jeudi, dans l'inoubliable boutique de Mme Buéner. Le Trésor de Fanfan et Fanette !
Combien de temps ont mis mes lascars à arpenter ce lieu, aller-retour ? Une vingtaine de broquilles à tout casser. Et ils étaient lourdement chargés au départ. Donc leur trajet fut relativement bref.
Tu me croiras si tu voudras : c'est Nouhr qui met la main dessus !
La voix (ou la voie) du sang ?
Ça se passe commak : un éboulis de roches obstrue une partie du passage, nous obligeant à nous mettre de profil pour continuer d'avancer. Quelle force mystérieuse (ou prémonitoire) incite ma jolie Britanno-Egyptienne à escalader le monticule ? Sa lampe arabesque un instant et son rayon s'immobilise.
— Ici ! s'écrie l'exquise créature.
Je la rejoins. Elle a bel et bien gagné le canard (si j'ose parler ainsi de son malheureux papa dont la dépouille gît là et non Gillette, comme dans le Barbier de Séville).
La cantine a été astucieusement planquée derrière des pierres, dans une cavité datant de l'ère tertiaire (à vue de nez).
J'avais constaté, sur la plate-forme du pick-up, qu'un cadenas en assurait la fermeture. Heureusement, comme tu t'en doutes (à moins que ta connerie se soit encore développée), je suis muni de mon sésame. En moins de temps qu'il n'en faut à un avaleur de sabres pour se faire une perforation intestinale, la serrure met les pouces.
— Vous devriez vous éloigner, maintenant, conseillé-je à ma compagne.
Elle braque sa torche sur mon visage altier.
— Vous pensez que mon père est là-dedans ? demande-t-elle, s'armant de courage (et non de sarment de vigne).
— Naturellement. Et on peut s'attendre au pire !
— Je m'y suis préparée ! assure la vaillante ado en soulevant la partie supérieure de ce qui est devenu, hélas, un cercueil.
Voilà, mes drôlets : le bahut de fer est ouvert. Son contenu surgit dans la lumière crue.
Tu croives à deux cris d'horreur, toive ?
Que tchi !
Il y a double exclamation, certes, mais de stupeur, et à notre place, tu en ferais autant.
Pas de papa Zagazi !
Pas de cadavre !
Seulement des dollars !
Tu m'as lu, Lulu ? Des talbins verts de cent pions, réunis par pacsifs de dix. J'en extrais une embardouflée, vérifier qu'il ne s'agit pas d'une ou deux couches placées sur un corps.
Mais non, ces verdâtres emplissent la totalité de la cantine. Il serait intéressant de se livrer à une estimation. Mille dollars constituent une épaisseur de cinq millimètres. Le contenant mesure à peu près cinquante centimètres de profondeur, ce qui donne cent mille dollars à la pile ; il y en a bien une soixantaine dans ce volume. Ça ferait donc soixante fois cent mille, c'est-à-dire… six millions, non ?
Il a jamais été doué pour les chiffres, ton Antoine, ma lectrice chérie ; s'est toujours mis la pensarde en pas de vis, à la communale, lorsqu'un tortionnaire de l'Education nationale lui infligeait du calcul mental.
Allons-y pour six tuiles ; au cours du franc français, t'as de quoi quitter ton emploi chez Renault et te retirer à Nogent-le-Rotrou, après avoir fait réparer la maison de ta grand-mère.
Hypnotisés par cette fortune, tellement ahurissante et si éloignée de ce que nous redoutions, nous nous taisons, la petite Nefertiti et moi. Nous sommes à ce point estomaqués qu'on reste là, pareils à des serre-livres sans livres.
Je finis par retrouver ma dialectique proverbiale.
— C'est dingue ! laissé-je tomber. J'avoue ne rien comprendre.
Je remets les biftons, dans lesquels je viens de fourrager, en place. En prélève une liasse, en vue d'examens approfondis, rabats le couvercle, rajuste le cadenas.
— Rentrons !
Elle me suit.
It's good de revoir le jour ! comme disent les Esquimaux à la fin de leur nuit polaire.
On s'assied sur une roche pour reprendre souffle.
— Mais alors, papa ? balbutie la pauvre chérie.
Ben oui : papa ! Je m'étais lancé sur une fausse piste ; intéressante, c'est vrai, mais qui ne m'a pas conduit où j'espérais me rendre !
Drôle de coup fourré, non ? M'en est-il déjà arrivés de pareils ? J'ai beau chercher, je ne vois pas.
— Hein, dites, insiste la ravissante chérubine, et mon père ?
Ah ! non ! Elle va pas me casser les roustons après me les avoir léchés si bellement !
— Rentrons ! fais-je d'un ton rogue (et rauque).
Fallait se restaurer. Stupeur, pas stupeur, chagrin, pas chagrin, la machine réclame. Ce qui nous perd, mais aussi nous sauve, les bipèdes pensants, c'est cette nécessité d'ingurgiter périodiquement des calories.
Tu les vois, tous, dans les pires désespoirs, refusant la vie, mais finissant par accepter un casse-dalle, sandwiche-rillettes ou jambon-beurre. Les grands désespoirs, je vais te dire : tu te suicides, ou bien tu bouffes ! Combien en ai-je connu, des peines de cœur, qui capotaient dans le foie gras et la caille aux raisins ! La tortore a réconforté davantage d'amants trahis que la ciguë n'en a tués. Meurs ou mange ! Là est l'unique question !
La pauvrette, entraînée par mon exemple, se refait un projet de moral.
Les papas arrugadas, ces divines petites pommes de terre qui accompagnent un rôti de chevreau, enchantent nos papilles.
Tout en mastéguant, je turbine de la coiffe. Tu parles d'un roseau pensant, ton Antonio !
Ce bigntz du magot qui se greffe sur la disparition du dabuche à Ninette, voilà de quoi faire vociférer mes cellules grisâtres !
Et puis je prends une secousse simiesque dans le fondement ! Une voiture sport jaune, décapotable et décapotée, stoppe sur le petit parking jouxtant notre terrasse dans un crissement de freins.
Le paroissien qui escortait la dame tombée dans le brasier tellurique en sort, flanqué d'une gerce de vingt-cinq ans, bien conservée pour son âge. Type asiate, bouche happeuse, pif pas trop épaté, regard rieur, elle porte un boléro couleur Ravel et une jupette ras-de-moule également rouge. Ses nicheloques, sans soutenir la comparaison avec les glandes de Rita Cadillac, ont de la main, et même un certain tonus.
Elle m'avise d'emblée de jeu et je lis spontanément dans son regard : « Où tu voudras, quand tu voudras ». Message reçu.
Cela dit, c'est surtout son micheton qui me fait flipper. Il est saboulé de la même manière qu'à la Montana de Fuego : futal blanc, limouille bleue. L'ensemble ne sort pas du pressing et se trouve fripé jusqu'au point de non-retour. S'il roule en décapotable, cézigue ne doit pas rouler sur l'or. Vaguement hippie-artiste de demi-luxe, pour te le préciser. Pas antipathique, sans toutefois être vraiment sympa. Capable de beaucoup, et du pire en cas de force majeure.
Sa Chinetoque hésite au moment de s'asseoir, puis se pointe à notre table avec un sourire plus large qu'une moitié de brie.
— Bonjour, commissaire, roucoule-t-elle. Vous ne me reconnaissez pas ?
Je la scrute. Des petites péteuses du Soleil Levant, j'en ai tellement transformé en girouettes sur la tête de mon paf, que pour les identifier, je serais obligé d'établir un catalogue raisonné.
— Il me semble, évasivé-je.
— Anne-Marie ! fait-elle, alors que je m'attendais à « Fleur de mangue », ou un « Lotus écarlate » quelconque.
Elle ajoute, afin d'éclairer ma lanterne qui reste sourde :
— Vous m'avez connue blonde avec un diamant dans la narine droite.
Ça me revient !
— Mais oui ! Vous étiez hôtesse d'accueil au Nénuphar de Jade, rue Pierre-Charon !
— Exact.
— Vous avez eu raison d'ôter ce foutu caillou de votre pif, je déteste tout ce qui est automutilation, et cette pierre fixée à votre nez m'incommodait.
— Je m'en souviens, assure-t-elle. Vous ne me faisiez l'amour qu'en levrette pour ne pas la voir. Peu après notre aventure je l'ai retirée et j'ai récupéré ma véritable couleur de cheveux.
Elle est nature, Anne-Marie. Un petit oiseau de Chine pépieur et sautillant.
Revenant à la situasse, elle me désigne son compagnon :
— Thomas Graham.
Et, à lui, comme il se doit :
— Commissaire San-Antonio.
— J'ai monté en grade, précisé-je. Je suis directeur, à présent…
— Félicitations !
On se visionne comme deux bull-terriers pourchassant la même souris, le type et moi. On s'hoche réciproquement la tronche.
Je présente ma camarade de table et le couple va se poser à quelques mètres de là.
— Pardonnez-moi, murmuré-je à Nouhr, les voyages sont générateurs de rencontres.
Elle demande, d'une voix rêveuse :
— Vous êtes policier ?
— Il en faut ! réponds-je d'un ton aussi léger que ma bite lorsqu'elle se met à goder.
— Vous ne me l'aviez pas dit, reproche-t-elle.
— La question ne s'est pas posée.
— C'est parce que vous vous intéressiez à mon père que vous avez lié connaissance avec moi ?
— Grands dieux ! qu'allez-vous imaginer ! Je vous jure que non, ma chérie. D'ailleurs c'est vous qui m'avez parlé la première.
La voilà, cependant, entortillée de méfiance.
— Cette fille est vulgaire, note-t-elle. Je n'imaginais pas que son genre puisse vous séduire ; vous me paraissiez d'une autre qualité !
Toujours la même rengaine, avec les frangines : quand elles te cèdent, elles t'estiment réservé à une élite ! Ça les dévalorise que tu t'embourbes des paillasses.
— Dans mon métier, nous sommes obligés parfois de nous sacrifier aux besoins de l'enquête.
Mais le cœur n'y est plus. Va falloir souquer ferme pour regagner l'entrée de son port de plaisance !
En attendant, je me trouve dans les perplexités… La minusculité de Lanzarote m'a mis au contact du gars qui escortait la femme brûlée vive. C'est une chance à saisir pendant que les prix sont abordables.
— Ecoutez, déclaré-je. Pour des raisons professionnelles, je m'intéresse à l'homme accompagnant cette Chinoise ; je vous prie de passer outre votre aversion et de m'aider.
— De quelle façon ?
— En acceptant de fréquenter ce couple jusqu'à ce que je sache à quoi m'en tenir.
— Vous m'en demandez trop ! refuse ma jolie polisseuse de champignon comestible.
— C'est regrettable, car cet individu est peut-être lié à la disparition de votre père.
Elle tressaille.
— Vous le pensez réellement ?
— Je suis un vrai flic à la carrière fleurie. Je débarque ici et je trouve une femme précipitée dans « la bouche de feu », un paralytique enlevé, un trésor caché dans un souterrain, cela fait beaucoup pour une petite île jusque-là sans histoire.
En articulant, je plonge dans ses yeux jusqu'au fond de son délicieux slip blanc.
Lorsqu'on mène mon genre d'existence, on ne se rend pas bien compte de la fuite du temps.
Ainsi, je n'ai pas pris garde que nous étions dimanche ; les cloches de Puerto de Carmen me le rappellent en carillonnant les vêpres. Y a plus que dans les patelins à haute teneur catholique qu'on pratique encore cet office divin, après none et avant complies.
Tout baigne.
En quittant le restau, je suis allé prendre congé du photographe et de notre souris asiate. Je leur ai dit que ça me ferait plaisir de les revoir et la vaillante Nouhr a suggéré que nous pourrions grailler ensemble, le soir. Comme quoi, tu vois, c'est une gerce de caractère, capable de surmonter ses aversions.
Le couple crèche dans un appartement sur l'Avenida de las Playas. Il accepte mon invite et nous prenons rambour pour 21 heures à l'Atlantico Palace où la table est jouable dans son classicisme international.
Tu te doutes que, nonobstant nos perplexités et inquiétudes, nous nous réfugions dans la chambre où Mam'selle Zagazi a droit à une mémorable embroque relaxante, multi-obstruante et frénético-décapeuse. Ses sens parviennent à prendre le pas sur son tourment !
Cette fois, nous ne cédons pas au sommeil. Je me sens archidopé pour attaquer, bille en tête, les mystères accumulés.
Après avoir essuyé cette forte trempette, je me promets de m'occuper en premier lieu de nos voisins. J'ai examiné de près les dollars prélevés dans leur cassette. Sans me prendre pour un expert, j'ai décidé qu'ils étaient bons. Ayant changé quelque argent espanche à la caisse, je me suis livré à une comparaison minutieuse des talbins du coffre. Rien à redire : ces verdâtres respirent la santé.
— On gratte à la porte ! m'avertit ma conquête.
— Il y a une sonnette ! objecté-je-t-il.
Néanmoins je vais délourder et suis pétrifié par l'ahurissement.
Inutile de te faire deviner l'objet de mon abasourdissance, tu n'y parviendras jamais.
Salami !
Tu réalises ? (en anglais : Do you realise ?). Il est là, le merveilleux toutou, les babines tordues par un machiavélique rictus, les oreilles et la bitoune traînant sur le sol, comme toujours.
Loin de m'effusionner avec fougue, il me fustige de son regard flétrisseur. M'en veut éperdument de l'avoir abandonné à Saint-Cloud, chez m'man qui pourtant le dorlote avec tendresse.
— Toi ! balbucierge ! Toi ! Mais comment as-tu fait ? Tu m'aurais rejoint à Rome, voire à Vladivostok, je pourrais l'admettre. Mais ici, en plein Atlantique ?
Il cesse de me fixer, pénètre dans l'apparte, hume avec délectation avant de se diriger vers le fauteuil où Nouhr reprend souffle, les bras ballants, les jambres allongées.
La jeune fille qui nous tourne le dos, ne voit pas surviendre « Rase-mottes ». Ce dernier catiminesque jusqu'à elle, emprunte la voie royale entre ses deux admirables cuisses et risque un coup de panoche sur la somptueuse fente béante. Du coup, ma protégée le constate et pousse un cri d'effroi qui mortifie profondément l'animal.
— Ne soyez pas effrayée, darling, ce n'est que mon chien !
— Quelle horreur ! Un chien qui me… Qui ose… Qui…
— Simple démonstration de sympathie, petite familiarité à la française, la rassuré-je d'un ton badin.
Mais elle demeure profondément outrée, au point de me demander si mes compatriotes sont zoophiles. Je me retiens de lui répondre vertement, ce qui serait mal venu de la part d'un monsieur auquel elle s'est offerte si ardemment.
Mon intérêt se reporte sur le fabuleux Salami, le canidé le plus stupéfiant qu'il m'ait été donné de rencontrer.
— Il va falloir que vous m'expliquiez ! exigé-je.
Il réfléchit, hésite. Habituellement notre communion est telle qu'il parvient parfaitement à me rendre compte de ses faits et gestes. Cette fois, cela doit lui sembler trop ardu car il prend le parti de se diriger vers la porte.
Je déponne.
Lui file le dur dans le couloir. Mister Couillaterre va à l'escalier jusqu'au troisième et dernier étage.
Porte 314.
Il y gratte. Personne ne réagit. Alors je sonne.
Au bout de la quatrième branlée sur le timbre, je distingue des maugréments. L'huis s'écarte et je me trouve nez à groin avec Alexandre-Benoît Bérurier, de l'Académie des tripes à la mode de Caen.
Il porte, pour tout vêtement, un maillot de déménageur à grosses grilles. Son zob en érection partielle dodeline du chef, interminable, énorme, violacé. La plus plantureuse tête de nœud de l'histoire humaine.
— Ah ! c'toive ! bougonne l'homme au gros moignon. J'croivais qu'on d'vait pas s'connaître ?
— Je ne t'attendais pas ! objecté-je, maussade.
— J'y sais, mais Handermic a eu un accide, just'au moment qu'y se rendait à la raie au porc : s'est fait faucher par un motard. L'est sal'ment amoché. D'puis l'ambulance qui le drivait à l'hôtel-Dieu, m'a tubé su' son Natel, m'dire qu'v' s'aviez rancard ici. Y d'vait rejoindre un' pétasse à l'embarqu'ment. J'ai foncé. Elle attendait avec les biftons. S'l'ment ton con de clébard s'était rabattu à la Grande Volière pendant ton absence, y s'est ostiné à m'filocher. T'aurais cru un' âme en plaine ; m'a si tell'ment apitoyé qu'j'y ai pris un ticket donc à ce propos, j' t' d'mandererai de bien vouloir m' rembourser.
Il ponctue son bref récit d'un formidable pet roulant dans les confins du ciel, tels les prémices d'un orage.
— J'sus donc à pied d'œuvre, déclare le Gros avec une simplicité forcée. J'peuve t'dire que, comm' écrémeuse de paf, on n'peuve guère trouver mieux qu' la potesse d'Handermic. C'est pas qu'elle soye jolie jolie, mais a sait s'consacrer du cul ! Charogne ! Des qui t'arrachent l'copeau d'cette manière, tu peuves les compter su' les dix doigts d'la main !
Cet éloge fait, il m'invite à admirer la pièce rare de la chibrance française. Une personne d'à peu près quarante balais, forte et brune, avec d'énormes jambons zébrés de vergetures et une végétation pubienne dans laquelle il n'est pas prudent de s'engager sans boussole.
Je me livre à un rapide tour d'horizon, histoire d'affranchir le sire de Béruroche. Ce canevas le fait mouiller, ce qui auréole le chintz recouvrant son fauteuil. Il s'occupera discrètement du couple au trésor, décidons-nous, tandis que je me consacrerai à Thomas Graham, le propriétaire de la décapotable jaune.
Ces conventions établies, le Monumental se lève.
— Maint'nant, je vas t'd'mander un temps mort pour terminer c'bijou, dit-il. J'ai dégodé pendant qu'on jactait, mais ma jolie Miss Monde va m'redémarrer à la manivelle.
Dans le courant de l'après-midi, alors que je m'abandonnais à une sieste hautement recommandée sous cette latitude, mon biniou a retenti.
Il s'agissait d'Anne-Marie, la Jaunette.
— Je vous appelle de la part de Thomas, me dit-elle. Il est féru de pêche et demande si cela vous intéresserait d'aller relever ses filets avec lui, avant le souper ?
Drôle de propose de la part d'un homme semblant guère me tenir en sympathie.
— Très volontiers, réponds-je.
— En ce cas il vous attendra à dix-huit heures au vieux port de Puerto del Carmen.
— J'y serai. A ce soir, mon petit cœur.
Après avoir raccroché, je perplexite un bout. L'aimable invitation, faite au débotté, me dépourve.
Ce mec me tirait une gueule pas possible à midi et à quatre plombes me propose d'aller traquer le mérou (la peau de mérou pète, ne manquerait pas de placer A.-B.) !
Je reprends mon endormissement sous la garde de Salami, conscient de ce qu'une parfaite forme physique est primordiale pour l'homme d'action que je suis.
A l'heure dite, me voici sur le môle.
Le gars m'attend déjà, le jean retroussé jusqu'aux genoux, nu-pieds, avec une espèce de musette à l'épaule.
Il me sourit. Son accueil me laisse croire qu'il a abdiqué toute mauvaise pensée à mon endroit.
Bientôt nous prenons place dans une barcasse blanche, baptisée Dolores. Elle est équipée d'un moteur in-bord, lequel une fois lancé produit un bruit d'ancienne batteuse à blé.
Vaillamment, elle brise le flot peu agité à cet instant majestueux de la journée où la chaleur le cède à une suave indolence[9].
On tente de jacter, malgré les vociférations du deux-temps. Graham m'apprend qu'il est fou de la pêche et passe toujours ses vacances au bord d'une mer ou d'un océan.
Je lui demande ce qu'est son métier.
— Journaliste, me répond-il ; je travaille en free-lance pour différents magazines britanniques.
Je mets ensuite la converse sur « notre » gentille Asiatique. Il l'a connue dans un hôtel de la côte normande au cours d'un reportage.
On trace, laissant derrière nous le sillage triangulaire offrant une sensation de liberté absolue.
Le port s'estompe doucettement, la côte se fond dans la brume de l'éloignement. On dépasse des embarcations de pêche, d'autres de plaisance. Un navire glisse au loin, impassible.
— Nous allons au Maroc ? finis-je par questionner. Comme quoi il faut se méfier des idées reçues : j'ai toujours cru qu'on mouillait les filets à proximité des côtes…
— Nous y sommes presque, assure le pilote en réduisant la vitesse.
Malgré « l'heure tendre », le mahomet continue de cogner. J'éprouve avec volupté sa brûlure sur ma peau.
Mon barreur fait glisser sa petite sacoche de toile devant lui, y plonge la main.
— On va boire un coup ! décide-t-il.
Sa paluche ressort du sac. Mais au lieu de la boutanche annoncée, elle tient un riboustin de gros calibre.
Je souris, relaxe.
— Droit au cœur, mais épargnez le visage ! plaisanté-je.
Cette légèreté de ton le déconcerte.
Il me défrime avec la bienveillance du lion voyant calcer sa femelle par un tigre royal.
— Joli traquenard, poursuis-je. Vous vous demandez probablement pourquoi je n'ai pas peur ? Tout simplement, mon cher, parce que quelqu'un a retiré les balles de votre pétoire.
J'ai parlé avec une si totale tranquillité qu'il est mordu par le doute et commet la plus sotte imprudence de sa vie, ce bugnazet ! Retire le chargeur pour vérifier mes dires.
Il a à peine le temps de constater que son magasin est en réalité bourré de bastos jusqu'à la glotte. Le gars moi-même, avec ce sang-froid que m'envierait un serpent python, dégaine le pistolet obligeamment prêté par Béru : une récente invention de Mathias. L'objet est extra-plat et se loge dans une semelle spéciale, réfractaire à l'arceau de sécurité des aéroports.
Je flingue à la volée : tchloc ! tchloc !
Oh ! la frime du gonzier ! Stupeur et souffrance mêlées.
Sa dextre tenant le flingue a éclaté. On peut pas croire, un si menu joujou, les dégâts qu'il provoque. Mais la pogne est une misère en comparaison « du reste ». L'embarcation, livrée à elle-même, ne m'a pas permis d'ajuster mon second pruneau. Je visais l'épaule, c'est le cou qui a dérouillé, causant à l'emplacement de la pomme d'Adam un trou aussi béant que la chaglatte d'Eve.
Il pige son anéantissement. Une ultime lucidité lui fait regretter de n'être pas resté devant sa sangria !
— C'est toi qui as choisi, mon pote ! oraisonfunèbré-je. Quand on se fait tueur, on ne peut guère espérer canner de vieillesse au sein d'une famille éplorée.
Il s'abat en avant.
Je me signe discrètement, comme chaque fois que j'adresse un client au Seigneur.
Coup de périscope sur 360 degrés. R.A.S. La grande verte est déserte kif le Sahara pendant la Coupe du Monde de foot.
J'empare l'énorme pierre servant d'ancre et l'attache aux pinceaux du mort. M'active sans hâte, connaissant le prix de la maîtrise de soi.
Un effort ! Et le voilà par-dessus bord. Je le regarde s'enfoncer, sans émission de bulles, dans les abysses. Ne reste de lui, au fond de la barcasse, que la musette et le flingue.
Le sac contient un appareil photo, différents objectifs et des rouleaux de pelloche. Je virgule la pétoire au jus, puis, à l'aide du seau cabossé du barlu, je fais disparaître les traces de sang consécutives au drame. Après quoi : moteur !
Ça tourne !
Direction la côte…
San-Antonio is not con !
Au lieu de mettre le cap sur Puerto del Carmen, je me dirige vers Arrecife. A distance, je repère une crique déserte et abrupte.
Quand je n'en suis plus qu'à une cinquantaine de mètres, je place la barre perpendiculairement à la falaise et saute à l'eau.
Le temps d'exécuter quelques brasses, j'entends la barque s'écraser contre les rochers.
Ce bruit décuple ma vigueur.
Il est 20 heures 30 lorsque mon téléphone retentit. Je finissais juste de branler la petite Nouhr, afin de la soustraire au chagrin radinant à triples sanglots.
Ce qui me perdra, c'est ma compassion, toujours prête à s'exercer. Pour soulager l'humanité en détresse, tous les moyens sont bons.
Ainsi, cette adorable fille, ravagée par la disparition de son vieux, trouve un certain réconfort dans la jouissance physique. Pareille magnanimité du Très-Haut prouve que dans les pires moments Il continue de vigiler sur Ses créatures et de leur tendre la bouée de Son auréole.
L'appel mentionné émanait d'Anne-Marie. Sa voix se marquait d'inquiétude.
— Vous êtes rentré ? dit-elle. Figurez-vous que je suis sans nouvelles de Thomas ! Il y a longtemps que vous l'avez quitté ?
— Je ne suis pas allé en mer avec lui, mens-je. Cela dit, je l'ai prévenu qu'il ne m'attende pas.
— Pourquoi vous êtes-vous décommandé ?
— Pour une raison si sotte que j'ose à peine la révéler : je crains le mal de mer.
— Vous ! incrédulise-t-elle.
— Je sais, cela fait freluquet, mais nous avons tous nos petites faiblesses. Je peux traverser l'Atlantique à bord du « Queen Moncul », en revanche, une coquille de noix me remonte le foie dans la gorge.
— Son retard m'alarme, avoue-t-elle.
— Il n'y a aucune raison, la rassuré-je. Ce soir la mer est aussi calme que l'eau d'un bénitier. Peut-être a-t-il eu un ennui de moteur ? Si c'est le cas quelqu'un le dépannera.
— Vous pensez ?
— Dites, c'est pas la mer de Béring ! Ça fourmille de bateaux dans le coin. Venez, nous l'attendrons en buvant des trucs enjôleurs !
— Que se passe-t-il ? demande mon exquise.
Je lui résume : le journaliste parti en mer n'est pas encore de retour.
— Ne vous avait-il pas convié à sa partie de pêche ?
— Si. Mais au dernier moment j'ai annulé la croisière.
En toute circonstance, il faut de l'aplomb. Tu chercherais vainement quelque trace de nervosité dans mon comportement. Rilaxe, l'Antoine. Salubre ! Ma conscience est aussi douillette qu'un lit de campagne bien bassiné.
Nous allons retrouver la Chinago sur la terrasse où on sert des apéritifs au nom britiche soûlant plus vite que les autres.
Anne-Marie se pointe dans une robe fuseau, fardée en guerre : vert aux paupières, rouge à lèvres bleu, si j'ose dire. Un brin Carnaval, mais l'époque nous a habitués à pire. Elle commande un « lait de tigre ».
Nouhr s'occupe de notre invitée comme un scaphandrier d'un cerf-volant. La jalousie continue de lui déchirer l'âme. Ah ! il est duraille, l'apprentissage de la vie !
L'Asiate, malgré son impassibilité originelle, marque de plus en plus d'angoisse. Elle paraît tenir sincèrement à son Rosbif ; cela me surprend car, à l'autre bout du tunnel sous la Manche, on croise davantage de sales têtes d'haineux que de grosses têtes de nœuds.
Décidément, un tel repas ne me dit rien. Si j'avais su que j'allais écraser ce cancrelat avant le dîner, je ne les aurais pas conviés, Anne-Marie et lui.
J'en suis là de ma maussaderie lorsqu'un cri pour film d'épouvante retentit, en provenance du hall de l'hôtel. Un hurlement comme seuls les reporters brésiliens sont capables d'en pousser lorsque leur équipe marque un but.
Tout le monde se tait, se fige, se dresse !
Moi, je fais mieux : je vais voir de quoi il retourne.
Les gens sont pétrifiés, à l'exception d'une vieille morue nonagénaire se prenant pour une jouvencelle ; elle porte une robe blanche enrichie de pierres bleues au col, et une ceinture dorée compensant mal sa mauvaise renommée. Une traînée rouge carbonise sa chevelure platine avant de dégouliner sur sa toilette immaculée.
Crois-moi ou va repeindre la Galerie des Glaces avec un pinceau planté dans l'oigne, mais si cette éclaboussure n'est pas du sang frais, moi je suis le frère aîné de Juan Carlos (celui qui porte le prépuce de Charles Quint en sautoir).
Et ça continue de goutter. Mémère voit avec effroi sa jolie robe de rosière se garnir de coquelicots. N'a pas l'idée de se soustraire à cette pluie effarante, mais continue de hurler.
Je scrute le plaftard. Tout là-haut, il y a toujours l'échafaudage sous le dôme de verre. Le liquide rouge qui en choit passe par une brèche entre deux planches.
Tu sais mon esprit de décision ?
Sans m'occuper de l'ascenseur, je fonce dans l'escadrin et le gravis par quatre degrés à la fois.
L'assistance essaie de réaliser l'importance de mes testicules à travers mon bénouze tendu. Les dames surtout.
Parvenu au troisième, il s'en faut de deux mètres pour pouvoir visionner le dessus de l'échafaudage. Je me mets en quête d'une échelle. Celle-ci devrait se trouver à proximité afin de permettre, dès demain, aux nettoyeurs de verrières, d'accéder à la plate-forme.
Connaissant les arcanes (sourcilières) de l'établissement, je me rue vers la porte destinée au service et découvre ce à quoi j'aspire, couché le long du couloir. L'escabeau est métallique, léger et à double révolution, aurait dit Robespierre que, merde ! on ne fait pas la « Terreur » en portant une perruque !
Ça commence à radiner ferme dans le secteur. En bas, la vieille ensanglantée continue de pousser ses cris plus persans que l'Ayatollah Comédie.
Une rumeur moutonne.
N'écoutant que ma curiosité, je place mon ustensile contre le praticable et escalade les barreaux plats avec la vélocité d'un plombier-zingueur gagnant la bordure du toit.
Quelque chose m'avertit que je vais tomber sur du peu banal, proche de l'irrationnel.
Une fois encore, mon pressentiment est justifié. Ma stupeur n'a d'égale que celle de Beethoven le jour où il apprit qu'il faisait de la musique et non de la peinture, comme on le lui avait laissé entendre.
Es-tu prêt à recevoir la dure vérité ?
Un homme gît sur les planches. Un homme dont la tempe est creusée d'un trou susceptible de servir de coquetier[10]. Et cet homme n'est autre qu'Alouf Zagazi, le père de Nouhr. Effarant, non ?
De toute évidence, il est mort depuis très peu de temps puisque sa blessure saigne encore. Je constate le phénomène (c'en est un !) avec les yeux d'un type qui, arrivant à Chamonix, découvrirait la plaine de la Beauce au lieu du Mont-Blanc (en italien Monte Bianco).
Ma cervelle est tuméfiée par l'ahurissement. Je risque la rupture d'anévrisme, dis-tu ? Et moi qu'ai pas fait mon testament !
Un presque ululement retentit, poussé par Salami. D'où sort-il, ce vaillant ? Un moment que je ne l'ai vu. Sa longue plainte funèbre monte du hall, tragique.
Je passe sur la plate-forme pour m'approcher du corps. Une praline de forte pointure lui a ravagé la pensarde ; en y regardant de près, je m'aperçois que ce trou dans l'oreille droite a été provoqué par la sortie (et non l'entrée) de la bastos. Je bouge la tronche, constate qu'on a bien composté la tempe gauche. La quetsche est ressortie après avoir dévasté les méninges. Finis, les rhumes de cerveau pour le diamantaire. Exécution impec, comme un coup de grâce. Consolation dérisoire : il n'a pas dû souffrir.
« San-Antonio ! m'interpellé-je sans manquer de familiarité, puisque ton citron à toi est intact, presse-le et essaie de piger ! »
Facile à décider ; duraille à réaliser, surtout avec ce tohu qui bohute alentour. L'instant de surprise surmonté, ils veulent tous savoir ! Rien d'aussi bordélique qu'une horde de désœuvrés bénéficiant d'un fait divers.
Stoïque, Messire Magueule inspecte, détecte, envisage, conclusionne. Le dabe devait déjà être allongé sur l'échafaudage lorsque le tueur lui a bricolé ce massage d'encéphale. D'où le coup est-il parti ? me demanderais-tu si tu possédais pour deux francs de jugeote. Je vais te répondre : d'une lucarne pratiquée entre le troisième étage et la toiture. Il en existe quatre à intervalles réguliers. Comment ? Intervalle se dit intervaux, au pluriel ? Ah bon ! pardon ! Ces petites ouvertures sont probablement chargées de ventiler un volume thermique sous le toit.
Tentons de comprendre le déroulement des faits.
Les ennemis de l'Egyptien l'ont hissé sur le praticable au cours de la nuit. L'infirme devait être vachement médicamenté pour rester inconscient si longtemps. Ce soir, alors que le dîner regroupait tout le monde en bas, dans un joyeux brouhaha, le tueur est monté dans les combles et a fait craquer la tronche de Mister Zagazi.
Je me fais-je-t-il bien comprendre ou dois-je-t-il recommencer pour les retardataires ?
Ce qui me perplexite un chouïa, c'est cette attente entre le dépôt du vieux sur les planches et sa mise à mort. On aurait eu meilleur compte de l'assaisonner tout de suite. Ça ne mangeait pas de pain et ça évitait des risques superflus. Et puis, en fait, qu'est-ce qui a bien pu décider ses assassins à le transporter sous la coupole ? Cette témérité excessive, grandiloquente, m'abasourdit. Alors ? Un meurtre de fou ? Une mort sacrificatoire ?
Je largue la plate-forme pour chercher l'accès au sous-toit. Le déniche sans grand mal. Quelques marches et me voici sur une étendue cimentée. Les murs sont bruts, pas même blanchis à la chaux. Je m'approche de la lucarne repérée. Scrute l'endroit avec toute la sagacité dont un limier de ma trempe dispose.
Je sais qu'un être vivant, séjournant peu ou prou en un lieu, y laisse des marques. L'individu est constamment en cours d'émiettement. Pourquoi ? Parce qu'il est en vie et que toute combustion est résiduelle. Cet espace baignant dans la pénombre, j'en appelle à ma loupiote de fouille, balaie de son faisceau blême le sol avoisinant le fenestron. Une épaisse couche de poussière s'y est déposée. J'espère dénicher la moindre des choses : une douille de balle ou la carte de visite du tueur, mais zob !
Ma déconvenue est si vive que j'en lâche ma lampe. Cette brusque lumière rasante me permet de dégauchir des empreintes de pas, lesquelles restaient indécelables dans une clarté verticale. J'y lis les miennes, naturellement, produites par mes tatanes ritales (que je préfère aux pompes britiches, trop péniches de débarquement à mon goût), plus une série d'autres qui me médusent du radeau, comme l'aurait dit Géricault[11].
Sais-tu ce qui motive mon effarement ? Ces traces-là ont été produites par des pinceaux menus : de gonzesse, d'enfant, ou de nain.
Quoi ?
Tu me parlais ?
Non ?
Ah bon ! j'ai cru.
Les objets conçus pour le cou sont rares : le collier, la cravate, le plat à barbe et la guillotine. Mais je dois en omettre…
Tiens ! la preuve : j'allais oublier les bras de femme.
Qui l'a prévenue et comment ? Je l'ignore. Lorsque je me suis approché du fauteuil d'osier où des cons patissants venaient de déposer Nouhr, elle en a littéralement giclé, comme la pâte dentifrice du tube trop fortement pressé. S'est jetée contre moi avec une faroucheté si intense que le personnel espagnol a fait son signe de Delacroix[12].
Je hais le chagrin de mes semblables !
Elle m'étreignait frénétiquement et si fort qu'elle ne sentait pas la truffe de Salami renifler avec discernement sa chatte de rêve. Ses seins s'écrasaient contre ma poitrine gladiateuse. J'eusse voulu (comme dirait M. Jean-François Revel, de l'Académie des Bonzes-Pilates) guérir sa peine, quitte à lui sacrifier deux heures de ma précieuse vie ! Mais tout ce que je pouvais lui prodiguer, c'étaient des chuchotis, banaux comme des fours, dans ses jolies oreilles ciselées.
L'assemblée respectait et sa douleur et mes efforts. S'apitoyant également sur les prestations de mon cher hound.
Il s'agissait là d'un grand moment de solidarité humaine. L'émotion gagnait. A la salle à manger, les mets, qui n'en pouvaient mais, s'étiolaient sur les chauffe-plats aux chandelles fondues. Les vieillards, gens proches de la mort, redoutaient celle-ci plus fortement que les jeunes et craignaient pour leurs os vermoulus, leurs chairs fripées, leur cœur chamadeur, leur foie racorni, leurs artères sclérosées, leur vessie lézardée, leurs reins infiltrants, leur rectum défoncé (de longue date).
Mourir du cancer ou d'un infarctus, comme tout le monde, soit ! Mais périr assassiné, en pleine saison, dans un établissement auquel les guides les plus ratiocineurs attribuaient quatre étoiles, faut pas pousser !
La panique se développait, gagnait de proche en proche. Imaginait-on se faire trucider pendant qu'au piano-bar, le virtuose de garde interprétait Strangers in the night ? Il y avait de quoi se poignarder le fion avec une andouille de Vire (Calvados).
J'ai aperçu Anne-Marie, à l'écart, l'air désemparée. Elle nous regardait effusionner, sans compassion ni envie. Trempait-elle dans les maniganceries de feu l'Anglais ?
Je sentais se dresser autour de moi une muraille implacable.
Deux draupers en uniforme évacuaient le cadavre sur une civière. Nouhr a voulu embrasser au front son pauvre cher papa. Là, elle a failli craquer, 'reusement que j'avais une main arrimée à son nichebabe : l'ai retenue, lui imprimant une énergie supplémentaire.
Apprenant qu'elle était la fille du défunt, les bourdilles lui ont demandé de gagner sa chambre et d'y attendre leur chef.
J'ai rapidement pris congé d'Anne-Marie. Notre bouffement serait pour une autre fois : à Pâques ou place de la Trinité.
La chérie, dolente, s'est étendue sur son lit après avoir largué ses escarpins.
N'ai pu me retenir d'en ramasser un pour vérifier la pointure. Elle était plus grande que les traces laissées dans la poussière du galetas, s'en fallait de deux numéros environ.
Je cherche la petite bête, mais il vaut mieux la débusquer avant qu'elle vous bite !
Nouhr, vaincue par les émotions extra-fortes, a sombré dans un sommeil quasi animal.
J'ai profité de son endormissement pour tuber au Gros. Ça ne répondait pas dans sa turne (dont l'anneau est réputé). Devait être en chasse, Bibendum. Ou plus simplement en train de claper !
Par désœuvrement, me suis alors invité dans la chambre du père Zagazi afin de fouiller minutieusement ses bagages. Nous autres, flicards, avons la marotte de croire qu'on tue rarement les gens pour rien ; surtout avec une telle mise en scène !
Ses fringues se trouvaient accrochées dans le dressing, les chemises empilées avec soin, les cravates rangées de manière à former une gamme chromatique de couleurs.
Science de poulaga : inventaire du moindre gousset, palpage de doublure, visite des pompes ; la totale !
Rien !
Et cependant, mon merveilleux instinct me filait son signal d'alerte rouge dans la moelle pépinière.
J'ai repris les valoches, les ai posées sur le lit afin de les investiguer une seconde fois plus à mon aise.
Aucun double-fond, les poches à soufflets étaient vides. Pourtant, j'éprouvais cette griserie un peu angoissante d'autrefois, quand je jouais à Chaud et Froid avec mes copains du cours élémentaire (mon cher Watson). Une « voix silencieuse » m'avertissait que je brûlais.
Lors, j'ai agi comme on doit le faire en pareille circonstance : me suis assis dans un fauteuil, les mains croisées sur l'estomac afin de mieux réfléchir.
Je contemplais la penderie béante, avec ses nippes bien repassées. Et les deux valoches sur le couvre-lit. Lorsque j'avais saisi ces dernières, quelque chose m'avait confusément surpris. Mais quoi ? Impossible de me le rappeler. Cela ressemblait à une fugace sensation oubliée sitôt qu'éprouvée.
J'ai fini par renoncer à chercher, d'autant que j'ai été brusquement mobilisé par l'arrivée d'un capitaine de la Rousse, flanqué d'un journaliste du coin. Ce dernier n'avait rien d'un enquêteur de Paris-Match. C'était le genre instituteur-pigiste à La Gazette de Douarnenez. Quant au chef drauper, il avait l'air plutôt emmerdé par ce qui lui échoyait (du verbe échoir). S'il avait connu l'étendue de la vérité, il se serait rendu à genoux à l'Ermitage de Notre-Dame des Volcans pour y implorer la Vierge.
Je te résume : une dame précipitée dans le feu de la terre ; un couple planquant des millions de dollars dans un interminable souterrain ; un Anglais homicidaire, abattu et flanqué à la flotte ; avec, pour finir, un kroum paralysé volatilisé et découvert flingué sur un échafaudage. De quoi rameuter les faitsdiverseux de la terre entière !
J'ai pris le parti d'apaiser l'âme de ce fonctionnaire peu habitué aux soubresauts de la planète. L'ai chopé à l'écart pour lui montrer ma brème, et j'ai eu la satisfaction de constater que mon nom légendaire était parvenu jusqu'en cet îlot. Oh ! il n'a pas baisé la pointe de mes chaussures, ni ne s'est bricolé une paluche devant ma personne. Ses démonstrations furent plus nuancées, mais révélatrices de sa considération.
Il s'appelait Ramon Bandalez Ejouy de la Puente. Son frère cadet appartenait au Real Madrid (il vendait des esquimaux pendant les mi-temps).
J'ai conseillé au capitaine de ne pas faire de vagues car nous étions en présence d'un règlement de comptes entre groupuscules arabes. Moins les perdreaux occidentaux se mêleraient de la chose, mieux cela vaudrait pour la santé de tous. Ramon l'a parfaitement pigé. Il m'a assuré que son rapport conclurait à un accident de la circulation…
Pendant que nous échangions ces propos d'ordre professionnel, j'ai recouvré la fameuse idée égarée dans le tumulte niagaresque de mon incomparable cerveau. C'est la giberne du drauper qui me l'a ramenée saine et sauve, par association d'idées. A présent, je n'avais plus qu'une hâte : que Bandalez se taille.
Hélas, il s'est éternisé car il voulait parler à la fille du défunt. Je souhaitais les laisser seuls mais ils ont insisté l'un et l'autre pour que je participe à l'entretien.
Mon Dieu, pourquoi avez-Vous fait « les autruis » si chiants ? Je ne demande que leur cul aux unes et un peu d'amicalité aux autres. Pour le reste, je parviens à m'arranger.
Après le départ du capitaine Cassecouilles, la situation était provisoirement assainie. Bien sûr, des points épineux resteraient à éclaircir ; mais je ne suis pas homme à tirer la sonnette d'alarme sur le cordonnet d'un Tampax.
M'a fallu recoucher ma moitié d'orpheline et lui mignarder le trésor en camarade pour la détendre. Le repos a repris ses droits imprescriptibles.
Enfin j'ai retrouvé la piaule du défunt et me suis jeté sur la plus importante des deux valoches. Elle possédait une énorme poignée. C'est à elle que la sacoche du capitaine m'avait fait penser. Lorqu'on la saisissait, on en avait plein la main ! Son cuir était beau et souple, de couleur chamoisante. Sans m'embarrasser de préjugés, j'ai pris mon Opinel pour trancher les coutures.
Certaines gens me demandent parfois si j'ai du génie. Ils se croient flagorneurs alors qu'ils sont insultants, leur question supposant un doute. On ne badine pas avec l'incontestable !
Du génie ? Mais j'en ruisselle ! Et Dieu sait que je déteste la vantardise !
Je te prends ma besogne présente, consistant à écosser une poignée de valdingue. L'idée te serait venue de l'éventrer ? Bien sûr que non !
Ayant décousu cette sorte de banane de peau (à ne pas confondre avec peau de banane), je m'aperçois qu'elle constitue un étui à l'intérieur duquel se trouve un sparadrap recouvrant des renflements.
Je décolle la bande adhésive et, je te le donne en mille !
Tu sais quoi ?
Trois diamants, mec !
Pas du bouchon de carafe ! Pas le solitaire que tu gagnes à la tombola organisée au bénéfice des chiens d'aveugles ! Mais du carbone pur, à reflets un tantisoit bleus. Tu proposes ces cailloux chez Cartier, Jean-Dominique Perrin entre en érection ! In my opinion, le plus mastard va chercher quarante carats, et ses frères cadets dans les vingt-cinq ou trente !
Trois ! Comme les Frères Karamazov ! Comme les quatre mousquetaires ! Comme les Grâces (Aglaé, Thalie, Euphrosine) !
Ma découverte me laisse baba. Je veux bien que le père Zagazi ait été diamantaire, mais de là à trimbaler pareil pactole ! S'agissait-il de sa fortune personnelle, soigneusement planquée ? Pas très prudent ! Des bagages, ça se vole, ça se perd. Encore si c'était un petit baise-en-ville qu'on garde à la main ! Ou un attaché-case… Mais non : de la valise de soute, vieux ! Presque une malle-cabine !
A nouveau le turlu.
Re-zob ! La chambre béruréenne ne répond pas.
Alors je me paie le luxe de sonner la cambuse voisine, celle du couple aux dollars : silence également. Ça commence à me défriser les poils pubiens !
Les trois pierres en poche, je retourne dans la chambre de ma protégée. Ne sais plus sur quel pied danser (assurait la mère Sahara Bernhardt après qu'on lui eut sectionné une guitare).
Irréveillée tout à fait, elle me regarde approcher.
— Je voudrais vous poser une question gênante, m'avoue-t-elle d'un ton dolent.
— Dites, ma chérie.
— Vous n'êtes pour rien dans ce terrible malheur, n'est-ce pas ?
Je la fixe un bout d'instant, puis :
— Voyons, mon cœur, vous sentez bien que non !
— Merci, répond-elle avec la foi de l'amour.
J'en profite alors pour la sonder une ultime fois :
— Le policier m'a fait remarquer que la poignée d'une de vos valises était complètement déchiquetée, le saviez-vous ?
Je la scrute jusqu'au fond de l'œil, vérifier qu'elle n'est pas désarçonnée par cette information.
Tu parles, plus sereine qu'un champ de blé au soleil ! Le regard limpide d'une biche admirant son faon (de chichoune). De toute évidence, cette nouvelle l'indiffère totalement.
Honteux de mon scepticisme pugnace, je la prends par l'épaule et ne puis moins faire que de lui murmurer des choses hard, inacceptables à un repas de première communion ou aux futures funérailles de l'ex-reine Fabiola.
Bon, l'ordre des choses s'accomplit : je la renfile, me lave la membrane au lavabo et connais ce désemparement saisissant tout homme dans ma situation. Si un jour je relate cette aventure, je l'intitulerai « Les Mystères de Lanzarote » (ou de Lanzapète, pour ne pas nuire au prestige de cette île enchanteuse).
Je laisse ma chère Nouhr, après l'avoir assurée que j'allais « m'occuper de tout » concernant son vieux father. Doit bien exister un service de pompes funèbres dans cet éden. Puisqu'on y meurt comme partout ailleurs…
Je roule au clair de lune, un coude passé par la portière. La mer scintille, le ciel est d'un bleu très sombre. Cette absence du Mastard et de sa souris de bonne rencontre m'alarme (à la bretelle, voire à l'œil).
J'ai attendu longtemps, à l'hôtel, en vain.
Oh ! que je n'aime pas ça. Ce paradis est devenu celui de tous les dangers. En fin de compte, je me suis décidé à retourner au souterrain de Jameos del Agua, poussé par le besoin de faire n'importe quoi, mais vite ! Il y a des moments ou l'inaction te tape sur le cassis.
Parvenu à l'entrée, j'avise une Peugeot, sur la droite, garée à la n'importe comment. Ce serait assez dans le style du Gros, cette négligence. A Pantruche, il fait le bonheur des grutiers.
Je remise mon propre véhicule de manière plus orthodoxe et m'enfonce dans les profondeurs de la terre. Je m'arrête fréquemment pour sonder le silence de l'interminable galerie.
Il reste absolu. Seuls, des suintements d'eau et le trottinement furtif d'un rat se font parfois entendre.
Je vais le plus rapidement possible derrière la lumière crue louvoyant devant moi. Bientôt, je distingue l'éboulis derrière lequel est caché le « trésor ». L'atteins. L'escalade !
Misère !
Tu devines quoi ?
Non ?
Si ?
Ah bon !
Plus de cantine, Ernestine ! Mais, à sa place, Béru et la gonzesse de notre pote, inanimés, sanglants.
La gerce a la tête fendue par le milieu, de l'occiput à la glotte ; même son tarbouif, qu'elle avait assez fort, est divisé en deux parties égales, son cerveau idem : hémisphère sud, hémisphère nord. Il a fallu que son assassin mette le paquet et qu'il ait une arme aussi résistante qu'effilée !
Ce spectacle affligeant me flanque un haut-le-cœur possédant la vigueur d'un typhon japonais. C'est bien que je n'aie pas dîné ce soir car, à la vue de cette monstruosité, je serais allé au refile.
A présent, je dois pousser plus avant mes horribles constatations : où en est Bérurier, dit « le Chevalier Cradoche » ? J'enjambe son infortunée camarade d'un jour. Il est face contre la caillasse, Bibendum. Mais…
Non ! Il ne s'agit pas de lui. Ce zigus est de corpulence beaucoup plus réduite. Je le retourne.
Tu sais qui, Riri ? Le julot de la chambre contiguë à celle de Nouhr. Oui : l'homme pratiquant à sa partenaire l'enfourchement mongol, le transbahuteur de malle, you see ? Il a le museau éclaté par un quartier de roche propulsé dans la hure.
Je reconstitue les faits : Alexandre-Benoît flanqué de son équipière a filoché le couple jusqu'à la grotte. Une fois sur place, les malfrats se sont aperçus de leur présence et le carnage a commencé. Equipé d'une arme blanche, le mec a fendu la gueule de la pécore parisienne. Béru lui a alors défoncé la physionomie avec un bloc de pierre, mais sa complice est intervenue. Sous la menace d'un flingue, elle a contraint Sa Majesté à sortir les dollars de la galerie. Un vrai dessin animé ! Ou plutôt non : un film ancien, aux images saccadées.
Et ensuite ?
Qu'est-ce que cette aventurière a bien pu faire au célébrissime Béru ?
Brusquement, la recuite me chope. Si elle l'avait liquidé après lui avoir fait coltiner la cantine jusqu'à la chignole ?
Du coup, laissant là les deux viandes froides, je m'emporte vers l'extérieur.
Rien ! (en anglais nothing).
J'ai beau chercher aux alentours de l'entrée, après avoir constaté que la bagnole à l'arrêt est vide, je ne découvre rien d'anormal, et surtout pas de cadavre béruréen, ce qui est l'essentiel, conviens-en (et si d'hasard tu refuses de l'admettre, cours te faire enfoncer une borne d'incendie dans le recteur).
Force m'est de me soumettre à la dure constatation : Béru a été enlevé.
Par une gonzesse ! Voilà qui m'incrédulise complètement.
Je le connais, mon compère ! Il est impossible qu'une frangine, fût-elle armée et déterminée, lui impose sa volonté pendant plus de quatre secondes.
Il me suffit de retourner à l'hôtel pour en avoir le cœur net. Même s'il y a urgence, la dame calcée façon girouette n'a pu s'évaporer en abandonnant ses effets. Cela provoquerait une réaction de l'usine à ronflette. On la signalerait aux autorités pour l'accuser de grivèlerie.
Je repars en sens inverse, sous le beau clair de lune mentionné précédemment, qui flanquerait de l'urticaire à Werther. Je prends la route plus déserte que la conscience d'un tortionnaire gestapiste de la belle époque verdâtre.
N'ai pas parcouru un couple de kilomètres que je ralentis en apercevant un accident dans la clarté de mes phares.
Deux chignoles disposées en « T » à un carrefour de misère. L'une a dû couper la voie à l'autre. J'avise une silhouette couchée sur le chemin.
Moi, toujours au service de l'humanité souffrante, je range ma brouette sur le côté, tout en me disant que pour se percuter en un lieu pareil, faut le faire exprès.
Très vite, je pige qu'on l'a fectivement « fait exprès ».
A peine ai-je-t-il parcouru les quatre mètres me séparant de l'impact et me suis-je-t-il penché sur le pseudo-blessé que l'homme lève le bras droit et me gicle un jet de gaz dans le portrait.
Ultime sensation, je décèle une odeur de brûlé qui me rappelle le jour où m'man a laissé cramer les pommes de terre rates dans sa cocotte de fonte. Y a fallu poser une nouvelle hotte au-dessus de sa potagère, la Chérie ! Heureusement les dégâts se sont arrêtés là !
Donc, pour t'en revenir, je repense aux patates carbonisées de ma Féloche.
Et puis, plus rien : le noir, le silence, l'insensibilité.
Une page de ma vie vient d'être tournée, connement, aux Jameos del Agua.